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LE
CO RRESPONDANT
PARIS. — LUMP. SIMON RACON ET COMP., RUE D'ERFURTE, 1.
LE
CORRESPONDANT
RECUEIL PERIODIOQUE
RELIGION — PHILOSOPHIE '— POLITIQUE
— SCIENCES —
LITTERATURE — BEAUX-ARTS
TOME CENTIEME
DE LA COLLECTION
BOUvVvELELE SERIE. — TOME SOIXANTE-QUATRIEME
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6 aoa
(BODLILIE:
A sie
ERIOpICE
PARIS
CHARLES DOUNIOL ET C", LIBRAIRES-EDITEURS
29, RUB DE TOURNON , 29
1875
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LE
COR RESPONDANT
L’'ABOLITION
DE L’EGLISE ETABLIE
EN ANGLETERRE
ed
Gladstone, Is the Church of England Worth preserving?
Il vay avoir bientét un an que le « Public worship regulation
Act' » est sorti des Chambres d’Angleterre. Le moment approche ot
il va devenir la loi supréme de I’Eglise anglicane dans toutes les
controverses qui auront pour objet des questions de rituel. A partir
du 1* juillet, le « Church discipline Act » de 184A et les décisions
de la cour des Arches cesseront de régir les causes ecclésiasti-
ques. Lord Penzance entrera en fonctions, et tout annonce que ses
fonctions ne seront pas une sinécure’. C’est donc une date mémora-
* Voir le Correspondant du 25 septembre 1874 et du 10 avril 1875.
* On cite déj4 les noms d'une dizaine de ministres ritualistes qui vont étre
traduits devant les tribunaux, et cette fois, on se propose de frapper les som-
mités. A I’heure ot ces pages s’impriment (3 juillet), un des chefs les plus sym-
pathiques du parti, le Révérend Hériot Mackonochie de Saint-Alban, est suspendu
pour six semaines, et il paraft que c’est la une simple escarmouche. La Church
Association ou Persecuting company limiled, comme on !'appelle plaisamment,
veut frapper l’ennemi 4 la tate. Du reste, les notoriétés ritualistes elles-mémas
ont témoigné le désir qu’on procéde ainsi ‘et deux chanoines de Saint-Paul, les
chanoines Liddon et Gregory, ont provoqué publiquement I’évéque de Londres,
il y a quelques mois.
B. sim. t. Lxrv (c* pe ta comsct.). 1° uv. 10 Jumuer 1875. j
6 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE
ble que celle qui approche, une date qui fera certainement époque
dans l’histoire de l’Eglise anglicane*, car il est aujourd’hui impos-
sible de se faire davantage illusion : c’en est fait de l’Eglise établie;
« ses destins sont scellés*, » comme M. Disraeli l’a dit dans un
de ses romans; et le « Public worship regulation Act, » destiné, dans
la pensée de ses promoteurs, a jeter a bas le ritualisme, ne servira,
en réalité, qu’a jeter 4 bas l’Eglise anglicane comme Eglise d’Etat.
La Contemporary Review du 1° juillet nous apporte un article
de M. Gladstone, qui fera sensation en Angleterre, peut-étre méme
en Europe. Le titre est, 4 lui seul, une révélation et on peut, a bon
droit, le relever comme un signe du temps’. « Is the Church of
England worth preserving? » se demande l’ancien chef du parti
libéral, ce qui peut se traduire, 4 peu prés a la lettre, par ces
mots : « L’Eglise anglicane vaut-elle la peine d’étre maintenue? »
Les journaux anglais, qui nous transmettent la premiére impres-
sion du public britannique, n’omettent pas de relever ce titre et si-
gnalent 4 l’envi le progrés immense qui s'est fait dans les idées de
M. Gladstone, depuis le jour ov il écrivait son « Church and state »
et méme depuis l’époque plus récente ot il défendait les évolutions
de sa politique envers ]’Eglise, dans son Autobiography. Sommes-
nous arrivés 4 cette période, si bien décrite par V’illustre contro-
versiste, o1 un Etablissement religieux, quelque utile qu’il ait été
dans le passé, ne semble plus devoir étre maintenu dans le présent?
M. Gladstone se le demande, et il le demande aux Anglais en se le
demandant 4 lui-méme. — Il est bien vrai qu’il répond a cette re-
doutable question d’une maniére affirmative, mais il met 4 la pro-
longation de |’établissement des conditions nombreuses, des con-
ditions aussi sages que difficiles 4 remplir; et c’est pourquoi nous
croyons, avec plusieurs publicistes anglais, qu’il faudrait répondre
4 son interrogation : « Non-seulement il ne vaut pas la peine, mais
il est impossible de maintenir plus longtemps I’Eglise d’Angleterre-
L’Eglise d’Angleterre vit ses derniers jours; ce n’est plus pour
{ Ce sont les expressions employées, ces jours-ci, par les principaux jour-
naux anglais. Tous reconnaissent |’importance de la crise que traverse I'Eglise
anglicane. Voir, par exemple, un article du Times, du 30 juin 1875, p. 9, col. 3.
* Lothair, §. XLVIII.
3 Voir le Times du 30 juin, p. 9, col. 2. — Le Daily News du 30 juin, le Mor-
ning advertiser, le Rock du 2 juillet, etc. « It is ominous, dit le Morning adver-
tiser, in any aspect of the question, to find him propounding such a problem. »
C’est extrémement significatif que de voir M. Gladstone poser un pareil pro-
bléme. On peut rapprocher ce fait des observations émises dans la British quar-
terly Review du 1° avril, sur ]’attitude religieuse présente de M. Gladstone. Voir
aussi la derniére page de |"A chapter of an autobiography, by the Right Hon W. E.
Gladstone, London, John Murray, 1868.
EN ANGLETERRE. 7
elle une question d’années; c'est une question de mois. Il y a déja
plus d’un quart de siécle qu'elle est désétablie moralement ; elle va
enfin l’étre en réalité.
C’est 1a un événement qui est depuis longtemps prévu et annoncé,
mais qui est 4 la veille de devenir un fait accompli. Or, précisément
parce qu’on a parlé souvent du désétablissement de |’Kglise angli-
cane, il pourrait se faire que plusieurs personnes hésitent 4 y croire
encore, et qu’elles se demandent si les circonstances présentes ne
permettront pas & tous les intéressés (nous voulons dire au gouver-
nement et 4 1’Eglise épiscopale), de trouver un moyen de rétablir —
Yunion, si souvent mise en danger pendant ces trois derniers
siécles, et qui cependant s'est maintenue jusqu’a ce jour. Ce n’est
pas, en effet, la premiére fois que le compromis sur lequel repose le
systéme anglican est attaqué; il l’a été, au contraire, souvent, et
quiconque connait Vhistoire d’Angleterre depuis la réforme sait
bien que les agitations religieuses dont nous sommes témoins ne
présentent, dans leur ensemble, rien de tout a fait insolite. Les an-
nées 1549, 1552, 14562, 1571, 1604, 1662, sont célébres dans les
annales de la réforme anglicane, parce qu’elles terminent précisé-
ment des périodes de luttes doctrinales ou ritualistes semblables 4
celles que nous contemplons en ce moment’. D’ou vient donc que la
rupture définitive de ce compromis entre le calvinisme et le catho-
licisme, rapprochés, mais non unis, par le schisme anglican, d’ou
vient, disons-nous, que la rupture définitive de ce compromis sem-
ble si prochaine? Quelles sont les causes qui la rendent nécessaire,
imminente?
C'est la une question assez intéressante par elle-méme pour mé-
riter d’arréter un instant notre attention; mais ceux qui sont au
‘courant des événements religieux accomplis dans ces dernicrs
temps, ceux qui savent le réle joué par )’Angleterre dans le passé
de Europe chrétienne, ceux surtout qui entrevoicnt les nobles des-
tinées assurées, dans l’avenir, 4 cette grande nation, a cette nation
éminemment religieuse, ceux-la, nous en sommes stirs, étudieront
avec plaisir les causes qui préparent déja la catastrophe souvent
annoncée, mais toujours vainement attendue.
Les causes qui améneront la fin de l’Eglise anglicane sont évi-
deimment trés-nombreuses et trés-complexes; il est facile cependant
de reconnaitre les principales, et d’apprécicr leur action, leur in-
fluence, leur force, dans les événements qui se déroulent sous nos
yeux. fl suffit de parcourir l’histoire de cette derniére année, pour
apercevoir que nous sommes 4 la veille d’une grande secoussc,
' Voir le Correspondant du 10 avril 1875.
8 L'ABOLITION DE L-EGLISE ETABLIE
d’une secousse qui sera probablement la derniére. On a appelé l'an-
née de répit accordée par le « Public worship regulation Act », l’an-
née de grdce ; mais il est trés-vraisemblable que cette année de grdce
deviendra le coup de grace, parce qu’elle a été une année de souve-
rame confusion‘. Nous assistons, en réalité, aux derniers jours de
I'kglise établie d’Angleterre. Pourquoi? C'est ce que nous allons
nous efforeer de dire, avec toute la précision et toute la clarté dont
nous sommes capables.
Avant tout, il faut montrer que ce n’est pas une supposition
personnelle; que c’est, au contraire, une éventualité considérée
récllement comme imminente par tous les organes de I’opinion
publique en Angleterre. Non-seulement on parle de désétablisse-
ment comme on ne I|’a jamais fait; non-seulement on étudie dans
quelles conditions il pourrait se faire, mais on étudie déja dans
quelles conditions il se fera, et il n’y a pas de journaux ou de re-
vues qui ne contienne, de temps 4 autre, quelque article sur ce
sujet. Les journaux et les partis, qui le désirent depuis longues an-
nées, font plus d’efforts que jamais pour réaliser leurs espérances,
et ils ne sant plus les sculs 4 reconnatftre ou 4 dire que tout un en-
semble de circonstances semble présager la chute prochaine de
l’Eglise établie. « Il est impossible, dit l’organe d'un de ces partis,
iH est impossible d’observer sans gratitude et sans admiration la
rapidité avec laquelle des agents contraires deviennent les servi-
teurs des desseins providentiels... Pour ceux qui, comme nous, en-
trevoient avec bonheur le temps ou l’erreur ne recevra plus le sup-
port de l’Etat, et ou: la vérité ne sera plus dégradée par le patronage
et l’oppression civile, la situation est riche d’espérances. Le gigan-
tesque monopole, qui a défié les politiques pendant des siécles et
ployé l’intérét public & son service, va céder 4 l’assaut que lui li-
vrera la justice divine. Tout annonce, en effet, cette prochaine inter-
‘vention *. »
« Espérant, ajoute un autre journal qui n’est pas ennemi de.
l’Eglise établie, espérant, ainsi que nous le ferons jusqu’a la der-
niére heure, que le péril peut étre écarté, nous nous voyons cepen-
dant forcés de conseiller aux membres de notre Eglise de considé-
‘ Le jeu de mots ne nous appartient pas. Nous l’empruntons aux journaux
anglais.
* Le Baptist du 3 juillet 1874.
EN ANGLETERRE. 9
rer le désétablissement, non pas seulement comme possible, mais
comme prochain. C'est pourquoi ils feront bien de songer a ré-
soudre ce probléme : Gomment I’Eglise pourra-t-elle se tirer d’af-
faire a elle seule, dans l'avenir‘? » Ce journal, revenant sur le
méme sujet, 4 propos d’une mesure défavorable 4 1’Eglise éta-
blie, qui a failli passer derniérement aux Chambres d’Angleterre,
ajoutait, il y a quelques jours: « La conclusion morale 4 tirer de
ce vote, c'est de voir combien deviendra précaire l’existence de 1’é-
tablissement, du jour ou les hommes d’Eglise cesseront de se serrer
edte a céte dans ces conjonctures. Avec leur manque habituel de sa-
gesse, certains évéques se sont moqués de l’idée émise par nous
d'un mouvement en faveur du désétablissement, prenant naissance
au sein méme de |’Eglise, comme conséquence de leurs fautes. Mais,
avec une majorité seulement de quatorze voix contre le désétablis-
sement de nos cimetiéres, le danger peut ne pas parattre tout & fait
imaginaire, si tant est qu’il soit méme distant*. »
Si les organes de l’Eglise, ceux méme qui ne sont pas hostiles a
l'Etablissement, commencent 4 entrevoir sa fin comme possible et
comme prochaine, on soupconne bien que les mémes prévisions
dorvent se faire jour dans les journaux dont la couleur est surtout
politique, comme le Times, le Daily News, le Daily Telegraph, le -
Standard, le Morning Post, \e Mail, le Scotsman, le Manchester
Courter, etc. Il n’est pas un de ces journaux qui ne prépare déja
opinion publique 4 ce grand événement, ct qui ne l’apergoive dans
un avenir assez rapproché. Ce qui est méme plus significatif que
tout le reste, c'est que les défenseurs acharnés de I’Eglise établie,
ceux qui aiment 4 compter sur l’appui du bras séculier pour assou-
vir leurs vengeances ou pour satisfaire leurs haines théologiques,
comme, par exemple, tous les organes de la Basse Eglise, ne se font
pas illusion sur la grandeur et l’imminence de la crise. Le Rock,
qui défend par tous les moyens possibles l’existence de |’Eglise
établie, et dans les pages duquel on trouve tous les préjugés accu-
mulés par la réforme, dans le coeur du peuple anglais, contre le ca-
tholicisme, le Rock, recommandant aux évéques d’adopter des mesu-
res franchement protestantes, c’est-i-dire persécutrices a la fagon de
Bisfnarck, le Rock disait derniérement : « Il semble étrange, nonob-
stant I'écrasante majorité torie d’hommes d’Eglise, et d’hommes,
& ce qu’on prétend, honnétes, qui est au pouvoir, il semble étrange
4 Church Times du 25 mars 1875, 459, col. 2. — Voir encore le numéro du
7 mai, ot il est dit, page 235, col. 3: No doubt, we believe, exists in the minds
of those who are most competent to form a judgement, that Disestablishment is
advancing with very rapid strides towards the church of England.
* Charch Times du 30 avril 4875, page 219, col. 4.
40 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE
que le danger du désétablissement n‘ait été jamais reconnu aussi
grand qu’au moment ou nous sommes. Un journal tory du parti de la
High Church est effrayé de reconnaitre que l’opinion publique tourne
d’une fagon palpable aux idées des Miallites. Un autre journal, un
journal whig (également de la méme école), réclame le désétablisse-
ment avec hardiesse. Quant aux journaux séculiers qui l’ont de-
mandé jusqu’ici, et qui ont sollicité aussi le retrait des dotations, ils
persistent dans la méme ligne de conduite, mais avec un grand
surcroit d’ardeur, d’autant plus que, M. Gladstone conduisant |’at-
taque, ils y trouvent l’unique chance de reconquérir le pouvoir dans
un délai raisonnable... Que nous n’ayons pas méconnu ou exagéré
le danger, c’est ce qu’accordent tous ceux qui ont étudié l’attitude
actuelle des dissidents; mais 1] peut étre utile de fournir un exem-
ple qui nous arrive tout a l’heure de |’Inde, et qui est cueilli dans
le rapport fait par ‘Indian Daily News (du 1° décembre 1874),
d’une remarquable lecture du Rév. Isaac Allen: « Le désétablisse-
ment des Eglises d’Angleterre ct d’Ecosse, remarque M. Allen, n’est,
suivant toute probabilité, que l’affaire de peu d’ années, etc... Sans
doute, les évéques ne veulent pas désétablir |’Eglise dont ils sont
les surveillants; mais Napoléon Ii ne prétendait pas davantage désé-
tablir l’empire en France!. »
Ainsi donc, il est bien avéré qu’en Angleterre et dans les pays
qui parlent anglais, tout le monde sent que le dénouement final
des luttes religieuses, doctrinales ou ritualistes, auxquelles ]’angli-
canisme a été toujours en proie, touchent a leur fin, et que le com-
promis laborieux de 1662 va étre rompu pour toujours. Amis et
ennemis sont d’accord sur ce point, ct tous conviennent qu’au
premier reflux de la marée libéralc, I’Etablissement d’Angleterre
sera emporté sans retour. « Dans les circonstances présentes, disait,
il y a prés d’un an, devant une nombreuse assemblée, un ministre
baptiste, dans les circonstances présentes il deviendra peut-étre
possible d’organiser un nouveau parti libéral influent, dans le pro-
gramme duquel entrera le désétablissement de toutes nos Kglises
nationales. Un tel parti renfermera peut-étre des hommes indiffé-
‘ Le Rock du 15 janvier 1875, page 34, col. 1-2; cfr. Le Rock 1874, 607, col.
1-2; 710, col. 4-2; 730; 1875, 182, col. 4; 148, col. 4. L’archidiacre de Taun-
ton, le brave G. Denison, comme ses ennemis aiment, eux-mémes, 4 l'appeler,
un vétéran des luttes religieuses contemporaines et un converti de la derniére
heurea la cause du Ritualisme, disait derniérement dans une charge, qui a été
justement remarquée : « Aujourd’hui il serait impossible d’éfablir nulle part une
Eglise et partout ou il a existé et ou il existe encore une Eglise établie en face
ela liberté civile et religieuse, la prolongation de son existence n’est qu'une
question de temps et de circonstances religieuses et politiques, » (Voir le Man-
chester Courier du 24 avril, qui a cité intégralement cette lettre pastorale.)
EN ANGLETERRE. Pe
rents 4 toute religion, peut-tre méme en renfermera-t-il qui, en
détestant l’Etablissement, ‘abhorrent davantage le christianisme.
Comment devrons-nous nous unir a de tels hommes pour atteindre
un but qui nous est commun avec eux, quoique pour de tout autres
motifs? Voila, assurément, une chose qui mérite réflexion... Pour
moi, j’affirme par-dessus tout que je ne crois pas aux Etablisse-
ments, parce que je crois au christianisme. Les Eglises doivent étre
libres de tout joug terrestre par loyauté pour le Christ, leur chef...
Jespére plus du zéle religieux que des convictions politiques en
eette matiére’. »
Ce que le ministre baptiste entrevoyait comme simplement pos-
sible il y a un an, apparait comme probable, méme aux défenseurs
les plus enthousiastes de l’Etablissement, ainsi que le Rock nous le
laissait entrevoir, il ya quelques mois : « La conférence de Birmin-
gham n’a donné, disait cette feuille, aux Eglises d’Angleterre et
d’Ecosse, que quatre ans 4 vivre comme établissement. Quoique
beaucoup de choses insensées aient été dites 4 cette conférence, 11
peut y avoir cependant quelque chose de vrai au fond de ce calcul.
Un des grands partis de I’Ktat manque en ce moment d'un cri de
ralliement, et il est bien possible que, lorsque le Parlement actuel
approchera du terme de son existence naturelle, quelque homme
d Etat, chef de parti, pousse le cri de Désétablissement a la téte de
Popposition — comme MN. Gladstone le fit avec tant de succés en
4868 — dans l’espoir de ramener les libéraux au pouvoir*. »
Plus récemment encore une importante Revue anglaise, dans un
article fort remarguable et trés-remarqué, sur M. Gladstone, indi-
quait cette marche comme la seule qui convint au parti libéral dans
les circonstances présentes*. Nous oserions nous-mémes aller
plus loin, et nous croyons que, si M. Gladstone, aprés les beaux dis-
cours qu’il fit l'an dernier sur le Scotish Church Patronage Bill et
sur le Public worship regulation Bill, discours qui eurent peu de
succés, il est vrai, mais qui étaient parfaitement justes et que tout le
monde applaudit ; si M. Gladstone avait eu le courage et la force de
demeurer tranquille et silencieux, au lieu de diriger contre les ca-
‘ Discours du révérend Charles Green de Rawdon college, devant un meeting
du(Yorkshire. Voir le Baptist du 3 juillet 1874, 3, col 2.
* Rock du 19 février 1875, p. 184, col. 2.
3 The British quarterly Review, du 4" avril 1875, page 499. Voir également
dans le Times du 6 mai, le discours adressé par M. Hughes Mason, au meeting de
la Society for the liberation of religion from state Patronage and control, le 5 mai
4875, an Cannon street Hotel. « Le jour viendra, disait M. Hugues Mason, ou
M. Gladstone lui-méme comprendra que la question du désétablissement doit
Ure inscrite en téte du programme libéral. » On peut voir que M. Mason a pro-
phétisé juste. (Times du 6 mai, p. 5, col. 4.)
42 L’ABOLITION DE L'EGLISE RTABLIE
tholiques ces attaques violentes que tout le monde connait; si
M. Gladstone avait eu la patience d’attendre et de surveiller les évé-
nements, au lieu de songer & les faire naitre, il n’aurait pas tardé
4 voir une réaction se faire en faveur de ses idées et de sa politique
et 11 ne lui aurait peut-étre pas fallu quatre ans pour ressaisir les
rénes du gouvernement.
L’opinion publique qui s’était écartée de lui, 4 la suite des succés
de la Prusse, lui revient, et un mouvement trés-sensible en sa fa-
veur s'accentue tous les jours davantage ; de telle sorte qu’il n’y
aurait vraiment rien d’impossible & ce qu’il fit, un jour ou I’autre,
reporté au pouvoir, au cri de: « A bas VEglise établie d’Angleterre ! »
comme il y fut porté, en 1868, au cri de : « A bas I’Eglise établie
d’Irlande! »
II
Voila donc un fait public, c’est que la fin de l’Etablissement est
reconnue par tous les partis comme peu éloignée, sinon comme tout
4 fait prochaine. Il ne serait méme pas impossible que les tories
et M. Disraéli, pour se maintenir au pouvoir, ne fissent un jour le
sacrifice de l’Eglise anglicane ; mais ce qui semble passer, de jour
en jour, 4 |’état d’axiome, c’est que les whigs ne reconquerront la ma-
jorité qu’a la condition de prendre des engagements sous ce rapport,
et que le Désétablissement entrera dans leur programme comme la
premiére mesure a4 accomplir. Une seule chose aurait pu retarder la
chute de I’Eglise anglicane, Ies triomphes de Bismarck et de la
Prusse ; mais les persécutions prussiennes, en devenant d’un jour
4 autre plus violentes, refroidissent singuliérement l’enthousiasme
dont la nation anglaise s’était, un moment, laissée éprendre pour la
politique germanique'. Il y a, en Angleterre comme partout, des
passions religieuses ardentes ; mais, en Anglcterre plus qu’ailleurs,
il y a un sentiment d’équité, de justice et de mesure qui assure A
toutes les opinions modérées une juste liberté. Pourvu que les ca-
tholiques n’excitent pas trop les susceptibilités du peuple britanni-
que, la chute du systéme anglican s’opérera d’elle-méme. Ce qui
pourrait, en effet, procurer un nouveau bail de vie a I’Etablissement,
ce seraient les préjugés qui existent encore, en Angleterre, contre
le papisme. Ces préjugés sont vivaces et répandus au loin dans
! Nous pourrions citer ici de nombreux articles de revues et de journaux.
Contentons-nous de signaler un article du Times du 44 mai dernier sur la poli-
tique religieuse de la Prusse, A propos du discours prononcé par le comte de
Minster, ambassadeur prussien 4 Londres.
EN ANGLETERRE. 13
toutes les couches populaires. Ce sont eux qui attirent, en ce mo-
ment, mille tracasseries aux ritualistes et ce seraient eux encore
qui pourraient faire soutenir un ordre de choses inutile et dispen-
dieux comme est |’Etablissement anglican. Il suffirait de persua-
der aux Anglais que I'Eglise établie est le plus sir rempart, le rem-
part le plus inexpugnable contre le papisme, pour que beaucoup de
monde se gardat d’y toucher. |
Heureusement il n’en est pas ainsi. Au contraire, l’Etablissement
est considéré comme un embarras, comme un obstacle a la propa-
gation et au maintien de la religion chrétienne anti-papiste, et cela
par des hommes de tout parti, et pour des motifs trés-divers. Il y a
bien, sans doute, des ennemis de I’Etablissement qui en veulent
plus au christianisme et a la religion qu’é l’Etablissement lui-
méme. Ce parti augmente tous les jours, 4 mesure que les théories
du continent sont importées en Angleterre, de France ou d’Allema-
gne. Le rationalisme fait aujourd’hui de rapides progrés par-dela le
détroit; il s’'implante au milieu des classes bourgeoises et populai-
res; il envahit les congrégations dissidentes et il entame méme
YEglise épiscopale.
C'est de 1a que partent les attaques les plus violentes contre le
systéme anglican; mais ce parti, s'il était tout seul, viendrait diffi-
cilement 4 bout d’une institution aussi profondément enracinée sur
le sol anglais que lest l’Eglise établie. Il y a déja de longues an-
nées qu'il éléve périodiquement son cri de Delenda carthago au
sein du Parlement, par l’organe de MM. Whalley, Bright, et surtout
de M. Miall, ce qui a fait appeler les partisans acharnés du déséta-
blissement les Miallites ; mais jamais ces attaques n'ont eu, jus-
qu'ici, un grand succés. En 1873, M. Miall obtint 64 voix contre
456, ce qui annongait une décroissance dans le mouvement, puis-
que, l’année précédente, il en avait eu 92.
Toutefois, le public s'est familiarisé peu 4 peu avec la question,
a force de la voir reparaitre, et il semble que les arguments en fa-
veur du Désétablissement sont mieux compris par les masses du
peuple anglais. « Il se fait, disait hier encore un membre du Parle-
ment, il se fait un mystérieux changement dans les cercles politi-'
ques de cette contrée 4 propos de cette question '. » Et le membre
du Parlement qui tenait ce langage n’est pas un ennemi fanatique
de l’Eglise et du christianisme ; loin de 1; il ne veut qu’une chose,
prétend-il, « délivrer l’Eglise d’un esclavage dégradant et établir
une parfaite égalité religieuse pour tous les cultes*. »
; = ibaa de M. Richard devant la Liberation society, au meeting du 5 mai
* Ibid., Times du 6 mai.
44 L'ABOLITION DE L’KGLISE ETABLIE
Aprés ces ennemis acharnés, I’Etablissement compte encore pour
adversaires plus ou moins déterminés tous les dissidents, dont la
totalité forme, assure-t-on, la moitié, sinon les deux tiers, du peu-
ple anglais‘. Les dissidents, de quelque nom qu'ils s’appellent,
méthodistes, baptistes, quakers, congrégationalistes, presbytériens,
unitariens, etc., jalousent et détestent I’Eglise anglicane, de laquelle
ils se sont détachés a diverses époques et pour divers motifs. Ils ne
révent qu’une chose, sa destruction, parce qu’ils espérent qu’une
fois l’appui et les dotations de |’Etat écartés, leur triomphe devien-
dra plus facile. Voila des siécles qu’ils poursuivemt ce but, et c’est
aujourd’hui seulement qu’ils entrevoient leur prochain succés.
Leurs efforts n’ont pas été cependant stériles : ils ont montré,
d'abord, que des sociétés chrétiennes pouvaient vivre sans les salai-
res de I’Etat, ct, ensuite, ils ont fait pénétrer dans.les masses un
certain nombre de. principes qui doivent fatalement conduire, un
jour ou l’autre, 4 la rupture de l’alliance de l’Eglise et de l’Etat, sur
le sol britannique.
On a entendu plus haut le révérend Green proclamer « qu’il ne
croyait pas aux établissements parce qu'il croyait en Jésus-Christ. »
Ce principe, sous une forme ou sous une autre, reparait partout
dans les publications ou dans les discours des sectes dissidentes :
« Toute dotation religicuse faite par un gouvernement, sous quel-
que forme que ce soit, est mauvaise, » dit un autre journal’. Il va
sans dire que ces principes, formulés d’une maniére si générale, ne
sont pas absolument justes; mais, dans |’espéce, 11 faut bien re-
connaitre que les dissidents n’ont pas tort de condamner |’établis-
sement anglican. Quel est, en efict, le spectacle que leur a pré-
senté, en particulier, depuis la révolution de 1688 jusqu’a ces der-
niers temps, l’Eglise d’Angleterre? Elle leur a offert le spectacle de
riches dotations, sans doutc, de dotations comme jamais nation au
monde n’en a donné a son clergé, mais, a cdté de ces dotations et
de ces riches bénéfices, qu’a-t-on vu? — On a vu des hommes d’E-
glise se conduire comme ne devraient jamais le faire d’honnétes
chrétiens, le peuple se détachcr insensiblement de toute croyance
et de toute pratique, vivre en paien ct mourir sans foi, sans amour,
sans espérance, et pourquoi cela? Parce que |’Ktat, en donnant
‘ Lord Palmerston disait que les dissidents détestaient l'Eglise établie un peu
plus que le diable et que les Ghurchmen l'aimaient un peu moins que leur diner.
* Voir le Baptist du 26 juin 1874, page 318, col. 4. Le Révérend Henri Mon-
creiff disait derniérement devant l’assemblée de la Free Kirk (d'Ecosse) : « L’union
entre I'Eglise et I'Etat.repose sur un fondement contraire 4 l’équité comme a 1’E-
criture. Il faut y mettre un terme, dans l’intérét de la religion nationale aussi
bien que dans l'intérét du presbytérianisme écossais. » (Times du 24 mai 1875.)
EN ANGLETERRE. Po
des richesses, avait aussi imposé des ehaines et anéanti tout élan
religieux en anéantissant la liberté nécessaire a |’Eglise de Jésus-
Christ. En un mot, les dissidents ont vu qu’il fallait, pour eux,
choisir entre I’Etat et la religion, et quelques-uns n’ont pas hésité a
rompre les liens qui les unissaient 4 |’i:tat, pour conserver leur vie
religieuse.
Tous assurément n‘ont pas réussi 4 trouver la vérité; mais un
fait qui est incontestable et qui, avec le spectacle du catholicisme, a
contribué 4 susciter la renaissance religieuse dont |’Angleterre est
aujourd’hui le théatre, c’est qu'il y a eu toujours plus de zéle et
plus de vie chrétienne dans les communautés dissidentes qu’au
sein de l’anglicanisme. Les méthodistes, par exemple, et les wes-
leyens ont exercé une grande influence au dernier siécle, et c’est
uniquement a leur zéle apostolique, 4 leur liberté achetée par le
sacrifice de leur alliance avec l’Etat, qu’ils ont dd leurs conquétes.
Qu’est-il résulté de la? — Le voici: Peu a peu les principes
formulés et propagés par les sectes dissidentes ont fait leur
chemin 4 travers les masses, et ils ont méme fini par en-
vahir l’Eglise établie. A mesure que le zéle religieux s’est ré-
veillé, l’asservissement de I’Kglise a |’Etat s'est mieux manifesté,
les chaines que les réformateurs d’Angleterre ont imposées a l’E-
glise ont été trouvées plus lourdes, et, 4 l'heure qu’il est, il ya
dans la portion la meilleure, la plus active, la plus zélée de l’Eglise
établie, une soif de délivrance, unc faim de liberté, une passion
d'indépendance que |’Eglise anglicane n’avait jamais connues jus-
qu’a ce jour. Ii s'est constitué, au dehors et au dedans de I’Eglise,
sous le titre de Society for the liberation of religion from state Pa-
tronage and control, une société de délivrance qui se propose de
soustraire l’Eglise 4 la protection ruineuse et au contrdle dégradant
de \'Etat. D’aprés le dernier compte-rendu de cette société, elle a
déja tenu plus de 700 meetings, distribué plus d’un million de
tracts et recueilli plus de 70,000 livres sterling pour subvenir aux
frais de l’entreprise'. ;
Aujourd’hui, les fractions-les plus avancées de |’Eglise anglicane,
les seules qui tiennent encore 4 quelques croyances véritable-
ment chrétiennes et catholiques; celles qui, dans leur ensemble,
forment le parti de la High Church ; ces fractions avancées, disons-
nous, reconnaissent la justesse du reproche, que leur ont si sou-
vent adressé les sectes dissidentes, de n’étre, aprés tout, « que le
département ecclésiastique d’un Etat qui n’a plus de croyance*. »
1 Tunes du 6 mai 1875, page 5, col. 4.
* The establishment is no longerthe church of England, but at faithless eccle-
16 L’ABOLITION DE L'EGLISB RTABLIE
Elles reconnaissent étre tombées dans cette position anormale « qui
laisse une corporation religieuse 4 la merci d’une assemblée dont
les membres appartiennent a toutes les croyances et quelquefois & au-
cune croyance'; et, sentant tout ce qu'il ya de faux dans une pareillc
situation, elles ont protesté avec énergie contre le joug que le Par-
lement d’Angleterre a imposé et prétend imposer encore 4 1’Eglise
épiscopale. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une voix dans toute la
Haute Eglise sur ce point, du reste, vital dans toute conception sé-
rieuse de I’Eglise de Jésus-Christ. « De fait, dit Vorgane le plus
avancé du parti ritualiste, de fait, la nature de 1’Eglise et la nature
de ses relations avec I’Etat ont été totalement incomprises. L’Eta-
blissement a été traité par le Parlement comme s’il n’était qu’un
département du gouvernement séculier, dont les archevéques et les
évéques seraient les chefs; comme une pure création de I’Etat
obligée de recevoir ses ordres, de s’effacer méme entiérement en
cas de nécessité, et de se soumettre 4 toutes les régles de conduite
qu’il peut plaire au Parlement de lui tracer. Mais cette théorie n’est
pas seulement en contradiction avec l'histoire, elle est encore tout
4 fait incompatible avec la théorie de l’union de I’Eglise et de
I’Etat*. » C’est 14 un ordre de choses « monstrueux au dela de toute
expression (inexpressibly monstruous), reprend un autre journal,
organe de la Haute Kglise, et la secte la plus insignifiante ne souf-
frirait pas, une seule heure, une pareille violation de ses droits es-
sentiels*, »
Quel est aussi le cri qui retentit de toutes parts? Quelle est la de-
mande de tous ceux qui révent pour |’Eglise et pour la religion un
meilleur avenir? — C’est le gouvernement de I'Eglise par 1’Eglise.
« Le Parlement, disait l’an dernier le chanoine Liddon au grandiose
meeting de Saint Jame’s Hall, le Parlement, avec ses mécréants de
toute espéce, est absolument incapable de discuter aucune question
ecclésiastique*, » et en prononcant ces graves paroles, l'illustre
chanoine de Saint-Paul de Londres ne faisait qu’exprimer un senti-
ment qui tend tous les jours 4 devenir plus général dans la société
anglaise, méme au sein du Parlement. Il faut, ou que I’Kglise re-
couvre son autonomie, ou que l’alliance entre 1’Eglise et I’Etat cesse
d’exister. C’est l’Eglise elle-méme qui comprend qu'il s’agit pour
siastical state department. Church Review du 15 aout 1874, 476, col. 4. Voir au
40 octobre.
{ Le Methodist du 25 juin 1874, page 3, col. 2.
2 Ghurch Times du 14 aoudt 1873, 396, col. 41.
5 The most insignificant sect would not endure for an hour so violent an in-
vasion of all his essential rights (Church Review, 5 sept. 4873, 515, col. 1.)
* Voir le Methodist du 25 juin 1874, page 5; col. 2.
BN ANGLETERRE. 47
elle d’une question de vie et de mort; et c’est pourquoi, reconnais-
sant, avec tous les dissidents, que le Désétablissement est & peu
prés l'unique moyen de sortir de l’impasse ot elle est engagée, elle
Nay en courir les risques que de subir plus longtemps la loi de
lBtat'.
« Nous avons, disait le Church Times du 1“ janvier 1875, consi-
déré toujours l’Etablissement comme un embarras. Les honneurs et
les émoluments, les dignités et les positions qui appartiennent a
une Eglise d’Etat ne sont pas pour nous; et cependant, quoique
nous batissions nos édifices 4 nos frais, on nous répéte, tous les
jours, que nous employons nos dotations et le prestige attaché a
une Eglise nationale, pour nos fins privées. Le Désétablissement n’a
pas de terreurs pour nous : nous saurrons a peine le considérer
comme un mal. Du jour ou il deviendra un fait accompli, les neuf
dixiémes des calomnies, des dénonciations et des erreurs contre les-
quelles nous avons 4 combattre s’évanouiront dans le vide. Si nous
n’avons pas pris et si nous ne prenons pas encore en main cette
cause, c'est uniquement par générosité et pour mettre nos plus im-
placables ennemis a couvert des anathémes dont M. Miall ne man-
querait pas de les accabler*. »
If
Mais, dira-t-on alors, si le désétablissement de I’Eglise d’Angle-
terre compte déja tant de partisans, au dedans et au dehors de |’E-
glise, comment se fait-il qu'il n’ait pas été encore accompli, et sur
quoi yous appuyez-vous pour déclarer que ce qui n’a pas eu lieu
hier se fera demain? Qu’est-ce qui arréte cette catastrophe ct
qu'est-ce qui fera disparaitre cet obstacle?
Afin de répondre a ces questions, remarquons d’abord que si 1’E-
tablissement a des ennemis, 4 }’extérieur et a l’intérieur, il a aussi
encore des amis, et ces amis 1] faut les faire connaitre. C’est d’a-
bord tout I’épiscopat, sans aucune exception, et cela se congoit aisé-
ment, puisque Ics évéques ne sont, 4 proprement parler, que des
créatures de 1’Etat, c’est-a-dire du premier ministre. La plupart, ou
plutét, tous représentent un minimum de croyances et de pratiques
* There is no relief but disestablishment, dit le Methodist du 25 juin 1874, page
3, col. 2.
* Le Church Times du 1 janvier 1875, page 8, col. 1. On peut voir également
un autre article sur le Désétablissement, dans le numéro du 29 janvier 57 58
L'anteur y énumére les forces qui menacent !Eglise anglicane.
10 Jomzar 1875. 2
48 L’ABOLITION DE LVEGLISE ETABLIE
ehrétiennes que 1’on ne trouve nulle part ailleurs, dans aucune
secte dissidente. Ils sont nommés, non pas pour relever l’Eglise de
son abaissement, non pas pour ranimer l’esprit chrétien et redon-
ner du zéle 4 ceux qui l’ont perdu, mais pour faire fonctionner le
systéme, tel qu’ils le trouvent. Qu’ils soient croyants ou qu’ils ne
le soient pas, qu’ils soient instruits ou ignorants, zélés ou non zélés,
cela importe peu; tout ce qu’on leur demande, c’est une certaine
aptitude 4 jouer un réle social et une conformité élastique aux va-
gues symboles, ainsi qu’aux plus vagues pratiques de l’Eglise an-
glicane.
A supposer qu’il n’y et pas ici, comme partout, place pour l’es-
prit d’intrigue et de coterie, un premier ministre d’Angleterre ne
pourrait évidemment nommer que des hommes dévoués a scs idées
politiques et disposés 4 ne lui créer aucun embarras. Aujourd’hui
méme que l’opinion publique est devenue plus exigeante, en exer-
cant un certain contréle sur les nominations de l’Etat, le niveau
des capacités requises pour faire un évéque anglican, ne s'est guére
élevé plus haut que ce nous appellerions une certaine honorabilité
de vie. De la vient aussi le caractére absolument terne de l’épiscopat
anglican, l’insignifiance absolue des membres qui le composent au
point de vue intellectuel, comme au point de vue moral, et, par
suite, le peu d’influence dont il jouit comme corps. L’épiscopat an-
glican ne compte pas un seul homme d’une valeur réelle ou univer-
sellement reconnue; il ne renferme ni un savant, ni un orateur, ni
un homme de bonnes ceuvres. Le dernier homme un peu remarqua-
ble qu’il ait eu dans ses rangs, c’est le défunt évéque de Winches-
ter, mortil ya deux ans, Wilberforce. La méme cause, l’origine de]’é-
piscopatanglican, nousexpliqueencore pourquoiil appartient, comme
corps, al’Eglise Large, et 4 I’Eglise Basse, c’est-a-dire aux deux frac-
tions les moins nombreuses de l’anglicanisme, ct aux fractions chezles-
quelles on voit insensiblement diminuer toutes les vérités et toutes
les pratiques chrétiennes. fl semble, en effet, que ces deux partis
de I'Eglise épiscopale n’aient actuellement qu’un seul but, s’éloi-
gner des croyances et des coutumes de l’Eglise romaine; leur sym-
bole et leur rituel tend & devenir, tous les jours, plus négatif; et,
comme le faisait observer, il y a quelque temps, un journal de la
Haute Eglise, la ot: celle-ci dit, avec tout ce qu’il y a de chrétien
dans le monde : « Je crots, » le partisan de PEglise Large et celui de
l’Eglise Basse disent : « Je ne crois pas. » |
Tous les évéques appartiennent donc, comme corps, a 1’Eglise
Basse et a l’Eglise Large; si on y compte quelques membres de la
Haute Kglise, ils sont en trés-petit nombre, et encore méme, ont-ils
été choisis dans la nuance de ceux qu’on appelle les « Dry High-
EN ANGLETERRE. 49
Churchmen » ou « purs anglicans. » Les deux seuls évéques, qui re-
présentent sensiblement la Haute Eglise dans le Bench épiscopal,
sont l’évéque de Lincoln, le D' Wordswort, celui de Salisbury, le
D‘ Moberly, aprés lesquels on pourrait ranger encore l’évéque d’Ox-
ford, le D’ Mackarness et celui de Chichester, le D* Durnfor.
Ainsi choisis parmi les membres de I’Eglise Basse et de 1’Eglise
Large, partis qui n’égalent pas, 4 eux deux, celui de la Haute Eglise,
les évéques partagent a peu prés tous les préjugés de leur secte.
Or, c'est un des dogmes principaux de I’Eglise Basse et de l’Eglise
Large que l’union de I'Eglise et de l’Etat, et, quand nous disons
union, nous nous trompons, c’est soumission qu’il faut dire. Qu’im-
porte aux rafionalistes et aux évangélicaux, comme on appelle en-
core les partisans de |’Kglise Large et de l’Eglise Basse, qu’importe
4 ces sectaires la liberté de l’Eglise de Jésus-Christ, la propagation
du christianisme, la rédemption des d4mes et le salut du monde :
le monde? ils croient le sauver en l’arrachant au romanisme; les
ames? ils croient les racheter en leur inculquant les préjugés les
plus abominables contre Rome; le christianisme? ils le réduisent 4
sa plus simple expression, 4 la Bible, 4 quelques vagues croyances;
leur symbole commence, continue et finit par: « je ne crois pas. »
Quant a I’Eglise, il est fort douteux qu’elle soit pour eux autre chose
qu'une simple création de l’Etat, et c’est pourquoi, on a vu, dans
ces derniers temps, |’épiscopat, la Basse Eglise ct l'Eglise Large faire
cause commune avec tous ceux qui repoussent le systéme sacra-
mentaire et sacerdotal, manifestement enseigné cependant par les
formulaires anglicans et par les formulaires de toutes les Eglises
chrétiennes de I’univers.
Ces fractions de l’anglicanisme ne voient qu'une seule chose :
« Rome, » ne détestent qu’une seule chose : « Rome, » et ne com-
battent qu’une seule chose, « encore Rome. » Tout ce qui leur pa-
rait Romain, ils l’exécrent, le dénoncent et le proscrivent, et voila
pourquoi, on a entendu si souvent accuser les ritualistes de pa-
pisme, dans ces derniéres années. Cette crainte et cette haine de
Rome, chez les anglicans de la Basse Eglise et de I’Eglise Large,
finissent par devenir plaisantes et ridicules’.
Or, pour combattre Rome, il n’y qu’un seul moyen efficace, le
concours de 1’Etat. Sans I’Etat, l’anglicanisme serait dissous en
moms d’un demi-siécle, et le papisme aurait de nouveau converti
Angleterre. 11 semble que, de l’autre cété du détroit, tout le monde
‘ L'évéque de Lincoln, .un homme, d’ailleurs, de mceurs assez douces, donne
assez souvent dans ce travers. Il pense que I’Eglise d’Angleterre n’a pas été
fondée par rEgtise de Rome, et nous ne sommes pas bien sir qu’il ne croit pas
que l'eglise d’Angleterre a fondé l’Eglise romaine.
20 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE
Je sente d’instinct, et c'est pourquoi, on a vu se former, 1’an der-
nier, une coalition étrange des libéraux et des conservateurs contre
une partie de |’Eglise anglicane, contre les ritualistes; mais ce n’est
pas au ritualisme qu’en voulait cette coalition, c’est au papisme qui
se cache derriére le ritualisme. Le « Public Worship regulation
bill » a été, au fond, une démonstration antipapiste'. De temps en
temps, l’Angleterre est sujette 4 un accés de folie ou de terreur;
mais ces accés ne sont plus aujourd’hui de longue durée.
Sans parler ici de beaucoup d’autres causes tout humaines, des
intéréts privés qui sont en jeu, des ramifications que I’Eglise an-
glicane s'est créées 4 travers toute la société noble ou bourgeoise
d’Angleterre, par ses bénéfices et parle mariage de ses ministres, sans
parler des raisons terrestres et mondaines, il y aurait peut-étre,
dans la peur du papisme, un motif qui porterait 4 conserver encore
)’Eglise élablie, parce qu’on considére — et nous croyons qu’on a
raison — l'Eglise d’Angleterre comme le boulevard du protestan-
tisme. De fait, c’est cette haine de |’Eglise catholique qui constitue,
4 Vheure présente, la seule force qui maintient debout ]’Etablisse-
ment. Beaucoup d’Anglais n’ont aucune sympathie pour l'Eglise
établie; si cela ne dépendait que d’eux, ils la démoliraient volon-
tiers; mais, précisément parce que l'Etablissement représente pour
eux la délivrance de l’ Angleterre du joug de Rome, ces Anglais tien-
nent & le conserver et le conserveront tant que cela leur sera pos-
sible.
Tel est le sentiment qui arréte le peuple anglais, en particulier
les hommes politiques, ceux qui s’occupent de gouvernement : les
Disraéli, les Gladstone, les Russell, les Derby, les Shaftesbury et cent
autres. Voila ce qui soutient le systéme anglican! Mais cet appul
tout négatif sera-t-il suffisant et arrétera-t-il longtemps le progrés
des ennemis de l’Eglise établie?
Nous ne le pensons pas. D’abord, parce que les préjugés contre
Rome et contre le catholicisme diminuent, d’un jour a |’autre, chez
nos voisins ; Rome devient mieux connue, le catholicisme se fait es-
timer et admirer ; aujourd'hui il attire tous les regards, et s'il lui
manque beaucoup de sympathies, on voit cependant qu’elles lui
viennent et qu’elles formeront bientét un courant irrésistible. Nous
‘Voici comment le Daily Telegraph commencait un article, en janvier dernier :
« Quand les catholiques Romains considérent la Haute section de notre Eglise
comme leur fond de recrutement, ni adresse, ni..... » Les ennemis du Ritualisme
ne cessent de le traiter de papisme déguiséet ils vont méme jusqu’al’accuser d’étre
plus dangereux : It is this that makes Ritualism more dangerous than Popery
(Discours du Rév. G. W. Weldon, devant la Church Association, dans Je Rock du
5 mars 1875, 165, col. 1. Cfr. le Rock du 18 décembre 1879, 897, col. 1.)
EN ANGLETERRE. 21
ne sommes plus & l’époque d’Henri VIII ou d’Elisabeth. La reine Vic-
\oria voudrait empécher les Chambres de s’occuper des questions
religieuses qu'elle ne le pourrait pas; et, s'il lui prenait fantaisic
de faire i son Parlement la cent millioniéme des insultes dont la
reine Elisabeth s’est rendue coupable, elle ne tiendrait pas deux
heures sur le sol britannique. On tolére les lois sanglantes ou ini-
ques qui existent dans la législation anglaise contre les papistes,
mais on ne sen sert pas, et on ne pourrait plus s’en servir'. On en a
rappelé un grand nombre et bientét on les rappellera toutes. De-
main peut-étre il ne sera plus impossible 4 un souverain d’étre, a
la fois, catholique et roi de la Grande-Bretagne. Les journaux pro-
testants eux-mémes entrevoient déja le jour de la pleine liberté.
« L‘obligation qu’il y a pour le souverain d’étre en communion
avec l’Eglise établie, disait, il y a un an, le Pall Mall, cette obli-
gation doit disparaitre ; si )’égalité religieuse prétend étre réelle, il
faut que toute restriction s’évanouisse, et un roi papiste doit deve-
nir ausst légitime qu'un rot indépendant ou baptiste*. »
Mais ce n’est pas tout: il est encore d’autres signes qui annon-
cent la prochaine dissolution de la coalition anticatholique qui
maintient, a elle seule, plus que toute autre chose, l’Eglise établic.
Quand on examine, en effet, la société européenne et quand on
écoute les hommes, qui, 4 un titre ou 4un autre, peuvent nous li-
vrer le secret de ses pensées ct de ses sentiments, on arrive bientdt
a reconnaitre certains principes qui font un progrés incessant et qui
assurent, nous en avons la confiance, un noble avenir au catholi-
cisme, un avenir de belles conquétes.
La premiére de ces choses c’est la liberté religieuse, la liberté
pour chaque croyance de régler ses formulaires et sa discipline,
comme elle l’entend et sans aucune immixtion de la part de l’Etat*.
L'opinion publique est 4 la liberté religieuse, et les persécutions
* Tout le monde sait la réponse faite par M. Disraeli, il y a quelques jours, a
quelqu’an qui l’interpellait sur la présence des Jésuites en Angleterre. — Un
fait qui montre bien les tendances de !’esprit public anglais, c’est l’envoi
aux frais du gouvernement, du Révérend Pére jésuite Perry, aux iles de Ker-
guelem, pour y observer le passage de Vénus sur le soleil.
* Le Pall-Mall Gazette de juillet 1874. La National Church, juillet 1874, 160,
col. 4. Ces articles ont été publiés 4 part, sous ce titre : Disestablishment and
disendowment, par Edward Freeman, in-8 de 76 pages, Londres, Macmillan.
Cfr. la Church Review du 15 aodt 1874, 471, col. 3; et le Church Times du 1
septembre 1874, page 454, col. 2-4.
* Il va sans dire que la liberté religieuse, dont nous parlons ici, n’est point
Vidéal que nous réverions, ou Ja thése du catholicisme. Nous parlons dans l’hy-
pothése, c'est-a—dire, dans les circonstances données, et nous esperons que cette
berté religieuse, tant demandée par ce siécle, tournera au profit de I’Eglise.
L’hypothése aidera a rétablir la thése.
99 L’ABOLITION DE L’'EGLISE ETABLIE
que les catholiques endurent, en ce moment, en Allemagne comme
én Suisse, serviront, peut-étre plus que toute autre chose, les pro-
grés de cette liberté. De toutes parts, on voit qu’il ne sied plus a
des Etats comme les ndtres d’intervenir dans les affaires intérieures
de chaque Kglise. C’est un principe qui avance chaque jour, en
particulier en Angleterre ; les dissidents ne veulent plus du contréle
de Etat, ni pour eux, ni pour les autres ; l’Eglise anglicane aussi,
dans sa plus noble portion, réclame l’affranchissement, et I’Etat
commence lui-méme par comprendre qu’il doit renoncer a ses
prérogatives usurpées. Peu a peu, il détend les liens qui 1l’u-
nissent a l’Eglise, il se sépare de l’Etablissement, lui restitue son
indépendance et 11 semble que le plus léger événement pourrait
bien amener une rupture définitive.
Sans doute, il y a bien encore des hommes qui ne veulent point
lacher prise et qui trouvent commode de tenir sous leur dépen-
dance les deux sociétés, la société civile et la société religieuse. De-
puis un an surtout, des hommes politiques et des Journaux, méme
des hommes et des journaux, qui ne méritent point d’étre considé-
rés comme des fanatiques, ont réaffirmé la doctrine de la soumis-
sion de )’Eglise a I’Etat. Pendant que !’un a dit: « L’Etablissement
est la propriété de la nation ; c’est la nation qui lui a donné nais-
sance et qui lui a confié l’autorité*, » d’autres ont ajouté, avec un
peu plus de franchise et non moins de rudesse : « L’église d’Angle-
terre appartient au peuple d’Angleterre et le peuple d’Angleterre
est déterminé a étre maitre chez lui*, » mais quand les uns et les
autres ajoutent que « l’Angleterre est décidée, 4 tout prix, 4 con-
server 41l’Etablissement son caractére protestant*, » les uns et les
autres se méprennent sur les tendances de leur temps et sur le ca-
ractére de leur siécle.
Quand on a eu les succés d’un Bismarck et qu’on peut aligner
deux millions d’hommes sur un champ de bataille, il y a bien des
choses qu’on peut se permetire, mais il y a un terme 4 toutes les
audaces, et méme, avec toute cette puissance, ilest des chosesqu’on
he tente jamais impunément. Déja les yeux des moins clairvoyants
s’ouvrent et il n’est pas difficile d’entendre aujourd’hul, 4 travers
l'Europe, un murmure de désapprobation, 4 propos de la politique
anticatholique de la Prusse.
‘ Vernon Harcourt, au Parlement, pendant les discussions relatives au Public
Worship regulation Bill. Voir un remarquable article de la Church Review du 15
aout 1874, page 474, col. 2.
* Le Daily Telegraph, cité par la Church Review du 15 avril 1874, page 470,
col. 2.
* Le Daily Telegraph, cité par le Rock du 8 janvier 1875, 48, col. 2.
EN ANGLETERRE. py
Or, Angleterre ne tentera rien de pareil. Le principe de la li-
berté religieuse y fait tous les jours du chemin, et l’Etat lui-méme
reliche les liens de dépendance qui mettaient autrefois 1’Eglise éta-
blie a sa discrétion. Déja on avu l’opinion publique et les Chambres
réclamer le désétablissement de I’Kglise d’Irlande ; la convocation
(espéce de Parlement religieux de l’église anglicane), qui avait été
mise a l’écart pendant plus d’un siécle, a été de nouveau recons-
tituée, appelée 4 délibérer, et, dejour en jour, on lui a accordé plus
dautorité dans les questions ecclésiastiques. Elle a été chargée,
cette année, de revoir les rubriques du Livre de la Priére com-
mune et de suggérer au gouvernement les altérations qu’il y aurait
a y faire; l'Etat est méme allé plus loin enEcosse et, sans oser désé-
ablir l'Eglise presbytérienne, il a, en supprimant le droit de patro-
nage, accordé A cette Eglise tous les avantages d’une Eglise libre et
tous les priviléges d’une Eglise établie, mesure tardive qui ne man-
quera pas d’amener prochainement un désétablissement réel, ainsi
gue tout le monde le pressent et le dit.
ll y a donc des symptémes évidents qui annoncent un chan-
gement considérable dans l’opinion publique, 4 propos de l’alliance
de I'Eglise et de l’Etat, et qui prouvent que la séparation de ces
deux ordres de choses, dans les circonstances présentes, semble
devoir étre un bien pour l’un comme pour l'autre. La fiction légale
en vertu de laquelle chaque Anglais est censé faire partie de l’Eglise
établie ne trompe plus personne ; tout le monde s’en moque et on
\’a méme vu retourner derniérement contre l’Eglise établie, lors de
la discussion du « Burial bill. » L’Eglise anglicane n’est plus
coextensive avec la nation anglaise; elle ne représente plus la
moitié de la population de l’Angleterre proprement dite ; tout le
monde le dit, et tout le monde tient déja le langage que M. Disraéli
met sur les lévres d’un de ses héros, dans le roman de Lothatr :
« L’Kglise d' Angleterre n'est plus l Eglise des Anglais, son sort est
scellé'. »
Quelle conclusion faut-il tirer de ces faits et de ces principes ? —
La conclusion 4 tirer c’est que les partisans fanatiques ou simple-
ment bienveillants de I’Eglise établie ne pourront pas longtemps
défendre leur protégée. Déja on remarque partout une certaine fai-
* Lothair, édition Hachette, ], 287, efr. Freeman. Disestablishment and disen-
dowment. Le Pall-Mall Gazette et la National Church de juillet 1874, 160, col. 2.
Voici de quelle maniére la Church Review du 5 septembre s'exprime a ce propos :
« The dictum that every englishman is regarded by law as a member of the church
of England, wich once represented a solid fact, has become a grotesque quibble,
a state falsehood, wich deceives nobody, but wich is occasionally liften out of
the dust to do clumsy service in the cause of a flabby Erastianism. »
a4 L’ABOLITION DE E'EGLISE ETABLIE
blesse dans la défense ; on sent que l’opinion publique se modifie
et bien qu’on hésite a jeter 4 bas une institution qui a des ramifi-
eations aussi étendues dans la société anglaise, on prévoit que le
courant contraire sera bientdt assez fort pour tout emporter, et
sous peu l’Ktat sera le premier a dire: « Il n’y a de reméde a la si-
tuation présente que le désétablissement, » Il ne voudra plus se
eharger de veiller aux intéréts d’uneKglise, quand il ne pourra que
faire du mal a cette Kglise, en s’en faisant a lui-méme. « Le sort de
l’Eglise anglicane est scellé. »
lV
Du reste, l’Etablissement n’aura pas 4 reprocher sa propre chute
4 ses ennemis. C’est lui-méme qui se suicide a |’heure qu'il est; et
ce qu’il yad’étrange, c’est qu’1l ait pu vivre ainsi trois siécles. C’est.
la loi de tous lés étres : nul étre ne vit qu’é la condition de demeurer
fidéle.au principe qui lui a donné naissance. Or, les catholiques
d’Angleterre, du jour ou ils devinrent anglicans, cessérent d’étre ca-
tholiques, et se préparérent pour l’avenir le sort qui est réservé a
toutes les Eglises nationales. L’expérience est faite et elle est con-
cluante ; toutes les Eglises nationales sont condamnées a4 mourir
dans les déchirements, aprés avoir.traversé toutes les phases inter-
_ médiaires qui séparent la vie de la mort. Aujourd’hui l’Eglise angli-
cane recueille le fruit de ce qu’elle a semé, et nous ne savons pas
sil existe au monde une Eglise qui offre un pareil spectacle. C’est
aul point que ses membres les meilleurs ne se font plus illusion ;
Us n’apercoivent pas tous la cause de cet état, mais tous ou presque
tous, en tout cas, ceux qui, de l’ayeu de leurs ennemis, sont répu-
tas pour étre les meilleurs, gémissent hautement sur les consé-
quences fatales qu’a eues pour eux la soumissionde l'Eglise 4 l’Etat,
c’est-a-dire la réforme anglaise. Tout n’est pas connu encore, et
tout ce qui est connu ne se dit point, mais il est. des choses vrai-
ment étonnantes qui s’articulent. Qu’on nous permette. d’en citer
quelques-unes prises au hasard entre les mille que nous pourrions
alléguer.
Veut-on savoir ce que la High Church‘ pense des principes mémes
qui.servent de base a l’anglicanisme ?— Ecoutons un de ses arganes.
Peu de jours aprés la sanction royale donnée au « Public worship
regulation Act, » sous le titre’: « Que faut-il faire? » Ce journal
Le Correspondant du 10.avril 1878.
EN ANGLETERRE. %
s‘exprimait ainsi : « Nous allons montrer quelques-unes des erreurs
et des méprises des théologiens (il veut dire des réformateurs) du
seineme siécle. « La premiére et-la plus désastreuse a été la substi-
tution d'un livre a la parole vivante de l’Eglise. » Et 1a-dessus l’au-
teur condamne la doctrine des articles VI, VIH, XX, XXI et la pre-
miére homélie. ;
« La seconde erreur des réformateurs anglais fut l’acceptation de,
ou la soumission @ la doctrine dela suprématie royale. »
L’auteur fait ensuite l'historique de toutes les lamentables con-
séquences que ces deux principes ont eues pour l’Eglise d’ Angleterre,
avec beaucoup de justesse, de candeur et d’honnéteteé; il suit pas a
pas la réforme anglaise dans sa décadence, ct on peut résumer son
appréciation des principes de la réforme, dans ce mot qui caracté-
rise un de ses jugements : « Ce n’est pas du christianisme, c’est
du paganisme’. » .
Voila pour les principes de la réforme. Quant aux réformateurs
eux-mémes et aux effets désastreux de la réforme anglaise, au
point de vue moral et religieux, c’est un sujet tellement re-
hattu, les aveux sont, et si nombreux et si écrasants, les faits si con-
nus, méme en dehors de |’Angleterre, qu’il n’y a plus rien, ce
semble, 4 apprendre ou @ faire connaitre. Jamais peut-¢tre, dans
le monde, un clergé ne s’est joué plus impunément du sentiment
religieux de tout un peuple. Voici ce qu’écrivait naguére, entre au-
tres choses, un des membres les plus connus et les plus distingués
de la Haute Eglise : « Si un mahomeétan laique, disait ce ministre,
se croit obligé de prier cing fois par jour, quelles ne devraient
pas étre la ferveur et la dévotion d’un prétre chez des chrétiens !
Et cependant, c’est 4 peine si une minorilé infinitésimale du clergé
anglican a, depuis la Réforme, obéi a cette loi si claire (de office
journalier), quoique tous aient juré 4 leur ordination de l'observer.
Pas un évéque, dans ses visites, n’a fait des demandes ou des en-
quétes sur ce point. Je doute méme que le Daily service ait été jJa-
mais recommandé dans aucune charge*, voire incidemment, et une
chose qui rend encore ce fait plus étonnant, c’est que, ici, 4 Lon-
dres, durant ces derniéres années, le Daily service a été supprimé
par trois ministres évangélicaux, quand ils ont pris possession de
leurs bénéfices... S’il y a des excuses pour.ne: pas introduire le
Daily service la ot 1a coutume n’est point regue, c’est cc que je ne
veux pas discuter ici, mais je ne pense pas qu’une personne sim-
* Voir trois remarquables articles de la Church Review du 3, du 10 et du 47
octobre 1874, sous ce titre : What is to be done? pages 5714-572; 585-586 ; 619-
620. Thisis not christianity but heathenism.
* On appelle charge les lettres pastorales des évéques et des archidiacres.
98 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE
plement honnéte puisse mettre en question que le discontinuer,
la ou al a été longtemps pratiqué, ne sot un outrage envers Dieu
et une injure envers les hommes'. »
On congoit qu’il échappe des cris de honte et de douleur 4 des
hommes qui ont le sens chrétien, 4 des hommes qui comprennent
ce que c’est que le christianisme, 4 des hommes qui voient dans la
religion autre chose qu’un moyen de se faire une belle situation
en préchant la guerre contre le papisme, ou en distribuant des bi-
bles, quand ils apercoivent )’état d’abandon ou tout est tombe
dans |’Eglise anglicane, et quand ils assistent aux persécutions
infligées par les évéques 4 tous les ministres vraiment zélés et sé-
rieux. Aujourd’hui encore, le nombre des temples protestants ou il
se célébre un office tous les jours est extrémement restreint, et
dans certains diocéses, il y en a ot on célébre a peine une fois par
mois. On comprend que des hommes arrivés 4 se convaincre, par
une étude sérieuse de la réforme et par l’observation de ce qui se
passe dans le monde, que la soumission de l’Eglise 4 l’Etat a été la
cause principale de la décadence religieuse anglaise, on concoit,
disons-nous, que ces hommes tirent cette conclusion : « La mort de
l’Etablissement, qui est d’institution humaine, sera la vie de]’Eglise,
qui est d’institution divine’. » P
V
fl est bien vrai, nous le reconnaissons, que certains membres
de l’Eglise anglicane n’apprécient pas de la méme maniére les
principes de la réforme et ses conséquences; il en est qui sont en-
‘ Littledale, dans le Church Times du 5 mars 1875, 144, col. 4. La confirma-
tion des plaintes de M. Littledale se trouve dans les débats de la convocation de
Ian dernier et de cette année. On a compris tout ce qu'il y avait d’anormal a
conserver larubrique relative au Daily service ou pri¢re journaliére, et on a
proposé d’ajouter a cétte rubrique l’explication suivante : « Les prescriptions
relatives au Daily service sont conservées (dans le Conunon prayer Book), non pas
comme des régles obligatoires, mais comme une preuve de l’importance que
I'fglise attache a la priére journaliére et 4 la lecture de la Sainte-Ecriture. » Sur
quoi l’évéque de Chichester faisait, l’an dernier, l’observation suivante. 1] pro-
posait de substituer le mot énvariable au mot obligatoire (compulsory), et voici
la raison qu'il donnait de cette substitution : « Cela pourrait, disait-il, sauver
quelques tendres consciences, et il serait bon d’adopter cette expression, sur-
tout dans des jours ox Rome a tant de motifs d'accuser ['Eglise anglicane de ne
Ouvrir asses souvent ses temples pour la priére privée ou publique! » (Voir le Church
ier ‘ la Church Review du 10 juillet 1873, et Je Guardian du 8 juillet, 850,
col. 2.
* Church Review du 17 aout 1874, p. 470, col. 3.
EN ANGLETERRE. 27
core pleins d’admiration pour les martyrs d’Oxford, pour Henri VIII,
Elisabeth et Guillaume d’Orange, qui considérent la réforme du
seinéme siécle, en particulier, la réforme des derniers temps
d’Edouard VI, comme leur idéal; mais, outre que ces hommes di-
minuent en nombre, ils s’éloignent tellement des doctrines du
christianisme, que les divisions de I'Eglise anglicane n’en sont
rendues que plus apparentes. ll ne reste plus rien debout. Tous
les formulaires sont attaqués et dans deux sens extrémes : les uns
leur ravissent tout ce qu’ils contiennent du calvinisme, les au-
tres y effacent le peu de catholicisme qui y a survécu ; les uns re-
prennent toutes les anciennes cérémonies, tombées en désuctude,
les autres omettent effrontément celles qui sont le plus clairement
prescrites ; la lutte n’est donc pas seulement dans les idées, elle
se traduit a I’extérieur par les actes et par les rites dans lesquels
les idées trouvent leur expression. La désorganisation est partout,
et lordre ne parait nulle part.
D'ou pourrait-il en effet venir ?— Il ne pourrait venir que de trois
causes agissant isolément ou de concert, de l'Episcopat, de la Con-
vocation ou de I’Etat. Or, aujourd’hui ces trois causes sont totale-
ment paralysées et impuissantes, ainsi qu’il est facile de le voir et
de le montrer'. Parlons d’abord de l’épiscopat.
Sil est un rouage usé dans le systéme anglican, c’est assurément
l'épiscopat, et jamais on ne }’a plus clairement constaté que durant
cette derniére année. Il ya un an qu’on ne cesse de discuter les
évéques et tous les partis le font en des termes qu’on rencontre
rarement ailleurs, méme parmi des adversaires politiques. « Si je
voulais, écrivait derniérement un ministre au primat d’ Angleterre,
feuilleter les pages de la Chronicle of Convocation’, je trouverais,
sans peine, ample motif d’accuser Votre Grace d’étre le principal
obstacle 4 toute action décisive de la part de I’Kglise, en matiére
de rituel. Si j’écrivais pour faire uniquement de la controverse, je
pourrais ajouter qu’entre tous les éyéques .qui se sont assis sur le
siége de Cantorbéry, aucun, excepté peut-étre Parchevéque Cran-
mer, n’a eu aussi peu de droits que Votre Grace de se plaindre de
Millégalité des autres, 4 moins que ce qui est mal dans un prétre,
ne devienne Jouable dans un évéque *. » Un journal du parti ritua-
1 Le Temes en faisait l’aveu public, dans son numéro du 30 juin. « ll n'ya
plus, disait-il, um moyen capable de déterminer et de faire observer la loi ecclé-
siastique dans les points controversés, en particulier, dans ce qui concerne
rordre et le rituel (p. 9, col. 3.) »
* Journal officiel de la Convocation ou de l’espéce de Parlement ecclésiastique
qui porte ce nom en Angleterre.
3 A.D. Wagner, A letter to the most Reverend the Lord Archbishop of Canter-
bury, by the rev. A. D, Wagner, chancellor of Chichester cathedral, and vicar of
28 L’ABOLITION DB L’EGLISE ETABLIE
liste, citant ces paroles du chancelier de la cathédrale de Chichester
au primat d’Angleterre, y ajoute le petit commentaire suivant :
M. Wagner ferait aussi bien de parler grec au docteur Cumming‘,
ou de parler honnéteté au prétendant*, que de parler morale 41’ar-
chevéque Tait. »
Ailleurs, faisant allusion a 1a lettre pastorale promulguée en
mars - par les évéques , le méme journal s’exprime de la facgon
suivante : « Il n’y a pas d’aliénation entre les prétres et le peuple,
mais il y a un large gouffre entre les évéques et Je reste de |’Kglise.
Les évéques pourraient voir combien ce gouffre est large, s’ils vou-
laient seulement parcourir leur « Church times, » qui est lu avec
sympathie et confiance par des milliers de laiques répandus dans
tout le pays. Ils sauraient alors que les choses en sont venues & ce
point que, s‘ils voulaient condamner un livre auquel nous consen-
tirions 4 donner notre imprimatur, un peuple immense le lirait, en
dépit de tout ce que Leurs Seigneuries pourraient dire. Nous som-
mes affligés qu’il en soit ainsi*. »
« Dans les circonstances actuelles, ajoute un autre journal, les
évéques n’ont et ne peuvent avoir aucune influence. Un de ces pré-
tres fidéles, dont Leurs Graces parlent avec tant de froideur, pour
ne rien dire de plus, a dix fois plus d’influence que tout le Bench
épiscopal pris ensemble’. » Le « Rock » en général, extrémement
favorable aux évéques anglicans, parce qu’ils se rapprochent assez
de son idéal de l’Eglise du Christ, ne peut pas retenir cet aveu écra-
sant : « Voila certes, dit-il, un langage bien fort, mais il part de
toutes les fractions de l’Eglise : de l’Eglise Haute, de l’Eglise Basse,
et de l’Eglise Ritualiste. Tous les partis s’accordant 4 proclamer-
que les évéques ne méritent pas d’étre crus; quelques personnes
vont méme jusqu’d soutenir qu'ils ne sont ni francs, ni honnétes
dans leurs discours et dans leurs lettres*..... Quand les évéques
parlent d’aliénation, nous leur dirions volontiers, avec tout le res-
pect qui est du 4 des évéques : prenez garde qu’il n’y ait en vous
un peu d’amertunfe et que cette amertume n’améne ce résultat dé-
sastreux®. »—
Saint-Paul, Brighton, Londres, Rivingtons, 1874, page 4. Cfr. le Church Times du
4 septembre 1874, p. 429, col. 2. — |
‘ Ministre presbytérien, célébre par son fanatisme.
# Le fameux imposteur Tichborne dont le procés s’est déroulé, pendant cing ou
six ans, devant les cours d’Angleterre.
> Church Times du 12 mars 1875, 133, col. 3.
4 Le Church Herald, cité par le Rock du 2 avril 1875, 230, col. 4.
8 Voir, dans le Church Times du 19 mars 1875, l'échange de lettres entre
l’évéque de Ripon et le ministre Gray.
6 Le Rock, ibid.. Le Morning-Post adressait, il y a un an, la méme observation
wux évéques , a propos du Public Worship Regulation Bill.
EN ANGLETERRE. 29
Ces extraits, que nous pourrions multiplier par centaines, en les
prenant dans les journaux religieux de toute nuance, et méme dans
les journaux politiques, révélent une plaie bien profonde dans
I'Eglise établie, une plaie qui va tous les jours s’élargissant, s’en-
vyenimant, et qui aménera, sans tarder, la dissolution méme du
systeme. On nous permettra encore une autre citation. « Pour ma
part, écrivait un laique, je ne donnerais pas, au moins, dans ce
moment, un seul shilling 4 une Société sur la liste de laquelle figu-
rerait le nom d'un seul de nos présents évéques — l’évéque de
Lincoln excepté — et je voudrais que tout laique appartenant 4 la
Haute Eglise prit la méme résolution'. »
Lorsque de pareilles plaintes retentissent de toutes parts, c’est
que la situation est devenue bien grave, et il est impossible qu’elle
ne soit pas le résultat de causes plus graves encore. On ne con-
goit pas que tous les membres d’une Eglise, que ceux, en particu-
lier, qui sont pourvus de plus de zéle, parlent en termes si peu res--
pectueux du premier ordre de la hiérarchie religieuse, sans que
les membres de cet ordre aient commis des fautes dignes de cen-
sure. |
Et, en effet, quand on parcourt histoire religieuse de 1’Angle-
terre pendant ces derniers quarante ans, on n’a pas de peine a
comprendre pourquot l’épiscopat est tombé si bas dans l’estime de
tous les partis qui se divisent l'anglicanisme. Non-seulement les
évéques ne se sont pas montrés évéques, mais ils ne se sont méme
pas montrés chrétiens. Au lieu de défendre les droits de l’kglise,
ils ont toujours flatté l’opinion populaire, et parce que le peuple est
facilement porté ase tourner du cété de lirréligion, ils ont tou-
jours persécuté les hommes les plus pieux et couvert de leur pro-
tection les hommes qui affichent les opinions les plus antichré-
tienncs. Dans un pauvre quartier. de Londres, 4 Sainte-Marie, soho
square, un ministre zélé avait ramené a la vie religieuse toute une po-
pulation qui ne mettait jamais le pied 4 l’église, en fondant des so-
ciétés de secours pour le soulagement des infirmes et des malades,
des écoles pour les enfants pauvres, en donnant a ses offices plus
de pompe ct de solennité par]’observation rigoureuse des rubriques
du « Common prayer-Book. » Ce ministre était aimé de ses parois-
siens ; son église était comble tous les dimanches, et personne ne
lui refusait son concours pour aucune entreprise, parce qu'on savait
qu'il n’avait qu’un désir, le bien de ses ouailles. Ce ministre mourut
l'an dernier; ’évéque de Londres, le docteur Jackson, lui donna
pour successeur un ministre dont les idées sont toutes contraires,
* Church Times du 14 aout 1874, 395, col. 1.
30 L’ABOLITION DE L'RGLISE ETABLIE
et qui, dans l’espace de quelques mois, a détruit l’ceuvre de son
prédécesseur. Cette année, le jour de Paques, il y avait, 4 V’office ©
de onze heures, quatorze personnes : on les a comptées. La paroisse
aeu beau protester, ses « churchwardens » en téte. On n’a tenu au-
cun compte de ses plaintes, et le ministre est maintenu, unique-
ment parce qu’il partage les idées religieuses de la Basse-Eglise.
« Comment voulez -vous que des prétres aient confiance en leurs
évéques, écrit un ministre, quand nous n’avons aucune garantic
que nos évéques sont orthodoxes, et quand il est notoire que plus
d’un est attaché aux hérésies rationalistes et puritaines‘? »
« Les évéques amis du bill, écrit un autre,sont ceux qui n’ont ja-
mais été notés pour leurs tendances catholiques. Le docteur Tait?
est un de ceux qui ont combattu Newman‘ et persécuté Pusey °; il
est l’ami du doyen Stanley’ et de l’évéque d’Exeter‘*; sa conduite
envers le défunt métropolitain de Capetown n’a pas été générale-
ment regardée comme conforme 4 celle que devrait tenir un
évéque envers un de ses collégues. L’archevéque Thompson’ est ac- .
cusé d’avoir fait tout son possible pour faire condamner M. Ben-
nett *. L’évéque Jackson ° ne fait point mystére de son incrédulité,
a propos de la doctrine catholique sur le sacrement de |’autel.
L’évéque Ellicott * fait de son mieux pour persécuter son clergé fi-
déle. Lord Arthur Hervey‘ s’est illustré dans sa derniére charge
par son mépris pour le grand John Keble ‘* et par son hérésie. Voila
pour les évéques *.
£ Church Times du 19 mars 1875, 144, col. 4.
* Le primat d’Angleterre, archevéque de Cantorbéry, s’appelle Archibald Camp-
bell Tait.
3 Le Révérend Pére Newman, oratorien.
4 Pusey, professeur d’hébreu a Oxford.
5 Doyen de Westminster, l'homme le plus distingué de la Broad Church.
6 Le docteur Temple, un collaborateur du recueil rationaliste Essays and
Reviews, 4 propos duquel il s’est fait tant de bruit, il y a quelques années.
7 Archevéque d@’York, dans les discours duquel on arelevé une demi-douzaine
@hérésies.
& Un des ministres ritualistes les plus connus, vicar de Frome.
® KEvéque de Londres.
‘0 Evaque de Glowcester et de Bristol.
‘1 Evéque de Bath and Wells.
12 Le célébre auteur du délicieux volume de poésies chrétiennes intitulé : The
Christian year, celui qui inaugura le mouvement trartarianiste d'Oxford, et qui
précha le fameux sermon des Assises, publié, plus tard, sous le titre d’Apostasie
Nationale (14 juillet 1833). C’est un des personnages dont la mémoire est lefplus
chére aux anglo-catholtques.
18 Church Review du17 octobre 1874, 607, col. 2. La lettre d’ok nous extrayons
ce passage, était adressée au Guardian.
BN ANGLETERRE. 31
«Le jugement rendu dans le procés Purchas', dit un des mi-
nistres des plus connus du parti ritualiste contemporain, a expres-
sément statué qu'il faut porter la chape (is to be worn), en célébrant
P'« Holy communion» dans les cathédrales et les collégiales, les jours
de fete, et non pas qu’on peut la porter (may be worn). Cependant
presque tous les évéques et presque tous les doyens d@’Angleterre,
désobéissent cette claire injonction, le doyen de Chester, y com-
pris, si jc ne metrompe, quoiqu'i! professe beaucoup de zéle pour
la loi?. »
Ailleurs, le méme écrivain, aprés avoir rappelé les procés reli-
greux de ces derniéres années, ajoute : « les exemples montrent
que les évéques ont frappé plus durement sur ceux qui ont fait
preuve de plus de déférence et d’obéissance canonique... La vérité
est que les évéqucs ayant fabriqué les lois, ont rendu tout a fait
impossible leur traduction devant les tribunaux pour des méfaits
de leur ministére, et queleurs méfaits étant, en général, favorables
a Yirréligion populaire, ils obtiennent Yimpunité, sinon des en-
couragements pour leurs procédés illégaux*. »
« Si les évéques, écrit un autre ministre de l’Eglise anglicane, si
les évéques aiment si passionnément les décisions judiciaires, com-
ment se fait-il qu’ils aient mis tant de soi 4 se soustraire expres-
sément a la juridiction de la nouvelle cour, et cela aprés que la
violation des lois commise par l’archevéque dans la célébration du
service divin a été portée 4 la connaissance de Leurs Seigneuries, par
la presse publique et par le Parlement. La conduite de l’épiscopata
Lambeth n'est pas autre que celle du pape transportée au bord de
la Tamise*. »
Voila, ce semble, assez de citations sur ce point, mais c’est un
sujet ol nous ne youlons émettre aucune idée personnelle. Toute
notre ambition est de servir d’écho & ce qui se dit ou s’imprime
de l’autre cété de la Manche, ct de transmettre cet écho a ceux qui
suivent avec intérét le mouvement religieux contemporain. Aussi,
nous nous permettrons encore une citation qui résume tout ce que
nous venons de dire. Tout le monde sait qu’on a parlé beaucoup de
« Loyalty » dans ces derniers temps, a propos des catholiques. On
en a parlé aussi 4 propos des anglicans, mais 4 un autre point de
vue. L’auteur d'un article qui a pour titre le mot « Loyalty, » aprés
£ Littledale, dans le Chureh Times du 5 mars 1875, 143, col. 4.
* Un des procés ritualistes qui ont fait le plus de bruit. Six mille clergymen
ent protesté contre la décision du Conseil. privé.
3 Littledale, dans le Church Times du 8 janvier 4875, 19, col, 3. Dans cet ar-
tick, I'anteur passe en revue les principaux procés religieux de 1845 a 1856.
4 Church Times du 19 mars 1875, 444, col. 3.
39 L'ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE
avoir remarqué que ce mot, d’origine francaise, signifiait primiti-
vement loyauté et drotture, tandis que, aujourd’hui, en Angleterre,
il est le synonyme de fidélité aveugle 4 une personne ou a un ordre
de choses, s’exprime en ces termes :
«Il n’est pas de fait plus évident que le caractére High-Church
du systéme anglican, au point de vue hiérarchique, liturgique et
doctrinal, sauf, toutefois, qu'il y a dans ce systéme assez de con-
cessions pour que les autres écoles puissent étre tolérées dans son
sein. Voila, par conséquent, une pierre de touche au moyen de la-
quelle on peut juger du droit qu’ont les évéques de réclamer la
« Loyalty » de leur clergé. Adoptent-ils, avec la douceur et la gé-
nérosité dont ils doivent user envers les autres opinions, adoptent-
ils une ligne de conduite High Church, et défendent-ils principale-
ment ce qui est, 4 parler strictement, l’anglicanisme? — Non, ib
ne le font pas; rien n'est plus évident. Au contraire, |’école de la
« High Church » est la seule qu’ils dénoncent et qu’ils tracassent.
Chacun sait comment on traite les anglicans dans le diocése de
Durham, mais on ne trouvera pas un diocése ol on traite de la
méme facon l’extréme gauche des deux autres partis religieux.
Jamais, a la Chambre des lords, on n’a vu évéque se plaindre de
la promotion des Puritains ou des Rationalistes 4 de hautes fonc-
tions ecclésiastiques, comme l’archevéque Tait l’a fait quand il a
protesté contre l’avancement des chanoines Pusey ‘, Liddon ? , Bright*
et King, promus ade simples canonicats, dans un temps ou les
doyennés sont bourrés d’hommes qui ne se conforment méme pas
ostensiblement aux lois de I’Eglise.
« Quand Leurs Seigneuries affectent de remercier la divine Provi-
dence pour les réformes qui ont été accomplies malgré l’opposition
systématique, dont ils ont fait preuve personnellement ou dont ont
fait preuve leurs prédécesseurs ; et quand néanmoins ils lancent
contre les ritualistes les accusations que leurs devanciers lancé-
rent, ily a quarante ans, contre les Tractarianistes, elles ne font
que nous rappeler cette divine parole : « Malheur da vous, scribes et
« Pharisiens hypocrites !...»
« Loyauté enyers larchevéque de Cantorbéry signifie rébellion
contre le Christ en matiére de divorce, complicité avec le doyen
Payne Smith et le Rév. Freemantle dans les insultes schismatiques
qu’ils ont lancées contre I’kglise américaine*. Loyauté envers é-
‘ Chanoine de Christ Church, 4 Oxford.
* Chanoine de Saint-Paul de Londres.
* Chanoine de Christ Church.
4 « Votre Grace, écrit au primat le chancelier de Chichester, votre Grace a no-
tamment favorisé l’agitation dirigée, sans succés, il ya peu de temps, contre un
EN ANGLETERRE, 35
véque Jackson signilie acceptation de l’hérésie de Waterland sur le
sacrement! Loyauté a l’évéque Baring‘ signifie expulsion de tout
membre de la Haute Eglise du sein de l'anglicanisme! Loyauté a
révéque Ellicott? signific absolution du sacrilége de la communion
a Westminster !... Mais qu’est-ce que tout cela a a faire avec l’obéis-
sance due au Christ et 4 son Eglise, qui est la véritable loyauté des
calholiques ?
« Le respect des Anglais pour l’autorité est un principe sain et
juste, mais nous sommes les descendants de ces vrais Anglais qui
ne soufirirent jamais que, ni pape, ni roi, fussent, en cette contrée,
despotes... Jamais évéque n’osera proférer dans notre Parlement les
paroles que le cardinal de Bonnechose a prononcées dans le Sénat
francais: « Mon clergé est un régiment; quand j’ai dit: « Marche, »
il marche*.» Chez nous, tout fonctionnaire, depuis la reine jusqu’au
dernier policeman, est le serviteur, ct non pas le maitre de la loi. Celui
qui réclame de nous l’obéissance doit nous en donner I’exemple. fl
nest pas d'illégalité si évidente et si persistante que celle des évéques.
Jusqu’a ce qu’ils aient commencé a respecter la loi dont ils sont
les gardiens naturels, nous leur prouverons notre loyauté, absolu-
ment comme les ecclésiastiques de Natal ont prouvé la leur au doc-
teur Colenso*, cn leur opposant une résistance constitutionnelle,
mais ferme ; et cette résistance ne cessera que du jour ot nous au-
rons établi nos droits sur une base immuable*. »
Sil n’y avait qu’un parti dans |’Eglise anglicane 4 condamner la
conduite de l’épiscopat, on pourrait soupgonner un peu de partia-
des symboles de V'Eglise (Symbole de saint Athanase en 1871). L’été dernier en-
core, agissant d’aprés votre jugement privé, vous avez gravement compromis
toute 'fglise d'Angleterre, en envoyant le premier ecclésiastique de votre dio-
cése, le doyen de Cantorbéry (Payne Smith) en Aimérique, et en le chargeant de
porter une lettre d’affectueuse sympathie a une assemblée illégale formé de sec-
taires de toutes classes; et, la, votre représentant a commis une violation plus
vrave des lois de YEglise, non-seulement en assistant, mais encore en prenant
une part active 4 ce que je dois appeler une parodie de Ja sainte communion,
parodie, ou, au dire des journaux, un ministre dissident rendit graces pour le
pain, \andis qu’un autre rendait graces pour le vin. (And. Wagner, A Lelter to the
archbishop, Londres, Rivingtons, 4874, pp. 4-5.)
' Evéque de Durham, un ennemi acharné de la High Church et des Ritua-
listes.
2 Evéque de Glowcester et de Bristol.
* On ne saurait croire la mauvaise impression que cette phrase incomprise a
prodaite sur Jes protestants anglais.
4 Evéque déposé pour ses hérésies, il y a quelques années, par les évéques an-
glicans, maintenu quand méme par le gouvernement et tellement choyé des
rationalistes, que le doyen Stanley osait linviter, cet hiver, 4 précher 4 West-
minster. (Voir le London illustrated News du 19 mai 1875, page 455, col. 3.)
* Church Times du 9 avril 1875, 183-184.
40 Jonuxr 4875. 3
$4 L’ABOLITION BE L’EGLISE ETABLIE
lité dans les accusations, et croire que ce corps pourrait encorc
opposer quelque résistance aux attaques dont il est Pobjet. Mais il
n’en est pas ainsi, Haute Eglise, Basse Eglise, Eglise Large, croyants
et incroyants, anglo-catholiques ct évangélicaux, rationalistes et
dissidents, tous battent en bréche l’épiscopat. Par haine pour les
ritualistes, les évangélicaux louent quelquefois certaines de leurs
mesures, parce qu’elles sont plus habitucliement conformes a leur
ligne de conduite; mais que d’aveux, que d’accusations, que d’at-
taques tombent de leurs plumes! [1 n’est, par exemple, personne
qui ne reconnaisse que l’épiscopat n’a plus aucune autorité et qui
ne réclame sa réforme, quoi qu’on ne soit pas absolument d’accord
sur le sens que devrait avoir cette réforme. Le parti évangélical
trouve que les évéques sont trop papistes, et voudrait qu’ils adop-
tassent une conduite plus franchement protestante, c’est-a-dire, an-
ticatholique, violente, persécutrice. Seulement, & en juger par les
manifestations de la pensée publique, ce n’est pas 1a l’opinion pré-
pondérante parmi le clergé anglican. On trouve, au contraire, en
général, que les évéques sont trop mondains, trop séculicrs, peu
instruits et peu ecclésiastiques. On les accuse d’avoir trahi leurs de-
voirs, d’avoir abdiqué Icur juridiction, et de s’¢tre entendus avec
le pouvoir séculier pour mettre l’Eglise & sa discrétion. C’est [a le
cri qui se fait jour en toute maniére et en toute circonstance. On
en saisit l’expression voilée ou manifeste dans mille documents
d’un caractére public ou confidentiel.
« Miserabile dictu'! s’écrie, tout en larmes, un publiciste. Ce sont
les évéques qui ont délibérément cédé les choses de Dieu a César,
représenté par un Etat composé d’hommes qui ne croient, ni a la
foi, ni 4 la divine origine de l’Eglise chargée d’enseigner cette foi.
Ils sont devenus, dans le sens le plus honteux du mot, des traitres.
Semblables a Judas, ils ont, par un baiser, symbole de paix, livré
dans la personne de I'Kglise, leur divin maitre 4 ses ennemis: et
rivalisé avec les anciens Juifs, en poussant le cri: « Nous n’avons
« d’autre roi que César ! »
« Comme gardiens de la foi et des libertés spirituelles de I’Eglise,
ils auraient du résister vaillamment aux empiétements de 1’Etat et
défendre les prétentions qu’a l’Eglise d’Angleterre d’étre une por-
tion de la véritable Eglise du Christ..... Quand nos intéréts spiri-
tuels ont été aussi honteusement trahis, 4 Dieu ne plaise que nous
cherchions a cacher notre tristesse par de douces paroles, et quc
nous nous imaginions que le mal peut étre guéri parce qu’il est
caché*. »
‘ Chose lamentable & dire.
’ 2 Church Review du 47 octobre 1874, 606, col. 4.
EN ANGLETERRE, 3S
Et quand jes journaux s’expriment de la sorte, ils n’exagérent en
rien la situation. C’est la ce que pensent et ce que disent tous les
hommes un peu influents de I’Kglise anglicane, surtout ceux de la
Haute Eghse, c’est-a-dire, les hommes qui représentent encore la
foi théorique et pratique au sein de |l’anglicanisme. Pendant ces
derniéres années, les évéques anglicans ont trempé dans tous les
complots contre les formulaires de I’Eglise; c’est de leurs rangs
que sont partis les coups les plus mortels dirigés contre le chris-
tianisme ; ce sont eux qui ont, sous main ou en public, poussé tous
les mécréants et tous les fanatiques contre les croyants d’Angle-
terre; mais ce sont eux aussi qui doivent porter la responsabilité
de l'anarchie ou est, en ce moment, I’Kglise anglicane.
S'ils avaient su accepter courageusement les formulaires du
Common prayer Book et des XXXIX articles, sauf 4 en demander |'al-
tération ou la révision légale, la ob cela leur eit paru convenable,
tout le clergé eit marché 4 leur suite, et ils auraicnt pu prolonger
de quelques années la vie de I'Etablissement, mais leur conduite a
été juste le contraire dece qu’elle devait étre. La crainte du papisme
les a tellement aveuglés qu’ils ont persécuté ceux qui font cepen-
dant l’honneur et la véritable force de l'anglicanisme. Ils ont toléré
toutes les illégalités, quand elles ont été commises dans un sens
contraire 4 la foi, par les évangélicaux ou par les rationalistes,
mais ils n’ont voulu rien tolérer chez les High-Churchmen et chez les
Anglo-catholiques. Il semble que, pour eux, lidéal de la vie chré-
lienne soit une absence compléte d’ceuvres et de croyances, et,
comme le disait derniérement un de leurs ministres, « toutes les
fois qu’une chose demande un peu de zéle, d’abnégation et de dé-
vouement, ils la rejettent et n’en veulent point, prétendant que c’est
du papisme‘. p
Kt qu’on ne croie pas que nous cherchions a altérer les faits.
Nous n’avons qu’un but : saisir la physionomie vraie de |’Angle-
terre religieuse, au mois de juillet 1875, recueillir les manifestations
de l’opinion publique et présenter cette physionomie ou faire en-
tendre cet écho 4 ceux qui accordent quelque attention aux questions
religieuses de notre temps. Si la situation était autre, nous saurions
le dire avec la méme franchise.
L’épiscopat anglican finit bien mal. Aprés avoir commis I’impar-
donnable faute de profiter du retour des tories:au pouvoir, pour
faire passer des lois persécutrices entachées de la plus: révoltante
partialité et de la plus criante injustice, tl aurait pu encore réparer
‘ Whatever is too much trouble they call Popery, citation du Church Times du
9 avril 1875, 186, col. 4.
36 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE
le mal commis et peut-étre tirer quelque bien du Public Worship
regulation Act. Et pour cela que fallait-il faire? — Pas grand’-
chose : la ligne de conduite 4 suivre s offrait d’elle-méme. Puisque
le gouvernement accordait un sursis d’une année, avant de mettre
la nouvelle loi 4 exécution, et renouvelait les Letters of Business ala
convocation, il semblait inviter les divers partis 4 trouver un moyen
d’entente. Il aurait donc fallu faire un appel loyal au clergé d’An-
gleterre, prendre son avis, écouter ses désirs, suspendre, dans cet
intervalle, tous les procés commencés, formuler des rubriques plus
claires, ou, en laissant ces rubriques ce qu’elles sont, abandonner
4 chacun le choix de les observer dans toute leur rigucur ou avec
les tempéraments qu’y a introduits l’usage.
Le parti de la High Church, en effet, et les ritualistes, qui en
forment Vavant-garde, n’ont jamais réclamé qu’on imposat 4 la
Basse Eglise ou a l’Eglise Large des lois que ces deux partis violent
audacieusement et avec effronteric. Non, jamais encore ils n’ont
usé du droit de représailles : tout ce qu’ils ont demandé et tout ce
qu’ils demandent, méme aujourd’hui, c’est qu’on les latsse libres
d’observer a la lettre des lois que leurs aieux leur ont transmises,
de méme qu’on laisse aux autres la faculté de les violer.
Au lieu de cela, qu’ont fait les évéques? — Ils ont fait semblant
de consulter le clergé dans les assemblées ruridécanales et dans la
Convocation; mais, en se donnant, devant le public, le lustre trom-
peur d’une impartialité dérisoire, ils ont fait agir tous les ressorts
cachés et ont ourdi toute espéce d’intrigues ; puis, lorsque, malgré
cela, ils ont vu tous leurs efforts échouer, ct le clergé se promoncer
en majorité dans un sens contraire a leurs désirs comme a leur
conduitc, ils ont étouffé la discussion, dissous les conférences,
rappelé 4 eux l’examen de la causc, et finalement ils ont abouti a
rédiger un factum que tous les journaux, sans exception aucune,
ont condamné '. On dit méme que les évéques ont eu quelque peine
4 trouver une formule assez terne pour que tous pussent l’adopter :
deux membres de l’épiscopat ont refusé de la souscrire, l'un, l'évé-
que de Durham, parce qu’elle lui paraissait trop faible, ct l'autre,
Vévéque de Salisbury, parce qu’elle lui semblait trop partiale contre
l’école de la Iaute Eglise.
' { «La folie et la méchanceté de l'allocution épiscopale, ces termes ne sont pas
trop durs, » dit le Church Times du 25 mars 1875, page 171, col. 14. — Le Guar-
dian ajoute « que cette allocution tombera comme une semence stérile sur un
sol que les évéques eux-mémes ont durci, mal vue et mal recue. » Le Rock du
2 avril 1875, 230, col. 14. — Il y a des expressions anglaises qui méritent d’étre
citées : « Thefollyand Wickedness. — These terms are not too harsh. — Of the
episcopal allocution. » (23 mars, Church Times, 174, col. 1.)
EN ANGLETERRE. ‘37
Il faudrait citer ici ces trois documents, la lettre pastorale des
26 évéques, celle de l’évéque de Salisbury et celle de l’évéque de
Durham, car ce sont la des documents qui jeltent une grande et
terrible lumiére sur l'état actuel de l’Eglise d’Angleterre, mais leur
longueur ne nous le permet pas. D’ailleurs, tous les journaux an-
glais les ont données et appréciées dans le courant du mois de
mars.
Et quand les évéques ont eu ainsi jeté de nouveau l’alarme parmi
leurs ouailles, ont-ils, du moins, cherché 4 rassurer les esprits, en
affrmant qu’ils administreraient impartialement la loi? — Non. —
Un seul, l’évéque de Carlisle, le docteur Godwin, a fait entendre de
nobles paroles au sein de la Convocation d’York : « Je veux le dire
solenneliement ici, me rappelant en quel lieu ct devant qui je me
trouve, oul, je le dis solennellement. Je me couperais la main droite
ou je résignerais mes fonctions plutét que d’agir, 4 la demande de
trois paroissiens lésés, contre un clergyman qui conservera la posi-
lion orientaie', toutes les fois qu’il sera approuvé en ceci par
ensemble de sa congrégation*. » Ce sont 1a de belles paroles,
des paroles dont il faut prendre acte. En les recueillant, on
n'a qu'un regret, celui de ne pas les trouver sur les lévres de tout
l'épiscopat anglican. Malheureusement, cela n’est pas, ct ce lan-
gage ne semble pas exprimer les sentiments qui animent le véné-
rable Bench.
Deux ou trois autres évéques auront peut-ctre le courage de faire
comme Vévéque de Carlisle, celui de Lincoln, le docteur Words-
wort; celui de Salisbury, le docteur Moberly, et celui d’Oxford, le
docteur Mackarness. Quant aux autres, leurs opinions sont con-
nues, et les membres de la Haute Eglise savent ce qui les attend, a
partir du 1* juillet.
VI
Quand on étudie les événements et la conduite de l’épiscopat an-
glican, on comprend qu’il échappe aux membres du clergé d’An-
gleterre des paroles sévéres 4 leur endroit, et on ne s’étonne pas
de leur entendre dire : « Une des nécessités les plus impérieuses
du jour est de constituer une cour pour juger les évéques. Néan-
‘ On appelle ainsi la place que le ministre occupe au milieu de U'autel, son dos
dant lourné vers le peuple, quand il célébre Vholy communion, ou la messe.
Gest un des points les plus débattus en ce moment entre les ritualistes et leurs
ennemis.
* Church Times du 5 mars 1875, 120, col. 3.
58 L’ABOLITION DE LVEGLISE ETABLIE
moins, personne n'y songe, quoique le seul exposé des procédés du
docteur Baring‘ put sutfire pour faire passer, en moins d'une se-
maine, un pareil bill a travers les deux chambres’. » On s’expli-
que également que tout ce qu'il y ade bon, d’honnéte, de zélé, de
religieux, de croyant dans l’anglicanisme, demande a tout le moins
un désétablissement particl, 4 savoir, l’exclusion de l’épiscopat de
la Chambre des lords. Nommés par des ministres qui ne sont méme
pas toujours chrétiens, les évéques ne représentent, en aucune fa-
con, I’Eglise. « Vous parlez, disait, il y a un an, certain journal,
vous parlez de réformer la Convocation et d'y faire représenter les
laiques. Mais que représentent donc les évéques dans la Convoca-
tion, sinon les laiques*? » Ecarter les évéques du Parlement —
that is the burning question for churchmen — voila la question bri-
lante pour les hommes d’kglise, et rendre a I’Eglise la nomination
de ceux qui doivent la gouverner, voila le principal reméde qu’on
voudrait appliqucr aux difficultés présentes. Tous les partis sont
presque d’accord pour réclamer la premiére de ces mesures, et
beaucoup désirent la seconde ; mais tout annonce que l’Eglise an-
glicane sera déja désétablie, avant que le Parlement ait été saisi
d’aucun bill relatif 4 ces desiderata des Anglo-catholiques. On
parle cette année d’augmenter le nombre des évéques, mais il ne
parait pas qu’on aboutisse 4 aucun résultat sérieux avant la fin de
la session. En tous cas, « les trois quarts du clergé anglican ont
déja exprimé le désir que ces nouveaux évéques ne siégent pas au
Parlement, méme a tour de réle*. »
Le clergé anglican se fait peut-étre bien des illusions sur la si-
tuation intérieure de son Eglise, ct sur l’effet qu’auraient Ics remé-
des proposés; mais on ne saurait nier qu'il n’apercoive bien nette-
ment ce que lui-méme appelle la source de tout le mal, 4 savoir la
‘ Eyéque de Durham.
? Church Times du 5 mars 1875, 4117, col. 3.
* Ibid., 11 septembre 1874, 438, col. 1. Cf. page 459, col. 2. — Le Rock, un
des rarissimes journaux religieux tenant 4 l’Etablissement, ne peut pas s’empé
cher de reconnaitre qu'il se forme un courant extrémement puissant parmi les
clergymen et parmi les laiques dans ce sens, courant qui trouve, dit-il, son or
gine dans le mécontentement profond causé par nos évéques actuels et qui
semble poursuivre un but : améliorer la qualité des titularres en diminuant la
tentation de mondanité et dorgueil. (Rock du 30 avril 1875, 297, col. 1-2.)
* Voir le Rock du 30 avril 1875, le premier Leading article intitulé : Increase
of the episcopate, page 297, col. 1-2. En 1873, on posa trois questions aux
conférences Ruridécanales 4 propos de ]'augmentation des évéchés. Sur 754
conférences, on connait aujourd'hui la réponse de 500, représentant environ
15,000 ecclésiastiques sur 20,000. — Toutes les conférences moins cing ont
demandé une augmentation des évéchés et les trois quarts ont requis l’exclusion
des évéques de la Chambre des lords.
1
EN ANGLETERRE. »
.
compliéte dépendance du spirituel par rapport au temporel. «Ce
dont l’Eglise a absolument besoin, et ce qu’clle doit nécessairement
reconquérir, c'est la faculté de se gouverner elle-méme, et le pou-
voir de rétablir la discipline 4 Vintérieur. Or, le rétablissement de
cette discipline est impossible, tant que les évéques ne seront que
de simples créatures de |'Etat. Quelque honorable que puisse étre
leur caractére, en bien des cas, le vice originel de leur nomination
diminue, et diminuera toujours leur autorité, tant que les choses
continueront a étre ce qu’elles sont aujourd’ hui’. »
Ce n’est pas nous qui nous exprimons de la sorte; ce sont les an-
glicans qui tiennent eux-mémes ce langage. Mais quand on est allé
jusqu’a cetfe limite, on peut bien affirmer, sans crainte de se trom-
per beaucoup, que le désétablissement total ou partiel ne peut étre
bien loin.
Dirons-nous que les éyéques sont maintenant V’objet d’attaques
de tout genre? Ce scrait évidemment chose superflue. Quand des
hommes aussi graves que des chanoines ct des dignitaires de l’Eglise
discutent leurs actes, leurs écrits et leurs personnes, comme on
vient de l'entrevoir, on s'imagine bien que la controverse descend
a des degrés un peu inféricurs*. La caricature, l’épigramme, la sa-
lire s’en mélent, et font pénétrer jusque dans les derniéres couches
sociales des questions qui, par leur nature, sembleraient devoir
demeurer toujours dans des régions élevées*.
e
' Church Review du 5 septembre 1874, 545, col. 4.
* Voici deux ou trois faits qui montrent Jusqu’ou on en est venu. Pendant
plusieurs mois, les journaux religieux, le Guardian, \a Church Review, ie
Church Times ont discuté cette grave question : « L’archevéque Tait a-t-il été
baplisée et confirmé!? » — Le Church Times du 19 mars parodiait ainsi la lettre
épiscopale de mars dernier sous ce titre: La lettre pastorale comme elle aurait da
étre congue : « Le peuple se soucie peu des évéques et encore moins du Conseil
privé. Nous sommes bien forcés d’admettre que les hautes situations tendent 4
engendrer le conservatisme, lequel, inspirant une profonde horreur pour toutes
les inpovalions damgereuses, nous a empéchés, nous évéques, d'agir avec la
moindre prévoyance. Durant les siécles passés, nous nous sommes opposés sys—
tématiquement 4 toute réforme, et, neuf fois sur dix, l’évémement nous a donné
tort. Pour ce qui est du Conseil privé, comme nous ne nous croyons pas obligé
a suivre ses décisions, nous ne voyons pas pourquoi le clergé paroissial agirait
autrement... » Et cela continue sur ce ton pendant deux colonnes. Le 22 jan-
vier, le méme journal insérait, sur la conférence des évéques au palais de Lam-
beth, une poésie qui commence ainsi : « Jetons l’Eglise sous le talon de I’Etat,
commence Archibald Tait (le primat de Cantorbéry). — C'est juste pour cela que
nous sommes ici, ajoute William Thompson (archevéque d’York), etc. » Et cha-
cum des 28 évéques donne son avis dans des termes analogues.
* Darant plusieurs mois le Church Times a placé A sa premiére page, au mi-
lea des autres annonces, une gravure représentant un dragon poursuivant un
aquean chargé de la croéz, le tout accompagné de cette légende : « Le bill de
40 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE
Au moment ot nous écrivons ces lignes‘, plusieurs journaux
nous apportent, entre autres écrits, des fragments d’un pamphlet
intitulé : Are the bishops mad ? (« les évéques sont-ils fous? »), qui
est annoncé comme une réponse a un pamphlet de |’évéque de Man-
chester, intitulé, lui aussi : Are the farmers mad? (« les fermiers
sont-ils fous’? ») Le Rock nous apprend qu’on lit dans le premier
de ces pamphlets des phrases extraites du Guardian — un journal
grave cependant ct modéré de la [igh Church — comme celles-ci :
« Les évéques ne font aucun bien (au Parlement); ils ne font qu’y
prendre soin de leurs intéréts. Ils ne représentent, ni I’Eglise, ni le
clergé. De bons laiques attachés al’ Eglise représenteraient beaucoup
mieux qu’eux les intéréts du clergé et de I’Eglise aux Chambres du
Parlement. Les avantages qu'on retirerait de l’exclusion des évéques
seraient d'abord une épargne de frais, ensuite une épargne de temps,
que ces prélats dépenseraient beaucoup plus utilement dans leurs
diocéses*. La moitié de leurs revenus actuels leur suffirait, et l’au-
tre moitié aiderait 4 fonder vingt-cing nouveaux évéchés. »
L’autcur du pamphlet, qui est un ecclésiastique, ajoute : « Leur
situation et leur dignité nuisent souverainement au caractére reli-
gieux et moral des évéques. La position qu’ils occupent dans le
monde n’exerce aucune influence sur quelques-uns d’entre cux;
mais il est notoire qu’elle change complétement le caractére de plu-
sieurs autres. Aussi les évéques, une fois élus, deviennent-ils juste
le contraire de ce que saint Paul aurait appelé les surveillants (ex-
cxoroug) de I’Eglise de Dieu... Tels qui étaient aimés, pendant qu’ils
occupaient une position secondaire, ont cu la téte tellement tour-
l'archevéque et les persécutions de la Church Assoctation... Les décisions du
conseil privé ne peuvent avoir la moindre valeur morale. La génération nais-
sante apprendra, comme une chose ordinaire, 4 les tenir pour (wicked, tyranni-
cal and absurd) perverses, tyranniques, absurdes. » — Voir le Church Times a par-
tir du 19 juin 1874. — Lorsqu’un journal ecclésiastique et religieux se permet
pareilles choses, on s’imagine les charges qu’on rencontre dans le Punch.
{ Mai 1875.
* Church Times du 10 mai, page 229, col. 2. Peu de jours aprés l’apparition
des deux pamphlets dont nous parions, il en a paru un troisiéme qui a renchéri
sur la méme idée. Il a pour titre: « Not mad but maudlin, » « pas fous mais
tvres ! »
5M. Outram Marshall, une des notabilités ritualistes, s’exprimait presque
comme le Guardian, il y a un an, devant une assemblée de la paroisse de Saint-
Alban : « Le seul reméde, disait-il, c’est de quadrupler le nombre des évéques,
de leur enlever leurs siéges au Parlement, de diminuer leurs immenses revenus,
de les forcer 4 visiter les pauvres paroisses, afin qu'ils voient la besogne réelle
qui se fait dans l’Eglise. Aujourd’hui l’évéque n’est qu'un clergyman nommé par
un gouvernement whig ou tory, lequel ne représente pas plus l’Eglise aprés qu’a-
vant la consécration. » (Church Review du 15 aodt 1874, 477, col. 1.)
EN ANGLETERRE. 41
née par leur entrée dans la Chambre des Pairs, qu’ils en sont deve-
nus un objet de risée!. »
Il yaurait bien d’autres choses inconnues ct curicuses 4 faire
comnaitre; mais ce que nous avons dit suffit amplement, pensons-
nous, pour montrer que l’épiscopat, au licu d’étre une force pour
[Eglise, n’est plus qu’un embarras; et cependant c’est peut-étre le
corps épiscopal qui arrétera quelque temps encore la chute de V’E-
tablissement.
Vil
A défaut ce l’épiscopat, sera-ce la Convocation qui sauvera I’ Eglise
elabliec?
Evidemment, non; et 11 suffit de connaitre la maniére dont elle
se compose, pour comprendre qu'elle est aujourd’hui et qu'elle
sera peut-étre toujours impuissante @ faire quoi que ce soit de sé-
rieux ou de durable.
On appelle Convocation cn Angleterre une espéce de parlement
ecclésiastique qui rappelle un peu les assemblées: générales du
clergé de France. Elle se compose de deux chambres dans chaque
province, d’une chambre haute, correspondant a la Chambre des
Lords, et d’une chambre basse correspondant 4 celle des Commu-
nes. On pourrait parfaitement comparer la Convocation au Parle-
nent britannique, si les deux provinces qui se partagent |’Angle-
terre, la province de Cantorbéry et la province d’York, n’avaient
chacune leur Convocation particuliére. Mais il en est ainsi, et cette
division remonte bien au dela de la Réforme. Le célébre cardinal
Wolsey, dont les vues étaient si grandes, et auquel on commence
enfin & rendre justice chez les anglicans, tenta, mais en vain, de
fondre les deux Convocations d’York et de Cantorbéry en une seule
assemblée. Ses efforts furent inutiles; sa volonté ct sa puissance
vinrent se briser contre les rivalités et les jalousies provinciales.
C'est un réve des Anglo-catholiques actuels de réaliser le projet du
{ Le Rock du 7 mai 1875, 320, col. 1-2. L’auteur de ce pamphlet fait remar-
quer combien il est ridicule de distribuer 5,000,000 de francs entre 28 évéques,
pendant que beaucoup de membres du clergé manquent de pain. — Le premier
ministre d'Angleterre, dit-il, n’a que 100,000 francs, le cardinal Manning peut
vivre avec 30,000, et vous donnez au primat de Cantorbéry 375,000 francs!
— Nous vivons 4 une époque ou de tels rapprochements produisent plus d’effet
que les meilleures raisons.
42 L'ABOLITION DE L'RGLISE ETABLIE
cardinal Wolsey, et peut-étre réussiront-ls un jour; mais il y aura
alors bien longtemps que I’Etablissement aura disparu.
Les deux chambres hautes comprennent tous les évéques titulai-
res. Les deux chambres basses se composent : 1° des doyens de tous
les chapitres diocésains; 2° des archidiacres; et enfin 3° des délé-
gués du clergé et des chapitres. Les archidiacres et Ics doyens des
chapitres étant membres de droit de la chambre basse, et le clergé
paroissial n’ayant aucune part dans leur élection, i] s’ensuit que
V'immense majorité des deux Convocations est forméc par les créa-
tures de I’épiscopat ou de I'Etat. Le clergé n'est que trés-imparfai-
tement représenté dans ce parlement ecclésiastique. Sur cent qua-
rante-sept membres que contient la chambre basse de Cantorbéry,
quarante-deux seulement représentent le clergé paroissial. Dans
la Convocation d’York, les représentants du clergé sont en ma-
jorité'.
Et cependant, malgré cette composition, si peu faite pour expri-
mer Vopinion du clergé en général, il est évident que la High
Church domine dans les deux chambres basses. Il y a la des hom-
mes qui comprennent ce que c’est que I|’Eglise, qui révent son af-
franchissement, qui réclament son autonomie, et pour lesquels le
désétablissement sera le bienvenu. C’est pourquoi il existe entre les
chambres hautes et les chambres basses, c’est-a-dire, entre les re-
présentants de l’Etat et les représentants du clergé, une opposition
sourde, mais ardente et profondc. Tandis que les évéques prennent
parti pour Ics rationalistcs et les incrédules, Ies chambres basses
se rangent du cété de I’Eglise ct du ritualisme*. L’an dernier, elles
firent opposition au « Public worship regulation Bill, » et, ccite an-
née encore, elles ont arrété Ies évéques qui auraient voulu alté-
rer les rubriques du « Livre de la Commune priére » dans un sens
anticatholique. [l est vrai que les évéques, a l'aide de leurs intri-
gues, ont empéché une altération en sens contraire; mais il suffit
{Ils sont au nombre de 31, tandis que Jes évaques, les doyens, les archidia-
nie - les députés des chapitres n’atteignent, tous ensemble, que le chiffre
e 29.
* Le ritualisme, en dépit du Public Worship regulation Bill, avance toujours.
Le Mackeson’s Guide to the Churches of London est 1a pour I'attester. Toutes les
pratiques ritualistes ont progressé d'une maniére étonnante pendant les der-
niers mois de l'année 1874. A la fin de 4873, I’Eastward position, si altaquée par
jes antiritualistes,n’était adoptée par le célébrant que dans 74 temples ; elle lest,
cette année, dans 419. — Si les ritualistes continuent d’avancer ainsi, avant
peu de temps, toutes les églises de Londres seront a eux. — Voir le Church Times
du 12 mars 1875, 137, col. 2. Le Rock reconnait que, sur 100 gradués d'Oxford,
90 sont enclins au ritualisme, 1874, 730.
' Ee ee a
EN ANGLETERRE. 43
de parcourir les débats pour reconnaitre que les chambres basses
ne sont pas avec eux. Que serait-ce, si tous les membres de ces
deux chambres étaient élus par le clergé paroissial! Au lieu d’a-
voir eu soixante et une voix pour le mainticn du statu quo, on au-
rait eu plus de cent voix favorables aux ritualistes et contraires au
« Public worship regulation Act» ou aux jugements du conseil
rive.
. Nous trouvons done, ici encore, l’anarchie et la confusion, l’im-
puissance et Ja stérilité! Le gouvernement a eu beau donner une
année pour réfléchir, pour délibérer, pour prendre unc résolution
quelconque ; on n’est parvenu 4s’entendre sur rien, ou plutdt, nous
nous trompons, on s’est entendu pour laisser toutes les difficultés
pendantes, et, dans quelques jours, ce seront des laiques qui au-
ront 4 trancher des questions de rituel enveloppant les plus graves
questions de doctrine, en attendant qu’un nouveau Bill, annonce et
promis, donne au Parlement et a ses cours laiques Ie pouvoir d’in-
terpréter, sinon de faire un symbole! Il y aurait 14 de quoi rendre
la vue 4 des aveugles! Gomment? Les Ritualistes proclament haute-
ment qu’ils n’acceptent pas et qu’ils n’accepteront jamais les déci-
sions des cours de justice, parce que ces cours sont incompétentes
en matiére de dogme et de rituel'. lls ne veulent d'autres lois que
celles émanant de lEglise par la Convocation, et quand cette Conyo-
cation se réunit, sur Pinvitation expresse du gouvernement, inves-
tie d'une pleine faculté d’agir, elle abdique son pouvoir législatif,
elle n’explique pas les points qu’on accuse d’étre obscurs, elle ren-
Voie au gouvernement la solution de toutes les difficultés; mais
alors, que peut-on espérer d’elle et, en présence de cette inaction
‘ Les Ritualistes ont déclaré, ouvertement, qu’ils n’obéiraient pas aux déci-
sions de la nouvelle cour. Dimanche dernier (27 juin), on a lu dans diverses
éghises de Londres, une protestation congue dans ce sens, et une des sommités
du parti vient de formuler, en quelques pages trés-concises, les raisons quz
empéchent de se soumettre aux tribunaux de I' Etat en matiéres relégieuses. Du reste,
les faits crient plus haut que les paroles. Dimanche dernier, les paroissiens de
Saint-Aiban, se sont réunis pour protester contre la décision de la cour des
Arches, qui a suspendu le révérend Mackonochie, pour six semaines, 4 cause de
quelques pratiques prétendues illégales. Afin, méme, de donner 4 cette protes—
tation plus d’éclat, la paroisse, au nombre de 1500 4 2000 personnes, aprés
sétre rassemblée a Saint-Alban, s'est transportée 4 léglise de Saint-Vedast,
Foster-Lane, Cheapside, et 18, I’'Holy communion a été célébrée avec les cérémo-
mes prohibées par le juge de la cour des Arches, sir R. Phillimore. De pareils
{zits peignent Vétat actuel des esprits mieux que ne le ferait aucune parole.
(Voir les journaux de la semaine, le Times, le Daily-News, le Standard, le Rock,
et le Church Times du 2 juillet. — Cfr. Reasons for not obeying the state court tn
ecclesiastical matters, par J. R. West, vicar de Wrawby, 2° édition.
4h L’ABOLITION DE L'RGLISE ETABLIE
ou de ce mutisme, ceux qui ]’accusent d’impuissance et qui veulent
gouverner l'kglise 4 coups d’ Actes enregistrés au Parlement, n’ont-
ils pas quelque raison d’émettre leurs théories et de soutenir leurs
prétentions?
VITI
Le salut ne peut donc pas venir de la Convocation. On peut dirc
d’elle ce qu’on dit des évéques, au moins dans une certaine limite:
il faut, 14 aussi, de grandes réformes.
Sera-c2 enfin I’Etat qui empéchera le Désétablissement ?
ll est certain que |’Etat ne procédera au Désétablissement que
par force et contraint par la nécessité. L’Eglise anglicane est son
ceuvre ; il ne saurait détruire cette ceuvre sans éprouver quelque
hésitation et quelques regrets : il fera tout ce qui dépendra de lui
pour reculer indéfiniment la crise; i] relachera les liens de dépen-
dance, dans l’espoir d’obtenir un sursis ou de conserver l'état de
choses actuel, aussi complet que possible ; il doit 4 I’Eglise cette
preuve de reconnaissance, car elle lui a été dévouée pendant trois
siécles ; elle a fait ce qu’il a voulu: elle a mutilé ses symboles, sup-
primé sesrites, combattu le papisme, bralé ses temples, incendié ses
bibliothéques, abattu ses sanctuaires ; elle s’est laissée piller, ran-
conner, tailler 4 merci. L’Etat n’a pas eu un caprice qu’elle n’ait
cherché A satisfaire. Evidemment, I’Etat ne peut pas briser des
liens aussi forts et aussi anciens, sans que le coeur lui batte et sans
que la main lui tremble. Si, un jour méme, iI ne peut plus reculer
devant la séparation de corps et de biens, I’kghise anglicane ne doit
pas trop s’inquiéter sur son avenir: |’Etat sera généreux, tout le
monde le lui dit, et ceux méme qui, en ce moment, lui déclarent
ouvertement la guerre, lui promettent de ne pas calculer'. [ls se-
ront généreux. Si tous ressemblaient a M. Miall, peut-étre l’Eglise
pourrait-elle redouter une spoliation, mais M. Miall ne sera certai-
nement pas chargé de liquider les comptes, et ceux auxquels in-
combera ce soin sauront agir en Anglais, c’est-d-dire, en grands
seigneurs, en scigneurs qui ne comptent jamais.
4M. Hughes Mason disait, le 5 mai, au meeting de la Liberation society : « Je
crois que la question d'argent est la principale raison de nos adversaires ; mais,
pour ma part, je suis disposé a la traiter d'une maniére satisfaisante pour eux. »
(Times du 6 mai, page 5, col. 4.)
EN ANGLETERRE. 45
Telle est aujourd’hui la seule cause qui arréte l’ceuvre du Déséta-
blissement, avec la recrudescence d’esprit anticatholique que les
succés de la Prusse ont infusé 4 nouveau 4 l’anglicanisme. Mais ces
deux causes n’arrétent pas le mouvement qui poussc fatalement la
nation anglaise vers cette issue. C’en est fait désormais; ce n’cst
plus une question d’années, c’est une question de mois, peut-étre
une question de jours. « Le Désétablissement avance 4 grands pas
vers l’Angleterre, » tout le monde le sent, tout le monde le dit,
tout le monde comprend que le 1° juillet sera le point de départ
d’un mouvement précipité vers le terme, et, tout le monde le ré-
péte encore : personne n’aura contribué 4 faciliter cette ceuvre
comme l’Eglise anglicane elle-méme : l’anarchie de ses membres,
les contradictions de ses formulaires, la mondanité de ses chefs,
Yimpuissance de ses corps délibérants, le vice de son origine, lcs
difficultés de son existence, les déchirements de sa fin, la nature
méme de sa constitution, tout aura travaillé au triomphe de ces
idées modernes qui veulent séparcr complétement le spiritucl du
tempore]. Bientdt le superbe tablissement dont ]’Angleterre était
si fiére ne sera plus qu’un souvenir : « c’est le Parlement qui l'a
créé; c'est le Parlement qui le détruira; I’Eglise d’Angleterre n’est
plus rEglise des Anglais. Son sort est scellé'. »
L’abbé Martin,
Chapelain de Sainte-Geneviéve.
‘ Pisraeli, Lothair, § xiv.
LA DEMOCRATIE
ET LES ETUDES CLASSIQUES‘
XII
Revenons de ces hauteurs nuageuses 4 cet humble mais éternel
licu commun que les versions suffisent pour apprendre le fran-
gais. Elles n’y suftisent pas, sans doute, jusqu’au bout des études,
mais elles y aident considérablement; ct dans toutes les classes
dites de grammaire, c’est-a-dire jusqu’a la troisiéme, je ne vois pas
de moyen meilleur, plus prudent, plus simple, plus solide. « Elles
n’enseignent pas toute la langue » dit M. J. Simon. Et pourquoi pas
si le maitre le veut bien? Elles n’enseignent pas, certes, les divers
argots qui ont cours dans la presse contemporaine, mais elles peu-
vent trés-bien enseigner la langue classique et franchement, jus-
qu’en seconde, cela nous suffit. « Elles ne font pas vivre l’esprit
d’une vie propre; elles n’éveillent imagination, la sensibilité, la
raison, toutce qui fait l’étre humain que d’une manicre détournée. »
C’est la, 4 nos yeux, un de leurs trés grands mérites. Quelle peut-
étre la vie propre, c’est-a-dire l’originalilé littéraire d’un esprit de
douze 4 quatorze ans, et quel besoin en avons-nous de si bonne
heure? L’imagination, la sensibilité, la poésie, enfin, quand elles
existent, s’éveillent assez d’clles-mémes et assez tét. Prenons garde
d’engendrer des imaginations, des sensibilités, des originalités arti-
ficielles, comme celles dont on se sert dans le journalisme. Dans
P'Université, que nous avons connue comme éléve, on prenait trop
de précautions, peut-¢tre, contre l’imagination et ses premiéres
poussées. J’aime micux cet excés ; il est bon de brider aussi longue-
4 Voir le Correspondant du 25 juin 1875.
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 47
ment que possible la folle du logis. Le vers francais était interdit, ou
da moins trés-peu encouragé. Les narrations en seconde, les discours
en rhétorique suffisaient amplement 4 déverser notre séve, et la
contraignaient a jaillir des sources les plus sérieuses de l’esprit par
la gravité, la noblesse, |’élévation, j’ajouterai méme Pantiquité des
sujets. Comme on compose toujours en rhétorique, et je parle des
plus poéles, avec sa mémoire et non pas avec cette vie propre que
personne, grace 4 Dieu, ne posséde a dix-sept ans, excepté les en-
fants sublimes, comme le fut ce sublime vicillard quia nom Victor
Hugo, nous écrivions nos discours avec des souvenirs classiques,
avec du Tacite, du Démosthénes, du Cicéron, du Bossuet, du Cor-
neille, etc. C’était peu original, j’en conviens, mais je ne dirai pas
que cela manquat toujours d’émotion vraie et de sensibilité; dans
tous les cas c’était habituellement raisonnable et correct. L’ensei-
gement classique, qui ne saurait nous donner I’originali'é, nous
doit la correction et la raison. La patrie s’en contenterait -chez le
plus grand nombre de ses enfants.
Ce n’est pas sérieusement que |’on peut contester 4 la version
latine ou grecque de mettre en jeu la raison. La traduction de la
part d'un enfant qui n’a pas, ne peut avoir et ne doit pas avoir en-
core ses idées propres, est un travail qui met merveilleusement en
jeu les facultés les plus délicates de l’esprit et surtout le jugement,
la comparaison, l’instinct des nuances. Quant aux modéles sur
lesquels on s’exerce dans nos classes, les auteurs Latins ct Grecs,
nous dirons d’cux que c’est la raison écrite, et ce n'est pas M. J. Si-
mon qui nous démentira. Si nous avions une thése 4 soutenir sur
la poésie antique et la poésie moderne, c'est par la supériorité de
la raison que nous caractériscrions les ancicns.
Nous approuvons donc, sans réserve, les précautions que pre-
naient les professeurs d’autrefois contre l’imagination, la sensibi-
lité et les lectures modernes. L’usage de ne commencer les composi-
tions frangaises qu’en seconde était excellent. Avant cette classe et
lage qu'elle comporte, on peut apprendre trés-correctement ct
assez richement sa langue en faisant des versions, et l’on n’a pas
encore acquis un fonds d’idées ct méme de sentiments assez person-
nels pour écrire d’une autre maniére qu’en singeant ce qu’on a lu.
Hélas! je reconnais qu’aujourd’hui on a lu beaucoup, beaucoup
trop avant d’arriver en seconde; on a lu une énorme quantité de
ces exécrables petits bons livies scientifiques, religieux, littéraires
qui gaspillent de si bonne heurc |’attention, les émotions et l’origi-
nalité de nos enfants; on a lu méme beaucoup de journaux, ct
c'est dans l’affreux mélange qui s’est fait de tout cela dans une téte
de seize ans, et non pas du tout dans sa vie propre quel’on va pécher
48 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
ses inspirations et son style. Que dire de ce qui se ferait au profit
de la vie propre en des devoirs francais commencés dés la huiti¢me
ou dés la sixiéme comme le conseille M. J. Simon!
Il y avait autrefois, en Sorbonne, a l'occasion des tournois scolas-
tiques, un dicton fameux et trés-profond: « Timeo hominem unius
libri. » ll y a certainement bien des infirmités cachées sous cc titre :
Homo unius libri; mais. certes, ce n'est pas le manque de vigueur,
d’originalité ct de ressources personnelles. La modération dans les
lectures, leur choix scrupuleux, le retard apportés aux exerciccs
d’imagination ct d’invention, un frein mis, par consequent, a la
précoce vanité des autcurs, tout cela est utile pour donner a l’esprit
une vie propre pour engendrer la force, la rectitude, la solidité des
idées et du style.
J’appartiens 4 la génération qui sortait du collége cn 1850. Si
cette génératiun a péché (ct clle a péché), ce n’est pas par le man-
que d’imagination, de sensibilité, de mouvement, de vie propre, ce
n’cst pas par la stérilité littéraire et politique. Cette génération
avait été fortement contenue dans un petit nombre de lectures clas-
siques pendant les années de collége. La plupart des familles étaient
beaucoup plus sévéres pour les livres qu’elles ne le sont aujour-
d’hui; enfin la librairic puérile et honnéte n’était pas encore inven-
tée. Mes camarades, au moins ceux du lycée de Lyon, dont un grand
nombre a marqué dans les lettres, je n’en citerai qu’un, Ozanam,
avaient été sévérement retenus par nos professeurs sur la pente des
compositions littéraires, de la versification ct des lectures précoces.
Personne n’était autorisé 4 écrire une page de son cru avant les
classes d’humanités. Le baccalauréat d’alors ne comporiait aucune
question littéraire, proprement dite, sans parler des origines de la
langue et des écrivains du seiziéme siécle, que veut faire connaitre
aux lycéens M. J. Simon. Eh bien! lorsqu’un ou deux ans aprés le
collége, nous nous retrouvimes dans les écoles spéciales, nous élions
tous saisis d’une passion, d'un enthousiasme littéraire, que l’on ne
retrouve guére, je le crois, chez les bacheliers et les étudiants d’au-
jourd’hui. Sur deux cent cinquante a peine que nous étions dans
une petite faculté de droit de province, il y en avait au moins deux
cents qui rimaient, et pas un seul qui ne se crut obligé de lire tous
les livres célébres. C’étaient la des excés, étaient-ils pires que l’in-
différentisme absolu qui s’empare des jeunes gens surmenés, ra-
mollis par la culture intensive et le baccalauréat compliqué des
vingt-cing derniéres années?
Dans les études classiques, pas plus qu’a l’école primaire, nous
n’adimettons que l’on cherche a produire une floraison, une matu-
rilé artificielles. Si l’on ala prétention de tout enseigner aux bache-
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 49
liers, c’est pour qu’au regu de leur dipléme, harassés, ahuris, hé-
bétés, ou croyant tout savoir, ils prennenten horreur Ja littérature
sérieuse pour Jusqu’a la fin de leur vie. Il ne faut pas couper court
d'une fagon aussi brusquc et aussi imprévoyante a la jeunesse de
Vesprit et aux études.
Ne commencons pas trop tot a stimuler la verve littéraire des
enfants pour qu'elle ne s’éteigne pas trop tot; et ne surchargeons
pas le programme du baccalauréat des origines de la langue, de
son histoire , des chefs-d’ceuvre du seiziéme sitcle, si nous voulons
réserver aux étudiants des facultés, assez de curiosité, d’entrain et
de fraicheur d'esprit pour s’occuper, plus sérieusement qu’au col-
lége, de ces questions intéressantes.
Si les lettres de nos écoliers sont aussi inféricures que le dit
¥.J. Simon, 4 celles des petites filles, on peut étre certain qu’il y
alades causes enticérement étrangéres 4 ce qui se passe dans nos
classes de collége et dans les pensionnats de demoiselles. Il y a la
des faits de nature; et la maxime supréme, en fait d’éducation sur-
lout, c’est de ne pas violenter la nature.
XII
Amesure que j’étudic dans ses détails le livre et la circulaire de
M. 3. Simon, je m’étonne des dissidences qui nous séparent dans la
pratique, lorsque nous sommes tous les deux d’accord sur les prin-
cipes et sur le but, c’est-a-dire la conservation et le perfectionne-
ment des études classiques. Gar je suis certain des bonnes inten-
tions de Péminent écrivain en faveur du latin et du grec, et je
n’admets ‘pas, comme d’autres contradicteurs, qu’il ne les em-
brasse que pour les étouffer, au profit de 1’éducation utilitaire et
matérialiste.
Je crois qu’il se trompe sur les moyens. Voici, par exemple,
qu'il trouve trés-mauvais qu’en rhétorique et méme en troisiéme,
on fasse faire aux éléves le mot 4 mot des auteurs latins ou grecs
qu'ils expliquent, avant de leur en donner ou de leur en demander
la traduction élégante. I] avoue 4 peine, qu’on finit par leur en don-
ner ce qu'on appelle le bon frangais. « Quelle différence, ajoute-t-il,
sion leur avait enseigné rapidement le latin dans leurs premieres
années, quand Ja mémoire toute fraiche apprend une langue en se
youant, et si, parvenus a quatorze ou quinze ans, ils lisaient cou-
ramment Juvénal sans ce mot 4 mot ridicule, deux fois, dix fois
ridicule aprés ces quatre ou cing ans de latin. » Ah! certainement
40 Jonizr 1875.
50 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
il serait fort heureux qu'on lit couramment Juvénal a quatorze ou
quinze ans et méme beaucoup plus tard! Mais si M. J. Simon trouve
un procédé pour arriver 4 ce résultat, surtout avec l’instruction
- encyclopédique qu’il nous recommande, il aura fait un miracle de
multiplication des heures et des forces vitales de l’adolescence plus
étonnant, s'il est possible, que la multiplication des pains.
Et puis, quel bon moyen pour bien étudier une langue, pour
comprendre a fond les nuances, la délicatesse des expréssions dans
la poésie ct méme dans la prose, que de supprimer la traduction
littérale et le mot 4 mot pour aller de suite a l’interprétation large
et flottante! Je crois bien qu’on pourra lire couramment Juvénal,
ou tout autre poéte 4 quinze ans, si l’on se contente de cette tra-
duction par @ peu prés, que M. J. Simon recommande. Cette lec-
ture cursive durant laquelle un éléve intelligent devine 4 moitié
le sens d’une phrase par l'ensemble du morceau qu’il est censé
traduire, est un moyen trés-assuré de ne savoir jamais une langue.
Ajoutez-y la suppression du théme et cette fois le latin sera bien et
diment enterré.
Mais il faut arriver 4 faire vite, dut-on mal faire; il faut mettre
la charrue avant les boeufs, atteindre le but en supprimant la car-
riére, se trouver homme sans avoir traversé l’adolescence, exercer
une part de la souveraineté dans l’Etat, sans avoir jamais possédé
la souveraineté desoi-méme, aller en toute chose a l’inverse de la
nature : tel est l’esprit de la démocratie.
Chemin faisant, je glane une foule de remarques trés-justes ct
trés-délicates ; il ne sauraiten étre autrement chez un parfait lettré
comme M. J. Simon. Ainsi, & propos des lecons apprises par coeur
« on ne retient que les vers, pourvu qu’ils soient beaux; et dans la
prose, quelques grands mouvements, quelque passage vraiment
magistral. » « Nos éléves de troisiéme ont appris un morceau d’0-
vide. Au moins ce sont des vers. Pourquoi les avoir appris dans un
grand poéte du second ordre? Il ne faut graver dans la mémoire
des enfants que les plus incontestables chefs-d’euvre. Voila trop
de lecons mal sues pour la plupart, temps perdu, par conséquent.
La régle pour exercer la mémoire, est d’apprendre trés-peu et de
savoir 4 fond. »
Tout ceci est excellent, et une foule d’autres choses encore. « Je
voudrais que l’explication des auteurs en classe eit'un grand et
puissant attrait, qu’elle fut attendue par les éléves, commentée en-
suite par cux dans leurs récréations et leurs promenades, comme
on aime 4a se rappeler mutuellement les beautés d’une tragédie
qu'on a entendue ensemble. » Mais comment s’y prendre pour exci-
ter cet intérét? M. J. Simon y trouve un moyen trés-sir, mais
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CEASSIQUES. 54
absolument impraticable : c’est de faire expliquer aux éléves un
auteur ou du moins un ouvrage, un poéme tout entier. Nous ne
prendrons pas contre lui la défense des Conciones, des Selectz et
des Excerpta, quoique dans les premiéres classes il soit fort diffi-
cile de commencer autrement. Mais, avec les surcharges qui pésent
surune classe de troisiéme ou de rhétorique, sciences, langucs
vivantes, histoire, géographie, histoire naturelle, est-il possible
d’expliquer durant l’année scolaire toute l’Enéide, toute I’Iliade,
tout le De rerum natura? Cela suppose des écoliers qui traduisent
4 premiére vue et sans dictionnaire; et méme pour une simple lec-
ture, pour peu qu'elle fit accompagnéc de quelques commentaires,
le temps des classes de langues anciennes, si fort réduit, n’y suf-
firait pas. Enfin s'il vaut mieux connaitre 4 fond un excellent ou-
rage, qu’avoir promené sa curiosité sur la foule des auteurs se-
condaires, encore ne peut-on borner les études grecques ct latines
aHomére, 4 Virgile, a Cicéron et a Platon. Il faut avoir expliqué au
moins quelques pages des autres grands génies de ces deux littéra-
tures. Nous reconnaissons cependant qu'il y a 14 une imperfection
grave de notre ancien syst¢me. Pendant toute la durée de nos études
de collége, nous ne sommes pas allés au bout, non pas d’un seul
grand poéme épiquc, mais d’une seule tragédie de Sophocle; a
peine d'un discours de Cicéron ou de Démosthénes. Et c’est bien
pire aujourd’hui que l’on change six ou sept fois d’auteurs de la
méme langue dans le courant d'un semestre, pour le plus grand
avantage des hbraires, mais non certes, pour celui des écoliers.
Le tableau qu'il nous fait 4 la fin de son livre de |l’enseignement
des langues classiques tel qu’il le congoit, nous vaut de M. J. Simon
une foule de pages charmantes, une critique trés-fine, trés-ingé-
nieuse des anciennes méthodes y reléve ses propres théories. Je
ne \ui ferai qu’un reproche, en me répétant, je le crains, c’est qu’il
suppose appris et trés-bien su, ce qu'il est question d enseigner.
Pour se délecter ainsi dans Homére, dans Sophocle, dans Cicéron,
dans Virgile, il faut savoir le latin et le grec autrement qu’on ne le
sait, méme en arrivant aux humanités. Pour les savoir, il faut les
avoir étudiés longuement, laborieusement, ennuyeusement méme,
car le travail est trés-souvent ennuyeux, un plus sincére, dirait
toujours. Le travail est une dure loi, dura lex, sed lex et le four-
riérisme lui-méme n’a pas encore trouvé le secret de le rendre at-
trayant pour tout le monde, surtout pour les écoliers. Avant de
jouir d'Homére et de Virgile, il faut avoir décliné et conjugué, ap
pms par coeur des listes de verbes irréguliers trés-désagréables,
avoir fait beaucoup de versions mot 4 mot, et, enfin, beaucoup de
themes.
53 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
XIV
Ce mot de thémes nous porte au coeur méme de la circulaire de
M. J. Simon et de ses réformes les plus controversées. Il fait la
guerre au théme et aux vers latins; nous prendrons contre lui la
défense du théme, que d’ailleurs il n’a jamais prétendu supprimer,
comme on aurait pu le croire 4 n’entendre que ses contradicteurs.
Ii Ie réserve surtout pour l'étude des langues vivantes puisqu’on
doit seules les parler et les écrire. Mais vraiment pour bien hire une
langue ne faut-il pas étre un peu capable de la parler et de l’écrire?
Se figure-t-on quclqu’un qui comprendrait merveilleusement les
auteurs grecs et latins sans pouvoir écrire unc demi-page dans ces
langues? Si les thémes contribuent & bien apprendre l'anglais et
Vallemand, pourquoi ne concourraient-ils pas aussi 4 bien appren-
dre le latin et le grec?
Mais voici en passant, 4 propos du théme latin, des conseils ex-
cellents et trop méconnus : « On pourrait, avec plus d’avantage, em-
prunter les textes au latin méme : le corrigé serait une page d’un
auteur classique. Mais exercer, pendant plusieurs années, les éléves
a traduire des morceaux d’écrivains francais, et attacher d’autant
plus de prix au résultat que le morceau scra plus difficile, plus
éloigné, par Ia pensée et par la forme, du tour d’esprit des anciens,
c’est 14 un travail plus curieux qu’utile, presque ridicule, et mal-
heureusement trop usité. » Ceci concédé, nous maintenons de toutes
nos forces l'usage du théme. Rollin en combattait déja ’abus, nous
dit-on. Voici ses paroles : « Quand les enfants ont déja quelque lé-
gére teinture du latin, et quils ont été formés a |’explication, je
crois que la composition des thémes peut lcur étre fort utile, pourvu
qu'elle ne soit pas trop fréquente, surtout dans les commence-
ments. » Suivent d’excellents conseils sur la méthode 4 employer
dans les thémes, d’ou ressort la preuve que Rollin en recomman-
dait l'usage jusque dans les classes les plus avancées et les plus
littéraires; les themes seront donc maintenus, sans qu'il soit pos-
sible d’en rien réduire, tant qu’on maintiendra l'étude de la lan-
gue latine.
En doit-il étre de méme pour les exercices de versification? Nous
ne le pensons pas; et comme il est urgent d’opérer quelques sup-
pressions radicales dans les travaux dont nos écoliers sont sur-
~hargés, nous sommes contraints de souscrire 4 la mesure qu’avait
prise M. J. Simon en abolissant les compositions et les prix de vers
LA DEMOCRATIE RT LES ETUDES CLASSIQUES. 53
latins. Hélas! nous le faisons 4 regret, sachant que nous affligerons
une foule d’aimables et bons esprits avec qui nous sommes en com-
munauté de sympathie, je dirai presque de religion, pour les lettres
antiques. Ou), le vers latin était un des plus agréables fleurons de nos
couronnes universitaires, un ornement de nos concours, un exer-
cice utile pour les bons latinistes, un jeu charmant pour une foule
desprits ingénieux cl délicats. Oui, il cst possible de faire encore
aujourd’hui d’excellents vers latins qui ne seraicnt pas reniés par
des Romains du si‘cle d’Auguste, n’en déplaise 4 Boileau lui-méme,
cifé par M. J. Simon (p. 318). On sera peut-étre étonné d’apprendre
quil existe encore en France des poétes latins, nous serions ingrat
de Yavoir oublié, aprés avoir recu de l'un d’eux Vhonneur de voir
nos humbles vers traduits dans la langue de Virgile. Mais le don
de la poésie latine sera toujours une exception comme celui de la
poésie francaise, une maladie, si vous Ie voulez, mais une maladie
plus innocente pour le public et pour I’Etat que celle de rimer en
francais. Faut-il, pour cultiver cette faculté toute exceptionnelle,
assujettir la masse des éléves 4 l’énorme perte de temps qu’en-
traine pour eux la versification latinc? Nous voyons encore ceci de
nos yeux : les jours de vers latins, tous les autres devoirs sont forcé-
ment négligés. Que l’éléve ait o& non de l’aptitude pour ce genre de
composition, les heures s’'y consument rapidement, le cerveau s’y
exténue, la plupart du temps, sans profit et comme 4 un jeu de
casse-téte chinois; l’éléve aura plutét lu, compris, médité, ad-
miré vingt pages de Virgile qu’il n’aura fait dix vers de son inven-
tion, et vraiment, je trouve le premier exercice plus profitable.
Réduisez pour la masse des éléves, comme le veut M. Jules Simon,
« la pratique du vers latin 4 quelques solides exercices sur la partie
la moins contestable de la métrique et de la prosodie ancienncs, et
a analyse du mécanisme des vers dans ses rapports avec les lois
de 'harmonie poétique. » Vous rendrez service 4 l'ensemble de la
classe et vous n’empécherez certaincment pas celui qui se sent une
vraie vocation pour la versification latine de s’y appliquer durant
ses heures de loisir, pendant et aprés le collége. Je suis certain que
M. Eug. Beaufrére et M. Cyrille Tiston, auraient fait des vers latins
méme sans \’espoir d’étre couronnés au grand concours. Ils en font
bien aujourd’hui avec le scul espoir d’étre lus et goutés par nos
rares humanistes. Ne faisons-nous pas tous des vers frangais pour
quelques douzaines de lectcurs!
Aussi nous n’inclinons pas 4 remplacer Ic vers latin, dans les
classes, par la versification francaise, comme semblerait |’admettre
M. Jules Simon dans cette phrase : « Quant 4 inventer, imaginer,
choisir les mots, disposer les ornements du style et faire oeuvre de
54 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
littérature, ne le peut-on dans la langue maternelle? » On le peut,
mais on ne doit étre encouragé a fairc ceuvre d’imagination au lycée
qu’aprés qu’on a fait longucment ceuvre de raison, d’attention, de
comparaison, de jugement.
Avant donc que d’écrire, apprenez 4 penser.
Et ne rimez pas au collége : les enfants sublimes nous inspirent une
profonde terreur. Tenons-les, le plus longtemps possible, enfermés
avec les classiques les plus décourageants, avec ce pauvre Boileau,
dont nous avons dit tant de mal cn 1832. Donc, trés-peu de vers
latins en rhétorique, mais encore moins de vers francais. Nous per-
sistons 4 considérer comme facheux l'usage qui s'est introduit,
depuis quelques années, d’exercer les éléves aux compositions fran-
caises dés les basses classes; les versions suffiront trés-bien jusqu’en
troisiéme 4 les perfectionner dans la grammairc frangaise et dans
l’ortographe.
Nous revenons 4 |’avis de M. J. Simon lorsqu’il demande qu’on
diminue le nombre des versions dictées qui font perdre un temps
considérable : passer une partie de la classe a dicter un texte, c’cst
un usage qui sc sent des temps ot |’imprimerie n’était pas encore
inventée.
XV
Il y aurait une foule de choses 4 prendre ou & combattre dans le
livre et la circulaire de l’ancien ministre de V’instruction publique ;
bornons-nous a quelques points importants sur lesquels nous trou-
vons a répondre aux préjugés et aux engouements du jour. Cédant
4 une erreur déja ancienne, M. J. Simon a cru devoir prendre deux
classes par semaine au Jatin et au grec pour les donner aux langues
vivantes, et mettre cet enseignement tout 4 fait de pair avec le
vieil enseignement classique. Cette mesure n’a pas été maintenuc.
Je regrette presque qu’elle n’ait pas duré deux ou trois années pour
démontrer par l’expérience ce que je vais avancer ici au sujet des
langues vivantes.
La nécessité de l'étude de ces langues, particuliérement de I'alle-
mand, était préché depuis bien des années; elle est passée en force
de chose jugée depuis la derniére guerre. Il est admis que si nous
avons été battus par les Prussiens, c’est qu’ils savaient le francais
et que nous ne savions pas leur langue. Ce n’est pas ici le lieu de re-
chercher les causes de nos défaites ; nous noterons seulement ceci :
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 55
c'est que les soldats de Louis XIV, ceux de la République, ceux de
Napoléon I* savaient encore moins d’allemand que nous, et qu'ils
ont rudement frotté les armées germaniques. Mais 1a n’est pas la
question, elle est dans ce fait : la connaissance des langues vivantes,
lorsqu’il s’agit surtout de les parler et non pas seulement de les
lire, est un savoir essentiellement aristocratique qui ne s’acquiert
que par les voyages, les séjours 4 l’étranger, la vie de famille avec
des gouvernantes ou des instituteurs étrangers. Dans nos colléges,
tels qu’ils sont pour la provenance des éléves, vous multiplieriez
les classes d’anglais et d’allemand de facon & laisser subsister a
peine le latin et le grec, que vos éléves ne sauraicnt jamais parler,
méme médiocrement, ces deux langues, et qu’un an ou deux aprés
leur baccalauréat ils n’en posséderaient plus un mot, comme les
trois quarts des éléves d’aujourd’hui. Rien ne s’oublie vite comme
une langue vivante que l’on ne pratique pas assidiment; il est vrai
qu elle se réapprend trés-vite. Tel que je pourrais citer et qui a ap-
pris et oublié trois ou quatre fois l'anglais dans le cours de sa vie,
aretenu jusqu’a son dernier jour toute la dose de latin et de grec
avec laquelle il est sorti du collége. Mais il ne s’agit point de la
comparaison de ces langues, il s’agit de cette vérité qu'on n’apprend
a parler une langue vivante que par l’usage, et je soutiens que ja-
mais vous ne pourrez introduire dans un de nos colléges l’usage le
plus borné de l’anglais ou de l’allemand. Ona de la peine a le main-
tenir dans une famille frangaise, méme quand lcs domestiques ct
les institutrices sont allemands ou anglais. Cela se voit pourtant
quelquefois; mais dans un collége c’est impossible. Voici ce que j’ai
constaté souvent : des enfants quittent leur famille, entrent au lycée
parlant assez bien Vanglais; ils suivent jusqu’au baccalauréat Ics
classes de cette langue... et, en quittant le collége, ils en savent
beaucoup moins qu’en y arrivant. Ceci se passait, il est vrai, sous
le régime des lecons d’anglais d’une heure seulement. Je suis con-
vaincu que cela se passerait 4 peu prés de méme avec les deux
grandes classes par semaine instituées par M. J. Simon. Les Fran-
gais, 4 part un certain nombre dc curieux et de lettrés, n’appren-
dront jamais une langue étrangére par gotit, mais par nécessité;
on aura beau créer cette nécessité par des examens, on ne pourra
pas créer de méme des moyens d’instruction pratique et réelle.
Pourquoi les Allemands, par exemple, savent-ils notre langue
pendant que nous ignorons la leur ! Ce n’est certes pas qu’on y donne
beaucoup de temps dans leurs universités. C’est, pour les familles de
la noblesse, qu’elles se mélent par les voyages 4 la noblesse cosmo-
polite de toute l’Europe qui parle surtout le frangais, et que notre
langue est d’un usage trés-ancien dans les salons et dans la diplo-
56 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
matic. Pour les bourgeois ct les ouvriers allemands, c’est qu’ils ré-
sident par milliers en France ct qu'ils sont partis de chez nous par
milliers pour rejoindre les armées prussiennes, leur servir d’es-
pions, d’éclaircurs et de guides, ct piller, en toute connaissance
des lieux, les maisons de leurs anciens patrons et camarades.
Nous n’avons pas ces vertus germaniques; nous ne sommes pas
non plus trés volontiers émigrants, voyageurs et polyglottes; nous
ne pouvons quitter notre pays et notre langue, qui valent certes la
peine d’étre conservés. Jamais une languc étrangére, la professat-on
a nos écoliers quatre classes par semaine, ne sera répanduc en
France comme la ndétre est répandue en Europe. Késignez-vous a
n’étre en France qu’un trés-petit nombre de privilégiés parlant an-
glais ou allemand. On peut arriver 4 détruire les études classi-
ques pour favoriser l'étude des langues étrangéres; on ne par-
viendra jamais 4 en faire parler une seule couramment par plus
du dixtéme de nos bacheliers. J’en reviendrais donc yolonticrs &
"étude facultative de ces langues, comme elle existait autrefois ;
mais, dans tous les cas, je ne leur accorderais pas plus d’une classe
par semaine, car je n’admets pas les heures de classe supplémen-
taires en dchors des deux classes coutumiéres, deux heures le ma-
tin et deux heures le soir.
XVI
On me demandera sur quoi je préléverai cette classe? Je le dirai
bicn vite en abordant de front la plus grande question relative au
baccalauréat és lettres et a ]’éducation libérale; je la préléverai sur
les classes de mathématiques.
M. J. Simon nous dit dans son livre que, pour dégrever la journée
de l’écolier (ce qu'il désire comme nous, tout en l’ayant chargéc
davantage, comme ont fait tous les ministres), « il ne faut pas son-
ger 4 diminuer la dose des études scientifiques. » Je lui réponds
qu’on ne peut absolument songer qu’a cela et au programme d’his-
toire, puisqu’on demande avec raison plus de géographie qu’autre-
fois et plus de langues vivantes.
Partons d’ailleurs de ce fait: il existe un baccalauréat és scien-
ces; il yen a mémc plusieurs, selon les spécialités auxquelles on
se destine. Supprimez, si vous le jugez 4 propos, pour certaincs
carriéres la nécessité du baccalauréat és lettres; ajoutez pour d’au-
tres, pour la médecine, par exemple, un dipléme scientifique au
diplome littéraire, cela prolongera un peu le temps des études clas-
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 57
siques, ce qui est un bien; mais ne compliquez pas les études litté-
raires d'un trop grand nombre d’heures données 4 l’arithmétique,
a Palgébre, a la géométrie, 4 la trigonométrie, 4 la chimie, a la
physique. [fl faut un peu de science a un bachelier és lettres pour
son année de philosophie, mais voici dans quelles proportions ct
dans guel but : |
Un lettré doit savoir au plus juste quelle place occupent les
sciences, fa science, comme on dit aujourd’hui, dans une classifi-
cation des connaissances humaines ; il doit savoir 4 quelle heure et
dans quelles conditions de l’esprit humain les sciences apparais-
sent, quand et comment elles se sont séparées de la théologie et de
la philosophie générale, dans quel ordre nécessaire et selon quelles
lois elles se sont subdivisées et doivent se subdiviser encore, quels
sont les liens généraux qui les unissent et les limites qui lcur sont
assignées par la raison elle-méme, quelles sont leurs méthodes pro-
pres, distinctes de la méthode propre 4 la science morale; en un
mot, un lettré doit étre aussi un philosophe. Un philosophe devait
ere tout a fait géométre, aux temps élémentaires de Pythagore,
suivant cette inscription gravée sur ses écoles : Nul n’entre ici s'il
n'est géometre; le méme homme doit étre, de nos jours, un peu,
mais rien qu’un peu, géometre.
Ni faut donc que le bachelier és lettres ne soit pas étranger 4 la
géométric, mais sans prétention de devenir immédiatement arpen-
leur; 4 la physique, sans songer 4 étre mécanicicn; 4 la chimie,
sans prétendre 4 la distillation et 4 la teinture. La surface des con-
haissances mathématiques demandée a un bachclier és lettres, leur
étendue sur le programme n’est-clle pas hors de toute proportion
avec le besoin réel qu’en peut avoir un homme qui n’en fait pas sa
carriére? J’en appelle a tous les examinateurs pour le baccalauréat.
Oui, le moindre lettré a besoin de l’arithmétique; dabord pour le
philosophique usage dont nous avons parlé plus haut; puis, enfin,
pour tenir ses comptes de ménage avec sa cuisiniére, pour régler
avec ses fermiers, ses magons, son notaire et son agent de change,
sii ena; mais tout cela sans prétendre 4 étre toujours lui-méme
son architecte, son droguiste et son ingénieur, 4 moins qu'il n’ait
pas autre chose 4 faire, ou qu’il exploite en personne sa grande terre
ou son petit domaine. Dans le premier cas, qui est de beaucoup le
plus général, il n’est pas nécessaire de toute la dose d’algébre, de
trigonométrie, etc. , qu’implique le programme du baccalauréat
és lettres.
Qu’on nous permette, 4 ce propos, d’adresser & tout le monde,
et surtout aux intéressés, la priére suivante : Prenons, en France,
les premiers magistrats, les premiers avocats, les premiers profes-
38 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
seurs és Icttres, les premiers orateurs de la tribune ou de la chaire,
méme les premiers médecins et les premiers militaires, pourquoi
pas aussi les premiers écrivains et les premiers muinistres de l’in-
struction publique — et j’ose y placer M. Jules Simon lui-méme —
et demandons-leur ce qu ils ont conservé de leurs mathématiques,
en sus du modeste talent qu’ils peuvent avoir pour tenir leur livre
de ménage, et combien d’entre eux peuvent s'élever plus haut que
les quatre régles? J’affirme que vous en trouverez 4 peine un sur
cent qui ait cette prétention.
Pourquoi donc fatiguer leur Jeunesse d’unc étude qui doit laisser
si peu de résultats usuels et dont les plus beaux fruits peuvent étre
obtenus autrement dans une classe de philosophie bien faite? Oui,
il faut savoir ce que sont les mathématiques pour bien faire sa phi-
losophie, et il faut les pratiquer assez pour étre en état de tenir
ses comptes ; mais il est un autre objet plus important pour lequel
on doit les avoir étudiées : c’est pour bien juger du peu de valeur
qu’elles ont dans la formation de l’4me humaine. Elles sont essen-
tiellement impropres a la forger, comme dit Montaigne, et la meu-
blent trés-mesquinement. Leur étude exclusive, ou seulement trop
prépondérante, est merveilleusement apte 4 fausser l’esprit. Leur
fagon de raisonner finit par en bannir la raison pratique et la rai-
son morale. Jene veux pas ici leur faire longuement leur procés,
mais les piéces ne me manquent pas. Je maintiens que c’est une
mauvaise école pour la raison et pour le caractére, c’est-a-dire pour
tout ’homme. Et puisque nous sommes en ce moment au collége,
appelons-cn a l’expérience des proviseurs, des censeurs, des rec-
teurs, et pourquoi pas des éléves ? Constatons un petit fait qui a bien
Sa signification : lorsqu’il existe dans la maison un professeur, aussi
savant que vous le voudrez, mais ne sachant pas tentr sa classe,
qui cst ou d’une indulgence débonnaire, ou d’une distraction sur
la discipline équivalant 4 la cécité, ou d’une sévérité tellement
outrée qu’elle se perd dans l’impossible, distribuant plus d’heures
de retenue qu'il n’y en a dans toute l'année, donnant des devoirs
d’une difficulté ou d’une longueur telle que ses confréres, a la place
de ses éléves, auraient de la peine a les faire; quitle 4 ne pas s’in-
former toujours si le devoir a été fait; enfin, quand tout se passe
dans une classe en dehors de la mesure, de la proportion, du
rhythme, ‘de la pondération, de l’équilibre, en un mot de la géomé-
trie morale, n’y a-t-il pas cent chances contre une pour que ce
soit dans une classe de mathématiques? Lorsqu’on trouve, au con-
traire, un maitre qui sait vraiment enseigner et condutire, qui est,
dans la saine acception du mot, un pédagogue, c'est dans la vraie
classe, la classe des lettres
LA DEMOCRATIE ET LES RTUDES CLASSIOQUES. 59
Nous ne pousserons pas hors du collége jusque dans la société et
la politique ce vieux paralléle si souvent fait, et trop mal fait des
sciences et des lettres comme éducatrices de l’esprit humain. L’ex-
périence, depuis le commencement de notre siécle, ajoute a tous
les anciens arguments des preuves irréfragables. Les lettrés sont
reslés trop tolérants en face de l’outrecuidance scientifique ; nous
sommes des vaincus, c’est une raison de plus pour combattre fid-
rement.
XVII
La plus urgente des nécessités dans la r¢éforme de l'enseignement
secondaire, que nous demandons comme M. Jules Simon, c’est la
réduction des heures d’étude 4 un nombre qui ne rende pas impos-
sible le développement de la vitalité et l'éducation du corps. De
tous les écrivains qui ont traité de la réforme des colléges, c’est
M. Jules Simon qui a le mieux démontré cette nécessité de la cul-
ture physique, et nous lui en savons un gré infini. Cette seule
question vaudrait la peine qu’un homme de talent s’y consacrat
tout entier ; il y va de l’avenir de notre race. Une notable partie du
livre de M. Jules Simon traite de l'éducation physique et ne ren-
ferme que des choses exccllentes. Par quelle fatalité faut-il qu’aprés
cela l’écrivain ministre gréve encore le cerveau de \’apprenti ba-
chelier de quelques exigences nouvelles? Il ne veut rien retrancher
aux sciences, rien 4 histoire, pas méme 4 l’histoire contempo-
raine, il ajoute beaucoup 4 la géographie, encore plus aux langues
vivantes, 11 demande une place pour le sciziéme siécle et les origi-
nes de la langue dans le programme classique. Il lui faut, de plus,
Yhistoire des lettres, des sciences, des beaux-arts; je lui sais gré de
navoir pas prononcé le mot d’esthétique, quoiqu’il réclame la
chose. Enfin il compléte de toutes les exigences de son esprit de
lettre, d’artiste et de philosophe cette Encyclopédie de omni re
scibilz que renferme le programme du baccalauréat. Comment,
alors, gagner trois heures, deux heures, une heure par jour en fa-
veur de la culture physique, 4 moins de réduire 4 ricn ce qui est le
plus essentiel : l'étude du latin et du grec? M. Jules Simon croit y
avoir pourvu en invoquant des méthodes expéditives ; il n’y en a
pas. Une connaissance ne dure dans |’esprit qu’en proportion du
temps qu’on a mis 4 l’acquérir. C’est pour cela que nous oublions
Vanglais, l’allemand et tous Ies autres accessoires de nos études
classiques, et que nous retenons le latin jusqu’au bout de la
60 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
vieillesse. Certes, malgré notre apparente irrévérence pour les ma-
thématiques, les sciences naturelles, les langues vivantes, histoire
et la théorie des beaux-arts, l'histoire contemporaine, celles des
soci¢tés primitives et de l’origine des langues, pour la physique,
la politique et l’esthétique, nous ne demanderions pas mieux que
d’engendrer des bacheliers qui connussent tout cela 4 dix-huit ans
et qui fussent, par dessus le marché, capables de faire, & cet age,
une campagne contre l’ennemi. Mais trouvons d’abord le moyen de
doubler les vingt-quatre heures de la journée, d’élargir, dans la
méme proportion, le cerveau de l’espéce humaine, et de donner en
méme temps aux muscles des hommes d’étude la vigueur des mus-
cles du gorille, notre heureux ancétre. A défaut de le pouyoir faire,
diminuons la somme des études, s'il est nécessaire — et cela est
trés-nécessaire — et augmentons les exercices du corps.
On nous dira — et je crois que M. J. Simon Ila déja fait — que
’on ne prétend pas demander 4 V’écolier de connaitre par le menu
tout ce que comporte le programme; mais qu'il doit du moins,
aprés son baccalauréat, avoir des clartés de tout, comme Moliérc le
dit pour les femmes. Je me défie beaucoup de ces clartés ailleurs
qu’auprés des dames. J’aime mieux qu’un jeune homme de dix-
huit ans sache fermement une seule chose, fdt-ce le latin, ce pau-
vre latin, si mal vu de nos jours, que de posséder des clartés ency-
clopédiques. Ces clartés lui permettront, il est vrai, de débuter, au
sortir du collége. dans la petite presse, et d’y faire la lecon aux
peuples et aux rois, aux poétes, aux orateurs, aux acteurs et aux
actrices; mais je ne désire pas pour lui ces précoces talents.
Si vous voulez énerver, hébéter, ramollir pour jamais l’esprit des
jeunes gens, viscz 4 faire des bacheliers qui possédent, ou croient
posséder des clartés de tout. Si vous voulez de vigoureuses intelli-
gences, circonscrivez étroitement le cercle des premiéres études!
Mais j’ajoute : N’arrétez pas 4 dix-huit ou vingt ans la durée de l’é-
tude des bonnes lettres, comme le font nos moeurs, nos institu-
tions universitaires et notre état démocratique. Qu’a défaut de la
sagesse des familles, les lois viennent au secours de l’esprit hu-
main mis en danger, et de la race qui dépérit.
Aucune réforme n’est possible dans l’enseignement secondaire,
dans les programmes du baccalauréat, si l'examen des bacheliers
est la derniére et la seule épreuve qu’on impose aux jeunes gens
destinés aux carriéres libérales, si, a travers les études profes-
sionnelles, aucune nécessité ne les contraint 4 rester fidéles en-
core quelques années aux études littéraires. Si le baccalauréat doit
clore 4 tout jamais ces études, il est certain que vous ne pouvez
guére en réduire le programme, et que vous étes condamnés 4
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 61
ne demander au candidat que des clartés sur les matiéres qu’il
exige; c’est-a-dire qu’aprés avoir éreinté son corps pendant dix ans,
vous condamnez son esprit au pire de tous les états, 4 la science par
a peu preset aux prétentions qui naissent toujours de l encyclopé-
disme.
Nous ne cesscrons donc de réclamer plusieurs degrés dans le bac-
calauréat. Le degré supérieur, qui comprendrait la philosophie,
Yhistoire littéraire, celle des arts, des sciences, de la politique, et
les autres maticres dont on a surchargé les programmes, chaque
fois qu’on y a touché pour les amoindrir, ce degré supéricur portc-
rait, si l’on veut, le nom de licence, et retarderait le plus loin pos-
sible au dela de vingt ans l’abandon de toutes les nobles études.
Les matiéres de cet examen dégréveraient d’autant les examens que
Yon passe de seize 4 dix-huit ans, quand l'esprit est encore incapa-
ble de philosophie et de critique.
On me dira qu’il est impossible d’imposer a la bourgeoisie et a la
démocratie francaise un pareil retard de |’apprentissage profession-
nel. Je vous répondrai d’abord qu’une loi, qu’un simple décret,
peuvent tout imposer a la nation francaise, méme le bien, si d’a-
venture on essaye de le faire. Ona fait subir 4 la bourgeoisie une
chose dont les familles avaient horreur, le service militaire obliga-
toire; la bourgeoisie l’a accepté sans murmurer, et méme avec em-
pressement, parce qu'elle a pensé que cela élait nécessaire 4 la
réorganisation de |’armée. Et cependant cette année de volontariat
est bien plus qu’une année perdue; c’est une année ot la santé,
ou la moralité des jeunes gens courent les plus grands risques.
Pourquoi les familles se révolteraient-elles contre des exigences
toutes pacifiques, ayant pour but d’élever, d’agrandir l’esprit de
leurs enfants et de maintenir le niveau intellectuel de la nation?
Ajoutez que cette prolongation des études libérales pendant la jeu-
nesse se lierait 4 une immense amélioration physique et morale
du sort de l’adolescence et de l’enfance, 4 la suppression de l’édu-
cation homicide. Si de pareilles mesures n’étaient pas possibles,
c'est que nous serions pleinement devenus le contraire du peuple
Je plus spirituel de la terre, et que nous serions tombés en éternel
et incurable démocratisme.
C'est déja une excellente chose que d’avoir divisé en deux parts
lexamen du baccalauréat. L’étude de la philosophie ne sera plus
supprimée pendant l’année qui porte son nom; a la condition tou-
tefois que l’on veuille bien réduire le programme des sciences ct
abolir cet odieux enseignement de l’histoire contemporaine. I avait
eé imaginé par empire pour faire insulter dans ses chaires |’an-
Clemne royauté nationale ct vanter le césarisme corse. Nous ne pen-
62 LA DEMOCRATIE ET LES RTUDES GLASSIQUES.
sons pas que la république actuelle veuille le maintenir au profit
de Quatre-vingt-treize. D'ailleurs, un principe domine les études
classiques : c’est qu’on doit apprendre au collége les choses que
l'on n’étudie plus quand on en est sorti, l'histoire ancienne, par
exemple. Quant 4 l’histoire contemporaine depuis 89, on l’apprend
parle seul fait que l’on vit dans la société contemporaine, ot tous
les livres, tous les journaux, toutes les conversations, roulent sur
les faits et sur les idées de cette période.
La mesure qui divise en deux épreuves, a une année de distance,
l’examen du baccalauréat, est aussi bonne que peut l'étre une dem1i-
mesure. On n’obtiendra un résultat sérieux pour améliorer les
études et faire cesser |’éducation homicide, qu’en réduisant les deux
examens passés au sortir du collége, aux matiéres que doit ct peut
savoir un écolier; un écolier comme ils étatent autrefois, encore
un peu enfant, mais déja vigoureux, un fort en théme, parfaitement
ignorant de l’histoire contemporaine. C’est deux, ou trois, ou qua-
tre ans aprés, que la grande épreuve complémentaire, représentant
la licence actuelle — fort réduite, — sera subie, non plus par des
écoliers, mais par des étudiants, par des jeunes gens presque murs,
et déja capables de philosopher.
Pour les deux épreuves soutenues au sortir de la rhétorique et de
la philosophie, ne serait-il1 pas possible d’admettre comme piéces
du jugement, et en concurrence avec les produits aléatoircs de
l’examen, les notes fournies d’année en année, par les professeurs,
sur les progrés et l’intelligence de leurs éléves? Cette mesure scule
est capable d’assurer la justesse, la justice et ’équité de la décision
des juges. Elle a immense avantage de contraindre les éléves a
faire de véritables études et de supprimer cette préparation hative
en six mois, cn un an, cet entrainement, ce dressage, ce bourrage,
cette industrie des truffeurs de bacheliers qui supprime clle-méme
les études.
Cette méthode troublerait fort, je le sais, la routine et l’omnipo-
tence des bureaucratcs, la mécanique administrative et les préten-
tions de I’Etat a l’omni présence-et a l’infaillibilité; elle supposerait
la liberté des honnétes gens et leur confiance dans leur honnéteté
réciproque; clle aurait, par conséquent, un faux air d’arbitraire
aux yeux de ceux qui, pour ‘supprimer l’arbitraire, demandent le
machinisme; enfin, elle exclurait cette uniformité absolue, cette
implacable et menteuse égalité, la grande idole de notre temps et
la mére de toutes les injustices. Il serait trop long d’énumérer ici
tous les moyens qui rendraient ce systéme tout a fait pratique ; mais
nous prouverions facilement qu’on peut le pratiquer.
Quoique déja vieux, nous ne croyons pas étre, surtout en ma-
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 63
tiére d’éducation et de collége, un laudator temporis acti. C’est donc
sans l’approuver, que nous allons exposcr la fagon dont se faisaient
jadis les bacheliers, avant les programmes perfectionnés et les
grands débats entre l'Université et le clergé, qui furent une des ‘
causes du mal. Cet état de choses était fort arbitraire, j’en con-
viens. Une commission, formée de professeurs du lycée, cxaminait
tous les candidats. Pour les bons éléves de I’établissement, l’épreuve
était superflue; leurs maitres étaient la, qui les connaissaient a
fond, les interrogeaient superficicllement, et les admettaicnt sur le
bon temoignage de toutes leurs années d'études. Les cancres seuls
avaient donc des chances a4 courir dans cette épreuve. Quant aux
éléves d'une autre provenance que le lycée, l’examen était certai-
nement décisif pour eux, 4 défaut de tous autres renseignements.
Mais cet examen était alors si simple et les juges si peu solennels,
que tout se passait en famille, et qu’il y avait bien peu de refusés.
C’était affreux, je le comprends, dans unc société qui a besoin,
comme dit M. J. Simon, de défendre contre les intrus toutes les car-
riéres libérales. Cependant je crois que toute la génération quia
terminé ses classes en méme temps que nous a fait d’aussi bonnes,
d’aussi solides études que les bacheliers des vingt derniéres an-
nées.
On suivait alors toutes ses classes laboricusement, mais tranquil-
lement et sans fi¢vre. Quinze jours a peine avant de finir, on pensait
sans terreur a ce baccalauréat, devenu l’abrutissant cauchemar de
Nos jeunes générations. Mes contemporains et moi, nous sommes a
peu prés les derniers qui aient subi ces épreuves pacifiques et rai-
sonnables : peu de temps aprés commenca Ie régne des programmes
imprimés et la solennité des examens. J’avais subi le mien pen-
dant que s’accomplissait laglorieuse révolution de Juillet, mére de
la glorieuse révolution de Février, mére du 2 Décembre, pére de
Sedan, de Metz et dec la Commune. Sous chacun de ces régimes, le
baccalauréat s’est gonflé pendant que l'intelligence se rétrécissait.
Le baccalauréat est une nécessité; mais il y faut mettre du dis-
cernement ct de la mesure. Tous Ics jeunes gens, a égalité d’esprit,:
ne sont pas également propres a subir cette épreuve encyclopédique.
fl est heureux pour moi de n’étre pas né dix ou quinze ans plus
tard; jamais je ne me serais élevé jusqu’a ce premier dipléme; et
je n’aurais jamais obtenu l’honneur de professer dans une faculté
des letires.
Les études classiques, avant 1830, étaient plus restreintes, mais
plus fortes ; et micux vaut mille fois. pour la société comme pour
lejeune homme, qu’il apprenne trés-bien deux ou trois choses au
lieu d’en effleurer vingt. [l y avait alors, je crois, moins de savoir
64 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
qu’aujourd’hui chez les maitres ; mais je crois aussi qu’ils savaient
mieux enseigner.
Je trouve, dans le livre de M. Jules Simon, l’observation suivante,
‘que je n’aurais par hasardée moi-méme : « Un défaut qui se ren-
contre souvent chez des professeurs de talent, c’est de songer sur-
tout 4 la science et trés-accessoirement 4 leurs éléves; d’étre des
savants ou des écrivains plutét que des professeurs. Il en résulte,
entre autres inconvénients, qu’ils dirigent leur enscignement sans
se préoccuper de l’enseignement voisin, et que l’éléve n’a pas
seulement deux professeurs différents, mais deux directions diffé-
rentes. Il faut d’abord faire son méticr, surtout quand c’est le
noble métier d’instruire la jeunesse ; on ne s’en trouve pas mal pour
soi-méme ; la peine qu’on se donnera pour éclairer et féconder de
jeunes esprits ne sera pas stérile pour le maitre. »
Ces observations sont de toute justesse ; mats il importe de les com-
pléter. Les maitres d’autrefois ne professaient pas pour la science ou
pour eux-mémes, mais pour leurs éléves. Il peut encore en étre ainsi
dans les établissements religicux, ot les professeurs n’ont devant
eux aucune grande perspective littéraire ou politique. Dans l'Uni-
versité, ilen va tout autrement; il est trés-licite 4 un professeur
de collége d’aspirer 4 une chaire de faculté, et souvent il s’y pré-
pare en professant comme on ne doit pas le faire pour des écoliers.
A son tour, le professeur de faculté a parfaitement le droit de son-
ger 4 la députation, et rien ne lui interdit de professer pour le suf-
frage universel. Pourquoi ne deviendrait-il pas membre d’une as-
semblée nationale, puis ministre, et enfin, qui le sait, président de
la République comme M. Thiers? Dans l'état démocratique, tout
cela est possible. Aussi chacun se trouve mal dans la fonction qu'il
exerce, ct ne fait rien qu’en vue de la fonction supérieure. Combien
restc-t-il, dans l’enseignement contemporain de ces modestes braves
gens satisfails, comme autrefois, de professer la sixiéme, ou la cin-
quiéme, ou la quatriéme pendant trente ans de leur vie, et qui met-
tent toute leur ambition dans le bon ordre de leur classe et le succés
de leurs éléves? Il yen a encore quelques-uns, je n’en doute pas;
mais j’offre de parier que ceux qui restent appartiennent aux vicilles
classes fondamentales des lettres, et non point aux nouveaux en-
seignements accessoires, science, histoire, etc. Voila encore un
point par ot l'état révolutionnaire menace de ruiner les études
classiques; nous le recommandons aux méditations de M. J. Si-
mon.
Il regarde comme un excellent progrés d’avoir plusieurs ‘profes-
seurs et plusieurs cours spéciaux dans une méme classe. Moi, je
considére cela comme une funeste nécessité au point de vue de la
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 65
bonne direction des intelligences et du bonheur des écoliers. On a
quatre professeurs dans la méme classe, on n’a plus de maitre, de
directeur moral. Ajoutons qu’avec ce systéme la réduction du tra-
vail des enfants 4 un nombre d’heures raisonnable, que M. J. Simon
réclame comme nous, est impossible. Il y en a toujours au moins
deux, sur les quatre professeurs, dont chacun a les mémes exi-
gences que s'il étail seul. Je trouve, dans cette triste pédagogie,
quelque chose de désordonné, de confus, de précipité, qui est bien
fait pour troubler un pauvre écolier, dont V intelligence est ainsi
foreée de Jouer continuellement aux guatre coins. Vous rendez la
paix de l’esprit impossible 4 homme dés ]’age de dix ans; ne vous
étonnez pas des agitations qui surviennent plus tard.
Hélas ! nous avons parlé de ces excellents livres de pédagogie
qu’avaient suscités depuis vingt ans les divers attentats faits sur
les études classiques. Je les dis excellents au point de vue de l’en-
seignement littéraire ; je ne les qualifierai pas de méme au pointde
vue de l'éducation proprement dite; ils tiennent tous assez peu de
compte de l’élément moral des études, de la formation de l’4me et
du caractére ; M. J. Simon, malgré sa belle épigraphe, ne se préoc-
cupe guére que de concilicr l’instruction littéraire avec les exigences
de lasociété et des idées modernes. Je n’ai pas besoin de dire que
les livres de Mgr l’'évéque d’Orléans sur la pédagogie planent au-
dessus de pareils reproches, mais je dois faire aussi une éclatante
exception pour les deux charmants volumes de M. Laurentie : Let-
tres & une mére; Lettres a un pére sur l'éducation de son fils, et pour
tous ses autres ouvrages sur des sujets semblables : De l’esprit
chrétien dans les études, De Vétude et de l'enseignement des let-
tres, etc.
Quand aux mesures officiellement prises au sujet des études et
du régime des colléges depuis vingt-cing ans, nous n’en connais-
sons pas une scule qui ait trait 4 la bonne hygiéne de |’dme, pas
méme a celle du corps, n’était la fondation de quelques internats a
la campagne pour les éléves les plus jeunes.’
XVIII
J’ose 4 peine énoncer le premier voeu que je formerais en faveur
de la jeunesse, en faveur des bonnes études, de la science elle-
méme et de quelques autres grands intéréts sociaux. Il est permis
de douter de tout en France, de Dieu ct de l’ame, de la monarchie
10 Jenuser 1875. 3
66 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
et de la république, de l’Eglise et de la patric; il n’est pas permis
de douter de l’Ecole polytechnique. L’excellence de cette école, sa
prééminence sur toutes les écoles de l’univers, sont des articles de
foi pour tous les journalistes et presque toutes les familles. Elle a
été dirigée, 4 l’origine, par des savants de premier ordre, mais elle
n’en a produit aucun. La distinction des éléves qui en sortaicnt a
diminué cunstamment 4 mesure quc !’on rendait plus difficiles les
épreuves d’admission. Elle n’en est pas moins considérée par les
bonnes gens comme le grand foyer de la science.
L'immense popularité de I’Ecole polytechnique date de la révo-
lution de 1830. Les vieux généraux de vingt ans de la Parisienne
devinrent les idoles de la bourgeoisie. Depuis lors, cette Ecole, @
défauts de savants illustres, a formé beaucoup d’adeptes du saint-
simonisme, du fourriérisme. du positivisme et du socialisme. Elle
a méme donné des officiers 4 la plupart des insurrections.
Mais ce qui nous occupe ici, c’est la place de cette institution
dans |’économie de notre enseignement, et son influence sur l’édu-
cation de la j jeunesse. Chaque année, I'Ecole polytechnique recoit
de cent cinquante 4 deux cents éléves. Ils’en présente mille 4 douze
cents; six ou huit cents reculent au moment du concours; c’est
donc environ deux mille jeunes gens qui subissent tous les ans la
derniére préparation a ces examens; sur ce nombre, il y a donc,
bon an mal an, 4 peu prés dix-huit cents fruits- -secs. Voila ce que
dit de ces infortunés M. Jules Simon, qui n’est pas un ennemi de
l’Ecole polytechnique: « Si, par malheur, on échoue, on ne pos-
séde, pour toute richesse intellectuelle, que ces réponses confiées
plutét a la mémoire qu’a l’entendement, qui, par conséquent, dis-
_ paraissent bien vite, sans laisser de traces derri¢re elles et sans
communiquer aucune force a l’esprit, et qui roulent, ou sur des
questions insérées dans le programme pour ajouter a la difficulté
de l'examen, ou sur des matiéres qu’un éléve de !’Ecole poryteen>
nique a besoin de savoir, et qui sont sans utilité dans une carriére
différente. Le jeune homme qui voit, 4 vingt ans, se fermer définiti-
vement devant lui la porte de 1’Ecole polytechnique, a le regret de
se dire que son éducation est manquée et qu’il commence la vie dans
les conditions les plus désastreuses. »
Or, il y a chaque année prés de deux mille de ces jeunes hommes,
c’es!-4-dire une portion notable de la jeunesse livrée aux études li-
bérales. Outre le malheur attaché 4 la qualité de fruit-sec, combien
y a-t-il, parmi ces victimes du dressage polytechnique, de santés
ruinécs et de cerveaux précocement ramollis? C’est 4 la médecine a
constater ce chiffre. Combien y a-t-il d’intelligences faussées et
d'esprits mauvais? Autant que de refusés, et peut-étre plus.
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIOQUES. 67
Entre quelles fonctions se répartissent les heureux vainqueurs
dans ce concours si meurtrier pour la jeunesse? Les premicrs sor-
tant par droit de mérite, ont, comme il est juste, le droit de choi-
sir. Ils choisissent tous, ou presque tous, les carriéres civiles, les
ponts et chaussées, les tabacs, les poudres ct salpétres ct les lignes
télégraphiques. Les tabacs sont les plus recherchés et deviennent
d’ordinaire le lot du numéro un.
Jen’ai pas besoin de dire quc tout le monde entre & I’Ecole avec
la ferme et louable intention d’en sortir dans les premicrs numéros,
c'est-a-dire dans les carriéres civiles. Ceux que les nouveaux con-
cours ne favorisent pas, sont contraints 4 se sentir subitement la
vocation militaire. Ils entrent dans le génie et lartillerie. Est-ce
une bien bonne préparation a |’état militaire que d’y entrer malgré
soi?
Voila donc notre artillerie recrutée par cette Ecole que l’Europe
nous envie. Cette artillerie nous est-elle également enviée par toutes
les nations? Ce n’est pas la Prusse, je suppose, qui en est trés-ja-
louse. Serait-ce la Russie? on a raconté que pendant la campagne de
Crimée, le général Totleben, qui a si bien défendu Sébastopoi, di-
sait de notre infantcrie (hélas! ily a vingt ans de cela), que c’était
la premiere du monde, Quant 4 notre artillerie, il ne la placait ni
au second ni au troisiéme rang. Evidemment, la supériorité de
l’Ecole polytechnique n’est pas dans l’artillerie. Je touche ace su-
jet, parce qu’a Vheure ot nous sommes, le grand intérét national,
aprés la bonne éducation, c’est la bonne organisation de l’armée.
Si notre artillerie n’est pas la premiére du monde, c'est peut-¢tre
parce que les premiers sujets de l’Ecole entrent dans les tabacs.
Les tabacs! voila donc le plus grand objet de cette institution
que l’Europect toutes les parties du monde nous envient. Vraiment,
nous payons bien cher nos cigares! ;
Chacun des grands services publics qui se recrutent a }’Ecole po-
lytechnique, posséde unc école spéciale : Ecole des ponts et chaus-
sées, Ecole d’artillerie. Si les candidats aux ponts et chaussées et a
Vartillerie se préscntaient directement 4 ces écoles sans passer par
les examens exhorbitants et les études transcendantes de |’Ecole po-
lytechnique, quel inconvénient en résulterait-il?..... D’abord en ce
qui concerne le grand intérét du moment, l'artillerie, puisque la
notre n'est ni la premiére du monde, ni la seconde, ni la troisiéme,
elle ne risquerait que de monter. Dans tous les cas, elle aurait du
moins |’avantage d’avoir des officiers décidés & l’avance 4 étre mili-
taires et artilleurs, sirs de leur vocation, n’ayant aspiré ni aux ta-
bacs, ni aux télégraphes, ni aux ponts et chaussées, et ne considérant
pas leur épaulette, comme pis-aller. On comprendra, sans que nous
68 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
ajoutions rien, que cet avantage serait considérable pour l’armée.
L’absence de I’Ecole polytechnique serait & clle seule un énorme
bénéfice pour la santé physique et morale de la jeunesse; elle em-
porterait du coup le dégrévement des programmes les plus abrutis-
sants et les plus meurtriers. C’est par la d’abord que !’on pourrait
attaquer l'éducation homicide, sans préjudice pour les saines études
classiques.
Mais qui parle de supprimer l’Ecole polytechnique? Ce n’est
certes pas nous, qui commettrions un tel sacrilége; nous aurions
peur d’étre foudroyés. On supprimera, peut-etre un jour, le clergé,
la magistrature, l’armée elle-méme; |’Ecole polytechnique, jamais!
Supposons cependant, cette chose faite, et les examens d’admis-
sion aux écoles spéciales, réduits 4 des limites raisonnables, la ré-
forme de l’enseignement supérieur deviendrait possible. Il ne
s’agirait plus que de remanier et d’alléger aussi le baccalauréat és
lettres, ce qui serait comparativement facile : le baccalauréat n’é-
tant pas une institution religieuse et sacrée comme I’Ecole poly-
technique.
Mais on ne peut rien réformer dans les examens et les études
classiques, qu’aux conditions suivantes : d’abord, se résigner 4 re-
connaitre que l'dge de dix-huit ans, dge moyen des épreuves du
baccalauréat, n’est pas la fin, mais le commencement de la jeu-
nesse ; que l'homme n’est pas fait pour cesser & cet age de cultiver
son esprit et son cceur par les études classiques, que c’est, au
contraire, le moment ou l’on doit travailler avec le plus de vigueur
4 la culture de son intelligence, si l’on veut étre en ce monde, autre
chose qu’un outil.
Le baccalauréat ne marque donc pas la fin des études, mais le
passage de la vie d’écolier 4 la vie d’étudiant; il n’implique pas
l’abdication des hautes facultés de l’esprit au profit de celles qui
font le spécialiste et le fonctionnaire ; ce n’est pas une libération
de l’armée intellectuelle, mais un engagement 4 un service plus
difficile et dans un plus haut grade. Si le jeune homme doit tout
lacher aprés cet examen, autant vaudrait pour l'Etat lacher cet
examen lui-méme et tout livrer 4 la nature et au hasard des voca-
tions.
XIX
Quels sont donc, enrésumé, les veeux 4 émettre pour la réforme
de l’enseignement secondaire? Cette réforme implique, par-dessus
tout, la transformation du baccalauréat. C’est une bonne mesure
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 69
d'avoir divisé cet examen en deux épreuves, 4 une année d’inter-
valle. Mais il faut encore modifier la nature et la forme des épreu-
ves, et faire rentrer les programmes dans les limites de la vérité
et de la raison. En l’état ils sont déraisonnables et menteurs. Is
mentent, en donnant a croire que les bachelicrs savent tout ce que
renferment les questionnaires; ils sont insensés, en demandant a
des écoliers de dix-huit ans, de le savoir.
Voici ce dont |’examen subi au sortir de la rhétorique, devrait
se contenter : explication des auteurs grecs et latins avec de fortes
analyses grammaticales, et les questions d'histoire et de rhéto-
rique correspondantes aux textes expliqués. Méme travail sur les
grands classiques francais, en éliminant tout ce qui aurait la pré-
tention de sentir la haute ou basse critique, Pesthétique ou le feuil-
leton, tout ce qui tiendrait 4 Vhistoire des origines, 4 l’histoire des
arts et des lettres, au seiziéme siécle et aux siécles antérieurs;
questions que M. J. Simon voudrait introduire dans les program-
mes actuels qu’il trouve, comme nous, trop chargés.
En histoire, histoire sainte; je ne dis pas l’histoire ancienne
qui n’existe pas encore 4 l'état classique; l’histoire grecque et
Vhistoire romaine : ces trois histoires, avec les notions afférentes
sur les peuples anciens, c’est tout ce qu’un bachelier peut et
doit savoir de l’antiquité; histoire de France, non pas depuis
Louis XIV, comme |’avait imaginé M. Duruy, mais jusqu’a
Louis XIV, et pas plus loin pour cette année. Et si l’écolier, jeune
homme de dix-huit ans environ, qui subira cet examen, répond un.
peu pertinemment sur toutes ces choses, je vous réponds qu'il
n’aura pas perdu sa jeunesse.
Aprés la classe de philosophie— que l'on devrait faire durer
deux ans comme autrefois — l’éléve répondrait sur la philosophie,
je veux dire sur les éléments de la philosophie, sur la psychologie
élémentaire et la logique : étude des facultés de l’4me et des opé-
rations de l’entendement, formation et classification des idées, étu-
des sur la méthode, formation et classification des sciences ; ques-
lions essentielles de la morale et de la théodicée; mathématiques
ef sciences naturelles réduites au quart, tout au plus, des pro-
grammes actuels; suite de Vhistoire de France jusqu’a 89 et pas
davantage. Explications des textes latins, grecs et analyses d’au-
teurs francais se rapportant a la philosophie et a Vhistoire.
Je vais dire ce que j’exclus et pourquoi je l’exclus. Je laisse les
langues vivantes facultatives, pour les raisons que l’on connatt.
lai dit aussi pourquoi je réduis si fort le programme scientifique ;
yaun et méme plusieurs baccalauréats és sciences ; il y a une
foule d’écoles et d’examens pour les jeunes savants.
10 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
Nul n’est admis au baccalauréat és sciences, s'il n'est bache-
lier és lettres. Je regrette qu’il n’existe pas, pour désigner l’ensei-
gnement que notre vieille Université appelait la rhétorique, un mot
qui choque moins que celui-la les esprits forts de la presse mo-
derne. Ce mot expliquerait une chose qui est plus que les simples
classes de grammaire et moins que les cours de littérature, les-
quels relévent des facultés et n’appartiennent pas au collége. C’est
dans ce milieu qu’on devrait retenir |’examen latin, grec et fran-
cais des bacheliers ; la fagon dont on les interroge aujourd'hui sur
les auteurs frangais suppose que l'on s’adresse non pas 4 un grand
écolier, mais 4 un petit journaliste : il faut analyser des piéces de
théatres, faire des paralléles de poétes et d’orateurs, se lancer pres-
que dans les hauteurs de la critique et de l’histoire littéraire,
comme le désire M. Jules Simon, effleurer enfin la science com-
prise sous le nom preétentieux d’esthétique. On demande au candi-
dat d’apprécier Corneille, Racine, Moliére, Lafontaine, Boileau. Les
réponses les plus correctes et les plus completes sont, en réalité, les
plus exécrables de toutes : c'est une page d’un de ces nombreux
manuels, invention démocratique pour mettre 4 la portée de tout
le monde les prétentions 4 la science et pour dter 4 tout le monde
la faculté de savoir et de penser par soi-méme. J’aimais mieux,
dans la bouche d’un éléve, quand j’étais examinateur, quarante
vers de l’un de ces poétes, récités avec intelligence, avec goat, avec
Vaecent d’une 4me qui comprend et qui sent ce que prononce les
lévres.
J’affirme ceci : plus un éléve sentira profondément la beauté lit-
téraire, et plus il y ade chances pour que ses réponses soient iné-
gales aux exigences du programme et de la plupart des juges. Plus
il aura été ému et moins il se contentera de formules toutes faites ;
et comme, 4 son dge, on n’a pas encore trouvé sa langue person-
nelle pour exprimer ses impressions intimes et originales, ne pou-
vant se résoudre a étre banal, il restera coi. Les perroquets feront
preuve, d’aprés le manuel, du sens critique le plus délicat.
Ecartons donc de |’examen de rhétoriquce la critique proprement
dite et tout ce qui avoisine la philosophie de l'art. Je ne ticns pas
~ quitte le jeune homme de ces matiéres , mais nous le retrouverons
plus tard.
Par les mémes raisons et pour le méme but, l’épreuve subie aprés
la classe de philosophie doit étre considérablement dégrevée. J’en
élague, cela va sans dire, toute prétention 4 la politique, l’écono-
mie politique, a la critique religieuse, enfin presque toute l’his-
toire de Ja philosophie et l’examen des sysiémcs. Les grandes
écoles de I'antiquité, les plus grands noms des temps modernes
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 74
doivent étre seuls connus et appréciés dans l’enseignement classi-
que: et, certes, une année n’y suffira guére.
Je me souviens d’avoir vu donner, dans un examen, une compo-
sition sur le positivisme. Dieux immortels! est-ce qu’un écolier doit
connaitre, méme de nom, dc pareilles obscénités?
Les deux examens du baccalauréat ne doivent porter, autant que
possible, que sur des matiéres consacrées, certaines, précises, in-
discutées et indiscutables. Les éléves ne doivent étudier que ces phi-
losophes, ces historiens,.ces poétes infaillibles qui ont pris place
a tout jamais dans la grande tradition de |’esprit humain. Arriére
de l’mtelligence des enfants tout ce qui est sujet & controverse!
n’en déplaise 4 M. Jules Simon, qui se plaint de ce que l’enseigne-
ment actuel exige un trop grand nombre d’actes de for. L’éducation
toute entire, jusqu’a la sortie du collége, doit étre un perpétuel
acte de foi. A cette condition seulement, le jeune homme acquiert
la faculté et la liberté de penser : les esprits les plus indépendants,
les plus originaux, les plus féconds commencent toujours par étre
les plus dociles; l’enfant rétif, orgueilleux, raisonneur ne fera
jamais un penseur, ni un poéte, pas méme un savant.
Toutes les matiéres que nous rayons du baccalauréat, que nous
interdisons 4 l’écolier de seize 4 dix-huit ans seront-elles suppri-
mées pour cela dans lenseignement du jeunc homme? Ce n’est
certes pas notre désir. Nous écrivons pour défendre les bonnes let-
tres aussi bien que la santé morale et physique des éléves contre
les aveugles besoins d'une société industrielle et démocratique. Le
candidat condamné a ne répondre que sur des choses qu il peut
comprendre et sentir, se trouve réduit 4 l‘heureuse nécessité de ne
pas fausser son intelligence, d'étre sincére avec lui-méme; il a le
temps de réfléchir avant de parler; il peut prendre !’habitude de se
servir de sa raison propre, tout en croyant a la raison supérieure
de la tradition et 4 celle de son maitre. Cet écolier est propre 4 de-
venir un étudiant, cet adolescent va devenir un homme.
Mais il faut que les institutions universitaires |’y aident au lieu
de Y'en empécher. Si, au sortir du baccalauréat, tout le pousse en
dehors des humanités vers la spécialité, si, 4 défaut de la famille,
la loi ne le retient pas encore quelque temps au sein des bonnes
lettres, il faut que la France renonce au titre de nation éclairée ;
elle pourra fournir encore bien des contre-maitres aux usines, bien
des praticiens adroits 4 toutes les professions, bien des journalis-
tes divertissants 4 la petite presse, bien des libres penseurs a la
franc-maconnerie et des libres parleurs aux clubs démocratiques ;
mais il n’y aura plus d’esprits vraiment libres, plus de philoso-
12 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
phes, plus de savants originaux, plus de vrais grands poétes, il n’y
aura plus de classe lettrée.
C’est ce que veut la démocratic. Détruisons dans la société tout
ce qui ne peut pas étre a l’usage de chaque individu sans exception :
tout le monde ne peut pas faire des études classiques, détruisons
les études classiques ; tout le monde n’a pas le temps et le gout de
lire des livres sérieux ct de goiter la grande peinture ; brilons la -
Bibliothéque et le Louvre. Et la Bibliotheque et le Louvre seront
brilés, soyez-en surs : c’est dans les nécessités de Vére démocra-
tique.
Neus: cependant, défendons le Louvre et la Bibliothéque, et,
pour cela, tachons de constituer une armée de l’intelligence, une
classe fortement lettrée, puisqu’en l’absence de la religion, il n’est
pas possible de faire un peuple raisonnable. Je dis une classe, on va
me faire dire une castc; jaccepterais le mot plutét que de voir
s’éteindre le génie de la France. Classe ou caste, s’il n’existe pas
dans une nation un nombre considérable de privilégiés ayant recu
ce degré supérieur d’intelligence, d’initiative et de liberté morale
que conférent scules, oui toutes seules, les études classiques, cette
nation ne peut plus se dire civilisée; bientét elle n’aura plus de
nom. Je ne prétends pas qu’une nation ne vive que par les études
littéraires, mais j’affirme qu'une grande nation ne peut pas vivre
sans elles. Ces études, le baccalauréat ne peut faire et ne doit faire
que les ébaucher. Plus l’ébauche sera simple, plus elle sera forte,
mieux elle se prétera 4 cet achévement que réserve a |’esprit l’en-
seignement supérieur. La mission de la faculté des lettres n’est pas
terminée au baccalauréat, le collége y suffirait. Les cours de haute
littérature doivent marcher de pair, pendant un certain nombre
d’années, avec les cours professionnels; ils ne doivent pas étre livrés
uniquement aux curieux, aux oisifs, aux retraités, 4 ceux qui
aiment 4 se souvenir : ils sont faits pour ceux qui veulent et qui
doivent apprendre. Qu’ils soient donc sérieusement obligatoires
pour les éléves des écoles de droit, de médecine, d’administration,
de toutes les carriéres libérales. Un examen et un dipléme sont ab-
solument nécessaires pour consacrer cette obligation. Cette épreuve
subie en pleine maturité de l’esprit, est de plus indispensable sil’on
veut réduire 4 des proportions raisonnables l’épreuve du baccalau-
réat infligée 4 des adolescents. Ce troisitme examen ne serait pas
assujetti, bien entendu, 4 une limite d’dge, mais il serait exigé sous
le nom de licence és lettres, de baccalauréat supérieur ou tout
autre, pour obtenir le grade de licencié en droit ct de docteur en
médecine, pour étre admis au concours des auditeurs au conscil
LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIOQUES. 73
d'Etat et dans toutes les grandes administrations publiques. Nous
ne parlons pas des candidats 4 l’enseignement, toujours assujettis,
comme de juste, 4 des épreuves autrement completes et autrement
difficiles.
Ce troisiéme et dernier examen, nécessaire, comme témoignage
d’une véritable éducation libérale, n’embrasserait, en réalité,
guére plus de matiéres que les programmes actuels du baccalau-
réat ; seulement il roulerait sur la partie de ces matiéres, qu’il est
absolument ridicule de demander a un collégien.
On réserverait, pour ce moment, les questions de critique et
d’histoure littéraire, d’histoire des arts, des sciences, d’histoire de
la philosophie, la discussion des divers systémes de philosophie
ancienne et moderne, les notions de politique et d’économie poli-
tique, de géographie commerciale et industrielle, et, enfin, si l’on y
tenait, cette histoire contemporaine depuis 89, qui n’est pas un
champ d’étude, mais un champ de bataille. Les candidats seraient
alors armés pour s'y défendre. Toutes ces questions dont les pro-
grammes actuels comportent, exigent méme, Vintroduction dans
un examen de bacheliers, y sont enticrement déplacées; elles ne
sauraient amener une réponse solide, sincére, pertinente ; elles ne
font que troubler les candidats dans l’étude des matiéres légitimes
de l’examen; elles contribuent 4 faire de nos huit ou dix ans de
collége une vie énervante pour l’esprit ct pour le corps, meurtriére
pour la raison, pour la sincérité, pour linitiative et Poriginalité des
éléves, une éducation qui mérite absolument le nom d’Education
Ces trois examens échelonnés en moyenne de dix-huit 4 vingt-
cing ans, nous paraissent le seul systéme qui puisse sauvegarder
’éducation physique et morale, sans porter préjudice aux études
classiques et méme avec un trés-grand avantage pour elles. Puisse-
t-on trouver un moyen meilleur et qui soit jugé plus pratique! Car
nous savons bien que trés-peu de péres de famille se résigneraient a
prolonger pour leurs fils un temps aussi improductif 4 leurs yeux
que celui de la culture morale. Notre projet comporte une foule
d'objections ; nous en remplirions, nous-mémes, plusicurs pages,
en nous pénétrant bien de l’esprit de notre société démocratique et
industrielle, altérée de luxe et de sensualité. Une difficulté réelle,
ou du moins un retard, dans ces années de haut apprentissage
intellectuel, provient, aujourd’hui, de l’institution qu’on appelle le
volontariat d’un an. Nous n’avons pas a juger ici cette institution
au point de vue militaire; nous dirons seulement qu’en ce qui con-
ceme l’instruction et la carriére des jeunes gens destinés aux em-
1h | LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
plois civils, elle n’a aucun rapport avec l’organisation prussicnne
que l’on a prétendu imiter. En Prusse, les étudiants, durant leur
service militaire, au lieu d’étre complétement arrachés aux sciences
el aux lettres, pour étre assimilés de tous points — et comme chez
nous avec quelques aggravations — aux soldats ordinaires, peuvent
continuer a suivre les cours des facultés dont ils dépendent. lls y
sont méme conduits réglementairement. Il est vrai que la Prusse
n’est pas encore unc nation égalitaire et démocratique. Puisse-t-elle
le devenir bientét! Alors, la revanche sera proche. L’année mili-
taire qui, pour les jeunes lettrés allemands, ne fait que restreindre
un peu les études, est devenue chez nous, afin de se rapprocher le
plus possible de l’égalité, une suspension compléte de la vie intel-
lectuelle. Il ne faut pas trop s’en plaindre si elle restitue, a nos
jeunes gens, la vigueur physique que le collége leur a soustraite et
si elle en fait de vrais soldats. Les intelligences élevées gagneront
& ce temps de repos, pendant que la vie musculaire se dévelop-
pera. Il est bon, pour l’esprit, de ne pas toujours étudier des faits,
des nomenclatures, des chiffres et des dates, afin de pouvoir penser
quelquefois. Mais cette année de gymnastique et de réverie n’avan-
cera pas beaucoup, je le reconnais, la préparation du troisiéme
examen de lettres. I! sera passé un an plus tard, voila tout: pen-
dant cette année, l’esprit aura muri et lec cerveau aura profité de la
vigueur acquise par les muscles.
Je sais bien que, méme dans les familles riches, on se résignera
difficilement 4 voir le jeune homme devenir, un an plus tard, sub-
stitut, conseiller de préfecture, associé d’une maison de banque;
mais je ne saurais compatir beaucoup 4 ces regrets, lorsqu’il s’agit
el de l’état militaire de la France, et de ce qui lui importe tout au-
tant, de son état intellectuel. Il n’y a qu’un seul moyen de rendre
Venseignement moderne plus solide pour l’esprit et moins meur-
trier pour le corps, c’est de le répartir sur un plus grand nombre
d’années, c’est de ne pas écraser l’enfance et l’adolescence d’une
besogne énervante qui rend impossible l'éducation physique, afin
de donner aux jeunes gens et aux familles l’absurde satisfaction de
considérer comme close 4 dix-huit ans, par un dipléme de bache-
lier, la période des études libérales. On veut se débarrasser au plus
tot des humanités, des études qui font homme, |’étre pensant et
maitre de son esprit, mais qui ne sont pas immédiatement d'un -
usage professionnel et lucratif.
Nous affirmons ces deux choses : depuis la Révolution, la haute
culture intellectuelle a énormément diminué en France, les études
classiques périssent, et la race dépérit. Si nous croyions aux chif-
LA DBNOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIOQUES. 75
fres, nous dirions que la statistique est pour nous; mais les chif-
fres sont habituellement faux, et toutes les additions de la statisti-
que sont menteuses, car il n’y a pas deux unités égales dans la na-
ture. Sachons faire hautement notre examen de conscience, et nous
avouer 4 nous-mémes les causes vraies, les causes fondamentales,
de nos épouvantables défaites : l’esprit s’abaisse parmi nous ct la vi-
gueur du sang décroit.
Savez-vous quels sont, depuis cinquante ans, les deux agents les
plus actifs de cette décadence? Ce sont les deux grands objets de no-
tre culte et de notre fierté, deux choses fort respectables en clles-
mémes, quand on les administre sagement et qu'on les subordonne
a ce qui est plus noble qu’elles : c'est la science et l'industrie.
Le dépérissement des populations ouvriéres, abaissement de la
taille, affaiblissement des muscles, l’incapacité du service militaire,
sont des malheurs qui s’accroissent chaque année; cn méme temps,
il faut le dire, que s'accroit l’aptitude aux émeutes sanglantes et
aux déclamations de club. Je sais bien que les travaux industriels
ne sont pas les seules causes qui ruinent la santé populaire : il y a,
de plus, l’alcoolisme et le reste; mais tout cela se tient, et Ie régime
moral de Pindustrie vaut son régime physique. On ne peut donc
nier ce fait, que la transformation des paysans en ouvriers des
villes ne soit partout, et n’ait été en France, une cause d’abatar-
dissement pour les classes populaires.
Le mal qu’a produit dans le peuple l’industrie, je veux dire le
travail industriel désordonné, est produit chaque jour dans la bour-
geoisie et les hautes classes par la science, je veux dire par le tra-
vail déréglé de l'esprit. Je parle de ces deux excés en tant qu’ils
s’appliquent a la jeunesse et empéchent son développement normal.
L’excés du travail est permis 4 homme mur, parce qu'il n’a plus
d’aussi graves dangers, et que d’ailleurs il est censé libre. Mais
Vécolier et l’apprenti ne sont pas libres; la loi doit les défendre.
Qu'un ouvrier s’exténue pour nourrir sa famille, c’est un honneur
et un malheur pour lui; mais ce n'est pas un danger social comme
lexténuement précoce de ses enfants. Qu’un membre de I'Institut,
un adepte de la science, un poéte, un érudit, un artiste, épuise sa
santé et abrége sa vie par d’utiles et illustres labeurs, c’est une
gloire qu’il a le droit d’acheter au prix des plus grandes souffran-
ces; mais les atteintes portécs a la vitalité de l’adolescence par l’ab-
surde régime de notre instruction secondaire, par cette culture in-
tensive appliquée a des intelligences de douze ans, l’épuisement des
muscles et de tous les organes, infaillible résultat de cctte éducation
Sams mouvement et sans air, n’offrent que des dangers pour l’esprit
76 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES.
des éléves dont elle exténue le corps. Cette éducation engendre une
bonne partie des vices de |’intelligence contemporaine; elle entraine
enfin pour la société une immense déperdition de forces. Si l’on
veut réformer ces abus sans nuire aux études classiques, et pour
leur plus grand bien, deux choses sont nécessaires, nous ne nous
lasserons pas de le répéter : diminuer de beaucoup le travail des
écoliers avant le baccalauréat, et remplacer par des exercices phy-
siques au grand air une bonne part de ces heures d’immobilité, d’é-
nervement, de rongement intérieur, qui ne sont pas des heures
d'études ; enfin, ne pas permettre que le bachelier jette 4 l’eau ses
livres classiques en recevant son dipldme, et le contraindre 4 pour-
suivre encore quelques années la culture des bonnes lettres, par la
perspective d’un troisiéme et décisif examen. Je sais bien que ces
deux mesures sont entiérement opposées a l’esprit de |’époque, aux
tendances et aux besoins d’une démocratie; mais ce que je sais
d’une science plus certaine encore, c’est que'si l’on ne trouve pas
un reméde 4 la double maladie que je signale, la race francaise dé-
périra, les études classiques s’évanouiront peu 4 peu, nous devien-
drons aussi impropres aux travaux de la guerre qu’aux grandes
ceuvres de l’esprit, et le génie national ne sera plus qu’un impuis-
sant souvenir.
Victor pe LApRADE.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS'
XI
POLENO ET BELLO.
Cependant Darine, aprés avoir enfermé Dakouss dans le réduit
mystérieux, traversa la salle des conférences suivi de Bello et de
Poléno. Dans le vestibule, il dit 4 Poléno:
— Yous lui ouvrirez demain matin. Il se sera calmé, ses dou-
leurs seront moins vives, et il aura réfléchi. Vous lui rendrez la 1i-
herté, en lui faisant comprendre que son salut dépend de lui-méme.
Personne ne reconnaitra le beau Dakouss dans le monstre hideux
qi est devenu. Il est sir de l’impunité; j’ai tenu ma _ pro-
messe. Si cependant il a une prédilection marquée pour les tra-
vaux aux mines, il peut se dénoncer lui-méme : je le ferai arréter
et juger immeédiatement... Cependant, ajouta Darine, 11 vaut mieux
pour lui et pour nous qu'il disparaisse. Sil désire quitter la
Russie, je lui en donnerai les moyens.
Et Darine, aprés avoir salué de la main ses deux complices, s’ap-
prétait 4 descendre l’escalier du phalanstére. Poléno le saisit alors
par le bras :
— Attendez, Darine, dit-il, nous avons une explication 4 vous de-
mander... Nous venons de commettre un crime dont vous, procu-
reur impérial, chargé de faire respecter les lois, avez été l’insti-
gateur. Le crime par lui-méme n’existe pas, je le crois, j’en suis
persuadé : tuer, voler, n’est répréhensible que si l’on admet la
propriété ou Ja religion comme bases sociales. Mais... notre asso-
ciation existe; nous voulons ardemment, fermement, la régénéra-
tion sociale, la fin du régne de |’arbitraire et des priviléges ; nous
! Yor le Correspondant des 25 mai, 410 et 25 juin 1875.
718 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
sommes des agents actifs et courageux de l’association, et n’avons
pas le droit de risquer aveuglément nos existences.
Le procureur demanda, un peu inquicet :
— Out voulez-vous en venir?
— Laissez parler Poléno, Darine, dit Bello avec sévérité. Nous
vous avons obéi... |
— Parce que vous nous avez prouvé, interrompit Poléno, que le
jugement régulier et public d’un aide de camp de l'empercur serait
un avantage immense conquis par le progrés. « Quand on verra,
nous avez-vous dit, que le pouvoir d'un procureur impérial ne s’ar-
réte méme pas au seuil du Palais d’hiver, que la main de Ja loi
peut s’abattre sur lépaule d'un serviteur particulier du tzar, on
comprendra enfin que l’ére de la liberté a lui pour la Russie. Sa
Majesté, dans son équité profonde, dans son respect pour la loi
gu’clle a daigné promulguer elle-méme, ne s’opposera pas 4 ce que
l’on juge un de ses aides de camp. Quel triomphe alors pour la cause,
quel retentissement immense! Les populations des contrées les plus
éloignées de l’empire cesseront dés lors de trembler devant les ai-
guillettes d’or et la graine d’épinard. » Nous avons compris la vé-
rité de vos paroles, et nous vous avons obéi. Nous avons torturé un
de nos fréres pour le bien de tous; c’était justice.
— Eh bien, alors, demanda Darinc, que me demandez-vous
donc?
— Etait-ce bien 14 votre but?
— Vous cn doutez?
— Non; mais nous vous le demandons encore une fois. Nous
voulons que vous le répétiez solennellement. Ecoutez-moi, Darine.
Obéissant a vos ordres, j'ai suivi 'homme masqué, le chef mysté-
rieux des pénitents. C’était bien le nabab indien, je l’ai vu entrer
dans son palais. Eh bien, j'ai eu confiance alors. Cet homme doit
étre sincere; il est des nétres, notre chef.
— Ah! interrompit Darine... Et vous étes arrivé 4 cette convic-
tion en le suivant?
— Non, en constatant sa provenance étrangére. Un Russe peut
avoir des raisons pour se servir de nous; un Indien, riche 4 mil-
lions. est étranger ici, et ses intéréts personnels sont ailleurs.
— Mais pourquoi me dites-vous cela, Poléno?
— Le nabab a défendu que l'on touchat au comte Lanine. 11 de-
vait avoir ses raisons. Vous avez méprisé ses ordres. Vous étcs
notre chef, et je ne discute pas; mais si vous trahissez notre cause,
Darine, prenez garde! Nous nous léverons contre vous ct nous de-
viendrons pour vous des ennemis aussiimplacables que nous avons
été serviteurs obéissants. Réfléchissez-y, Darine, et que tous les
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 79
moments de votre vie soient consacrés & la grande cause. Vous étes
puissant parmi nous; vous éles devenu un homme important
parmi les enfants de Beéhial...
Bello ajouta :
— N’oublez pas que vous nous appartenez!
Darine, qui s’était légérement troublé au début de cette conversa-
tion, enveloppa alors les deux nihilistes d’un regard qu'il parvint a
rendre ému.
— Je ne l’oublie pas. Vous étes des vrais serviteurs de l’associa-
tion. Je vous dois beaucoup; mais j’espére payer ma detle. Je vous
prouverai un jour quc notre cause n'a pas d’agent plus zélé que moi.
I} leur serra la main et ouvrit la porte. Dans l’escalier, il se re-
tourna en murmurant :
— Imbéciles!
fi était onze heures du soir, Tatiana et sa fille attendaient anxieu-
sement des nonvelles. Vers huit heures, un domestique avait apporté
une lampe; Tatiana avait vu le sourire méchant du valet, et avait
décidé de ne plus sonner jusqu’au moment ou tout s’expliquerait.
La mére et la fille causérent avec un calme relatif. La comtesse
Lanine avait méme insisté pour que la conversation roulat sur les ©
projets d’avenir de sa fille; mais Alexandra évitait, au contraire,
de s‘expliquer sur ce point. Elle avait dit 4sa mére, avec une légére
nuance d'impatience :
— Je finirai bien par trouver un homme digne de moi. Laissez-
moi chercher, ma mére. J’espére que vous ne craignez pas que mon
choix ne s'‘égare? Je vous ai choisie pour modéle, et je désire régler
ma vie comme vous avez fait de la vétre.
— Etes-vous sire, dit Tatiana, que j’aie été heureuse?
— Comment? dit Alexandra. Que dites-vous?
Le front de Taliana se couvrit d’une rougeur fugitive. Elle se
troubla un instant et répondit :
— Comme il faut étre prudent avec les petites filles!... Vous ne
m’avez pas comprise. Je remercie tous les jours Dieu de m’avoir fait
épouser votre pére; mais nous n’avons pas eu une vie heureuse.
— Oh! dit Alexandra avec exaltation, je ne suis pas de votre avis.
Je réve, au contraire, de la méme existence. Partager les dangers,
les douleurs de l'homme que |’on aime, le sauver, étre son ange
gardien, quel magnifique réve! Vous avez eu, ma mére, une bien
belle existence.
— Vraiment! dit Tatiana; trouvez-vous donc que nous sommes
heureuses 4 celte heure?
Cette remarque fit tomber I’exaltation d’Alexandra; elle se tut.
80 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Puis la mére et la fille échangérent quelques paroles, se deman-
dant la raison de l’absence de Wladimir, de ce silence lugubre ot
était plongé hotel et qui se prolongeait outre mesure. A mesure
que les heures s’écoulaient, leurs paroles devenaient plus rares ;
elles finirent par ne plus échanger que des regards anxieux. Au
moindre bruit qu’elles croyaient entendre 4 la porte, elles s’entre-
regardaicnt avec effroi. Assises loin l'une de l'autre, Tatiana sur
un canapé, 4 cdté de la lampe, Alexandra sur une chaise auprés de
la porte, elles cherchaient 4 se cacher mutuellement leur inquié-
tude.
Une fois seulement Alexandra se comprima la poitrine et éclata
en sanglots :
— Mais c’est horrible, nous sommes prisonniéres... Que se pas-
‘se-t-il donc?
Tatiana palit et appela Alexandra de la main : les deux femmes
se jetérent un instant dans les bras l'une de l'autre; puis Tatiana
repoussa sa fille, qui revint 4 sa place auprés de la porte.
A onze heures, le silence profond du salon n’était plus troublé
que par la respiration haletante des deux femmes, que l’attente et
leffroi avaient rendues muettes. Onze heures sonnérent; Tatiana
eut la force de dire d’une voix tremblante :
— Il est impossible que nous n’ayons pas de nouvelles! Et vrai-
ment, je ne me reconnais plus, je suis abattue avant de rien sa-
voir... Voyons, Alexandra, du courage!
Tout 4 coup, il se fit un grand bruit dans la piéce voisine. Alexan-
dra se leva et s’appuya défaillante contre un fauteuil.
— Enfin!... j'ai cru que j’allais mourir, dit Tatiana.
Darine parut. Derriére lui, le commissaire, des greffiers, des
gendarmes et toute la valetaille de la maison.
— Qu est mon mari? s’écria Tatiana incapable de se contenir
davantage; qu’en avez-vous fait?
Darine la salua avec une froide courtoisie :
— Madame la comtesse, dit-il, il m’est pénible de vous annoncer
une mauvaise nouvelle. La culpabilité du comte Lanine me parait
aujourd’hui démontrée. J'ai entre les mains des preuves irrécu-
sables. Sa Majesté nous a autorisé 4 le maintenir en état d’arres-
tation préventive et mettre les scellés sur ses papiers. Nous venons
accomplir ce pénible devoir.
Alexandra poussa un cri, et tomba, défaillante, sur son fauteuil.
Tatiana, au contraire, sembla reprendre de nouvelles forces sous
ce coup inattendu. Comme toutes les natures fortes, l’incertitude
lui était insupportable. Un danger réel, palpable, la trouvait préte
4 combattre. Elle avait affreusement pali aux paroles de Darine;
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. si
mais, quand le procureur eut fini son petit discours, elle se re-
dressa, et dit :
— Mon mari est victime d’une erreur, monsieur le procureur,
et j’espére prouver cela 4 la justice.
Darine eut un geste de condescendance. Une pensée terrible tra-
versa alors l’esprit de Tatiana. Elle demanda d’une voix légérement
tremblante :
— Suis-je prisonniére, moi aussi?
— Non, madame, répondit Darine. Il n’y a pas jusqu'ici de pré-
ventions contre vous. La loi, ajouta-t-il sentencieusement, différe de
l'arbitraire, en ce qu’clle ne comprend pas dans ses rigucurs la
famille de l’accusé. Il vous est permis d’ignorer cela, car vous étes
la femme d’un aide de camp du tzar Nicolas. Quand on aura mis les
scellés sur les appartements de votre mari, vops quitlerez l’hétel et
vous serez libre...
Tatiana respira et clle s’avanga vers sa fille qui sanglotait, éper-
due.
— Acondition, continua Darinc, de vous tenir toujours a la dis-
position de la justice.
— Oui, monsieur, je ferai rendre justice 4 mon mari, je yous le
jure!
Elle saisit Alexandra par le bras et la forca de se relever.
— Ne pleurez pas, ma fille, nous avons l’air de coupables... Al-
lons, debout, et appuyez-vous sur moi.
Elle V’enlaca de ses bras, et, droite, méprisante, elle dit 4 Darine,
involontairement subjugué par son attitude :
— Monsieur le procureur impérial, veuillez dire 4 mon mari que
nous veillons sur son honncur. Qu’il se tranquillise donc! car il
sera sauvé. Allez, maintenant, monsicur, et faites votre devoir !
XII
TATIANA ET LE NABAB.
Le nabab Dowgall Sahib travaillait dans le cabinet o nous avons
introduit le lecteur au commencement de cette histoire, quand
Ivan Kolok, son mystérieux agent, entra, s’approcha de lui, et
lui dit quelques mots a l'oreille, en accompagnant ces mots de
gestes d’élonnement. L’Indien, si maitre de lui d’ordinaire, ne put,
en éoutant Ivan, retenir un cri de stupéfaction.
— Elle! cria-t-il, ici, 4 cette heure!
10 Jouuar 1875, 6
82 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Qui. Minuit sonnait lorsqu’elle s'est fait annoncer.
Le nabab avait déja cu le temps de reconquérir son calme.
— Fais entrer sur-le-champ, dit-il & son intendant. |
Il croisa sa robe de chambre, la boutonna minutieusement, pci-
gna avec Ia main ses cheveux légérement dérangés par le travail,
et attendit, sans changer de costume, la personne annoncée.
Tatiana parut sur le seuil. Dowgall s’avanga vers elle et lui dit:
— Que Votre Excellence daigne m’excuser de la recevoir dans un
pareil costume; mais je crois que la plus grande preuve d’empres-
sement que !’on puisse donner a un visiteur est de ne pas le faire
attendre.
Tatiana linterrompit:
— Laissons de cdté, pour aujourd’hui, les formules de la poli-
tesse. Je suis venue, car j’ai besoin de vous.
Le nabab s’inclina :
— Je suis aux ordres de Votre Excellence, et je la remercie de
s’étre souvenue de son serviteur.
Il lui indiqua un siége et s’assit lui-méme. Tatiana lui saisit le
bras.
— Jignore comment vous vous trouvez mélé aux événements de
notre vie; mais c’est un fait. Vous nous avez sauvés une fois; je
viens aujourd’hui vous demander votre protection pour mon mari.
Le nabab eut un léger sourire; il sembla se rappeler comment
Wladimir avait haussé les épaules quand il lui parlait de sa pro-
tection. Tatiana ne s’en apercut pas et continua :
— Ils ont commis un crime dont ils ont accusé Wladimir. Mon
mari est en prison, arrété, déshonoré. Ils ont mené cette épouvan-
table intrigue avec une duplicité inouie. .
— Qui, ils? demanda le nabab en se levant, ému lui-méme de
lémotion de Tatiana.
— Le procureur Darine, les socialistes... que sais-je?
Le nabab frappa du poing son bureau.
— Comment! cria-t-il, ls ont osé! Ah! quand je le leur avais
défendu. C’est bien, madame, ces gens-la seront punis. Un chati-
ment terrible les attend.
Tatiana écoutait en tremblant.
— Vous espérez donc?
— Je sauverai votre mari; oui... je les forcerai 4 se rétracter.
L’audace de ce procureur me confond ! Ce n’est pas un homme ordi-
naire, cependant... 11 est impossible qu’il n’ait pas quelqu’un der-
riére lui.
Ii demanda ensuite :
FONCTIONNAIRSS ET GOYARDS. 83
— Ce procureur a-t-il quelques raisons, si insignifiantes qu’elles
soient, de vous hair, vous ou votre mari?
— Non, aucunes.
— Vous ne vous connaissez pas d’ennemis?
— Les socialistes !
— Je croyais avoir écarté de votre téte le danger d’une guerre
avec un comité secret. Vous n’avez pas d’ennemi personnel?
— Non... & moins que... mais, non... Il est paralytique, impo-
tent, 1] se meurt tous les jours...
— Qui cela? demanda le nabab.
—Un ancien ennemi, Schelm! Mais cette supposition est inad-
missible.
On aurait pu croire que le nabab allait tomber 4 la renverse. 11
chancela, pale comme la mort, remua les lévres comme s’il al-
lait prononcer des paroles. Mais tout a coup, il fit quelques pas, et
saisissant le bras de la comtesse stupéfaitc, il cria d’une voix de
tonnerre :
— Schelm n’est pas mort?...
Tatiana fit un mouvement négatif de la téte.
—fla échappé & ma vengeance! Il vit, et je ne le savais pas!
rugit le nabab. Ah! malédiction !
Alors Tatiana saisit 4 son tour le bras du nabab et dit:
— Vous voyez bien que vous étes Muller!
— Oni, je le suis! dit le nabab.
Ki cet orgueil de homme fort qui ne veut pas avouer qu'il
a é surpris par son émotion le rendit plus pale encore.
— Et ne croyez pas, dit-il avec violence, que je me sois trahi! A
yous, comtesse, 4 vous seule je voulais me découvrir; les circon-
stances ne-m’en ont pas laissé le temps. Oui, madame, je suis
Muller!
Elle lui tendit la main :
— Je vous avais deviné.
— Et vous ne vous doutez pas, dit-il, du bonheur que j’ai ressenti
quand j'ai vu que vous ne m’aviez pas oublié. Je ne pouvais avoir
confiance qu’en vous seule... Mais parlons de Wladimir, du dan-
ger qui le menace. Schelm est vivant!... A son souvenir la colére
me rend fou. Quel est l’insensé qui a sauvé ce misérable?
Tatiana répondit :
— Moi... Je l’ai vu a moitié noyé, ralant. J’étais alors dans toute
la joie du triomphe; mon coeur était plein de miséricorde. Vous
avez été implacable, j’ai voulu étre clémente!
— Vous étes une sainte et noble femme! dit Muller avec émo-
tion; mais vous voyez que Ics bonnes inspirations sont parfois dan-
84 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
gereuses 4 suivre. Je comprends tout maintenant : c’est Schelm
qui vous poursuit. Je reconnais sa duplicité infernale. Une bonne
action a parfois de dures suites.
— Qu’importe! si elle satisfait la conscience ?...
—— Ah! il vit encore! et il veut lutter avec moi... Je n’ai pas su
me venger! répéta Muller.
— Il est paralytique, impotent !
— Mais son esprit est lucide ?
— De temps 4 autre.
— N’importe. Je sauverai Wladimir, je vous le jure! C’est mon
devoir plus que jamais.
Tout a coup il s’interrompit et demanda :
— Avez-vous tout deviné?
Tatiana rougit et répondit d’une voix si basse qu’elle était 4 peine
perceptible.
— Qui.
— Vous savez pourquoi je suis revenu, pourquoi la puissance
souveraine méme m’était odieuse en Asie, pourquoi je voulais
revoir ]’Europe?
Elle répondit plus bas encore :
— Qui!
— Et vous étes venue chez moi me demander un service. Je vous
en remercie.
Elle leva la téte et répondit :
— Qu’avais-je 4 craindre? Pourquoi aurais-je hésité?
Ii dit :
— C’est vrai, vous ne pouvez vous défier de moi... ni de vous-
méme, ajouta-t-il tout bas :
Elle répondit avec assurance :
— Vous avez raison.
— Et cependant, continua Muller, vous m’avez reconnu et vous
m’avez compris. Vous m’avez dit ces mots qui m’ont procuré une des
plus grandes jouissances de ma vie: « Muller était de force a
se tailler un royaume sous le ciel. Vous étes nabab de Cawnpore,
mais vous étes Muller. » C’était vrai. Wladimir, mon ami, ne m’a
pas reconnu. Un jour, dans la rue, je rencontrai un mendiant vieux,
hideux, infirme, qui me tendit la main : c’était Palkine. Je lui don-
nai l’aumdne et je causai avec lui.Ce fut jadis mon ennemi acharné.
Il ne me reconnut pas. Vous ne m’avez pas oublié, Tatiana; je vous
remercie...
Elle l’'interrompit :
— Je suis venue ici pour sauver mon mari!
— Je le sauverai! Croyez-vous que j’hésite?
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS, 85
Elle le regarda en face et répondit :
— Non!
ll passa la main sur son front.
— Oh! dit-il, vous ne savez pas ce que j’éprouve!... Je vous
I'ai dit, }’étais censé tout-puissant dans la terre des herbes. Je
venais souvent sur les rives du lac Baikhal. Ces contrées, oti j’avais
tant souffert, je ne pouvais les quitter. Je venais contempler les
lieux o&@ vous aviez vécu.
Elle demanda froidement :
— Comment étes-vous devenu nabab de Cawnpore?
— Ah! murmura-t-il en baissant le front, vous étes cruelle... Je
ne pouvais plus vivre dans ce pays, oi tout me rappelait mon
crime et votre prés... pardon... J’avais fait une fortune énorme.
Je m’embarquai 4 Nicolaivesk. Je voulus aller devant moi, a la re-
cherche de ’inconnu. En ce temps-la déja j’étais le chef de toutes
les sociétés secrétes de l’Asie. Je pouvais aller de Yeddo & Saigon,
certain de trouver dans chaque ville des amis ; je comptais parmi cux
des souverains. I] y a de nombreux rois la-bas qui ne sont pas satis-
faitsde l’ordre de choses existant, car dans l’extréme Orient, vous le
savez, la force prime partout le droit. Les Taipings, en guerre con-
tre les Mongols-Chinois ; les Thugs, étrangleurs de l’Inde, ennemis
des Anglais ; les galéricns russes qui se pressent en descendant le
long de l’'Amour; les cloimias japonais persécutés par le toicoun;
les Malais des archipels révoltés contre laHollande et |’ Angleterre, me
connaissaient et m’estimaient. J’avais, en dix ans, fait faire con-
naissance entre cux 4 ces peuples du continent et des archipels d'A-
sie qui s’ignoraient, mais qui, tous, poursuivaient, depuis des sié-
cles, une méme idée: l’affranchissement. Je vous avais dit que je ne
tenais pas en place : une activité fiévreuse me faisait oublier mes
chagrins et mes remords. J’étais un des agents de civilisation, car
avant d’étre libre, il faut cesser d’étre barbare. Seulement, je com-
prenais l’établissement de la civilisation autrement que ne le com-
prennent les Européens.
Tatiana écoutait sans interrompre; elle sentait qu’il fallait lais-
ser Muller raconter son étrange existence. D’ailleurs, malgré ses
preoccupations et ses craintes pour son mari, l’odyssée du Cour-
is l'intéressait involontairement.
Muller continua donc:
— Mes voyages me conduisirent une fois dans I’Inde. Je faisais
de la propagande; j’étais partout puissamment recommandé. J’ar-
nvai 4 la cour du nabab de Cadupour. C’est un petit royaume pour
"nde : il compte & peine deux millions d’habitants. Le nabab, roi
de la contrée, avait dans sa capitale un résident anglais. Ce pauvre
86 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
diable de souverain, qui avait le droit d’écorcher vif un de ses sujets
dont la physionomie lui déplaisait, et qui ne se privait pas de faire
ample usage de ses droits, était cependant le plus malheureux homme
de la terre. Il sentait que sa puissance, jadis illimitée dans ce petit coin
perdu, s’arrétait au seuil de toute maison protégée par le pavillon
britannique, et cela l’exaspérait. Pour se venger de cette contrainte
insupportable, il brilait, décapitait, pendait a tort et 4 travers. Son
peuple murmurait et le résident souriait. J’arrivai sur ces entrefaites.
Le nabab était tant soit peu initié aux mystéres de Bohwoine. Je fus
recu trés-bien, et nous causdmes souvent. Deux ans aprés, le nabab
était adoré dans son royaume : les exécutions avaient cessé, des in-
stitutions libérales avaient été promulguées. Le résident anglais ne
souriait plus. Je partis pour Calcutta un soir, en secret, ct je re-
vins trois semaines aprés; j’avais obtenu par mes intrigues le chan-
gement du résident. Le surveillant d’un rajah voisin fut accrédité
auprés du prince. Je devins de cette fagon l’ami intime du nabab
de Cadupour.
Tatiana ne s’attendait probablement pas 4 ce dénouement, car
elle ne put retenir une exclamation d’étonnement.
— Oui, poursuivit Muller, et vous ne connaissez pas ces hommes
primitifs, madame; ils sont extrémes en tout. Le nabab, qui sou-
riait jadisal’aspect des supplices, était devenu d’une sensibilité fémi-
nine. L’amitié qu’il me voua était ardente et profonde. Il voyait que
]étais triste : j’avais la nostalgie de l'Europe, du moins je le
croyais. Je le lui avouai; et je lui dis aussi que j’élais mis au ban
par la plupart des nations européennes; car j’avais tué, pillé ou
conspiré a peu prés dans toutes les colonies. J’étais, et jele suis en-
core, immensément riche. J’ai conquis — ici cela s’appelle voler —
plus de cent millions de roubles. Mais en débarquant en Europe,
je courais risque, si j’étais reconnu, d’étre pendu en Angleterre;
envoyé aux mines, en Russic; 4 Cayenne, en France. Aussi deve-
nais-je de plus en plus triste, je dépérissais 4 vue d’ceil, et mon
imagination, si féconde cependant, ne me fournissait aucun expé-
dient, car l’idée de me cacher sous un déguisement quelconque rée-
pugnait 4 mon orgueil. L’amitié du nabab me vint en aide. Cet
homme me proposa un déguisement royal. Sans rien me dire, il
avait envoyé demander des passeports au lord-gouverncur. Quand
les passeports furent arrivés, il me fit appeler et me dit : « Sahib,
tu as sauvé ma couronne, il est juste qu’A mon tour je te sauve la
vie. Va, pars pour I’Europe : tu seras inviolable partout, car Je te
fais roi; tu seras pour tout le monde le nabab de Cadupour, et tu
auras droit a ce titre. Quant 4 moi, je m’engage pendant ce temps
4 disparaitre. Je vivrai dans )’intérieur des appartements de mon pa
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 87
lais, et quand je voudrai voir le ciel et la campagne, je me ferai fakir et
je prierai Brahma. J’annoncerai mon départ et je nommerai mon fils
régent en mon absence. » Je crus qu’il plaisantait; il était sincére.
Je refusai d’abord. « Tu partiras, dit-il avec mélancolie, et si tu
pars, tu ne reviendras plus. Je veux te revoir, cependant. Si tu
crois que de ton retour dépend mon bonheur, tu viendras pour me
dégager de ma parole. » J’acceptai ce dévouement sublime. Vous
aves dit vrai, madame. Je suis nabab de Cadupour, mais je suis
Muller.
— Mais comment avez-vous pu, murmura Tatiana étonnée, faire
croire & tout le monde...
— Le royaume du nabab est presque inconnu, aucun Anglais n’y
a jamais mis les pieds, hormis le ministre destitué. Il s’agissait
d'aller a Calcutta et de tuer ce résident. J’y allais, et je tuais cet
homme. :
— Oh! cria Tatiana, c’est affreux...
— Je vous ai déja dit, madame, que notre morale différe de la
wire. C’était un méchant homme et il pouvait me nuire ; je m’en
débarrassai sams remords. Une fois 4 bord du bateau 4 vapeur, j’é-
lais pour tout le monde le nabab. A mesure que je méloignais
de I'lade, ma sécurité grandissait. Les habitants de Cadupour ne
voyagent pas, ef & Liverpool je n’avais plus rien a craindre. Je voya-
geal un an, je traversai Londres, Paris, Vienne et Berlin; j’étais
toujours triste. Ce n’était pas l’Europe que j’aurais voulu revoir ;
c était la Russie et... Oh! ne vous fachez pas, — vous, — madame!
Elie balbutia tout bas :
— Je ne me fiche pas, nous étions liés par des souvenirs...
Et elle ajouta, le regardant en face :
— Pourquoi voulez-vous que je me fache? Votre amitié n'est pas
coupable.
I] continua. :
— J’arrivaia Saint-Pétersbourg ; je fusrecu avec éclat, j’allais a la
cour, lesplus grands personnagesbriguérent |’honneur de m’étre pré-
Sentés; mais, vous, le hasard ne m’a pas permis alors de vous rencon-
trer. Quand j’arrivai, c’était en 1862, vous éticz avec Wladimir dans
une province éloignée... Je ne savais quand vous reviendriez et je ne
pouvais pas vous dire: je suis Muller, et alors, ces honneurs dont on
mentourait, cette déférence générale qui s’adressait 4 un autre qu’a
mot, me devinrent odicux. Puis, 4 Saint-Pétersbourg, personne ne
connaissait, il est vrai, le nabab de Cadupour, mais il y avait des
hommes qui pouvaient reconnaitre Muller. [1 n’est pas besoin de vous
dire qu’il n'y a aucune ressemblance entre mon visage et celui du
nabab instable. Plus triste encore et plus désespéré, je songeal a
88 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
retourner dans I’Inde, et a dégager le roi de sa parole, quand je
rencontrai un jour Ivan Kolok, vous vous souvenez... Ivan est cet
homme auquel vous avez permis de sauter dans le fleuve, le jour
de la bataille de l’Ougora. Ivan s'était soumis, il avait été amnistié,
il était redevenu colon... Puis sa conduite ayant paru exemplaire aux
autorités, on lui avait permis de faire du négoce pour son propre
compte. Aujourd’hui Ivan est un marchand sibérien, il a purgé sa
peine et il est libre. Mais Ivan, madame, avait connu la liberté qu’il
avait aimée. Sa soumission n’était qu’apparente. li conserva des
relations avec les colons et les exilés; de plus, il se fit affilier aux
sectes qui pullulent en Sibérie. Ses affaires ayant forcé de venir
4 Saint-Pétersbourg, 11 me rencontra alors que tout était prét pour
mon départ et il me reconnut. J’ouvris mon coeur 4 ce vieux compa-
gnon, et cethomme me fit voir, ce que, moi, prince indien, je ne
voyais pas bien, la transformation totale de la Russie, et il me dit:
« Pourquoi ne jouiriez-vous pas de la fortune et de la situation que
vous avez acquiscs, et cela sous votre nom. ll s’agit pour vous, non
de changer de personnalité, mais de changer 4 votre avantage, l’or-
dre des choscs. » Il me prouva que c’était, sinon facile, du moins fai-
sable. Pour ne pas éveiller les soupcons, j’étais parti seul de Cadu-
pour, et j'avais choisi les serviteurs de ma suite dans les Etats voi-
sins, mais nous étions convenus avec le nabab d’un moyen de cor-
respondre. Je renvoyais un de ces serviteurs dans l'Inde avec une
lettre dans laquelle je priais le nabab de me permettre de rester
encore trois ans en Europe. Je regus sa réponse six mois aprés,
elle était laconique : « Faites! m’écrivait-il, mais revenez un jour. »
Depuis deux ans, je travyaille; nous avons concgu un plan colossal.
Ah! cria-t-il soudain, si j’avais une compagne comme vous...
Tatiana cffrayée recula et demanda :
— Qnels sont donc vos projets? que voulez-vous faire?
Cette question directe calma |’exaltation de Muller qui passa la
main sur son front, et redevint tout 4 coup froid.
— Pour le moment, madame, dit-il, sauver votre mari. Je le
sauverai... On a méprisé mes ordres, je ne permets cela a per-
sonne...
— Muller, répéta Tatiana, vous m’épouvantez, qu’étes-vous venu
faire ici?
Muller se redressa solenncl.
— Ecoutez, Tatiana, dit-il, comme jadis, a Irkoutsk, l'homme
qui a trahi Wladimir, est son serviteur, disposez de lui. Je vous al
ouvert mon cceur pour que vous ayez confiance en moi, je me suis
mis entre vos mains,... vous pouvez me perdre.
Elle eut un geste d’énergique protestation :
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 89
— Qh! pouvez-vous craindre un moment...
— Aussi ne crains-je pas, mais je vous prie de ne plus m’inter-
roger. Je vous ai dit tout ce que pouvais vous dire.
— Mais...
— Non! dit-il d’une voix ferme, votre visite ici s’est prolongée
ontre mesure. Rentrez chez vous et attendez. Dans quarante-huit
heures, vous me reverrez. :
Hse leva, la prit par la main et la conduisit a la porte.
— Pas un mot de plus, dit-il d’une voix tremblante; vous ne
royez donc pas que votre aspect m’éte le courage. Allez, adicu...
Je vous le répéte, aprés-demain je serai chez vous. Et...
i ajouta d’ane voix sourde :
— Je vous jure de sauver votre mari!
XIII
LA CONFESSION DE MULLER.
Schelm réfléchissait, seul dans son cabinet mystérieux, quand
presque a la méme heure, ot Dakouss payait de la perte de sa
beauté son dévouement 4 la cause des nihilistes, un coup retentit
ala porte de l’appartement. Ce coup fut suivi de plusieurs autres
de plus en plus vifs et saccadés. Avec un singulier sourire qui
semblait dire qu'il avait presque deviné qui frappait ainsi, Schelm
fit jouer la pelote et la porte s’ouvrit.
Louise, pale, échevelée, les yeux hagards, s’élanca dans le ca-
binet.
— liest mort! criait-elle, c’est moi qui ai donné le poison. Je se-
rai probablement chatiée, il n’y aurait pas de justice sans cela,
mais ce comte Lanine ira aux mines, aux galéres. Le misérable a
versé le poison que j'ai donné 4 Vadime!
— Bravo! murmura Schelm, bien, ma fille!
Mais Louise s’approcha de lui, ct ses yeux langaient des éclairs
menacants :
— Je ne sais cependant qui est coupable dans tout cela. Je n’ai
pas pu réfléchir. Mais si vous avez trempé dans ce crime odieux,
mon pére, vous aussi, prenez garde. Je ne sais comment je pourra
vous atteindre, mais je le vous jure, je vengerai Vadime.
— Eh! ch! eh! ma douce colombe, dit Schelm, je vous ai avertic,
vous souvenez-vous ?
— Qui, je m’en souviens, et je vous le répéte, prenez garde!
90 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Pourquoi l’avez-vous mal défendu? répondit. Schelm avec un
ricanement.
Elie lui saisit le bras.
— Ne raillez pas.
— Bah ! dit-il, nous vous trouverons un meilleur mari.
— Vous m’avez toujours inspiré une méfiance et une peur instinc-
tives, continua-t-elle.
Il Vinterrompit par un éclat de rire :
— C’est l’impression que je produis 4 tout le monde.
— Qui, mais je ne vous crains pas, et je vous le répéte, si j’ap-
prends que vous ayez trempé dans cette action... Savez-vous, cria-
t-elle en lui secouant le bras avec force, que sa derniére pensée fut
peut-ctre une malédiction pour moi.
— Vous oubliez, dit Schelm tranquillement, que je suis malade,
et qu’en me secouant le bras, vous me faites mal.
Louise lui lacha le bras, et lui dit 4 loreille:
— Vous souffrez... tenez, quelque chose me dit que vous étes
scul coupable.
— Ah! ca! dit Schelm, mais vous devenez folle.
Il poussa le bouton qui ouvrait la fenétre grillée.
— Allez dans votre chambre, continua-t-il, vous étes dans un
état d’exaltation dangereux.
Un domestique montra sa figure derriére la grille. Louise se
dirigea vers la porte; arrivée sur le seuil, elle se retourna, jeta a
son pére un regard sombre, et répéta :
_ — Prenez garde!
Aprés cette scéne, Schelm s’endormit un sourire de joie aux lé-
vres et quand, le lendemain, il se réveilla trés-tard dans la mati-
née, il fut d’une humeur délicieuse. I] plaisanta sa femme et ses
plaisanteries n’étaient pas acerbes comme a l’ordinaire. La baronne
fut heureuse ce jour-la.
— Vous savez que Louise a empoisonné un homme hier, dit tout
4 coup Schelm a sa femme.
La baronne bondit.
— Comment?
— Eh! ou!
Mais la baronne se rassura promptement, elle crut 4 quelque
plaisanterie de son mari.
— Vous étes bien gai cc matin, mon ami!
— Eh! n’est-ce pas dréle de compter une empoisonneuse dans
sa famille.
— Mon ami!
Alors Schelm dit avec un mauvais rire °
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. oH
— Vous croyez peut-étre que je plaisante.
— Certainement !
—IUn’y a rien de plus sérieux, un gendarme !’a accompagnée ;
elle est prisonniére ici.
— Ah! mon Dieu, dit la baronne, mais c’est donc vrai?
— On ne peut plus vrai.
— Ce n’est pas un crime, n’est-ce pas !... Quelque imprudence...
— Bé! hé!
La baronne se leva, blanche comme un suaire.
— Bah! dit Schelm, on ne lui fera rien, ne tremblez donc pas;
vous ne savez rien de ce qui se passe dans la ville, pas méme dans
votre maison, c'est ridicule. Le comte Lanine a commis le crime,
Louise en a été l’instrument.
— Louise! le comte Lanine! bégaya la baronne stupéfaite.
— Qui, dit Schelm. Ce que c’est cependant... Nous avons recu un’
scélérat, car il est venu nous voir, hein! et vous vous extasiiez de-
vant lui.
Les trois coups distancés qui avertissaient Schelm de l’arrivée de
Darine, retentirent en ce moment.
— Allez-vous-en, et ne pleurez pas, lui dit-il. Il n’arrivera rien 4
votre fille. Et 11 murmura en tirant la pelote :
— ¥ a-t-il au monde une créature plus sotte que cette femme?
Darine entra, il était sombre et préoccupé, Schelm lui fit le
meilleur accueil.
— Se sais, dit-il, vous avez réussi. Avez-vous des preuves contre
lui?
— Irrécusables!
— Bravo! Mais d’ou vous vient cette figure d’enterrement ?
— Jai recu d’Ivan Kolok l’ordre de me rendre immédiatement
au phalanstére. Nous avons méprisé les ordres de nos chefs mysté-
neux. Je crains que ce ne soit pour cela. Ce matin déja...
— Bah! interrompit Schelm, tout s’arrangera. Ce sera un procés
excellent pour notre cause. Les chefs comprendront cela. En qua-
lité de président du Mystére, je convoque dans quinze jours le
Centre pour affaire urgente. Je m’y ferai porter. Je me sens tout
ingambe, ajouta-t-il avec un trémoussement joyeux. Dites 4 Kolok
que je me ferai connaitre. Je suis libre de toute préoccupation ct
me donne corps et ame 4 l’ceuvre. Je me suis vengé de Lanine: a
Yempereur maintenant. Hé! hé! hé! asseyez-vous et racontez-
Moi ce qui s'est passé dans les moindres détails.
Et il ajouta :
— Darine, je suis content de-vous!
92 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Il est impossible de décrire les angoisses que Tatiana et sa fille
éprouvérent pendant les deux mortels jours qui suivirent l'arresta-
tion de Wladimir. La nouvelle s’était bien vite répandue dans la
ville, et, comme une arrestation dans ce siécle de légalité est déja
un commencement de déshonneur, on s’était aussitét détourné de
Wladimir. Tatiana et Alexandra passaient de longues heures, seules,
assises en face l’une de l'autre, ou erraient 4 travers les apparte-
ments de l'immense demeure, espérant saisir les bruits du dehors. La
réserve affectée des domestiques avait établi entre eux et les maitres
une sorte de géne tacite dont les uns et les autres n’osaient se dé-
barrasscr. Les domestiques avaient compris que la comtesse s’était
apercue de leur contentement, et ils regrettaient de l'avoir laissé
éclater. Tatiana ne pouvait songer 4 changer le personnel de sa
maison pendant cette phase aigué, car c’aurait été une complication
de plus. La mére et la fille vécurent donc en face l'une de l'autre,
pendant deux longues journées et deux nuits plus longucs encore.
Le lendemain de l’arrestation, quand Alexandra descendit de sa
chambre, Tatiana lui avait dit :
— ll faut attendre avec patience, votre pére sera sauvé.
Alexandra avait embrassé sa mére, et dans l'intention de la dis-
traire, car elle la voyait encore plus triste que la veille, elle essaya
de parler d’autre chose. Elle parla de ses projets de mariage, et fit
le portrait de son idéal.
— Un homme, dit-elle, brave comme un lion, terrible et res-
pecté, mais qui se coucherait 4 mes pieds avec timidité, et aurait
peur du moindre froncement de mes sourcils: ce serait le bon-
heur; mais je ne cherche pas cela. Je crois que c’est impossible a
trouver... Je cherche un homme 4 l’esprit élevé, au cceur loyal,
et je vous avoue que, parmi ceux que je vois dans le monde, je ne
découvre que des imbéciles, des fats ou des ambiticux.
— Vous étes sévére, Alexandra, répondit Tatiana, que le babil-
lage de sa fille avait un peu distraite de ses préoccupations.
— Non, je vous assure!
En ce moment, elles furent interrompues par l’entrée d’un domes-
tique.
— Madame, dit cet homme, le médccin est arrivé pour faire
lautopsie. C’est par ordre.
— La maison entiére n’est-clle pas 4 la disposition de la justice ?
— Le cadavre est sous Ics scellés; le médecin nous requiert
d’aller chercher le commissaire de police, pour lever momentané-
ment les scellés. Je viens demander 4 madame la comtessc si elle
consent.
— Vous devez obéir 4 la justicc, et votre question est déplacéc.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 93
Vous savez que je he puis m’y opposer; allez, et abstenez-vous a
Pavenir de me déranger.
Les deux femmes. se regardérent silencieusement aprés le départ
du domestique. La visite du médecin, cette autopsie pratiquée a
quelques chambres d’elle, la pensée que la main de la justice était
toujours étendue sur leur maison, avaicnt glacé les paroles sur leurs
levres. Elles ne se parlerent plus, laissant leur conversation inter-
rompue.
Une longue journée se passa ainsi ; la douleur, chez les riches,
est plus sombre que chez les pauvres, car le travail ne la distrait
pas. Alexandra adressait de temps en temps des phrases courtes a
sa mére qui lui répondait par monosyllabes. Vers le soir, toutes
les deux, d’un commun accord, éprouvérent le besoin de la soli-
tude et se retirérent dans leurs chambres respectives. Le lendemain
il n’y avait aucune nouvelle, et Alexandra, qui avait passé la nuit
sans fermer l’ceil, descendit dans un état de surexcitation nerveux
irés-prononcé. Quant a Tatiana, elle était toujours la méme. Son
regard triste n’avait pas perdu de son éclat. Elle semblait résignée
etcalme, car elle attendait tranquillement la réponse de Muller.
Vers le milieu de la journée, une sorte de mésintelligence com-
men¢a a percer dans I’attitude des deux femmes. Le calme de Ta-
tiana parut singulier a sa fille, qui s’étonna de l’inactivité de sa
mére; elle lui avait déja, une fois, demandé d’une voix allérée :
— Vous ne sortez pas, princesse?
— Non!
— Cependant... Vous necroyez donc pas... que des démarches...
— Non! Ce que nous avons de mieux 4 faire, c’est d’attendre
tranquillement.
Alexandra demanda, avec un peu d’aigreur :
— Combien de temps atlendrons-nous comme cela?
— Quelques heures encore, peut-étre quelques minutes.
Depuis ce moment, Alexandra, inquiéte et fiévreuse, allait a la fe-
nétre, ouvrait la porte du salon, revenait, questionnait Tatiana,
criait 4 tout bruit de voiture :
— Cest peut-étre celui que vous attendez.
Cette agitation impatienta Tatiana qui répondit 4 une question
de sa fille, plus pressante que les autres :
— Hl serait plus digne de supporter le malheur avec calme. Vous
allez vingt fois 4 la porte et faites assister les domestiques a nos an-
goisses. Vous voyez, je souffre autant que vous, mais je ne le laisse
pas voir.
Alexandra répondit avec vivacité :
4 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Je ne puis songer froidement aux angoisses que doit éprou-
ver mon pére en prison.
— Ce n’est pas une raison pour compromettre son salut.
La jeune fille fut irritée de cette réplique.
— Je compromets son salut? maman! moi!
-— Qui, il ne faut pas montrer aux subalternes des traces d’émo-
tion. Ils s’en forgent des armes contre nous. Yous ne savez encore
rien de la vie, vous étes Jeune..
— Qui, répondit Alexandra, lage n’a pas encore glacé les senti-
ments dans mon cceur.
Tatiana ne comprit pas V’intention de sa fille; elle sourit triste-
ment.
— Cela viendra; mais, pour le moment, l'heure est grave, mo-
dérez-vous.
— Je pense qu’il aurait mieux valu, au lieu d’étudier cette con-
tenance, aller chez nos parents et leur demander leur concours.
Tatiana, étonnée de cette réponse, leva les yeux sur sa fille et
remarqua sa contenance agressive.
— Je crois que vous voulez me donner une lecon? dit-clle avec
sévérité.
— Non! répondit Alexandra trés-froidement, je ne me permettrai
jamais cela. Je me contente d’admirer votre calme dans un pareil
moment.
A ce mot, Tatiana palit, se jeta sur un canapé et éclata en
sanglots.
— Ah! mon Dieu! dit-elle, ma fille m’insulte. 1! ne me man-
quait plus que cela.
Et sa douleur comprimée se faisant jour subitement, elle se
mit 4 sangloter. Alors Alexandra, effrayée et émue, tomba 4 ge-
noux, et dit, pleurant aussi, et embrassant la main de Tatiana :
— Oh! pardon! pardon! ma mére!
Tatiana l’attira sur son cceur, et les deux femmes mélérent
leurs larmes sans prononcer un mot. Leur émotion les avait empé-
chées de voir un homme qui, debout sur le seuil, les contemplait
avec attendrissement :
— Madame, dit cet homme d’une voix grave et triste, je n'ai
trouvé personne dans I’antichambre pour m’annoncer, et je me
suis permis de venir jusqu’ici.
Tatiana s’écria :
— Vous! c'est vous! Dieu soit béni!
Elie s’élanga vers le visiteur. C’était le nabab; mais le nabab
méconnaissable, vétu d’habits européens , ‘sordides et délabrés.
— Ma fille, dit doucement Tatiana, laissez-nous, j’ai a causer
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 95
avec Monsieur ; mais auparavant, ajouta-t-elle d’une voix profonde,
tendez-lui votre main et remerciez-le, car il s’occupe du salut de
votre pére.
La jeune fille regarda le nabab, sembla légérement étonnée, puis
s'avanca et lui tendit la main.
— Je vous ai dé}a vu, n’est-ce pas, monsieur?
Ii ne répondit pas, baisa la main tendue vers lui, et s ‘inclina en
silence. Alexandra sortit, non sans se retourner plusieurs fois.
Alors Muller croisa ses bras sur sa poitrine, et dit :
— Je vous ai promis de le sauver, d’écarter immédiatement tout
danger de sa tate. Hélas! je ne puis pas faire cela...
Tatiana recula, et son regard devint dur et sévére.
— Ah! cria-t-elle, vous ne pouvez pas; alors que vencz-vous
faire ici?
ji voulut parler, mais elle l’interrompit :
— Je suis allée chez vous, monsieur, car je vous ai reconnu,
Jespérais que le repentir vous liait irrévocablement & mon mari.
Yous me faites regretter ma démarche ; c’est oe monsieur, je
lutterai seule.
— Oh! madame, répondit-il avec humilité, ne me jugez pas
avant de m’avoir entendu. Je vous ai promis de sauver Wladimir,
de veiller sur lui, de confondre ses ennemis. Je ne songe pas a dé-
cliner cette tache; je vous avais dit : attendez quarante-huit heures,
je vous apporterai la preuve irrécusable de son innocence. Je croyais
pouvoir le faire. Or, je le vois, cela m’est impossible.
— Pourquoi cela? demanda Tatiana. Pourquoi votre assurance
a-l-elle été ébranlée?
— Tatiana, dit-il, je ne confierais pas ce que je vais vous dire a
mon ami le plus intime. Je ne le confierai pas 4 un papier enfermé
sous triples clefs dans mon portefeuille. Je vais vous le confier, 4
vous qui étes la femme d’un général aide de camp de l’empereur ;
seulement, comme ce que je vais vous dire compromet d’autres
existences que la mienne, j’exige un serment qui me garantisse le
secret.
Elle le regarda fixement et répondit :
— Quel serment exigez-vous?
— Votre parole me suffit. Je vous connais, elle vaut tous les ser-
ments. Le secret que je vous demande est absolu. Lors méme que
ce que je vous apprends, lors méme que la divulgation de ce secret
pourrait sauver Wladimir au moment décisif, engagez-vous, je
vous en adjure, a ne pas ouvrir la bouche. Ma confiance en vous
est immense, je vous le prouverai tout 4 l’heure... Mais... peut-
etre dans ce que je vais vous apprendre, votre pensée trouvera-t-
96 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
elle une combinaison de salut, que la mienne ne découvre pas.
Or, je vous demande de ne pas vous servir dans ce cas de mes
confidences.
Tatiana hésita une minute, puis elle dit :
— Dans ce moment de douleur, des pensées de défiance péné-
trent dans mon Ame, n’importe; mais il ne sera pas dit que je vous
aurai soupgonné, vous. Je comprends ce que vous cxigez de moi,
Muller, et, jc m’engage 4 vous obéir. Vous savez quel est votre devoir
maintenant, n’est-ce pas?
I] répondit 4 voix basse :
— Oui!
— C’est bien! je vous engage ma parole. Ce que vous me direz
restcra enfoui dans mon cceur. Si je voyais qu’endivulguant le secret
que vous allez me confier, je pourrais écarter la mort de la téte de
mon mari oude ma fille, je vous jure de les laisser mourir. Cela vous
suffit-il? |
Il répondit :
— Merci, Tatiana, vous m’avez compris. =.
— Parlez maintenant.
Muller se recueillit. .
— Je suis orgueilleux, et j’ai le droit de l’étre. J’ai fait trembler
tout un continent, j'ai changé la face des choses dans dix em-
pires, et des millions d’hommes reconnaissent mon autorité. J’ai
conquis en dix ans une richesse immense. La fortune que j’ai ga-
gnée est aussi légalement acquise que celles qui se gagnent chez
vous. J’ai pris de force ce que vous parvenez a prendre par ruse.
Je suis un homme supérieur, mais ma nature est humaine. J’ai
toujours aimé mon pays, le cicl sombre de Saint-Pétersbourg me
parait plus beau que le ciel éclatant de l’Inde. Je révais au milieu
de la nature tropicale, aux foréts sans feuilles de la Courlande, et
je me prenais souvent 4 regretter, 4 Cadupour, dans le palais d’kté
que le nabab m’avait cédé et quand des esclaves me servaient a ge-
noux, les moments ot je grelottais de froid et de faim, en traver-
sant, les pieds dans la boue, quelques carrefours suburbains de ma
ville natale. Puis, 1a-bas dans la terre des Herbes et dans 1’Inde, je
ne connaissais personne, je n’aimais personne... Je voulais revoir
mon pays. Mais, vous savez, Muller, en Russie, est un forcat, un
galérien. Je suis venu ici sous un déguisement royal, mais cela
répugnait 4 mon orgueil. Comment, me disais-je, j'ai conquis
le droit de porter haut le front dans vingt pays étrangers, ct
je le baisscrai chez moi. Alors j’ai résolu de recommencer la
lutte. Je voulais avoirle droit de dire 4Saint-Pétersbourg : « Je suis
Muller! Muller le bandit! le galérien! que votre société a rejeté de
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 97
son sein. Votre société est injuste, car elle a méprisé un de ses
membres les plus élevés, saluez-moi maintenant, et regrettez votre
anathéme, imbéciles ! Que l'on se prosternat devant la richesse et la
puissance du nabab de Cadupour, cela ne suffisait pas. Il fallaitqu’on
se prosternat devant Muller. Or, pour cela qu’y avait-il 4 faire?
Changer tout simplement l’ordre des choses.
Muller s’arréta, Tatiana l’écoutait, involontairement intéressée,
etelle se souvenait de ce qu'il avait été jadis, de ses yeux étince-
lants, de son front altier sous ses vétements en lambeaux : elle ne
put sempécher de l’admirer. Aprés une légére pause que la com-
tesse Lanine n’interrompit pas,-Muller continua : ‘
— le principe de l’égalité est absurde et ne peut servir de base
4 la vie sociale. Tant que le monde existera il y aura des priviléges.
Jadis, c’était la naissance, aujourd’hui, c’est la fortune qui les a
monopolisés. La puissance féodale a changé de nom. Jai pensé a
la transformer encore une fois et j'ai révé une échelle sociale dont le
haut serait occupé par|l’aristocratie du mérite intrinséque, et le bas
par la foule. Il y aurait des échelons comme ily en a 4 toute échelle,
mais les classifications seraient basées sur les facultés intellec-
tuelles et morales des individus. Ce n’était pas une organisation
stable que je révais, c’était une crise. Je n’ai jamais songé 4 abo-
hr lhérédaté car, la troisiéme génération, l’injustice doit recom-
mencer fatalement 4 régner sur la terre. Mais peu m’importait...
Mon intelligence me donnait le droit de m’asseoir en haut de 1’é-
chelle, cela the suffisait; seulement je voulais étre ‘au faite, non |
comme nabab de Cadupour, c’est-a-dire d’aprés les anciennes con-
ditions, mais comme Muller, c’est-a-dire d’aprés les nouvelles. Or,
je n’aijamais cessé d’étudier la Russie, et la Russie m’a paru mire
pour mon projet. C'est un pays qui n’a pas encore passé par les
révolutions sociales, et qui n’en connait pas l’instabilité.
Tatiana Yinterrompit soudain; son visage était réveur.
— Que voulez-vous faire?
— Changer l’ordre des choses.
— Vous voulez renverser l’empcereur ?
— Non! l'empereur est un homme sage, éclairé et libéral. Je
veux l’empécher de s’arréter dans ses réformes. Il arrivera un mo-
ment ot il ne voudra plus avancer; alors je serai 1a, et lui dirai,
comme Jésus-Christ a dit, dans la légende, au Juif-Errant : Marche!
Muller s’était exalté :
— Ah! la Russie! continua-t-il, quelle mine pour les idées nou:
velles. Ce peuple jeune, avide d’imprévu, plein de séve, on peut le
transformer et transformer avec lui la marche des aspirations hu-
19 Jouser 1875, T
98 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
maines. Eh! pourquoi en voudrais-je 4 l’empereur. C’est un instru-
ment utile. Je ne sais ce que sera son successeur.
Mais 4 ce moment Tatiana I’interrempit.
— Muller, lui dit-elle d’une voix grave : je vous ai écouté et, a
un moment, je voulais vous arréter. Je vous avais donné ma parole,
et cependant j’aieu un instant la pensée de me rétracter. C’est que
j'aienvers mon souverain et mon pays des obligations qui priment
tout. Si vos projets étaient dangereux, je vous aurais dit: Fuyez, car
je crois de mon devoir d’avertir Sa Majesté du péril terrible qui
le menace. J’ai eu peur un instant d’étre oblig‘ec de faire cela, car
je vous connais, et je sais que vous étes un adversairc dangereux.
Je pouvais subordonner au point d'honneur mes intéréts person-
nels, sacrifier mon mari que j'aime; je n’avais pas le droit dy
sacrifier la sécurité de mon pays. Mais, ajouta Tatiana avec un
sourire triste, vos idées sont impossibles 4 réaliser, vous ne réus-
sirez pas, et ne pouvez étre dangereux. Pour la seconde fois je vous
engage ma parole.
Dés les premiers mots, Muller avait pali; il regardait la comtesse
avec des yeux hagards, son exaltation se glaca a ces paroles froides,
et il s’écria :
— Oh! mon Dieu! elle me méprise, elle ne me comprend pas!
— Je vous estime, lui dit Tatiana doucement, mais je ne vous
comprends pas.
I) se redressa soudain.
— Eh! bien! dit-il, Dieu lui-méme me prouverait, par un miracle,
que mon réve est irréalisable, que je persévérerais toujours...
— Qh! dit Tatiana, je ne tente rien pour yous dissuader. Nul n’a
d’influence sur un homme comme vous.
— Vous! cria-t-il d’une voix déchirante, vous ! Vous avez mis le
doute dans mon ame. Mais vous ne savez donc pas que votre in-
fluence est iminense sur moi... que je...
Elie l’interrompit.
— Vous oubliez mon mani!
— Ah! dit-il.
Il essuya une larme du revers de la main. Tatiana elle-méme
élait émue.
— Madame, dit-il tout 4 coup d’un accent profond, pour réaliser
des projets qui vous paraissent insensés, il me fallait des complices ;
pour sauver votre mari, il me faudrait les trahir; cela, je ne le
puis pas, je ne le ferai pas.
Elic mit la main sur son épaule.
— Je n’exige pas cela de vous, je saurai combattre seule, je m’a-
dresserai 4 l’empereur.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 60
Ise dressa tout a coup.
~ Lempereur! eh! nous ne sommes plus da temps de Ni-
colas. Sa Majeslé, un des plus grands hommes de lhisteire,
ae coensenlira jamais 4 cniraver l'action des lois, vous le savez
asi bien que moi. Noa! ct lors méme que, ce qui est inadmissible,
lempereur daignerast faire em votre faveur une exeeption a la ligne
de conduite qu'il s'est tracée, une erdennance de non-lieu vous suf-
frait-elle?
Elle baissa la téte.
— Non ! Vous ne me comprenez pas : je n’abandonnerai pas Wla-
dimir ; seulement je suis obligé de changer de ligne de condyjte.
Ecoutez, Tatiana, je vais yous pronver combicn je vous suis dévoue.
Je vous sacrifice ma haine. J’ai voulu me yenger sur }’enfant de
mon ennemi. Je ne puis oublier que cet hone m’a rendw in:
fime. La nuit que yous m’avez appris que Schelm vivait encore,
j'ai eu un accés de rage qui a épouvanté ma maison, Eh hien!
en votre faveur, Je pardonne a Schelm !
— Je ne vous comprends pas!
— J'ai chez moi un homme dont je m'élais chargé avec des in-
tentions de vengeance ; c'est André Popoff, qui aime la fille de
Schelm...
— Ah! murmura Tatiana.
— Ecoutez, dit Muller; vous ¢tes riche, mais j’ai cent millions
de reubles ; si cela ne suffit pas, les ressources de Cadupour sont
immenses, je les déposerai 4 vos picds. Avec cela on fait beaucoup.
Je vous sacrifie tout, hormis le réve de toute ma vie. Nous sauve-
rons Wladimir. Les débats n’ouvrent que dans un mois, nous avons
du temps devant nous.
Elle ne répondit pas, Mutler se teva, il était pale et résolu.
— Tatiana, dit-il, vous m’avez parlé avec tant de franchise que
je vous ea ai presque voulu un instant. Yous étes une femme supé-
rieure, jugez de la fermeté de mes résolutions, si votre mépris
méme ne peut les ébranier. Or, Tatiana, je vous aime...
Elle se leva sévére. Il interrompit d’un geste.
— Ah! taissez-mei achever. Yous avez rendu cette explication
inévitable. Ah! vous eroyez que etait par repentir seulement que
j'ai bouleversé toute la Sibérie orientale afin de sauver votre mari.
Je vous aime, et la pensée que vous seeffrrez par mei, me rendait
fou dedouleur. Mais saver-vous comment je vous aime? $i je croyais
une seule minute que vous consentiriez 4 trahir vos deveirs, je ees-
serais de yous adorer. Non! votre beauté splendide, votre inteili-
geace supérieure, les adutations du monde, les passions que vous
avez provoquées ne vous ont jamais fait dévier dune ligne du ¢che-
200 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
min de l’honneur, et quand je vous vois, belle et impérieuse, drapée
dans votre honnéteté immaculée, je m’agenouille et je baise la
poussiére de vos pas. Je voulais vous revoir encore une fois dans
la vie, car vous étes la seule femme que J'ai aimée et qui mérife
mon amour. Mais si j’avais vu une tache sur votre robe de splen-
deur, vous seriez devenue pour moi une femme comme les autres.
Un amour pareil vous offensc-t-il ?
Elie lui tendit la main et répondit :
— Non!
Il s’agenouilla, et lui baisa la main avec passion.
— Si mes paroles vous avaient offensée, bégayait-il 4 travers ses
larmes, jescrais parti, mais je vous aurais supplié de me permettre,
de loin, de vous servir.
Elle laissait, émue elle-méme, sa main entre les siennes. A ce
moment, la porte s’ouvrit et Alexandra apparut sur le seuil. A l’as-
pect d’un homme agenouillé aux pieds de sa mére, elle recula. Ta-
tiana ne voyant pas sa fille, dit en se penchant vers Muller:
— Une affection pareille ne peut qu’honorer une femme. Je vous
comprends et je suis heureuse d’avoir inspiré ces sentiments. A
nous deux, nous sauverons Wladimir, c’est notre devoir, n’est-ce
pas, Muller?
— Muller! cria Alexandra, vous étes cet ami dont ma mére et
mon pére me parlent depuis mon enfance. Oh! monsieur, que je
_ suis heureuse!
Mais tout 4 coup un souvenir revenant 4 son esprit :
— Mais vous étes le nabab indien, dit-elle avec stupéfaction.
Muller s’était relevé; Tatiana avait rougi. Le Courlandais s’ap-
procha d’Alexandra et lui dit d’une voix grave :
— Vous avez surpris, mademoiselle, un secret de vie et de mort.
De votre discrétion dépend la destinée de millions d’hommes. Ne
l’oubliez pas.
La jeune fille balbutia, intimidée et dévorant le nabab des yeux.
— Croyez, monsiewr...
— Inutile, répondit Muller, vous étes la fille de la comtesse La-
nine. Vous ne pouvez étre une femme ordinaire, et je n’ai pas le
droit de me défier de vous.
Elle répondit, reconnaissante :
— Vous avez raison, monsieur. Votre secret mourra avec moi.
Tatiana s’était remise de son trouble.
— Pourquoi, ma fille, dit-elle avec sévérité, étes-vous entrée ici?
— Maman, balbutia Alexandra, le procureur impérial, Darine,
demande a vous voir.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 104
— Introduisez-le, dit Muller, recevez-le, c’est un homme trés-
dangereux; je le connais.
I} continua tout bas :
—Ne le faites pas attendre; ces gens demandent des égards.
Faites toutes les démarches que vous croyez utiles, madame la com-
fesse; quant 4 moi, je travaillerai de mon cété. J'ai convoqué
mes hommes; si vous daignez me permettre de me présenter chrez
vous, je vous tiendrai au courant de mes démarches; je crois que
nous devons agir de concert.
— Ma porte vous sera toujours ouverte, dit Tatiana.
Sur le seuil, Muller se retourna :
— fl est inutile que je rencontre Darine, dit-il; veuillez m’indi-
quer, madame la comtesse, une autre issue.
— Certainement... Alexandra, montrez au prince l’escalier de
service.
La jeune fille précéda Muller qui sortit aussitét. Tatiana donna
Vordre d’introduire le procureur impérial.
Darine resta longtemps chez la comtesse Lanine. Enfermés dans
le salon, ils causérent tous deux pendant plus d’une heure. Darine,
en sortant, laissa Tatiana pale et tremblante; son front hautain
avait des rides profondes, et ses yeux étaient pleins de larmes.
Elle monta chez sa fille, la trouva absorbée, l’embrassa sur le
front, et dit :
— Nous traversons une grande épreuve. Peut-étre Dieu exigera-t-il
des sacrifices de nous tous. Je suis préte, mais vous, ma fille, con-
sentez-vous a vous sacrifier pour votre pére?
Alexandra répondit, un peu étonnée du ton solennel de Tatiana :
— Vous n’en doutez pas, ma mére?
— Je vous demande : pour sauver votre pére, puis-je disposer
de votre sort?
— Certainement, ma mére! répondit Alexandra.
Muller, rentré 4 son palais sans prendre la peine de changer de
costume, alla droit 4 son cabinet de travail. Yvan Kolok, le mar-
chand sibérien qui l’y attendait, ne put réprimer un geste d’éton-
nement a l’aspect des vétements du nabab, et dit avec reproche :
— Encore des imprudences! Comment pouvez-vous sortir ainsi?
Si vous étes reconnu, tout est perdu.
— Il le fallait, Ivan!
— A quel propos ce costume?
— Le nabab indien ne pouvait aller, sans exciter la curiosité gé-
nérale, au phalanstére de l’Asiatique.
Ivan bondit.
102 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
«- Vous étes allé au phalanstére ! C’est pour cela que vous m’a-
vez demandé la clef de la chambre secrete...
— Qui, j'ai convoqué, pour la semaine prochaine, une réumion
du Centro ct du Mystére. J'ai fait...
~~ Mais si l’on vous avait vu entrer!
-- Personne ne m'a vu. J’ai pris mes précautions. Vous oubliez
toujours gue je suis un bandit, un chercheur dé pistes... Mais assez
gur ce sujet. Il fallait agir ainsi que jc |’ai fait; ne me grondcz pas,
Ivan, vous savez que je ne puis abandonner Wladimir.
Le Sibéricn secoua la téte.
— Vous avez payé votre dette 4 cet homme. Vous étes la lumiére
de notre association; vous n’avez pas le droit de commettre des
imprudences.
— Assez! dit Muller. Rendez-moi compte de vos démarches :
avez-vous rctrouvé ce Dakouss? .
+ Non! mais je sais ce qu’il est devenu ; Bello et Poléno, — des
nihilistes convaincus, ceux-la, des instruments, qui me reconnaissent
pour un de leurs chefs suprémes, — m/’ont dit que, par ordre de
Darine, ils l’ont défiguré avec du vitriol, aprés lui avoir fait écrire
une dénonciation contre le comte Lanine.
— Oh! interrompit Muller, il joue toujours serré; son intelli-
gence est toujours lucide. Ainsi ils ont défiguré Dakouss! Mais
savent-ils ou il est? .
— Non... Ils Yont gardé prisonnier une nuit dans la chambre
secréte. Quand ils lui ont ouvert la porte, il est parti sans pronon-
cer une parole. Depuis, ils ne Pont pas revu. Le papier ot Dakouss
avoue avoir empoisonné le prince Gromoff est entre les mains de
Darine.
~—— |] faut retrouver le médecin!
— J’ai donné des ordres 4 ce sujet; s'il est resté 4 Saint-Péters-
bourg, ce doit étre facile; 11 doit ¢tre aussi affreux qu’il était beau.
— C'est indispensable, Ivan. J'ai convoqué la réunion pour la
semaine prochaine, il faut que tout le monde y assiste, ce Darine
perticuliérement. J'ai parlé avec lui; hier je l’ai fait venir ici, c’est
un roc. J'ai commencé par lui ordonner de se désister de sa pour-
suite contre le comte Lanine. I] m’a répondu que le procés d’un
nide de camp serait profitable & l’ceuvre, qu’une seconde occasion
pareille ne se présenterait pas. Hélas! c’est vrai! Je l'ai menacé,
il m’a répondu qu’il ne reconnaissait pas mon autorité, autrement
qu'ex cathedra. Mes six pénitents sont partis. Il faut que j’agisse
sur le Centre, que j’obtienne un ordre, ce sera difficile.
— Qui! répondit Ivan, ce sera difficile.
Muller lui saisit le bras.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 15
— Vous m’obéirez, Ivan?
Le Sibérien ne répondit pas.
— Vous ne répondez pas?
— Eh bien! non, Muller, dit-il; j’hésite & vous obéir. Que
suis-je moi, un champion de la liberté; que m’importe, le comte
Lanine. Je vous connais et j'admire votre intelligence; je suis
un de ceux qui vous ont mis 4 la téte de notre ceuvre. En nous
subordonnant 4 yous, nous avons eu en vue la gloire de notre pays.
Les considérations personnelles sont au-dessous de nos aspirations.
Qu’un homme disparaisse, qu’une iniquité se commette, qu'un in-
nocent périsse, qu'importe, si l’ceuvre avance, si le despotisme
chancelle, si l’arbitraire agonise. Le procés du comte Lanine, com-
mencé par le procureur Darine, ne doit pas étre interrompu. Je
plains cet homme de s’étre trouvé sur notre chemin; mais si pour
le sauver il fallait faire un pas en arriére dans l'ceuvre de la liberté,
je ne ferais point ce pas : je voterais sa mort des deux mains.
Muller sourit tristement.
— Ecoutez, Ivan, dit-il. Vous connaissez mon amour fervent pour
ta liberté, ma haine de l’injustice ct des priviléges. Eh bien! je vous
joreque le proces du comte Lanine sera plutot préjudiciable qu’ utile 4
nes projets. Cette attaque directe 4 un des plus hauts personnages
de 'empire pourra effrayer l’autorité. Nous ne sommes pas en-
core préts; un redoublement de surveillance pourra nous étre,
vous le savez vous-méme, fatal. Je ne subordonncrai pas le bien de
Yeuvre 4 mes intéréts; mais, réfléchissez-y, c’est une inimilié per-
sonnelle qui dirige les poursuites contre le comte Lanine. La du-
plicité de Schelm vous est connue.
Ivan secoua la téte.
— Je vous ai reconnu pour chef, il y a quinze ans de cela. Vous
avez toujours atteint votre but. Votre intelligence est superieure 4
la mienne. Je ne suis qu'un simple paysan.
fl alla A lui et mit sa main sur son épaule.
— Jene comprends pas votre raisonnement, mais j'ai confiance
€n vous. Je vous obéirai encore.
Muller se jeta dans ses bras.
— Oh! merci! Je remuerai ciel et terre pour sauver Wladimir;
mais, je vous le jure encore unc fois, si je vois que son salut est
préjudiciable 4 notre ceuvre,... je mourrai peut-ttre de douleur,
mais je le laisserai périr.
— C'est bien, dit Ivan. Souvenez-vous de vos paroles. Il y a
patmi nous -des hommes convaincus, des natures d’élite, de braves
et loyaux soldats de la liberté. Faire périr ceux-la pour sauver
106 Fr FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
un homme, ce serait un crime. Muller, vous étes notre chef su-
préme; vous ne pouvez les trahir. Cette légion qui existe...
— Non, il n’y a pas de légion, interrompit Muller; il y a deux
hommes seulement, vous et moi; mais cela suffit. Je ne vous tra-
hirai pas, Ivan. Il y a ensuite au-dessus de nous notre ceuvre...
Tant qu’il me restera un souffle de vie, je la poursuivrai. Cette
ceuvre n’est pas la méme que celle des fous et des coquins. C’est
mon ceuvre 4 moi, et elle ne veut pas de sang innocent; elle mé-
prise l’intrigue souterraine. Je lutte contre la société, contre les
souverains, non contre les hommes! Wladimir Lanine n’est qu’un
homme.
Ivan sourit doucement.
— Et Tatiana est sa femme, dit-il!...
Muller devint écarlate, et, brisant soudain la conversation :
— Ivan, dit-il, vous avez ma parole. Maintenant, faites-moi venir
André Popoff. Allez, Ivan, allez!
Le Sibérien sortit, non sans avoir encore secoué la téte.
Muller resta seul.
— Je ne puis cependant pas sacrifier Wladimir 4 la rage de
Schelm, sous prétexte que ce monstre, chassé de la police, a voulu
faire servir son infernale activité 4 des machinations ténébreuses ;
car entre. lui et moi qu’y a-t-il de commun? Quand je suis arrivé
ici, j’ai vu le fonctionnement d’une société secréte qui servait mes
projets; j'ai aidé de mon argent cette société. Quelles autres re-
lations existe-t-il entre eux et moi? savent-ils seulement ce que je
réve? |
Il réfléchit, la téte entre ses mains.
— Schelm le sait peut-étre; ses projets ressemblent peut-étre
aux miens. C'est une grande intelligence. Eh bien, je le briserai...
Qu’ai-je besoin d’un associé?
Il se promena, anxieux.
— Je ne puis le briser, il est undes chefs; mais je puis l’annihi-
ler, l’acheter. On achéte ces gens-la. Oh! Tatiana, je te ferai le plus
grand sacrifice que mon cceur est capable de faire, le sacrifice de
ma vengeance. Quant 4 abandonner mes projets, non, cela est au-
dessus de mes forces. Trahir les uns pour sauver l’autre, surtout
maintenant que je sais qu’elle m’aime, scrait une infamie. Non, non.
Cela, jamais!
Une voix timide interrompit ces réflexions.
— Monseigneur m’a fait demander? disait André.
Muller tressaillit.
— Ah! c’est toi, mon enfant, dit-il. Approche! Depuis un mois
que tu demeures ici, es-tu satisfait de ton sort?
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 405
— Oh! monseigneur!... Mon dévouement...
— Bien. Je t’avais fait expliquer les théories de nos doctrines et
initier a l’ceuvre. Tu t’es engagé 4 nous servir. Aujourd’hul, j’ai
changé d’idée : je te rends ta parole; tu es libre.
André recula.
— Monseigneur me chasse!
— Non, j’ai encore besoin de toi. Tes anciens protecteurs, les
Lanine, ont été frappés d’un malheur.
— Je sais, monseigneur; mais je n’ai jamais cru que l’accusa-
tion fit sérieuse.
— Toute accusation est sérieuse, mon enfant; vous saurez cela
quand vous avancerez dans la vie. Il s’agit oe: sauver le comte La-
nine. J'ai compté sur vous pour cela.
— Je suis prét, monseigneur!
— Bien!... Mais, ajouta Muller en souriant, la tache ne sera, pas
difficile, et je crois méme qu’elle te sera agréable. Tu vas étre un
instrument de miséricorde... Tu aimes mademoiselle de Schelm-
berg!
— Monseigneur!...
— Tu l’aimes!... Bien!... Il faut l’épouser.
— Elle ne consentira jamais; elle m’a chassé...
— Elle a chassé André Popoff, pauvre et misérable; mais si tu
lui apportes cing millions de roubles, une fortune de roi, crois-tu
qu'elle te refusera ?
André, stupéfait, regardait le nabab sans pouvoir prononcer un
mot.
— Dans quelques jours j’aurai besoin de toi. Demain tu pourras
passer chez mes banquiers, ils te compteront cinq millions. Va,
mon enfant!
Et Muller lui mit dans la main un pli cacheté.
Et comme Popoff, stupéfait au deld de toute expression, restait
bouche béante au milieu de la salle, ne trouvant pas un mot de ré-
ponse, le nabab se dirigea vers la porte, en disant avec un bien-
veillant sourire :
— Il faut donc que ce soit moi qui vide la place? Regarde mon
costume, il ne sied pas 4 un homme qui dispose de millions.
Adieu, mon enfant.
Prince Josepa Lvpomisst.
La suite au prochain numéro.
CORNEILLE INCONNU
Iv!
|
LA TRADUCTION DE « L IMITATION; » SON CARACTERE PRATIQUE. — MENAGE
ET FINANCES DU PORTE. — LA PAUVRETE D’UN CHRETIEN.
Lorsque, vers le printemps de 1652, Corneille se retira dans sa
ville natale, persuadé qu'il avait rompu, sinon pour toujours, au
moins pour de longues années avec les séductions et les amertu-
mes, les tourments continuels et les joies passogéres de la produc-
tion dramatique, il se proposait de consacrer l’activité de son
esprit et de son dme 4 l’accomplissement de deux taches trés-
sérieuses, trés-importantes. Poursuivre et achever la traduction en
vers francais de l'Imitation de Jésus-Christ, donner de ses ceuvres
complétes une édition 4 peu prés irréprochable, scrupuleusement
corrigée en ce qui avait rapport a la langue et au style, enrichie de
consciencieux Examens, placés en téte de chacune des piéces, pré-
cédée d’une série de Discours sur les principes de l'art théatral :
tel était le double but, telle était la double ambition de lillustre
poéte chrétien rentrant dans ses foyers.
Ces années de recueillement, de méditation furent en effet em-
ployées sans relache ni tréve a la réalisation des deux desseins
congus par l'homme de génie qui joignait 4 la haute pénétration du
critique la volontaire simplicité du croyant. Les vingt premiers cha-
pitres de l’Imitation traduite avaient paru en novembre 1694; la
cinquiéme et derniére partie fut publiée en 1656. Le traducteur ne
‘ Voir le Correspondant du 10 février, du 10 avril et du 25 mai 1875. — Les
grands écrivains de la France : QEwures de P. Corneille. Nouv. édit., par M. Ch.
Marty-Layeaux. (Hachette.)
CORNEILLE INCONNU. 107
gétait accordé aucun répit avant que l’ceuvre terminéc attestat
qu'il avait loyalement tenu sa promesse intérieurc. Quant 4 l’édi-
tion des QEuvres completes, l'imprimeur était en mesure de la livrer
aa public le 54 octobre 1660.
La traduction de I'Imitation fut accueillie avec un véritable en-
thousiasme. H se fit de la premiére partie seulement trente-deux
éditions, et le produit de la vente, méme dans les mauvaises con-
ditions de la librairie d’alors, dut monter 4 un chiffre assez élevé,
si nous en croyons un contemporain de Corneille. « Je lui ai oui-
dire, écrit Gabriel Guéret, que son Imitation lui avait plus valu que
la meilleure de ses comédies, et qu’}l avait reconnu, par le gain
considérable qu’il y a fait, que Dieu n’est jamais ingrat envers ceux
qui travaillent pour lui. » Voltaire, que cette grande vogue de |’ Imi-
tation avait le privilége de mettre de mauvaise humcur, s'est ef-
foreé, non pas de la contester, ce qui était impossible, mais de
lamoindrir en }'expliquant d'une manic¢re dérisoire.
«il ya, fait observer charitablement ce bon apétre, une grande
différence entre le débit ct le succés. Les jésuites, qui avaient un
trés-grand crédit, firent lire le livre 4 leurs dévotes et dans les
couvents; ils le prénaient, on |’achetait et on s’ennuyait. Aujour-
d’hui ce livre est inconnu. L’Imitation de Jésus n'est pas plus faite
pour (tre mise en vers qu'une épftre de saint-Paul. »
Malice a part, il y a du vrai dans cette derniére remarque. Le
ton d’intimité délicate et sublime dans lequel est écrite I’ Imitation
ne se préte guére aux allures toujours un peu compassées de la
versilication francaise dans le genre noble. Ce murmure discret
d'une Ame lendre et recucillie, 4 peine fait pour étre entendu des
oreilles humaines, perd beaucoup de son accent pénétrant, de son
charme souverain, lorsque la rectitude de notre forme poétique le
contraint 4 devenir une parole vibrante, sonore, fortement arti-
culée. Le talent naturellement pompeux de Corneille n’a pas su
toujours triompher de la difficulté que lui opposaient les nuances
infinies du modéle en leur gracicuse et profonde spiritualité. Il se-
rait injuste cependant de croire Voltaire sur parole et de s’imagi-
ner que [a lecture de cette traduction condamne celui qui s'y engage
a la fatigue, 4 ennui. Ce serait commettre une erreur grave. Cor-
neille, dans l’ Imitation comme dans les Hymnes a sainte. Genevieve
et dans l'Office de la sainte Vierge, a le souffle lyrique et se main-
tient généralement 4 une grande hauteur. La majesté du langage
correspond chez lui 4 une émotion réelle. Aussi, malgré la noblesse
soutenue et un peu tendue de la forme, la pureté, la sincérité du
sentiment religieux éclate avec une évidence irrésistible dans ces
larges et males interprétations. L’auteur du Cid a beau ne se re-
108 CORNEILLE INCONNU.
connaitre de supériorité incontestable qu’au théatre, il posséde au
plus haut degré la faculté lyrique, et trouve 4 chaque instant, dans
la vivacité de sa foi, les plus heureuses inspirations. Cette appré-
ciation est également celle d’un écrivain de talent, fervent compa-
triole et admirateur éclairé du grand poéte :
« Corneille, quoi qu’il en put dire, écrit M. Eugéne Noél *, avait si
bien le génie lyrique qu’au théatre il y a recours et emploie quel-
quefois les stances réguliéres (tout le monde sait par coeur celles de
Rodrigue et de Polyeucte); mais il ne les emploie qu’aux moments
solennels ot: l’Ame, frappée 4 la fois de quelque catastrophe et de
quelque grande passion, s’éléve, dans la solitude, 4 cette forme
musicale. C’est une sorte de recueillement intérieur et presque de
priére qui devait, non pas se dire, mais se chanter, comme ces
mélopées du théatre antique, qui fut aussi un thédtre lyrique. Ces
chants sont véritablement 1’Ode. Corneille, dans ces strophes, égale
Malherbe pour la beauté du rhythme et pour |’harmonie, et 11 le
surpasse par la poésie et par le sentiment. C’est véritablement ici
une dme qui s’épanche, et dont la plainte ou la Joie semble trouver
des échos dans toute la nature. Quelques-uns de ces puissants effets
se retrouvent dans |’Imitation, dans les Louanges de la Vierge, et,
parfois, dans ses psaumes en vers.
« Qui se lasserait d’admirer, dans ces chants religieux, la variété
du rhythme? On ne peut les lire sans se sentir, dés les premiéres
cadences, saisi d’une sorte d’inspiration musicale. Le lyrisme est
tel, que ces vers, d’eux-mémes, vous imposent le chant. »
Bien des pages dans cette traduction viennent 4 l’appui des pa-
roles si judicieuses et si nettement affirmatives de M. Noél. Quoi de
plus touchant, par exemple, et de plus conforme a !’esprit du texte,
que ces stances sur la pureté du coeur et la simplicité de l’in-
tention *?
Pour t’élever de terre, homme il te faut deux ailes.
La pureté du ceur et la simplicité :
Elles te porteront avec facilité
Jusqu’a l’abime heureux des clartés éternelles.
Celle-ci doit régner sur tes intentions,
Celle-la présider 4 tes affections,
Si tu veux de tes sens dompter la tyrannie :
- L’humble simplicité vole droit jusqu’a Dieu,
La pureté l’embrasse, et l'une a l'autre unie
S’attache a ses bontés, et les goute en tout lieu.
4 Notice sur Pierre Corneille dans les Poétes francais de M. Crépet, t Ii.
* Imitation, livre II, chap. 1v.
CORNEILLE INCONNU. 409
Si ton ceeur était droit, toutes les créatures
Te seraient des miroirs et des livres ouverts,
Ou tu verrais sans cesse en mille lieux divers
Des modéles de vie et des doctrines pures.
Toutes comme a ]’envi te montrent leur auteur :
Il a dans la plus basse imprimé sa hauteur,
Et dans la plus petite i] est plus admirable ;
De sa pleine bonté rien ne parle 4 demi,
Et du vaste éléphant la masse épouvantable
Ne l’étale pas mieux que la moindre fourmi.
Si nous voulons caractériser comme 1] convient la traduction de
‘Imitation telle que |’a entendue et réalisée Corneille, il faut aban-
donner résolument tout point de vue mondain, et surtout le point
de yue trop spécialement littéraire auquel en ce sujct nous tendons
toujours a nous placer; il faut s’accoutumer 4 considérer ce grand
et imposant travail, non pas comme une ceuvre ou |’art doit domi-
ner, mais comme un acte au sens le plus énergique du mot, un
acte trés-positif et trés-formel de religion, de propagande morale,
spirituelle. Nous entrerons ainsi exactement dans la pensée du
poste, et, nous rendant compte du but qu'il a poursuivi, nous se-
rons tout 4 fait 4 méme de juger si l’exécution de l’entreprise a ré-
pondu au dessein du traducteur.
L’idée dont il importe de bien nous pénétrer est celle-ci : Corneille
n'est point un virtuose, prenant |’Imitation comme un théme pro-
pre a faire briller son talent ou 4 lui suggérer des variations impré-
vues, d’'autant plus frappantes qu’clles seraient moins en rapport
avec sa manitre habituelle. En traduisant l’édifiant et ravissant
ouvrage, il ne céde point au désir d’étonner ses contemporains par
une soudaine transformation ou plutét par unc application inatten-
due de sa puissance poétique ; il ne fait de gageure ni avec les au-
tres ni avec lui-méme. Son projet est beaucoup plus simple. Il veut
porter la lumiére 4 des chrétiens comme lui, les consoler, les re-
conforter et, en s’acquittant de ce devoir, achever d’épurer et de
sanctifier son talent. Cette interprétation se présente avec une force
toute particuliére 4 l’esprit lorsqu’on lit la Dédicace de Pierre Cor-
neille au pape Alexandre VII, sous le patronage duquel il tint a
placer sa traduction. L’intention exclusivement pieuse de ce travail
y est marquée avec une précision qui n’aurait pas dd laisser prise a
l'incertitude ou a la fantaisie. Alexandre VII, lorsqu’il n’était en-
core que Fabio Chigi, avait composé de beaux vers latins, ot la
pensée de la mort revient trés-souvent. Corneille, dans son Epitre
dédicatoire, fait allusion 4 cette particularité. Il avoue que ces con-
sidérations sur je néant et l’éternité, semées si abondamment dans
les belles poésies latines que lui a fait connaitre l’archevéque de
440 . CORNEILLE INCONKU.
Rouen, Harlay de Champvallon, lui causérent tout d’abord une
émotion extréme :
« Elles me plongérent dans une réflexion sérieuse qu'il fallait
comparaitre devant Dieu, et lui rendre compte du talent dont il
m’avait favorisé. Je considérai ensuite que ce n’était pas assez de
Yavoir si heureusement réduit 4 purger notre thédtre des ordures '
que les premiers siécles y avaient comme incorporees, et des licen-
ces que les derniers y avaient souffertes ; qu'il ne me devait pas suf-
fire d'y avoir fait régner en leur place les vertus morales et politi-
ques, et quelques-unes méme des chrétiennes, qu'il fallait porter
ma reconnaissance plus loin, et appliquer toute l’ardeur du génie a
quelque nouvel essai de ses forces qui n’edt point d’autre but que
le service de ce grand maitre et l’utilité du prochain. C’est ce qui
m’a fait choisir la traduction de cette sainte morale, qui par la
simplicité de son style ferme la porte aux plus beaux ornements de
la poésie, et bien loin d’augmenter ma répulation, semble sacrifier
41a gloire du souverain auteur tout ce que j'ai pu acquérir en ce
genre d’écrire. »
Nous voila loin des préoccupations littéraires. D’un auteur en
quéte de renommée ou de gain, if n’y en a pas trace. Le croyant
seul se montre, ct seul en effet il a qualité pour parler. I] est aisé
dés lors de comprendre quel esprit a dirigé, inspiré Corneille dans
la longue et périlleuse tache si vaillamment choisie. Le désir de
dégager la lecon morale, de la rendre évidente, de la graver en
traits ineffacables, a constamment présidé 4 son labeur. Famalier
avec les états de l’4me que décrit si supérieurement |’auteur ano-
nyme, il s’assimile en quelque sorte le texte qu’il a sous les yeux,
et. sans le dénaturer en rien, lui imprime pourtant son cachet per-
sonnel. Cette disposition est bien reconnaissable au chapitre IX,
livre u, sur le manque absolu de consolations :
Notre 4me néglige sans peine
La consolation humaine,
Quand fa divine la remplit :
Une sainte fierté dans ce dédain nous jette,
Et la parfuite joie aisément élablit
L’beureux mépris de l’imparfait.
Mais du cdté de Dieu demeurer sans douceur,
Quand nous foulons aux pieds toute celle du monde,
Accepter pour sa gloire une langueur profonde,
‘ Le mot est un peu rude pour la délicatessse des oreilles moedernes, plus ti-
morées souvent que les consciences, mais 4 la place ot nous le trouvons, ce mot
a la valeur d'un témoignage historique, et nous n’avons pas fe droit de changer
un texte dont Ja signification est importante. ,
COBNEILLE INCONNU. 444
Un exil ot lui-méme il abime le coeur,
Ne nous chercher en rien alors que tout nous quitte,
Ne vouloir rien qui plaise alors que tout déplait,
Wenvoyer ni désirs vers le propre intérét,
Ni regards échappés vers le propre mérite :
Cest un effort si grand, qu’il se faut élever
Au-dessus de tout ! omme avant gue l’entreprendre
Sans se vaincre soi-méme on ne peut y prétendre,
Et sans faire un miracle on ne peut l’achever.
Lhomme qui écrit de tels vers est mieux qu’un versificateur ex-
pert en son métier, mieux qu’un ouvrier poétique d’une habileté
rare, cest un chrétien, qui s’inspire de sa propre expériencc et
pemt, avec une sincérité mélancolique, ce qu'il a plus d’une fois
éprouvé, le mal dont il a fréquemment souffert. La méme observa-
tion s'applique au beau début du chapitre xxv (livre I) sur le juge-
ment et les peines du péché. Ce sont ici paroles séricuses et non
vains artifices de rhétorique. Comme Il’auteur de l’Imitation, le
traducteur est de ceux qui croient 4 la colére divine et trembient
devant elle :
Homme, quoi qu’ici-bas tu veuilles entreprendre,
Songe 4 ce compte exact qu'un jour il en faut rendre,
Et mets devant tes yeux cette derniére fin
Qui fera ton mauvais ou ton heureux destin.
Regarde avec que! front tu pourras comparaitre
Devant le tribunal de ton souverain maitre, 7
Devant ce juste juge 4 qui rien n'est caché,
Qui jusque dans ton cceur sait lire ton péché,
Qu’aucun don n‘éblouit, qu’aucune erreur n‘abuse,
Que ne surprend jamais I'adresse d’une excuse,
Qui rend 4 tous justice et pése au méme poids
Ce que font les bergers et ce que font les rois.
Misérable pécheur, que sauras-tu répondre
A ce Dieu qui sait tout et viendra te confondre,
Toi que remplit souvent d'un invincible effroi
Le courroux passager d'un mortel comme toi?
Donne pour ce grand jour, donne ordre 4 tes affaires,
Pour ce grand jour, le comble ou fa fin des miséres,
O0& chacun, trop chargé de son propre fardeau,
Son propre accusateur ef son propre bourreau,
Répoodra par sa bouche et seul 4 sa défense,
N’aura point de secours que de sa pénitence !.
‘ Bans la suite de ce chapitre on décrit avec quelque détail les supplices en-
darés par les damnés. Le texte est bref et la traduction, fort énergique en cet
endrait, lourne un peu 4 la paraphrase. Par une coincidence assez singuliére,
Corneille, a cette époque, venait d’acheter, dans une vente 4 J’encan, un Dante
413 CORNEILLE INCONNU.
Cette gravité de ton, cette piété passionnément sérieuse, qui dé-
terminérent auprés des contemporains le succés du livre, devaient
effaroucher et choquer l’incrédulité du dix-huitiéme siécle. C’est ce
qui rend probable l’assertion de Voltaire relative 4 l’oubli dans le-
quel, 4 l’époque ou il écrivait, était tombée la traduction de Cor-
ncille. Le mouvement de restauration religieuse, qui, commencé
vers 4802, se poursuivit pendant les années suivantes, aurait da
faire cesser cette indifférence 4 l’égard d’une ceuvre que le nom
d’un maitre illustre signalait aux lettrés, et que recommandait aux
croyants l’accent d’une dévotion sincére. Par malheur, le gout du
temps ne lui était d’aucun cété favorable. D’une part, le Génie du
Christianisme, mal interprété par des mondains qui se figuraient
étre des croyants, avait tourné l’universelle admiration vers les
beautés cxtérieures, voyantes, que l’on préférait trop aux qualités
intimes; d’autre part, la susceptibilité classique de Fontanes et de
son école s’'accommodait difficilement d’un ouvrage dont les mérites
apparaissaient comme étant plutdt moraux que littéraires. C’est
seulement en 1844 que le livre d’Onésime Leroy, intitulé Corneille
et Gerson, dans Imitation de Jésus-Christ', s’éleva contre une in-
juste négligence, et fit entendre, en Vhonneur du vieux poéte,
une protestation généreuse, qui, du reste, trouva promptement de
l’écho. Ce volume est bon 4 consulter. [I] serait meilleur encore si
l’auteur n’avait eu la malencontreuse idée de inéler perpétucllement
4 l’appréciation du travail de Corneille, d’en rapprocher, sans cesse,
l’analyse des deux autres traductions, estimables sans doute, mais
dont la comparaison si détaillée semble singuliérement inopportune
en un sujet qui devrail étre nettement circonscrit. Ce défaut est
grave, mais il est amplement compensé par |’abondance des extraits
judicieusement choisis, qui font de ce volume un véritable et exccl-
lent abrégé de la traduction de Corneille. Onésime Leroy, mort, je
crois, cette année, dans un 4ge trés-avancé, était, lui aussi, un
croyant, sa foi lui a tenu lieu de méthode en cette occasion et l’a
parfaitement servi. Point d’affectation littéraire, nulle recherche de
dilettantisme. Il a été guidé, dans son choix, par l’esprit qui.ani-
mait Corneille pendant les ferventes années de son labeur. Une telle
conformité de sentiments enléve 4 cette réunion d’extraits, reliés
d’ailleurs entre eux par de solides commentaires, cette apparence
d’arbitraire, ce caractére artificiel qu’on reproche souvent, non sans
italien in-folio, qu'il avait payé douze livres, prix assez élevé pour le temps.
Avant de traduire l’Enfer de I'Imitation, il avait pu lire celui du poéte florentin.
S'est-il glissé sous sa plume quelques réminiscences? La recherche serait cu-
rieuse a faire.
‘ Chez Adrien Lecleére.
CORNEILLE INCONNU. 4135
raison, aux essais de ce genre. L’unité de coeur et d'intelligence do-
mine tout, couvre tout. Aussi conseillons-nous 4 ceux de nos lec-
teurs qui ne se sentiraient pas en disposition d’aborder directement,
immédiatement, la traduction de Corneille, de recourir d’abord au
livre d’Onésime Leroy. On ne saurait, comme préparation, comme
initiation, rencontrer rien de plus consciencieux, de plus complet.
Sans insister davantage, il nous suffit de nous étre attaché a bien
établir, 4 mettre cn pleine lumiére l’intention chrétiennement pra-
tique de cette traduction, trop longtemps méconnue, tardivement
replacée au rang dont elle est digne, et que l’on a toujours eu le tort
de peser dans des balances exclusivement littéraires. L’action cha- |
ritable, lefficacité morale, voila ce dont Corneille s’est uniquement
inquiété. L’immense succés de son ceuvre atteste que, sous ce rap-
port, il n’a éprouvé aucun mécompte, et, de fait, lorsque dans sa
vieillesse, des accés de découragement amenaient sous sa plume
des plaintes et des récriminations, 1] n’a jamais reproché au public
la moindre tiédeur a l’égard de ses poésies sacrées. Loin de s’arré-
ter dans cette voie aprés la version de I’Imitation, qui lui avait de-
mandé environ sept ans de travail, 11 continua, en traduisant du
latin de Santeul, les Hymnes de sainte Geneviéve pour son ami, le
P. Boulart, supérieur général des Génovéfains, et les Louanges de
la sainte Vierge, attribuées 4 saint Bonaventure. Il ne vivait plus
alors dans la retraite, car cette derniére traduction, datée de 1665,
se place entre la représentation d’Othon et celle d’Agésilas. La
méme remarque s'applique 4 |’ Office de la sainte Vierge, traduit et
publié en 1670. Le volume ou se trouve cet Office de la Vierge, con-
tient, en outre, la traduction des sept psaumes de la Pénitence, celle
des Vépres et Complies du dimanche, de toutes les Hymnes du Bré-
tiaire romain; plus deux séries d’extraits de la version de l’Imita-
tion, intitulées Instructions et Priéres chrétiennes. Il est dédié a la —
reme de France, Marie-Thérése d’Autriche, mariée depuis dix ans a
Louis XIV, et déja mére de trois enfants. Cet ensemble de traduc-
trons pieuses parut quelques mois avant la représentation de Tite
et Bérénice. Il y a pourtant ici une nuance qui ne doit pas étre né-
gligée. Aprés la chute d’ Aétila, Corneille garda trois ans le silence.
Ur, c'est pendant ces trois ans qu'il se consacra, avec un redou-
blement de zéle, 4 l’ceuvre d’édification qui était 4 la fois pour lui
une consolation, un devoir et assurément une habitude spirituelle.
Malgré l’indépendance et l’originalité de son esprit, dont nous
verrons tout a l’heure la preuve en ces matiéres mémes, le poéte
n’¢ait rien moins qu'un chrétien latitudinaire. Il s’approchait avec
réeguiarité des sacrements, et, selon ce que nous affirme son frére
Thomas, |’inséparable compagnon qui l’aida courageuscment a lut-
10 Jonus 18675 8
414 CORNEILLE INCONNU.
ter contre les difficultés sans cesse renouvelées, Pierre Corneille,
pendant les trente derniéres années de sa vie, récita tous les jours
le bréviaire romain. Le témoignage vient de bonne source, comme
on le voit, et ne saurait étre révoqué en doute. Trésoricr de sa pa-
roisse, lorsqu’il habitait Rouen, le traducteur de |’ Imitation prenait
ses fonctions trés au sérieux. Le compte rendu de sa gestion nous
a été conserve, ct 1a, comme partout, nous retrouvons le plus con-
sciencieux dcs hommes. La rédaction de ce document et les dévo-
tions de la semaine sainte l’'absorbérent tellement que, dans une
lettre, adressée la veille de Paques 1652 au R. P. Boulard, il s’ex-
cuse de n’ayoir pu lire les ouvrages que celui-ci lui envoyait, et il
sollicite du savant génovéfain un peu de répit pour étre en élat ce
lui répondre convenablement :
Jentends chanter de Dieu les grandeurs infinies;
Je vois l’ordre pompeux de ses cérémonies.
Ces vers que Racine devail placer, plus tard, sur les lévres de
Joas, conviennent parfailement aux habitudes quotidiennes ct inin-
terrompues de Corneille. Les exercices ritucls, les détails du culte
lui plaisaient. Il aimait le sanctuaire et ne haissait méme pas la
sacristie.
Le pain des simples fut aussi pour lui le pain dee forts. Montaigne
a dit quelque part que notre piété se doit reconnaitre 4 nos actions,
et que c'est notre vertu qui doit prouver notre christianisme. Cela
est vrai surtout en ce qui touche 4 notre conduite dans notre mai-
son, dans notre famille, 4 la maniére dont nous envisageons et
supportons l’existence. La grande plaie de Corneille, pendant la
derniére moiltié de sa vie, ful la pauvreté. Il s’en est plaint souvent
avec une tristesse naive; jamais sur un ton d’amertume ni de ré-
volte. La génc le fait souffrir dans ses proches, elle entrave le dé-
veloppement de son ceuvre : c’est un mal contre lequel il nc se raidit
point, mais qu’il cherche 4 détourner, soit par son travail, soil,
lorsque ce travail est mal rétribué, par des demandes d’assistance
et d’appui, qui ne s'écartaient point des mceurs de |’époque, et dont
notre dignité moderne, indiscrétement chatouilleuse, exagére hors
de propos les conséquences. On n’a pas assez remarqué que si Cor-
neille parle avec insistance de ses besoins, de ses charges, de son
accablante et pénible situation, ce n’est, en définitive, qu’a ceux
qui sont en mesure d’y porter reméde. Le blamer d’agir ainsi, c’est,
proportion gardée, comme si l’on reprochait 4 un écrivain de nos
jours de manquer de dignité parce qu'il demande fréquemment dc
l'argent a ses éditeurs. Corneille s’adressc au roi, aux ministres,
aux grands seigncurs, méme aux riches financiers, 4 tous ceux qui,
CORNEILLE INCONNU. 445
dans ce siécle ot la bienfaisance de l’Etat n’était pas régularisée,
ou les associations protectrices n’existaient pas, fit-ce en projet,
avaient la puissance et souvent l’ambition de protéger les letires en
secourant les lettrés. On aurait donc tort de chercher dans les sup-
pliques, légitimes en somme, dans les remercimehts trés-naturels
de Corneille & Mazarin, 4 Fouquel et méme a Montauron, des traces
de défaillance morale. Lutter contre la pauvreté est un devoir,
ethaler une plainte devant qui peut la faire cesser, ce n’est ni se
rebeller contre l’ordre social ni maudire la destinée.
‘Ah! si dans les Jettres de Corneille 4 ses amis, qui sont parvenues
jusqu’a nous, nous trouvions des gémissements, des marques de
désespoir ou de colére; si le temoignage de ses contemporains nous
le montrait irrilé, exaspéré de sa pauvreté, s’en prenant a tous, aux
hommes et a Dicu de ses déceplions et de ses miséres, on pourrait
alors, avec quelque apparence de raison, reprocher au poéte d’a-
voir mal supporté l’épreuve, et de s’élre réservé trop peu du stoi-
cisme qu'il prodiguait si volontiers 4 ses héros. Eh bien! une dé-
couverte de ce genre, on ne l’a pas faite, et, nous osons le prédire,
on ne la fera jamais. Qu’il s’entretienne avec Baron ou Moliére, qu’il
écrive a Saint-Evremond, au P. Boulart, 4 l’abbé de Pure, Corneille
ne fait aucune allusion 4 ses embarras domestiques, au malaise de
ses finances; il ne prend 4 partie ni la société ni le roi; il ne montre
pas le poing au ciel. Qu’a-t-il besoin pour cela de stoicisme? Les
promesses de l'Evangile lui suffisent.
Pourtant s'il avait voulu se poser en révolté : quel beau théme a
déclamation! Vous voyez ct entendez cela d’ici. Je m’étonne que le
thédtre actuel, qui se complait 4 fausser les grandes figures histo-
riques et qui excclle dans cctte déplorable besogne, ce thédtre ou
nous avons déja vu Moliére dictant la legon 4 Louis XIV et le ru-
doyant, comme ferait un méchant maitre d’école, ne nous ait pas
encore présenté un Corneille égalitaire et socialiste, invectivant
conire les heureux du monde, et rimant un poéme sur la future
liquidation universelle. De telles conceptions ne sont malheurcuse-
ment plus impossibles 4 prévoir depuis la seconde moitié du dix-
huitiéme siécle. La pauvreté résignée a disparu; elle a été rempla-
cée par la pauvreté menacante. Ne sois pas pauvre, disent nos con-
temporains, mais si la fatalité veut que tu le sois, ne recule devant
rien pour échapper a cette servitude, qui est cn méme temps une
iniquilé. Et voila le siécle ot l’on se permet de porter des jugements
stvéres sur la dignité de Corneille! Il est vrai qu’on ne traduit guére
maintenant I’ Imitation, et surtout qu’on n’y cherche plus une régle
de conduite.
Cette pauvreté qu’un christianisme effectif allégeait pour Picrre
416 CORNEILLE INCONNU.
Corneille, s’explique sans qu’on ait besoin, comme on a été que ~
qucfois tenté de le faire, de reprocher 4 Marie de Lamperiére un
manque de capacité domestique ou d’économie. Nous avons vy
combien étaient incertaines et précaires les ressources qui pou-
vaient alimenter le ménage du poéte. Point de droits d'auteur, par
conséquent des profits trés-inégaux, méme en cas de grand succés
au théatre!. La vente en librairie produisait peu. De ce cété, nous
n’avons a constater qu’une exception, la réussite étonnamment fruc-
tueuse de l'Imitation traduite, et encore, pour n’exagérer rien, i]
faut dire que les trente-deux éditions s’appliquent seulement a°la
premiere partie. Les parties suivantes eurent un débit considérable,
mais moins prodigicux cependant. Les gratifications accordées a la
suite de dédicaces, plus ou moins flatteuses, ne constituaient pas
une ressource. Si quelques protecteurs se montraient généreux,
d’autres tachaient de s’acquitter au meilleur marché possible. Selon
la tradition, Mazarin se faisait remarquer par son avarice. Fouquet,
qui peut-étre edit été un appui, disparut, emporté par la tempéte.
D’ailleurs il y a dans le théatre imprimé de Corneille plusieurs
piéces qui n’ont été offertes ni adressées a personne. Les pensions
sur la cassette royale laissaient beaucoup 4 désirer, sous le rapport
de la solidité et de la régularité. Tout allait bien tant qu’on ne ba-
tissait pas trop de palais ou qu’on ne faisait pas la guerre; mais,
dés qu’on se jetait dans de grandes dépenses, les pensionnaires du
roi se trouvaient condamnés a des attentes qui, parfois, semblaient
menacer de se prolonger indéfiniment. Le poéte eut fréquemment
4 souffrir de ces pénuries du Trésor, et il sen est plaint dans un
placet bien connu, dont la hardiesse bourrue fit probablement sou-
rire Louis XIV.
Il fallait donc vivre sur un trés-mince patrimoine. Or, la famille
de Pierre Corneille comptait six enfants. On a, de plus, bien des
raisons de penser que sur ce méme patrimoine vivaient Thomas et
les siens. Il est vrai que Thomas avait le travail trés-facile, et que
quelques-unes de ses piéces obtinrent des succés d’enthousiasme.
Mais l’argent gagné au théatre n'apportait, comme nous venons de
le dire, qu’un faible appoint au budget des deux ménages. La for-
tune paternelle, qui avait servi 4 l'éducation et 4 l'établissement
' « En 1643, Corneille sollicita vainement le droit de faire jouer par qui bon
lui semblerait Cinna, Polyeucte et la Mort de Pompée, qu'il avait fait représenter
d’abord par les comédiens du Marais, et que d’autres comédiens, le frustrant
« de son labeur » (ce sont ses termes) avaient entrepris de représenter; mais
ce « privilége, » qui ne nous semble aujourd’hui que la simple garantie de la
propriété de son travail, ne lui fut pas accordé. » (Manrr-Laveaux, Notice sur
Pierre Corneille).
CORNEILLE INCONNU. 117
des fréres et des sceurs de Pierre Corneille, au nombre de cinq,
n’arriva que fort diminuée entre les mains du poéte. Un document
curieux et touchant 4 la fois, découvert par M. de Beaurepaire,
nous autorise 4 penser que madame Corneille, la mére, vint, en
plus d'une circonstance, a l'aide de ses enfants lorsqu’ils ne pou-
vaient se suffire 4 eux-mémes. En 1644, l'un des fréres du poéte
célébre qui venait d’écrire Pompée et Polyeucte, Antoine Corneille,
chanoine régulier au Mont-aux-Malades, prés Rouen, fut nommé
curé de Fréville : il avait trente-trois ans. Cet Antoine était un
homme d’esprit et de talent. En 1636, en 1639, il s’était distingué
par des odes, des stances, des sonnets, couronnés par la Société
du Puy de I’ Immaculée-Conception de la Vierge. Cette méme Société
rouennaise devait couronner, en 4640, Jacqueline Pascal, dgée de
quinze ans, jouant encore 4 la poupée, 4 ce que nous assure sa
seur, madame Périer, et en 1641, Thomas Corneille, qui atteignait
a peine sa seiziéme annéc. Malgré ses couronnes académiques et
son canonicat, sans doute peu rétribué, le [religieux du Mont-aux-
Malades se trouva fort embarrassé lorsque le moment d’aller pren-
dre possession de sa cure fut arrivé. Les choses les plus essentielles
pour son installation lui manquaient. Il fut contraint de recourir
a l'obligeance de sa mére qui lui fournit, a titre de prét, ce dont
il avait besoin, comme en fait foi l’acte suivant. Nous n’hésitons
pas a le mettre sous les yeux de nos lecteurs, parce que, mieux que
toutes les démonstrations du monde, il nous édifie sur les rapports
des membres de la famille Corneille entre cux, et nous permet de
jeter un coup d’ceil sur la facon simple et cordiale dont se réglaient
les affaires dans cet intérieur patriarcal.
« Je soussigné, pricur curé de Fréville, cognois et confesse avoir
regu de mademoiselle Corneille, ma mére, une douzaine d’assiettes
et demie-douzeine de plats, le tout de fin estain; plus trois dou-
zeines de serviettes dont il en a une douzeine de doubleuvre et deux
nappes de lin et un doublier. Une casaque de drap noir qui estoit
a feu mon pére, une grande table qui se tire des deux costez et deux
formes, une toile de lit de ces estoffes jaulnes imprimées. Tous les-
quels meubles elle m’a prestés en ma nécessité, lorsque j’ay esté
demeurer 4 Fréville et luy promets les restituer ou a elle ou 4 mes
fréres, toutes fois et quantes. Faict ce samedy vingt cinquicsme
jour de juin mil six cens quarante quatre. »
Les plats de fin estain pouvaient étre alors en usage dans la
moyenne bourgeoisie, mais leur emploi n’indique ni des habitudes
de luxe, ni méme, ce semble, une grande aisance. On est aussi
porté a croire que si mademoiselle Corncille, pour nous conformer
au langage du temps, avait été plus riche, elle aurait pu, avec le
118 CORNEILLE INCONNU.
consentement que ses autres fils se seraient bien gardés de lui re-
fuser, donner purement.et simplement au curé de Fréville ces
objets de premiére nécessilé. La casaque noire.de feu M. Corneille
fait penser 4 ce manteau paternel si soigneusement conservé par
Montaigne, ct qui a inspiré a l’auteur des Essuis cette parole partie
“du coeur: « Il me semble, quand je m’en revets, que je m’enve~
loppe de mon pére. »
Outre la maison de‘la rue de la Pie, ot: était né le poéte, et qui,
en 1683, fut venduc quatre mille trois cents livres, la famille Cor-
neille possédait, depuis 1608, une maison de campagne au Petit-
Couronne, 4 une lieue de Rouen, sur les bords de la Seine.
« La maison, de fort simple apparence, était pourtant assez
grande : elle se composait d’un rez-de-chaussée divisé en trois pié-
ces, et de trois chambres en haut surmontées d'un vaste grenicr.
Ajoutez un joli jardin planté d’arbres, un four, une mare, une acre
de terre autour de la maison : le tout 4 quelques pas d’unc admi-
rable forét. La maison et la cour étaient séparées de la route par
un mur. Pour entrée, une grande porte au-dessus de laquelle un
petit pavillon’. »
Que devint cette maison du Petit-Couronne? Fut-elle vendue par
le poéte lorsqu’il alla se fixer 4 Paris? Thomas n’y vint point habi-
ter aprés la mort de son frére. Devenu vicux et aveugle, il se retira,
pour mourir, aux Andelys, pays de sa femme et de sa belle-sceur.
Cette maisonnette, achetée deux ans aprés la naissance du poéte, et
dans laquelle probablement i] passa les premiéres années de son
enfance, ne rapportait rien et devait étre de trés-peu de valeur.
M. Corneille le pére, maitre des eaux et foréts, et qui, dans l’exer-
cice de ses fonctions, eut 4 faire preuve plus d’une fois de vigilance
et de courage pour réprimer les vols de bois, si fréquents alors,
avait choisi cette maison comme un poste avancé 4 la lisiére de la
forét, sans chercher & en tirer parti. Peut-¢tre méme la prit-l en
mauvais gré, lorsqu’il cut perdu, en 1618, le procés qu’il avait in-
tenté 4 l’un de ses officiers, Amfrye, qui, venu se loger a cété de lui
(ce qui prouve que c’était bien unc station de forestiers), avait élevé
indiment un mur sur la limite de la propriété. Evidemment ce lo-
gis du Petit-Couronne ne fut jamais considéré par la famille Cor-
neille que comme un pied 4 terre sans importance, bon tout au
plus pour passcr les chaleurs de I'été.
Les charges que Corneille avait 4 supporter étaient lourdes. Sur
six enfants qu’il cut de son mariage avec Marie de Lampériére, un
seul mourut jeune, Charles Corncille, enfant trés-précoce et déja
4 Rouen, promenades et causeries, par M. Evciny Nox.
\
CORNEILLE INCONNU. 149
remarquable, filleul du P. de la Rue, jésuite. L’ainée des filles,
Marie, fit un beau mariage, 4 dix-neuf ans. Les quatre autres en-
fants furent difficiles 4 établir. Deux d’entre eux embrassérent la
profession des armes. Ils servirent, non sans éclat, comme capi-
taine et comme licutenant de cavalerie. L’ainé fut blessé devant
Douai, en 1667; le plus jeune fut tué dans une sortie, au si‘ge de
Grave : il avait été page de la duchesse de Nemours. L’un et |’autre
furent certainement pour leur pére une cause de dépense conti-
nuelle. On sait ce qu’da cette époque cottait le moindre grade, et
l'on n’a pas oublié les gémissements de madame de Sévigné, qui,
cependant, était infiniment plus riche que Corneille, 4 propos de
son fils le guidon. Le cinquiéme enfant, Thomas, ne fut pourvu
que trés-lard — en 1680, quatre ans avant la mort de son pére —
de son bénéfice d’Aiguevive, en Touraine. Enfin, la seconde des
filles, Marguerite, qui entra sous le nom de Sceur de la Trinité au
couvent des Dominicaines, dans le faubourg Cauchoise, 4 Rouen,
avait di. fournir une dot ou payer pension, puisque, sur les quatre
mille trois cents livres que rapporta, comme nous l’avons vu, la
vente de la maison située rue de la Pie, trois mille furent appli-
quées a lextinction graduelle des engagements qu’avait pris Pierre
Corneille a Y’égard des Dominicaines.
Ces détails suffisent amplement, si nous ne nous trompons, pour
justifier Marie de Lampériére du reproche de mauvaise gestion ‘que
l'on aeu quelqucfois la tentalion de lui adresser. Tout bien exa-
ming, au contraire, on doit penser que ni l’ordre ni l'économie ne
lui firent défaut pour élever dignement cette nombreuse famille et
permettre, au moins a trois de ses membres, de tenir honorable-
ment leur rang dans le monde. La géne parait s’étre accentuée dans
le ménage 4 partir de ]’établissement définitif & Paris. Peut-étre ne
prit-on cette résolution que parce que la situation était déja trés-
entamée, trés-menacée & Rouen. On mettait une certaine fierté,
qui se comprend, du reste, 4 ne pas déchoir sensiblement devant
ceux qui avaient connu 4 la famille Corneille une aisance relative.
En rapports plus suivis avec les comédicns, l’auteur dramatique
pouvait espérer qu’il placerait ses piéces 4 de meilleures conditions,
et, d'autre part, les jetons de l’Académie offraicnt une ressource
mince sans doute, mais réguliére, qui n’était pas 4 dédaigner. Est-
ce a cette géne persislante, sans cesse aggravée, qu'il faut attribuer
la mésalliance du fils afné de notre poéte, qui, malgré sa qualité de
gentilhomme du roi, épousa une demoiselle Cauchois ou Couchois,
fille d'un marchand? Victorin Fabre affirme que, du vivant de Cor-
neille, le mariage demeura secret. Le vieux chef de famille n’avait
490 CORNEILLE INCONNU.
pas cru devoir, malgré le mauvais état de sa fortune, se-préter a cc
qu’il regardait comme un mariage d'argent.
L’impression qui sc dégage de ces renseignements quand on les
rapproche les uns des autres, c'est que, jusqu’au dernier jour,
Pierre Corneille, admirablement secondé par sa femme et son frére
Thomas, porta le poids d’une pauvreté parfois accablante, avec le
calme de l’homme de bien qui a fait son devoir, et la résignation
du chrétien. Remarquons aussi — et cette observation a son impor-
tance — que les épreuves et les angoisses du maitre de maison, du
pére de famille, n’exercérent aucune influence sur la ligne adoptée
et suivie par l’auteur tragique. Corneille pouvait se dire, non sans
apparence de raison, que s'il dérogeait ala gravité de ses tendances,
a la sévérité de ses principes, il lui serait aisé de reconquérir la
faveur du public et de ramener 8 ses piéces la foule, qui l’abandon-
nait quelquefois pour des rivaux peu dignes de lui. Il n’était pas
impossible qu'une vogue nouvelle et le retour de bien-€tre qu’elle
entrainerait nécessairement, fussent les conséquences d’un accom-
modement habile avec le gout du jour. Mais la pauvreté, qui faisait
souffrir dans Corneille le bourgeois de Rouen ou de Paris, demeu-
rait sans action sur la conscience littéraire du poéte. Dans le choix
de ses sujets, dans la maniére de les traiter, il n’a jamais subor-
donné aux chances immédiates de succés ou aux probabilités d’un
gain considérable, la haute idée qu'il se faisait de sa mission et de
son réle comme fondateur du thédtre en France.
II
LES ADVERSAIRES DU THEATRE. —— INFLUENCE PROTECTRICE DE CORNELLLE.
LA FAMILLE PASCAL A ROUEN. — « POLYEUCTE » ET LE JANSENISME.
Dés que nous quittons le domaine de la vie privée et de la reli-
gion, pour nous replacer, avec le poéte, sur le terrain de son art,
nous allons nous retrouver en présence de ce singulier contraste
qui nous a déja tant frappé, et que M. Guizot avait signalé avant
nous. Autant l’homme social, le chrétien, est modeste, humble
méme, porté ase résigner, prompt a s’effacer, autant l’artiste mo-
ralisateur ct créateur est confiant en sa force, animé d’une invinci-
ble fierté. Avec la noblesse de caractére ct la pureté de conscience
que nous lui connaissons, Corneille n’aurait jamais embrassé une
carriére qui ne lui aurait point semblé parfaitement honorable, sus-
ceptible d’étre honorée encore, et dont il aurait cru pouvoir rougir
CORNEILLE INCONNU. 4H
un jour. Il eut le mérite de comprendre ce que le théatre était déja,
malgré bien des tatonnements, bien des erreurs, et l’audace géné-
reuse de pressentir 4 quel degré d’influence et de gloire il allait le
faire monter par le seul déploiement de son génie. Le premier de
ces sentiments domine dans la magnifique tirade qui termine I’ Illu-
sion, et le second, tout voilé qu'il est, ne saurait échapper a la
clairvoyance d'un observateur quelque peu attentif. Le magicien Al-
candre, faisant assister de loin le vicux Bridamant — grace aux
prestiges de la sorcellerie — aux actions de son fils Clindor, le lui
mootre mélé aux aventures et aux cxercices d'une troupe de comé-
diens errants, aprés lui avoir promis qu'il le retrouverait dans une
situation superbe. Le bonhomme, qui se croit mystifié, s’étonne et
se cabre :
Est-ce la cette gloire, et ce haut rang d’honneur
Ou le devait monter l’excés de son bonheur?
Cette timide objection lui attire sur-le-champ une réplique magis-
lraledu sorcier Alcandre,- qui n’aime pas que l'on révoque en
doute la véracité de ses paroles et l’infaillibilité de son pouvoir :
Cessez de vous en plaindre. A present le théatre
Est en un point si haut que chacun l’idolatre,
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l'amour de tous les bons esprits,
L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands :
Ii tient le premier rang parmi leur passe-temps;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
De quoi se délasser d'un si pesant fardeau.
Méme notre grand roi, ce foudre de la guerre,
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de Ia terre,
Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois
Préter l’ceil et l’oreille au Théatre francois :
C'est 1a que le Parnasse étale ses merveilles;
Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ;
Et tous ceux qu Apollon voit d'un meilleur regard
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
b’ailleurs, si par les biens on prise les personnes,
Le thédtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
Et votre fils rencontre en un meétier si doux
Pius d’accommodement qu’il n’eiit trouvé chez vous.
Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.
Aprés un tel discours et des assertions si positives, Bridamant
122 CORNEILLE INCONND.
n’a plus qu’a faire amende honorable, ce dont il s’acquitte, du
reste, avec une parfaite bonne grace :
Je n’ose plus m’en plaindre, et vois trop de combien
Le métier qu'il a pris est meilleur que le mien.
Il est vrai que d'abord mon 4me s’est émue :
J'ai cru la comédie au point ou je l'al vue;
J’en ignorais léclat, l'utilité, ’appas,
Et la blamais ainsi ne la connaissant pas.
Cette page poétique est curieuse, non-seulement pour la biogra-
phie morale de Corneille, mais pour l'histoire méme du théatre en
France. Sans vouloir attribuer 4 cet air de bravoure, écrit pour une
bouffonnerie fantastique, plus d’importance qu’il ne convient, nous
croyons qu'il a, comme document, autant de valeur que plus d’une
piéce officielle. Malgré le cadre trés-peu sérieux ot se produisaient
les paroles si affirmatives d’Alcandre, le public aurait protesté, les
aurait trés-mal accueillies, s’il n’y edt trouvé que des propos hasar-
dés, en contradiction flagrante avec la réalité des faits. D’ailleurs,
la forme volontairement pompeuse donnée par Corneille 4 ce mor-
ceau; la place, en quelque sorte exceptionnelle, qu’il lui assigne
dans l'économie de sa pi¢ce; enfin la sincére émotion que l’on y
sent circuler: tout cela prouve que l’auteur ne parlait pas a la lé-
gére, ct, certain de la vérité de ses assertions, prenait 4 coeur de
répandre sa conviction autour de lui. On pourrait contester quel-
ques détails. Louis XIII — car c’est 4 lui que s’adresse cette appel-
lation de « grand roi, » dont la postérité, d’accord avec les contem-
porains, a plus volontiers décoré son fils — se plaisait-il beaucoup
au thédtre? Il est permis d’en douter. Ce qui est incontestable, c’est
que la reine Anne d’Autriche aimait fort la comédie, et que Riche-
lieu en raffolait. Si, comme on a tout lieu de le croire, le cardinal
vit jouer l’Jilusion, qui précéda de peu de mois la premiére repré-
sentation du Cid, il dut étre frappé de la tirade d’Alcandre, et n’en
put méconnaitre la justesse. Cette passion du thédtre, qui donc 1’é-
prouvait plus vivement que l’auteur de Mirame? La palme drama-
tique, Richelieu a révé toute sa vie de Vobtenir. L’influence du
théatre, 4 quelque époque que ce soit, est un fait social dont l'homme
d’Etat doit toujours se préoccuper. Ce fait se manifestant pour la
premiére fois en France, éclatant soudainement, parut aux hommes
du dix-septiéme siécle et fut réellement un événement trés-considé-
rable. Le cardinal, 4 qui ses facheuses velléités d’artiste n’enlevaicnt
pas le coup d’cil du ministre, accoutumé a calculer la direction,
l’intensité des forces morales, 4 prévoir leurs conséquences, appelé
souvent 4 en conjurer les effets excessifs. comprit qu'il y avait la
CORNEILLE INCONNU. 438
m ressort dont le jeu devait étre surveillé, et dont l’action serait
immense. S’1l avait pu en douter, le succés foudroyant du Cid ne
lui aurait assurément laissé 4 cet égard aucune incertitude. En ad-
metiant — ce que je ne crois pas —, que les vers de U’ Illusion expri-
massent simplement les souhaits d’un poéte qui prend ses désirs
pour la réalité des choses, on serait contraint de leur reconnaitre
une portée prophétique, puisque a si bref intervalle le tableau pa-
rut d'une surprenante exactitude. Tout ce qui pouvait sembler fan-
taisie dans la bouche d’Alcandre devint rigoureusement, histor
quement vrai, aussitét aprés le Cid. Richelieu en fit l’expérience
amére, et l'homme d’Etat chez lui fut aussi cruellement froissé que
le poéte tragique.
Comme théologien, le cardinal, qui cependant passe pour avoir
éé un trés-habile casuiste, parait n’avoir éprowvé aucun scrupule,
soulevé aucune objection. Evidemment, il croyait le théatre compa-
tible avec une pratique éclairée du christianisme. Les réclamations
viarent plus tard, et partirent de points assez différents de Vhori-
zon religieux. La question de l’innocence ou de la malfaisance du
théatre, cette question, qui théoriquement n’est pas encore résolue
aujourd'hui, fut posée 4 la cour en 1647, ct partagea les docteurs.
Madame de Motteville a laissé sur cet épisode des détails circonstan-
ciés, curieux, et qui nous inléressent d’autant plus que, comme
nous le ferons remarquer, la haute moralité du thédtre de Cor-
neille fut assurément pour beaucoup dans la résolution & laquelle
on s'arréta. Ecoutons d’abord le récit de madame de Motteville.
a J'ai déja dit que la reine aimait la comédie, et qu'elle se ca-
chait pour l’entendre l'année de son grand deuil; mais alors (en
1647) elle y allait publiquement. Il y en avait de deux jours l'un,
tant6t italienne et tant6t francaise, et assez souvent des assemblées.
L’été précédent, le curé de Saint-Germain, homme pieux et sévére,
écrivil ala reine qu’elle ne pouvait, en conscience, souffrir ces
sortes de divertissements. I] condamnait la comédie, et particulié-
rement l’italienne, comme plus libre et moins modeste. Cette lettre
avait un peu troublé l’dme de la reine, qui ne voulait point souf-
frir ce qui pouyait étre contraire 4 ce qu'elle devait 4 Dieu. Etant
alors inquiétée de la.méme chose, elle consulta sur ce sujet beau-
coup de personnes. Plusieurs évéques lui dirent que les comédies
qui ne représentaient, pour |’ordinaire, que des histoires sérieuses,
ne pouvaient étre un mal. fs l’assurérent que les courtisans avaient
in de ces sortes d’occupations, pour en éviter de plus mauvai-
ses; ils lui dirent que la dévotion des rois devait étre différente de
celle des particuliers, et qu’étayt des personnes publiques, ils de-
Valent autoriser les divertissements publics, quand ils étaient au
134 CORNEILLE INCONNU.
rang des choses indifférentes. Ainsi la comédie fut approuvéc, et
l’enjouement de l’italienne se sauva sous la protection des piéces sé-
rieuses...
« Quand le curé de Saint-Germain vit la comédie tout a fait réta-
blie, il se réveilla tout de bon, ct parla tout de nouveau contre elle
comme un homme qui voulait faire ce qu’il croyait de son devoir.
Il vint trouver la reine, et lui maintint que ce divertissement ne se
devait point souffrir, ct que c’était péché mortel. Il tui apporta son
avis, signé de sept docteurs de Sorbonne qui étaient du méme senti-
ment. Cette seconde réprimande pastorale donna tout de nouveau
de l’inquiétude 4 la reine, et la fit résoudre d’envoycr l’abbé de
Beaumont, précepteur du roi, consulter dans la méme Sorbonne
opinion contraire. fl fut prouvé par dix ou douze autres docteurs
que, présupposé que dans la comédie 11 ne se dise rien qui put ap-
porter du scandale ni fit contraire aux honnétes meurs, qu’elle
était de soi indifférente, et qu’on pouvait I’entendre sans scrupule ;
et cela fondé sur ce que l’usage de I’Eglise avait beaucoup diminué
de cette sévérité apostolique que les premiers chrétiens avaient ob-
servée dans les premiers siécles. Par cette voie, la conscience de la
reine fut en repos; mais malheur a nous d’avoir dégénéré de la vertu
de nos péres, et malheur 4 nous d’étre devenus ainsi des infirmes
dans notre zéle et notre fidélité! »
Le nom de Cornedle ne figure pas dans cette narration; cepen-
dant, lorsqu’on sait lire entre les lignes, il est aisé de reconnaitre
que, dans ce débat, il fut plus d’une fois question de notre poéte.
On le citaen exemple, on invoqua son autorité. Qui donc, en 1647,
avait produit des ceuvres assez élevées, au point de vue moral, assez
animées du souffle religieux, pour que des docteurs en théologie se
sentissent inclinés 4 en parler avec indulgence, et, tout en condam-
nant l'art dramatique en lui-méme, & le considérer comme un bien
relatif? L’auteur de Polyeucte et de Théodore est le seul écrivain sé-
rieux auquel alors on ait pu penser, -et le seul auquel la critique
moderne puisse attribuer l’honneur d’avoir, par ses nobles produc-
tions, gagné en grande partie la cause du thédtre auprés d’une reine
sincérement pieuse, et d’un clergé qui comptait plus d'un homme
éminent. Veut-on se convaincre que notre integprétation ne repose
point sur de vaines conjectures? I suffira de se reporter aux paroles
explicites de madame de Motteville, lorsqu’elle s’attache a justifier
le prompt retour d’Anne d’Autriche aux représentations théatrales,
dés le commencement de son veuvage. Souvenons-nous que la pe-
tite apologie mise en avant, 4 ce propos, par la judicieuse et fidéle
confidente, se fonde principalement sur la‘portée et l'efficacité des
ceuvres du grand poéte, et qu’a ses yeux la reine n’avait pas tort de
CORNEILLE INCONNU. 195
prendre ce divertissement, puisque « Corncille avait enrichi le théa-
tre de belles piéces dont la morale pouvait servir de lecon a corri-
ger le déréglement des passions humaines. » Comme conclusion,
elle ajoute aussitét : « Parmi les occupations vaines et dangereu-
ses de la cour, celle-la, du moins, pouvait n’étre pas des pires'. »
Or te langage est exactement celui que madame de Motteville
met dans la bouche des évéques consultés par la reine en 1647.
« Plusieurs évéques lui dirent que les comédies qui ne représen-
taient, pour l’ordinaire, que des histoires sérieuses, ne pouvaient
étre un mal. Ils l’assurérent que les courtisans avaient besoin de
ces sortes d’occupations pour en éviter de plus mauvaises. » Ce rap-
prochement est significatif, et ne permet plus le moindre douite.
Fondateur de notre théatre, Pierre Corneille en a été le garant, et,
en quelque sorte, le parrain devant l’Eglise.
Dés 1646, les scrupules religicux des adversaires du thédtre
avaient trouvé des interprétes peu tolérants dans les écrivains de
Port-Royal. Il courut quelques libelles auxquels Corneille riposta
vertement dans la dédicace anonyme de Théodore.
« Yoserai bien dire, écrit-il, que ce n’est pas contre des comé-
dies pareilles aux ndtres que déclame saint Augustin, et que ceux
que le scrupule, ou le caprice, ou le zéle, en rend opinidtres enne-
mis, n’ont pas grande raison de s’appuyer de son autorité. C’est
avec justice qu’il condamne celles de son temps, qui ne méritaient
que trop le nom qu’il leur donne, de spectacles de turpitude; mais
c'est avec injustice qu’on veut étendre cette condamnation jusqu’a
celles du nétre, qui ne contiennent, pour l’ordinaire, que des exem-
ples d’innocence, de vertu et de piété. J’aurais mauvaise grace de
vous en entretenir plus au long : vous étes déja trop persuadé de
ces vérités, et ce n’est pas mon dessein d’entreprendre ici de désa-
buser ceux qui ne veulent pas l’étre. ll est juste qu’on les aban-
donne a leur aveuglement volontaire, et que, pour peine de la trop
facile croyance qu’ils donnent 4 des invectives mal fondées, ils de-
meurent privés du plus agréable et du plus utile des divertissements
dont Yesprit humain soit capable. Contentons-nous d’en jouir, sans
leur en faire part. »
La réplique était vigoureuse; mais les jansénistes, tenaces,
comme on le sait, revinrent plusieurs fois 4 la charge pendant les
années suivantes, et finirent par se faire donner de nouveau une as-
sez rude lecon. Corneille avait laissé passer, sans y répondre, le
traité De la Comédie, de Nicole, publié en 1659, et réimprimé plus
‘ Yar la deuxiéme partie de ce travail dans le Correspondant du 10 avril,
page 37.
126 CORNEILLE INCONNU.
tard dans les Essais de morale, malgré les critiques trés-vives di-
rigées dans ce livre contre Horace et le Cid. Il fut moins patient 4
Végard d’un Traité de la comédie et des spectacles selon la tradi-
tion del’ Eglise, tirée des conciles et des saints Péres, publié en 1667.
Le nom de |’auteur ne figurait point sur Ie titre; mais on le trou-
vait mentionné en toutes lettres dans V'approbation des docteurs.
Ce polémiste, si fort au courant de la tradition, n’était autre que le
prince de Conti, qui croyait racheter ses anciens péchés par une sé-
vérité indiscréte. Corneille était particuliérement attaqué dans ce
malencontreux ouvrage. Canna, Pompée, le Cid, Polyeucte méme,
n’avaient pu trouver grace devant le zéle intempérant du nouveau
convyerti. Le poéte, ainsi pris 4 partie, et n’ignorant point a quel
personnage violent et puissant il ayait affaire, résolut de ne pas gar-
der le silence, et profita, pour se défendre ouvertement, de la pu-
blication d’Aééila, imprimé vers la fin de novembre 1667. Voici ce
qu'on peut lire dans |’ Avis au lecteur :
« On m’a pressé de répondre ici, par occasion, aux invectives
qu’on a publiées depuis quelque temps contre la comédie; mais je
me contenterai d’en dire deux choses, pour fermer la bouche a ces
ennemis d’un diverlissement si honnéte et si utile: l'un, que je
soumets tout ce que j'ai fait, et ferai 4 l'avenir, 4 la censure des
puissances, tant ecclésiastiques que séculiéres, sous lesquelles Dieu
me fait vivre (je ne sais s‘ils en voudraient faire autant); l'autre,
que la comédie est assez justifiée par cette célébre traduction de la
moilié de celles de Térence, que des personnes d'une piété exem-
plaire et rigide ont donnée au public... »
Je suis obligé, a cet endroit, de passer quelques mots dont le sel
est trop gaulois. Le reproche que Corneille adresse au traducteur,
Le Maistre de Sacy, mal déguisé sous le pseudonyme de sieur de
Saint-Aubin, est de n’avow pvuint éprouvé de scrupules en mettant
tout le monde 4 méme de connaitre les mceurs plus que libres de la
comédic antique:
« La ndtre, continue-t-il, ne souffre point de tels ornements. L’a-
mour en est l’dme, pour l’ordinaire; mais |’amour dans le malheur
n’excite que la pitié, et est plus capable de purger en nous cette
passion que de nous en faire envie.
« Il n'y a point d’homme, au sortir de la représentation du Cid,
qui voulut avoir tué, comme lui, le pére de sa maitresse, pour en
recevoir de pareilles douceurs, ni de fille qui souhaitdt que son
amant eut tué son pére, pour avoir la joie de l’aimer en poursui-
vant sa mort. Les tendresses de l'amour content sont d’une autre
nature, ct c'est ce qui m’oblige a les éviter. J’espére un jour traiter
cette matiére plus au long, et faire voir quelle erreur c’est, de dire
CORNEILLE INCONNU. 427
qu'on peut faire parler sur le thédtre toutes sortes de gens, selon
loute l'étendue de leurs caractéres. »
Entre les jansénistes et Corneille, il ne parait pas avoir existé la
moindre affinité. Ce n’est point que les droites consciences ni les
beaux caractéres aient fait défaut 4 Port-Royal, mais chez les reli-
gieuses, comme Chez les solitaires, I’héroisme trés-réel que les uns
et les autres curent parfois 4 déployer devant la persécution, pro-
venait d’une source ou Corneille n’aurail pas aimé a puiser. Les
Port-Royalistes se fiaient presque exclusivement 4 la grace ; le poéte
prisait avant tout les efforts et les mérites du libre arbitre.
On a pourtant cherché a rattacher Corneille, au moins partielle-
mentel d’une maniére incidente, non pas précisément aux hommes,
mais 4 l’esprit de Port-Royal. Sainte-Beuve; a divers endroits de son
grand ouvrage et, aprés lui, M. Eugéne Noél, dans ses spirituelles
Causeries rouennaises, ont insisté sur les rapports de la famille
Pascal avec le poéte, et ont été amenés 4 conclure que Polyeucte,
ou triomphe la grace, doit sa couleur si chaudement chrétienne 4
lintimité des relations établics entre les deux familles.
Au premier abord, ce point de vue a quelque chose de spécieux
et de séduisant. On fait remarquer qu’en 1639, M. Etienne Pascal
fut appelé a l’intendance de Rouen, et qu’il y resta jusqu’en 1648.
Pendant ce temps, Corneille fut*en excellents termes avec M. Pas-
cal et ses enfants, ainsi qu’en fait preuve la célébre anecdote de
Jacqueline cancourant aux Palinods de Rouen, et célébrée par le
poéte dans unc improvisation plus cordiale qu’élégante. Or, c’est
au Moment ot cette liaison était le plus étroite, de 1642 4 1643,
que fut composé Polyeucte. La conséquence n’est pas difficile 4
lirer. Corneille était en plein courant janséniste; il s'est laissé
séduire, circonvenir, endoctriner par les Pascal; et voila comment,
au dix-septiéme siécle, la grace a trouvé son expression poétique
eta élé glorifiée dans un chef-d’cuvre.
Reprenons ces diverses assertions et examinons-les de prés. Lors-
que M. Pascal vint 4 Rouen, ni lui ni les siens n’étaient jansénistes ;
ils ne commencérent a le devenir qu’cn 1646, trois ans aprés la
représentation de Polyeucte. Au mois de janvier de cette année,
M. Pascal, le pére, s'étant cassé la cuisse dans une chute, « se confia
pour sa guérison aux mains de deux gentilshommces du pays, qui
élaient renommés en ces sortes de cures. C’étaient MM. de la Bou-
leillerie et des Landes, amis de M. Guillebert, curé de Rouville. »
(eM. Guillebert, ancien ami de Saint-Cyran et pénétré de son es-
il, envoyé dans un coin obscur de la Normandic par ses supé-
Neurs, y avait provoqué un mouvement analoguc a ce qu’on appelle
aujourd'hui dans les pays protestants un réveil religieux. M. des
1.8 CORNEILLE INCONNU.
Landes et son ami convertis des premicrs, sans doute, restaient
aussi parmi les plus fervents.
« En traitant M. Pascal & Rouen, et en demeurant chez lui trois
mois de suite, ces deux gentilshommes |'entretinrent de la renais-
sance religieuse dont ils étaient de vivants exemples ; ils lui prété-
rent 4 lui et 4 sa famille, les livres de Saint-Cyran, la Fréquente
Communion, surtout un petit discours de Jansénius intitulé : De la
Réformation de Vhomme intérieur, traduit par M. d’Andilly, et dont
les pensées (conformes 4 celles du chapitre win, livre II, De state
nature lapse, de \’'Augustinus) en firent jaillir d’analogues, que
l’on retrouve 4 la trace dans Pascal...
« Cest lui qui, de toute la famille, prit le premier, et le plus
vivement gout, aux discours et aux livres de MM. de la Bouteillerie
et des Landes; il porta sa jeune sceur, alors dgée de vingt a vingt-et-
un ans, et recherchée en mariage par un consciller, 4 renoncer au
monde. Le frére et la scour unis, y décidérent M. leur pére, et M.
ct madame Périer, qui étaient venus séjourner 4 Rouen, vers la fin
de cette année 1646, trouvant toute la famille en Dieu, ne crurent
pouvoir mieux faire, que d’en suivre l’exemple. Tous se mirent sous
ia conduite de M. Guillebert ‘.
Dés lors, il n’y a plus 4 en douter, la famille Pascal fut engagée
sans retour dans les voics Port-Royalistes; mais ce mouvement,
trés-circonscrit dans son action et qui ne parait pas avoir cherché
a s’étendre dans Rouen, s’accomplit, ne l’oublions pas, vers la fin de
1646. A cette époque Polyeucte et Théodore, les deux tragédies chré-
tiennes de Corneille, avaient paru au thédtre avec des fortunes di-
verses, et ne pouvaient subir cn aucune facgon le contre-coup d’une
évolution tout intime. Loin d’avoir eu la prétention de convertir
Corneille, Etienne Pascal et les siens ne semblent pas avoir tenu a
conserver des relations avec lui. Ils partirent pour Paris en 1648,
quand M. Pascal fut nommé conseiller d’Etat, laissant le poéte oc-
cupé & publier la seconde partie de ses ceuvres. Depuis, nous ne
voyons pas qu'il y ait eu de part ni d’autre la moindre démarche
pour se revoir, nile plus petit échange de correspondance. Des deux
cotés, il y eut égale froideur, abandon tacite.
Du reste, au moment méme ou sa famille était au mieux avec le
poéte, Blaise Pascal passait en quelque sorte a cété de lui sans le
voir : « Il ne parait pas, dit Sainte-Beuve, que ce commerce de Cor-
neille ait en rien atteint Pascal qui, dans ce méme temps, ne s’in-
quiétait guére du Cid ni d’Horace, inventait sa machine arithmé-
tique, et allait passer aux expériences sur le vide. Est-ce que, par
{ Saure-Bsuve, Port-Royal, t. Il.
CORNEILLE INCONNU. 129
hasard, d’abord ce certain manque de naturel et de simplicité dans
la poésie du grand Corneille empéchait Pascal d’y prendre gout?
Vieux vaut accuser sa distraction. » Cependant nous avons vu dans
la troisiéme partie de cette étude, que Pascal, quelques années
plus tard, et lorsqu'il préparait cet ouvrage sur la religion dont
les assises inachevées nous confondent encore par leur grandeur,
éait trés-préoccupé, trés-inquiet de la séduction que peut exercer
sur ame humaine l'amour tel qu’il est présenté dans le thédtre
de Corneille. Héraclius, représenté en 1647, pendant la derniére
année du séjour de la famille Pascal 4 Rouen, produisit-il sur le
jeune penseur une impression plus vive que les précédentes ceu-
vres du poéte? On pourrait le croire, si l’on veut voir avec Voltaire,
dans l'une des plus célébres Pensées de Pascal, une imitation’
presque littérale de quelques vers de cette tragédie. La chose
n'est pas invraisemblable, mais il est possible aussi que Pascal
ait puisé cette pensée dans son propre fonds, en dehors de toule
reminiscence littéraire‘. Quant 4 Pierre Corneille, il est probable
que, comme tout Ie monde, il lut les Provinciales lorsqu’elles pa-
rurent en 1656, mais nous n’ayons aucun renseignement a cet
égard. Un seul indice nous est fourni. M. Gosselin, toujours infati-
gable, et souvent heureux dans ces recherches, a retrouvé le procés-
verbal d’une vente de bibliothéque en 1652, 4 Rouen. Nous voyons,
dans ce procés-verbal, M. Corneille, demeurant rue de la Pie, ache-
ter, moyennant la somme de six livres, neuf volumes in-8°, cou-
verts de parchemin, tous différents, contre les Jésuites; ce qui
* Je donne les deux textes; on fera la comparaison :
Phocas ne pouvant deviner qui de Martian ou d’Héraclius est véritablement
son fils, s’écrie :
Que veux-tu donc, nature, et que prétends-tu faire?
De quoi parle 4 mon cceur ton murmure imparfait ?
Ne me dis rien du tout ou parle tout 4 fait.
Ces deux beaux vers, dit Voltaire, ont été imités par Pascal, et c’est la meil-
leure de ses Pensées.
Cette pensée de Pascal tant et si malignement admirée par Voltaire, la voici
telle que nous la trouvons au tome [* de !’édition de M. Havet (p. 197) :
« La nature ne m’offre rien qui ne soit matiére de doute et d'inquiétude. Si je
n'y voyais rien qui marquat une divinité, je me déterminerais 4 n’en rien croire
Si Je voyais partout les marques d'un Créateur, je reposerais en paix dans la foi.
Mais, voyant trop pour nier, et trop peu pour m’assurer, je suis dans un état a
plaindre. et ou j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquat
sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle
les sapprimat tout a fait; qu’elle dit tout ou rien, afin que je visse quel parti Je
dois suivre. Au lieu qu’en l'état of je suis, ignorant ce que je suis et ce que je
dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. »
10 Jonuzr 1875. 9
1350 CORNEILLE INCONNU.
prouve que le poéte ne se désintéressait pas complétement des
querelles théologiques contemporaines, et qu'il avait toujours l’ceil
' ouvert sur les hostilités jansénistes.
Revenons 4 Polyeucte. L‘influence de la famille Pascal écartée et
mise hors de cause, l’unique point qui subsiste est celui-ci : la
grace est le ressort décisif de la piéce. Elle agit par deux fois d’une
maniére souveraine, en poussant Polyeucte a renverser les idoles,
et en précipitant la conversion de Pauline. Personne ne songe 4
contester ccla; mais, outre que la conduite de Polyeucte pendant
la plus grande partie de la piéce est celle d’un homme qui a con-
servé sa liberté morale, il y a lieu de remarquer que laction de
_la grace est une doctrine chrétienne qui n’est pas la propriété
exclusive du jansénisme. Le tort de Port-Royal, qui l’a entrainé, a
son insu, 4 cotoyer le calvinisme, ca été d’avoir exagéré l’impor-
tance de cette action, d'y avoir, en quelque sorte, réduit toute la
vie morale. Il ne s’‘agit donc, au fond, comme on le voit, que d’une
question de mesure. Ce juste milicu, Corneille a su l’observer dans
sa tragédic, et il ne nous semble pas qu’une judicieuse orthodoxie
ait jamais porté de condamnation contre Polyeucte. Enfin, ce que
n’ont pas suffisamment remarqué les écrivains qui veulent que
Corneille ait cu son quart d’heure de jansénisme, c’est que Po-
lyeucte est dédié a la reine-mére, et que les disciples de Saint-Cyran
ont toujours eu, dans Anne d’Autriche, un adversaire déclaré !
Il
LE CHRISTIANISME ET L'ART DRAMATIQUE. — ANALYSE DE @ THEODORE. »
La doctrine de la Prédestination n’était pas plus le fait de notre
poéte, que l’antique Destin avec ses rigueurs aveugles. Le fata-
lisme, sous toutes ses formes, blessait et révoltait Corneille. C’est la
certainement une des causes qui contribuérent le plus a le rendre
si indépendant d’attitude ct de langage 4 l’égard du théatre des
Anciens.
Cette indépendance était réelle, en ce sens qu’il cherchait uni-
quement a batir sur le fond national, en s’affranchissant le plus
tot possible, des importations étrangéres. Un savant professeur,
qui connait 4 fond son Corncille, M. F. Bouquet, me fait remar-
quer que les premiéres comédies du poéte sont exclusivement fran-
¢aises par les personnages et les moeurs. Cette observation est trés-
juste. La part de l’influence espagnole dans le théatre de Corneille
CORNEILLE INCONNU. 131
se réduit & deux tragédies, le Cid et Don Sanche d’Aragon, et a
deux comédies, le Menteur et la Suite du Menteur, car, en dépit
des calomnies de Voltaire, Héraclius est une ceuvre d’invention
pure et spontanée. Cette part est assurément considérable. Ajou-
tons cependant que dans ces quatre piéces, le poéte francais n’ab-
dique nullement sa personnalité. L'auteur conserve a l’égard de son
orginal qu’il ne considére pas comme un modéle, une liberté en-
lire, retranchant, modifiant, amplifiant 4 son gré. Il est impos-
sible de se montrer moins servile et de mieux garder son caractére
propre, sans déguiser les emprunts que l’on croit devoir faire.
Dans une discussion courtoise, spirituelle, serrée, approfondie, un
dignitaire de l'Université, le regrettable M. Viguier, trés au cou-
rant de la littérature espagnole ancienne et moderne, ce qui est
rare chez nous, a démontré jusqu’a |’évidence que I’Héraclius de
Calderon‘ est dans ses parties principales imité de celui de Cor-
neille. i] a fait mieux, car il a poussé le luxe de la démonstration
jusqu’’ reconstituer, d'une facon trés-ingénieuse et trés-plausible,
le procédé suivi par Corneille dans la composition de sa tragédie.
Tout ce travail de M. Viguier sur l’originalité de l’Héraclius fran-
cals, aussi bien que sur la facon dont Corneille abordait et traitait
un sujet, est a lire d’un bout 4 l’autre, et rien n’en dispense®.
Les recherches et les découvertes de la science depuis deux sié-
cles, en nous permettant d’interpréter ce que représentaient les
civilisations disparues, de connaitre plus 4 fond les hommes et les
choses du passé, ont fourni une base solide au dramce historique.
Jusqu’a présent, nous n’avons guére profité de cet avantage, et le
romantisme particuliérement ingénieux 4 gater, 4 dénaturer ce
qu'il touche, n’a vu dans la restitution possible de la couleur lo-
cale, qu’un moyen de s’adresser aux sens. Sans essayer de com-
prendre esprit, d’évoquer l’ame des temps antiques, il s'est arrété
a la surface, au pittoresque des costumes et du décor. Si vigou-
reuse que fat intelligence de Corneille, si variées qu’eussent été
ses lectures, il ne pouvait évidemment pas devancer les résultats
auxquels l'érudition arrive 4 peine de nos jours. Pourtant, c’est
encore une question de savoir s'il s'est trompé sur le caractére et le
langage des Romains,.comme déja, de son temps, le lui reprochait
Fénelon, ou bien s’il arencontré l’accent impérieux et solennel qu’il
convient de mettre sur les lévres du peuple-roi. Les nuances carac-
éristiques par lesquelles une époque se distingue et demeure recon-
‘le titre exact de la piéce espagnole est celui-ci: En cette vie tout est vérité
ch toul ;
* On letrouvera au tome VI des Quvres de Corneille, publiées par M. Marty-
Laveaurx, dans la collection des Grands écrivains de la France.
139 CORNEILLE INCONNU.
naissable 4 travers les d4ges, manquent dans Pertharite, Héraclius,
Attila. L’auteur s’est uniquement attaché a peindre, 4 exprimer
les sentiments généraux qui constituent le fond permanent et essen-
tiel de notre nature. 1] ne pouvait en étre autrement. Ce n'est pas
que Corneille se soit le moins du monde abandonné 4 la fantaisie.
Jamais il n’entreprend de traiter un sujet sans avoir lu conscien-
cieusement ce qui s'y rapporte. Mais les sources qu’il consultait,
appelaient une interprétation spéciale ou avaient besoin d’étre com-
plétées, soit par l’épigraphie, soit par l’adjonction de nouveaux
documents. A coup sir, le véritable Héraclius, ce byzantin subtil,
courageux et habile en quelques circonstances, mais presque tou-
jours inconsistant et faible, tel que nous le montre M. Drapeyron
dans son substantiel ouvrage', n’a rien de commun avec le héros
de la tragédie. L’Attila du poéte s’écarte un peu moins de la réalité
historique, sans ressembler cependant a cet Attila si naturel, si
vivant, que nous a révélé la plume magistrale d’Amédée Thierry’.
Avant cet éminent historien, le monde du Bas-Empire était assez
mal connu, au moins en ce qui a trait au détail des moeurs et a la
vérité des caractéres. Corneille aimait justementa s’occuper de cette
époque. Nous ne voudrions pas tomber dans un défaut familier aux
biographes, qui, des moindres faits, se plaisent 4 tirer des induc-
tions. On nous permettra toutefois de rappeler qu’en 1620, a l’age
de quatorze ans, Corneille, alors au collége des jésuites de sa ville
natale, avait regu en prix un exemplaire de l’ouvrage de Panciroli,
intitulé : Notitia utraque dignitatum, cum Orientis, tum Occidentis,
ultra Arcadii Honoriique tempora. Ce tableau qui, devant une ima-
gination prompte 4 s’enflammer, faisait vivre, non-sculement la
cour des deux empereurs avec son nombreux personnel de digni-
taires aux titres éblouissants, mais encore par l’énumération des
fonctionnaires et des fonctions, donnait une idée de l’organisation
de l’empire, dut entrer profondément dans la mémoire du jeune
écolier. Cette impression de jeunesse ne fut peut-étre pas étrangére
4 la prédilection qui porta Corneille vers des sujets empruntés a
Vhistoire de l’Empire finissant.
C'est sous Dioclétien qu’eut lieu le martyre de Théodore, relaté
par saint Ambroise, au second livre de son ouvrage sur les Vierges.
Corneille rencontra-t-il cette relation dans ses lectures ordinaires
sur son époque favorite, ou la trouva-t-il dans la Vie des Saints de
Surius? Peu nous importe. [Il crut avoir découvert un magnifique
ss cr la Héraclius et [Empire byzantin au septiéme siecle (chez Ernest
orin).
* Histoire d’ Attila et de ses successeurs (chez Didier).
CORNEILLE INCONNU. 435
sujetde tragédie. L’événementlui a donné tort, et les railleries du dix-
huitiéme siécle, s’ajoutant 4 une chute restée mémorable, on en est
arivé & ne pouvoir parler de Théodore sans sourire. Cette facheuse
disposition ne tient pas contre une lecture attentive de la piéce. Le
sujet, dit-on, est répugnant et porte avec soi la condamnation de
Peuvre. Il se peut que Corneille, dans la droiture de son intention,
ait fait preuve de trop d’ingénuité, et qu'il ne se soit pas aventuré
sans quelque gaucherie sur un terrain périlleux ow la finesse ex-
quise de Racine et sa délicatesse de touche auraient été nécessaircs.
Mais quant 4 voir dans la virginité menacée d’un outrage un sujet
dramatique, il se trompait si peu que les anciens avaient déja eu
celle idée et V’avaient mise 4 exécution avec succés, en appliquant
aux Vestales ce qui, dans Corneille, se rapporte aux vierges chré-
liennes‘. Corneille, en présence d’un récit saisissant et touchant a
la fois, se crut en droit de glorifier dans son art, au point de vue
chrétien, ce que les paiens avaient honoré au point de vue simple-
ment moral. La tragédie de Théodore renferme les plus grandes
beautés ; seulement, il faut en convenir, elle est trés-faible comme
composition, et le style, sauf lorsque Théodore parle, y est trés-né-
gligt. Les personnages méchants péchent par l'exagération. Les
bons, comme Placide et Didyme, manquent d’énergic et d’origina-
lité. Théodore scule, par les scénes ou elle apparait, soutient et
reléve la piéce. Placide, fils de Valens, gouverneur d’Antiuche,
aime la jeune fille, mais, n’osant s’adresser directement a elle, il
lui dépéche un deses amis, Cléobule, qui fait valoir, avec une assez
maladroite insistance, la puissance de Valens et de Placide. Théo-
dore lui répond :
Je ne suis point aveugle, et vois ce qu’est un homme
Qu’élévent la naissance, et la fortune, et Rome.
Je rends ce que je dois 4 l’éclat de son sang,
Jhonore son meérite et respecte son rang ;
Mais vous connaissez mal cette vertu farouche
De vouloir qu’aujourd’hui l’ambition la touche,
Et qu'une Ame sensible aux plus saintes ardeurs
Céde honteusement 4 léclat des grandeurs.
Si cette fermeté dont elle est ennoblie
Par quelques traits d’amour pouvait étre affaiblie,
Mon cceur, plus incapable encor de vanité,
Ne ferait point de choix que dans l'égalité ;
Et rendant aux grandeurs un respect légitime,
J‘honorerais Placide, et j’aimerais Didyme,
CLEOBULE.
Didyme, que sur tous vous semblez dédaigner !
Etsest Haver, le Christianisme et ses origines, t. 1, p. 190 et suiv.
4 34 CORNEILLE INCONNU.
THEODORE.
Didyme, que sur tous je tache d’éloigner,
Et qui verrait bientét sa flamme couronnée
Si mon 4me 4 mes sens était abandonnée
Et se laissait conduire 4 ces impressions
Que forment en naissant les belles passions.
Comme cet avantage est digne qu’on le craigne,
Plus je penche 4 l’aimer et plus je le dédaigne,
Et m’arme d’autant plus que mon cceur en secret
Voudrait s’en laisser vaincre et combat a regret.
Je me fais tant d'efforts lorsque je le méprise,
Que par mes propres sens je crains d’étre surprise :
J’en crains une révolte, et que las d’obéir,
Comme je les trahis, ils ne m’osent trahir.
La passion de Placide pour Théodore est contrariée, non-seule-
ment par les refus de celle-ci, mais par les menées d'une maratre,
Marcelle, qui veut 4 toute force lui faire épouser sa fille Flavie.
Cette Marcelle ne trouve rien de mieux, pour en venir a ses fins,
que de se rendre auprés de Théodore. Elle lui demande de jurcr
qu’elle ne consentira jamais 4 devenir la femme de Placide.
THEODORE.
Je veux vous satisfaire, et sans aller si loin,
J’atteste ici le Dieu qui lance je tonnerre,
Ce monarque absolu du ciel et de la terre,
Et dont tout Punivers doit craindre le courroux,
Que Placide jamais ne sera mon époux.
En est-ce assez, madame? Etes-vous satisfaite?
MARCELLE.
Ce serment 4 peu prés est ce que je souhaite ;
Mais pour vous dire tout, la sainteté des lieux,
Le respect des aulels, la présence des dieux,
Le rendant et plus saint et plus inviolable,
Me le pourraient aussi rendre bien plus croyable.
THEODORE.
Le Dieu que j'ai juré connait tout, entend tout :
Il remplit l'univers de l'un 4 l'autre bout,
Sa grandeur est sans borne ainsi que sans exemple ;
Il n’est pas moins ici qu’au milieu de son temple,
Et ne m’entend pas mieux dans son temple qu’ici.
La résistance vient de Placide, qui dédaigne Flavie et ne renonce
point a l’espoir de se faire aimer de Théodore. Marcelle, que cette
résistance met hors d’elle-méme, prend sur-le-champ la résolution
de supprimer l’obstacle qu’elle ne peut tourner. Elle obtient de son
faible mari, Valens, un arrét qui doit avoir pour résultat de désho-
norer Théodore et de la rendre infame, méme aux yeux de Placide.
Celui-ci, instruit du péril qui menace l’héroique vierge, accourt au-
prés d’elle et lui offre de la dérober 4 l’abominable supplice, en
CORNEILLE INCONNU. 455
lemmenant avec lui comme sa femme, dans son gouvernement
d'Egypte. Il lui fait méme espérer qu’il pourra plus tard se con-
vertir.
Suivez-moi dans les lieux ot je serai le maitre, —
Ou vous serez sans peur ce que vous voudrez étre ;
Et peut-étre, suivant ce que vous résoudrez,
Je n’y serai bientét que ce que vous voudrez.
C'est assez m’‘expliquer ; que rien ne vous retienne :
Je vous aime, madame, et vous aime chrétienne,
Venez me donner lieu d’aimer ma dignité,
Qui fera mon bonheur et votre sireté.
THEODORE.
N'espérez pas, Seigneur, que mon sort déplorable
Me puisse 4 votre amour rendre plus favorable,
Et que d’un si grand coup mon esprit abattu
Défére 4 ses malheurs plus qu’a votre vertu.
Je Y’ai toujours connue et toujours estimée,
Je I'ai plainte souvent d’aimer sans étre aimée;
Et par tous ces dédains ot j’ai su recourir,
J’ai voulu vous déplaire afin de vous guérir.
Louez-en le dessein, en apprenant la cause :
Un obstacle éternel 4 vos désirs s‘oppose
Chrétienne, et sous les lois d’un plus puissant époux...
Mais, Seigneur, 4 ce mot, ne soyez pas jaloux.
Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome,
Hest plus grand que vous; mais ce n’est point un homme :
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le maitre des rois,
C'est lui qui tient ma foi, c'est lui dont j'ai fait choix ;
Et c’est enfin a lui que mes voeux ont donnée
Cette virginité que l’on a condamneée.
Voila des vers dignes de Polyeucte, et que, dans notre théatre
classique, rien ne surpasse. On voit que nous n’exagérions pas
lorsque nous disions que Théodore renferme des beautés de pre-
inier ordre. I] est profondément regrettable que le public parisien,
railleur 4 contre-temps, n’ait pas su faire grace aux parties défec-
tueuses de l’ceuvre en faveur de ces morceaux admirables, remplis
de promesses pour I’avenir. Corneille, encouragé, eut persisté dans
cette voie originale. L’insuccés l’arréta. En vain les provinces,
moins promptes a épiloguer que Paris, applaudirent Théodore; en
vain Moliére cita, sans hésiter, cette tragédie 4 célé de Polyeucte,
le poéte était blessé dans une de ses plus chéres ambitions. Intro-
duire et maintenir le christianisme au théatre formait une des par-
ties essentielles de son idéal. Cette nouveauté hardie entrait impli-
citement dans le programme qu'il s’était tracé et que nous exposent
¥8 Discours sur le poéme dramatique.
136 CORNEILLE INCONNU.
IV
UN CRITIQUE FONDATEUR. —~ LE FAUX ARISTOTE. —— REPONSE A M. GUIZOT.
CONCLUSION.
Les ennemis, les envieux de Corneille (il en eut de trés-bonne
‘heure) avaient imaginé contre lui, contre son théatre, une machine
de guerre qu’ils croyaient formidable, et dont ils regardaient l’ac~
tion destructive comme assurée. A tout ce que Je poéte produisait
d’original, 4 chaque nouveauté qu’il créait, ils s’écriaient invaria-
blement: Cela n’a aucune valeur; c’est en contradiction avec les
régles d’Aristote et les principes des Anciens. Assurément, ce n’est
pas un des moindres bienfaits dont nous sommes redevyables 4 |’¢-
rudition moderne, un de ses moindres titres 4 notre reconnais-
sance, que de nous avoir mis 4 méme de consulter et de connaitre
le véritable Aristote. I] n’y a plus moyen de rcssusciter lc fantéme,
si artistement employé comme ¢pouvantail, comme entrave 4 tout
progrés, par les théoriciens de la premiére moitié du dix-septiéme
siécle. Déjaé Moli¢re et Boileau, devinant cette tactique déloyale,
avaient porté 4 ce monstre de convention de rudes coups, et avaient
décoché contre lui leurs plus spirituelles saillies ; mais il fallait
que la science vint rétablir les points de vue, replacer les choses
dans leur vérité. et prouver que les préceptes d’Aristote, toujours
Judicieux et souvent admirables quand ils s’appliquent a !’art an-
cien, ne pouvaient conserver qu’une autorité trés-relative en face
d’un théatre issu d’une société absolument différente de la société
antique, et qui se proposait de peindre cette société en la morali-
sant.
Ce que les découvertes scientifiques, les progrés de la philologie
et de la philosophie devaient, de nos jours, mettre en pleine. lu-
miére, le génie de Corneille en eut le pressentiment et comme l’in-
tuition. Le poéte comprit d’instinct qu’il était impossible que les
anciens, qui avaient créé tant de chefs-d’ceuvre, eussent rédigé et
promulgué des doctrines destinées 4 immobiliser la force produc-
trice, et faites expressément pour empécher l’éclosion des chefs-
d’ceuvre futurs. C’est 1a le sens exact de la résistance qu’il ne cessa
d’opposer aux partisans trop zélés de l’antiquité. On lui ferait grand
tort et l’on se méprendrait profondément sur ses intentions en le
soupconnant de céder, soit 4 une infatuation naive, soit 4 l’esprit
de révolte. Dans l’ordre intellectuel comme dans les autres régions
CORNEILLE INCONNU. 157
du monde moral, Corneille aime l’ordre, la discipline, la régularité,
la tradition; mais cette tradition, il veut qu’on la renouvelle,
qu'on l’étende, qu’on la vivifie; et, lorsque des interprétes peu in-
telligents ou médiocrement sincéres prétendent faire de cette tra-
dition un obstacle insurmontable 4 loriginalité créatrice, il ne tient
pas compte de leur prohibition maladroite, et il continue sa route
comme s'il n’avait pas entendu Icurs avertissements ou leurs me-
naces.
«Jaime a suivre les régics, écrivait-il dans l’épitre dédicatoire
de la Suivante ; mais loin de me rendre leur esclave, je Ics élargig
é resserre selon le besoin qu’ena mon sujet, et je romps méme sans
scrupule celle qui regarde la durée de l’action, quand sa sévérité me
semble absolument incompatibleavec Ics beautés des événements que
je décris. Savoir les régles ct entendre le secret de les apprivoiser
adroitement avec notre théatre, ce sont deux sciences bien diffé-
rentes ; et peut-étre que, pour faire maintenant réussir une piéce,
ce nest pas assez d’avoir étudié dans les livres d’Aristote ct d’Ho-
race. J’espére un jour traiter ces matiéres plus 4 fond, et montrer
de quelle espéce est 1a vraisemblance qu’ont suivie ces grands mat-
tres des autres siécles, en faisant parler des bétes et des choses qui
nont point de corps. Cependant, mon avis est cclui de Térence :
puisque nous faisons des poémes pour étre représentés, notre pre-
mier but doit étre de plaire 4 la cour et au peuple, ct d’attirer un
grand monde a leurs représentations. Jl faut, s’il se peut, y ajouter
les régles, afin de ne déplaire pas aux savants, ct reccvoir un ap-
plaudissement universel ; mais surtout gagnons la voix publique;
autrement, notre piéce aura beau étre réguliére, si elle est sifflée
au thédtre, les savants n’oseront se déclarer en notre faveur, et
aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu les régles, que
de nous donner des louanges quand nous scrons décriés par le con-
sentement général de ceux qui ne voient la comédie que pour se
vertir. »
Il s'émancipe davantage & un autre endroit de cette méme épitre,
et montre combien la méditation ct l’étude avaient communiqué
d'indépendance A son esprit.
«Nous pardonnons beaucoup de choses aux anciens; nous ad-
mirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons
pas dans les ndétres; nous faisons des mystéres de leurs imperfec-
bons, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques. Le
docte Scaliger a remarqué des taches dans tous les Latins, et de
moins savants que lui en remarqueraient bien dans les Grecs, et
dns son Virgile méme, & qui il dresse des autels sur le mépris des
autres. Je vous laisse donc & penscr si notre présomption ne serait
458 CORNEILLE INCONNU.
pas ridicule de prétendre qu’unc exacte censure ne put mordre sur
nos ouvrages, puisque ceux de ces grands génies de l’antiquité ne
se peuvent pas soutenir contre un rigoureux examen. »
Ces pages sont hardies et d'une vivacité de ton qui pourrait
étonner, si l’on ne s’en rendait compte en se reportant au moment
ou elles furent écrites, La représentation de la Suivante date de
1634, mais la piéce ne fut imprimée qu’en septembre 1637. On
était alors au plus fort de la qucrelle du Cid. L’Académie francaise
délibérait et préparait le dispositif du jugement qu’elle devait pro-
noncer sculement en 1638. Peut-étre, en s’exprimant avec tant de
décision et de franchise, Corneille ne prenait-il pas le meilleur
moyen de pacifier les choses, de se concilier le suffrage des prudents
ct des neutres. Sa dignité blessée l’emportait sur toute autre consi-
dération. Il avait la conscience d’étre dans le vrai, et, dés lors, il
résolut de le démontrer en ayant recours 4 l’argunentation la plus
déliée, a la plus serrée dialectique. « J’espére, disait-il, traiter un
jour ces matiéres plus a fond. » Mais, ici, le poéte se heurtait 4 une
difficulté qui, 4 plus d’un, aurait semblé insurmontable. Les théo-
riciens de l’antiquité ont déduit leurs préceptes des chefs-d'ceuvre
qu’ils avaient sous les yeux, car la rhétorique et la poétique qui
sont tenues de fournir des exemples inattaquables, suivent les
grandes époqucs de l’art plus souvent qu’elles ne les précé-
dent. Lui, Corneille, sur quoi fonderait-il ses théories? Invoque-
rait-il lc thédtre espagnol? Mais nous avons vu qu’il voulait donner
4 notre scéne des assises purement nationales. Comme piéces Jus-
tificatives de son systéme, se servirait-il des ceuvres informes, iné-
gales, languissantes ou incohérentes de du Ryer, de Tristan I’Hermite,
de Mairet, voir méme de Rotrou? Aucune de ces cuvres ne portait
ce caractére de beauté souveraine qui impose le respect et com-
mande l’admiration. La situation était embarrassante. Que fit alors
Corneille? fl prit un parti que l'on peut appeler héroique ; il réso-
lut de n’appuyer sa doctrine que sur ses ceuvres, mais en méme
temps i] sentit qu’il lui fallait d’abord produire sur la scéne toutes
ces créations qui s’agitaient confusément en lui, et qui sollicitaient
impérieusement la lumiére. II fallait aller au plus pressé, composer
Cinna, Horace, le Menteur, Polyeucte, Rodogune. L’esthétique de-
vait étre ajournée. D’ailleurs, la démonstration n’en serait que plus
forte. Voila pourquoi Corneille ne commenga 4 s’occuper de rédi-
ger ses Discours sur le poéme dramatique ect les Examens de ses
pléces que dans les studicuses années de sa retraite 4 Rouen, qui
vont de 1655 4 1660; quand il cut derriére lui une suite de chefs-
d’ceusre; le temps écoulé n’avait ricn changé a ses vues. ll était plus
décidé que jamais 4 lutter contre le faux Aristote dont le hargneux
CORNEILLE INCONNU. 159
et sournois d’Aubignac se faisait le prophéte ct le grand prétre. Sa
résolution de n’appuyer son enseignement que sur son oeuvre de-
meurait inflexible. Nous avons de cette disposition un témoignage
positif et fort curieux. Le 25 aodt 1660, Corneille écrivait 4 l’abbé
de Pure : ‘
« Jesuis ala fin d’un travail fort pénible sur une matiére fort
délicate. J’ai traité en trois préfaces les principales questions de
lart poétique sur mes trois volumes de comédies. J’y ai fait quel-
ques explications nouvelles d’Aristote, et avancé quelques proposi-
tions el quelques maximes inconnues 4 nos anciens. J’y réfute celles
sur Iesquelles ]’Académie a fondé la condamnation du Cid, et ne
suis pas d’accord avec M. d’Aubignac de tout le bien méme qu’il a
dit de moi. Quand cela paraitra, je ne doute point qu’il ne donne
matiére aux critiques : prenez un peu ma protection... »
Aprés avoir donné 4 son correspondant une rapide analyse des
Discours, et lui avoir indiqué sommairement quelles matiéres y
sont traitées, il reprend :
«En ne pensant vous faire qu’un remerciment, je vous rends
insensiblement compte de mon dessein. L’exécution en demandait
une plus longue étude que mon loisir ne m’a pu permettre. Vous
n'y trouverez pas grande élocution ni grande doctrine; mais, avec
toul cela, j’avoue que ces trois préfaces m’ont plus codté que n’au-
raient fail trois piéces de thédtre. J’oubliais 4 vous dire que je ne
prends d’exemples modernes que chez moi; et bien que je con-
tredise quelquefois M. d’Aubignac et MM. de l’Académic, je ne les
homme jamais, et ne parle non plus d’eux que s‘ils n’avaient point
parlé de moi. Jy fais aussi une censure de chacun de mes poémes |
en particulier, o& je ne m’épargne pas. De rechef, préparez-vous a
cre de mes protecteurs. »
Comme ceuvre de critique théatrale, ces Discours ont obtenu
l'approbation des meilleurs juges. Voltaire les a loués sans réserve.
« Aprés les exemples que Corneille donna dans ses piéces, dit le
commentateur ordinairement si sévére, il ne pouvait guére donner
de préceptes plus utiles que dans ses Discours. »
M. Guizot s’étend davantage, mais il est aussi affirmatif.
«Ce fut, écrit-il, pendant ces six années (1653-1659) que Cor-
neille prepara ses trois discours sur la Poésie dramatique et ses
Examens de ses piéces, témoignage honorable de la bonne foi d’un
gtand homme assez sincére avec lui-méme pour s’avouer ses dé-
fauts, et avec les autres pour parler sans délour de ses talents;
preave irrécusable d’une raison droite et forte a laquclle il n’a
manqué que l’expérience du monde ; et, lecons utiles encore au-
jourd’hui, pour les poétes dramatiques, car ils y trouveront tout ce
440 CORNEILLE INCONNU.
que l’expérience de la scéne avait enseigné a Corneille sur les situa-
tions et les effets de thédtre, qu’il connaissait d’autant mieux qu'il
ne les avait étudiés qu’aprés les avoir devinés, comme il chercha a
s'instruire des régles d’Aristote pour justifier celles que lui avait
dictées son génic. »
Approuvés par M. Guizot et par Voltaire, les Discours sur le
poéme dramatique n'ont pas trouvé grdce devant M. Paul Albert,
qui a écrit quelques volumes sur l'histoire littéraire de notre pays.
Selon lui, l’impression que l’on rapporte de la lecture de cet ou-
vrage est pénible :
« Presque partout, la netteté fait défaut; !’ordre cst peu satisfai-
sant, les raisonnements déduits lentement et méthodiquement ne
portent pas. Si la personnalité de l’auteur ne se faisait jour ¢a et la,
on serait rebuté hientét, on n’achéverait pas. Ce qui frappe le plus
et explique la faiblesse de !’ceuvre, c’est l’indécision. Tantdt Cor-
neille se déclare sujet d’Aristote, tantét il s’émancipe et va presque
Jusqu’é la révolte. Puis il revient, 11 explique, 11 embrouille, il
hasarde un commentaire nouveau, il essaie une apologie'... »
Notre interprétation, comme on |’a vu plus haut, est absolument
différente. Nous avons lu bien des fois et trés-attentivement, les
trois Discours en question, et nous avouons humblement n’y avoir
pas rencontré la moindre trace d’indécision, la moindre arriére-
pensée d’apologic. C’est affaire au public de dire si nous avons
manqué de pénétration. Il a les piéces du débat sous les yeux et
peut s’y reporter. Quant 4 nous, nous retrouvons autant de fierté
que dans la Dédicace de la Suivante, autant de male franchise que
dans la lettre 4 l’abbé de Pure, en cette page du premier Discours,
ot Corneille, s’excusant de n’avoir point analysé les traités d’Aris-
aa d’Horace sur l'art poétique, ajoute avec sa sincérité habi-
tuelle :
« J’y fais quelques courses, et y prends des exemples quand ma
mémoire m’en peut fournir. Je n’en cherche de modernes que chez
moi, tant parce que je connais micux mes ouvrages que ceux des
autres, et en suis plus le maitre, que parce que Je ne veux pas
m’exposer au péril de déplaire 4 ceux que je reprendrais en quel-
que chose, ou que je ne loucrais pas assez en ce qu’ils ont fait
d’excellent. J’écris sans ambition et sans esprit de contestation, je
Pai déja dit. Je tache de suivre toujours le sentiment d’Aristote
dans les matiéres qu’il a traitées ; et comme peut-ttre je l’entends
4 ma mode, je ne suis point jaloux qu’un autre lentende & la
sienne. Le commentaire dont je m’y sers le plus est l’expérience du
‘ La littérature francaise au dix-septiéme siécle (chez Hachette).
CORNEILLE INCONNU. 14
ihédtre et les réflexions sur ce que j’ai vu y plaire ou déplaire. »
Ce n’est point 1a, on en conviendra aisément, le langage d’un
homme embarrassé, qui cherche timidement sa voie et n’avance
des propositions un peu hardies que pour les désavouer aussitot.
Le caractére de Corneille, non moins que le texte des Discours,
s‘oppose a tout soupgon d’habileté cauteleuse ou de débilité mo-
rale. Dans le passage que nous venons de citer, je ne vois que les
réserves d'un homme de bonne compagnie et la circonspection im-
posée 4 \’écrivain par l’immense autorité du maitre dont il entre-
pread la critique. Parlement, université, clergé méme, tout s’in-
clinait devant Aristote. La protection officielle lui était acquise.
Corneille, fort peu iconoclaste de sa nature, n’avait donc aucune
raison de s'abandonner contre le Stagyrite 4 des invectives qui
n’eussent rien ajouté 4 la valeur de ses arguments. De plus, en
agissant ainsi, 11 serait allé directement a l’encontre du but qu’il
poursuivait. Ce but n’était autre que d’affranchir l’art dramatique
en le disciplinant et en indiquant par l’exemple quels chemins cet
art devait suivre, quels services il était 4 méme de rendre 4 la mo-
raleet a la société. En un mot, Corneille, par son enseignement
comme par son ceuvre, aspirait 4 devenir ce que nous nofmons
aujourd’hai un classique.
Cest précisément ce titre que lui refuse M. Guizot. Dans son li-
vre', si distingué et si impartial, on rencontre ces quelques lignes
qui causent une impression singuliére :
a Si Pétat de société et l’ensemble d’idées au milieu desquels
vivait Corneille, eussent été plus conformes 4 la simplicité de son
génie, peut-étre, dans l'un de nos premiers poétes, aurions-nous
un poéte classique de plus. Corneille n’est pas classique ; Ic gout,
fondé sur la connaissance de la vérité, lui a trop souvent manqué,
pour qu'il puisse toujours servir de modéle. »
Avec cette netteté d’expression qui lui est habituelle, et, grace a
laquelle on peut toujours profitablement discuter ses assertions,
quand elles paraissent contestables, M. Guizot, on l’aura remarqué, |
explique sur-le-champ pourquoi Corneille, selon lui, n’est pas clas-
sique. [1 lui reproche de n’avoir pas eu ce godt qui fait du poéte un
modéle pour la longue série des générations.
Ainsi, pour I’historien de Corneille, ce qui sépare le classique de
‘écrivain moins parfait, jugé indigne de ce titre, c’est cette idée de
modéle. Que faut-il entendre au juste par cette expression? Un
modéle est-il un écrivain absolument irréprochable, dont on puisse,
‘ans avoir besoin de s’arréter 4 la précaution d’un choix préalable,
' Corneille et son temps (chez Didier).
442 CORNEILLE INCONNU.
imiter toutes les ceuvres? A ce compte, je ne vois pas, parm! nos
plus grands écrivains, un seul classique. Chez Racine nous rencon-
trons la Thébaide et Alexandre; chez Moliére, Don Garcie de Na-
varre, Mélicerte, les Amants magnifiques ; chez Boileau, l'Ode sur
la prise de Namur et la satire de ( Equivoque; chez la Fontaine,
certains contes et la plupart de ses piéces de théatre. Tout cela ne
semble guére bon a imiter. Dira-t-on que lidée d'un choix judi-
cieux est naturellement sous-entendue? Mais alors pourquoi ce qui
est applicable 4 Racine et a Moliére ne le serait-il pas a Corneille.
Dés que I’on choisit, ce ne sont pas chez lui les chefs-d’ceuvre qui
manquent, et l'une des premieres places lui est assurée.
Je me dispenserai d'une feinte inutile ct j'irai tout de suite au
fond de la pensée de M. Guizot. Cette idée de modéle, cette notion
de gout, il les applique surtout au style, a la diction. Sous ce rap-
port, il serait assez volontiers de l’avis de Voltaire. Les incorrec-
tions et les archaismes de Corneille le choquent sensiblement. Ici
encore, je pourrais employer la mime argumentation que précé-
demment. Je pourrais rappeler que Fénelona dit de Moliére: « En
pensant bien, il s’exprime souvent mal, » et il ne me serait pas
difficile de prouver que bien des vers de Racine et de Despréaux
laissent considérablement a désirer, comme propriété de termes et
comme pureté d’expression. Mais récriminer n’est pas suffisam-
ment répondre. Ce qu’il faut avoir la franchise de dire, c'est qu’a
lépoque ot M. Guizot écrivait son livre, en 1813, on accordait a la
critique de mots une importance exagérée, et l'on y portait une
sévérité qui n’était pas exempte d’étroitesse. Comme appréciateur
de la diction de Corneille, M. Guizot, dégagé des intolérances de
Voltaire, ne va pourtant ni plus loin ni plus haut que La Harpe. ll
est encore du dix-huitiéme siécle par cette habitude de vouloir tout
plicr, tout ramener, en fait de style, 4 un certain type uniforme
de correction grammaticale, légué par Voltaire aux rhétoriciens de
son école.
Depuis cette époque, il s'est fait dans la critique littéraire une
immense et décisive évolution. La philologie s’appliquant a étudier
les modifications de notre langue nationale, selon l’ordre chrono-
logique, a brisé ce type de convention, et prouvé que chaque épo-
que parlait trés-légitimement la langue qu’elle devait parler. On
est méme allé plus loin et l’on s’est attaché a dresser le lexique de
la langue parlée dans ses ceuvres par chaque grand écrivain. Cor-
neille a son lexique, il en a méme deux’. Au lieu d’étre contest¢,
‘ Celui de M. Godefroy (chez Didier), et celui de M. Marty-Laveaux, formant les
tomes XI et XII de sa grande édition.
CORNEILLE INCONNU. 145
son langage devient un objet de curiosité sérieuse et d’étude. Nous
voila loin du dix-huitiéme siécle, de ses timidités et de ses res-
trictions'.
Que devient, en présence d'une évolution si considérable, d’un
si absolu changement de point de vue, un jugement fondé princi-
palement sur une théorie de la diction qui a perdu son crédit et
nest plus en usage? La valeur du jugement méme s’en trouve at-
teinte, ct si les particularités de sa diction s’opposent seules a ce
que Corneille soit admis au rang des classiques, on peut dire que
obstacle n'existe plus. Voyons donc si nous ne trouverons pas une
formule plus large qui convienne 4 Villustre poéte, et lui permette
de s'asseoir parmi ses pairs. Nous n’irons pas la chercher bien loin.
Sainte-Beuve va nous Ia fournir. Amené, comme nous, a se poser
cette question : Qu’est-ce qu’un classique? Cet esprit si délié et si
ouvert répondait : |
a Un vrai classique, comme j’aimerais 4 l’entendre définir, c’est
un auteur qui a enrichi l’esprit humain, qui en a récllemeni
augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a
découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quel-
que passion éternelle dans ce coeur ot tout semblait connu et
exploré, qui a rendu sa penséc, son observation ou son invention,
sous une forme n’importe laquelle, mais large et grande, fine et
sensée, saine et belle en soi; qui a parlé 4 tous dans un style 4 lu
et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nou-
veau, sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain
de tous les ages.
« On peut mettre, si l’on veut, des noms sous cette définition,
yue Je voudrais faire expres grandiose et flottante, ou, pour tout
dire, généreuse. J’y meitrais d’abord le Corneille de Polyeucte, de
Cinna et d' Horace’. »
‘Dans l'excellente préface de son Lerique ainsi que dans la Notice, M. Marty-
Laveaux a insisté avec beaucoup de raison sur les changements considérables
qui s opérérent dans la langue depuis 1629, date fort probable de Mélite jusqu’a
la représentation de Suréna en 1674. Le langage national était alors tellement
mobile, il se faisait partout un tel travail pour I’épurer et le constituer, que !’ Aca-
démie fut obligée, avant de publier son Dictionnaire, d'en modifier entiérement
les premiéres lettres, tant l’usage avait changé pendant qu’elle le rédigeait. Ces
constantes mutations préoccupérent beaucoup Corneille, qui ne né ligea rien
pour se tenir au courant. Les variantes de ses ceuvres, ou I’on sent }'influence des
Remarques de Vaugelas, présentent 4 ce point de vue un notable intérét. Malgré
#0 application 4 prévenir les outrages du temps,. Corneille sentait que 1a belle
langue de ses tragédies serait atteinte par la vétusté. « J'ai beau faire, disait-il a
Aeul, moi aussi, Je serai un jour habillé a la vieille mode. »
* Ceuseries du lundi, t. Ill.
44 CORNEILLE INCONNU.
Ecartons ces mots de classique et de modéle, non pas que Cor-
neille ne mérite de pareils titres, mais il est encore autre chose et
micux que cela. Au sens le plus étendu, le plus profond, le plus
énergique de l’expression, il est un maitre. « J’appelle maitre, di-
sait Goethe, celui-l4 seulement chez lequel nous apprenons tou-
jours quelque chose. » Cette définition si Juste et si magnifique,
Pierre Corneille y satisfait pleinement. La vie, |’élévation, la durée,
voila ce qu'il a cherché, ce qu'il a trouvé. Son thédtre est une
source inépuisable d’aspirations généreuses et de nobles senti-
ments. Pendant longtemps, les sommets de son ceuvre ont recu
seuls la lumiére, ct seuls, ils la renvoyaient. Le reste demeurait
perdu dans l’ombre. Cette inégalité, que personne ne révoquait cn
doute, entre les productions du grand poéte, nuisait 4 son auto-
rité et semblait parfois jeter une ombre sur sa gloire. Nous avons
essayé dans ce travail, de combattre ce préjugé en ce qu’il a
d’exagéré et d’injuste. Si tout ne se vaut pas en |’ceuvre de Cor-
neille, tout s’y tient étroitement. Pour en gouter les beaulés rayon-
nantes, indiscutables, il faut en connaitre les détails, en saisir
ensemble, ne rien négliger, ne rien dédaigner. A ce prix scule-
ment, on en comprendra la portée morale ct l'on en sentira la toute
puissante efficacité.
Juves Leva..ois.
LE PROJET DE REFORME
DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS
On lit dans le numéro du 22 mai de !’Economiste francais, sous
le titre : Les pensions civiles, un court article qui ne porte au-
cune signature. A cété de quelques informations vraies, cet article
contient des assertions et des considérations de nature 4 égarer le
public sur la portée du vaste projet de réforme de pensions civiles,
dont le conseil d ‘Etat est saisi par un vote de l’Assemblée nationale.
4 endormir l’opinion, a rendre le projet impopulaire, 4 encourager
les résistances de l’esprit de routine, 4 perpétuer enfin le régime
des pensions viagéres de la lo: du 9 juin 1853, que je croyais con-
damné, sans appel, par tous les principes de l’économie politique
et de la science financiére.
Ce n’est guére l’habitude de I’ Economiste francais de venir ainsi
en aide aux choses surannées ni aux préjugés de la routine. Aussi
je me refuse absolument 4 voir, dans cet article, l’ceuvre person-
nelle d’aucun de ses habiles rédacteurs. Ce doit étre une communi-
cation de quelque bureau de |’administration des finances; peut-
étre ne serais-je pas trop embarrassé de dire de quel bureau.
L’article se termine par ces mots: « [1 est facile de conclure que
l Assemblée actuelle, qui a posé le probléme de ta révision de la
lor du 9 juin 1853, ne sera pas appelée 4 le résoudre. »
fi est trop vrai. Je n’ai pas ja naiveté d’espérer que |’Assemblée
actuelle aura le temps de résoudre ce grand probléme, qui n’a pas
méme encore subi l’épreuve de la discussion du conseil d’Etat.
Mais quand on dit, quelques lignes plus haut: « Nous croyons
que l'auteur du projet est loin d’avoir la méme confiance dans son
cuvre qu’il y a six mois, » je demande & protester, au nom de |’au-
tear. Sa confiance dans la valeur du projet n’est pas ébranlée. fl
n’a jamais eu de confiance en son adoption prochaine; il savait trop
10 Jemszr 1875. 10
446 LE PROJET DE REFORME
de quels obstacles serait semée sa route. C’est en 1872 que, dans
un petit livre, intitulé : Les caisses de prévoyance et les pensions
de l’Etat, a été posée, pour la premiére fois, la question. Or, voici
comment s’exprimait l’auteur, page 185 : « Le moment est peu op-
portun pour demander d’ajouter aux charges de I’Etat. Le systéme
complet que j’ai 4 proposer, en remplacement des pensions, soula-
gerait, je crois, l’avenir, et serait conforme 4 l’intérét bien entendu
de |’Etat, tout en étant beaucoup plus bienfaisant pour les fonction-
naires; mats il entrainerait des sacrifices dans la période transi-
toire. J'ai donc peu d’espoir qu’il puisse étre prochainement adoplé.
Je veux cependant en saisir l’opinion. Si, comme je m’en flatte, sa
supériorité était reconnue, ce serait un grand point acquis, dif
Vexécution étre ajournée a des temps plus prospéres. »
On voit si l’auteur était résigné d’avance aux ajournements.
Quant 4 sa confiance dans la valeur propre du projet, elle serait
présomptueuse et téméraire si ce n’était vraiment qu’un projet. Il
ressemblerait 4 tous les inventeurs, 4 tous les utopistes intrépide-
ment engoués de leur idée. Mais ce qu'il propose est une réalité
qui a recu la sanction de l’expérience. L’institution qu’il adjure
l’Etat d’imiter fonctionne depuis un quart de siécle au profit a’un
personnel hiérarchisé de plusieurs centaines d’employés de tous
grades; elle a trois ans de plus que la loi de 1853. Or, l’expérience,
qui condamne tous les jours davantage la loi de 1853, témoigne
tous les jours davantage en faveur de la caisse de prévoyance fon-
dée, en 1850, par la Compagnie d’assurances générales.
Je vais signaler, au surplus, les profondes différences qui sépa-
rent les deux institutions.
L’institution des pensions de la loi de 1853 présente plusieurs
vices organiques qui, tous, ont été heureusement évités par la Com-
pagnie d’assurances générales : un vice social, un vice financier,
un vice de comptabilité, un vice administratif.
Le vice social est de n’assurer a tous les serviteurs de |’Etat, qui,
la plupart, sont péres de famille ou doivent étre présumeés tels,
que des pensions personnelles, c’est-a-dire des rentes viagéres. La
rente viagére est la ressource du célibat et de l’isolement. Le pére
de famille répugne a la rente viagére, il aspire 4 transmettre 4 ses
enfants un patrimoine. Dans toutes les carriéres quelconques, au-
tres que les carriéres de l’administration publique, quel est le but
du travail persévérant, sinon d’amasser le patrimoine? Citera-t-on
un seul homme qui se propose pour but, dés la jeunesse, et avant
de savoir s'il fondera une famille, de s’assurer une rente viagére,
qui aliéne volontairement d’avance ses économies dans ce but
égoiste, qui continue de Ie poursuivre aprés qu'il est devenu pére?
DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 147
A
Non, tous tant que nous sommes, négociants, industriels, finan-
tiers, avocats, médecins, notaires, architectes, gens de lettres, ar-
tistes, ingénieurs civils, professeurs libres, travailleurs de toutes
les professions privées, tous, tous, nous poursuivons le patrimoine.
Cest Thonneur, la joie, le couronnement d’une vie de travail, et
nous rougirions d’aliéncr, pour l’époque de l’oisiveté, le superflu
des fruits de notre travail.
La loide 14853 impose cette aliénation 4 prés de deux cent mille
fonctionnaires civils, avec cette circonstance trés-aggravante qu'elle
exige deux des retenues. Elle leur refuse le patrimoine. Elle crée
une classe 4 part de travailleurs, ceux qui travaillent pour I’stat,
quelle semble inviter 4 ne jamais fonder une famille, puisqu’elle
ne leur offre en perspective qu'une rente viagére.
C'est la le vice capital et ce que j’appelle le vice social du régime
des pensions. ;
le projet soumis au conseil d’Etat offre, au contraire, le patri-
mone. Il offre aussi la rente viagére, mais sclon la libre option du
fonctionnaire retraité.
Je marréte dés ces premi¢res lignes. Je demande si un projet de
réforme qui a une telle portée sociale ne mérite pas d’étre accueilli
avec la plus vive sympathie? Sur la question de savoir si, oui ou
non, Vidée du patrimoine est supérieure a l’idée de la rente viagére,
je ne pense pas qu'il y ait un économiste au monde qui puisse
hesiter.
Je passe aur vice financier. Je devrais dire aux vices, car la loi de
1353 en contient plus d'un. :
llya,dans les lois de l’enregistrement, une disposition qu’on crol-
rait empruntée, et qui lest, en effet, aux temps de la plus épaisse
igorance financiére, celle qui prescrit de multiplier par dix, pour
la perception des droits de mutation sur un usufruit, le montant
du revenu, quel que soit l’dge de l'usufruitier. Un usufruit sur la
téte d'un enfant de cing ans, et un usufruit sur-la téte d’un vieil-
lard de quatre-vingt-dix ans, sont présumés, pour le fisc, avoir
exactement la méme valeur; c’est l’absurdité mathématique érigée
en loi financiére. Cela se perpétue, par la toute-puissance de la rou-
tine, dans un temps qui a des bureanx, des sociétés et des congrés
de Statistique, qui a des tables de mortalité, qui voit fonctionner
les tarifs des Compagnies d’assurances sur la vie ct ceux mémes de
la caisse publique de la vieillesse'.
‘ Dans une Joi fiscale, qui vient d’étre votée par l’Assemblée nationale, 11 est
preserit de multiplier désormais par douze et demi, au lieu de dix, le revenu de
lusofruit. On concoit, a la rigueur, qu’une absurdité routiniére puisse subsister,
lant qu'on n’y touche pas, Mole sua stat. Mais y toucher: pour la confirmer, c'est
etrange.
148 LE PROJET DE REFORME
C'est aimsi qu’au siécle dernier, les gouvernements obérés fai-
saient des emprunts en rentes viagéres, en offrant le méme taux a
tous les 4ges.
La loi de 4853 sur les pensions civiles en est restée 4 ce point de
science financiére. Puisque les pensions de retraite ne sont pas au-
tre chose que des rentes viagéres, il est bien clair que la valeur de
la pension et la charge qu’elle impose 4 }’Etat sont dans la dépen-
dance de l’dge du pensionnaire. La loi ne s’en doute pas. Pension-
naire de cinquante ans et pensionnaire de soixante-quinze ans au-
ront le méme chiffre de pension viagére, quand ils auront eu les
mémes services. Si ce n’est pas correct, ce n’est pas non plus juste.
La récompense de !’un, & prendre la pension comme une récom-
pense des services rendus, est, pour les mémes services, double ou
triple de celle de l'autre.
C’est bien plus choquant encore, en ce qui concerne les réversi-
bilités aux veuves. Le législateur de 1853 s'est épris tout 4 coup
de commisération pour les veuves, et, déplorable anomalie, non
pour la veuve du fonctionnaire qui meurt en activité de service,
eit-il quarante ans de services et de retenues subics, — elle n’a
droit 4 rien, elle sera réduite 4 implorer un bureau de tabac ; — mais
pour la veuve de celui qui Jouissait déja de sa retraite. Il attribue
le tiers de la pension & cette veuve, sans se soucier davantage de
son dge. Elle peut avoir vingt-cing ans et trouver 1a une dot pour
se remarier, comme elle peut avoir quatre-vingts ans. Epouser un
vieux fonctionnaire devient, pour une jeune fille, une assez passable
spéculation, et sous ce rapport, la loi de 1853, que j’accusais d’en-
courager le célibat, favorise au moins certains mariages. On m’a
cité des veuves, triplement inconsolables, qui cumulent jusqu’a
trois pensions.
Quant a I’Etat, il ignore absolument la valeur des obligations
qu’il a contractées, il creuse, sans le sonder, le gouffre de sa dette
viagére.
A défaut du calcul mathématique des ages, les chiffres des pen-
sions de la loi de 1853 sont-ils établis sur d’autres bases 4 peu pres
rationnelles, et dépendent-ils, par exemple, du chiffre total des re-
tenves subies? Ce ne serait pas correct, sans l’élément de |’age. Ce
serait encore plausible. Il y aurait une sorte d’apparente justice,
accessible au vulgaire des esprits. Il n’en est rien. Le taux de la
pension, limité d’ailleurs par un maximun, qui est, 4 mes yeux,
une autre injustice, est dans la dépendance du taux moyen du trai-
tement des six derniéres années, — formule complétement empi-
rique et arbitraire.
Le projet de réforme soumis au conscil d’Etat n’a aucun de ces
vices financiers.
DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 449
L'Etat mesure chaque année, au centime pres, le sacrifice qu’il
s impose dans le budget annuel. C’est un tant pour cent des traite-
wents. [1 n’ouvre aucun gouffre, il ne gréye en rien l’avenir de
ses finances, il ne se préoccupe pas des veuves.
Les fonctionnaires voient, chaque année, leur pécule, leur épar-
gne. le patrimoine de leurs enfants ou la ressource de leurs veuves
saccroitre, toujours proportionnellement au traitement, qui est
‘expression vraie des services rendus. S’ils meurent en activité de
services, quelle qu’ait. été la durée de leurs services, ils transmet-
tent a leurs familles le pécule. S’il leur convient de demeurer, et
sils seat maintenus en activité de services aprés le moment ou als
pourraient faire régler leurs droits 4 la retraite, le pécule continue
de s'accroiire sans maximum décourageant. Enfin, si, en se reti-
rant, ils optent pour une rente viagére, reversible ou non, la rente
est délerminée en raison de |’dge ou des ages, selon des tarifs con-
aus. Tout est précis; tout est correct.
arrive 4 ce que j'ai nommé le vice de comptabilité. C'est encere
un viee financier, ct le plus grave de tous.
Assurément, s'il est une vérité d’évidence, c’est que, pour un
gouvernement comme pour une société industrielle ou une maison
de commerce, les traitements annuels des employés sont une charge
du budget annuel, et pour leur intégralité. L’idée d’en distraire
lous les ans une partie, afin de diminuer les dépenses apparentes,
ede reporter, par un artifice de comptabilité, cette partie distraite
alacharge d’exercices ultérieurs et lointains, paraitrait extrava-
gants dans une société industrielle. Cet artifice serait méme justi-
ciable de la police correctionnelle. Les bilans seraient falsifies ; les
dividendes distribués auraient été fictifs.
Or, ce que la loi prohibe et réprime dans les entreprises privées,
umnipotence du législateur le pratique ouvertement, depuis 1855,
dans l'établissement du budget. Les quinze millions environ de re-
teaues annuelles sur Ics traitements des fonctionnaires civils sont
une partie dela dette annuelle de l’Etat envers eux. Cette dette a-
t-elle été supprimée par la loi de 1853? Non, ellen’a été que conver-
lie en promesse de pensions, et aucune loi n’a prononcé la réduc-
lion des traitements. Cependant, I’Etat procéde exactement comme
si la dépense des traitements était réduite de quinze millions. Il
porte tous les ans ces quinze millions an budget des recettes et les
absorbe, — tandis qu'il devrait les réserver, les entreposer, pour
lire face au service des pensions.
est la le mal, le grand mal. C’est l’unique source des difficultés
actuelles, et obstacle a l’adoption du Projet de réforme, qui de-
vrait manifestement commencer par la mise en réserve des rete-
450 LE PROJET DE REFORME
nues. Qu’on veuille bien supposer les quinze millions annuels entre-
posés effectivement depuis 1853 4 la Caisse des consignations ct
productifs d’intéréts 4 5 p. 100, ily aurait la, aujourd’hui, une res-
source énorme, ressource qui a été dissipée, et chaque année on
dissipe quinze millions de plus.
Aussi je ne saurais trop insister sur ce point. J'ai entendu des
fonctionnaires de |’administration des finances, de ceux qui avaient
Je mieux étudié le mécanisme de la comptabilité, dire avec amer-
tume, alors qu’on discutait la taxe générale sur les revenus pro-
fessionnels : nous autres, fonctionnaires publics, et, nous seuls,
nous payons déja cette taxe. On prétend que nos retenues sont des-
tinées 4 nous assurer des pensions. Il n’en est rien; il n’y a aucune
corrélation entre les retenues qui nous frappent tous et les pensions
qui profiteront 4 quelques-uns. Les retenues sont un impdt. Lisez
plutét le budget. Vous les voyez figurer tous les ans aux recettes,
avec le produit de tous les autres impdts, et se confondre dans les
ressources courantes de l'année.
Je sais bien que les fonctionnaires qui tenaient ce langage avaient
pour but de repousser l’application d’une taxc générale sur les re-
venus, en établissant qu’ils l’acquittaient déja. Il n’aurait pas été
malaisé de leur répondre que c’étail la loi de 1853 qui avait pro-
clamé, en principe, la corrélation des retenues et des pensions, et
je doute que leur argumentation edt eu le succés qu’ils en espé-
raient. Il n’en est pas moins vrai que la maniére dont les budgets
sont dressés la rendait trés-spécieuse. Il est certain que, chaque
année, les pensions réglées, chiffre toujours croissant, sont consi-
dérées comme la charge annuelle du budget, tandis que les rete-
nues, chiffre 4 peu prés stationnaire, sont traitées comme une re-
cette et le produit d’un impét. Immense désordre, par ot s‘élargit
de plus en plus le gouffre de la dette viagére des pensions.
Qu'importe la comptabilité, diront peut-¢tre quelques Iecteurs,
puisqu’en définitive c’est toujours l’Etat qui doit et qui paic? Suf-
fira-t-1l, pour vous contenter, que les quinze millions de retenues,
au licu de figurer au budget des recettes, ne figurent qu’en déduc-
tion de la masse des pensions a payer dans l’annéc? Le résultat ne
sera-t-il pas identiquement le méme?
Je me serais, en effet, bien mal fait comprendre, si je devais me
contenter de ce simple changement d’écritures, qui ne changerait
pas, en réalité, le résultat. Ce que je soutiens, c’est que la loide 1855
a créé ou consacré des charges progressives, sans disposer aucune
ressource progressive, eten se bornant a les atténuer par l’expédient
des retenues fixes. Personne ne pouvait ignorer, personne n’ignorait
que ce serait une ressource de plus en plus insuffisante. Il fallait
DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 154
se rendre compte de cette insuffisance afin d’y pourvoir. Il fallait
reconnaitre, en premier licu, que l’Etat doit, chaque année, l’inté-
gralité des traitements de ses fonctionnaires et la rémunération de
leurs services. Ce qu'il juge 4 propos d’en distraire, d’en retenir,
pour le rembourser plus tard sous une autre forme, ne cesse pas
d'étre une charge du budget annuel, doit donc é¢tre déboursé, en-
treposé et produire des intéréts. En second lieu, puisqu’il était cer- -
tain que cette ressource des rctenues, méme ainsi aménagée, serait
insuffisante pour le service des pensions, il fallait tacher de calculer
la progression des pensions jusqu’a leur maximum, et de calculer,
en conséquence, l’annuité"qui serait le sacrifice de l'Etat, qui, ajou-
lée aux retemues, entreposée et aménagée avec elles, aurait fini par
équilibrer le maximum prévu des pensions qu’on s’engageait a ser-
vir. On pouvait se tromper dans les appréciations. Du moins, I’cffort
élait digne de financiers habiles et prudents. On n’a rien fait de
tout cela, on n’a rien préparé, on s’est endetté 4 l’aveugle, ct l’on a
dévoré les retenues.
Or, ce qu’on n’a pas su faire en 1853 est précisément ce que fait
le projet de réforme, et avec cet avantage qu'il échappe méme aux
erreurs d’appréciation. Il dit : n’absorbez pas les retenues, elles ne
vous appartiennent pas; elles sont l’épargne des fonctionnaires ;
versez-les 4 une caisse d’épargne. Et puis, ajoutez-y, versez dans la
méme caisse une libéralité annuelle, une subvention proportion-
nelle aux traitements. Et ce sera tout. Le reste ne sera plus qu’une
affaire de gestion de la Caisse d’épargnes des fonctionnaires pu-
blics. — Et, en effet, le projet de réforme, financiérement, n’est
pas autre chose, etil a cette simplicité.
Enfin, j’ai parlé du vice administratif que renferme la loi de 1853.
C'est Pabsolu des conditions mises a !’obtention de la pension de
retraite. Il faut 4 la fois trente ans de services et soixante ans d’dge.
L'une des conditions ne suffit pas sans l’autre. Si vous étes entré
au service de I’Etat a l'dge de dix-huit ans, vous n’aurez droit a la
retraite qu’a l'dge de soixante ans, c’est-a-dire aprés quarante-deux
ans de services. La veille de vos soixante ans, malgré vos quarante-
deux ans de services et de retenues subies, vous n’avez droit a rien,
et si vous mourcz la veille de vos soixante ans, votre femme et vos
enfants n’ont droit 4 rien. Ceci est le cété odicux, spoliateur, et ce
que j'ai appelé le vice social de la loi. C’est une véritable confisca-
tion des dépouilles du fonctionnaire qui a le tort de mourir en ac-
tivité de services. Et il faut ajouter que si, le lendemain de ses
‘oixante ans, il est gravement malade et menacé de mort prochaine,
la pension viagére étant sans valenr, le résultat ne sera guére moins
choquant. Mais qui ne comprend qu’en présence de ces conséquences
452 LE PROJET DE REFORME
odieuses, une administration bienveillante devra rechercher tous
les correctifs et incliner & toutes les capitulations de l indulgence ?
Alors intervient d’abord, pour devancer |’échéance fatale, qnand
le fonctionnaire le demande, le certificat de santé. L’article 44 de la
lai du 9 juin 1853 a pris soin d’ouvrir cette échappatoire. Encere
faut-il que le fonetionnaire ait atteint cinquante ans d’age et serv?
vingt ans. Anx termes de cet article, il doit justifier d’infirmités
graves, résultant de l’exercice de ses fonctions et qui le mettent
dans l’impossibilité de les continuer. C’est ici le domaine du certi-
ficat de complaisance, c’est ici que,se constatent, a grand renfort
de la terminologie médicale, les vues affaiblies, les oreilles pares-
seuses, les anémies et les affections rhumatismales. Ce sera tou-
jours une infirmité grave, résultant de l’exercice de la fonction ct
mettant dans l’impossibilité de la continuer. Bien mauvais ami se-
rait le médecia qui ne le déclarerait pas. D’ailleurs, personne n'y
regarde de prés, ct tout le monde cst complice dela fraude a la loi.
Le fonctionnaire qui consent 4 devancer |’époque de sa retraite ne
va-t-il pas faire une place vacante et provoquer tout un mouvement
d’avancement ? Le budget est 1a, et le Grand-Livre sera chargé, pré-
maturément, d'une pension viagére de plus, dont le titulaire ira
jouir dans l’air salubre des champs, en souriant de son certificat.
On prétend que le chagrin de l’oisiveté forcée imposée aux fonc-
tionnaixes qui sont mis 4 la retraite contre leur gré abrége leurs
jours. Je ne suis pas certain que la statistique confirme ce préjugé
fort répandu; mais je suis porté 4 croire qu’en revanche, ceux qui
sollicitent et obtiennent par anticipation une retraite conforme a
leurs aspirations en éprouvent une béatitude qui a des propriétés
curauves; en sorte que le certificat d@’infirmités graves devient sou-
vent brevet de longue vie.
Les abus du certificat de complatsance sont notoires. Ce qui n'a
pas été remarqué, c’est que le fonctionnaire relevé de ses fonctions,
lorsque sa vie est sérieusement menacée, ne recoit dans unc pen-
sion viagére qu'un titre sans valeur.
- Au moins, cette forme de la bienveillance, si elle est préjudicia-
ble au Trésor public, est peu préjudiciable 4 ladministration elle-
méme. Il en est autrement de celle qui attend patiemment que le
fonctionnaire malingre ait complété sa soixantiéme annéc, afin de
le retraiter d’office. Que faire cependant, stl ne demande pas un
- réglement anticipé, comme c’est le cas le plus fréquent? Attendre,
et l’on attend. Aussi l’administration est encombrée de fonctionnai-
res fatigués, valétudinaires, titulaires de fonctions qu’ils remplis-
sent mal, qui émargent la totalité de leurs traitements d’activité, ct
sont un obstacle décourageant 4 l’avancement des sujets d’étite. On
DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 153
les tolére, on se résigne, il le faut bien, tant qu ls n’ont pas
soixante ans; et non-seulement on les tolére, souvent on leur donne
de l'avancement a l’approche de la retraite, en vue d’augmenter le
chiffre de la retraite, lequel doit dépendre de la moyenne des der-
mers traitements. Tout l’effort de la bienveillance, des reconman-
dations pressantes et des sollicitations est dirigé vers ce but d’aug-
menter le chiffre de la retraite prochaine. Les imtéréts de la bonne
administration en souffrent autant que ceux du Trésor.
le projet de réforme supprime encore tous ces abus, grace au
moyen bien simple de la gestiqn séparée de la Caisse de prévoyance,
subdivisée en comptes individuels. Le Trésor est complétement dés-
intéressé dans le réglement des retraites, puisque chaque fonction-
naire qui se retire n’emporte que le montant de son compte per-
soanel. f] suit de la qu’on peut abréger la durée requise de services,
abaisser ou méme supprimer la limite d’dge. Un fonctionnaire de-
mandera le réglement de son compte aprés vingt-cing ans de ser-
vies, par exemple, et lorsqu’il n’aura que quarante-cing ans, si
telle est sa convenance. Qu est l’inconvénient? Je ne l'apergois pas,
je ne vois, au contraire, qu’avantages pour l’administration et pour
Tavancement des jeunes sujets. Le Trésor n’y perdra pas un cen-
time, et il est toujours bon de se débarrasser des serviteurs mécon-
teats, faligués ou paresseux, qui ne servent qu’a contre-cceur, en
aspirant 4 Voisiveté. I] est assurément 4 propos de fixer un mini-
mum de durée de services, comme précaution contre le caprice
des démissions. Vingt-cing ans de services me paraitraient le mi-
nimum convenable; mais j’avoue que je ne craindrais pas de faei-
liter des exceptions a la régle. Le certificat d’infirmilé, aprés dix
vu quinze ans de services, deviendrait, fiit-il de complaisance,
d'une innocuité parfaite. A qui ferait-il tort?
llest clair aussi qu’on ne verrait plus donner de l'avancement a
des fonctionnaires in extremis, cn vue d’augmenter le chiffre de la
retraite, puisqu’il ne serait plus question d'une moyenne des der-
niers traitements. Le mérite laborieux, l’ambition légitime se sen-
Uraieat plus d’air et d’espace.
Vai comparé les deux systémes. Je répéte que celui que je re-
commande n’est pas une utopie : c’est une réalité qui fonctionne de-
pws un quart de siécle avec un éclatant succés. La caisse de pré-
veyanee de la Compagnie d’ Assurances générales n’est pas ua réve.
Un personnel de trois cents employés est une base d’expérimenta-
lon trés-suffisante. Il est déja peu de semaines ou il n'y ait pas de
Comptes individuels 4 régler. Le réglement est toujours d’une sim-
plicité merveilleuse et d’une correction a l’abri de la moindre con-
lestation, chaque employé ayant entre les mains, reproduite sur
454 LE PROJET DE REFORME
son livret, la copie de son compte. Un employé meurt en activité de
service; le montant de son compte est aussitét remis 4 sa veuve ou
4 ses enfants. Un autre atteint ses vingt-cing ans de services! : il
opte librement, suivant ses convenances, pour une rente perpétuelle
sur l’Etat ou des obligations de chemins de fer; s’il est célibataire,
pour une rente viagére; s'il est marié sans enfants, pour une rente
viagére reversible. Point n’est besoin qu’il se retire effectivement ;
la Compagnie se gardera bien-de retraiter d’office un employé utile,
encore valide : il reste donc en activité de services aussi longtemps
que cela convient 4 la Compagnie et @ lui-méme, son compte conti-
nuant de s’accroitre sans aucun maximum. Un autre demande a se
retirer avant les vingt-cing ans, pour des raisons de santé, en pro-
duisant un certificat d’infirmité : il se retire en emportant son pé-
cule. C’est toujours la caisse de prévoyance, gérée séparément, qui
solde ce compte individuel. La Compagnie est absolument désinté-
ressée dans ces réglements; rien ne peut grever l’avenir de ses
finances, ni ajouter un centime au sacrifice annuel qu’elle s'est 1m-
posé, et qui, au moment ot il est versé en bloc 4 la caisse de pré-
voyance, comme un supplément au chapitre des traitements, est
passé chaque année au budget de ses dépenses. Encore une fois, je
ne réve pas; c’est une institution qui vit, que je touche, qui fonc-
tionne sous mes yeux, 4 la gestion de laquelle je concours. J’assiste
avec joie 4 son plein épanouissement, en constatant ses bienfaits.
J’ai la joie aussi de la voir imitée chaque jour par d’autres grands
établissements — et quand je m’efforce de la proposer a I’Etat
comme modéle, en faveur de 1’Etat lui-méme et de ses deux cent
mille fonctionnaires, je me rends lc temoignage que je fais acte de
bon citoyen.
Maintenant, que vient-on m’objecter? Je vais reprendre une &
unc les propositions de l’article accuceilli bien légérement par I’Eco-
nomiste francais.
« Il nous a paru que l’auteur du projet s’était fait illusion en
s’engageant a atténuer les charges imposées 4 I’Etat par le service
des pensions, tout en améliorant le sort des employés. Nous avons
montré qu'il résulterait, au contraire, des dispositions proposées,
une augmentation de dépense considérable pour le Trésor public,
pendant un grand nombre d’années. »
Je prie le lecteur de vouloir bien remarquer ces mots : « Pen-
dant un grand nombre d’années. » Je le prie de les rapprocher des
citations que j’ai faites, au début de cette discussion, de la bro-
‘ Comme la Compagnie avait déja trente ans d’existence lorsque sa caisse de
prévoyance a été fondée, le cas s'est présenté fréquemment.
DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 155
chure de 1872 : « Le moment est peu opportun pour demander d’a-
jouter aux charges del’ Etat. Le systéme complet que j'ai 4 propo-
ser en remplacement des pensions... entrainerait des sacrifices
dans la période transttoire. » De grace, ot a été Villusion, et que
signifie la prétendue rectification? J’avais fait plus: dans un
Mémoire, exclusivement financier, daté du 15 avril 1873, et
distribué aux chefs de l’administration des finances, j’avais essayé
de calculer et le chiffre et la durée des sacrifices de la période transi-
loire. J'avais établi que ces sacrifices, faibles les premiéres an-
nées, s'accroitraient successivement pendant trente ans, et j’avais
dit dans quelle progression rapide. Que pense-t-on donc m'appren-
dre, et qu’a découvert mon contradicteur?
Eh! sans doufe, puisque I’Etat est rivé aux engagements de la fa-
tale loi de 4853, puisqu’il ne peut se soustraire ni au service des
45 millions environ de pensions déja inscrites au Grand-Livre. ni a
linscription successive des pensions qui viendront a échoir, pen-
dant trente ans ct davantage, aux fonctionnaires actuellement en,
activité, — puisque, d'un autre cété, je demande a !’Elat, pour les
fonctionnaires qu'il recrutera désormais : 1° de ne plus absorber
les retenues, mais de les verser & la Caisse des consignations, en
chargeant le budget des dépenses de la totalité des traitements;
2 d’ajouter au versement des retenues le versement d’une pa-
rcille somme annuelle, comme subvention de l'Etat 4 la Caisse de
prévoyance, — il est bien clair que les budgets annuels de dépenses
seront chargés, en plus, et des retenues et des subventions, soit de
deux fois les retenucs, si la subvention, comme je |’ai proposé, est
égale a la retenue. Il en sera ainsi pendant toute la période transi-
loire, c’est-a-dire jusqu’a la période de décroissance des pensions
viagéres, lesquelles s’éteindront finalement 4 la mort du dernier
pensionnaire. II n’est pas besoin d’étre un grand financier ni un
grand mathématicien pour comprendre cela, et je l’avais expressé-
ment reconnu. C’est la conséquence de la mauvaise loi de 1855, et
dela faute énorme qu’on a commise, depuis 1853, en n’entreposant
pas les retenues. Lorsque !’on s’endette en dissipant le montant de
lemprunt, il est certain qu’on s’obére. Je ne sais plus d’autre
moven de ne pas payer la dette 4 l’échéance que de faire faillite.
Ceci regarde donc la liquidation de la loi de 1853.
Mais quand il s’agit d’une institution nouvelle 4 fonder, ct de sa
valeur intrinséque, ai-je été téméraire, me suis-je fait illusion en
«mengageant a atténucr Ies charges imposées a !’Etat par le ser-
vice des pensions, tout en améliorant le sort des employés? » Exa-
minons ; c’est encore de l’arithmétique élémentaire. Je demande 4
"Etat de supprimer de sa recette, ou de porter en dépense la tota-
456 LE PROJET DE REFORME
lité des retenucs sur les traitements. Je lui demande de se charger
en dépense d’une autre somme égale, comme subvention a la caisse
de prévoyance des fonctionnaires. Je vais supposer qu'il n'y ait au-
cune pension quelconque inscrite au Grand-Livre, et que la loi de
1853 ait ordonné de procéder comme je viens de le dire. Chaque
budget annuel sera charge en dépense :
4° Des 15 millions de retenues versés 4 la Caisse des consigna-
PONS Chis ses Gb in 1e one de eR. ea es Fr. 415,000,000
2° De la subvention de pareille somme de 15 mil-
lions versés a la méme Caisse, ci. . .. 2... 2 15,000,000
Total, 30 millions, ci. ...Fr. 30,000,000
C'est un gros chiffre, mais un chiffre connw et limité, sauf le
trés-lent accroissement qui peut résulter de l’augmentation des
traitements, en vertu d’une loi économique a laquelle n’échappe-
rait aucune institution.
‘ La moitié seulement de ce chiffre, ou la subvention de 15 mil-
lions, est le sacrifice de l'Etat. Je ne me résoudrai jamais & don-
ner le nom de sacrifice & l’opération de la restitution des rete-
nues, lesquelles, selon moi, apparticnnent en propre 4 la masse des
fonctionnaires et n’auraicnt jamais dd figurer au budget des re-
cettes. Je limite donc 4 15 millions par an le sacrifice de I’Etat, en
vue de pourvoir 4 |’avenir des fonctionnaires et de leurs familles.
Or, les développements des engagements de la loi de 1853 font
déja monter le chiffre des pensions de retraite 4 Fr. 45,000,000'
L’Etat s’appropriant en recette les retenues, ou.. 15,000,000
la charge du budget est de... ........ Fr. 30,000,000
c est-a-dire, par une coincidence singuliére, qu'elle atteint exacte-
ment ce qu'elle serait dans le systéme proposé, par le double ver-
sement, a la Caisse des consignations, des retenues et de la subven-
tion. Il n’y aurait donc, pour le Trésor, ni bénéfice, ni perte, st le
chiffre des pensions de retraite était stationnaire et avait atteint
son maximum a 45 millions.
Mais c’est ici qu’éclate dans les faits le vice financier de la loi de
1853. Le chiffre des pensions de retraite a servir va toujours en
croissant, 4 raison de plusieurs millions par année. Le conseiller
d’Etat Papporteur, M. Le Trésor de la Rocque, s’est livré & de patien-
tes investigations pour déterminer la loi de la progression et assi-
gner, s'il est possible, un maximum. Il trouve que la progression
‘ On n’en est pas encore tout 4 fait 4 45 millions, mais cela ne tardera
guére.
DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 157
ne s'arrétera pas avant que le total des pensions de retraite 4 servir
ait altemt 63 millions, chiffre qui, si l’on peut espérer qu’il ne
s‘accroitra plus notablement, n’est susceptible d’aucune décrois-
sance, tant que l’institution des pensions, conforme a la loi de 1853,
subsistera.
Le budget s’achemine done 4 grands pas vers une charge nor-
male de 63 millions par an, réduite a 48 millions par l’absorption
des retenues, et dépassant de 18 millions celle qui résulterait du
systéme proposé'. On voit si je m’étais fait illusion.
Mais, diront quelques lecteurs, comment est-i! possible que les
charges de I'Etat soient moindres, dans un systéme qui assure de
plus grands avantages aux fonctionnaires? Ceci n’est une question
et un sujet d’étonnement que pour qui ne réfléchit pas a la puis-
sance des intéréts composés. C’est l’accumulation des intéréts dans
la Caisse de prévoyance, sur les retenues et sur les subventions,
qui en augmente les ressources pour |’époque éloignée de la mise &
la retraite. L’Etat, en absorbant chaque année les retenues, les rend
impreductives d’intéréts pendant trente ans et davantage. En les
versant 4 la Caisse des consignations, il les rendrait productives
d'intéréts. 1} en serait de méme des subventions annuelles. Tout le
secret est 14, et c’est bien simple. Or, je ne me lasserai pas de le ré-
peter, il est correct que chaque budget annuel paie, débourse ef-
fectivement la totalité de la rémunération des fonctionnaires, ou
l'intégralité de leurs traitements, plus le montant du sacrifice que
Etat s'imposera en yue de leurs retraites. Cela est aussi correct que
pour la Compagnie d’Assurances générales ou pour toute maison de
commerce, et une comptabilité n’est correcte qu’a cette condition.
Le qui est réservé au profit des employés doit ¢tre déposé dans une
caisse 4 part, et y produire des intéréts.
Je continue, et je lis:
« Nous avons exprimé le regret de voir qu’on vouldt supprimer
le maximum et le minimum, au moyen desquels, dans le régime
actuel, les grosses pensions se trouvent faire la charité aux petites.
Par suile de cette suppression, les hauts fonctionnaires de nos ad-
ministrations auraient trouvé dans la législation nouvelle d’énor-
mes avantages, mais il en aurait été tout autrement pour les petits
employés, qui sont de beaucoup les plus intéressants et les plus
nombreux. Sait-on, par exemple, que sur tout prés de 83,000 agents,
Vadministration des finances n’en compte guére que 11,000 dont
les emoluments dépassent 3,000 francs, et que le traitement moyen,
‘Encore, dans le projet formulé par M. Le Trésor de la Rocque, la subvention
anauelie demandée a !’Ktat n’atteint pas 15 millions et n’est que d’environ
12 millions.
458 LE PROJET DE REFORME
dans cette administration, qui est encore une des mieux rétribuécs,
n’atteint pas 1,700 francs? Cela dit assez combien serait impopu-
laire une réforme 4 laquelle on pourrait reprocher d’enrichir le
riche aux dépens du pauvre. » .
J'ai tenu a reproduire in extenso la citation textuelle : on ne
m’accusera pas de I'avoir tronquée. Elle porte avec elle sa marque
d’origine; clle est visiblement inspiréc, comme je le disais plus
haut, par les bureaux de l’administration des finances. Ce n'est que
la qu’on sait si bien le nombre des agents de ce muinistére et la sta-
tistique de leurs traitements. Et maintenant je la discute.
J’écarte tout d’abord, comme n’ayant aucune valeur quelconque,
le calcul de la moyenne des traitements. Qu’importe que la moyenne
des traitements soit de plus ou moins de 1,700 francs? Cela n’a au-
cune signification et ne conduit 4 aucune conclusion. Je souhaite-
rais que les moindres traitements des simples douaniers pussent
étre de 1,700 francs. S’il y en avait dix mille ainsi rétribués, sous
Vautorité d’un ministre qui recevrait 60,000 francs de traitement,
la moyenne serait de 1,705 fr. 82.c. S’il n’y en avait que mille, la
moyenne serait de 1,758 fr. 24 c. Qu’est-ce que cela signifierait ?
Rien. Je ne sais pas de plus vain emploi de son temps, amenant a de
plus pauvres sophismes, que ces calculs de prétenducs moyennes.
lls me rappellent le raisonnement en vertu duqucl on démontre que
les forces réunies d’un enfant de deux ans et d’un vieillard de
soixante-dix-huit ans équivalent 4 celles de deux hommes de l’age
moyen de quarante ans.
Laissons cela pour choses plus sérieuses. Je note avec plaisir P'aveu
précieux que « les hauts fonctionnaires de nos administrations
auraicnt trouvé dans la législation nouvelle d’énormes avantages. »
C’est 4 mes yeux, je l’avoue, l'éloge du projet, pourvu que ces avan-
tages ne soient pas achetés aux dépens des petits employés ni aux
dépens de la justice. Oui, rien n’est plus juste, en cette matiére,
que la proportionnalité constante, rien n’est plus injuste que la
limite d’un maximum, alors surtout qu’on exerce des retenues
dont la progression, elle, ne s’arréte pas. Si les traitements des
hauts employés sont trop élevés, qu’on les réduise, en réalisant des
économies immédiates ou en augmentant les petits traitements.
Cela n’a rien 4 voir 4 la question de la retraite. Aujourd’hui, quand
un fonctionnaire atteint le maximum de la pension qu’il peut espé-
rer, tous les services ultérieurs qu’il rend 4 I’Etat ne lui comptent
plus. La stricte justice voudrait au moins qu'il cessdt de subir des
retenues sur son traitement d activité. Il n’en est rien, et, ce que
l'on ne remarque pas, la valeur de la rente viagére ou de la pension
qu'il obtiendrait en se retirant décroit 4 mesure qu'il avance en age.
DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 159
Double iniquité, peu propre a retenir en activité des hommes émi-
nents et utiles. S’il donne sa vie entiére 4 |’Etat et meurt 4 son
poste, s'il ne laisse pas derriére lui une veuve, ses enfants ne re-
cucilleront pas un centime de quarante ans de retenues accumu-
lees. Ce ne sont pas seulement les grosses pensions qui font la cha-
rité aux petites, ce sont aussi les grosses retenues.
Les fonctionnaires publics sont-ils donc une espéce d’hommes dif-
férente de toutes les autres? Ou est, dans l'industrie privée, le maxi-
mum des épargnes du trayail intelligent? A-t-on jamais, sinon dans
les reves dus communisme, imaginé une loi qui limitat l’aisance
,ersonnelle de l’artiste, de l’industriel, de l’avocat, du négociant
habile, en lui ordonnant de faire avec ses économies, bien plus,
avec des retenues imposées sur les fruits de ses labeurs, la charité
aux petits? C’est un précepte évangéliquc, ce ne peut pas étre une
loi administrative.
Je repousse donc, en principe, l'idée d'un maximum. Je ne me
plains pas que l’une des conséquences naturelles du projet de ré-
forme soit de supprimer ces anomalies choquantes. Toutefois, si,
contrarement 4 ma conviction, le législateur futur voulait s’atta-
cher a Vidée d’une limitation, ce n’est pas le projet de réforme qui
serait un obstacle. Rien de plus facile que de faire cesser la sub-
vention annuelle au dela d’un certain traitement, ou au dela d’un
cerlain maximum d’accumulation du compte personnel a la Caisse
de prévoyance. A la condition qu’on fit cesser en méme temps la
retenue, ce ne serait du moins pas une spoliation, et le capital
de 'épargne, parvenu 4 son maximum, s’accroitrait encore des
inteéréts.
Mais est-il vrai que le projet de réforme mérite le reproche d’en-
richir le riche aux dépens du pauvre? Voila une accusation bicn
grave. {l conviendrait de la justifier autrement que par une phrase
de déclamation banale. Est-il vrai que les petits employés, qui sont
de beaucoup les plus intéressants et les plus nombreuz, doivent étre
lésés par le projet de réforme? Si le contraire était vrai, que reste-
rait-il de observation ?
Eh bien, le contraire est vrai. M. Le Trésor de la Rocque, con-
seiller d'Etat rapporteur, a pris la peine de dresser un tableau in-
diquant la situation comparative des fonctionnaires sous les deux
regimes, et il l’a distribué en méme temps que son projet de loi. Ce
nest pas la non plus une utopie ni un calcul hypothétique, c’est un
calcul rigoureux, embrassant les carriéres de 174 fonctionnaires
désignés, en chair et en os, de tous grades et de toutes fonctions, en
Situation de faire régler leurs retraites; depuis les ambassadcurs
Jusqu'aux facteurs ruraux et aux préposés des douanes. Ce tableau
160 LE PROJET DE REFOREE
est extrémcment instructif. Une colonne montre la pension acquise
en vertu de la loi de 1853, une autre le capital ou le patrimoime
auquel edt donné droit la lot projetée, une autre la rente via-
gere ou la pension que le titulaire pourrait se constituer librement
en raison de son 4ge, une autre, enfin, la dernitre, la rente perpé-
tuelle sur l’Etat qu’il pourrait acheter, ce qui est encore le patri-
moine. Je me demande de qucls yeux mon contradicteur a lu ce
tableau. Je suis obligé de croire que par distraction, par la plus
étrange préoccupation, 11 n’a lu et mis en regard que les chiffres
de la premiére et de la derniére colonne. Comparant ainsi la pen-
sion de la loi de 4853, qui est une rente viagére, 4 la rente perpé-
tuelle sur I’Etat, qui cst un patrimoine, il n’a pas eu de peine & dé-
couvrir que celle-ci serait souvent d'une quotité moindre pour les
petits employés. ll ne lui en a pas fallu davantage pour conclure
que les petits employés avaient intérét au maintien du régime
actuel.
On conviendra que c’cst un mode d’examen un peu léger. Ii suffi-
sait, pour arriver 4 la conclusion inverse, de comparer les chiffres
de Ja premiére colonne 4 ceux de la troisiéme, toutes deux indi-
quant le montant de la pension ou de la rente viagére. On aurait
remarqué alors que, sur 174 fonctionnaires, il n’y en a que 24 qui
auraient eu, sous le régime de la loi projetée, une pension viagére
moindre, la plupart avec une trés-faible diminution. Tous les au-
tres, 150 sur 174, auraient joui d’une augmentation, trés-considé-
rable pour un grand nombre.
It est curieux de rechercher la cause des 24 exceptions. Les titu-
laires sont, relativement, trés-jeunes. Leurs ages ne dépassent
guére 50 455 ans. A ces Ages, le taux de la rente viagére est ct
doit étre peu élevé. En outre, plusieurs n’ont joui que pendant peu
d’années d’un fort traitement. Ils se trouvent profiter de la disposi-
tion trés-critiquable de la loi de 1853, qui détermine le montant de la
pension en raison de la moyenne des six derniéres années de trai-
tement, non en raison de l’ensemble des services rendus et des re-
tenues subies.
Il convient de rappeler que si ces titulaires étaient morts en acti-
vité de services, ils auraient transmis, sous le régime du projet,
leurs pécules 4 leurs familles : compensation trés-notable, que n’a
pas pu mentionner le tableau de M. Le Trésor de la Rocque.
Telles qu’elles sont, les 24 exceptions atteignent-elles ces petits
employés sur lesquels s’apitoie mon contradicteur? Nullement. Je
vois d’abord un consul, n’ayant que 50 ans d’age et 12 années de
consulat. Il est parfaitement vrai que celui-ci aurait moins que la
pension de 5,000 francs dont il va grever le budget. Je vois ensuite
DES PENSIONS DES FONCTIONNAJRES CIVILS. 164
ui procureur général, ayant 55 ans d’dge ect 25 ans de services. Il
va charger le budget du maximum de 6,000 francs de pension.
Juste a coté de lui, figure un premicr président qui a 66 ans d’dge
et 40 ans de services. Que lui offre la loi de 1853? Exactement la
méme pension maximum de 6,000 francs. Le projet de réforme
donne beaucoup moins au premier, beaucoup plus au second, et je
suis bien obligé de dire que c'est Justice. — Mais voici que je ren-
contre, sous le numéro 70, un instituteur primaire, qui perdrait
quelque chose au changement de régime, jusqu’a 6 francs de pen-
sion, s'il optait pour la rente viagére. J’examine ses services et son
dge, il n’a que 25 ans de services ct il est agé de 55 ans. Est-ce en
son nom qu’on réclame, pour cette différence de 6 francs? Qu’on y
prenne garde. Immédiatement aprés, sous le numéro 74, figure un
autre instituteur. Celui-ci a 74 ans d’dge ct 46 ans de services. La
loi de 4853 ne lui attribue qu’une pension de 675 francs. Le ré-
gime nouveau lui donnerait le choix entre une rente viagére de
1,838 francs et une rente perpétuelle de 728 francs.
M. Le Tresor de la Rocque a multiplié les exemples des petits em-
ployés, instituteurs, brigadiers, sous-brigadiers et simples préposés
des douanes, garcons de bureau, facteurs de ville et facteurs ru-
raux, gardes-forestiers, etc. Tous, tous gagneraient notablement au
nouveau régime, et y gagneraient d'autant plus que leurs services
seraient plus anciens ; tous — 4 l’exception du seul instituteur cité
ci-dessus, qui perdrait 6 francs de pension viagére, — ct vraiment
je tombe confondu de la maniére dont mon contradicteur, si tendre
pour les petits employés, a lu les tableaux.
Je crois savoir que, pour meilleure réfutation, M. Le Trésor de la
Rocque se propose de les faire réimprimer avec un changement dans
la disposition typographiquce. [1 placera prés l’une de l’autre les
deux colonnes indiquant le chiffre de la pension viagére. Il espére,
et je veux espérer avec lui, que cela suffira pour qu'il soit compris.
Hélas! je n’oserais pas le garantir, tant parait étre de parti pris la
sourde opposition qui s’est produite dans certaines régions de la
bureaucratie.
Voici, en effet, la seule chose 4 peu prés vraie du court article
qui m’a entrainé dans ces longs développements. « Les chefs de
service des différents ministéres auxquels on a demandé leur avis,
sur le mérite du nouvcau systéme proposé, ont été 4 peu prés una-
himes a le repousser. » Cela est invraisemblable, cela est in-
crovable, et cela est vrai, du moins quant a l’administration des
finances, car dans d’autres ministéres le projet a été beaucoup
mieux recu. J’ai eu moi-méme de nombreuses conférences avec des
fonctionnaires de l’administration des finances. J’ai cu la satisfac-
10 Jonusr 4875. it
462 LE PROJET DE REFORME
tion de recueillir quelques adhésions chaleureuses, de la part d’es-
prits élevés qui avaient étudié, qui avaient compris. Je dois con-
fesser qu’elles ont été exceptionnelles, et qu’en général j'ai rencon- -
tré les résistances décourageantes de Il’inertic.
Pourquoi? J’ai cherché, sans y bien réussir, 4 m’en rendre compte.
Serait-ce que le projet de réforme ne peut profiter qu’aux fonction-
naires de l’avenir, le sort. des fonctionnaires actuels étant fixé par
la loi de 1853? L’article premier du projet formulé par M. Le Trésor
de la Rocque porte en effet: « Il est fondé en faveur des fonction-
naires civils directement rétribués par l’Etat, et nommés 4 partir
du 1° janvier 1876, une caisse nationale de prévoyance. » Les fonc-
tionnaires actuels seraient-ils jaloux de leurs successeurs? Ce se-
rait triste. Serait-ce simplement que se sentant désintéressés dans
le projet de réforme, ils en sont importunés et n’éprouvent aucune
tentation de l’approfondir, aucun zéle 4 s’en occuper'? Ou ne sc _
rait-ce pas plutét qu’ils redoutent vaguement la ligne de démar-
cation entre deux classes de fonctionnaires séparées par une dale,
placées sous des régimes différents, objet d’incessantes comparal-
sons, les uns demeurant jusqu’a la fin de leur carriére sous un
régime reconnu défectueux et suranné, les autres en possession
d’aspirations nouvelles et de la perspective du patrimoine, les pre-
miers longtemps chargés seuls de tenir la comptabilité du patr-
moine des seconds et d’appliquer 4 autrui la loi qu'il leur serait
interdit de s’appliquer & eux-mémes? Si j’y réfléchis bien, ce doit
étre la raison la plus profonde d'une hostilité, souvent méme in-
consciente. J’ajoute la puissance propre de la routine et de la pa-
resse d’esprit, j’ajoute le préjugé invétéré de la pension de retraite,
j'ajoute, si l’on veut, la circonstance que l’initiative du projet de
4 Je me souviens d'une conversation que j’eus, il y a deux ans, avec ui
fonctionnaire d'un rang élevé, 4 qui j'avais demandé une audience pour !'en-
tretenir du projet. Je savais que l'autorité légitime dont il jouissait rendrait son
adhésion trés-précieuse. Il me retint une heure, sans témoigner aucune impa-
tience, m’écoutant avec un grand intérét apparent, faisant les observations les
plus intelligentes, qui prouvaient combien il comprenait. Je pus croire, dans ma
candeur, que Javais enfin trouvé, en ces hautes régions administratives, uv
adepte convaincu, peut-dtre un apdtre. Hélas! il termina en ces termes I'entre-
tien : « Je vois votre affaire ; si votre systéme fonctionnait depuis trente ans a
mon profit, jaurais a mon compte de retraite un patrimoine d’au moins
200,000 francs. Au lieu de cela, j’aurai 6,000 francs de rente viagére, si je me
meurs pas avant de me retirer. Mon maximnm de 6,000 francs est atteint, Je
subis des retenues, sans aucune chance de l'augmenter désormais. Qu’'y faire!
C’est la loi. Votre systéme n'aurait pas d’effet rétroactif, et ne peut donc m étre
bon a rien. »
On pense que je compris 4 mon tour: Je mis mon chapeau, et je cours
encore.
DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 165
réforme nest pas venue de |’Administration, laquelle n’aime pas
que ni des étrangers ni |’Assemblée nationale viennent troubler sa
quiétude. De tous ces éléments compliqués et combinés je compose
le milieu ambiant d’hostilité qui se manifeste dans les régions ad-
ministratives.
Pour dompter de pareils mauvais vouloirs, que faudrait-il? Une
seule chose, mais indispensable, l’énergique vouloir contraire d’un
ministre des finances résolu 4 s’affranchir de la tyrannie de ses
bureaux, et prononcant le szc volo sic jubeo. Il est clair que pour
qu'un ministre prenne une telle attitude, la premiére condition
est qu'il soit pénétré du mérite de la réforme et désireux d’y atta-
cher son nom. Je suis d’avis qu'une conviction vive et un vouloir
energique triompheraient méme de l’objection financiére du mo-
ment.
La réforme du régime des pensions fondé par la loi de 4853 est-
elle un des graves intéréts de I’Ktat? C’est la question.
Ma conviction personnelle est que c’est un des grands intéréts de
Etat, un intérét supérieur 4 celui de beaucoup de dépenses utiles
inscrites au budget, qu’1l serait plus a propos d’ajourner, ou de
réduire, pour hater, pour précipiter la réforme des pensions. En-
core une fois, c'est la question.
Je ne veux pas ici faire de la politique, et je ne méconnais pas
les nécessités de la politique. On a vu, dans la réorganisation de
notre armée, dans la loi des cadres, dans les nouvelles fortifica-
tions de Paris, un grand intérét de |’Etat : on y a pourvu, malgré
lénormité de la dépense. On a cru voir, dans l‘institution d’un
Sénat, un grand intérét de I’Etat, et, dans l’allocation d'un traite-
ment aux sénateurs, une nécessité de la politique. On propose d’y
pourvoir. La subvention 4 la Caisse de prévoyance des fonction-
naires publics coutcrait beaucoup moins, pendant les premiéres
années, que le traitement des sénateurs. La situation des fonction-
naires est-elle d’un moindre intérét pour !’Etat que le traitement
des sénateurs? J’admets toutes les controverses, mais on m’accor-
dera qu’il est d’autres dépenses, de ponts, de canaux, de ports, de
chemins de fer d'intérét local; qui pourraient attendre quelques
années, en cédant le pas 4 la réforme des pensions. Si }’on ne veut
pas que les travaux publics attendent, si l'on ne trouve nulle part
la compensation du trés-petit nombre de millions que couterait la
réforme, dans les premiéres années de la période transitoire, eh
bien, je dirai encore qu’a mes yeux cette réforme est d’un assez
puissant intérét public pour mériter |’effort d’un emprunt spécial,
en sorte que je suis médiocrement touché de I’objection budgétaire.
fen serais trés-touché, s’il s’agissait d’augmenter d’une maniére
qu4 LE PROJET DE REFORME
permanente les charges de l’i:tat. Je ne le suis plus s’il s’agit, au
contraire, de les alléger dans l’avenir, en fermant le gouffre de la
dette viagére.
Il faut donc en revenir 4 examiner ce que vaut, en elle-méme,
l'institution qu’on propose de substituer 4 la législation des pen-
sions.
ll existe, parmi les legs de l’Empire, une législation dont les vices
frappaicnt, dés 4855, assez d’esprits prévoyants, pour qu’a celte
époque autoritaire et presque dictatoriale, ot le Corps législatif
n’était guére qu'un bureau d’cnregistrement des projets qui lui
étaient soumis et qu’il discutait & huis-clos, une imposante mino-
rité de 75 voix l’ait repoussée comme dangereuse, en protestant par
son vote, aprés unc discussion qui avait duré toute une semaine.
‘(Moniteur du 42 au 18 mai 1853.)
_ Sous ce régime, tous les fonctionnaires civils subissent sur leurs
traitements des retenues, se montant 4 un tolal de 45 millions,
que |’Etat s’empresse d’absorber et de dépenser, comme si c’était
un impét du revenu payé par les fonctionnaires.
En échange, !’Etat leur a promis, dans certaines conditions d’age
ct de durée de services, des pensions de retraite, arbitrairement
fixécs, sans aucune corrélation avec les retenues subies, et dont il
n'a pas plus songé 4 calculer la valeur qu'il n’a songé 4 préparer
des ressources pour l’acquit de ses engagements.
Financiérement, la combinaison est détestable. Elle aboutit, aprés
vingt-deux ans de fonctionnement, 4 l’inscription au Grand-Livre
d’une charge budgétaire de prés de 45 millions, charge croissante,
qui atteindra jusqu'a 63 millions, pour demeurer stationnaire aux
environs de ce chiffre, — si l'on ne rapporte pas la loi de 1853.
Au point de vue de l'économie sociale, cette institution a l’im-
mense inconvénient de n’ouvrir devant tous les fonctionnaires que
des perspectives de rentes viagéres. Elle produit les résullats les
plus choquants, qui ont méme une apparence barbare et spolia-
trice, en laissant dans la détresse, sans droit & aucun secours
quelconque ni 4 aucune attribution des retenues subies, la veuve
et les enfants du fonctionnaire qui meurt en activité de services.
Voici qu’on propose de substituer a cette législation une autre
institution qui, elle aussi, est éprouvée par un quart de siécle d’ex-
perience. A l’idée de la rente viagére, elle oppose Vidée de- l’é-
pargne et du patrimoine. Financiérement, elle est d’une correction
absolue, 4 l’abri de toute critique. Elle proportionne toujours
exactement les fruits du travail aux services rendus. Elle déter-
mine chaque année le sacrifice de |’Etat, himité 4 une quotité pro-
portionnelle des traitements ; seulement elle demande & I’Etat de
DES PENSIONS DES FONZTIONNAIRES CIVILS. 165
verser cffeclivement cette subvention, en méme temps que les re-
ienues, & une Caisse de dépdt, ot Jes fonds vers¢s produiront des
intéréts, ct telle est la puissance des intéréts accumulés qu’il est
démontré que, lorsque l’institution scrait, dans vingt-cing ans en-
viron, arrivée 4 sa pleine période d’épanouissement, elle serait
beaucoup plus bienfaisante pour Ics fonctionnaires, tout en étant
beaucoup moins onéreuse 4 ]’Etat qué la législation des pensions.
Si tout cela est vrai, je répéte que c’est 1a un des plus grands in-
teréts de l’Etat, non pas sculement parce qu’il est d’un haut inté-
rét pour I'Etat d’améliorer la condition des hommes qui usent leur
vie a son service et de leurs familles, mais aussi parce qu'il est
d'un haut intérét pour |’Etat de rendre plus attrayantes, grace aux
perspectives du patrimoine, les” fonctions publiques, d’y attirer
et d’y retenir les sujets d’élite, 4 bon droit découragés de la seule
perspective d’une rente viagére, 4 soixante ans, et aprés trente ans
de services.
attends impatiemment la publication du Rapport dont M. Le
Trésor de la Rocque, conseiller d’Etat, ancien inspecteur des fi-
hanees, admirablement qualifié pour traiter avec autorilé ces ques-
“ions, a préparé les éléments au prix des plus laborieuses recher-
ches, ct j'ai la confiance que tout cela sera mis par lui en lumicre
de maniére 4 défier la contradiction.
Atrrep pe Courcy.
UN EXILE FRANCAIS
A LA COUR DE CHARLES Il
q
Mémoires du chevalier de Gramont, édition de Gustave Brunet, Charpentier, 1864.
— Histoire et Généalogie de la maison de Gramont, Paris, 1874. — Mémoirs of
the court of Charles II with numerous additions and illustrations, as edited by
Walter-Scott. H. Bohn, Yorckstreet, Covent Garden, 1855.
L’exilé dont il va étre question, c’est le chevalier de Gramont;
mais, disons-le bien vite, ce n’est ni un roman ni un conte
qu’on va lire. C’est une étude d’histoire et de biographie, sans
doute un peu arrangée dans quelques menus détails, mais qui,
dans son ensemble, est exacte ct souvent tout a fait vraie. ll serait
4 souhaiter que maint récit de Xénophon ou de Plutarque ne fut pas
d’une authenticité plus suspecte. Seulement, cette portion de vérité
historique que nous allons mettre en lumieére, il a fallu la dégager
d’un livre auquel, nous autres Francais, ne demandons ordinaire-
ment que de l’agrément, et ces contes gais qu’Hamilton avait l’art
de conter en termes fiets et si rapides que c’cst 4 peine si l'on a le
temps de s ‘apercevoir que le fond de ces récits n’est pas toujours
aussi moral que la forme en est entrainante.
On a deviné qu'il s'agit des Mémoires du chevalier de Gramont. Les
critiques francais, et je n’en excepte pas Sainte-Beuve, ont surtout
mis en relicf le charme exquis de cette diction si gaie et si élégam-
ment parée de sa nudité; les purs de la critique démocratique ont
versé force phrases et force larmces plus intéressées, qu’intéressantes
sur la corruption des cours qu’ils étaient ravis de trouver peinteau
vif dans cette ceuvre incontestablement aristocratique. II n'y a que
les Anglais, chose assez piquante, qui se soient avisés, tout d’abord,
UN BXILE FRANCAIS A LA COUR DE CHARLES UL. 167
de revendiquer pour l'histoire ce livre relégué chez nous parmi les
romans ; ils ont eu |’idée d’y chercher de la vérilé historique ; ils
ont trouvée ; dés lors, il y a donc une vérité morale plus ou moins
latente dans ce livre si léger au premier coup d'ceil. C’est ce que
nous verrons bien. En tout cas, nos voisins ont multiplié les édi-
tions de ces Mémoires. Ils y ont ajouté toute espéce d’illustra-
tions. La premiére édition était procurée par Horace Walpole, l’ami
de madame Du Deffand ; elle fut revue et corrigéc par lui, imprimée
sous ses yeux, dans l’imprimerie de son chateau de Strawberry-
Hill. En 4792. une nouvelle édition paraissait enrichie de soixante-
et-dix-huit portraits, dont quelques-uns étaient dessinés d’aprés
les peintures d’artistes célébres au dix-septiéme siécle, en Angle-
lerre; il faut reconnaftre que les personnages francais y sont,
en général, assez peu réussis; ou qu’ils y brillent par leur absence.
Walter-Scott, en 1844, traduisait, assurent les bibliographes, dans
im anglais un peu écossais, un livre qui intéressait si fort son pays.
Enfin, de nombreuses notes historiques empruntées, soit au Jour-
nal de Samuel Pepys, ce cockney, qui nous a dit tant de choses sur
Charles I et sa cour, soita d’autres Mémoires de la méme époque,
prouvérent, dés l’édition de 1781, que le public d’outre-Manche,
qui pourtant, méme en histoire, n’aime pas 4 étre dupe, prenait
plus au sérieux que nous le sémillant chevalier ct son historio-
graphe.
En France, en effet, on ne voyait en lui qu’un garcon plein d’es-
prit, qui s'amusait un peu 4 nos dépens et méme aux siens. Il est
évident qu'on n'avait pas lu entre les lignes, ainsi qu’il convient de
faire chaque fois qu’on est en présence d’un de ces fins causeurs,
qui comptent sur l’esprit qu’ils prétent 4 ceux qui les écoutent. Et
puis, il faut bien le dire, ce qui nuisait surtout au crédit du héros
d’'Hamilton, c’étaient trois ou quatre énormités qu’on mettait sur
son comple et qui sont fausses, nous le montrerons tout 4 l’heure;
c était surtout, c’était aussi la diffamante page que lui consacre
Saint-Simon, lorsqu’en 1707, il rencontre le nom du comte de
Gramont, dans la fournée des morts de cette année; alors, il s’en
donne 4 ceur joie contre l’ennemi devant lequel il avait tremblé
plus d’une fois; il le déchire a belles dents ; il ne lui laisse que son
esprit et cela de mauvaise grace ; jamais il n’a calomnié avec plus
de délices, avec plus d’entrain, avec plus d’abondance ce calom-
niateur éloquent et convaincu qui, 4 lui seul. a plus diffamé l’an-
cen régime que tous les anciens pamphlétaires 4 gages, que la
Révolution a soudoyés A l’étranger et a V’intéricur. Qui pourrait
oublier cette page haineuse? La voici pour les lecteurs qui ne l’au-
raient pas lue.
168 UN EXILE FRANCAIS
« C’était un homme de beaucoup d’esprit, mais de ces esprits de
plaisanterie, de répartics, de prouesse et de justesse 4 trouver le
mauvais, le ridicule, le faible de chacun, de le peindre en deux
coups de langue irréparables et ineffagables (nous verrons, plus
bas, que Saint-Simon avait des raisons personnelles pour caracté-
riser si justement l’ennemi dont il ne redoutait plus les coups de
Janguc, mais continuons) ; d'une hardiessc a le faire en public, en
présence et plutdt devant le roi qu’ailleurs, sans que mérites, gran-
deurs, faveurs et places en pussent garantir hommes et femmes
quelconqucs. A ce métier, il amusait et instruisait le roi de mille
choses cruelles, avec lequel il s’¢tait acquis la liberté de tout dire
jusque de ses ministres. C’¢tait un chien enragé a qui rien n’échap-
pait. Sa poltronnerie connuc le mettait au-dessus de toute suite de
ses morsures; avec cela, escroc avec impudence et fripon au jeu, a
visage découvert.
« Avec tous ces vices, sans mélange d’aucune espéce de vertus, il
avait debellé la cour et la tenait en respect et cn crainte. Aussi se
sentit-clle délivrée d’un fléau que le roi favorisa ct distingua toute
Sa vie. »
Le dernier éditeur francais des Mémoires du chevalier de Gra-
mont, remarque trés-justement, 4 ce propos, dans les notes excel-
lentes dont il a enrichi son édition qui, jusqu’a nouvel ordre, est de
beaucoup la meilleure que nous ayons, ct la seule qui soit vraiment a
l’usage des lecteurs intelligents ; M. Gustave Brunet, dis-je, en citant
ce portrait, remarque qu’il est plein de touches violentes et contradic-
toires. C’est ce que nous aurons l’occasion de montrer avec quelque
détail, 4 mesure que se déroulcra, devant nous, |’épisode sinon his-
torique et tout 4 fait autheniique que nous allons mettre en lumiére
en le dégageant de l’agréable fouillis sous Iequel il disparait dans
lceuvre d’Hamilton. Mais avant de commencer notre déblaiement,
disons, en deux mots, notre intention en écrivant ce qu’on va lire.
D’abord, comme on 1|’a entrevu, nous voulons restituer 4 lhis-
toire, sans l’dter a la littérature agréable, ce charmant imbroglio :
ensuite nous serions heureux d’éclaircir, chemin faisant, deux
petites questions qu’on a souvent posécs, mais jamais compléte-
ment résolues jusqu’ici.
Les voici. D’abord, y a-t-il un plan dans les Mémoires du cheva-
lier de Gramont ; et si plan il y a, quelle a été la pensée de celui
qui I’a tracé, et s’y est conformé ?
En second lieu, quelle est la morale qui se cache dans cette
ceuvre généralement un peu décriée? En cffect, on la lit surtout
quand on est jeune; et cela lui fait tort. Plus tard, on se sou-
vient qu’on a lu ce livre avec une curiosilé qui n’était pas tout a
A LA COUR DE CHARLES II. 1.9
fait innocente ; et quand vient |’age de s’amender, on inscrit cette
lecture parmi ses péchés de jeunesse, on la met au nombre de ces
fruits défendus qu'on acroqués avec tant de plaisir quand on avait
toutes ses dents, excepté celle de sagesse. Alors on s’avise, non sans
quelque raison, qu’Hamilton est un peu bien vif, et surtout fort fri-
vole, ce que ne pardonne pas une société sérieuse comme celle au
milieu de laquelle nous vivons. On en veut 4 l’auteur qu’on soup-
conne de rire 4 nos dépens. On se demande si c’est une ceuvre his-
torique qu’il a voulu nous transmettre ou un recueil de ces contes
4 réveiller les endormis, qu’il contait d’un air si désinvolte et si
pimpant ; on lui cherche qucrelle pour ne pas nous avoir mis entre
les mains un fil de soie qui relie ce bouquet d’historicttes rappro-
chées les unes des autres, 4 la diable, comme des fleurs qu’on
cueille en se promenant et qu’on met dans l’eau, sans avoir souci
de marier leurs nuances, ainsi que ferait une bouquetiére de pro-
fession. Tels sont les reproches qu’une critique un peu janséniste
adresse au livre d’Hamilton, quand elle daigne s’en occuper.
Mais, moi-méme ici, parlai-je exactement? En réalité, est-ce qu'il
avoulu faire un livre, "homme d’csprit qni a tenu la plume, pen-
dant qu'un aimable et spirituel vieillard lui redisait les prouesses
de son bel 4ge et remontait complaisamment jusqu’aux jours trop
lointains de sa verte jeunesse? Non, mille fois non; cela n’a pas été
écrit pour devenir un livre. Hamilton a pris dans les récits du comte
et de la comtesse de Gramont, les épisodes qui l’avaient le plus
diverti, lui d’abord, et aussi le petit cercle d’intimes auquel il vou-
lait plaire ; que son imagination ait quelque peu brodé le canevas
primitif, c’est possible, mais cela n'est pas prouvé. Ce sont des sou-
venirs comme ceux de madame de Caylus, comme les Mémoires de
Louis Racine; il y a les trois quarts de vérité contre un de... il ne
faut pas dire de mensonge, mais tout au plus d’embellissement.
Qu’on ne cite plus cette anecdote qui court les préfaccs, d’aprés
laquelle le vieux comte de Gramont, afin de ne pas perdre quinze
cents livres qu'il aurait recues d’un libraire pour ce livre ré-
digé par Hamilton, aurait eu le cynisme d’aller, en personne,
enlever de haute lutte prés du censcur royal, lequel ne serait autre
que Fontenelle, le droit de vendre, avec approbation, ccs pages ou
sont Halées ses friponneries au jeu ect en amour. L’histoire est joli-
ment tournée ; par malheur, il n’y a pas un mot de vrai. En 1745,
quand parurent les Mémoires, Fontenelle n’était pas censcur; le
comte était mort depuis huit ans, et l’ouvrage, édité en Angleterre,
Navait pas besoin du laisser-passer de la censure francaise.
Mais on ne se tient pas pour battu; et l’on dit si ce n’est le comte
c'est donc son beau-frére, Hamilton lui-méme, qui aurait fait ce
470 UN BXILE FRANCAIS
beau coup. La chose, selon nous, est encore plus invraisemblable.
Comment imaginer que, Hamilton, un galant homme, nous dit Saint-
Simon, qu’'Hamilton, l’ami, le commensal du maréchal de Berwick,
qui ne mourut qu’en 1754, ait eu le front de publier, en 1745, des
pages qui renferment de sanglants reproches sur la mére de son
meilleur ami, sur cette grande créature pdle, décharnée, Arabelle
Churchill, a laquelle il consacre un de ces récits que lui seul ose
et peut faire?
Maintenant, comment ces Mémoires ont-ils vu le jour? Onn’en
sait rien; ils ont été publiés dans l’ombre, comme le Télémaque,
remarque finement M. Sayous, comme presque tous les écrits des-
tinés 4 faire un peu ou beaucoup de scandale.
Si nous ignorons, par le fait de quel éditeur les Mémoires ont
paru, les lettres de Saint-Evremond, celles de Fénelon, la dédicace
moiti¢é prose, moitié vers des Mémoires, nous permet d’entrevoir
leur véritable origine.
En 1700, le comte, 4gé de quatre-vingts ans, avait été malade, si
malade, que le roi lui avait dépéché Dangeau, ponr I’inviter 4 mettre
ordre a ses affaires de conscience. La comtesse, de son cdté,
ne s’y épargnait pas; le vieillard hésitait, tout en trouvant que ce
Pater qu'il ignorait ou qu’il avait oublié était une belle priére que
madame de Gramont éfait heureuse de lui faire apprendre par
coeur, comme elle edt fait 4 un petit enfant ; mais celui 4 qui elle
apprenait ainsi les éléments de la foi avait encore la parole
incisive et leste. C’est méme 4 cette occasion qu'il aurait dit ce mot
si souvent cité : « Prenez garde, comtesse, Dangeau va vous esca-
moter ma conversion. »
A quatre-vingts ans, les convalescences sont toujours un peu
lentes. Que faire pour égayer celle du comtc, que faire, smon, je ne
dirai pas causer, on conversait au dix-septiéme siécle, on ne causera
que plus tard ct dans une société moins élégante, que faire, dis-je,
sinon de lui demander quelqu'une de ces histoires de sa jeuncsse,
qu’il contait si bien ct si volontiers en sa double qualité de vieillard
et de gascon ?
Les entretiens échangés 4 huis clos, presque a voix basse, comme
on parle dans une chambre de malade entre le comte. la comtesse
sa garde-malade, ct Hamilton, qui leur tenait compagnie, voila, cer-
tainement, la matiére premiére, la substance de ce que l’on appelle
les Mémoires du chevalier de Gramont.
I] me semble que je vois d'ici Hamilton, au moment ou il sort
de la chambre du divertissant malade : il note d’un trait rapide les
récits qu’il vient d'entendre; et, bien qu’ils soient souvent assez pi-
quants comme ccla, 11 se propose d’y ajouter, s'il le faut, un peu
A LA COUR DE CHARLES I. 474
de sel attique pour corriger ce qu’ils ont de trop gaulois. Il jette
toutes ces notes péle méle dans quelque tiroir, avec l'idée de mettre,
plus tard, un peu d’ordre dans ce charmant fouillis, si cela ne doit
pas lui couter trop de peine, a peu prés comme quand nous classons
notre correspondance Jes jours ou nous n’avons rien de mieux a
faire, triant parmi nos lettres celles qui doivent étre brilées, ran-
geant les autres tant bien que mal.
Aussi, au lieu d’étre ce que nous appelons un livre, les Mémoires
du chevalier ne sont que l’écho trés-net, trés-précis, d’un entretien
quia eu lieu, il y a tantét deux siécles, entre deux personnes qui
ont pris gatement leur parti de n’étre plus jeunes, qui devisent du
passé sans regret, s’égarent dans lcs plus agréables souvenirs de
leur jeunesse, ayant grand soin d’écarter les autres.
Le comte, par reconnaissance, par galanterie conjugale et vrai-
ment fort désintéressée, rappelle 4 la comtesse le temps ot elle al-
lumait de grandes passions chez un homme d’esprit, chez un viveur
expérimenté comme lui : il redevenait jeune 4 ces souvenirs. Ma-
dame de Gramont, une des plus aimables raisons de la cour, sou-
nail, laissait dire, ct parfois disait aussi son mot. Seulement en
qualité de garde-malade, elle est obligée de s’absenter de temps en
temps pour donner des ordres. Le comte en profite pour faire pas-
ser ses histoires les plus jeunes, celle de l’aumdnier Poussatin, par
exemple, qu'il est forcé de ne pas terminer, parce que la comtesse
estrevenue prés de son cher malade, et que l'ancienne éléve de
Port-Royal n’autorise que les contes décents. Prend-elle 4 son tour
la parole, on |’écoute religieusement; car elle posséde a ravir, cette
Anglaise, les finesses et les tours les plus délicats de notre langue.
Hamilton ne perd pas un mot de ce qu’elle dit; et‘la conversation
de ce petit trio d’intimes, au lieu de se dissiper dans l’air, de s’en-
voler la ot sont se dégeler les froides paroles et les entretiens creux,
cette conversation fixée dans le souvenir d’Hamilton, puis embellie
par son imagination, va se cristalliser en tombant sur le papier
pour le plus grand plaisir des connaisseurs et des gens de gout.
Quoi de moins livre que tout cela, pour parler comme Mon-
taigne? mais, en revanche, quel document pour lhistoire de la
conversation en France! Tout cela c’est une conversation étince-
lante, une conversation vécue, avec ses interruptions, ses paren-
théses, ses reprises, sur laquelle a passé ce glacis que nous trou-
vons a tout ce qui vient du grand siécle. Ce n’cst pas une invention
de ma part : écoutez plutét Hamilton, nous disant avec une insis-
tance qui serait bien inexplicable autrement, et cela a la fin d’un
premier chapitre qui a presque l’air d'une préface :
« Cest le comte de Gramont qui parle; c’est lui qu'il faut écou-
472 UN EXILE FRANCAIS
ter dans ces récits agréables de siéges ou de batailles ot il s'est
distingué a la suite d’un autre héros; c'est lui qu’il faut croire dans
des événements moins glorieux de sa vie, quand la sincérité dont
il étale son adresse, sa vivacité, ses supercherics et les divers stra-
tagémes dont il s’est servi soit au jeu, soit en amour, expriment
naturellement son caractére.
« C’est lui-méme, dis-jc, qu’il faut écouter dans ce récit (voyez
comme il insiste sur ce point), puisque je ne fais que tenir la
plume & mesure qu'il me dicte les particularités les plus singu-
liéres et les moins connues de sa vic’. »
Or, en lisant de bonne foi et avec attention tout ce qui précéde,
il en résulte une conséquence assez singuliére. De cette conversa-
tion, prenant tous ses ébats sans doute, mais ayant heu dans la
chambre d’un vieillard, entre trois personnes de la meilleure com-
pagnie, d'un esprit incontesté (notez que parmi ces trois personnes,
il y a une femme d’un tact exquis, d’une dévotion sérieuse et méme
rigide), de cette conversation en partie triple est-il possible qu'il
ne soit résulté au demeurant qu’une ceuvre douteuse, et répétons le
mot d’un austére, un tableau immoral?
Qui le croira? S’il en était ainsi, est-ce qu’on s’obstinerait 4 trou-
ver ce livre attrayant? L’immoralité comme I'iyresse laisse toujours
un dégout auquel les délicats ne s’habituent pas. L’immoralité ne
fait rire ni l’esprit ni l’imagination, une fois qu’on en a fimi avec
les mauvaises curiosités de la premiére jeunesse.
Je n’en conclus pas qu’il faille donner les Mémoires du chevalier
de Gramont dans les pensionnats de jeunes filles, ni les faire figurer
aux examens du baccalauréat en compagnic de Descartes et de Bos-
suct; ce qui est la vérité, c’est qu’un livre, qu’on lit avec plaisir
dans notre pays depuis tantét deux siécles, n’est pas plus immoral
que l'histoire, que le roman, quand il se pique de vérité, que la
bonne comédie, je veux dire celle ot le vice ne s’appelle pas 1a
vertu, et o le vicieux est puni par son propre vice avant de |’étre
autrement.
Mais, puisque j'y suis, j’irai jusqu’au bout de ma _pensée. Les
Mémoires, en méme temps qu’ils sont vrais ct le plus souvent vé-
ridiques, sont une petite comédie de meeurs : c’est ce spectacle dans
un fauteuil que se donnent deux ou trois personnes d’esprit, qu!
choisissent un épisode autour duquel vont se rallier leurs souvenirs,
et s’adjoindre la fantaisie d’une imagination modérée; car il faul
bien avouer qu’Hamilton, dans ses Mémoires, a quelquefois l’air de
s'inspirer des contes écrits effectivement avant I’ceuvre dont Jjé
‘ Voir édition G. Brunet, p. 4; Charpentier, 1864.
A LA COUR DE CHARLES H. 173
parle; mais dans ces contes, déja il s’était inspiré de cette cour de
Saint-Germain ou il y avait un certain nombre d’originaux, sans
parler des sots. Ainsi |’imagination n’y serait encore que de l’his-
foire contée par un observateur ami de I’ironic. .
Mais ne nous écartons pas de notre sujet, et revenons 4 cet octo-
génaire qui contait comme celui de la Fontaine plantait. Que va-t-il
nous conter? Ce qui est certain, c’est que ce sera gai d’abord, par-
fois méme, ce sera plus que gai; mais la comtesse est 1a; le narra-
teur, en mari bien élevé, tient ace quelle s'‘intéresse a la conver-
sation, et pour cela, illa raméne aux beaux jours ot elle avait
tingt ans, alors que sur son beau ct intelligent visage toules les
fleurs de la beauté se mélaient au sourire des espérances infinies.
Sans doute, il aurait pu dérouler les plus grands souvenirs de
Angleterre; 11 l’avait visitée sous Cromwell aussi bien que sous
Charles II; il aurait dessiné du Protecteur un portrait a la Van Dick;
mais les vieillards n’aiment pas les révolutions, méme quand ils
n'ont pas eu 4 en souffrir. D'ailleurs celle de 1648 avait été on ne
peu plus funeste 4 la famille des Hamilton. Celle méme de 1660 ne
lui avait guére profité, celle de 1688 l’avait ruinée. Le comte ne
dira donc pas un mot de toutes ccs scénes du passé; c’est deja bien
assez d'y avoir assisté. Et puis, disons-lc, nos trois interlocuteurs
sont trop bons Frangais, trop gens de cour, et trop de leur temps
pour bien comprendre les révolutions anglaises si peu théatrales,
Si peu piltoresques pour nous, malgré quelques détails tragiques,
qui pilissent singuliérement devant ce qui s’est vu ct se verra chez
nous en temps de révolution. Cette comédie de la restauration des
Siuarts, qui commence avec les tonneaux de guinées que le Parle-
ment envoie 4 Breda pour que secs souveraina légitimes n’aient pas
Pair aussi gucux que l’Enfant prodigue en rentrant chez son pére,
et qui finit par les réquisitoires de Jefferies, par la potence-de Ty-
burn ou sont pendus les restes déterrés de Cromwell, d’Ireton et de
Bradshaw, par le supplice d’Harrison ct de Ilenry Vane; cette tragi-
comédie est trop anglaise, trop shakspcaricnne pour des délicats
qui viennent de traverser les éléganccs du grand siécle. Aussi de
tout cela pas un mot, non plus que de la grande peste de Londres,
en 1664, ou du grand incendie qui, en 1665, avait dévoré une partie
de la cité.
Les sujets séricux écartés, il ne leur reste donc qu’a parler d’eux.
Ce sont des Philintes de bonne compagnie, qui comprennent eux
d'abord, ensuite les rdles joués par cux ct pour eux par les sots ou
les gens d’esprit que le ciel a fait naitre pour leurs menus plaisirs.
Vous souvient-il, ami lectcur, de cette charmante fable de la
Fonfaine, intitulée le Lion amoureuzx, dédiée a une belle dédai-
174 UN EXILE FRANCAIS
gneuse, la fille de madame de Sévigné. Tout est exquis dans cette
fable, depuis le titre qu’on a repris depuis pour !’adapter a des
drames et 4 des romans, jusqu’a la moralité qui est dans toutes les
mémoires :
Amour! Amour! quand tu nous tiens,
On peut bien dire : Adieu prudence.
Ce lion qui avait été la terreur des foréts et qui laisse son coeur aux
beaux yeux d’une bergére du voisinage, au point de lui sacrifier sa
criniére, ses dents, voire méme ses griffes; ce lion-la ressemble
un peu au chevalier qui, aprés tant de campagnes galantes, vient, a
quarante ans passés, déposer ses armes, jusqu’alors invincibles, aux
pieds de mademoiselle d’Hamilton. Il y a une différence pourtant. La
belle qu'il trouvait a son gré, comme dit le fabuliste, n’exigea pas
qu’il sacrifiat ses griffes; il se contenta donc de les rentrer. La co-
médie dont je parlais tout 4 heure, et qui est le vrai, )’unique su-
jet des Mémoires du chevalier de Gramont, pourrait donc tout sim-
plement s’intituler non pas le Lion amoureux, laissons cet emprunt
a la comédie niaisement révolutionnaire de ce pauvre Ponsard, mais
le Mariage du lion.
C’est un moment intéressant dans la vie d’un homme longtemps
& la mode, que celui ot il est obligé de dire adieu a certains succés,
et de réaliser ou de simuler cet avoir de qualités, plus solides que
brillantes, qui doivent figurer dans l’apport marital. Ce moment, le
chevalier Ie traversa avec l’aisance exquise d’un parfait gentil~
homme. Ne soyons donc pas surpris qu’il l’ait décrit avec complai-
sance, et que la comtesse l’ait écouté volontiers. Cette mélamor-
phose était son ouvrage; c’était la grande victoire gagnéc par sa
beauté. Tel est en gros le canevas qu’Hamilton va orner de ses in-
génicuses broderies. Mais avant que le rideau léve, avant que notre
trio de spectateurs ne revétent leur costume d’acteurs, voulez-vous
permettre que nous fassions plus ample connaissance avec ceux?
Car jusqu’ici je vous ai dit, sans plus, qu’ils étaient vieux, d’excel-
lente compagnie, et de beaucoup d’esprit. Cela est un peu som-
maire.
Transportons-nous dans quelque vaste piéce du chateau de Pon-
talie, prés Meudon (c’est le nouveau nom par lequel Hamilton
vient de décrasser la roture du domaine de Moulineau, dont le roi
avait fait présent au comte aprés la mort de Félix, son chirurgien ;
regardons en face nos personnages; ils n’ont plus les brillants cos-
tumes d’autrefois.
Le vieux comte ressemble bien plus 4 Argan, recevant M. Purgon
avec ou sans son neveu Thomas Diafoirus, qu’au sémillant cheva-
A LA COUR DE CHARLES II. 175
lier qui jouait si bien les don Juan il y a bienlét un demi-siécle;
mais sa physionomie pétille d’esprit, 4 telles enseignes que Saint-
Simon lui trouve l’air malfaisant d’un vieux singe. Par contre, Ni-
non de l'Enclos, qui n’était pas janséniste, disait de lui qu’il était
leseul vieillard qui ne fat pas ridicule 4 la cour. Ajoutez a cela
que, de simple cadct et de pauvre chevalier, il était devenu comte,
qu'il était devenu fort riche depuis la mort de Toulongeon, lequel
jui avait laissé de beaux domaines, des chateaux trés-réels, quoique
situés en Gascogne et presque déji en Espagne : tout cela n’était
pas fait pour l’attrister. On devine que Bussy-Rabutin a bien vu,
lorsque, quarante ans auparavant, il nous disait de lui: « Ila les
yeux riants, le nez bien fait, une fossette au menton qui faisait un
agréable effet, un air leste et tout 4 fait galant. Sa mine ct son ac-
cent font valoir tout ce qu'il dit, qui devient rien dans la bouche
d'un autre. »
Comme ce portrait, dessiné par un homme qui n’était pas préci-
sement indulgent, rejoint et surtout corrige celui de Saint-Simon!
Kt comme, avec cet art de faire valoir chacune de ses paroles, sans
avoir jamais été un chien enragé, ainsi que lc dit peu poliment
SaintSimon, on congoit qu’il ait debellé (mis hors de combat, de-
bellare) toute la cour. Il y a d’ailleurs plus d’éloge que le duc ne
soupconnait, dans sa diatribe contre le comte de Gramont. C’est a
faire dire qu’un ennemi intelligent, en certains cas, vaut mieux
qu un imprudent ami. Comme, en lisant cette invective, on y sent
percer la rancune d’un mécontent qui parle d’un satisfait!
Car c'est 14 l’explication pure et simple de la haine de Saint-Si-
mon. Lui et les siens étaient en disgrace; ils boudaient; ils en vou-
laient au roi, aux ministres, 4 tout le monde. Les Gramont, au
contraire, étaient en faveur; ils avaient l’oreille du roi qui les ap-
pelait : mon cousin! qui leur confiait les grandes négociations. Ge
fat un maréchal-duc de Gramont qui, lors du traité des Pyrénées,
alla demander pour le fils d’Anne d’Autriche la main de l’infante
qui devint la femme du grand roi. Les Gramont devenaient maré-
chaux de France; ils étaient en correspondance avec les Richelieu,
les Mazarin, les Condé, les Turenne; dans la Fronde, ils refusaient
de prendre parti contre |’autorité royale. ll y a une belle lettre du
maréchal de Gramont écrivant 4 Condé qu’il n’ait pas 4 compter
sur lui dans sa révolte contre le roi, lors de la seconde Fronde.
Tous ces Gramont étaient avisés comme des Béarnais, spirituels en-
vers et contre tous; leur raillerie ne s’arrétait que devant la majesté
royale. Il faut voir le détail de leur situation 4 la cour dans un li-
vre trés-curieux qui, malheureusement, n’a été tiré qu’a un trés-
petit nombre d’exemplaires destinés uniquement aux membres de
176 . UN EXILE FRANCAIS
Ja fainille et aux intimes. C’est le rarissime volume que M. le duc
de Gramont a fait imprimer, dans le courant de l’année derniére,
sous le titre : Histoire et généalogie de la maison de Gramont. Je l'ai
eu entre les mains, ct j’ai compris, sans |’excuser pourtant, que le
duc de Saint-Simon, avec son humeur bilicuse et dénigrante, ait
iraité si injustement un homme qui l’avait percé 4 jour, lui, son
envieuse nature, sa vanité ct son ambition rentréc. C'est le comte
de Gramont qui l’avait surnommé Boudrillon, sans doute parce
qu'il boudait toujours. C’est un maréchal de Gramont qui, lors de
la guerre d’Espagne, au moment ou Saint-Simon quitte le service,
sous prétexte de je ne sais plus qucl passe-droit, lanca contre lui
un mot fort soldatesque, que Villustre Soult a remis en vogue le
jour ot il l’appliqua a un adversairc qui d’ailleurs n’en a pas moins
mené fort loin sa fortune politique. Cela ne veut pas dire qu’entre |
M. Thiers ct Saint-Simon il y ait lieu de pousser plus loin le paral-
léle : Saint-Simon en veut a tout le monde, et chaque jour M. Thiers
devient l’ami de ses anciens ennemis.
Bien qu'il y eut cinquante-quatre ans de différence d’dge entre
eux, le jeune duc ne pardonna jamais au vieux comte de Gramont
ni ses épigrammes, ni d’étre devenu |’ami de Louis XIV par son
loyalisme, par sa bonne humeur, et par un esprit d’insinuation
naturelle qu’accompagnait un tact exquis.
C'est méme 4 cause de cc tact, et de ce tact seul, que Louis XIV
distingua entre tous cet homme d’esprit, lui qui méprisait Bussy-
Rabutin, dédaignait Saint-Evremond, et avait une sainte horreur
des railleurs et des médisants. Mais le comte de Gramont était un
courtisan convaincu (qu'on me passe ces deux mots, fort étonnés
de se trouver ensemble). ll n’avait peut-étre qu’une foi, qu’une
croyance, mais Ic roi en était l'objet : c’est devant le roi qu’il plia,
avec une grace parfaite, et sans la moindre platitude, une person-
nalité qui ne baissait pavillon devant personne. Du premier coup,
Gramont subit le presuge du jeunc monarque; la foi qu'il lui voua
n’eut pas un instant d’éclipse.
Tous les mots de Gramont qui nous sont parvenus justifient notre
dire, et en méme temps ils donnent raison, dans une certaine me-
sure, au portrait de Saint-Simon, regardé par des yeux moins pré-
venus que ceux du peintre irrité, qui a voulu faire une charge, une
caricature, et qui, malgré lui, a rendu au vif certains traits inef-
facables de la physionomie contre laquelle il s’acharnait. Ces mots,
dis-je, attestent une originalité, une indépendance d’esprit et de
caractére qui ressembiec fort au respect de soi-méme. Ainsi, a Lan-
glée, beau joucur de la cour du grand roi, ami de madame de Mon-
tespan, 4 laquelle il offrait des robes brochées et rebrochées d'or
A LA COUR DE CHARLES II. 177
qui faisaient \’'admiration de madame de Sévigné; a ce Langlée,
qal, pour paraitre une maniére de personnage grace 4 son grand
jeu, n’en avait pas été mieux élevé pour cela, ct s’émancipait quel-
quefois avec ses partners : « Monsieur Langlée, lui disait notre
courtisan, gardez vos familiarités pour quand vous jouez avec le
roi! »
Avec lui, les favoris étaient exposés 4 de singuliers compliments,
lemoin ce billet au comte de Rochefort, qui avait recu Je baton de
maréchal de France sans trop l’avoir mérité : « Monseigneur,
« La faveur ]’a pu faire autant que le mérite. »
C'est pourquoi je ne vous en dirai pas davantage. Adieu, Rochefort.
— Le cowre pe Gramont. »
Sa flatterie avait grand air. Quelquefois elle ressemble 4 un con-
sell. On parlait devant Louis XIV d’un vieil officier qui venait de
faire une belle défense dans une place ou il commandait. Gramont,
aussi agé que cet officier, dit au roi, qui était presque du méme
age: « Sire, décidément il n’y a que nous autres cadels qui valions
quelque chose. — Il est vrai, dit le roi; mais, 4 notre Age, on n'a
pas longtemps 4 jouir de sa gloire. — Sire, reprend Gramont, les
rois n'ont point d’dge : on compte leurs belles actions, et non pas
leurs années. » . :
Horace avait bien raison de dire que l'art de plaire aux grands
n'est pas si facile qu’on croit. Les démocrates, aujourd’hui, ne re-
lévent pas par tant de noblesse les grosses flatteries dont ils inon-
dent, du haut des balcons ot ils pérorent, leurs complaisants audi-
leurs.
Méme exilé, les répliques du chevalier avaient quelque chose de
fier. En Angleterre, assistant au repas de Charles II, ce prince lui
faisait remarquer qu'il était le seul souverain de l'Europe qu’on
servit 4 genoux : « Ah! sire, je croyais que vos gens vous deman-
daient pardon de la mauvaise chére qu’ils vous faisaient faire. »
Enfin, on se rappelle cette partie de trictrac dont le résultat était
contesté. Leroi appelle Gramont. Celui-ci, de loin, sans quilter sa
place, de s’écrier : « Sire, vous avez perdu! — Comment cela? —
Hé! ne voyez-vous pas que si le coup était douteux, ces messieurs
n’auraient pas manqué de vous donner gain de cause? » La raison
était bonne; le roi s’y rendit.
Je n’ai égrené ce chapelet d’anecdotes que parce qu’elles carac-
lerisent le personnage.
Je serai plus bref avec madame de Gramont. Pour elle aussi les
années sont venues : peut-étre ne les a-t-elle pas accueillies aussi
10 Jouser 1879.
478 UN EXILE FRANCAIS
philosophiquement que le comte. Elle avait plus 4 perdre que lui;
mais, Fénelon aidant, elle s’est enfin résignée 4 vicillir. L’age lui
a laissé son grand air, et Saint-Simon, si hostile au mari, nous la
dépeint en ces termes :
« C’était une femme qui avait encore une beauté naturelle, mal-
gré les annécs, sans aucun ajustement; qui avait l’air d'une reine,
et dont la présence imposait le plus. Le gout si constant et si mar-
qué du roi pour elle inquiéta toujours madame de Maintenon, pour
qui la comtesse de Gramont ne se contraignait pas.
« Elle avait été dame du palais de la reine. C’était une personne
haute, glorieuse, mais sans prétention et sans entreprise, qui se
sentait forte, mais qui savait rendre (répondre) avec beaucoup d’es-
prit, un tour charmant, beaucoup de sel, et qui choisissait fort ses
compagnies, encore plus ses amis. Toute la cour fa considérait avec
distinction, et jusqu’aux ministres comptaient avec elle. »
Le portrait que madame de Maintenon et madame de Caylus, sa
niéce, tracent d’elic, est assez différent. Ces dames la trouvent plus
agréable qu’aimable. Madame de Caylus va plus loin: « fl faut
avouer, dit-elle, quelle était sonvent Anglaise insupportable, déni-
grante, hautaine et rampante.» Mais ta Bruyére nous expliquera
la diversité de ces jugements : « Les hommes et les femmes con-
viennent rarement sur le mérite d'une femme; leurs intéréts sont
trop différents. Les femmes ne ‘se plaisent pas les unes aux autres
par les mémes agréments qu’elles plaisent aux hommes, miile
maniéres qui allument dans ceux-ci les grandes passions forment
entre ciles l’aversion et l’antipathie. »
Notez bien que la comtesse aimait beaucoup son mari; qu’elle le
pleura, et sincérement, ce qui étonne fort Saint-Simon.
Le troisiéme partner de cette conversation, celui qui tiendra la
plume pour nous la conserver, c’est Hamilton. {1 a vingt ans de
moins que son beau-frére; if est venu en France en 1650, est re-
tourné en Angleterre en 1660; il a vu la cour de Charles If et la
réaction insensée qui devait codter si cher aux Stuarts. Comme ca-
tholique, n’ayant rien 4 attendre sous Charles ff, il était revenu en
France, of i] avait obtenu le titre de capitaine ou de lieutenant dans
le régiment des Ecossais catholiques, dont fe roi était eolonel. C’é-
tait presque un simple !eftré au milieu de tous ces grands seigneurs
de Saint-Germain, lettré non pas de qualité, comme la Rochefdu-
cauld, comme Bussy-Rabutin, mais letiré étranger, pauvre, et pour
ainsi dire sans titre; car il ne brillait que du reflet qu'il devait a
son beau-frére et 4 la comtesse sa sceur. Retourné en Angleterre
sous Jacques Il, il fut nommé gouverneur de Limerick, et sa car-
riére fut brisée par la révolution de 1688. fl suivit fa fortune de
A LA COUR DE CHARLES II. 179
son roi malheureux, partageant avec lui cette vie de Saint-Ger-
main, pleine d’ennui, et ou, dit-il gaiement, celle béatitude qu’on
appelle indigence d’esprit ne régnait pas moins que l'autre. En
somme, c’est une existence manquée, que celle d’Hamilton, sans
plaisirs, sans affaires, mais consolée par quelques amitiés précieu-
ses : le maréchal de Berwick, madame de Gramont, et plus tard, la
duchesse du Maine.
Aussi étaat-il peu gai dans le monde, parait-il d’aprés les Mémoi-
res; il ne se prodiguait pas. Son humour aurait étonné les gens,
son Aumour-, quin’est, pour ainsi dire, que la doublure de cette
gaieté francaise si expansive, si en dehors.
Maintenant on connait les personnages. Pourvu qu’on ne de-
mande aux auteurs de ce spectacle dans un fauteuil que l’unité
d'action, la seule nécessaire, aprés tout, au dire des hypercritiques,
latoile peut lever, et la piéce commence.
IT
Les trois premiéres scénes (c’est ainsi qu’on peut nommer les
trois premiers chapitres des Mémoires), les trois premiéres scénes,
dis-je, sont les seules qui se passent en France; tout le reste de
cette comédie se jouera en Angleterre. Ces scénes du début ne sont,
en réalité, qu’une maniére d’exposition, une sorte de prologue ré-
trospectif; seulement, elles nous aident a faire connaissance avec le
principal personnage. C’est par elles que nous mesurons tous les
progrés qu'il avait 4 faire pour devenir digne de mademoiselle d’Ha-
milton.
Lest 4 remarquer que, soit bonbeur du sujet, soit artifice déli-
cat, les vilains endroits de la vie du chevalier sont dans un lointain
si reculé qu’il y a, pour ainsi dire, prescription. Les incidents ho-
norables, au contraire, sont 4 la fin; et, comme le lecteur en reste
volontiers sur ses derniéres impressions, c’est tout profit pour Gra-
mont.
Le fait est que, dans les trois premiéres scénes, le beau réle, ce
n'est pas le chevalier qui le remplit; c’est 4 Matta qu’il revient, 4
Matta, cette figure jeune, naive, cordiale, spirituelle, insouciante,
et si véritablement francaise. Tout le monde voudrait avoir un ami
comme lui, et on en veut un peu au narrateur de ne pas nous en
dire plus long sur son compte. Auprés de lui, le chevalier fait .pe-
lite figure : c’est le moment des escroqueries au-jew, des perfidies
ea amour.
480 UN EXILE FRANCAIS
Je ne sais plus qui adit, sans aucune preuve, il est vrai, qu’on
avait un instant pensé a Boileau pour le prier de réviser ces récits
écrits a la diable, ces conversations 4 batons rompus. Qu’edt
dit ’honnéte critique qui appelait un chat un chat, en lisant la fa-
meuse partie de quinze ot le comte de Cameran perdit si galam-
ment son argent?
li edt peut-étre fait ce que nous allons faire : il edt relu ce vif
récit, et en voyant que le mal nc s’y donne pas pour ce qu'il n'est
point, il se fut, j’imagine, contenté de sourire.
Beaucoup de critiques répétent que le chevalier se vante de cet
exploit. C’est parfaitement inexact. En lisant attentivement, on est
frappé de toute la peine que prend Hamilton pour faire passer ce
péché de jeunesse. Bossuct, ayant 4 raconter la trahison du prince
de Condé, emploie cent fois moins de précautions oratoires. Voyez,
en effet, avec quel art sont groupées toutes les circonstances atté-
nuantes ! D’abord, le chevalier prévient son ami, l’indiscret Matta,
et celui-ci n’a rien de plus pressé que de donner avis au comte du
tour qui se prépare. Le coupable ne fait pas la moindre métaphysique
sur son action; il n’a plus d’argent, maisprend assez bien la chose.
Ce n’est pas, aprés tout, la misére d’un bohéme, que celle du cheva-
lier. Un Allemand I’a volé, il va voler un Piémontais; c'est presque
un prété-rendu. La question morale n’est pas méme effleuréc; 1’é-
tourdi pense 4 toute autre chosc. D’ailleurs, n’est-ce pas un chati-
ment, que cette confession 4 haute voix faite par un vieillard de-
vant sa femme! Et puis, M. Cameran n’est pas trés-intéressant : il
néglige sa femme; c’est un joueur effréné. Il est presque trop heu-
reux d’étre puni par ces gens d'esprit et de bonne compagnie. « Le
premier plaisir d’un joueur, c'est de gagner, je le veux bien; mais
le second, c’est de perdre, » adit un grand joueur. Le brio, l’entrain
de nos étourneaux pallie, en quelque sorte, l’énormité de leur fait.
N’oubliez pas qu’a eux deux ils ont 4 peine trente-trois ou trente-
quatre ans; ct puis, ne remarquez-vous pas combien la narration,
qui a été si enjouéc, 4 chaque mot entrecoupée d’éclats de rire, pen-
dant que dure la partie, devient presque sérieuse au moment ow il
s'agit de purifier, par une distribution bien entendue, cet argent
venu d’une source si peu limpide?
« Cette aventure les ayant remis cn fonds, la fortune se déclara
pour eux pendant le reste de la campagne; et le chevalier de Gra-
mont, pour faire voir qu’il ne s’était saisi des effets du comte que
par droit de représailles, et pour se dédommager de la perte qu'il
avait faite 4 Lyon, commenga, dés ce temps-la, 4 faire de son ar-
gent l’usage qu’on lui a vu faire depuis dans toutes les occasions.
Il déterrait les malheureux pour les secourir; les officiers qui per-
A LA COUR DE CHARLES II. 181
daient leur équipage a la guerre ou leur argent au jeu, les soldats
estropiés dans la tranchée; enfin tout éprouvait sa libéralité... Dés
qu'il vit la fortune déclarée pour lui, son premier soin fut de faire
restitution, en mettant Caméran de part avec lui dans toutes les
bonnes parties. »
En vérité, en lisant ce passage, il faut étre bien sévére pour n’é-
tre pas désarmé par ce repentir sans phrase. Un commenta-
teur dirait que la Savoie n’était pas encore annexée; c’était presque
un pays ennemi, qui pouvait inspirer au poéte ce vers connu :
« La Savoie et son duc sont pleins de précipices. »
Mais je ne suis pas commentateur. Je reconnais que le chevalier a
mal débuté; seulement, je le répéte, il a entre seize ct dix-sept ans.
Le mieux, c’est de conseiller 4 la galerie de surveiller les agisse-
ments de ce jeune cavalier qui corrige si bien la fortune. Cela dit,
n’en parlons plus. D’ailleurs, le chevalicr ne trichera plus qu’une
fois, pendant la Froude; mais son adversairc, le cardinal de Maza-
nn, triche encore plus que lui, seulement il triche moins bien, et,
par un euphémisme tout italien, il appelle cela prendre ses avan-
lages, chose trés-permise, selon lui, quand chacun en fait autant.
Aussi, dans ces circonstances, ou l’adresse était réciproque, le che-
valier avait le plus souvent l’avantage. I remarque que ceux qui
croyaient faire leur cour en perdant leur argent contre le cardinal
n’eurent pas 4 se louer de leur complaisance. Pour lui, dans la ser-
vitude générale, il se vante d’avoir conservé une espéce de liberte.
Ainsi, en se comportant comme un grec, il se prendrait volontiers
pour un Romain. Singuliére fagon de faire de l’opposition! Au
moms celle-la ne met pas le pays 4 deux doigts de sa perte : c’est
une supériorité sur d'autres époques.
Si les principes du chevalier en matiére de jeu nous paraissent
beaucoup trop larges, et nous scandalisent plus que ses contempo-
rains, en politique il appartenail, par contre, 4 une école plus
loyale. Il fait 4 Mazarin toute l’opposition qu’il peut surle tapis vert;
mais il est dévoué de coeur et d’dme 4 la régente et au jeune souve-
rain. Sil acru qu’il était frondeur, tant que la Fronde n’a été
qu’une espiéglerie parlementaire, du jour ot clle change de carac-
\ére, il rompt avec le prince de Condé, dés que celui-ci passe a l’en-
hemi; en sorte, nous dit-il finement, que s'il est un peu sorti de
son devoir pour suivre les intéréts de M. le Prince, il crut pouvoir
aussi en sorlir pour rentrer dans son devoir. Nous ne voyons pas
souvent ce mot de devoir dans les Mémoires du chevalier; saluons-
le vite au passage. En réalité, le chevalier de Gramont était, comme
182 UN EXILE FRANCAIS
tous les membres de sa famille, un fidéle serviteur de la monarchie
et du roi, en qui elle s’incarnait. C’est peut-étre la seule foi qu'il
ait‘eue, mais il l’avait sincére. Son dévouement 4 la cause royale
n’était nullement de la courtisanerie. Il y a quelque chose de cheva-
leresque dans son voyage aux lignes d’Arras, voyage entrepris pour
rassurer la reine, pour étre le premier 4 lui rapporter des nouvelles
d’un siége qui l’inquiéte, et pour qu’en récompense, si elles sont
bonnes, elle l’'embrasse devant tous les courtisans (notez bien ce
point-1a). Sa double visite 4 Turenne et 4 Condé, son respect pour
Turenne, chez qui il ne voudrait pas jouer; puis cette partie enta-
mée 4 instigation du héros, cette partie d’ou il pourrait sortir
comme un maquignon, avec les quinze chevaux qu'il a gagnés,
cette partie ou il laisse un cheval pour les cartes, tout cela prouve
que les principes de ce jeune homme n’avaient pas été entamés par
ses actes, et cela mémce est une raison d’espérer pour l'avenir. Et
puis, comme chacun de ces menus faits caractérise bien la Fronde!
Enfin nous en pouvons conclure qu’au besoin, notre chevalier sait
mener de front son plaisir et sa profession de courtisan. Ce n’est
pas un courtisan ordinaire, comme celui dont la Bruyére trace le
portrait; lui, c’est le courtisan accompli, faisant par nature, avec
conviction, ce que d’autres font par artifice, par calcul, c’est-a-dire
de mauvaise grace, gauchement, sottement.
« Chacun pris dans son air est agréable en soi. »
dit.un peu lourdement Boileau. Eh bien, Gramont, lui aussi, est
agréable encore aujourd’hui pour le naturel parfait, pour la verve
avec laquelle il devine et admire instinctivement ce jeune roi qui,
de 1660 4 1680, allait faire de si grandes choses! Voyez avec quelle
chaleur s’exprime cet enthousiasme qu’on est tout surpris de ren-
contrer au milieu de ces pages si souvent ironiques ou frivoles:
« Une application ennemie des délices qui s’offrent 4 la jeunesse,
et qu'une puissance illimitée se refuse rarement, l’attachaient entier
aux soins du gouvernement. Tout le monde admire ce changement
merveilleux; mais tout le monde n’y trouve pas son compte. Les
grands devinrent petits devant un maitre absolu. Les courtisans
n’approchaient qu’avec vénération du seul objet de leur respect et
du seul arbitre de leur fortune. Ceux qui, naguére, étaient de petits
tyrans dans leurs provinces ou dans les places frontiéres, n’en
étaient plus que les gouverneurs. Les graces, selon le bon plaisir du
maitre, s’accordaient tantét au mérite, tantét aux services. II n’était
plus question d’importuner ou de menacer la cour pour en ob-
tenir. »
A LA COHR DE CRARLES II. 185
Quel différence entre ce portrait et celui de Charles II, ce Louis XV
de l'Angieterre!
Ce respect, cette admiration pour son jeune maitre passent chez
lm & l'état de dogme : il en déduit toute une morale aujourd’hui
naturellement assez démodée : car elle n’est pas du tout 4 l’'usage
des temps révolutionnaires.
Avec de pareils principes, on va loin. Le chevalier commenca par
aller en exil, pour n’avoir pas tout 4 fait conformé ses actes a sa
doctrine. Ii est juste d’ajouter que ce ne fut pas pour un délit poli-
tique; sa galanterie avait voulu chasser sur un terrain réservé : il
avait prétendu réussir 1a ot le roi avait échoué, prés d’une certaine
demoisclle de la Mothe-Houdancourt, dont il ne se souciait gudre
que parce qu'un autre avait jeté son dévolu sur clle. Le roi écarta
ce rival malavisé, qui sen alla gaicment en Angleterre, sans hu-
meur contre personne, ni contre la jeune fille, ni contre celui qui
la défendait si énergiquement, ni contre lui-méme. Tout est bien
qui finit bien, dit la comédie de Shakespeare. Bien prit au chevalier
d'avoir été malheureux en amour; car la destinée lui réservait le
plus charmant des dédommagements.
Cest ici que finit le prologue et que va commencer la saynéte
dont nous parlions plus haut. Elle débute par un bal masqué, tout
comme cette pauvre Henriette Maréchal, de tapageuse mémoire, et
dont la chute fit tant de bruit il y a quelques années. |
Cest la, dans ce bal masqué, qu’il rencontre par hasard made-
moiselle d’Hamilton, autour de laquelle toute la cour.va tournoyer,
jusqu’a son mariage avec notre brillant exilé.
On acomparé les Mémoires 4 un raout aristocratique : on edt été
plusexact en disant un bal plus ou moins paré et travesti, ct donné
uniquement pour présenter aux gens d’esprit mademoiselle d’Ha-
milton et son fiancé quadragénaire; car, ne l’oublions pas, les ans
avaient sonné pour le chevalier comme pour le reste des mortels, et
il avait parfaitement ses quarante ans au moment ow nous voici-
Dans ce hal donc, c’est le chevalier et la jeune fille de vingt ans
qu il faut voir; le reste de la cour du roi d’Angleterre ne va paraitre
que comme |’ombre qui doit faire valoir la lumiére.
Ajoutons que les seuls acteurs auxquels s’intéresse vraiment le
narrateur et auxquels il veut que nous nous intéressions, c'est le
futur couple d’abord, puis assez loin d’eux les autres membres de
la famille, James et Georges Hamilton, puis enfin la belle Jennings,
la future belle-sceur. Les fréres de mademoiselle d’Hamilton sont a
dessein effacés; la belle Jennings semble quelque peu sacrifice :
elle est 4 mademoiselle d’Hamilton ce que miss Temple est & made-
moiselle Jennings, un piquant repoussoir.
484 UN EXILE FRANCAIS
Les Mémoires n’ayant d’autre but que de conter l'histoire de ce
mariage, on peut dire que les premiers chapitres n’en sont qu'une
exposition rétrospective et qu’ils ne commencent qu’a la fin du troi-
siéme chapitre, 4 ces mots : « Ce fut par hasard que le chevalier vit
mademoiselle d’Hamilton; dés lors plus d’inconstance, plus de voeeux
flottants ; cet object les fixa tous, et de ses anciennes habitudes, il
ne lui resta que la jalousie. Ses premiers soins furent de plaire,
mais il vit bien que pour y réussir, il fallait s’y prendre tout autre-
ment qu’il avait fait jusqu'alors. Il s’étonne d’avoir employé tant
‘de temps ailleurs. »
Cela ne lui suffit pas. Lui, si économe de paroles, un peu
plus bas, il revient 4 la charge pour nous redire 4 peu prés la
méme chose : « Le hasard avait fait que de toutes les belles per-
sonnes de la cour, c’était celle qu’il avait le moins vue, et celle
qu’on lui avait le plus vantée. Il la vit donc pour la premiére fois de
prés, et s’apercut qu’il n’avait rien vu dans la cour avant ce mo-
ment. I] l’entretint; elle lui parla. Tant qu’elle dansa, ses yeux fu-
rent sur elle; et dés ce moment plus dc ressentiment contre la
Middleton, qui s’était moquée de lui. »
Ainsi, ce vindicatif et malicieux personnage est tellement remué
qu’il va en devenir indulgent, presque débonnaire!
Si je ne craignais pas de paraitre trop abonder dans le sens litté-
raire, je ferais remarquer comment ici méme éclate un art exquis,
parce qu’on sent qu'il est naturel, et qui ajoute 4 |’effet du récit par
un contraste délicat. Ainsi, cette surprise d’un coeur difficile 4 sur-
prendre, ce coup de foudre amoureux tombe sur le chevalier juste
au sortir d'un sermon médiocrement édifiant de son ami Saint-
Evremond, qui ne crut aux femmes que quand il lui était devenu
indifferent qu’elles crussent oui ou non en lui. Saint-Evremond lui
ayait démonstrativement prouvé qu’il devait laisser les dames, non
pas pour étudier les mathématiques, mais pour appartenir sans
partage au jeu et 4 toutes les libertés du célibat. Le chevalier
trouvait que son ami avait parlé d’or; mais alors il n’était pas en-
core sous le charme de mademoiselle d’Hamilton.
Il y est maintenant, et les avis de Saint-Evremond sont bien loin
de son souvenir. Seulement, cc qui ne peut s’éloigner de lui, ce
sont ses quarante ans, tandis que la jeune fille n’en a que vingt.
Comment s’y prit-il pour lui plaire avec une pareille avance en |
tout sur elle? Il l’aima; il l’aima sincérement, il l’aima avec ten-
dresse; le mot y est: « Tout riait au chevalier dans la nouvelle
fendresse qui l’occupait. » Or, notez que chaque mot vaut son pe-
sant d’or dans ce sobre récit; il l’aima donc non pas en jouvenceau
de vingt ans, mais en homme épris et aussi en gentilhomme, en
A LA COUR DE CHARLES II. 485
homme du monde, en homme de tact, en homine de gout. La Fon-
taine a dit dans les Filles de Minée :
...-. - Un chemin 4 la gloire,
Cest amour : on fait tout pour se voir eslimé ;
Est-il quelque chemin plus sir pour étre aimé ?
Quel charme de s’ouir louer par une bouche
Qui méme, sans s’ouvrir, nous enchante et nous touche! »
Cest précisément ce que fait le comte de Gramont : il se fait
estimer, pour Se faire aimer ; il n‘imite personne, et tout le monde -
voudra limiter : il est lui-méme, et cependant c’est un autre per-
sonnage. 7
Depuis l'instant ou il voit pour la premiére fois mademoi-
selle d'Hamilton jusqu’a la derniére ligne du récit, il est ce que
dans la langue du dix-septiéme siécle on appelait l’honnéte homme ;
tl me représente, je ne dirai pas l’Ariste dans les Femmes savantes,
U est trop caustique pour cela, mais le Clitandre élégant de la piéce,
non pas qu il tourne au stoicien; ce n’est pas un philosophe aus-
tére, c'est un Philinte qui a mal commencé et qui finit bien; c’est
un yicieux qui donne sa démission du vice; sans doute il ne revient
pas al’innocence d’un nouveau-né; son expérience lui reste; il ne
peui rompre avec elle, et je crois bien qu'il ne le voudrait pas. Il ne
lui déplait pas d’avoir fort peu d’illusions : cela autorise 4 donner
de fort bons conseils et, au besoin, de bons exemples autour de
lui; de bons conseils d’abord a ses deux futurs beaux-fréres, James
et Georges Hamilton, qui en ont grand besoin. Les bons exemples, il
ne les épargne pas non plus a cette cour grossiére au milieu de la-
quelle il vit.
Voyez-le donc & Vceuvre :
« I] n'y a que chez lui qu’on mange délicatement, c’est-a-dire
que les repas ne finissent pas en orgies. Il n’y a que chez lui que
l'on converse agréablement. La compagnie n'y était pas nombreuse,
mais elle était choisie ; ce qu’il y avait de meilleur 4 la cour y était
dordinaire; mais homme du monde qui lui convenait le plus
pour ces occasions, et qui n’y manquait jamais, c’était Saint-Evre-
mond. »
Entendre converser Saint-Evremond et le chevalier de Gramont !
Quelle féte pour leurs hétes de voir s'épanouir grace 4 eux, sous le
ciel gris et lourd de Londres, la conversation, cette fleur délicate et
charmante de l’esprit francais! Transplantation bien nécessaire
dans cette cour si longtemps indigente et vagabonde, dans cette cour
enfin ou le chevalier constate qu’a la plupart des hommes la néces-
sué avait tenu lieu d’éducation premiere. »
1 UN EXILE FRANGAIS
Devant cette jeunesse grossiére, dorée au procédé Ruolz, si je ne
craignais de faire un anachronisme, devant cette aristocratie anglaise
si riche ct plus fastueuse encore que riche, il ose, lui, Francais en
Angleterre, simple cadet de Gascogne, exilé, et qui avait besoin de
ses gains au jeu pour subsister 4 Londres, il ose, tout en menant
la haute vie que vous savez, la haute vie d’un land-lord, en étant le —
plus généreux des joueurs, qui le sont si volontiers les jours de
veine, il ose rester simple et avouer qu'il déteste, je me trompe,
Je chevalier a trop d’esprit pour employer les grands mots de ka
rhétorique, il avoue qu’il n’aime pas le faste, qu'il n’a point de la- |
quais, qu’il n’a jamais eu de domestique 4 sa livrée, excepté son
aumonier Poussatin, le premier prétre du monde pour danser la
danse basque, 4 propos de quoi il entame une de ses plus amusan-
tes relations, cclle du siége de Lérida, ot le plaisir commence dés —
la premiere ligne, ainsi qu’on !’a finement remarqué.
Cet exilé prend sa place partout; il garde son rang, il se met
& son aise dans n’importe quel milieu. Les humbles, les rooks le
trouveront aussi gai, aussi boute-en-train parmi eux que les gea-
tilshommes qui encombrent le salon de la duchesse de Cleveland.
Cet aplomb méridional ne l’empéche pas d’ailleurs d’étre le seul
homme de bonne compagnie de la cour d’Angleterre.
On dirait que notre chevalier, depuis qu'il a vu mademot-
selle d’Hamilton, est si complétement métamorphosé qu'il en est
arrivé 4 respecter la pudeur des dames; au moins il ménage leurs
oreilles ; c'est déja quelque chose. I est vraisemblablement le seul
4 la cour de Charles Il qui ait de ces serupules; qui sait si les dames
elles-mémes, en cette cour dissolue, lui en ont su beaucoup de gré?
Quoi qu’il en soit, les histoires les plus risquées des Mémoires, ce
n’est jamais devant les dames qu’il les raconte. Au moment ou il
dit son aventure avec Marion de Lorme, 11 remarque qu'il n’y a que
des hommes qui l’entendent. On lui demande la disgrace de don
Gregorio Brice; il attend que les dames ne soient plus la pour en
parler, et cette histoire était si andalouse, parait-il, qu’elle n’est
pas restée dans les Mémoires, ot pourtant ce n’est pas la réserve
qui domine. Ce sera quelque concession faite & la délicatesse de
madame de Gramont : nous ne nous en plaignons pas.
Les épisodes qu'il conte devant les dames, sauf quelques détails
qui sentent un peu le grand scigneur, se pourraient, a la rigueur,
hre dans des réfectoires de jeunes filles; ainsi le siége de Lérida;
ainsi l’histoire merveilleuse de l’habit enseveli dans les sables mov-
vants, prés de Calais, au dire du steur Termes, et qui se retrouve
sur les épaules d'un notable d’Abbeville, longtemps aprés.
Enfin, ce qui nous va plus au cceur que ce savoir-vivre, c'est quc
A LA COUR DE CHARLES II. 487
cei exilé, non content de respecter les dames se respecte lui-méme.
Charics li, charmé de sa bonne humeur, de sa politesse, lui fait
offrir une pension de quinze cents guinées; i] la refuse. plus délicat
en cela que Charles If qui recevait une pension de Louis XIV, il la
refuse parce qu'il ne veut rien tenir d'un souverain qui n’est pas
le sien; il veut si peu, que les étrangers, au milieu desquels il vit,
eroient qu’il a besoin d’eux, que, quelques jours apres, il offre une
caléche de deux mille louis au roi, son héte; c’est lui qui donne
les fetes les plus originales, qui rappellent les cadeauzx de Dorante,
dans le Menteur.
On n'est donc pas surpris que |’ambassadeur de France, le comte
de Comminges, entretienne sa cour du réle singulier et si honorable
pour la France joué par cet exilé, cet ambassadeur sans mission et
sans traitement, cet ambassadeur qui ne représente pas la France,
mais qui représente les choses les plus francaises.
Enfin, 4 la cour d’Angleterre, plus de ces ruses avec lesquelles il
avait dingé et corrigé la fortune, soit au siége de Trin, soit chez
le cardinal de Mazarin.
En Angleterre, le chevalier n'est plus qu’un beau joucur, qui ga-
gne souvent et perd comme un honnéte homme; c’est surtout un
homme 4 la mode, un courtisan bien élevé au milieu de gens qui
ne le sont guére, un homme gai et d’esprit au milieu de gens qui
ont la joie violente et un peu sauvage. Dés lors quoi d’étonnant que
mademoiselle d’Hamilton se soit laissée prendre a de pareils dehors?
Le gros jeu du comte ne devait guére la scandaliser; a la cour de
Charles ll, cette passion était encore plus furieuse qu’en France.
Les femmes méme jouaient un jeu d’enfer. La duchesse de Cleve-
Jand, la duchesse de Mazarin, mademoiselle Steward y donnaient le
ton. Le chevalier, presque toujours heureux au jeu, en tirait peut-
étre ce lustre que donne le succés devant bien de gens.
On n’est pas surpris, aprés le rdle brillant qu’il jouait devant
elle, avec tant de talent, qu’elle ait préféré cet exilé aux deux Rus-
sell, oncle et neveu, au comte de Falmouth, au duc de Richmond,
qui était un ivrogne et qui la marchandait, 4 Henri Howard, qui
possédait tout le bien de la maison de Norfolk, mais qui étazt un
boeuf, dit laconiquement le narrateur.
[esprit amusant du chevalier, sa conversation vive, légére et
toule nouvelle, le faisaient écouter. Hamilton n’en dit pas plus long
sur les sentiments de cette jeune personne qu’il va nous décrire
avec une complaisance toute fraternelle. Elle semble avoir été char-
mante entre les belles de la chambre de beauté, Beauty-room. Le
pemntre 4 la mode de ce temps, le Winter-Halter de toutes ces belles
personnes, a-t-i] jamais rien laissé de plus gracieux que le portrait ,
qu'on va lire? |
188 UN EXILE FRANCAIS |
« Elle était dans cet heureux age ot: les charmes du beau sexe com-
mencent a s’épanouir. Elle avait la plus belle taille, la plus belle gorge
et les plus beaux bras du monde. Elle était grande et gracicuse Jusque
dans le moindre de ses mouvements. C’était l’original que toutes les
femmes copiaient pour le gout des habits etl’air de coiffure. Elle avait
le front ouvert, blanc ct uni; les cheveux bien plantés et dociles pour
cet arrangement qui covfe tant 4 trouver. Une certaine fraicheur,
que les couleurs empruntées ne sauraient imiter, formait son teint;
ses yeux n’étaient pas grands, mais ils étaient vifs, et ses regards
signifiaient tout ce qu'elle voulait. Sa bouche était pleine d’agré-
ments et le tour de son visage parfait. Un petit rfez délicat et re-
troussé n'était pas le moindre ornement d’un visage tout aimable. »
Cette peinture un peu complaisante des agréments chers aux
connaisseurs du grand siécle, et qui ne seraient pas dédaignés au-
jourd’hui, a pour corrcctif, j’allais dire pour excuse, la description
morale, plus exquise encore, qui doit compléter cette ravissante
peinture.
« Son esprit était 4 peu prés comme sa figure. Ce n’était point
par ces vivacités importunes, dont les saillies ne font qu’étourdir,
qu'elle cherchait 4 briller dans la conversation. Elle évitait encore
plus cette lenteur affectée dans le discours dont la pesanteur as-
soupit; mais, sans se presser de parler, elle disait ce qu’il fallait et
pas davantage. Elle avait tout le discernement imaginable pour le
solide et le faux brillant, et, sans sc parer & tout propos des lu-
miéres de son esprit, elle était réservée, mais trés-juste dans ses
décisions. Ses sentiments étaient pleins de noblessc, fiers 4 outrance
quand il était besoin. Cependant elle était moins prévenue sur son
mérite qu’on ne |’est d’ordinaire quand on en a tant. »
Notez que dans ces deux parties du portrait, il n’y a pas un mot
sur le gout que pouvait avoir mademoiselle d Hamilton pour le
chevalier. En ce temps-la on montrait volontiers les épaules et ce
qui suit, quand c’était beau 4 montrer; on ne cachait pas non plus
son esprit, quand on en avait; mais l’on ne prodiguait pas son-
coeur. D’ailleurs la jeune fille avait été élevée 4 Port-Royal, ne l’ou-
blions pas. |
Pourtant n‘allons pas faire d’elle unc jeune premiére du théatre
de Marivaux; malgré l‘éducation que je viens de rappeler, elle a du
sang anglais dans ses veines; elle n’a donc pas cette aimable timi-
dité, ces rougeurs charmantes, qui avaient si bonne grace chez
mademoiselle de Sévigné et qui désespéraient la marquise. Deux
étourderics un peu bien britanniques : une invitation pour rire a
une de ses cousines qu'elle fait venir 4 un bal de la cour ov elle
n’était pas priée; le mauvais tour qu’elle joua & une pauvre lady
Muskerry, a laquelle elle fait adopter un costume grotesque pour
A LA COUR DE CHARLES II. 189
wn bal ot elle ne doit pas aller; tout cela nous semble un peu page
et fort antifrancais. Tout cela eit semblé bien violent 4 I’hdtel
de Rambouillet, par exemple, quoique mademoiselle de Bourbon,
avec son amie, la lzonne Paulet, ne se génassent pas de berner ce
pauvre Voiture, si la lettre ot celui-ci raconte cette berne n’est pas
un conte en |’air, comme j’en ai le soupcon.
li est vrai que mademoiselle Jennings ira plus loin encore, en
fait de tours de page, que mademoiselle d’'Hamilton. Malgré cela,
qu'elle est charmante aussi cette étourdie fillette, beauté légére et
piquante qui fait contraste avec la beauté grave de mademoiselle
d‘Hamilton! Chez mademoiselle Jennings, |’imagination a souvent
le dessus: aussi elle commence a4 parler avant d’avoir achevé de
penser; elle emploie des expressions qui ne signifient pas tout ce
qu elle veut; ses paroles rendent quelquefois trop peu, quelquefois
beaucoup trop ce qu'elle pense. Comme |’épigramme éclate et cir-
cule dans tout ce second portrait! Quelle distance entre les deux
belles-sceurs !
Yespére bien que ce n'est pas madame de Gramont qui a guidé
la plume de son frére; je l’espére, mais je n’en jurerais pas, car elle
était irés-dénigrante; les deux belles-sceurs étaient en froid depuis
le second mariage de la belle Jennings avec Talbot : s'il n’y avait
pas nivalité d’esprit entre les deux femmes, il y avait eu rivalité de
beauté peut-étre.
Mademoiselle Hamilton était, parait-il, obsédée d’épouseurs sé-
rieux; miss Jennings d’adorateurs qui demandaient surtout sa main
gauche; enfin elle donne son cceur, elle ne donne que cela 4 un
fat, a Pinvincible Jermyn qui, au bout du compte, ne |’épouse pas.
Il y aune véritable malveillance dans ce récit développé de son
escapade, le jour ot elle se déguise en marchande d’oranges pour
se faire tirer son horoscope par ce mauvais sujet de Rochester. Il
semble que \’historiographe de Gramont |’ait destinée 4 orner le
char de triomphe de la comtesse; de méme que miss Temple la
fait valoir ct lui sert en quelque sorte de repoussoir, miss Jennings
est un personnage sacrifié 4 mademoiselle d’Hamilton.
Des critiques anglais regrettent qu’Hamilton se borne 4 conter le
mariage de miss Jennings avec George Hamilton, sans nous expli-
quer comment son coeur s'est détaché de l’invincible Jermyn pour
se rattacher au jeune Hamilton; mais cela eut fait double emploi.
Qn ne voulait conter que le mariage du Chevalier, on ne voulait
avwir qu’une héroine aimée, et qui captivat a elle seule les regards;
on ne voulait mettre en scéne que mademoiselle d’Hamilton.
ly a de l’ironie dans ces derniéres lignes o Hamilton résume,
en célibataire qu’il est, le dénouement de ces jeux de l'amour et du
hasard. a On eut dit que le dieu d’amour, par un nouveau caprice,
490 UN EXILE FRANCAIS
livrant tout ce qui reconnaissait son empire aux lois de Phymen,
avait, en méme temps, mis son bandeau sur les yeux pour marier
tout de travers la plupart des amants dont on a fait mention. La
belle Stewart épouse le duc de Richmond; Vinvincible Jermyn, une
pecque provinciale; milord Rochester, une triste héritiére; le jJeunc
Temple, la sérieuse Lyttellon; Talbot, sans savoir pourquoi, prit
pour femme la languissante Boynton; Georges Hamilton, sous de
meilleurs auspices, épousa la belle Jennings, et le chevalier de Gra-
mont, pour le prix d’une constance qu'il n’avait jamais connue
devant et qu’il n’a jamais pratiquée depuis, trouvait |’Hymen et 1l'A-
mour d'accord en sa faveur, et se vit enfin possesseur de mademoi- |
selle d’Hamilton. »
Je sais bien qu'il y a un autre dénouement imaginé par quelque |
mauvais plaisant; c'est une anecdote qui roule dans tous lesrecueils
que celle des fréres Hamilton, courant aprés le chevalier et lui |
disant : « N’avez-vous rien oublié? — Ah! si, d’épouser votre sceur. »
On n’a jamais pu savoir la provenance de cette facétie; mais sa __
date nous renseignera sur son authenticité. Elle est contemporaine
du Mariage forcé, de Moliére; clle est de 1664. Le mariage du comte |
avait eu lieu le 10 novembre 1663. La comtesse était pimpante
comme Doriméne; le comte avait un peu l’Age du seigneur Alcan-
tor. Un des courtisans qu'il avait débellés, pour parler comme Sain
Simon, a fait le rapprochement. Le mot était méchant, il a fait son
chemin, et voila comme on écrit lhistoire littéraire.
Tel est ce petit roman des amours du chevalier de Gramont, ro-
man tout surpris d’avoir fleuri a la cour si grossiérement volup-
tueuse de Charles Il, et pour Ja plus grande gloirc d'un épicurien
comme notre quadragénaire, ce digne ami de Saint-Evremond et
des membres de l’ordre des Céteaux, les beaux dineurs du grand
siécle.
Il y aurait bien un supplément qui se pourrait ajouter 4 ce gra-
cieux épisode; mais il attend un Hamilton. D’ailleurs, la comtesse
ne le lirait avec autant de plaisir. Aussi bien elle a cessé d’étre
jeune et belle; 4 um certain moment, ce beau et frais visage s'est
couperosé et couvert de dartres. Le caractére s'est aigri comme le
sang. On a été consuller le médecin des ames, et Fénelon lui indi-
quait le reméde, et c’était )’humilité. « Supportez le prochain. Sur-
tout le silence vous est capital. Lors méme que vous ne pourrez
vous dérober au monde, vous pourrez vous taire souvent et laisser
aux autres les honneurs de la conversation. Yous ne pouvez domp-
ter votre esprit dédaigneux, moqueur et hautain, qu’en le tenant
enchainé par le silence. » Dans une autre letire, il a l’air de lui con-
seiller la retraite : « A Versailles, iui dit-il, il faut un visage riant ;
mais je coour n’y rit guére. Si peu qu il reste de désirs et de sensi-
A LA COUR DE C@ARLES II. iM
bilités d’amour-propre, on y a toujours de quoi vieillir; on n’a pas
ce qu'on veut, on ace qu'on ne voudrait pas. On est peiné de ses
malheurs et quelquefois du bonheur d'autrui: on méprise les gens
avec lesqueis on passe sa vie, et on court aprés leur estime. On est
moportuné, et on serait bien faché de ne pas |’étre et de demeurer
en solitude. [] y a une foule de petits soucis voltigeants qui vien-
nent chaque matin a votre réveil, et qui ne vous quittent plus jus-
qu’au soir. Ils se relayent pour vous agiter; plus on est 4 la mode,
pius on est a la merci de ces lutins. Voila ce qu’on appelle la vie
da monde, et l'objet de l’envie des sots. »
Ces mots nous en disent long sur la maladie morale de la com-
tesse. Le comte, lui, ne connaissait pas ce genre de vapeurs mora-
les; mais il était reconnaissant 4 Fénelon de l'intérét qu’il prenait
aux tnsicsses de la comtesse, et, quoique courlisan, il aimait le
grand archevéque jusque dans sa disgrace; il l’aimait tout haut, de-
vant le rei et devant madame de Maintenon.
L'envers de toutcs les splendeurs est triste 4 voir. On survit a sa
heauté; l’dge vient, tout prestige disparait. C’est l'histoire de toutes
ces belies personnes qui figurent dans le brillant raout des Mémoi-
res. Leur existence a presque toutes finit comme un mélodrame du
boulevard, o8 le vice ne manque jamais d’étre puni.
La beile Jennings, veuve de Georges Hamilton, devient duchesse
de Tyrconnel ; mais ce n’est pas pour longtemps. Arrive la révolution
de 4688 : spoliée par la confiscation de tous ses biens, elle est ré-
duite a tenir ume petite boutique de mercerie dans le voisinage de
la Bourse de Londres. « Elle avait un masque blanc qu'elle ne quitta
jamais, » dit Horace Walpole. Elle finit ses jours dans les austéri-
tés religieuses, et ne lut sans doute pas ce livre ot son beau-frére
racentait si philosophiquement les peccadilles de sa libre jeunesse.
Que dire des autres personnages? De miss Temple, qui parait la
pour mettre en lumiére miss Jennings? Que dire de toutes ces filles
d'kompeur comme wf plait a Dieu, ainsi que parlait un de leurs con-
temporains, de toutes ces étourdies, si jeunes, si folles de leur
ceeur, Si éprises de fétes et de plaisirs? Car plus d’an drame éclate
et perce méme sous le discret récit d’Hamilton. Ainsi, madame Den-
ham meurait empoisonaée par. son mari; madame de Shrewsbury
fait tuer som ancien amant par son mari, et son mari par le duc de
, pais va vivre avec lui, tandis que la duchesse est obli-
gtede Imi céder ja place et de retourner chez son pére. Seulement
lemilton est de l’école classique : il sait qu'un art judscieux doit
somivaire aux regards les objets odienx; aussi il atténue tout : il fait
pour les Anglais de 1660 ce que Racine a fait pour les contempo-
rains de Néren : ii laisse deviner, et c'est un plaisir de plus peur
ks gens d'esprit.
192 UN EXILE FRANCAIS
C’est bolt pour ce badaud vicieux de Samuel Pepys, de nous ra-
conter avec complaisance les orgies ignobles de Charles II, les scé-
nes scandaleuses de son harem, les duels 4 coups de poings des
deux sultanes favorites, la Castlemaine et la Stewart; les rivalités
de bas étage qu’elles infligent a l’indolent monarque; les ivresses
et tapages nocturnes des plus grands, Buckingham en téte; et
ces scénes de la Chambre des lords ot la moitié des membres pré-
sents est 4 peu prés ivre-morte.
Malgré toute cette réserve d’Hamilton, on lui est sévére. Ila
médit des femmes, et celles-ci lui tiennent rigueur. Lord Byron re-
marque qu’elles n’aiment pas ce livre d’un célibataire qui rit st vo-
lontiers de leurs méfaits.
Qu’elles récusent Hamilton, elles sont dans leur droit jusqu’a un ©
certain point. Il n’a peint que la femme du monde, et quelquefois
celle du grand demi-monde; il ne I’a montrée que sur ce champ de
bataille des salons ot ses défauts la suivent plus que ses vertus; il
n’a vu ni la mére de famille ni la femme d’intérieur. Pourtant son
sévére jugement doit étre écouté, a cause des sérieuses ré-
flexions qu’il suscite chez le lecteur qui sait lire entre les lignes.
Toutes ces vicieuses, toutes ces légéres personnes sont sottes,
vaines, crédules; elles manquent de jugement et de tact. La Castle-
maine est une harpie furieuse, la Steward, une écervelée qui donne
son coeur & Georges Hamilton parce qu’il a la bouche assez grande
pour que deux bougies allumées y tiennent a la fors, et qu'el peut
faire trois tours de chambre sans qu’elles s’éteignent. Jen passe,
et de plus sottes encore.
Ainsi, vice et sottise marchent de compagnie. Est-ce donc rendre
le vice aimable, que de le montrer ridicule et méme béte?
Au contraire, les jeunes filles assez rares, je le reconnais, qu'il
veut nous faire estimer, joignent les charmes de l’esprit qui retient
aux graces du visage qui attirent. Toutes ont plus d’esprit que ceux
qui les courtisent, méme quand c’est le chevalier de Gramont. Re-
voyez le portrait de mademoiselle de Saint-Germain, et celui de
mademoiselle Begot, ect celui méme de miss Jennings, étourdie,
mais, au demeurant, honnéte.
Nous trouvons dans les Mémoires au moins quatre femmes vrai-
ment vertucuses et spirituelles. Voici leurs noms : mademoiselle
d’Hamilton, mademoiselle de Saint-Germain, miss Bagot et ma-
dame de Sénanges : n’est-ce donc rien? Jadis, nous dit une sainte
histoire, une grande cité eut été sauvée, s’il s'y fat trouvé quelques
justes; hé bien, il y avail encore assez de femmes honorables, méme
a la cour de Charles II, pour qu’elle ne fat pas tout a fait maudite.
Pourquoi donc le livre d’Hamilton en faveur de ces personnes d’¢-
lite, chez qui la vertu n’est qu’une grace de plus, n’obtiendrait-il
A iA COUR DE CHARLES II. 493
pas un bill d’indemnité devant les lecteurs sérieux? Si la morale a
plusieurs formes, n’est-ce donc pas une morale qui en vaut bien
une autre, que celle qui punit les vicieux par leurs vices? Toutes
ces personnes folles de leur cceur, ne les a-t-il pas punies, en leur
iofigeant son froid dédain, son ironique mépris? Pour lui, ce ne
sont plus des femmes; elles perdent leur droit aux égards, ce sont
des créatures quelconques, presque des choses : c’est la Steward.
c'est la Castlemaine, c’est la Price, c’est la Temple, c’est la Wer-
inestre, c'est la Wells. Mais s’avise-t-il jamais d’enlever a sa sceur,
4 miss Jennings, & mademoiselle Bagot, 4 mademoisclle de Saint-
Germain, cette qualification de madame, qui est une marque de
respect encore plus qu'une formule de politesse?
Hest permis de croire que la justice distributive du comte ou
dHamilton a légard de toutes ces pécheresses a été éclairée par
madame de Gramont. L’indulgence n’était pas le fort de cette per-
sone distinguée. « Elle était fort dénigrante, » dit madame de Cay-
lus, et c’est elle, j’imagine, qui plus d'une fois aura signalé a ses
deux partpers en causerie certaines imperfections dont le regard
dun homme ne se serait pas avisé naturellement. Ainsi, par exem-
ple, iln’y a qu'une femme pour caractériser ainsi une de ses amies :
« Madame Wetenhall était ce qu’on appelle proprement une beauté
tout anglaise : pétrie de lis et de roses, de neige et de lait, quant
aux couleurs; faite de cire 4 l’égard des bras et des mains, de la
gorge et des pieds; mais tout cela sans dme et sans air. Son visage
etait des plus mignons, mais c’était toujours le méme visage; on
eat dit qu’elle le dirait le matin d’un étui, pour l’y remettre en se
couchant, sans s'en étre servie durant la journée. Que voulez-vous!
la nature en avait fait une poupée dés son enfance, et poupée jus-
qu’a la mort resta la blanche Wetenhall. »
Que dites-vous de ce portrait de mademoiselle Wells? « C’était une
grande fille, faite 4 peindre, qui se mettait bien, qui marchait
comme une déesse, et dont le visage, fait comme ceux qui plaisent
le plus, élait un de ceux qui plaisent le moins. Le ciel y avait ré-
pandu certain air d’incertitude qui lui donnait la physionomie d'un
mouton qui réve. Cela donnait mauvaise opinion de son esprit, et,
par malheur, son esprit faisait bon sur tout ce qu’on en croyait. »
Je le répéte, les hommes n’ont pas de si bons yeux, et ils sont
plus reconnaissants que cela du je ne sais quoi de charmant qui
s épanouit sur un jeunc et frais visage.
Décidéinent, tous les assistants qui défilent dans ce raout ou dans
ce hal travesti donné en l/honneur de mademoiselle d’Hamilton et
de son spirituel prétendant, n'ont pas eu a se féliciter de n’étre pas
restés chez cux.
40 Jouser 1875. 13
194 UN EXILE FRANCAIS
Maintenant, j’en reviens a la morale que le lecteur peut dégager
de ce livre d‘apparence si peu morale : c’est que le vice n'est pas
seulement méprisable; en général, il est aussi passablement ridi-
cule. Les mauvaises actions ne sont pas seules punies, les mau-
vaises intentions ne le sont pas moins. Ainsi, quand le chevalier,
chez I’hdtelier Cerise, bridle d’empocher l’argent du manant qu’il
appelle dédaigneusement le chapeau pointu, c’estce dernier qui em-
poche son argent. Le méme étourdi est-il trop pressé de revenir en
France avant que Ie roi l’y ait autorisé, un mot de son frére le rap-
pellera 4 la vérité, et, crainte d’avertissement venu de plus haut,
il retournera en Angleterre plus vite encore qu'il n’en est venu.
Maisallons au fond des choses. Ce qui fait la moralité vraiede cette
ceuvre, c'est le sourire qui souligne telle parole qui nous parait au-
jourd’hui indulgente ou trop modérée. La bonne humeur du narra-
teur nous trompe sur son compte; parce qu’il dit la vérité en sou-
riant, sans grossir sa voix, nous l’accusons de ne pas prendre la
morale au sérieux. Ce qu'Hamilton nous dit du chevalier, qu'il dé-
clamait fort peu contre Uhumeur capricieuse des femmes, mais
quil les punissait le plus et le mieux qu'il pouvait, c'est précisé-
ment ce qu’Hamilton fait contre les vicicux et contre les vicieuses.
Il ne fait de réquisitoires contre personne, mais il frappe sur qui
de droit. Dans Ja bonne compagnie d’autrefois, on détestait les
grands mots, les grandes phrases; les Mémoires d’'Hamilton sont
venus dans le méme milieu que les romans de madame de La
Fayette; ils sont destinés 4 un petit cercle choisi de gens qui en-
tendent 4 demi-mot : de la cette mesure, cette modération, cette
urban.té qui vaut bien l’atticisme des Grecs. Hamilton ne parlait,
surtout dans les circonstances qui ont été rappelées, que pour des
gens qui avaient presque autant d’esprit que lui.
Enfin, en lisant ce livre si piquant, nous goutons un plaisir par-
ticuliérement cher a notre temps volonticrs égalitaire. Notre fatuite
peut se figurer que nous valons mieux, a certains égards, que quel-
ques-uns des grands personnages qui figurent dans ces Mémoires.
Au fond je ne le crois pas; le vice s’est déplacé comme la fortune:
il s’est embourgcoisé, et voila tout. Il a perdu ses fagons de Don
Juan : c’est M. ct madame Dimanche qui sont vicieux aujourd’hui,
le diable n’y perd rien.
Mais un plaisir de meilleur aloi que nous procure cet ouvrage
historique , c'est d’assister & une conversation variée, élégante,
amusante, et qui ne languit pas un instant. II y a quelques obscu-
rités, je le veux bien; mais dans un salon, méme quand nous avons
de fines oreilles, n’y a-t-il pas bien des mots qui nous échappeni?
Dans cette conversation échangée, il y a plus de deux siécles, entre
A LA COUR DE CHARLES II. 195
trois personnes distinguées, il y a de tout, de la frivolité d’abord,
ilen faut en conversation; il y a aussi de la raison, pas raison-
neust, piquante, alerte, grace 4 laquelle maints passages s’adres-
sent aux esprits sérieux et bien faits : ils sont ce grain de sel qui
reléve l'appétit, et ils reviennent assez souvent pour que l’amuse-
ment n’y devienne pas excessif et partant monotone. |
Enfin, notre patrie doit étre particuliérement touchée de l’hom-
mage qui lui a été rendu par un étranger qui a assez aimé notre
langue pour la parler si bien, et notre pays pour le montrer sous
un si beau jour. Car, enfin, derriére le chevalier, derriére la cour
d'Angleterre, nous avons des perspectives sur la France du dix-
septiéme siécle ; nous reconnaissons ses traits les plus caractéristi-
ques, nous voyons a l’ceuvre son jeune monarque, sa vaillante ct
spirituelle noblesse ; nous assistons 4 la brillante aurore du grand
régne, et c’est un exilé qui nous en fait les honneurs! Les roles
honorables et flatteurs ce sont des Francais, c’est Matta, c’est Saint-
Evremont, c’est Gramont qui les remplissent 4 la cour de White-
ball; ce sont eux qui représentent notre élégance, notre savoir-
vivre.
C'est donc la France d’autrefois qu'il faut revoir et retrouver
dans ces pages légéres : c’est la France au moment ot elle parlait
si bien et si haut, parce qu’elle était alors la grande nation.
Que cette vue patriotique soit mon excuse pour avoir pris si
au sérieux ce livre qui ne pensait, sans doute, qu’a étre agréable.
E. Co.tncame.
Au moment ot nous terminions cette étude, une intéressante communica-
tion de M. le duc de Gramont nous arrive; nous sommes heureux d’en faire
part 4 nos lecteurs : ce leur sera une preuve nouvelle de la vérité historique
qu'il y a lieu de chercher dans |’a2:uvre d’Hamilton.
« fl n’existe, dans les archives de la maison, aucune piéce qui
permette de fixer, par un document, la date précise du mariage du
chevalier de Gramont. Son contrat de mariage est presque le seul
qui manque, et cela s’explique par le fait qu'il a été fait en Angle-
terre, ou il sera resté. Par contre, lesarchives de la maison conticn-
nent le contrat de mariage (du 2 avril 1694) de sa fille Claude-Char-
lotte de Gramont, qui épousa Henry Howard, comte de Stafford, en
Angleterre, et aussi le testament de cette comtesse de Stafford, du
{3 mai 1729. — Mais (chose trés-fréquente dans les actes de ce
lemps) la date des naissances des personnes mentionnées n'est pas
indiquée dans le contrat ni dans le testament, de sorte qu’1l est diffi-
cile de fixcr, 4 deux ou trais ans prés, la date de la naissance de la
comtesse de Stafford. — On évitait alors avec un soin particulier de
trahir, dans les documents, !’dge dont on s’appliquait avec tant de
?
196 UN EXILE FRANCAIS A LA COUR DE CHARLES II.
soins 4 masquer les progrés. — C’est 4 ce point que, dans les Mé-
moires de Gramont, par Hamilton, on ne rencontre pas une date,
et, 4 plus forte raison, rien dece qui pourrait indiquer l’dge de la
comtesse de Gramont, sa sceur, et de ca | Stafford, sa niéce.
« Un journal anglais, The Acadeniy, du 30 mai 1874, a publié
in extenso le contrat de mariage du chevalier de Gramont avec miss
Hamilton. Ce contrat fut signé le 9 novembre 1663. lla été vendu,
l’an dernier, aux enchéres 4 Londres ; on |’avait trouvé parmi les
vieux dossiers d’une étude de notaire qui datait du dix-septiéme
siécle. Le chevalier y avantage notablement la jeune Hamilton ; on
entrevoit qu’il veut la désintéresser sur la question d'age. fl y a de
curieux renseignements sur la fortune de ce cadet d'une maison
princiére et alliée & toutes les familles royales, 4 commencer par la
maison de France.
« Le document anglais publié par l’Academy est parfaite-
ment authentique, et on en pourrait trouver une preuve dans
ce fait qu'il ressort, en effet, d’un aulre document qui est
aux archives de la maison que, en 1705, on en demanda com-
munication en France pour le réglement de question de succession
parmi les héritiers du maréchal de Gramont. Sil y a une erreur,
elle est bien plutét dans la date donnée par le livre généalogique,
date qui a été prise dans un manuscrit du dernier duc de Gramont,
pére du due actuel, leqnel ne pouvait avoir connaissance du contrat
anglais. Mais ce qui est plus curicux, c’est que, ce fils qui, d’aprés
les dépéches de l’ambassadeur, M. de Cominge, serait né le 29 aout
1664, ce fils n’a jamais existé. Sous ce rapport, il ne peut y avoir
aucun doute, car toute naissance de Gramont est inscrite au livre
de famille, lequel était tenu au greffe de la cour souveraine de Bi-
dache ; mais sans méme arguer de cctte preuve concluante, vous
en trouverez une manifeste dans les Mémoutres de Gramont, par
Antoine Hamilton (édition anglaise), ou, parlant de sa propre sceur
Klisabeth Hamilton (Afterwards Lady Gramont), il dit qu’elle n’eut
ue deux filles. — On serait donc tenté d’attribuer 4 la comtesse
e Stafford la date mentionnée par l’ambassadeur et de conclure
qu'elle est née le 29 aout 1664, ses parents ayant été mariés le 10
novembre 1663, le lendemain de la signature du contrat.
« Les épigrammes du chevalier de Gramont contre le duc de Saint-
Simon étaient nombreuses et pour ainsi dire quotidiennes : celle
relative 4 sa retraite prématurée est mentionnée dans une note
manuscrite du maréchal, mais sans que les paroles mémes en
soient rapportées. fl y est dit, entre autres choses, que le comte de
Gramont, en parlant de Saint-Simon, Il’appelait : le petit Foutri-
quet; mais ce délail n’a pas été publié. »
REVUE SCIENTIFIQUE
I, L'expédition scientifique da Challenger. — Il. Le Soleil, par le Pére Secchi. —
Hil. Les fermentations, par P. Schitzenberger.
I
Nous avons déja signalé 4 nos lecteurs' lexpédition scientifique que
les Anglais ont organisée 4 bord du Challenger. Cette expédition est par-
tie d'‘Ancleterre le 21 décembre 1872. L’'année 1873 tout entiére a été
consacrée 4 l’exploration de l’Atlantique, que la corvette traversa quatre
fois de long en large, et dans les trois premiers mois de 1874, elle a fait
une campagne hydrographique dans l’Océan Austral. Les rapports relatifs &
ces deux croisi¢res ont été publiés; mais nous n’avons pu nous procurer
aucun renseignement sur la suite de l’expédition. Elle a pourtant effec-
tué son retour en Angleterre; car son commandant, le capitaine de vais~
seau G. Nares, a repris la mer il y a quelques jours 4 peine, & la téte
d'une nouvelle expédition que les Anglais viennent d’organiser pour |'ex-
pleration du pdle nord.
Le Challenger est une corvette 4 hélice de 2,500 tonneaux, qui a été
dégarnie de ses canons pour faire de Ja place aux instruments et aux ap~
pareils d’étude. Le pont tout entier a été livré aux installations scientifi-
ques, qui comprennent, a l’arriére, un grand cabinet de travail, un labo-
ratoire de zoologie, un dépét des cartes marines, puis un atelier de pho-
tegraphie et un laboratoire de physique et de chimie; et enfin, sur l’a-
vant, se trouvent les appareils de sondage et de dragage, un aquarium
alimenté par une pompe hydraulique, et une machine a vapeur destinée a
la manceuvre des treuils pour le relevage des sondes et des dragues, etc.
Le commandant Nares avait pour second M. Maclear, fils de l’ancien
directeur de I’'Observatoire du Cap, qui était chargé des observations ma-
§Mtiques. Le personnel scientifique de l’expédition était sous la direc-
' Correspendant du 10 mars 1875, page 1114.
198 REVUE SCIENTIFIQUE.
tion de M. Wyville Thomson, déja célébre par ses travaux 4 bord du Por-
cupine, et se composait de deux zoologistes, MM. Willemoes-Suhm et Mur-
ray, d’un botaniste, M. Moseley, d'un chimiste, M. Buchanan, d’un dessi-
nateur et d’un photographe.
Au moyen d’appareils perfectionnés, dont la description nous entraine-
rait trop loin, on déterminait, 4 chaque station du navire, la profondeur
de la mer, la température toutes les 100 brasses, depuis la surface jus-
qu’au fond, la direction et la vitesse des courants superficiels ou sous-
marins, et enfin, 4 l'aide des matériaux rapportés par les dragues, la
constitution géologique du fond, la nature des végétaux ou des animaux
qui pouvaient s'y trouver, et le degré de salure de J'eau de mer dans les
couches inférieures.
Nous ne suivrons pas le Challenger dans ses traversées successives d'un
continent a l'autre‘; nous indiquerons seulement les résultats généraux
que I’on a déduits des observations recueillies, soit au point de vue de la
théorie des grands mouvements de la mer, soit dans l’ordre des phéno-
ménes zoologiques et botaniques.
Les déterminations de température de la mer aux diverses profondeurs
recueillies par le Challenger et coordonnées avec soin, ont conduit le
docteur Carpenter 4 formuler une nouvelle théorie du régime général
des océans. Le fameux gulf-stream, qui jouait dans la théorie du lieute-
nant Maury un réle important, n’est plus considéré aujourd hui que
comme un courant superficiel, dont |’épaisseur ne dépasse pas 3500 mé-
tres, et dont l'influence, soit sur Ja circulation des eaux, soit sur les cli-
mats des continents qu'il cétoie, doit étre considérablement diminuée.
En réalité, il se produit dans les océans des mouvements généraux beau-
coup plus simples et mieux définis. L’eau froide descend de chaque pdle
vers | équateur en suivant le fond de la mer: 4 l’équateur, ces deux
grands courants profonds se rencontrent et remontent 4 la surface, ott
leurs eaux s'échauffent aux rayons du soleil, pour retourner ensuite vers
les péles, en formant dans chaque océan un second courant superposé au
~premier. Ses eaux se refroidissent en fondant les glaces polaires, et re-
‘tombent au fond pour recommencer éternellement le méme mouvement
de va-et-vient du pdéle 4 l’équateur par les fonds, et de l’équateur au pdle
par la surface. La vitesse générale de ce mouvement varie de 4 4 8 milles
par jour.
Les faits qui ont servi de base 4 l'établissement de cette théorie sont
les suivants : le fond de I'Atlantique nord, qui se trouve 4 une profon-
deur moyenne de 4,000 4 5,000 métres, est 4 une température de 2 de-
grés enviro. Au-dessus du fond, jusqu’a 1,600 métres au-dessous de la
surface, se trouve une immense masse d'eau dont la‘température ne dé-
‘ On trouvera des détails intéressants sur cette campagne dans la Revue maritime et
coloniale (n° de mai 1875) et dans la Revue des Deux-Mondes (n° du 15 aodt 1874).
REVUE SCIENTIFIQUE. 199
passe pas 4 degrés. Dans la zone intertropicale, les couches froides se ren-
contrent plus prés de la surface que sous les latitudes plus élevées du
nord etdu sud. Enfin, par suite de la plus grande facilité de communica-
lion, dans l’Atlantique sud, entre l’équateur et la zone polaire, le courant
sousmarin qui vient du pdle austral est en méme temps plus froid et
plus volumineux que dans l'Atlantique nord. Dans les mers fermées, telles
que la Méditerranée, il en est tout autrement : la température, a partir
de 200 métres environ au-dessous de la surface, reste absolument con-
stante jusqu’au fond, et garde la valeur de la température moyenne nor-
male correspondante a la latitude, qui est de 12 4 15 degrés pour la Mé-
diterranée, par exemple.
Le Lightning et le Porcupine, en explorant, en 1868 et 1869, le fond
de l'0céan Atlantique, depuis les iles Féroé jusqu’au golfe de Biscaye,
avaient déja recueilli des faits aussi inattendus qu’intéressants pour
la zoologie et la botanique. Ces découvertes ont été confirmées et éten-
dues par celles du Challenger. Tandis que la vie végétale cesse com-
plétement au-dessous de 500 métres environ, la vie animale est pos-
sible jusqu'a plus de 4,000 métres de profondeur. Les organes de ces
animaux supportent donc une pression de plus de 400 atmosphéres,
cest-a-dire plus de 400 kilogrammes sur chaque centimétre carré de leur
surface. Dans ces abimes de la mer, on trouve tantét des branches de co-
rail, des éponges couleur de lait, des annélides, tantédt des crustacés
dont les uns sont absolument dépourvus d’yeux, et les autres, au con-
traire, possédent, outre les deux yeux pédiculés placés, comme 4 l’ordi-
Baire, sur la téte, deux yeux auxiliaires fixés sur la seconde paire de
pattes-michoires. On y trouve aussi des mollusques vivants, enti¢rement
Semblables 4 des espéces fossiles que l'on croyait disparues depuis long-
temps, et enfin des étres d'une constitution tout 4 fait rudimentaire, aux-
quels on a donné le nom de Globigerinee, et qui n’ont pour toute nourri-
lure que la faible quantité de matiére organique provenant de la dissolu-
lion des plantes marines dans ]’eau de mer, et amenées dans ces profon-
deurs par le grand courant de circulation des océans.
La derniére partie de la croisiére du Challenger a eu pour théatre
l'Océan Pacifique : les relations de l’expédition scientifique sur les obser-
vations recueillies dans cette campagne n’ont pas encore paru. Le rap-
port du commandant Nares, qui a seul été publié, contient des détails trés-
intéressants au point de vue hydrographique sur les terres si peu connues
qui s étendent dans le grand Océan austral entre le cap de Bonne-Espé-
rance et l’Australie.
L'expédition du Challenger, on le voit par ce beaucoup trop rapide ré-
sumé, a été des plus féconde en résultats importants pour plusieurs
branches de la science, et c’est un honneur pour le gouvernement ct la
marine anglaise d’avoir accompli une telle entreprise. Pourquoi faut-il
200 REVUE SCIENTIFIQUE.
que la France reste en arriére dans une voie ow elle tenait autrefois le
premier rang? Le souvenir des Bougainville, des La Pérouse, des Beau-
temps-Beaupré, des Dumont-d'Urville et de tant d'autres en est une
preuve. Nous devons aujourd’hui évitery tout ce qui pourfait obérer nos
finances déj4 trop chargées; mais |"Empire, qui a laissé passer dix-hait
années d'une grande prospérité matérielle, sans songer 4 organiser unc
seule expédition scientifique, ne peut pas invoquer cette excuse, et me-
rite que la science ajeute ce grief 4 tous ceux que l'histoire accumulera
contre lut.
It
Le P. Secchi, Villustre directeur de l’Observatoire du Collége Romain,
membre correspondant de |"Institut de France, a passé de longues années
a observer le soleil et a étudier les phénoménes dont cet astre est le
siége. La connaissance qu'il a aequise de tout ce qui est relatif 4 cette
importante question a conduit ce savant astronome a publier, il y a quel-
ques années, une description compléte du soleil, renfermant sur la con
stitution, les mouvements, les éclipses de l’astre du jour, toutes les
notions que la science possédait 4 cette époque. II y avait alors quelques
années seulement que l’astronomie s’était enrichie d’une méthode d'ob-
servation qui devait lui ouvrir une si vaste et si riche carriére : nous
voulons parler de I’analyse spectrale. Aussi, depuis cette époque, la phy-
sique solaire a-t-elle avancé 4 grands pas, et c'est 4 peine si le soleil, tel
que Ie P. Secchi le décrivait en 1867, serait reconnaissable par les savants
d’aujourd’hui. C’est pour combler les lacunes qui rendent maintenant cet
ouvrage nécessairement incomplet, que son auteur vient d’en publier
une seconde édition, qui est, 4 vrai dire, une ceuvre nouvelle®.
Le plan est resté le méme, mais les matériaux ont été renouvelés. La
premiére partie, qui parait seule aujourd’hui, est consacrée 4 I’étude de
la structure du soleil.
La premiére chose qui frappe les yeux lorsqu’on observe le soleil dans
une lunette disposée 4 cet effet, c’est Ja présence fréquente de points
noirs, plus ou moins grands, plus ou moins nombreux, qui constituent
les taches du soleil. La partie centrale est noire : on f'appelle le noyaz
ou l’ombre; le contour est formé par une demi-teinte qu’on appelle la
pénombre. Sur les bords du disque, on voit de petites taches blanches
que les astronomes désignent sous le nom de facules. Toutes ces taches
changent de place et de forme, suivant des lois assez compliquées que
‘ Le Soleil, par le P. A. Secchi, S. J., directeur de l'observatoire du Collége romaill,
correspoudant de l'Institut de France. — Deuxiéme édition, revue et augmentée. — Pre-
miére partie, 4 vol. de texte et um atlas de six planches gravées. — Gauthier-Velars,
éditeur.
REVUE SCIENTIFIQUE. 261
l'on est parvenu & découvrir, grace 4 |’emploi d’appareils de plus en plus
perfectionnés. La photographte a surtout rendu de grands services, soit
dans les observations ordinaires du soleil, soit dans les éclipses.
De nombreuses figures, gravées avec le plus grand soin, jointes aux
descriptions du P. Secchi, permettent de se faire une idée parfaitement
nette des apparences drverses présentées par la surface du soleil, des cir-
constanees variées qui accompagnent la formation des taches et surtout
de la structure de ces masses obscures.
Une etude approfondie de ces phénomenes a conduit le P. Seechi aux
conclusions suivantes, relativernent 4 leur nature : les taches sont le ré-
sultat de grands bouleversements qui s’accomplissent dans la masse dont
le soleit se compose. De ces bouleversements il résulte, pour la surface
ettérieure, de grandes différences de niveau, des sowlévements et des
dépressions; ces dépressions forment, dans la photesphére, des cavités
plus ou moins réguliéres, environnées d’an bourrelet vif et saillant. La
profondeur de ces cavités n'est pas trés-considérable, Elles ne sont pas
vides; la résistamee qu'elles opposent 4 la marche des eourants lumi-
neu prouve qu”elles sont remplies de vapeurs plus ou moins transpa-
rentes. Le fond de ces cavités est oceupé par des nuages de matiére pho-
losphérique condensés et obseurs qui tendent continuellement a étre
dissous par la nrati¢re lumineuse.
Comme conclusion de ses études ser la structure des taches, le P. Sec-
chi formule \’hypothése suivante sur la constitution de la photosphére
elleméme : « On peut, dit-il, Ia regarder comme composée d'un brouil-
lard \emineux ou d'une vapeur condensée, suspendue dans une atmo-
sphére gazeuse et ttansparente. C'est ainsi que sont suspendus dans notre
atmosphére les nuages das A une condensation partielle de la vapeur
d'eau; seulement les nuages lumineux de la photosphére sont composés
d'une matiére beaucoup moins volatile et dont la température est trés-
élevée. »
Les lois du mouvement des taches solaires sont trés-complexes : elles
résultent, en effet, de mouvements qui se produisent dans ]’atmosphére
da soleil : « Nous sommes done, dit te P. Seechi, dans les conditions ot
se trouverait un astronome qui voudrait, en se placant dans la lune, dé-
lerminer le mouvement de rotation de la terre en prenant un nuage pour
point de repére. » Ce qu’on a constaté de phus net a cet égard, c'est que
la vitesse angulaire de rotation des taches auteur du soleil est maxinrum
aVéquatear et diminue lorsque la latitude augmente. Le soleil, d’ail-
leurs, fait un tour complet autour de son axe en vingt-quatre jours en-
tron. Un savant astronome anglais, M. Carrington, a amoncelé sur cette
importante question une masse énorme d’observatiens et de calculs. La
discastion de ces matériaws conduira peut-étre un jour 4 la connaissance
compléte des lois du mouvement des taches solaires.
202 REVUE SCIENTIFIQUE.
Ce phénoméne présente encore une particularité curieuse : l'appari-
tion des taches sur le soleil est soumise a une loi de périodicité : tous
les onze ans environ il se produit alternativement une recrudescence dans
la formation des taches et une absence presque compléte du phénomeéne.
Ce qu'il y a de remarquable, c'est que cette période coincide avec, celle
des variations de Ja déclinaison magnétique et du nombre des aurores
boréales. Ces faits n'ont pas encore recu d’explication satisfaisante.
La photosphére est, ainsi que l’indique son nom, la partie du soleil
qui rayonne la lumiére. Cette couche lumineuse est entourée d'une
atmosphére gazeuse et transparente, 4 laquelle M. Normann Lockyer a
donné le nom de chromosphére. L’existence de cette atmosphiére est prou-
vee: 4° par l'absorption qu'elle exerce sur les radiations lumineuses, chi-
miques et calorifiques ; 2° par les observations spectroscopiques direc-
tes; 3° par les phénoménes qui accompagnent les éclipses totales.
Chacune de ces preuves est étudiée successivement par le P. Secchi.
L’analyse spectrale occupe une place a part dans cette exposition. Elle a
rendu, en effet, trop de services aux astronomes pour ne pas mériter cet
honneur, et le spectroscope constitue en outre un instrument dont le
P. Secchi a tiré lui-méme un trop bon parti pour ne pas étre l'objet de sa
part d'une étude particuliére. Au moyen de ce précieux appareil on a dé-
terminé la composition chimique de la photosphére, dans laquelle on a
reconnu la présence d'un grand nombre de corps simples qui se reir
contrent sur notre planéte. Enfin, l’application de lanalyse spectrale a
l'étude des taches a considérablement éclairé la question de savoir quelle
est leur cause. Le P. Secchi pense qu’elles sont dues 4 des phénomeénes
cruptifs provenant de Il’intérieur du soleil; il repousse la théorie de
M. Faye, d’aprés laquelle les taches ne seraient autre chose que des cy-
clones.
Cette premiére partie de l’ouvrage se termine par une magnifique des-
cription des phénoménes observés pendant les éclipses totales de soleil.
Le P. Secchi a assisté plusieurs fois 4 ce spectacle grandiose, et l'on
comprend, en le lisant, la terreur qu'il inspire aux populations igno-
rantes, et les émotions qu’éprouvent eux-mémes les savants prévenus
de ce qui va se passer. Le phénoméne qui frappe le plus lorsqu’on
observe une éclipse a l'oeil nu, c'est l'auréole brillante qui en-
toure la lune et qui a recu le nom de couronne. Le P. Secchi décrit les
diverses apparences qu’a présentées la couronne dans un grand nombre
a’éclipses totales dont il a pu se procurer les dessins ou les photogra-
phies. Jusqu’en 1868, les éclipses totales furent les seules occasions of-
fertes aux astronomes d’observer les protubérances solaires ou immenses
jets rosés, formés principalement d’hydrogéne, et qui s’échappent de la
surface du soleil. A cette époque, M. Janssen, qui était allé observer
l’éclipse totale 4 Guntoor, dans les Indes, et M. Lockyer, en. Angleterre,
REVUE SCIENTIFIQUE. 205
découvrirent presque en’ méme temps le moyen d’étudier les protubé-
rances 4 tout instant de la journée. Cette partie de la physique solaire
fit, 4 partir de ce moment, de rapides progrés, dont l’exposé termine le
premier volume de l’ouvrage du P. Secchi.
Toujours 4 Ja portée des lecteurs les moins versés dans la connaissance
de l'astronomie ; écrit avec une clarté et une précision dues a ce que !’au-
teur a observé lui-méme la plupart des faits qu'il expose; distribuant a
chacun, avec Justice et impartialialité, la part des découvertes qui lui
appartient ; rempli enfin de grandes pensées, dignes de l'esprit élevé qui
les aconcues, l’ouvrage du P. Secchi est un des plus beaux monuments
consacrés de nos jours 4 l’astronomie physique, et il contribuera cer-
tainement 4 répandre encore davantage le nom déja si connu et si vé-
néré de 'illustre astronome romain.
Hil
Tout le monde sait que, dans la fabrication du vin, le sucre de raisin
se transforme en acide carbonique qui se dégage tumultueusement, et en
alcool qui donne au vin sa force et ses propriétés enivrantes. De méme,
dans la fabrication de la biére, le sucre d'amidon obtenu au moyen de
l’orge germée est converti en acide carbonique et alcool. Dans d'autres
circonstances, certains sucres, tels que le sucre de lait ou le sucre de
raisin, peuvent se transformer en acide lactique, principe contenu dans
le lait aigri, ou en acide butyrique, corps auquel le beurre rance doit sa
mauvaise odeur. On donne le nom de fermentations 4 ces transformations
de matiéres organiques diverses en produits constants et définis, et l'on
spécifie d’ordinaire ces phénoménés par le nom des produits principaux
auxquels ils donnent naissance. De 1a les noms de fermentation alcoolt-
que, lactique, butyrique, etc., que recoivent les divers modes de décom-
position du sucre, dans lesquels nous voyons ce corps fournir principa-
lement de I’alcool, de l’acide lactique, de l’acide butyrique, etc. On
donne le nom de ferment ala cause qui produit la décomposition du
corps fermentescible.
Pendant longtemps la nature du ferment, son réle et ses transforma-
tions dans I’acte de la fermentation ont été considérés comme une énigme
dans la science, malgré les nombreux travaux auxquels |’étude de cette
question avait donné lieu. C’est seulement depuis les mémorables recher-
ches de M. Pasteur, c’est-d-dire depuis une quinzaine d’années environ,
que la lumiére s'est faite sur ces intéressants phénoménes. Depuis cette
époque, un grand nombre de chimistes ont poursuivi, en France et a
Vétranger, l'étude des fermentations de toutenature, soit pour appuyer,
@
204 REVUE SCHENTIFIQUE
soit pour combattre les idées de Pasteur ; la lutte a été vivement soutenue
de part et d'autre ; quelques escarmouches se produisent méme encore
de temps en temps; mais enfin, on peut l’affirmer sans crainte d’étre dé-
menti par l'avenir, le champ de bataille est resté au pouvoir du savant
francais et de ses partisans, et la théorie physiologique des fermentations
peut étre aujourd’hui considérée comme fondée d'une maniére inébran-
lable. :
Un jeune chimiste de talent, M. P. Schitzenberger, a entrepris de re-
tracer ]’état de la science actuelle en ce qui concerne cette importante
question : tel est le but de l’ouvrage qu'il vient de publier sous le titre
les Fermentations ‘. La part principale, et c'est tout naturel, est faite dans
cet ouvrage A la plus importante et la plus étudiée de toutes les fermen-
tations, la fermentation alcoolique. Quels sont les produits formés pendant
V’acte de la fermentation alcoolique? Quelles sont les variétés de sucre
susceptibles de subir cette action? Quelle est la nature, quelle est la
composition, quelles sont les fonctions du ferment alcoolique ? M. Schit-
zenberger expose avec de minulieux détails les réponses que comportent
ces différentes questions.
D'une maniére générale, ce chimiste se montre partisan des doctrines
de M. Pasteur. Cependant, sur plusieurs points importants, il fait des ré-
serves ou souléve des objections qui ne permettent pas de ranger leur au-
teur parmi les défenseurs les plus convaincus de la théorie physiologique
des fermentations. D'aprés M. Pasteur, tout phénoméne de fermentation
résulte de Faction d'un organisme vivant, végétal ou animal, sur le corps
fermentescible. Ce fait, d’une importance capitale, démontré d’ailleurs
par des expériences indiscutables, n'est pas nié par M. Schitzenberger .
Liebig lui-méme, qui avait toujours combattu la théorie physiologique, a
di, ala fin, admettre l’exactitude de cette assertion. Cependant, contrai-
rement 4 une conséquence logique de cette doctrine, M. Schitzenberger
donne le nom de fermentation aux actions produites par ce qu'il appelle
les ferments solubles, telles que la transformation de l'amidon en dex-
trine et en sucre par la diastase.
Ainsi, pour tout le monde, on peut le dire, la fermentation est une
conséquence de fa vie du ferment; mais M. Pasteur va plus loin : pour lui
elle est une conséquence de la vie sans gaz oxygéne libre. « Il existe deux
sortes d’étres, dit il: Ies uns que j'appelle aé¢robies, qui ont beso d’air
pour vivre; les autres que j’appelle anaérobies, qui peuvent s'en passer .
Ceux-ci sont les ferments. Quoique pouvant vivre sans air quand on leur en
refuse absolument, ils peuvent mettre en ceuvre, pour les besoins de leur
nutrition, des quantités variables d’oxygéne libre quand ils en ont 4 leur
disposition, et ils sont ferments plus ou moins puissants dans la propor—
_* Les fermentations, par P. Schiitzenberger. 1 volume de Ia Bibliotheque scientifique
internationale, chez Germer-Bailliére. Paris, 4875.
REVUE SCIENTIFIQUE. 205
tion inverse du gaz oxygéne libre qu’ils peuvent assimiler. Quand leur
vie saccomplit uniquement a l'aide du gaz oxygéne libre, ils tombent
dans la classedes étres aerobies, c’est-d-dire qu’'ils ne sont plus ferments ;
inversement, quand les étres aerobics, notamment toutes les moisissures,
sont placés dans des conditions de vie ou il ya insuffisance de gaz oxygéne
libre, ils deviennent ferments, et précisément dans la mesure du travail
chimique qu’ils accomplissent saas gaz oxygéne libre. » Cette explication
trés-simple et trés-rationelle du mécanisme des fermentations résulte
d'une foule d’expériences que leur netteté et leur précision rendent inat-
taquables. Aussi, M. Schitzenberger ne discute-t-il pas leur exactitude;
mais il leur oppose d'autres résultats obtenus, soit par lui-méme, soit par
deux chimistes allemands, MM. Brefeld et Traube. M. Schiitzenberger a
constaté que la fermentation alcoolique est plus active dans un milieu
contenant de l’oxygéne libre que dans un milieu absolument dépourva
de ce gaz. Il en conclut, contrairement aux idées de Pasteur, qu'une fer-
mentation normale exige la présence de l'air. Cette objection repose sur
une confusion entre la vitalité ou la rapidité de développement de la le-
vire et sa puissance comme ferment, qui doit étre mesurée par le rap-
port entre Ja quantité de sucre décomposée et le poids de levire fournie,
et non par la valeur absolue de l'un ou de l'autre de ces deux termes.
Quant aux expériences de M. Brefeld et de M. Traube, M. Pasteur a
moatre réecemment par ot elles péchaient; il a été ainsi amené A produire
de nouveaux faits et 4 affirmer plus énergiquement que jamais la vérité
de ses explications. « La théorie de la fermentation est fondée, j’en ai la
pleine confiance, dit-il. Elle sera établie mathématiquement le jour ow la
science sera assez avancée pour mettre en rapport la quantité de chaleur
que la vie de la leviire, en l’absence de I'air, enléve pendant la décom-
position du sucre, avec la quantité de chaleur fournie par les combus-
tions dues au gaz oxvgéne libre, lorsque ja vie de la levire s’effectue
dans des conditions ov ce gaz est fourni en plus ou moins grande abon-
dance '. »
M. Schitzenberger oppose encore 4 la théorie de M. Pasteur les intéres-
sants travaux de SIM. Lechartier et Bellamy sur Jes fermentations qui se
produisent dans jes fruits maintenus 4 l’abri de l'air. Ces expériences
sont, au contraire, présentées par leurs auteurs et par M. Pasteur lui-
méme comme une confirmation de ses idées. En effet, au moment ou le
fruit est détaché du végétal qui le porte, la vie n'est pas éteinte dans les
cellules qui le composent. Celte vie s’accomplit 4 l’abri de l’air, en con-
sommant du sucre et en produisant de l’alcool et de l’acide carbonique.
L'instant ob cesse la production de l’acide carbonique est aussi celui ot
* Nowselles observations sur la nature de la fermentation alcoolique, par M. L. Pas-
leur 'Comptes-rendus de }'Académie des sciences, séance du 22 février 1875).
206 REVUE SCIENTIFIQUE.
s’éteint, dans les cellules, toute vitalité. L’organisme végétal joue ici le
méme réle que le ferment alcoolique ordinaire.
Ainsi que l’on peut en juger par le peu que nous venons d’en dire, le
livre de M. Schatzenberger n'est pas un simple exposé des faits relatifs
au sujet qu'il traite; c’est un ouvrage de discussion, écrit a un point
de vue critique que l’on peut, par conséquent, admettre ou rejeter,
mais qui, en tout cas, en augmente la valeur et l'intérét. Il est,
en outre, rempli d'érudjtion, peut-étre méme trop rempli, a notre
gré, du moins. M. Schiitzenberger, en sa qualité d’alsacien, connaitl
a fond la langue allemande et aussi la bibliographie scientifique al-
lemande, si volumineuse, en ce qui concerne la chimie principalement.
Il s'est cru, dés lors, obligé de citer les travaux de nombreux auteurs al-
lemands, d’ailleurs la plupart inconnus. Lorsqu'un savant publie une
expérience qu'il croit nouvelle, il arrive fréquemment qu’au bomt de
quelque temps un érudit extrait de travaux complétement oubliés une
phrase plus ou moins analogue, au moyen de laquelle il revendique Ja
priorité de la découverte, quoique, le plus souvent, le prétendu inventeur
n’etit pas saisi le sens et la portée du fait qui lui est attribué. ll ne suffit
pas, en effet, de faire des observations pour faire avancer la science, i!
faut encore en comprendre la valeur et savoir en tirer les conséquences
qu’elles comportent. C’est 1a ce qui constitue le principal mérite des tra-
vaux de M. Pasteur: ils ont défriché un champ sur lequel il a récolt
lui-méme d’abondantes moissons, mais dont la fertilité est encore loin
d'étre épuisée.’ Peu importe qu’avant lui quelques timides regards aien!
étéjetés par dessus la haie qui l'entourait; lui seul en a trouvé l’entrée
et y a fait le premier pénétrer la charrue. C’est 14 un honneur qui, mal-
gré quelques injustes réclamations, ne pourra désormais lui étre enleve
par personne.
A part ces quelques remarques, qui ne touchent pas, d’ailleurs, au fond
de l’ouvrage, nous n’avons que des éloges 4 adresser 4 la publication de
M. Schiitzenberger. Par la connaissance intime de la chimie qu'il dénote
chez son auteur, par l'abondance des renseignements qu'il renferme, pai
la méthode et la clarté de l'exposition, il prendra certainement ran:
parmi les meilleurs livres classiques publiés dans ces derniéres an-
nées.
P. Sainre-Ciaing Deviie.
MELANGES
JESUS-CHRIST
Introduction 4 ’Evangile étudié et médité 4 l’usage des temps nouveaux, par Auguste
Nicotas. — Paris Emile Vaton, in-8* et in-18 de viij-496 pages.
Comment Jésus-Christ peut-il étre l’introduction de l'Evangile, puisque
l'Evangile n’est pas autre chose que la mise en action de Jésus-Christ?
Parce que le Dieu et 'homme en Jésus-Christ entrant indistinctement
en scéne dans les récits évangéliques, l'inexpérience y serait exposée aux
plus funestes quiproquos, si on ne l’habituait par avance a faire le dé-
part du divin et de [humain: en tout ordre de sujets, il faut faire con-
naitre ses personnages avant de les introduire.
Cette précaution trop habituellement négligée par plusieurs nous a ici
valu un beau livre, complet en lui-méme, et qui aura toujours sa raison
détre alors méme que |’édifice futur en resterait 4 son portique.
JésusChrist étudié dans l'histoire, et Jesus-Christ étudié dans sa per-
sonne ; autrement, Science historique de Jesus—Christ, Science doctrinale de
desus-Christ : telle est la division de ce nouveau travail de M. Nicolas.
La création nous témoigne Dieu, mais nous le cache: si tout y est de
lui, rien n'y est lui; et elle irrite bien plus qu’elle ne satisfait notre désir
de le connaitre. La conscience a son tour le porte en elle-méme, person-
nel et parlant, mais toujours invisible; et si nous pouvons suivre dans
histoire le jeu et les coups de sa Providence, nous ne voyons pas la main
qui tient les rénes ou qui frappe.
Mais ici, au sentiment naturel de notre dépendance,‘se méle un aulre
sentiment aussi étrange que nouveau : celui d’un état de disgrace, cor ré-
latif 4 un état de culpabilité, et appelant dans le Dieu un réparateur at-
tenda et promis.
Voila Jésus-Christ.
Dieu, il a frappé au coin de son éternité jusqu’'a son existence terres-
tre. Avant Bethiéem, il était dans le monde, le travaillant en vue de son
avénement ; aprés le Calvaire, il est dans le monde, le transformant en
208 MELANGES.
vertu de ce méme avénement: comme 11 a quitté souverainement son
tombeau, il avait préparé souveraincment son berceau. Nous ne pouvoiis
suivre ici M. Nicolas dans ces belles études de philosophie historique sur
Jésus-Christ déja présent dans le monde paien par lattente et les sacri-
fices ; incarné comme par avance dans le monde juif par les prophéties,
les figures, l'impénétrabilité 4 l‘erreur, le sang méme et la race; enfin,
toujours et pour toujours vivant dans le monde chrétien par l’indéfectible
lumiére et la croissante charité : ces matiéres qui sont le fond tradition-
nel et commun de l'apologétique religieuse prennent ici une vie et un
relief quien font comme une création personnelle de l’auteur.
Jésus-Christ est ainsi le centre de l’histoire. Avant, tout y aboutit;
aprés, tout en part : dtez-le, et vous n’avez plus dans le monde ancien
qu’un mouvement sans but, dans le monde moderne qu'un effet sans
cause.
Qu’est-ce donc que cette grande personnalité qui a nom Jésus-Christ ?
Dieu engendre, car il est la vie, puisqu’il ne l’a regue de personne, et
qu'il la donne a tous. L’engendré de Dieu est Dieu, puisqu’il est substan-
tiellement de lui, ef il est unique, puisqu’il en épuise l'absolue perfec-
tion: c'est Dieu s'exprimant lui-méme a lui-méme d'une maniére adé-
quate. Mais comme il se connait, il s'aime; et cet amour parfait, et lui-
méme par conséquent unique, allant du Pere au Fils, revenant du Fils au
Pére, et procédant ainsi éternellement de l'un et de I’autre, achéve et
clét le cycle infini de la vie divine. Hors de cette conception du Dieu tri-
ple en personnes et un en nature, vous n'avez que celle d'un Dieu soli-
taire el stérile, ce qui va a l’athéisme par |'abstraction, ou d'un Dieu dé-
ployant sa vie dans l’univers, ce qui est le panthéisme ou le polythéisme.
Verbe iacreé au sein du Pere, tel est le premier caractére de la per-
sonne de Jésus-Christ.
Le mystére surnaturel de la Trinité nous permet de concevoir le mys-
tére naturel de la création. Le monde est une ceuvre libre, puisque Dieu
a la plénitude de sa vie indépendamment de lui; et puisque le monde
n'est pas nécessaire, la matiére non plus n’est pas éternelle : ainsi dispa-
rait cet écueil fatal du dualisme, contre lequel sont venus buter les plus
robustes génies de la philosophie antique. Le Fils est tout 4 la fois la
force causale par laquelle Dieu crée, et le type absolu selon lequel il crée :
c'est son énergie qui porte Loutes les énergies, c'est sa beauté qui transluit
a travers toutes les beautés.
Verbe créateur, principe et exemplaire de l'univers, tel est le pias ca-
ractére de la personne de Jésus-Christ.
Cette sorte de présence réelle de Dieu 4 la création devient comme per-
sonnelle dans l'homme par la raison et la conscience, qui sont une par-
ticipation indirecte et la propre image de l’absolu divin. Que ce soit dans
‘ordre naturel par la lumiére des premiers principes, ou dans l’ordre
MELANGES. 209
sumnaturel par la lumiére supérieure de Ia foi, c'est toujours le méme
soleil qui rayonne en nous et s’y répercute, suivant des modes et 4 des
degrés différents. Il y a pour expression ce qu'il faut appeler proprement
la loi, substance de ce que nous appelons les lois, impuissantes sans elle,
criminelles contre elle.
Verbe illuminateur au fond des dmes, tel est le troisiéme caractére de la
personne de Jésus-Christ.
Le monde, créé de Dieu, retourne a Dieu, et par la méme voie, c’est-d-
dire, par le Fils. L’ébauche de cette universelle ascension des choses se
faitdans et par l'homme, qui résume en lui-méme toute la nature ma-
térielle ; mais celui-la seul peut étre le dernier anneau de la chaine, qui
ena étéle premier: que le Fils vienne 4 épouser I'humanité, et la chaine
est compléte. M. Nicolas reproduit et développe ici cette belle doctrinc,
qui n'est pas d= foi, mais n’a cessé d'étre comme la tradition de tous nos
grands théologiens, d’une incarnation précongue de Dieu avant le péché ,
et indépendamment du pécheé.
Fin de la création, premier-neé et héritier de toutes choses, tel est le qua-
trieme caractére de la personne de Jésus—Christ.
Cette humanité qu'il devait épouser un jour, le Fils y habitait en réalité
dés l'origine, & l'état d’enveloppement, comme le germe dans la tige sur
laquelle il doit éclore, attendant et préparant de proche en proche le mo-
ment de son épiphanie définitive : son existence visible n’a été en quel-
que sorte qu'une des phases particuliéres de sa présence parmi nous dés
le commencement et a toujours.
Médiateur préexristant dés Uorigine des temps dans le monde, tel est le
cinquiéme caractére de la personne de Jésus-Christ.
L’homme est une personne en deux substances, l’esprit, la matiére,
dont chacune porte l'ensemble de ses phénoménes propres ; le Christ est
une personne en deux natures, Dieu, l"‘homme, dont chacune porte I'en-
semble de ses propriétés distinctives : ces deux ordres de choses se cor-
respondent presque trait pour trait. Y a-t-il eu de la part du Christ, pour ~
s incarmer dans notre chair, une migration proprement dite? Non; mais
la of on ne le voyait pas avant, il s’est tout simplement fait voir aprés :
rien encore ici que de trés-intelligible. Vous ne comprenez pas sans doute
comment le Verbe divin, qui déborde tout infiniment et en tout sens, a pu
tenir tout entier dans les entrailles d’une vierge; mais vous voyez tou s
les jours que votre verbe humain se communique intégralement a tous
sans s‘épuiser dans personne, et se donne tout entier 4 chacun sans qu'il
y ait diminution pour les autres. Il est né, il a souffert, il est mort de sa
personne de Dieu, miis dans sa nature d’homme ; et si nous éprouvon s
quelque sernpule 4 le voir ainsi épouser notre chair, rappelons-nous que
celle chair est d’origine, par son alliance substantielle avec l’espril, la
plus noble des ceuvres qui soient sorties de ses mains.
10 Jonusr 1875. 14
210 MELANGES.
Verbe incarné au sein de la Vierge, tel est le sixiéme caractére de la
personne de Jésus-Christ.
Doctrinalement parlant, l’idée perfectionnée de Dieu dont nous sommes
aujourd hui en possession, nous l’avons prise de Jésus-Christ et sur Jésus-
Christ. Historiquement parlant, cette méme idée perfectionnée de Dieu
s'est affaiblie ou fortifiée en nous sufvant que nous nous sommes rela-
chés ou repris de la foi en Jésus-Christ. Qu’est-ce donc que cet homme
sur lequel nous mesurons Dieu, et avec lequel Dieu s’en va pour nous ou
reparait? Mais aussi, comment, étant si complétement homme, peut-il étre
si parfaitement Dieu? C’est 14 précisément qu’est la merveille, et par con-
séquent la preuve: ]’idéal se réappropriant d’autant plus intégralement
son image, qu'il en est plus absolument le type.
Dieu-homme, conversant avec les hommes, tel est le septiéme caractére
de la personne de Jésus-Christ.
Ces épousailles de l’'humanité par le Verbe, destinées 4 se célébrer dans
la gloire, se célébreront au contraire dans la souffrance, aujourd'hui que
la triste fiancée s'est défigurée et flétrie dans une chute volontaire ; mais
le contrat subsistera comme avant la catastrophe, le Christ se fera pour
le monde qui avait été fait pour lui, et il se montrera en quelque sorte
deux fois Dieu en sauvant d’abord pour tout glorifier ensuite.
Rédempteur de la race humaine et pacificateur de tous les étres, tel est le
huitiéme caractére de la personne de Jésus-Christ.
Vivre, c'est communier 4 Dieu : sous quelque forme qu’ellese présente,
la vie ne se concgoit pas autrement. Revivre, c’est communier 4 Jésus-
Christ; et cette communion doit nécessairement affecter le méme mode
que son objet, c’est-a-dire, une réalité supérieure invisible sous une forme
inférieure visible. Voila 'Eucharistie, prolongement logique et substan-
tiel de I’Incarnation : le Christ n’a point été pour nous un simple passant,
et il nous a fait en lui une nourriture perpétuelle comme nos besoins.
Dieu-avec-nous dans I’Eucharistie, tel est le neuviéme caractére de la
personne de Jésus-Christ.
Avec la vie dans l'Eucharistie, la vérité dans et par l'Eglise, chacune
dans une plénitude qui nous sature a la fois et nous déborde. « L’Eglise
est comme la forme sociale de Dieu dans l'histoire, donnant elle-méme
sa forme aux sociétés dans le temps, tout en formant les élus pour la so-
ciété céleste avec Dieu dans l’éternité. »
Chef du corps mystique de I'Eglise, pontife des biens futurs, tel est le
dixiéme caractére de la personne de Jésus-Christ.
« La liberté comportant la violation de l’ordre moral, et la responsabi-
lité qu'elle entraine ne trouvant pas ses termes ici-bas, l’ordre moral n'y
fait pas son entire révolution. » Il y aura donc une justice ultérieure,
par conséquent un jugement, par conséquent un juge; et cette fonction
MBLANGES, 214
est dévolue de droit au Fils comme justice incarnée, comme Seigneur, et
comme Sauveur du genre humain.
Souverain juge des vivants et des morts, tel est le onziéme caractére de
la personne de Jésus-Christ.
«fe bonheur consistant dans la conformité de l’dme avec la justice,
dont le premier principe doit étre le premier objet, — Dieu, en qui seul
elle a son caractére vivant et personnel, — c’est de Dieu, c'est en Dieu
guest le bonheur. » L’art d’étre heureux peut donc se formuler en deux
mots : se laisser soi-méme et chercher Dieu. C'est la doctrine du sacri-
fice, dont le Christ s'est fait tout a la fois le maitre et l’exemple; et il n’y
a pas d‘autre procédé que celui-la, méme pour ce qui regarde le honheur
deve monde.
Féelieuté des élus et malédiction des réprouves dans I’ cternité, tel est le
douziéme et dernier caractére de la personne de Jésus-Christ.
M. Nicolas appelle trés-brillamment ces douze caractéres « l’arc-en-ciel
de la révélation du Verbe dans I'Evangile, et le zodiaque de ce divin so-
lil des esprits: » nous n'avons malheureusement pu en donner ici quela
nomenclature, en retranchant les rayons.
« Dans l'application de l'esprit 4.la recherche sincére de la vérité, par
quelles illuminations soudaines, par quels coups de lumiére ce Verbe
naturel ne se révéle-t-il pas? se dérobant parfois 4 toutes nos prises quand
nous apportons 4 cette recherche un esprit trop personnel, et nous arri-
vant soudain des hauteurs et des profondeurs de l’invisible, en des pen-
sees et des expressions toutes faites qui nous excitent a la tache dorsque
nous désespérons de nous. »
Quiconque a travaillé au vrai sous l'oeil de Dieu a pu expérimenter cela,
et le livre de M. Nicolas en est comme un perpétuel témoignage. Il est
profondément digéré, dans la pensée et dans |’expression ; et. nous enten-
dons condenser en ce seul mot les meilleurs et les plus rares éloges qui
se puissent faire d’un travail de ce genre. Mais il ne se contente point non
plus d'une attention de surface, et le lecteur devra prendre la peine d’al-
ler jusqu'od l'auteur a pris la peine beaucoup plus grande de le con-
duire. Il y aura déja dans cet effort, qui exigera d’ailleurs peu d’hé-
roisme, quelque chose de salutaire pour l’esprit ; et il sera ensuite lar-
gement payé par les dépouilles opimes dont on reviendra tout charge:
quoi de meilleur que la lumieére, si ce n'est la force? on en rapportera a
la fois une et l'autre. C'est en se nourrissant ainsi de moelle essentielle
et de sucs généreux que notre siécle se remettra du sang dans les veines,
tt expulsera le poison qui en a pris la place.
J.-A. Scumir.
212 MELANGES.
LES HARANGUES DE DEMOSTHENE
Par M. Hewat Wei, correspondant de l'Institut, doyen de la Faculté des lettres
de Besancon. — 4 vol. in-8.
Le Correspondant a déja plusieurs fois signalé a l’attention de ses lec-
teurs les belles Editions savantes des Classiques grecs et latins que publie
la maison Hachette. Inaugurée de 1867 4 1869 par les deux premiers
volumes du Virgilede M. Benoist, par le Sophocle de M. Tournier, 'Euripide
de M. Weil, I'Iliade de M. Pierron dont sa scour |’Odyssee parait au mo-
ment méme ow nous écrivons, cette collection n’a point été interrompue,
comme on aurait pu le craindre, par les affreux malheurs que notre pa-
trie a traversés. Tant de ruines n’ont découragé ni les éditeurs ni les
auteurs ; l’orage passé, ils ont relevé la téte et repris leur ceuvre. M. Be-
noist a terminé son Virgile; et, bientét aprés, M. Weil donnait un vo-
lume de Démosthéne, qui n’est, nous l’espérons bien, que la premiere
assise d'un vaste et complet édifice.
Dés a présent ce volume forme un tout, puisqu’'il comprend toutes les
harangues de Démosthéne, c’est-d-dire tous ses discours politiques, pro-
noncés dans l’assemblée du peuple, sur des questions d'intérét public.
C'est une part considérable de l’ceuvre du grand orateur par l’importance
des sujets qui y sont traités; mais l’avocat, chez Démosthéne, a plus
écrit que l’orateur politique, soit qu'il composat pour ses clients des dis-
cours qu’ils prononcaient eux-mémes, comme c’élait l’usage en Gréce.
soit qu’il plaidat sa propre cause en atlaquant ses ennemis ou en se de-
fendant contre eux. Les Harangues ne forment guére que la cinquiéme
partie des discours qui nous sont parvenus sous son nom, presque tous
d'une authenticité incontestable. La tache est donc longue encore pour
son éditeur: Craignant peut-tre de s’engager a la remplir tout entiére,
M. Weil nous présente cette partie isolément; et toutefois, 4 Ia derniére
page, il n’a pus’empécher d’écrire : Fin du premier volume,contradiction
dont nous ne nous plaindrons pas, puisqu’elle équivaut 4 une promesse,
D'ailleurs une petite note nous apprend que les Plaidoyers politiques sont
déja en préparation, et a leur tour ils nous annonceront sans doute les
Plaidoyers civils.
De ces harangues, au nombre de seize, qui nous montrent surteut en
action homme d’Etat, le conseiller de sa patrie, les trois premiéres ne
sont guére que des coups d’essai, des maiden-speeches, comme on dit en
Angleterre. L’orateur y essayait ses forces, sans grand succés, en propo-
_ sant déja les réformes financiéres sur lesquelles il devait plus tard reve-
4 Voir notamment tome XLII. 3° livraison (10 mai 1860).
MELANGES. 219
nir tant de fois, et em défendant des peuples alliés d’Athénes, les Rho-
diens, les Mégalopolitains, contre les projets agressifs de la Perse ou de
Lacédémone. Le véritable Démosthéne ne se révéle que dans sa lutte di-
recte contre Philippe. Rien de plus intéressant, de plus émouvant que ce
duel personnel entre l’orateur, qui seul de ses concitoyens prévoit le
danger ou va sombrer sa patrie, et le tyran astucieux, hardi, patient, in-
iatigable, qui veut l’asservir. Jeunes tous deux (1’un avait trente-trois ans,
l'autre 4 peine trente-un) ils montrent de part et d’autre une singuliére
précocilé de vues et de passion politique. L’un toujours en éveil, imagi-
nant sans cesse de nouvelles entreprises, les préparant de longue main,
les dissimulaut longtemps avec un art machiavélique pour les faire écla-
ler avec une violence plus irrésistible, se servant avec une égale habileté
de la corruption et de la force des armes, sans cesse achetant des con-
sciences ou prenant des villes; l’autre toujours sur la bréche, percant a
jour toutes ces intrigues, dénongant toutes ces agressions, dévoilant tous
ces projets cachés, criant sans cesse au péril, s'efforcant de réveiller ses
malheureux concitoyens de la fausse sécurité ot le Macédonien veut les
temr endormis. Les deux adversaires sont dignes l'un de l'autre. Toute-
fois Vissue de la lutte n’était pas douteuse. En outre de ses habiletés et de
ses falents militaires, Philippe avait pour servir ses desseins un peuple
jeune, belliqueux, parce qu'il sortait 4 peine de la barbarie, tout nou-
rellement ouvert aux séductions de l’ambition et de la gloire. Athénes,
au contraire, était bien vieillie. Ce n’était plus, disait l'orateur Démade,
‘ l'ancienne guerriére de Marathon!, mais une bonne vieille ferame en
\ pantoufles, buvant sa tisane au coin du feu. »
On éprouve un véritable sentimentde pitié 4 voir, dans les Philippiques,
les efforts desespérés o0 s’épuise Démosthéne pour ranimer cette ruine,
pour galvaniser ce cadavre, sinon tout a fait mort, du moins plongé dans
ane léthargie invincible, « comme ceux qui ont bu de la mandragore ou
« quelque breuvage narcotique?. » A peine en obtient-il quelques éclairs
de vitalité, comme celui qui amena Chéronée, mais impuissants et bien
vite éteints. Athénes étail finie, et Démosthéne devait bient6t mourir avec
1a liberté de sa patrie, laissant du moins un noble exemple de fidélité aux
idées de toute sa vie, et de dévouement a ce qu'il croyait étre le juste et le
yrai.
ll faut se garder de méler aux études sur l’antiquité des préoccupa-
tons trop modernes, et de comparer des temps, des sociétés, des faits en-
‘Nous traduisons d’aprés une ingénieuse correction de M. Cobet, le savant profes-
wear de :
* Lexpression est de Démosthéne lui-méme (Philipp., 1v, 6). La délicatesse de quel-
ques rhéteurs anciens voyait dans cette image hardie une raison de suspecter ]’authen-
ticité du discours. Mais, ontre que plusieurs écrivains de l'antiquité l'avaient employée
deja avant D:mosthéne, elle nous parait bien dans le caractére apre et énergique de
£00 éloquence.
14 MELANGES.
tre lesquels les différences sont capitales, les ressemblances vagues et
souvent trompeuses. Toutefois plus d’un lecteur, en relisant dans le livre
de M. Weil ces admirables Philippiques trop oubliées, peut-étre, depuis
le collége; perdra parfois de vue les Athéniens et Philippe pour reporter
involontairement sa pensée sur nous-mémes, sur nos propres périls, sur
notre ennemi 4 nous, sur les vices et sur les erreurs qui nous livrent fai-
bles et désarmés aux coups d'une haine habile, puissante et acharnéc.
Quelque déterminé que l'on soit 4 repousser la tentation de ces rappro-
chements, ils s‘imposent d’eux-mémes. Nous aussi nous avons nos Macé-
doniens, « devenus grands de petits qu’ils étaient naguéres. » Longtemps
ils n’ont été pour nous que des barbares, en dépit du zéle avec lequel
leurs rois attiraient chez eux nos lettrés, nos écrivains, comme Ar-
chélatis et Perdiccas se faisaient une cour des poétes, des orateurs, des
philosophes d'Athénes. Nous aussi nous avons vu cette puissance long-
temps dédaignée s’incarner en un homme aussi habile qu’audacieux,
tour 4 tour diplomate sans scrupule et soldat sans pitié, « jouant avec les
serments (c’est un mot de Philippe) comme on joue avec les dés, » et
voulant fonder un empire sans limite sur l'univers écrasé.
Philippe était expert dans l'art de tromper ses voisins par de fausses
promesses jusqu’au jour ov il pouvait les accabler; il excellait 4 faire
haftre et 4 entretenir les rivalités, 4 diviser ceux qu'il redoutait et a sé
duire ceux dont il voulait se faire des instruments. Dieu sait si notre Phi-
lippe se fait faute de toutes ces habiletés! L’or qui achetait les démago-
gues de Thébes ou d’Athénes était un fonds des reptiles ; Eschine était
une maniére de journaliste, payé pour endormir |’opinion publique, et
protester des bonnes intentions de Philippe, suspecté a tort par les esprits
chagrins.
Au plus fort de ses intrigues, de ses préparatifs menacants, de ses
agressions ouvertes, Philippe ne cessait de se plaindre qu'on en usat mal
avec lui, qu’on ne lui permit pas de vivre en paix comme il en avait lar
dent désir, qu’on le contraignit 4 se défendre. Dansle livre mémede M. Weil
il y a une lettre, une dépéche diplomatique envoyée de Macédoine aux
Athéniens pour relever en détail tous ces griefs du loup contre l’agneau.
Philippe met les Athéniens en demeure de se mieux conduire a l'avenir,
de ne plus abuser comme ils ’ont fait jusqu’alors de ses dispositions pa-
cifiques (cela est textuel). — « Autrement, dit-il, il prendra les dieux 4
témoin, et avisera. » — N'est-ce point 1a de l'histoire contemporaine?
N’avons-nous pas lu mille fois de pareilles plaintes, soit contre la France,
soit contre le clergé catholique, soit contre l’auguste vieillard du Va-
tican ?
Et qu’avons-nous pour faire face 4 un si redoutable adversaire ? Gomme
Athénes, d’anciens souvenirs de gloire, et présentement la faiblesse, la
division, l’inertie, beaucoup de paroles, peu d’actes. Pendant que l'homme
t
|
|
MELANGES. 215
du Nord murit ses plans, grossit son trésor de guerre, dresse des soldats,
erée une tactique nouvelle, soudoie des espions, nous aussi, comme les
Aihéniens, nous perdons le temps en vaines discussions ; nous aussi, au
milieu des plus grands. dangers, nous sommes tout occupés de plaisirs et
de spectacles. C’est 14 un dernier trait de ressemblance qui saute aux yeux
d'un bout 4 l'autre des Philippiques. {] n’en est pas une ow l'orateur n‘in-
siste plus ou moins longuement sur la question des fonds théoriques.
C’étaient des excédants de revenus que l’dn distribuait entre les citoyens
pour payer leur place au théatre. Les Athéniens y tenaient a un tel point
quils avaient porté la peine de mort contre quiconque oserait proposer de
donner 4 ces fonds un autre emploi ; et cependant l’argent manquait pour
payer les troupes, pour réparer les forteresses, pour équiper les vais-
seaux. Nous ne distribuons plus aux citoyens, en France, les excédants
de nos budgets ; la chose serait difficile, puisqu’ils se soldent toujours en
perte; mais pendant qu’on s‘épuise 4 chercher de nouveaux impéts pour
combler le déficit, nous engloutissons cinquante ou soixante millions,
quelques-uns disent cent millions, dans la construction d'un théatre
consacré surtout 4 faire admirer nos danseuses |
Ah! Démosthéne aurait beau jeu, s'il sortait de son tombeau, & gour-
mander chez nous, comme chez ses contemporains, cette passion effrénée
du plaisir, du luxe, des vaines jouissances, des arts frivoles, lorsque l’er~
nemi esta nos portes; ce godt du bien-étre et de la tranquillité a tout
prix qui ferme volontairement les yeux sur des périls imminents et remet
sans cesse a l'avenir les décisions qui seules pourraient assurer le salut.
Faut-il donc croire que l’issue en sera aussi triste ? Nous partagerions
cette crainte si la France n’était, dans son ensemble et en dépit des ap-
parences contraires, une nation chrétienne et catholique. Il y a dans le
christianisme un principe de vie, de développement, de renouvellement
qui ne permet pas aux nations de mourir tout a fait, et leur rend toujours
possible une résurrection. Les nations de l’antiquité étaient comme ces
plantes annuelles qui, lorsqu’elles ont donné leur fleur et leur fruit, ne
sauraient réparer leur organisme usé, et sont dés lors condamnées 4 pé-
rir. Mais le christianisme semble avoir déposé dans les peuples comme
dans les 4mes un germe d’immortalité. En fait, si l’onavu depuis quinze
cents ans des peuples catholiques traverser des crises douloureuses et
redoutables, si l'on en a vu gémir longtemps sous une oppression qui
semblait devoir les anéantir, aucun pourtant n’a disparu ; plusieurs,
comme la France au quinziéme siécle, sont sortis triomphants des plus
cruelles épreuves. La veille ils paraissaient morts, le lendemain les a vus
plus vivants et plus forts que jamais.
Cest 1a notre espérauce pour la moderne Athénes. Nous en avons d’au-
tres raisons encore, mais qui nous entraineraient trop loin de Démos-
théne. Peut-¢tre trouvera-t-on que nous nous sommes bien longtemps
216 MELANGES.
laissé aller sur la pente des réflexions qu’éveillait en nous le livre de
M. Weil. Il est temps de revenir au livre lui-méme, pour signaler les mé-
rites qui le recommandent, et aussi les légéres imperfections qu'il sera
facile de faire disparaitre dans Je prochain tirage. Comme ses ainés de la
collection dont il fait partie, il frappe les yeux dés l’abord par la beauté
du papier, le luxe de ]'impression, la netteté et l’élégance des caractéres.
Ce qui appartient en propre 4 M. Weil, c’est un texte épuré d’aprés les
meilleures sources, une annotation sobre et pourtant suffisante, pleine
de l’érudition la plus sire; surtout une introduction générale et pour
chaque discours une notice particuliére qui répondent 4 toutes les ques-
ti ons que souléve ]’étude de Démosthéne.
On ne peut guére, dans une Revue comme la ndtre, insister sur la cri-
tique d'un texte grec et les moyens employés pour |’établir exactement. I]
n ous suffira de dire que M. Weil, dans une partie de son introduction,
énumere et décrit les principaux manuscrits qui nous restent de Démos-
théne, les classes en familles, et discute leurs mérites divers. Les deux
meilleurs, ceux qui paraissent avoir le moins souffert de l'ignorance des
c opistes, sont un manuscrit de la Bibjiothéque nationale de Paris(n° 2,954),
et un autre 4 peu prés semblable, quoique moins complet, de la biblio-
théque Laurentienne, de Florence. Ils présentent cette curieuse ressem-
lance que, dans quelques passages de la troisiéme Philippique, leur texte
est sensiblement plus court que celui des autres manuscrits. Aprés un sa-
vant examen de ce fait qui a soulevé parmi les éditeurs de Démosthéne de
longues discussions, M. Weil arrive 4 cette conclusion, fort bien justifiée
selon nous, que Démosthéne lui-méme est probablement |l’auteur de ces
deux rédactions différentes, l'une plus développée, l'autre plus rapide,
peut-tre abrégée aprés coup.
C’est surtout au point de vue historique que sont rédigés le commen-
taire et les notices. Rien de plus nécessaire, pour comprendre des dis-
cours politiques, qu'une exacte connaissance des faits qui en ont été l’oc-
casion. Le nouvel éditeur a été singuliérement aidé dans cette tache par
les grands travaux historiques publiés dans ces derniers temps sur la
Gréce antique soit en Angleterre, soit en Allemagne ; mais pour la plu-
part de nos compatriotes les résultats de ces recherches sont encore peu
connus. Le livre de M. Weil éclaire les harangues de Démosthéne d’une
lumiére qui, pour beaucoup, sera toute nouvelle, et il rendraun véritable
service, méme a ceux qui ne peuvent lire ces admirables discours que
dans les traductions. Nous pouvons en dire autant de I'Introduction. La
biographie‘de Démosthéne s’y montre sous un jour nouveau, par cela
seul qu’elle est habilement rattachée a l'histoire de son temps. Tous ceux
qui ont étudié l’ceuvre du grand orateur se sont demandé pourquoi nous
n’avons aucun discours des trois années ow il a dd parler le plus sou-
ent, de 340 4338, lors de cette derniére phase de la lutte contre Phi-.
MELANGES. 47
lippe que Démosthéne rappelle si éloquemment dans son plaidoyer sur
la Couronne. Ges paroles enflammées qu'il a prononcées alors, soit dans
Yassemblée du peuple aprés la prise d’Elatée, soit 4 Thébes, pour ratta-
cher a l’'alliance d’Athénes cette ville hésitante, il ne nous en reste rien.
¥. Weil explique fort bien ce fait. Démosthéne 4 cette époque de sa vie a
plus parlé et plus agi que jamais, et c’est précisément pour cela que nous
n’avons rien de ces discours qui nous intéresseraient 4 un si haut point.
il les improvisait sans prendre le temps de les écrire, et une fois pronon-
eés iln’avait plus Ie loisir de les recueillir. « Sa parole, dit M. Weil, agis-
sait directement, immédiatement, se traduisait aussitét en décrets, en
mesures financiéres, militaires. Tout entier 4 l’action, il dédaignait la
gloire littéraire qu'aurait pu lui donner la rédaction de ses harangues.
On peat dire que les Philippiques qu'il n’a pas écrites font plus d’hon-
neur 4 Démosthéne que celles qui l’ont fait admirer par la postérité. »
[i faut louer M. Weil de n’avoir pas donné dans ce travers par lequel
quelques écrivains de nos jours, historiens ou poétes, affectent de déna-
turer les noms propres des Grecs sous prétexte de les rétablir dans leur
véritable orthographe. Prétexte trés-mal justifié, car Achille et Clytem-
nestreséloignent moins encore de la vraie prononciation grecque que
Shillexs et Clutaimnestra. Chez un poéte, c'est un ridicule dont il est le
premier puni par l’étrange physionomie que ces mots barbares donnent
a ses vers; mais l’historien qui prétend nous instruire se donne un tort
grave en nous déroutant 4 chaque ligne par des bizarreries inutiles. La
traduction de Grote gagne-t-elle quelque chose a écrire Perdikkas et la
Bestia an lieu de Perdiccas et la Béotie ? Encore faudrait-il étre consé-
quent, et éerire, non la Macédoine, mais la Makédénia. M. Weil suit la
‘raie régle, qui est de conserver aux noms usuels la forme consacreée par
la tradition francaise, et 4 ne donner la terminaison grecque qu'aux noms
moins connus, ou qui se défendent par quelque raison d’euphonie. C'est
ainsi qu'il dit Olympiodore, Hypéride; et Panénetos, Aphobos. Nous n’avons
sur ce point qu'une légére critique a lui adresser. Il nomme deux ou
trois fois Philochorus \’historien de |’Attique que partout ailleurs 11 ap-
pelle Philochore. Mais cette inconséquence n'est probablement qu'une
faute d'impression, comme celle qui a fait altérer en quelques endroits
le nom de M. Winiewski’.
Nous terminerons par oti nous avons commencé, en exprimant le veeu
que M. Weil nous donne bientét l’ceuvre compléte de Démosthéne. Nous
pourrons alors dans, un travail d’ensemble, montrer en détail ce que I’é-
' Notamment page 424. — Puisque nous relevons ces vétilles, M. Weil nous saura gré
de lui signaler une faute plus grave. A la page xxx1v de son Introduction, ligne 9, ib
traduit la XCIX* Olympiade (4° année) par 138. C'est évidemment 380 qu'il fuut lire.
Nous eroyons comprendre par quelle faute d’impression, entée sur une faute de calcul,
ce chiffre a été dénaturé ace point; mais ce serait trop long 4 dire et inutile.
218 MELANGES.
rudition de notre pays a fait pour l’intelligence du grand orateur grec. ll
conviendra d’examiner ce qu'il doit, non-seulement 4 M. Weil, mais en-
core aM. Jules Girard, qui a si curieusement étudié son réle dans I'af-
faire d'Harpale', 4 M. Georges Perrot, dans un travail non encore pu-
blié en volume; enfin 4 M. Rodolphe Dareste, qui vient: de publier une
excellente traduction des Plaidoyers civils*. Ce dernier ouvrage, en par-
ticulier, est une ceuvre capitale qui mérite d’étre étudiée en détail, et qui
renouvelle, on peut le dire, toute une partie de la critique sur Démos-
théne. Les discours politiques de l’adversaire de Philippe sont relative-
ment faciles 4 comprendre ; mais il n’en est point de méme de ses plai-
doyers en matiére civile, qui touchent 4 mille points mal connus du
droit athénien. Aussi les traductions antérieures de ces discours, celle
d’Auger et celle de Stiévenart sont-elles presque partout inintelligibles. I!
fallait, pour réussir dans cette tache, non-seulement un helléniste, mais
encore un jurisconsulte, un homme du métier, rompu 4 la pratique et a
la langue des affaires. Ajoutons que cette tdche n’était guére possible
avant les travaux récents de MM. Caillemer et Telfy, qui ont élucidé un
certain nombre de questions, jusqu'ici tout 4 fait obscures, du droit civil
d’Athénes. Aidé de ces secours, M. Dareste a interprété les plaidoyers de
Démosthéne avec une netteté lumineuse qui les rend 4 la fois clairs, inté-
ressants et instructifs. On croit lire pour la premiére fois notamment ces
plaidoyers d’Apollodore contre Callippe et contre Nééra (ils ne sont point
de Démosthéne, mais peu importe), dont l’un nous initie 4 tout le méca-
nisme des banques athéniennes et du commerce de |’argent en Gréce, et
dont l'autre nous ouvre de si singuliers jours sur la vie privée de cette
époque. Mais nous aurons l'occasion d'y revenir lorsque M. Weil nous
donnera le texte grec de ces discours. Nous nous bornons a constater au-
jourd’hui que les études sur Démosthéne sont chez nous en grand pro-
grés, et que les deux ouvrages qu’elles viennent de produire, 1’édition
des Harangues et la traduction des Plazdoyers civils font grand honneur
4 la science francaise*.
H. Hicnarp.
1 Etudes sur ['éloquence attique, par Jules Girard, membre de Y’Mastitut. 4 vol. Ha-
chette, éditeur.
2 Les Plaidoyers civils de Démosthéne, traduits en francais, avec arguments et
notes, par Rodolphe Dareste, avocat au Conseil d’Etat et & la Cour de Cassation. Paris,
E. Plon, 41875,
5 ll convient d'indiquer ici que M. Weil vient de publier chez M. Hachette un petit
recueil des Philippiques & l'usage des étudiants, avec l'introduction et une partie des
notes de la grande édition.
QUINZAINE POLITIQUE
10 juillet 1875.
le spectacle des maux qui ont dévasté, au midi de la France,
ane de ses plus belles provinces, attriste, dans tous les cceurs fran-
gis, non-seulement cette charité qui vient de la fraternité chré-
tienne, mais encore la pitié du patriotisme. La France, on le sait, a
un besoin singulier d’étre favorisée, ou du moins épargnée, par ces
deux forees souveraines qu’on appelle vaguement la nature et la
fortune, et qui sont les mystérieux serviteurs de Dieu. Comment
donc ne pas souhaiter, avec quelque soupir et quelques priéres,
que ni l'une ni Pautre ne prétent ainsi leur puissance aux voeux de
nos ennemis, aux cruels désirs de ceux qui voudraient voir la France
plus faible, plus pauvre, plus malheureuse encore que ne la lais-
sérent les victoires maudites de 1870! Assez de sanga couvert alors
le solde la France, et assez de semences ont péri dans ses plaines ;
assez decoups ont ébranlé cet édifice de notre patrie, que nos péres
avaient glorieusement mis quatorze siécles 4 élever. Assurément,
aux désastres d’il y a quatre ans ct 4 nos craintes d’aujourd’ hui, les
menaces de la fortune et les fléaux de la nature ne pourraient plus
Sajouter sans que la mesure de nos miséres et de nos chatiments
he pardt dépassée.
Jamais peut-dtre aucun de nos fleuves, ceux mémes dont les
eaux sont les plus capricieuses ou les plus terribles dans leurs em-
portements,
La Seine au flot royal, la Loire dans son lit
Incertaine.....
n’avaient exercé d’aussi affreux ravages que ne I’a fait, 4 Toulouse,
limpétueuse Garonne, effondrant les maisons par milliers et em-
portant & la dérive ou écrasant sous les débris plus de trois mille
existences. Que de pertesirréparables ! Quel deuil! Et quelle somme
220 QUINZAINE POLITIQUE.
il faudrait pour compenser tant de biens détruits en une journée!
Tout en déplorant que le soulagement ne puisse étre égal 4 une
telle infortune, félicitons-nous, au moins, des prompts dévoue-
ments qui ont essayé de l’atténuer. L’arméec a été héroique, 1a,
comme sur un champ de bataille. L’Assemblée, sur la généreuse
demande de M. Depeyre, s’est hatée d'accorder deux millions. Le
maréchal de Mac-Mahon est accouru, avec M. Buffet ct M. de Cis-
sey : il est allé de ruine en ruine, avec une bonté simple et noble,
consoler et secourir ces malheureuses populations. En méme temps,
un grand cri de commisération sortait du coeur de la France : elle
n’a pas méme été distraite un moment, dans sa douleur, par les
souvenirs intéressés d’un parti, qu’on trouve toujours prét 4 tout
exploiter, et qui, par occasion, evt volontiers intitulé empire le
Gouvernement providentiel des inondés. Une souscription a com-
mencé. On comprend que I’Etat, bien qu’il dut aux victimes un gage
de sa sollicitude, ne saurait subvenir pleinement 4 tant de maux :
il faut donc que la bienfaisance privée, a l’église, dans la mairie et
méme de porte en porte, fasse tout ce que I’Etat ne peut faire. Au-
dela méme de nos frontiéres, cette bienfaisance s’est émue partout.
L’Alsace-Lorraine, la premiére, a tressailli, comme si les Vosges,
entre ellect la France, ne séparaient pas les ames. Un sentiment
qu’aucune conquéte n’interdit, celui de l’humanité, protége ici de
son droit l’ancien amour filial de l’Alsace-Lorraine: Metz, Strasbourg
et Mulhouse sont redevenus frangais pour donner a leurs pauvres
compatriotes d’autrefois; et combien elle est touchante, cette of-
frande que tend une main captive! L’Europe elle-méme compatit a
cette lamentable calamité : l’Angleterre, la Belgique, le Danemark,
la Russie, I’Italie et la Suisse rivalisent 4 qui nous fournira l'aide
la plus sympathique. Cette assistance nous est douce et chére :
plut 4 Dieu seulement que, dans des calamités plus graves pour
toutes les nations, dans des événements ot les destinées de I’Eu-
rope, comme celles de la France, pourraient étre en péril, elle ne
nous manquat pas davantage ! . |
Au milieu de ces émotions, les deux grands-prétres de l’extréme
gauche, M. Gambetta, qui a « le culte du relatif, » ct M. Louis
Blanc, qui a « le culte de l’absolu » (c’est ainsi que M. Louis
Blanc baptise M. Gambetta et confesse sa propre foi), ont prononcé
chacun une oraison républicaine; et tel est le mystére de Ja répu-
blique, telle est l’inquiétude avec laquelle‘on sonde ses destinées,
que l'un et l’autre ont été écoutés atfentivement de tous ceux qui,
dans les discours, cherchent les présages des faits.
M. Gambetta continue avec le méme zéle & dépouiller le vicil
homme; du moins, il voudrait bien le faire croire. L’autre
QUINZAINE POLITIQUE. 221
jour, dans le banquet de Versailles, devant cette ombre de Hoche
que les radicaux fétaient on ne sait pourquoi, n’a-t-il pas convié au
gouvernement de la république cette méme bourgeoisie qu’il mau-
dissait naguére, 4 Grenoble? Ne I'a-t-il pas flatteusement dépeinte
comme une sorte de reine de la démocratie, une reine qui, pour
ne point porter de couronne, n’en tiendrait pas moins la foule,
c’est-a-dire la république, sous son sceptre? Il est vrai que, tandis
que 4. Gambetta caressait de ces paroles courtoises et aimables
les néo-républicains de la bourgeoisie, la République francaise
gourmait de plaisanteries ct méme d’injures le Journal des Débais :
raison qui laisse douter que M. Gambetta puisse ou veuille, au
temps qu’il sera le maitre, maintenir dans la république la con-
corde et la paix qu'il promet. Certes, nous ne contestons pas aux
autres la liberté d’étre crédules ; mais, pour notre part, nous avons
gardé la mémoire de 1870, et nous ne nous confierons pas si vite
et de si bonne grace a la sagesse de M. Gambetta. Nous ne deman-
dons pas mieux que de voir M. Gambetta guéri de ses folies et de
ses fureurs : on nous prouyverait qu’avec l’Age, M. Gambetta, ces-
sant de sentir «ce bouillon de la jeunesse » dont parle Féne-
lon, se métamorphose en républicain conservateur, que, malgré
notre étonnement, nous l’en féliciterions, parce que nous au-
rons aussi 4 en féliciter notre pays. Mais quand cette sagesse
ne provoque 4 Belleville que certain sourire intelligent; quand,
clignant des yeux, les radicaux se moquent ensemble de quiconque
prend au sérieux le platonisme séducteur de M. Gambetta; quand,
parmi eux, chacun se dit que cette modération n'est qu’une pru-
dence provisoire, une feinte habile et un artifice heureux, une
duperie ulile 4 la république de, l’avenir : nous avons bien le
droit de demander qui M. Gambetta veut tromper le micux, son
parti ou nous.:
M. Louis Blanc ne professe pas la méme doctrine républicaine
que M. Gambetta : il a sévérement gardé la bonne tradition, celle
de 1793 et de 1848. De méme qu’a Versailles, M. Gambetta a parlé
de la république avec une doucereuse onction, de méme, M. Louis
Blanc en a parlé avec un farouche stoicisme 4 Vaugirard. Sous I’in-
vocation de Garibaldi, devant M. Barodet et M. Madicr de Montjau,
que flanquaient M. Naquet et M. Turigny, M. Louis Blanc, qui n’aime
que a la politique rectiligne, » a célébré le droit absolu. Il ne veut
pas, lui, étre « immodérément modéré; » il répugne aux « compro-
mis » qui échangent « tout contre rien; » il n’accepte pas une ré-
publique faite et gouvernée par des royalistes. C’est, 4 ses yeux,
aleculte exagéré du relatif « qui réduit tant de républicains » a
s‘accommoder d’une constitution ou il n’y a «de la république que
222 QUINZAINE POLITIQUE.
le nom. » Ii laisse volontiers a l’Angleterre et aux Etats-Unis le gout
et le droit des transactions : ces deux nations ont leurs meeurs, leur
expérience, leur histoire; elles ne sont pas la France. A-la France,
la logique : c’est son génie. Voila l’opinion de M. Louis Blanc.
Condamner la France, de par son génie, a vivre d'idéalisme,
dut-elle en périr, c’est une étrange doctrine. On sait que les méta-
physiciens et les utopistes de la république, pour libre et hardie
que fut leur imagination, portent de tristes noms dans l'histoire :
ils s’y appellent Saint-Just et Robespierre, Babeuf et Cabet. Et on
sait aussi que pour créer la France et la société dont elle a été le
glorieux patrimoine, nos rois ont pratiqué une politique de cou-
rage habile et patient, de transactions et de traités, qui a duré
quatorze cents ans : Suger, Richelieu, Mazarin, Saint-Louis, Henri IV,
Louis XIV, ces illustres ouvriers de la grandeur francaise, mérite-
raient donc bien autant que M. Laboulaye et méme que M. Gambetta
le blame de M. Louis Blanc. Mais a quoi bon accorder du prix au
prétendu éloge que M. Louis Blane fait du génie frangais? Le passé,
ou plutét ce siécle méme, nous disent assez si cet amour de la lo-
gique ne nous a pas couté assez de révolutions funestes ou de guerres
folles, pour que.nous cessions d'ériger en vertu un des plus dange-
reux défauts de notre esprit national. Et vraiment, est-cc bien au-
jourd’hui qu’il conviendrait a la France de prendre cette logique
pour guide de ses tremblantes destinées?
En ce moment, par une fatalité que nous souhaitons n’avoir pas
plus tard 4 déplorer davantage, nous avons un gouvernement fondé
sur la mobile volonté de la foule; un gouvernement qui peut élire
et renouveler le pouvoir exécutif; un gouvernement qui fait méme
du chef de 1’Etat un agent responsable, puisqu’on le rend passible
d’accusation. I} nous semblait que c’était bien 14 une république,
une république ot la chose s’est constituée aprés le nom; il nous
semblait méme que les lois du 25 février avaient consacré ce nom
et organisé cette chose. Eh bien! nous nous trompions. Si M. Gam-
betta dit que c’est une république perfectible, M. Louis Blanc, qui
constate que ce n’est pas la parfaite république, affirme que ce n’en
est pas une; et, par ces témoignages contradictoires, tous deux vé-
rifient et justifient le mot de M. Laboulaye, déclarant, les yeux fixés
sur les années 1793, 4848 et 1875, aussi bien que sur les vicissitu-
des de la Gréce et de I'Italie, qu’il y a des républiques de diverses
sortes. Quelle est donc la vraie république? Ce n’est pas celle du
jour, dit M. Louis Blanc. Car on peut la prendre pour une monar-
chie; car elle attribue au maréchal des pouvoirs si indépendants,
que, pour un peu, le « citoyen Blanc » l’accuserait de tyrannie;
car elle maintient l'état de siége; car elle n’a pas amnistié la Com-
QUINZAINE POLITIQUE. 225
mune : elle n'est pas le régne « de tous, » le régne de la loi, le ré-
gne de la Liberté, le régne de la concorde! A ces signes mémes, qui
manquent a la république d’aujourd’hui pour étre saluée de M. Louis
Blanc et honorée par lui comme la vraie république, on reconnait
ses veux et son idéal. Mais quoi! ne l’a-t-il pas dit a la tribune
méme de |’Assemblée, un jour qu’on y demandait la dissolution?
Ne l'a-t-il pas dit, son beau réve, dans cette définition : « La répu-
blique, c'est le socialisme! » Qui, la république, pour les vrais ré-
publicains comme M. Louis Blanc et pour tous les docteurs et les
tribuns du radicalisme, c’est l’essai indéfini des chiméres sociales,
cest le gouvernement tentant la réalisation absolue de la fraternité et
de !'égalité comme de la liberté; c’est le royaume populaire d’Utopie
et de Salente, c’est la république d’Icaric! Voila, en somme, le der-
nier mot de l’idéalisme républicain pour M. Louis Blanc et les logi-
eens de son école, comme pour les autres Ie dernier mot de la
théorie républicaine, c’est le pouvoir jacobin. Certes, nous ne re-
gretlons pas que M. Louis Blanc remette sous le regard de l’Assem-
blee et de la France sa fiction de la république. Cette fiction repré-
sente bien le danger de |’état politique oi: nous sommes, un danger
ou lapatrie succomberait avec la société. La prophétie en est trop
sre : lejour oti le songe de M. Louis Blane commencerait 4 devenir
laloi, la république commencerait 4 périr; mais, hélas! la républi-
que a sous sa faible garde les destinées de la France! ll est bon que
lAssemblée et la nation voient ce péril nettement, pour s’en dé-
tourner; et c’est a ce titre que nous remercierons M. Louis Blanc
de Yaverlissement qu’il nous a envoyé de la salle Ragache.
Tandis que M. Gambetta et M. Louis Blanc se disputaient ainsi
l’cmpire de « la démocratie républicaine, » ]’Assemblée achevait
ces lois de chemins de fer que M. Caillaux a soutenues avec un ta-
lent si remarquable, .et qui, grace 4 la dispute des grandes et des
petites compagnies, ent été plus laborieuses, en vérité, que les
lois constitutionselles du jour. En méme temps, elle a validé 1’é-
lection de M. de Kerjégu : pouvait-elle juger sérieuse la plainte
de M. Foucher de Careil, celle d’avoir vu la préfecture des Cd-
fes-du-Nord dispenser 4 son adyersaire ces mémes faveurs électo-
rales qu'il avait lui-méme essayé de capter? M. Foucher de Careil
Sest montré, sous tous les régimes, un candidat jaloux d’étre ou de
paraitre ’ami du gouvernement : il est habile 4 décorer sa candi-
dature de l’estampille officielle; il sait en imiter la marque. Cet
art ne lui a pas suffi devant les électeurs, pas plus que devant 1’As-
semblée les secrets dérobés de certaines piéces soustraites n'ont été
utiles a sa cause. Deux fois aussi, parmices discussions, |’Assemblée
a louché &@ )’élection de la Niévre, et de quelle main passionnée?
224 QUINZAINE POLITIQUE.
Nous nous défendrons, pour notre part, de raconter méme en deux
mots cette légendaire et scandaleuse histoire, avant d’avoir lu le
rapport de M. Savary. Nous nous I’interdirons, tout facile qu’il
nous fit déja d’affirmer au moins une vérité parmi tous ces doutes :
nous parlons de ]’impudente audace avec laquelle M. Rouher a,
dans son serment de l'année derniére, abusé la bonne foi de l’As-
semblée. Ce qui nous semble le plus clairement manifeste dans ce
débat, c’est la dextérité du parti bonapartiste. Il y a deux fautes,
en effet, qu’a son seul profit il a su faire commettre par ses enne-
mis de gauche et de droite. Pour la gauche, c’est une faute que de
charger honorable M. Tailhand de tant d’incriminations violentes ;
pour la droite, c’en est une de diriger contre M. Savary tant de
soupcons et de reproches : on détourne ainsi de M. Rouher les
coups qu'il méritait et qu'il attendait; on déplace le combat, on
change les attaques, on oublie la cause des hostilités et leur objet
véritable. Le comité de |’Appel au peuple, avec ses machinations et
ses. conspirations, est-il tel que M. Léon Renault l’a montré? Voila
la question. I] faudrait, d’un cdté et d’un autre, n’y pas méler des
faits secondaires et des sentiments étrangers. La personne qui doit
comparaitre dans ce procés, ce n'est pas celle de M. Tailhand ou de
M. Savary ; c’est celle de M. Rouher : qu’on laisse donc seuls, face a
face avec l’Assemblée, M. Rouher et le bonapartisme.
Parmi ces travaux de l’Assemblée, Ja principale préoccupation
de la gauche, on le sait, ¢’a été la pensée de précipiter la dissolu-
tion. Nous avons eu le spectacle extraordinaire d’une réunion ot
les trois partis qui la composent et qui, sans doute, la diviseront
un jour, se sont groupés sous la présidence sereine de M. Labou-
laye, pour aviser aux moyens de dissoudre ]’Assemblée plus vite.
M. Laboulaye présidant 4 un conseil ou s’approchent de lui M. Gam-
betta et M. Louis Blanc, M. Esquiros et M. Naquet, les chefs de la
république radicale! Le centre gauche s’associant en public 4 l’ex-
tréme gauche, comme si M. Casimir Périer pouvail fraterniser avec
M. Barodet! Ce sont la des phénoménces dont I’étrangeté déconcerte
et alarme. On se demande quels liens peuvent attacher l’un a l’au-
tre de tels hommes, et s’11 n'y a plus, dans leurs doctrines, d’inter-
valle qui les sépare. On se demande si c’est 4 l’extréme gauche que
M. Laboulaye pense attirer les conservateurs qui ont complété la
majorité du 25 février, les membres du centre droit, les amis de
M. Wallon et de M. Lavergne. On se demande si la république con-
servatrice ne peut subsister que par la faveur et avec la tolérance
de la république radicale. L'avenir le dira. Aujourd’hui, les trois
gauches sont unies intimement, et M. Laboulaye n’ose, ni ne peut,
ni ne veut inviter les conservateurs du centre droit et de la
QUINZAINE POLITIQUE. 225
droite modérée & déhbérer en commun avec le centre gauche, pas
méme sur la dissolutian..,.. Voila les sélections qui s’opérent, au
mois de juillet, dans la république parlementaire et constitution-
nelle du mois de février !
Avec une majesté un peu naive, les gauches ont juré, dans ce
Jeu-de-Paume, de forcer l’Assemblée 4 se séparer prochainement,
faute de lois, faute d’amendements, faute de discours. Les gauches
lont promis : clies ne multiplieront plus, comme dans ces der-
nieres semaines, les demandes, les interpellations, les projets, dont
elles ont embarrassé la tribune; elles regrettent d’avoir elles-
mémes retardé le départ de l’Assemblée. Désormais donc, ses ora-
leurs se sévreront d’éloquence ; ses législateurs garderont pour eux
les fruits de leur imagination. Les gauches pratiqueront la poli-
tique du laisser dire et du laisser faire, pourvu que, dans cette paix
forcée, leur silence ct leur inertie ere & V’Assemblée de
mourir plus tot.
Ainsi, on annonce allégrement qu'on réduira les discours et les
amendements. On est décidé 4 abréger les études. On baclera la |
Constitution. Eh bien! Est-ce 4 la hate, sans examen, négligem-
ment, qu’on fera les deux lois de |’état-major et de I'intendance?
Pour ne parler que de celle-ci, il est amer de penser qu’une loi, qu’a-
prés les désastres de 1870, la France entiére considérait comaic la
plus urgente des réformes a opérer dans !’armée, ne soit pas encore
préte, quatre ans apres ces calamiteés. I] est triste de se dire qu’unc
loa sur laquelle, en ce temps surtout, repose le destin d’une campa-
gne, sera peut-étre une ceuvre informe de la derniére heure. Et tout
cela, parce qu’on est pressé de disperser |’Assemblée! Prenez garde:
avant de dissoudre |’Assembiée, il faudrait reconstruire solidement
la patrie, il faudrait dter 4 la fortune tous les moyens de dissoudre
la-France aussi. Cette loi de l’intendance, il convenait de l’élaborer
apres celle du recrutement et de l’organisation de l’armée : son rang
naturel la plagait avant celle des cadres ; car, de concert avec celle
de I’état-major, elle forme l'administration supérieure de l’armée.
Qu’arrive-t-al aujourd’hui? C’est qu’on va tant bien que mal adapter
la loi de )intendance a celle des cadres. L’intendance a été chargée,
en 1870, des malédictions de la France malheureuse. Qu’on écoute,
avec la commission d’enquéte, les aveux des intendants : on saura
quelle part eut le gouvernement impérial dans l’incurie qu’on leur
reprochait ; et puis, en toute justice, on n’oubliera pas non plus
quelle fut, dans les fautes de |’intendance, la part des généraux,
des soldats et des populations. Mais de quelque fagon qu’on la
juge, il en faut une : corrigez-en les vices ; mettez l’unité dans le
commandement total de l’armée; changez, supprimez, améliorez,
40 Jcmcer 1875. 15
226 QUINZAINE POLITIQUE.
comme il vous plaira; au moins, faites-le et faites-le bien. Pour
nous, nous sommes saisis de stupeur et d’effroi, 4 voir ces retards
funestes et ces néfastes omissions. I] nous serait hélas! aisé de ré-
véler des choses graves et alarmantes dans l’organisation nouvelle
de cette armée qu’une guerre pourrait appeler demain & des ba-
tailles suprémes, avec une intendance insuffisante, mal réglée, dé-
pourvue de ressources. Que les députés, avides de dissoudre }’As-
semblée avec une telle précipitation, aillent donc, dans un de nos
corps d’armée, examiner de prés l'état de l’intendance, son fonc-
tionnement, son personnel et son matéricl; et ils viendront nous
dire ensuite sig une loi comme celle-la, on peut l’ajourner ou la
confectionner 4 la légére, sans souci ni soin, a la fagon d’un article
de budget qu’on a tout au plus Je temps de voter.
Pour nous, nous ne contestons pas 4 la gauche le droit de faire
seulement ou de parfaire les lois les plus nécessaires au pays.
L’Assemblée, évidemment, n’a plus que quelques services 4 rendre
4 la France; mais, si peu nombreux qu’ils sotent encore, elle doit
les lui rendre pleinement et consciencieusement : ainsi le veulent
Vintérét de la nation, la dignité de |’Assemblée, le respegt méme
du régime parlementaire et le crédit qu'il mérite d’un peuple
libre. La dissolution a pu paraitre, l’an dernier et surtout durant
les années précédentes, une sorte de vide et comme un abime pro-
fond, ou les radicaux, en voulant y jeter l’Assemblée, eussent aussi
jeté la société et la patrie. Cette crainte a diminué, cette terreur
s’est apaisée. Nous ne redoutons plus la dissolution, et le gouver-
nement, pensons-nous, se croit assez de force maintenant, pour
l'envisager, sinon sans défiance, du moins sans peur. Une dissolu-
tion aussi prompte que la gauche le désire, est-elle pourtant, comme
- Yassurent quelques déclamateurs, une mesure de salut public et
la plus grande des nécessités politiques qui s’imposent, en ce mo-
ment, 4 la France? Nullement. Ce sont 1a des mots du parti ; et cer-
taines ambitions électorales, bien plus que le sentiment des besoins
de la France, arrachent 4 la gauche ces cris d’impatience et de
convoitise. L’Assemblée ne menace la France d’aucun mal et ne
met en péril aucun des biens que sa patriotique sagesse lui a resti-
tués depuis 1870 : il est puéril de dire que, pour avoir siégé cing
ou six mois de plus, l’Assemblée, sous le gouvernement du maré-
chal de Mac-Mahon et le ministére de M. Buffet, puisse causer
quelque détriment 4 la liberté ou 4 l’ordre. D’ailleurs, rien n’est
moins certain, pour les républicains eux-mémes, que cette préten-
due certitude de trouver dans une dissolution hative, c’est-a-dire
dans une pratique anticipée de la constitution, un moyen d’assurer
ct d’affermir le régime de la république; peut-ctre la vraie sa-
QUINZAINE POLITIQUE. 227
gesse conseillerait-elle aux républicains de laisser 4 ce régime
nouveau le temps de se consolider sous ses auspices présents, avant
les hasards et le tumulte des élections.
Selon nous, il y a bien quelque parade dans !’ostentation avec la-
quelle la gauche demande !’impossible, la dissolution au mois
d‘aout. La gauche, pas plus que la droite, n’ignore que les lois vrai-
ment indispensables, celles mémes qu’elle énumére & son choix,
réclament de l’attention de l’Assemblée une durée autrement lon-
gue : on en peut juger par le travail accompli depuis le retour de
l’Assemblée. M. Gambetta, en décidant la gauche 4 pousser si fort
ce cri de dissolution, a sans doute voulu plaire aux #lecteurs du ra-
dicalisme, offrir unc nouvelle satisfaction 4 leurs fougueux désirs,
leur donner un peu de paticnce, et, a l’ombre de ce contentement,
continuer, pour les lois constitutionnelles, cette politique d’ater-
moiements et de concessions dont M. Louis Blanc le blame si éner-
giquement. C’est l’affaire de M. Gambetta. Quant 4 la droite, nous
estimons que, sans youloir retarder la dissolution par des délais ar-
tificiels, elle a raison de ne pas vouloir la précipiter : il est juste
qu'elle considére son premier devoir, celui de bien faire les lois
qu'il lui reste 4 décréter, et d’abord la loi électorale. Et ce n'est pas
non plus un motif léger que l’obligation toute nationale dont a parlé
M. de Kerdrel : il est prudent que l’Assemblée ne se sépare pas sans
avoir mesure d’un regard, si rapide qu’il soit, la situationde la
France vis-a-vis de l’étranger.
Les refus que la résistance du groupe Lavergne a fait subir a la
gauche, la crainte d’un échec, et certains calculs nouveaux, l’ont
décidée 4 changer son plan : elle ne présentera pas, dit-on, sa de-
mande de dissolution 4 ]’Assemblée; elle se contentera d’activer la
besogne et d’épuiser le travail le plus tét possible. C'est cette
pensée, en méme temps quc la résignation a laquelle l’oblige l'atti-
tude du ministére, qui ont rendu la gauche muette et comme im-
passible pendant la loi sur les pouvoirs publics. De 14 aussi la brié-
veté de cette discussion.
M. Marcou, l'un des quinze ou vingt qui peuplent l’école de
M. Louis Blanc, n‘a fait que répéter les maximes du maitre en ré-
clamant Ia permanence des Assemblées. Il a, sur l'avenir de la
république, les mémes vues que M. Louis Blanc : c’est la méme
félicité qu’il promcet a la nation, en voulant, comme il l’annonce,
«la républicaniser. » Mais M. Gambetta lui-méme et toute la
gauche n’ont pas une autre opinion que M. Marcou sur la perma-
nence des Assemblées ; et, vraiment, leur complaisance est extréme,
quand ils prodiguent 4 M. Buffet tous leurs faux semblants d’ap-
probation. C’est contre eux, contre M. Jules Ferry, contre M. Jules
228 QUINZAINE POLITIQUE.
Simon, contre M. Jules Grévy, dont on sait les doctrines, que
M. Buffet a prouvé la fausseté de ce dangereux principe. Il }’a dit
avec une force supérieure de dialectique et d’éloquence : la per-
manence des Assemblées ne peut se concilier avec |’existence de
deux Chambres; elle rend les Assemblées tyranniques; elle les
rend impopulaires ; elle ne les garantit point contre un coup d’E-
tat ; elle n’a paru bonne ni a la libre monarchie d’Anglecterre ni a
la libre république des Etats-Unis. La parole de M. Buffet, si pleine
d’autorité, si souvent fine et spiriluclle, toujours vigoureuse et so-
bre, quelquefois incisive, n’avait jamais cu plus de précision : 1’As-
semblée y a seriti cette logique toute particuliére de la vérilé que
Vhistoire nomme l’expérience; ajoutons qu’une science profonde du
droit constitutionnel donnait aux arguments de M. Buffet une exac-
titude qui ne permettait guére de les contester. Nous sommes heu-
reux de cette victoire, et nous en revendiquons pour les conserva-
teurs ct l’honneur et l’avantage.
La loyale et patriotique déclaration de M. de Kerdrel était oppor-
tune aprés ce discours de M. Buffet, autant qu'elle était juste en
soi et politique. M. de Kerdrel a noblement rappelé les préférences
et la conduite de la droite modérée; et non moins noblement, au
nom de ses amis, il a offert au gouvernement, tel que les lois du
25 février l’ont constitué, une assistance qu’il ne préte 4 la répu-
blique que pour le service de la France. La droite modérée n’a pu
empécher la république de s’établir : elle veut au moins empécher
de tous ses efforts que la république nuise autant qu’on peut le
craindre 4 la sécurité sociale et nationale de notre pays. C’est
une honnéte et sage politique. Non, certes, la république n’est pas
le vaisseau qui pourrait le plus stirement conduire au loin les des-
inées de la France, en abordant doucement 4 chaque rivage. Mais,
quel qu’il soit, radeau fragile ou navire puissant, il porte aujour-
d’hui la France et sa fortune : il n’y a pas de bon citoyen, pour peu
qu’il ait au coeur un.courage supérieur a ses regrets ou a ses alar-
mes, qui ne veuille au moins tenter de le détourner des écueils.
Or, ce n’est point, on l’avouera, en se jetant.au fond des eaux, ni
en demeurant au bord les bras croisés, qu’on travaille 4 un dessein
si généreux. Il faut monter sur le batiment, et, si on peut, saisir
le gouvernail. M. de Kerdrel a. raison de le penser: c’est la con-
duite la plus vaillante, et c’est la plus prudente aussi.
| Aucuste Boucuer.
Lun des gérants ; CHARLES DOUNIOL.
PARIS. — IMP. SIMON RACON ET COMP., ALE -D'EMFCATD 1.
LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
ET LE PARTI CONSERVATEUR'
Dans l’une des crises les plus graves de notre siécle, la plus
grave méme par ses conséquences profondes et lointaines, lors-
gue, le 7 aout 4830, la Chambre des députés délibérait sur la dé-
claration de vacance du trone, un personnage universellement es-
timé, un ami de M. de Chateaubriand, un ancien collégue de M. de
Martignac, royaliste et libéral comme eux, M. Hyde de Neuville, di-
sait: « En politique comme en religion, les consciences ne sont pas
toutes soumises aux mémes influences, et les hommes cherchant le
bien peuvent suivre des directions différentes. Chacun de nous suit
sa conscience ; la mienne seule est mon guide. Si vous ne partagez
pas mon sentiment, ne me refusez pas votre cstime. J’ai fait ce
qu’un Francais pouvait faire pour éviter les calamités que-nous
avons éprouvées. J’ai été fidéle & mes serments; je n’ai point
trahi cette famille que de faux amis ont précipitée dans l’abime. »
Et il concluait : « La main sur la conscience, je ne puis que re-
pousser la souveraineté dangereuse que la commission propose
detablir. »
Belles et sages paroles! Souvent, bien souvent, les honnétes
gens de nos jours ont cu besoin de se les répéter les uns aux au-
tres, dans ces heures obscures et troublées ou, mus par un égal
amour de la patrie et du bien, ils se sont engagés, la conscience
tranquille, mais le coeur déchiré, dans des voies diverses. Celui qui
donnait ce magnifique exemple d’équité envers ses adversaires avait
offert lous les gages et prodigué tous les sacrifices 4 sa cause:
presque enfant, il avait soutenu deson bras l’octogénaire M. de Males-
herbes, allant défendre Louis XVI 4 la Convention; jeune homme,
y. sia, 7. ixre (c* DE LA coscr.). 2° uy. 25 Jomurr 1875. 6
230 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
il avait bravé en face Napoléon; homme mur, aux portes de la
vicillessc, tout en couvrant de ses coléres les conseillers funestes
qui avaient perdu la monarchie, 11 la suivait dans sa chute.
Ces paroles de M. Hyde de Neuville, cette grande invocation de
tolérance et de justice, nous revenaient a la mémoire lorsque nous
avons vu, dans l’Assemblée de Versailles, d’honnétes gens qui, ten-
dant aux mémes fins, avaicnt combattu ensemble, se séparer aprés
quatre années de mutuels efforts et de mécomptes communs,
ceux-ci pour repousser ct ceux-la pour accepter la République.
Certes, envisagée en soi, dans lalumieére de la théorie et de l’idéal,
la république est une noble forme de gouvernement; clile n’a
rien qui puisse humilier les hommes : l’honneur. peut s’y déployer
4 l’aise, les tétes les plus hautes peuvent y entrer sans se baisser.
Que de fois méme, las de voir les monarchies se trahir et se préci-
piter 4 l’envi, il est arrivé 4 beaucoup de bons citoyens de soupirer
aprés le jour ot: toutes les divisions pourraient s’éteindre et toutes
les volontés s'embrasser dans ce gouvernement anonyme et neutre
de la république, comme dans le sein maternel de la patrie!
Ce qui aretenu, ce qui retient les esprits les plus fermes et les
plus libres, ce n’est pas une répugnance morale, c’est un doute,
doute terrible : Cette république est-elle possible? Fera-t-elle le bien
de mon pays? Peut-elle vivre et nous laisser vivre, vivre dans l’or-
dre, dans le respect de tous les intéréts et de tous les droits, dans
la pleine sécurité sociale et nationale?
Lorsque la question supréme se posa devant |’Assemblée, ah!
nous comprenons I’anxiété, les appréhensions, le douloureux tour-
ment de tant de braves gens qui hésitérent 4 donner leur suffrage
4 une institution 4 laquelle leur raison n’avait pas donné sa con--
fiance. Quelle responsabilité prendre! Ils ne se résignaient pas a
effacer de leurs mains toute trace de cette monarchie constitution-
nelle dont ils avaient espéré assurer 4 la France la réalité bienfai-
sante; dont ensuite, dans unc sorte d’interrégne décoré du nom de
Septennat, ils avaient essayé de retenir l'image et de préparer le re-
tour; et que maintenant, sous le poids d’une inexorable fatalité
dont ils étaient innocents et victimes, ils regardaient s’enfoncer
plus avant dans les sombres incertitudes de l'avenir.
Et, d’un autre cété, il y avait d’autres braves gens qui répon-
daient : Cette monarchie constitutionnelle, nous l’avons voulue
comme vous; comme yous, nous avons voulu }’asseoir sur le prin-
cipe de l’hérédité royale, non pas tel que la convention ou I’accla-
mation d’un jour le décréte, mais tel qu’a travers les siécles l’his-
toire de France l’avait faite. Elle a manqué. Comme vous encore,
atteints du méme échec immérité, nous nous sommes réfugiés dans
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 231
le Septennat : expédient un peu artificiel, il avait du moins l’avan-
tage parlementaire de ne pas nous diviser, de ne froisser aucune
conviction, de ménager tous les amours-propres, de fermer la porte
4 larépublique qui était préte, pour la garder ouverte 4 la monar-
chie qui ne l’était pas. Le Septennat manque 4 son tour, répudié par
quelques-uns de ceux-la mémes en vue desquels il était plus parti-
culigrement concu. Que faire alors? Tout nous échappe. Accu-
lés au gouffre de la dissolution, irons-nous y laisser tomber Ie pays,
aussi désarmé et aussi nu que nous l’avons regu de la démagogie
et de l’invasion? Dans la mélée présente des opinions et des passions,
le choix n’est pas entre la monarchie et la république; il se res-
serre de jour en jour entre une république plus ou moins corri-
gée, pourvue d’institutions plus ou moins défensives, ct le vide,
le néant, un chaos ot la meilleure chance qui nous attend, si nous
évitons l’anarchie ou le despotisme, sera encore la république, mais
une république moins conservatrice que celle dont il nous reste le
temps et le droit d’imposer le frein aprés nous.
Et puis, dans cette détresse, un homme était 4 considérer, ce mo-
deste et dévoué soldat que, par une nuit de mai 1873, M. Thiers
ayant donné sa démission, |’Assemblée nationale était venue, en
quelque sorte, trouver sous sa tente, pour le conjurer de faire vio-
lence a ses gotits, de jeter dans l’aréne orageuse des partis sa gloire
sereine, de la livrer, pour le service de |’Etat, 4 toutes les ingrati-
tudes et 4 toutes les insultes, de prendre Vaccablant fardeau du
gouvernement de la France. Grande scéne qui demeurera un grand
souvenir! Accoutumé & des spectacles dignes de l’histoire, le palais
de Versailles n’oubliera pas cette députation de citoyens s’en allant,
a travers ses galeries de tombeaux et de statues, mal éclairées par
quelques lampes, offrir et comme infliger le pouvoir au fils de l'un
de ces Irlandais qui autrefois, sous ces mémes voutes, avaient paru
devant Louis XIV, accompagnant leur Stuart banni.
Le maréchal de Mac-Mahon avait fini par accepter. Il avait ac-
cepté encore, six mois aprés, dans d’autres complications non moins
épineuses : i] avait promis de rester 14 lorsque l’Assemblée ne se-
rait plus, de continuer 4 défendre la société, a la condition, toute-
fois, que cette société lui donnerait les armes nécessaires pour sa
défense.
Or, ces armes de défense, quelles étaient-elles? M. Thiers, 4 qui le
monde conservateur a plutdt reproché un défaut qu'un excés de vi-
gueurdans son gouvernement, M. Thiers les avait indiquées aux répu-
blicains eux-mémes avec uneprévoyance, avec une netteté courageuse
dont oubli serait une injustice. Le souci de l’avenir, répétait-il soa-
vent, le gros nuage d'une république entée sur le suffrage unrver-
252 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
sel, c’est ’avénement d’une Assemblée travaillée de cet esprit de
destruction qui, selon les temps, s'est nommé socialisme ou radi-
calisme. A cela, dans la situation actuelle du pays, il n’y a qu’un
reméde : le droit de dissolution aux mains d’un Président qu’assis-
tera une Chambre haute, et que l’armée suivra, si lui-méme est avec
Ja loi. Vienne donc une Chambre basse ot la démagogie sera mat-
tresse, le Président n’aura qu’é la regarder faire, alarmer tous les
intéréts, porter l’inquiétude partout, ébranier de ses motions décla-
matoires la fortune publique et les fortunes privécs. Une fois la me-
sure des mécontentements comble, soutenu de la Ghambre haute
qui sera comme son témoin, il frappera un coup avec son droit
de dissolution; et le pays, qui trop souvent a laissé son imagi-
nation jouer avec la démagogie, mais qui toujours, lorsqu’il l’a vue
aux affaires en chair et eu os, a reculé d’effroi, comme en 1848 et
en 1874, le pays renverra probablement une bonne Assemblée.
Aprés plus d’une année d’efforts, de négociations, de démarches,
de projets pris et repris sous toutes les formes, le moment était
venu, ou ce que M. Thiers avait eu raison de revendiquer serait re-
fusé 4 son successeur; ol, toute organisation constitutionnelle de
ses pouvoirs ayant échoué, le maréchal de Mac-Mahon serait laissé
seul, sans institutions protectrices, revétu d’un titre qu'il tiendrait
d’une Assemblée disparuc, enfermé dans un duel sans issue avec le
redoutable et mobile inconnu du suffrage universel.
Ceux-la qui seraient tentés de nier la vérité de cette peinture
auraient la mémoire courte; ils ne se rappelleraient pas ce qui
s'est passé: tout ce qui avait été proposé pour organiser un
Septennat personnel ou impersonnel avait été repoussé; le droit
de dissolution que, dans la séance du 2 février dernicr, M. de
Meaux, M. Depeyre, M. le duc de Bisaccia avaient sollicité pour
le maréchal en dehors de toute intervention d’unec Chambre
haute, avait été également écarté. Que restait-il encore qui n’eut
pas été demandé et rejeté? Le droit de veto contre les décisions de
la prochaine Assemblée! Mais, alors méme que, par un hasard bien
invraisemblable, il edt enfin rencontré cette majorité qui se déro-
bait toujours, quelle valeur avait-il? quelle force donnait-il? quelle
sécurité apportait-il? M. Thiers n’en avait pas voulu pour son pou-
voir; méme sous Louis XVI, méme dans le prestige d’une antique
monarchie ot le Roi, ce représentant perpétuel de la nation, comme
disait Mirabeau, pouvait dresser, cn face des aberrations populai-
res, l'image de son droit, contemporain de la patric clle-méme, il
avait été réputé, par les juges les moins suspects, un sceptre déri-
soire. Avec une présidence éphémére et précairc, qu’ett-il été?
Moins encore, un hochet de parade, propre 4 provoquer des con-
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 233
flits qu'il était impuissant pour trancher. M. Benjamin Constant,
quon n’accusera pas d’une complaisance outrée pour les préroga-
tives de l’'autorité, a dit avec justesse : « Le veto royal, nécessaire
pour jes lois de détail, est insuffisant contre la tendance générale.
Il irrite l’Assembiée hostile, sans la désarmer. La dissolution de
cette Assemblée est le reméde unique’. »
C'est ainsi qu'elle est venue au monde, cette république 4 la-
quelle "honorable M. Wallon a attaché son nom: nulle prémédita-
tion, nulle conspiration dans ses origines; elle a été le fruit du
désarroi, elle est née tout simplement, faute de micux et crainte
de pis.
Quelques hommes bien intentionnés se sont vus poussés a bout,
ls ont voulu a tout prix, ils ont cru tirer la France de |’impasse
ou ses destinées étaient arrétées et ballottées : comme, a leur grand
regret, ils nc pouvaient remplacer la république par la monarchie
constitutionnelle, ils ont essayé d’organiser cette inévitable répu-
blique; plutdt que de |l’abandonner 4 elle-méme, plutdt que de la
laisser en cet état sauvage ot tout gisait 4 sa merci, ils ont cherché
a lentourer de quelques barriéres, 4 introduire dans son sein quel-
ques principes de retenue et d’ordre. Qu’est-ce qui a eu tort? qu’est-
ce quia eu raison? Si nous ne nous trompons pas, plusieurs qui
votaient l’organisation de la république, ont envié tout bas ceux qui
ne la votaient pas, et d’autres qui ne la votaient pas, ont remercié
au fond de leur coeur ceux qui la votaient.
Mais enfin, cette république une fois établie par une résolution
qui appartient désormais aux dissertations de Vhistoire, quelles .
garanties offre-t-elle? Et quels devoirs impose-t-elle 4 tous ceux
que, sans distinction de parti, nous appellerons de ce vieux mot :
les bons citoyens?
I} ‘
Avant la discussion des lois constitutionnelles, c’était une mode .
de rire des Chambres hautes : A quoi servent-elles? Quelles révo-
lutions ont-elles empéchées? Quelle dynastie ont-elles sauvée? Les
plaisants logiciens dont nous parlons les déclaraient inutiles, allé-
guant pour preuve que, dans nos implacables tourmentes ou
royauté, parlement, magistrature, armée elle-méme, tout avait
succombé ou plié, les Chambres hautes n’avaient pas eu le privilége
de demeurer debout.
* Benjamin Constant, (Euvres politiques, Ch. des Assembides représentatives.
34 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
Les lois constitutionnelles ont été votées, une Chambre haute
décrétée; alors le langage a changé. Les mémes qui n’avaient
pas assez de dédain se sont ravisés ; ils n’ont plus qu’un désir, c’est
d’entrer dans la place. lls ont découvert que parfois les Chambres
hautes ont une importance souveraine; que les événements peu-
vent y mettre, comme dans le Sénat de 1844, les clefs du gou-
vernement.
C’est qu’en effet, dans un Etat, surtout dans un Etat libre, les
Chambres hautes ont une fonction essentielle 4 remplir : instituer
dans l’ordre politique le double degré de juridiction qui régit notre
ordre judiciaire, contréler et confirmer les délibérations l’une par
Yautre, donner 4 la loi le temps de la réflexion, n’est méme pas le
premier de leurs titres; elles ont pour but supérieur de répondre
et de satisfaire 4 ce besoin des sociétés qui, n’étant pas seulement
une agglomération vague d’individus, veulent une sauvegarde pour
les traditions, les principes, les forces sur lesquels leurs fonde-
ments reposent. Vérité sensible partout, plus sensible encore dans
les démocraties qu’ailleurs ! Les flatteurs du peuple ont beau lui
crier qu'il est maitre, qu’il est souverain, qu’il n’a qu’a compter
les suffrages pour tout régler 4 sa guise ; il sait bien le contraire :
Vinstinct, ’habitude, un certain effroi de lui-méme l’avertissent
que tout cela est faux, qu'il y a en ce monde autre chose que le
nembre dont il dispose. Souvent, dans nos temps agités, nous avons
vu des Assemblées conservatrices d’ou la faveur populaire se reti-
rait de plus en plus, faire encore figure,. garder leur empire dans
leur isolement, résister et commander avec autorité, parce qu’en
regard des fluctuations contraires de l’opinion, elles représentaient
les grands intéréts permanents de la société.
Nous sommes méme enclins 4 penser que, loin de diminuer, |’im-
portance d’une Chambre haute ne peut que croitre dans I'élément
instable. d’une république.
Ilse passera probablement pour elle ce qui se passe pour toutes les
institutions vraiment sociales, clergé, armée, magistrature: dans le
calme profond d’une monarchie, |’insouciante fantaisie, qui se croit
assurée de l’éternité, se laisse aller & les ébranler, elle s’amuse a
douter de leur vertu. Sitét qu’arrivent les incertitudes de la répu-
hligye, le séricux rentre, une appréciation plus saine des choses se
produit dans les esprits : les coups de vent qui, avec le lit méme
des sociétés, mettent 4 nu les racines de ces institutions nécessai-
res, les. enfoncent plus avant, et tous ceux qui ne veulent ni dé-
truire ni étre détruits, se rassemblent éperdus 4 leur ombre, plus
que jamais bienfaisante et sacrée.
Observez encore un autre phénoméne de la méme famille : au
ET LE PART! CONSERVATEUR. 255
sein de la sécurité dont la monarchie répand partout la douce in-
fluence, les peuples deviennent vite ingrats et querelleurs envers
le pouvoir, tandis que, par une inconséquence inverse, la républi-
que rend invariablement la liberté impopulaire. Chose mortifiante
4 avouer, mais impossible & nier! Tous les coups d’Etat, depuis
ceux de fructidor et de brumaire jusqu’a celui du 2 décembre, qui,
sous la république, ont été faits contre les Assemblées, ont réussi,
sanctionnés d’avance par la foule; le seul, bien modéré, qu’ait
essayé une monarchie, a échoué, la perdant elle-méme.
N'en doutons pas, car c’est une loi de la nature humaine : plus
la Chambre haute de la république sera solidement conserva-
trice, plus elle sera une puissance; ‘grande dans I’Etat, sa place
sera plus grande encore dans |’opinion. La turbulence de la Cham-
bre basse, ses menaces contre |’ordre établi, ses desseins bruyants
de toucher a tout ne feraient méme que servir sa rivale; devant
tous les intéréts alarmés, la Chambre haute, avec le Président de la
république 4 sa téte, se dresserait comme leur forteresse et leur
espolr.
Cetfe mission tutélaire d’une Chambre haute, le projet de loi
présenté au mois de mai 1874, par M. le duc de Broglie, au nom
d’un cabinct ot siégeaient M. de Larcy et M. Depeyre, M. Magne et
M. de Fourtou, l’edt assurée dans notre pays. Rendons-lui cet hom-
mage que, dégagé de tout esprit de réaction, il était conservateur
dans le sens le plus vaste et le plus vrai du mot.
lntroduisant dans notre Constitution, comme le déclarait fran-
chement l’exposé des motifs, le principe de la représentation des
intéréts en face de la représentation du nombre, des opinions cou-
rantes et flottantes, des situations en voie de formation, qui est
plus particuliérement l’affaire de la Chambre basse, le projet de loi
de M. de Broglie assignait trois origines 4 la Chambre haute : !’émi-
hence exceptionnelle de la dignité comme celle des cardinaux, ma-
réchaux, amiraux, premiers présidents des cours de cassation et
des comptes; le choix direct du chef de l’Etat, circonscrit dans des
catégories déterminées; |’élection confiée 4 des colléges ot la reli-
gion, la magistrature, l’armée, le barreau, les lettres, sciences et
arts, le commerce, l'industrie, la propriété, les grands services
publics, toutes les forces organisées de la société seraient comme
érigées en jury.
Examinez, pesez, comparez toutes ces dispositions qu’évidem-
ment, dans le détail de leurs applications, il evt été facile d’amen-
der, d’étendre ou. de restreindre : elles allaient droit 4 leur but;
‘elles formaient, 4 coup sir, unc Chambre haute qui méritait son
36 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
‘appellation; elles donnaient 4 la société une réserve défensive qui,
loin d’étre un danger, était une protection pour la lberté.
Faire, par exemple, une part a l’initiative du chef de I’Ktat dans
la composition de la Chambre haute, était-ce une exigence bien
ambitieuse? Demandez-le 4 la plupart des monarchies constitution-
nelles de l'Europe : la méme ot, comme dans sa Chambre des
lords, l’Angleterre n’a pas fondé l’indépendance sur I’hérédité, elle
aretenu pour le gouvernement la désignation des membres de la
Chambre haute; au Canada, sur cette terre toute pétrie avec la
notre, ol notre Coutume de Paris se marie si heureusement avec
la Grande Charte de Londres, le Sénat est nommé par la reine. Sermn-
blable prérogative nous edt paru d’autant moins excessive que,
dans notre république, le chef de l’Ktat sera désarmé vis-a-vis de
la Chambre haute : il n’aura pas le droit de la dissoudre, droit que
concédaient autrefois les plus ardents politiques qui la réclamaient
élective'; il ne pourra pas non plus y intervenir, en modifier l’es-
prit, y déplacer la majorité par l’exercice de ce droit de fournee,
comme on disait chez nous, ou de poussée, comme on dit en Alle-
magne, avec lequel la libre Angleterre elle-méme a souvent forcé
les résolutions de ses lords. :
Ajoutons enfin que, reconnaitre une part au chef de ]’Ktat dans la
nomination de la Chambre haute, nous edt paru une précaution
utile pour une démocratie ot la vulgarité tend fatalement 4 domi-
ner, ot l’cnvie suit de prés toutes les supériorités qui éclatent.
Plus d’une fois, un arbitrage supréme aurait corrigé des iniquités,
réparé des oublis, rétabli au profit de l’intelligence et de la gloire,
odieusement délaissées, l’égalité devant la loi. Sans cette impar- .-
tialité souveraine qui régne sur les sommets, notre pairie de la
monarchie constitutionnelle eut-elle été ce qu’elle était sous la
. Restauration, et ce qu’a un degré moindre elle fut encore aprés
1850 : le trésor vivant de nos illustrations nationales?
Et quant a ces colléges d’électeurs ou étaient comme rassemblés
les Etats-Généraux de notre société, nous cherchons yainement ce
que la défiance la plus soupgonneuse trouverait 4 y reprendre. Unc
aristocratie se soutient par ses priviléges héréditaires ; la démocra-
tie serait sans consistance si, dans le désert d’institutions ot: elle
s'agite, elle répudiait tout groupe d’intéréts, toute force faisant
corps, toute élite, méme accessible 4 tout le monde. En 1834, dans
l’effervescence d’une révolution victorieuse, c’étaient les libéraux
‘ (était, notamment, le systéme de M. de La Fayette en 1831, lors de la dis-
cussion sur l'abolition dela pairie héréditaire.
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 337
les plus hardis qui avaient proposé eux-mémes ces colléges électo-
raux pour la formation de la pairie; ils rappelaicnt complaisam-
ment que l'‘empereur Napoléon les avait établis avec succés dans la
république cisalpine, devenue plus tard son royaume d’Italie'.
le projet de loi de M. le duc de Broglie n’a pas eu de suite,
éouffé en naissant par des hommes dont la plupart auraient du
raccueillir comme un insigne bienfait pour leur cause. Si la monar-
chie revient parmi nous, quelle avance pour clle, quel incalculable
avantage, de trouver déja inscrit dans la Charte de notre ombra-
geuse démocratie, inscrit par la main méme d’une république, le
principe de la représentation des intéréts! Et si l’avenir appartient
a cetle république, combien sa rude tache, pour surmonter les
mauvaises passions qu’elle engendre, lui serait facilitée par un Sé-
nat, rendu comme la place de sureté de Ja société elle-méme! Dans
la coalition qui a tout renversé, ceux-la seuls furent les vainqueurs,
qui, sous des masques divers, ne poursuivent pour notre pays
quanarchie ou despotisme; ils avaient raison dans leur aversion :
que d'une nation en poussiére une Assemblée s’éléve, 4 la fois in-
dépendante et conscrvatrice, qui ne soit ni l’émanation brouillonne
d'une foule, ni le jouet de la toute-puissance d'un maitre, et leur
uvre est manquée.
Nous ne nous dissimulons pas que la Chambre haute telle que, de
guerre lasse, nos lois constitutionnelles l’ont fixée et réglée, n’ap-
porte pas a la société la méme certitude d’absolue sécurité. Dans
cette désignation des deux tiers du Sénat par les conseils généraux
et d'arrondissement, et par les délégués des conseils municipaux,
une porte est ouverte 4]'inconnu; il y a, comme disait l’un des
lords Derby 4 propos d’une loi électorale nouvelle, un saut a faire
un trou noir.
Dans les pays ou la liberté politique, qui a son foyer et son siége
au centre de l’Etat, n’est pas contenue par les mille liens d’une vi-
goureuse organisation municipale et provinciale, la prudence con-
seille de ne pas commettre 4 |’élection pure et simple la nomina-
hon des deux Chambres : découlant d’une source unique, elles
risqueraient de n’offrir que les mémes passions, non plus se tem-
pérant, mais se multipliant et s’aggravant les unes par les autres.
Lélectorat ne peut impunément rester commun que si les diffé-
reaces les plus profondes et les garanties les plus sévéres sont pla-
cées dans }’éligibilité elle-méme : chez nos voisins, les Belges, qui
‘ Cefut M. Dubois (de la Loire-Inférieure), qui, en 1831, défendit ce systéme &
k Chambre des députés. M. Vacherot en consignait, avec éloge, le souvenir dans
Une notice qu'il lut, l'année derniére, 4 l’Académie des sciences morales, sur son
annen collégue de l’Ecole normale.
238 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
souvent sont nos maitres, les mémes citoyens votent pour les deux
Chambres; seulement, tout candidat au Sénat doit payer deux
mille francs de contributions directes ; c’est le cautionnement que
la société réclame. M. de la Fayette, si éperdument amoureux de
toutes les chiméres de son temps, écrivait, dés les premiers jours
de l’Assemblée constituante, ces lignes sensées que nous recom-
mandons 4 tous les républicains de nos jours: « Ne souffrez pas
qu’il n’y ait qu’une Chambre, mi que le Sénat soit de la méme
composition que la Chambre des représentants'. » Et, dans son
mémorable discours de 1831 pour lhérédité de la pairie, qui dans
le jeune et trop indulgent historien de la Révolution révéla soudain
homme d’Etat, M: Thiers développait, avec son naturel mélange
de verve, de souvenirs et de vues, ces considérations : que les deux
Chambres ne devaient jamais procéder de la méme origine ; que
méme épurée, décomposée, soumise 4 des degrés intermédiaires,
Vélection, fille de l’opinion du jour, arrivait toujours 4 rendre le
méme son et 4 produire la méme réponse ; que telle avait été 1’iné-
vitable conclusion des diverses classes de votants pour les Conseils,
sous le Directoire, et des deux colléges, sous la Restauration ; que,
conséquemment, la Chambre haute, n’étant une force que si elle
représentait un intérét fixe, devait sortir d’une région supérieure
aux mobilités populaires *.
Le role attribué 4 tous ‘nos Conseils électifs dans l’élection de
notre Chambre haute déjouera-t-il les prévisions de M. de la Fayette
et de M. Thiers? Ne tombera-t-il pas sous le coup de leurs avertisse-
ments si graves? Mettra-t-il les choix dans ce milieu calme et sir
ou réside vraiment la raison d’un peuple? Ne pourrait-il méme a la
longue dénaturer ces Conseils, en ouvrant leurs abords et leur en-
ceinte 4 toutes les préoccupations, 4 toutes les rivalités, 4 toutes
les compétitions de la politique? Grand malheur dont la société en-
‘tiére patirait! La plupart des hommes sont d’une méticuleuse solli-
citude lorsqu’ils cherchent 4 quelles mains confier l’honneur de
leur clocher, l’entretien de leurs rues ou de leurs chemins, la dé-
fense de leur ville ou de leur canton ; s'il ne s’agit que de cette
‘ Cette lettre, adressée par le général La Fayette 4 M. de La Tour-Maubourg,
entre le 28 aout et le 8 septembre 1789, a été publiée, pour la premiére fois, par
M. Mortimer-Ternaux, dans son Histoire de la Terreur, t. I°', p. 486, aux notes.
— En 1789, M. de La Fayette proposait un Sénat nommé, poor six ans, par les
Assemblées provinciales, qu’il voulait trés-dépendantes du ponvoir exécutif ; en
4814, il se contentait de la nomination par les 500 plus imposés de chaque dé-
partement ; en 1831, il votait pour que le Sénat fat choisi par les colléges électo-
raux réunis au chef-lieu du département et pris parmi des dligibles payant
1000 francs de contributions directes.
* Chambre des députés, séance du 13 octobre 41834.
BT LE PARTI CONSERVATEUR. 239
chose abstraite qui s’appelle le gouvernement, ce n’est plus leur
affaire, ils la livrent au premier venu.
Cependant, quelque sérieux que puissent étre, dans un temps
plus ou moins rapproché, ces inconvénients et ces dangers, ils ne
sont encore qu’une crainte; ils ne se déclareront que plus tard,
pea 2 peu, lorsque les passions mises en mouvement au dehors et
an dedans de tous nos Conseils électifs auront fermenté suffisam-
ment et jelé leur venin. Dans les conjonctures présentes, la majorité
de ces conseils est excellente : nés des entrailles mémes du pays,
formésen quelque sorte 4 l’état simple, sans arriére-penséc malfai-
suite de destruction politique, ils sont une représentation honnéte
et tranquille de notre société.
Disons-le donc avec une sincére assurance : les conservateurs,
mot que nous entendons dans sa plus large signification, ont leur
sort entre les mains. La Chambre haute sera ce qu’ils la feront : ils
ont !a majorité dans |’Assemblée de Versailles, qui nomme un tiers
des sénateurs ; pour les deux autres tiers, ils l’ont encore dans tous
les Conseils électifs, ou: est dispersée la vie locale de la France. Mat-
tres de la Chambre haute, appuyés sur le maréchal de Mac-Mahon,
chef deTBtat et de l’armée, que redouteraient-ils de l’avenir le plus
sombre? ils auraient le gouvernement, ils auraient la loi, ils auraient
la force. S'ils laissent tout échapper, ce ne sera pas la faute de la
république, ce sera le crime impardonnable de leurs rancunes, de
leurs diseordes futiles, de leur égoiste imprévoyance.
Il
Hl ya bientét un siécle, lorsqu’au lendemain du 9 Thermidor,
toute décimée par la proscription, lasse de la Terreur qu'elle avait
répandue et ressentie, la Convention eut fait effort pour tirer d'elle-
méme et composer avec ses débris un régime ordonné; lorsqu’elle
eut, par la Constitution de l’an If, établi un Directoire exécutif,
institué denx Chambres, dont les deux tiers ‘des membres devaient
ttre pris dans son sein, organisé en un mot la république, la ques-
ton qui nous occupe encore se présenta pour la premiére fois de-
vaat les conservateurs : Qu’allaient-ils faire avec cette république?
Quelle attitude garder? Quelle conduite tenir?
les considérations les plus pathétiques, les plus nobles passions,
la voix du sang, celle qui sortait des échafauds encore mal essuyés,
leur criaient de s’enfuir, de demeurer 4 l’écart, de n’avoir rien de
240 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
commun avec tout ce monde révolutionnaire, avec des instituions
maudites, écloses de la violence, et destinées a y rentrer pour y
finir. Eh quoi! les victimes d’hier, les hommes dont la raison,
tout éclairée par d’affreuses expériences, restait fidéle 4 la monar-
chie comme a la forme tutélaire de la patrie, s’en iraient, renégats
d’eux-mémes, sous le nom de Cing-Cents ou d’Anciens, remplir un
office dans cette république? Ils lui apporteraient ’appoint de leur
honnéteté, ce qui ne serait qu’une corruption de plus. Ils lui préte-
raient, par leur contact méme, un faux semblant de modération et
d’équité, qui ne servirait qu’A tromper les simples; qui, sans la
guérir de ses vices irrémédiables, les rendrait plus secrets, plus
pernicieux et plus actifs; qui, sans la préserver d’une chute heu-
reusement certaine, ne ferait que creuser plus profondément l’abime
ou, avec elle, tomberait le pays.
Et puis, avaient-ils oublié si vite, qu’ils pussent hésiter déja?
Cette république devant laquelle ils ne reculeraient pas, ils l’avaient
vue -naitre sous leurs yeux, naitre dans le vol, dans le sacrilége,
dans le massacre des prétres, des vieillards et des femmes, dans la
violation de toutes Jes lois du ciel et de Ja terre : 4 peine échappés
de ses prisons, ils parlaient d’entrer dans ses assemblées! Qu'ils y
entrent donc, qu’ils franchissent le seuil qui les tente : il auront
en face d’eux, au-dessus d’eux, cing rois qui sont cing régicides,
cing Directeurs dont le gage de vertu civique a été la téte de
Louis XY1! Ils rencontreront sur les bancs ot ils s’assoiront eux-
mémes, ceux qui ont pris la vie et les biens de leurs proches; les
fils des assassinés frayeront avec les assassins! Si le repentir doit
étre quelque part, la république entend que ce ne soit pas pour
elle; de tous ceux qui sollicitent ses fonctions législatives, elle exige
comme une amende honorable de toutes les fureurs qu’ils n’ont
pas éprouvées et de tous les forfaits qu’ils n'ont pas commis : c’est
un serment imposé a tout député, méme a tout électeur, le serment
de haine a la royauté.
Malgré ces objurgations pressantes, malgré tant de raisons spé-
cieuses, toujours douces 4 la médiocrité de 'homme, qui allie si
naturellement l’ostentation superbe dans les maximes 4 I’inertie
dans les résolutions, les conservateurs de l’an V ne les écoutérent
pas, ils descendirent en foule dans l’aréne électorale. Ceux qui fu-
rent nommés pénétrérent, le front haut et l’dme intrépide, dans
ces Conseils du Directoire, qui n’étaient eux-mémes que lesrestes
de la Convention.
Ce qui avait entrainé leur détermination courageusce, c’était le
souvenir méme des temps qui leur étaient rappelés; la politique
qu'on les conviait 4 reprendre, il l’avaient jugée et condamnée 4
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 2 5 |
Peuvre : elle avait été l’un des ressorts les plus commodes de cette
terrible Révolution qui avait tout broyé.
Au début de l’Assemblée constituante, avant méme sa réunion;
il avait été manifeste, pour tout esprit désintéressé¢, que ]’an-
cienne division de la France en trois ordres, dont les deux moins
nombreux auraient voix prépondérante aux dépens du plus nom-
breux, ne pourrait plus se justifier, qu’elle ne tiendrait pas, qu’elle
serait submergée; que, pour la sauver, il fallait la transformer:
quavec les députés des trois ordres il fallait composer deux Cham-
bres, ou les uns et les autres retrouveraient leur place légitime;
que, par cette combinaison, il serait possible de fonder entre les
pouvorrs un équilibre qui, pour la royauté comme pour la so-
ciélé, Si prodigieusement menacées, serait une garantie. C’était l’o-
pinion de ces sages, les meilleurs, les plus purs de leur temps,
dont la postérité ne saurait assez vénérer les mémoires, Maloiet,
(lermont-Tonnerre, Mounier, Virieu, Lally-Tollendal. Dés qu’ils
Tavaient exprimée, la colére contre eux n’avait pas connu de bor-
nes : vouloir deux Chambres! Mais c’était le commencement de la
republique! C’était transiger avec la Révolution! C’était pire encore,
c'élait peut-étre la modérer! Mieux valait mille fois la laisser toute
seule ef toute nue, avec sa face hideuse. Elle aurait bien plus promp-
tement dégodté les peuples, en s’épuisant elle-méme. La Révolution
sans frein aurait pour issue nécessaire et bienfaisante la contre-ré-
volution sans mélange. Arriére donc les deux Chambres, le bicamérat,
comme on le surnommait avec mépris! Le comble de la félonie,
la marque supréme de la trahison, selon la langue des énergu-
ménes de cette époque, était d’y adhérer : M. de Montlosier, qui
sétait peu a peu avisé d’en confesser les avantages, méme pour
son ordre, fat honni et bafoué, en dépit de son dévouement, de
ses théories inflexibles, ‘de son cri sublime pour la Croix de bois
qui a sauvé le monde‘. Coupable du méme méfait, le chevale-
resque Cazalés qui, a Paris, en pleine fournaise, avait tant lutté
par la parole et par l’épée, fut regu 4 Coblentz avec des huées; le
Maitre de l'auberge ot: il se présenta était payé pour lui répondre
qu'il n’avait pas deux chambres a sa disposition. Et, chose éternel-
lement douloureuse! dans l’iotervalle, cette institution des deux
Chambres, qui était l’un des derniers appuis humains de Louis XVI,
Assemblée constituante l’avait écartée 4 une majorité énorme, ov
les plus bouillants champions de l’autel et du trone se rencontrérent
avec Robespierre.
Deux ans aprés, lorsque cette Assemblée constituante 4 l’agonie
' Mémotres de M. le comie de‘Montlosier, t, If, p. 285.
242 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
s’effrayait de l’anarchie qu’elle léguait 4 la France, un accord fut
tenté entre tous les modérés, depuis Malotet, Glermont-Tonnerre,
leurs compagnons fidéles, jusqu’aux Lameth et jusqu’a Barnave,
pour corriger une Constitution dont la déraison était flagrante.
L’entreprise échoua pour les mémes causes; 4 toutes les supplica-
tions, les mémes voix qui avaient repoussé l'institution des deux
Chambres, comme souillée de révolution, avaient répondu que ce
qu’il y aurait de pire, ce serait d’organzser le désordre'*.
L’éyénement avait prononcé sur cette politique : la Révolution
avait été abandonnée a elle-méme, la barriére des deux Chambres
abaissée, la Constitution de 1791 soigneusement maintenue avec
tous ses vices; les catastrophes et les calamités s’étaient amonce-
lées, qui avaient comblé, dépassé méme tous les réves. Les biens
prédits en retour se montraient-ils? La récompense promise aux
survivants de tant d’horreurs leur arrivait-elle? Jamais décon-
venue n’avait été plus complete : loin de tomber, la haine de l’an-
cien régime grondait toujours, elle avait résisté 4 tout, méme 4 la
Terreur. Bien différente de la plupart des mauvais souvenirs que
leur durée adoucit et embellit, elle allait s’aigrir de plus en plus
dans |’imagination populaire et tourner au délire; de telle sorte
que, pour ressaisir l’opinion préte 4 leur échapper et se replonger
a l’aise dans leur tyrannie défaillante, les régicides du Directoire ne
savaient rien de plus efficace que de faire colporter dans toutes les
villes et dans tous les villages les manifestes ou, du fond de l’exal,
Louis XVIII déclarait qu’il ne reconnaitrait jamais l’abolition des
trois ordres.
En méme temps, toutes les idées de ces sages, dont nous par-
lions tout 4 ’heure, sortaient de l’ombre; la société, qui ne vou-
lait pas périr, les relevait une 4 une de dessous les ruines. La Con-
vention, la farouche Convention elle-méme, de son bras taché de
Sang, posait sur notre sol cette institulion des deux Chambres,
dont désormais, malgré son origine, toutes nos monarchics se fe-
raient honneur; elle établissait une Chambre haute et une Cham-
bre basse; elle s’évertuait 4 rédiger une Constitution moins défec-
tueuse que celle de 1794. La France s’arréterait-elle dans cette
vole? On pouvait affirmer d’avance que, si de réparations en répa-
‘ Ce mot a été entendu et recueilli par Madame Campan, dans ses Mémoires,
t. Il, ch. xx. — Sur cette page lugubre de l'histoire de la Révolution, rien n’est
plus instructif que la lettre du comte de Gouvernet au marquis de Bouillé, et pu-
bliée dans les Mémoires de ce dernier, p. 282 : « Notre malheureuse étoile fait,
écrivait M de Gouvernet, le 26 aodt, qu’au moment ot les démocrates eux-
mémes sentent une partie de leurs torts, ce sont les aristocrates qui, en leur
refusant leur appui, s’opposent 4 la réparation. »
; ET LE PARTI CONSERVATEUR. 245
rations, elle remontait jusqu’a sa glorieuse royauté, encore con-
sacrée par les vertus et le martyre de Louis XVI, ce ne serait point
pour rentrer dans un passé 4 jamais fini; que ce serait, tout au
contraire, pour mettre en sureté, sous le vieil abri des siécles,
ses libertés, ses intéréts nouveaux, tout ce gqu’a tort ou a rai-
son, elle regardait comme les indestructibles bienfaits de la Ré-
rolution.
Ce fut sous ces impressions, ce fut 4 la clarté de ces lecons fou-
droyantes, que se firent les élections de l’an V; elles versérent
dans les deux Conseils, 4 cété du résidu de la Convention. un
flot d’honnétes gens, déja signalés par les titres les plus recom-
mandables ou voués au plus noble avenir : Portalis, M. Tronchet,
qui avait défendu le roi, M. Troncon-Ducoudray, qui avait défendu
la reine, M. de Barbé-Marbois, M. Quatremére de Quincy, le géné-
ral Mathieu Dumas, |’amiral Villaret-Joyeuse, M. de Corbiéres,
M. Camille Jordan, M. Royer-Collard. Ces hommes, qui se levaient
aprés la Terreur comme des ressuscités, n’apportaient aucune
pensée de conspiration ou de faction : soumis a des lois qu’ils
n’avaient pas faites, ils cherchérent a tirer le meilleur parti pos-
sible d’institutions qu’ils n’auraient pas choisies; ils se servirent
de la république pour essayer de servir la France. A trés-peu
d’exceptions prés, tous étaient d’accord 4 cet égard: « Quelles
que fussent, au fond, nos opinions monarchiques, a écrit l'un
d’eux, le général Mathieu Dumas, nous n’avions d’autre but, d’au-
tre intention que de prévenir le retour de l’anarchie, et d’amener
le gouvernement républicain, tel que nous l’avions trouvé, tel que
!"usurpation l’avait fait, 4 se légitimer aux yeux de la nation par la
loyauté et la moralité de ses actes'. » Ceux qui s’engageaient dans
cet ingrat labeur, espéraient-ils réussir? Ce n’était pas leur souci;
en faisant le bien au jour le jour, tel qu'il s’offrait 4 eux, avec
instrument, méme mutilé, que leur avait laissé la rigueur des
événements, ils étaient stirs de ne pas se tromper. Comme le jeune
Royer-Collard le disait, le 144 juillet 1797, dans son premier et
admirable discours aux Cing-Cents pour la liberté des cultes, ils
navaient qu’un programme : la justice, et puis la justice, et encore
la justice! —
Ce qu’en peu de mois produisit cette bonne conduite, l’histoire
est 14 pour le raconter. Envahie par les honnétes gens, la répu-
blique s’étonna d’étre honnéte, elle devint humaine, elle rétracta
quelques-uns de ses décrets les plus atroces contre les émigrés et
' Souvenirs du lieutenant-général comte Mathieu Dumas, publiés par son fils,
t. OI, liv. vin. on
244 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
les prétres; elle se désavouait tant que les terroristes prirent peur.
Le parti du crime, qui tenait le pouvoir, recourut au crime pour le
garder; il fit le coup d’Etat du 48 fructidor.
A cinquante années de distance, voici qu’une autre république
fait irruption parmi nous, elle a pour berceau les barricades du
94 Février. Echappée par mégarde a ses plus bruyants amis qui,
la connaissant trop, s’alarmaient de la voir naitre, quel accueil
recut-elle des conservateurs? Ils la traitérent mieux encore que
n’avaient fait leurs devanciers.
Durant tout le cours du gouvernement de Juillet, un curieux dia-
logue s’était établi entre légitimistes et orléanistes : ceux-ci décla-
rant que s’ils avaient, en 1830, substitué une dynastic 4 une
autre, c’était pour éconduire la république, déja victorieuse dans
l’émeute; et ceux-la répondant que cette république, ils l’auraient
bien préférée a une royauté batarde. La république survint, qui
termina le différend et réunit tout le monde. Les conservateurs de
toute nuance lui donnérent leur concours, ils lui prétérent main-
forte contre l’anarchie, ils la proclamérent et l’organisérent. Lors-
que la Constitution fut discutée, tous les partis y travaillérent; la
grave question de l’unité ou de la division du pouvoir législatif fut
agitée comme en 4789, elle suscita une de ces bizarreries dont
l’esprit francais est si prodigue : dans notre premiére Constituante,
désirer deux Chambres avait été dénoncé comme une machination
républicaine; quiconque, dans notre Constituante nouvelle, les
réclama, fut, par les républicains, réprouvé comme monal-
chiste. Les deux Chambres furent repoussées, ce qui décida
M. de Montalembert et un autre conservateur célébre de ce temps-
la, M. Victor Hugo, 4 refuser, dans des lettres publiques, leur suf-
frage définitif 4 la Constitution elle-méme. Malgré cette facheuse
lacune, la Constitution républicaine, avec son préambule solennel
et ses innombrables articles, fut votée 4 une immense majorite;
bien des noms de fervents royalistes que nous avons retrouvés @
l’extréme-droite dans l'Assemblée de Versailles, M. Dahirel, M. I'res-
neau ct d’autres encore, y figurent 4 cété des plus dignes représen-
tants de la vicille France, comme le duc de Luynes et le marquis de
Vogue.
Et telle était alors V’inclination générale des esprits, que
48541, a la veille du coup d’Etat, lors de la discussion sur la re-'
vision de la Constitution, le petit groupe qui formait l’extréme-
droite 4 l’Assemblée législative, se sépara du gros du parti légi-
timiste et de ses illustres chefs, MM. Berryer et de Falloux, pour
revendiquer, de concert avec la gauche, le maintien intégral du
pacte républicain. |
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 245
Comme les conservateurs de la fin du dernier siécle, ceux de
1848 n’eurent pas de regrets 4 concevoir; ils avaient fait leur
devoir envers la France : au dedans, ils avaient sauvé la société en
butte a des assauts formidables; au dehors, ils avaient sauvegardé,
avec les fondements de notre grandeur patrimoniale, l’équilibre de
l'Europe, que les dangereuses réveries d'un égoisme solitaire dont
nous portons la peine, menagaient déja en Italie et en Allemagne’.
Un mot profond et charmant de M. Berryer avait été entendu :
Parce que l’héritier est absent, l’obligation est-elle moins sacrée de
défendre l’héritage?
Nous prions les conservateurs les plus chagrins et les plus dé-
couragés de nos jours de sc rappeler ces souvenirs : quelle que
soit la difficulté des temps, leur position est encore moins rude
que celle de leurs péres en l’an V, méme que celle de leurs ainés
en 1848. Les lois constitutionnelles, que l’Assemblée de Versailles
a votées, ne les mettent pas 4 la géne : pas de serment odieux qui
leur brdle les lévres, pas de formule doctrinale qui révolte leurs
convictions; ils n’ont rien a renier, rien 4 jurer; ils n’ont qu’a
se conduire en bons Frangais qui, n’ayant pu donner 4 leur pays,
dans la monarchie parlementaire, le meilleur des gouvernements,
s’efforcent de faire la moins mauvaise des républiques.
En 41797, ce fut, pour les conservateurs, une joie et un triomphe,
lorsqu’a force de patience, ils parvinrent 4 introduire dans le cé-
nacle régicide du Directoire un honorable fonctionnaire de 1’an-
cienne royauté, l’habile négociateur du traité de Bale, M. Barthé-
lemy; ceux de 1851, que la conspiration enveloppait d’heure en
heure, auraient été bien heureux s’ils avaient pu arracher 4 leurs
collégues de la gauche, aveuglés ou complices, cette loi des ques-
teurs, qui était, pour l’Assemblée nationale, le droit de se garder
elle-méme. Que les conservateurs d’aujourd’hui lévent la téte! Au-
dessus d’eux, il n’y a ni embiches ni complot, tout les protége; ils
n’apercevront que la loyauté, armée du glaive. Dans! histoire fragile
de nos républiques, c’est une nouveauté inattendue que celle d’un
pouvoir exécutif en qui les honnétes gens aient une confiance en-
Wére : ils n’ont 4 redouter ni un coup de démagogie comme en
‘ En 1850, lorsqu’a la suite de l’offre faite de la couronne impériale, 4 Frédé-
ric-Guillaume IV, par le Parlement de Francfort, et des complications qui en
résultérent, la guerre paraissait imminente entre l’Autriche et la Prusse, l’As-
semblée nationale de France se prononga trés-catégoriquement pour la neutra-
lité, et méme pour une neutralité bienveillante en faveur de !’Autriche. Pendant
ce temps-la, le prince Louis-Napoléon envoyait secrétement M. Fialin de Persi-
gny & Berlin, pour pousser la Prusse a la guerre ; il ourdissait déja la politique
qui a abouti a Sadowa et 4 Sedan.
2% Juniar 1875. 47
246 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
Fructidor, ni un coup de dictature comme en Brumaire et en Dé-
cembre; ils savent qu’ils ne seront pas arrétés sur leurs siéges ou
réveillés dans leurs lits pour étre envoyés 4 Cayenne dans des cages
de fer ou transportés au Mont-Valérien et 4 Vincennes dans des voi-
tures de malfaiteurs. Quelle excuse auraient-ils donc pour déserter
un gouvernement dont le chef est leur chef naturel? Dans les cir-
constances ot nous sommes, ce ne serait pas seulement la con-
science qui protesterait, ce serait méme cet irrésistible instinct de
homme qui, n’ayant pas le vaisseau, lutte sur ce radeau dont, a
propos de la république, parlait un jour M. de Montalembert, et qui,
le radeau sombrant, lutterait encore sur la derniére planche laissée
par la tempéte.
IV
Au milieu de ses incontestables défectuosités, le régime institué
par les lois constitutionnelles a cet avantage que, peu logique
en lui-méme, sorti, non pas des harmonieux dévcloppements de
histoire ou des méditations profondes de l’esprit, mais d'un sen- —
timent de fatigue et de concorde, placé & mi-chemin de toutes les
solutions absolues, il offre un terrain neutre ot pourrait se réa-
liscr, peut-tre pendant quelques.jours, cette Tréve de Dieu et de la
France, souvent réclamée par la raison, toujours différée ou rompuc
par les passions. | a
Par une rencontre qui n’est, pas seulement l’ceuvre du hasard,
jamais république ne s’est présentée dans un appareil moins ef-
frayant aux conservateurs qui préférent.la monarchie ; jamais
aussi, dans des conditions plus favorables aux républicains.
Un président indéfiniment rééligible, un président qui est maré-
chal et duc, et qui se nomme Mac-Mahon, un président entouré de
deux Chambres qu’il convoque ou proroge, un président qui tient
dans sa main, avec la garde de son épée, le droit de dissolution,
un président élevé dans une sphére presque inaccessible et invio-
lable, qu’est-ce que tout cela, sinon la monarchie sans le monarque?
Si la royauté constitutionnelle nous est jamais rendue, elle entrera
dans cette république comme dans une demeure préparée pour la
recevoir : elle aura peu de changements 4 faire, elle couronnera
beaucoup plus qu’elle ne renversera I’édifice. Ge ne sera pas une
révolution ; au centre de ces institutions dans l’attente, il n’y aura
guére qu’un Francais de plus : le Roi.
D’un autre cdté, les hommes qui veulent honnétement la répu-
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 247
blique, les hommes qui ont entrepris d’en faire, non plus la forme
légale de l’anarchie, mais le gouvernement régulier et définitif de
notre pays, ont cette fortune incspérée que tous les rouages, toutes
les garanties, toutes les combinaisons dont ils avaient dénoncé }’ab-
sence comme la cause des échecs répétés de leur république, ils
les lui ont donnés.
Si la république du Directoire, aprés avoir vécu de coups d’Etat,
en est morte, c’est, nous disait-on, parce qu’en lutte avec les Assem-
biées, attiré dans des conflits qui renaissaient les uns des autres,
le pouvoir exéculif n’avait pas le droit de dissolution ; c’est parce
que ne pouvant en appeler, contre les menées de ses ennemis, 4 la
nation librement consultée dans ses comices, il était réduit a cher-
cher ses armes dans des amas de soldatesque et de populace.
Si Pinoffensive république de 1848, nous racontait-on encore, a
péri étranglée, c'est par accident, c’est par une inexplicable impré-
voyance du législateur qui, aprés avoir enfermé l'un vis-4-vis de
l'autre, dans un téte-a-téte plein de provocations, un Président et
unc Assemblée unique, tous deux issus du suffrage universel, avait
oublié d’ériger un Sénat, chargé de prévenir ou d’amortir leur
choc.
Droit de dissolution, partage du pouvoir législatif entre deux Cham-
bres, Sénat modérateur, la république de 1875 aura désormais
tous ces biens : elle a emprunté 4 la monarchie constitutionnelle
ses institutions les plus salutaires; il ne lui reste plus qu’A les mettre
en ceuvre.
Dans le récit de leurs mécomptes passés, les républicains s’étaient
également lamentés sur la criminelle ambition des hommes qui, &
deux reprises, avaient étouffé en France la république. Faible rai-
son, il faut avouer : l’ambition humaine étant (’un des événements
les plus faciles 4 prévoir du monde, malheur a un régime qui, loin
de la brider, en est toujours le jouet ct la proie! Quoi qu’il en soit,
la république nouvelle est rassurée contre cette causc de mort: l’an-
tique honneur du maréchal de Mac-Mahon lui est un gage dont les
opinions civiques d’un Hoche ou d’un Cavaignac ne dépasscraient
pas la vertu.
Enfin, Pun des griefs les plus constants que les libéraux avaient
élevé contre la république, c’était son incompatibilité avec la res-
ponsabilité ministérielle, sans laquelle, dans les grandes nations
centralisées, il n’y a pas de liberté. Si le Président est responsable,
comment lui interdire une intervention décisive dans des affaires
dont les conséquences lui retomberont sur la téte? Et s’il prétend y
avoir le dernier mot, quel réle sera celui des Assemblécs, spectatrices
enchainées d’une politique qu’elles auront cessé d’inspirer et de sanc-
28 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
tionner? L’Amérique du Nord s’est tirée de insoluble probléme en
le supprimant : son Président est une sorte de dictateur temporaire
en face d’un Congrés qui, tout-puissant pour la critique, est sans
prise sérieuse sur ses actes et sur ses agents; il laisse crier les
Chambres et poursuit sa route; il peut méme, comme I’a osé impu-
nément le président Buchanan, employer ses quatre années de pou-
voir A préparer 4 ciel ouvert les matériaux de cette épouvantable
guerre esclavagiste qui était déja une question engagée et un fait
accompli lorsque, par l’élection de Lincoln, la majorité de la nation
voulut y mettre ordre. Nos républiques frangaises ont cherché vaine-
ment a concilier des propositions inconciliables; elles se sont uséeg
4 la peine : « Qu’avons-nous fait? disait M. de Tocqueville en 1848,
‘nous avons fait quelque chose de nouveau, d’inoui. Nous avons
tout a la fois déclaré le chef du pouvoir exécutif responsable, comme
ne l’était pas le roi, et, 4 cdté de lui, nous avons placé un conseil
de ministres également responsable, sans lequel il ne peut rien faire,
et qui peut le réduire a l’impuissance d’un roi constitutionnel'. »
Ce qui ajoutait 4 la plainte trés-fondée des libéraux, c’était de
voir cette incompatibilité de la république avec la responsabilité
ministérielle s’accroitre souvent par les qualités mémes de homme
investi de la charge supréme. Supposez, comme i! adviendra pres-
que toujours, que le Président ait grandi dans le parlement, qu’il
ait été désigné aux regards par ses mérites de politique et d’ora-
teur, par l’éclat de ses-services civils, par l’étendue universelle de
ses connaissances; quel ne sera pas son supplice de régner sans
gouverner! Quelle tentation pour lui, quel impérieux besoin de se
méler a des luttes ot, ayant puisé, il rajeunirait sa force!
C’est encore, pour la république actuelle, une faveur d’avoir
le maréchal de Mac-Mahon pour président. Mieux qu’un autre, il
peut, non point guérir, mais pallier le vice de l’institution; du
haut de sa renommée acquise sur les champs de bataille, il est le ci-
toyen le plus capable de faire planer au-dessus de nos agitations
parlementaires la majestueuse sérénité de la royauté constitution-
nelle.
Dans l’étrange situation dont nous venons de rassembler les traits,
en présence d'une constitution ot le philosophe étranger & nos que-
relles hésiterait 4 voir l’acte de naissance d’une république plutét
que les préliminaires de la monarchie, i] semble que la ligne 4 sui-
vre se dessine, claire et facile, pour tout le monde.
Puisque les plus fidéles amis de la monarchie constitutionnelle
ne l’ont pas établic; puisque, pour des causes auxquelles on ne sau-
{ Discours a l’Assemblée constituante, 5 octobre 1848.
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 249
rait toucher sans les aigrir, ils ont cru devoir momentanément ne
pas l’entreprendre, ont-ils autre chose a faire qu’é soutenir le ré-
gime politique qui, aprés tout, en différe le moins et en rapproche
le plus; qui peut le mieux y suppléer ou y préparer? Comme M. de
Kerdrel vient de les y inviter avec tant de dignité, qu’ils ne lui
marchandent pas leur secours; qu’ils l’aident avec une bonne vo-
lonté cordiale, sans confiance aveugle, mais aussi sans taquinerie
mesquine, sans esprit de contention et d’aigreur; qu‘ils n’aient pas
Yair de disputer au pays un repos précaire! Méme dans l’intérét de
leur cause, il est utile que si la république s’affaisse, ce soit sous
son propre poids; il sera démontré que, si elle n’a pas vécu, c’est
que décidément, dans nos climats, elle n’est pas viable.
Et, en méme temps, les partisans de la république conservatrice
n'ont pas 4 se le dissimuler : grand est leur bonheur, grande aussi
est leur responsabilité. Cette république 4 laquelle ils ont donné
leur foi, la voila munie de tous les organes de vie qu’ils désiraient !
lls peuvent dire 4 la France ce que Frédéric II disait 4 sa niéce,
préle a épouser Je stathouder de Hollande : « Vous allez avoir tous
les avantages de la royauté sans les inconvénients. » A cette répu-
blique il ne manque plus rien; qu’attend-elle maintenant pour
réussir? Quel prétexte aurait-elle 4 alléguer encore, si elle échouait
toujours? Les circonstances exceptionnelles qui l’ont entourée,
l'heureuse étoile de son berceau, deviendraient sa condamnation
souveraine. Si, pourvue de toutes les institutions de la monarchie
constitutionnelle, elle n’apportait pas 4 notre pays tous les bien-
faits dont cette forme de gouvernement !’a comblé durant les an-
nées les plus libres, les plus fortunées, les plus fécondes de notre
siécle, il n’y aurait qu’une conclusion possible; elle jaillirait
d'elleméme, nette, absolue, irréfutable : c’est que la république
avail tout de la monarchie constitutionnclle, tout, sauf le monar-
que constitutionnel, et que, ce prince et ce principe absent, tout le
reste a péri ou langui.
Alors, par la force des choses, d’inévitables comparaisons se
presseraient en foule dans les esprits, une révolution s'accom-
plirait toute seule dans l’opinion; et les bons citoyens qui se sont
rattachés ala république, se verraient mis en demeure de descendre
plus avant avec elle dans des aventures dont le fond pourrait bien
étre le tombeau de la patrie, ou de faire un pas de plus vers la mo-
narchie constitutionnelle.
Si, par exemple, malgré tant de précautions accumulées avec le
tle le plus louable, le défaut de toute perpétuité dans I’Etat était
reconnu destructif de toute sécurité; si les imaginations demeu-
raient vacillantes, inquiétes, sans lendemain, dans notre société
vouée au travail ct 4 l’épargne, ot les biens mémes et les conquttes
250 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
dont elle est justement fiére, l’égalité devant la loi, la division de la
propriété fonciérc, le développement indéfini de la propriété mobi-
liére, l’essor de l’industrie et du commerce, les merveilles du cré-
dit, n’ont fait qu’accroitre, avec la somme des intéréts et des droits,
immense besoin de repos et de confiance dont ils vivent; si, en un
mot, il apparaissait que, loin de satisfaire, la république répugne
a notre démocratic qu’elle agite, corrompt et appauvrit, comment
bien des regards ne se tourneraient-ils pas avec complaisance vers
les temps qui ont précédé? A la vue de ce grand ressort du gou-
vernement qui se détraque toujours, et qu'il faut remonter sans
cesse, comme M. Laboulaye lui-méme disait de la république‘, on
songerait involontairement 4 cette machine qui, suivant Bossuet,
ne se remonte pas a@ chaque régne; A cette garantie de l’héré-
dité royale dont l’éloquent évéque disgit encore : « C’est un bien
pour le peuple, que le gouvernement devienne aisé, qu’il se perpé-
tue par les mémes lois qui perpétuent Ie genre humain, et qu’il
aille, pour ainsi dire, avec la nature*. » Sublime apologie de I’in-
stitution monarchique, dont, au-dessus de nos révolutions, la vé-
rité surnage ! Tandis que Bossuet l’exprimait, Louis XIV la commen-
tait par ces paroles magnifiques dont il salpait le dauphin allant
défendre |’Alsace qu’il avait donnée 4 la France : « Mon fils, je vous
envoie vous montrer aux peuples, afin que quand je viendrai a
mourir, on ne s’apercoive pas que le roi soit mort *. » -
Si, méme exercée par le plus noble personnage, la fonction de la
Présidence ne semblait pas unc protection suffisante; si les qua-
lités de ’homme ne tendaient qu’a rendre plus palpable Vinfir- -
mité de l’institution; si une petite fiévre, le moimdre accident, les
mille flux ct reflux de la vie, que Pascal appelait la chose la plus
fragile du monde, jetaient le trouble partout, excitaient l’effare-
ment chez les uns, les brigues ct l’dpre avidité chez les autres, il y
aurait lieu 4 d’instructives réflexions ; beaucoup seraient conduits 4
penser, avec ]’un des républicains les plus autorisés de notre temps,
que, pouvoir supréme pour pouvoir supréme, la royauté constitu-
tionnelle est incomparablement préférable 4 la Présidence. « La mo-
narchie, écrivait M. Louis Blanc, déconcerte les ambitions; la prési-
dence 4 conquérir les met en mouvement et les irrite’. »
1 « En France, le nom de république effraye beaucoup d’honnétes gens qui
vivent de leur travail; ils se soucient fort peu de remonter sans cesse ce grand
ressort du gouvernement qui se détraque toujours. » Laboulaye, Lettres sur la
souveraineté du peuple (Journal des Débats, du 28 septembre 1872).
2 Bossuet, dans sa réponse 4 Juricu, V* avertissement aux Protestants.
3 Journal de Dangeau, 22 septembre 1688.
4 Louis Blanc, Questions d’ aujourd'hui et demain, A Paris, chez Dentu, 1" série,.
chap. : De la Présidence dans une République, p. 533.
ET LE PARTI CONSERVATEUR. : 254
Si, méme revétue du prestige de la gloire et de la vaillance, la
Présidence se prétait mal au jeu de la responsabilité ministérielle;
siclle était tout assaillie de difficultés et de conflits qu’elle ne
serail ni assez haute pour dominer ni assez forte pour étouffer; si
elle était continuellement attirée dans l’aréne par les récrimina-
tions, les convoitises, les passions intéressécs des partis, les libéraux
les plus sincéres auraient une grave résolution 4 prendre : paramour
de la république, devraient-ils renoncer a la liberté? N’estime-
raient-ils pas plus sage de revenir tout uniment a cette monar-
chie constitutionnelle ot le principe de l’inviolabilité royale s’ac-
corde si heureusement avec les conditions de la responsabilité
minstérielle? Ou bien, abolissant toute Présidence, se jetteraient-
ls, comme les doctrinaires de la république les y poussent, dans
leregime pur et simple des Conventions, avec un pouvoir exécutif
qui ne serait plus qu’un commis révocable 4 volonté? Ce sont les
alternatives que, dés 1848, indiquait M. Grévy, dans le remar-
quable discours ow il exhortait l’Assemblée constituante a ne pas
se lancer dans le téméraire projet de faire marcher ensemble,
dans une république, l’institution de la Présidence et la respon-
sahilitg ministérielle : « Quelle situation, disait-il, faites-vous a
chaqae changement de ministére, au président que vous' cloucz
pour trois ou quatre ans sur son fauteuil? Je comprenais, 4 la
rigueur, le réle difficile, dangereux, qu’on faisait jouer 4 la
royauté; elle était irresponsable. Mg@is comment! Vous avez un
chef du gouvernement que vous déclarez responsable, un chef du
gouvernement qui n’est plus l’étre passif de la fiction constitution-
nelle, un chef du gouvernement qui doit avoir une politique a lui,
politique 4 laquelle son ministére doit s’associer, politique dont
U est le principal instrument; et lorsque cette politique aura
perdu, dans l’Assemblée, la majorité, lorsque le ministére qui la
soutient aura été renversé, le chef du gouvernement restera 4 son
poste, ilse fera l’instrument d’unc politique différente; et voila
comment vous entendez la considération, la dignité, la force que
Yous voulez lui donner! » 3
Enfin si, malgré les dehors respectables dont elle s'est ingéniée
4 se couvrir, notre république restait dépaysée et nous laissait
nous-mémes isolés en Europe; si elle tenait les plus puissants
Etats partagés entre leurs sympathies pour la France dont ils
souhaitent la grandeur, et leurs défiances contre une forme de gou-
vernement dont ils appréhendent I’imitation; si l'instabilité pério-
dique dont elle frappe tous les pouvoirs, n’offrait pas de prise a
une alliance, décourageait les bonnes volontés qui pourraient s'a-
Site pour nous, les dissuadait de s’engager .dans des combinai-
252 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
sons 4 long terme avec nos incertaines destinées; si elle nous dé-
fendait le secret et Ja suite dans les desseins; si elle ne nous per-
mettait que des pensées au jour le jour et qu'une politique a la
petite semaine, le souvenir de la monarchie constitutionnelle ne
se réveillerait-il pas dans plus d’une mémoire de patriote? Venue,
elle aussi, aprés une invasion, elle avait eu le don de nous ame-
ner, en les réconciliant, les rois et les peuples. Lorsque, sur les
débris de l’Empire, Louis XVIII la fonda, un homme de génie,
M. de Maistre, tout rebelle qu'il était aux libertés modernes, avait
deviné quelle éclatante revanche cette France mutilée et vaincue
se préparait, il écrivait de Pétersbourg, le 2 février 14815: « A
moins de précautions trés-habilement prises, toutes les nations
qui envirdnnent la France, auront bientét des gouvernements pa-
reils aux siens '. » Et trente-trois ans plus tard, le 24 février 1848,
le jour ot tombait, 4 Paris, cette monarchie constitutionnelle, le
chancelier de |l’empire russe, M. de Nesselrode, confirmant la pré-
diction, écrivait, de cette méme ville de Pétersbourg, dans une
dépéche célébre : « Présentement, grace aux changements qui sont
prés d’avoir lieu en Italie comme dans d’autres pays, la France
aura gagné, par la paix, plus que la guerre ne pourrait lui don-
ner. Elle se verra entourée de tous cétés par un rempart d’Etats
constitutionnels organisés d’aprés le modéle francais, existant dans
son esprit, agissant sous son influence. »
Ce que nous disons 14, ces perspectives que nous entrouvrons,
n’ont rien qui doive étonner ou biesser les partisans les plus dé-
voués de la république conservatrice. Ont-ils pu, eux-mémes, y
dérober leur pensée? Quel est le citoyen éclairé qui, tout en se
donnant de plein cceur 4 cette solennelle épreuve, ne demeure
soucieux sur |’issue de l’entreprise? Celui qui affecterait une quié-
oe parfaite, ne ferait montre que de la plus facheuse médiocrité
"esprit.
Certes, s’1l est un de nos contemporains, qui ait embrassé con-
sciencieusement la cause de la république conservatrice, c’est
M. Dufaure: il l’a fait aux cétés du général Cavaignac, il l’a fait avec
cette intégrité morale qui communique tant de relief & son autorité
politique : I’a-t-il fait sans un doute? Sa foi égale-t-elle sa bonne
foi? Dans les projets constitutionnels qu’il a présentés 4 l’Assem-
blée de Versailles, il a conféré aux deux Chambres réunies en con-
grés l’élection du Président; et lui-méme, en 1848, avait renversé
avec une accablante dialectique le systéme qu’il préconise aujour-
! Correspondance diplomatique du comte de Maistre, 1841-1817; publiée par
Albert Blanc, 4 Paris, t. Il, p. 46.
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 253
dhui: « Le Président, avait-il dit, menacé, 4 chaque imstant, de
perdre une majorité qui l’a porté au pavois, employera tous les
moyens qui seront en son pouvoir pour le conserver : et au nom-
bre deces moyens, ne sentez-vous pas celui que je crains le plus,
Yabdication de son pouvoir, une abdication compléte devant ceux
qu l’ont nommé et auxquels il livrera, en gage, la puissance exé-
cutive dont il avait été revétu? Ou bien, il fera ce que font les fai-
bles: au jour venu, il sera violent contre ses dominateurs‘. » Ce
que M. Dufaure recommandait en échange, c’était la nomination
directe da président par le suffrage universel : systéme plus hasar-
deux encore qui, méme A cette époque, lui inspirait une anxiété,
cruellement justifi¢e par l’événement du 2 décembre.
Eh bien! nous nous permettrons de 12 demander: s'il était pa-
lent que les deux modes d’élection du chef de l'Etat, celui par les
Chambres et celui par le suffrage universel, ne laissent que le choix
entre les gouffres, honorable M. Dufaure n’aurait-il pas un regret
el méme un retour vers le régime dont il a été l’un des serviteurs
les plus considérables, vers cette monarchie constitutionnelle ou
la plus grosse question de toute organisation politique, celle de la
transmisston du pouvoir supréme, se trouve résolue par l’institu-
tionelle-méme? Les citoyens n’ont point 4 s’agiter, ils peuvent va-
quer en paix a leurs affaires, la société n’a qu’a reposer tranquille :
au centre de l’Etat, protégeant tout le monde, réside le roi, cet étre
ce meurt pas, comme disait, méme aprés 1830, M. Casimir
“rier.
La clause de révision que la république de 1875 a eu la sagesse
d’inscrire dans ses lois, lui serait, nous le croyons, une ressource peu
profitable 4 elle-méme. Si l’essai nouveau qu'elle fait dans les con-
ditions les plus avantageuses avortait, qu’imaginerait-elle encore
' Séance de I’Assemblée constituante, 7 oclobre 1848. M. Dufaure disait en-
core sur le méme sujet : « Nous avons eu dans notre histoire un exemple du
systéme qu’on vous propose : Nous avons vu le pouvoir exécutif sortant du sein
du pouvoir Kégislatif, élu par lui. Qu'en est-il résulté? Je le demande & tous les
Souvenirs des membres de l’Assembliée. Il en est résulté d’aberd pour la France,
les quatre années les plus pales, les plus vides, les plus stériles en talents, en ver-
lus, en grandes choses que notre histoire présente depuis soixante ans; il en est
resullé ensuite cette autre chose, que ce pouvoir faible par son origine, a d’abord
courbé fa téte, et puis qu’au 48 fructidor il a tendu les mains a une partie de la
eislature, pour envoyer l'autre partie dans les marais de Sinnamary. Il en est
resulté, qu'un an aprés, il a brisé l’élection de quarante-huit départements qui
‘aent envoyé, aux Conseils des Cing-Cents et des Anciens, des députés qui ne lui
plaisaient pas; il en est résulté qu’au 30 floréal il a été décimé lui-méme, et il en
est résulté, enfin, qu’au 18 brumaire, la nation, fatiguée de ce gouvernement, a
Pedra a lattentat commis contre ses représentants, et s'est jetée dans les bras
u isme. »
254 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
qu’elle n’ett usé et répudié déja? Gouvernement des Assemblées
avec la Convention, et d’un homme avec le Consulat, pluralité et
unité du pouvoir exécutif, dualité et unité du pouvoir législataf,
nomination du Président par le suffrage universel et par les Cham-
bres, renouvellement intégral ct partiel des corps électifs, la répu-
blique aurait tout tenté dans notre pays; elle n’aurait plus qu’a
rentrer, pour y trainer la France 4 sa suite, dans des séries épui-
sées de formes et de formules qui, toutes, se seraient démenties
Ies unes les autres.
C’est ici que la monarchie constitutionnelle se présente encore
avec une éyidente supériorité : celle n’en est plus & son essai loyal; du
premier coup, son modéle a été trouvé; il est appliqué partout. Les
révolutions qui l’ont le plus ébranlée n’ont rien pu innover dans ses
traits essentiels : « Lorsqu’en 1830, disait M. Thiers au Corps légis-
latif de l’empire, nous avons été maitres de modifier cette Constitu-
tion, avons-nous songé 4 la changer? Pas un de nous n’a pensé a
une autre constitution que celle-la, parce qu’elle était, a nos yeux,
la Constitution nécessaire des Etats libres ‘. » La monarchie consti-
tutionnelle a disparu en France; les princes augustes dont, parmi
tant de gloires recueillies dans les siécles, elle restera encore l’une
des plus grandes, ont été détrénés avec elle : elle n’a pas péri elle-
méme ; chassée de nos rivages, elle a gagné le monde civilisé; elle
régne dans presque toute l'Europe, quis’est fagonnée 4 notre image.
A part quelques différences sans importance, que son développe-
ment méme effacera de plus en plus, elle est la méme dans tous les
lieux, en Suéde ct en Norwége, en Allemagne, en Italie, en Gréce, a
Lisbonne comme a Copenhague, a Pesth comme 4a Bruxelles; de
vaillantes républiques, comme celle des Provinces-Unies de Hol-
lande, et de vieux empires absolus, comme celui des Hapsbourgs,
lui ont emprunté ses lois; elle a passé les mers, elle prolonge un
splendide reflet de la métropole dans toutes ces colonies que l’An-
gleterre a disséminécs le long des Océans comme les perles de son
écrin ; dans le chaos de l’ Amérique du Sud, elle assure l’incompa-
rable prééminence du Brésil.
V
L’époque of nous sommes, époque remplie d’attente et d’obscu-
rité, dont les péripéties et le terme sont cachés dans l'ombre, nous
4 Discours sur les principes de 1789, prononcé a la séance du 26 février 1866.
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 285
raméne encore a ces années du Directoire, qui ont tant d’analogie
avec les notres, au travail de la France d’alors né sachant si elle se-
rait republique ou monarchie, aux généreux citoyens qui s’orien-
taient de leurs mieux dans les ténébres. C'est une contemplation
pleine d’enseignements, pleine aussi de tristesse ; en voyant l’his-
loire se recommencer toujours, l’dme éprouve une mélancolie pa-
reille & celle qui, peu 4 peu, l’envahit, lorsque, durant de longues
heures, on entend un flot qui monte en mugissant, expirer avec un
bruit monotone contre un écueil. Toujours se briser et mourir
contre les mémes passions, les mémes miséres, les mémes fautes!
Ainsi va ’humanité: elle se remue sans arriver, elle se précipite
sans avancer, elle s'élance et retombe incessamment sur elle-méme.
Au lendemain de la chute de Robespierre, un des royalistes les
plus avisés et les plus fidéles, un émigré, ce perspicace Mallet du
Pan dont la renommée a reverdi avec un éclat si pur dans nos propres
épreuves, écrivait dans un Mémoire relatif aux chances d’une res-
tauration en France : « Ou la république s'affermira, ou la monarchie
he sortira de ses ruines que par le concours des républicains lassés et
des constitutionnels '. » Observation qui était, 4 la fois, une prophétie
et un programme! Allant plus loin encore, un autre émigré, Ma-
louet, sondant toute l’inanité des illusions, des projets mal liés,
de lespéce de niaiscrie furieuse qui l’environnaient dans son exil,
disait également, le 4 décembre 1795 : « En supposant qu’il y ait un
jour une Assemblée législative purgée de régicides, de jacobins, ct
cela finira par 1a, c’est cette Assemblée qui rétablira une monar-
chie mixte, sans notre intervention. »
La république parut d’abord vyouloir s’affermir; elle se donna
une organisation réguliére; elle n’dta plus la vie, elle rendit la
parole aux honnétes gens. Alors jusque dans les rangs de l’émigra-
tion, un mouvement se produisit vers elle; tandis que le prince
de Condé gourmandait ses soldats trop prompts 4 quitter son
drapeau pour s’en aller respirer l’air de la patrie sous un gouverne-
ment biscornu*, Maloiet, Lally-Tollendal, les émigrés les plus rai-
sonnables, recommandaient de ne pas décourager d'elle-méme cette
république qui s’essayait a l’ordre, de ne pas la traiter en ennemie,
de l’appuyer dans ses laborieux efforts, de l’honorer dans ses équi-
tables réparations. De cette vertueuse élite, Mallet du Pan était peut-
étre le plus défiant ct le plus implacable, il tonnait contre les Ja-
‘ Mémoire adressé, en 1794, par Mallet du Pan, 2 un agent anglais, M. Wic-
ham (dans les Mémoires et Correspondances de Mallet du Pan, t. Il, chap. rv,
p. 104).
* Cest une expression du prince de Condé, dans une de ses lettres.
256 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
cobins, comme si tout le monde ett été Jacobin; et Maloiet, lui
montrant cette république entourée d’institutions qu’ils avaient
eux-mémes réclamées pour la monarchie, la lui montrant servie
par des hommes dont beaucoup seraient des fonctionnaires pré-
cieux pour la Restauration 4 venir, disait 4 son ami, avec une
prévoyance admirable: « Je vous engage a4 reprendre des vues con-
ciliatrices, non avec les fripons, les scélérats, mais avec les insti-
tutions actuelles ; il faut les ménager, non par ce qu elles ont de
contraire, mais par ce qu’elles ont de compatible avec la royauté ;
non parce qu’elles sont un produit dela Révolution, mais parce que
la masse de la nation espére et veut y trouver un point de repos '. »
Cet homme illustre ajoutait, dans une autre lettre, page ineffagable
d’histoire : « Aussitét que la république sera devenue aussi juste,
aussi raisonnable qu’elle est menacante, vous accepterez la répu-
blique, en attendant une monarchie tempérée qui nous arrivera,
Dieu aidant?. »
Si le prince qui cut la gloire d’étre le roi le plus constitutionnel
de notre temps, et, seul aussi, dans notre France turbulente, de
mourir roi, si Louis XVI avait écouté, vers 1797, l’esprit de modé-
ration et de sagesse qui devait plus tard lui dicter la Charte, il est
probable que le méme siécle qui avait vu se dresser l’échafaud de
Louis XVI, aurait vu se relever le tréne de son frére. Aprés quelques
simulacres deconsistance, la république s’évanouissait d’elle-méme:
signataire de traités qui agrandissaient nos frontiéres, parée des
lauriers de Fleurus, d'’Arcole et de Zurich, elle succombait 4 un
vice de conformation, a cette incurable maladie que M. de Tocque-
ville nomme la difficulté d’étre. Les républicains étaient aux abois ;
ceux-la mémes dont la vie était le plus chargée de pesants souve-
nirs, regardaient de célé et d’autre, appelant un roi. Ce fut Napo-
léon qui répondit; il vint assouvir jusqu’a l’ivresse le besoin vio-
lent d’ordre et d’égalité qui tourmentait les générations fatiguées :
a cette société nouvelle, toute combattue entre une république qui
ne pouvait pas réussir 4 n’étre plus la Terreur, et une monarchie
qui ne voulait pas consentir a n’étre plus l’ancien régime, il offrit
son Empire; il avait, du méme coup, comprimé et consolidé la Ré-
volution, il l’avait garrottée et couronnée.
Ce n’était encore qu’unc halte, l’"Empire s’évanouit 4 son tour;
et, dans le dernier acte du drame, la parole de Mallet du Pan se
réalisa dans les événements : la république ne s’étant pas affermie,
* Mémoires de Malouet, 2° édit., t. I, p. 470. La lettre de Malouet est datée de
Londres, 25 aoat 1796.
* Mémoires de Malouet, méme édition, p. 517.
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 297
la monarchie fut rétablie par le concours des républicains lassés et
des constitutionnels. Le Sénat, reliquat souvent informe de toutes
nos assemblées républicaines et constitutionnelles, rappela les Bour-
bons avec la Charte : rdle usurpé peut-ttre, dont il est facile de mé-
dire, mais qui, tout entaché qu'il fat de cupidités et de lachetés,
était imposé par la force méme des choses comme par le voeu du
pays. L’Empire blessé 4 mort se débattait encore sur la terre de
France que Louis XVillavait déja sanctionné et comme sollicité cette
competence du Sénat; il écrivait, le 4°° janvier 1814, dans sa Dé-
claration d'Hartwell : « Le Sénat, of siégent des hommes que leurs
talents distinguent 4 si juste titre, et que tant de services peuvent
illustrer aux yeux de la France et de la postérité; ce corps, dont
utilité et importance ne seront bien reconnus qu’aprés la Res-
tauration, peut-il manquer d’apercevoir la destinée glorieuse qui
l'appelle 4 étre le premier instrument du grand bienfait qui de-
viendra la plus solide comme la plus honorable garantie de son
existence et de ses prérogatives? » | )
La monarchie selon la Charte, c’était le mot de l’énigme, c’était
la solution @ l’amiable de toutes les questions qui s’étaient entre-
choquées dans la haine et la ruine : elle désintéressait les républi-
cains, comme le proclamait M. de la Fayette; les vétérans de la ré-
publique conservatrice, Lanjuinais, Boissy-d’Anglas, méme Carnot,
se déclaraient et pouvaient honnétement se déclarer satisfaits.
L'année suivante, lors du fatal retour de l’ile d’Elbe, un ancien
conventionnel qui n’avait pas été régicide, tint & honncur de rédi-
ger lui-méme le manifeste adressé par la Chambre des députés a la
nation pour V’inviter 4 défendre, avec la monarchie héréditaire, la
liberté. Et le fils de ce républicain, M. Odilon Barrot, a consigné
dans ses Mémoires‘, comme souvent il l’avait raconté, que bien
jeune en 1815, il avait poussé son pére A cette démarche éclatante
pour expliquer, sous ses évolutions diverses, l’unité de sa vie.
Ce fut sous cette méme inspiration, presque & la méme date,
que M. Benjamin Constant écrivit ces lignes qui devraient étre
comme un traité de paix perpétuel entre tous les amis d’un gou-
vernement libre : « La liberté, l’ordre, le bonheur des peuples sont
Je but des associations humaines; les organisations politiques ne
sont que des moyens, ct un républicain éclairé est beaucoup plus
disposé 4 devenir un royaliste constitutionnel, qu’un partisan de la
monarchie absolue. Entre la monarchie constitutionnelle et la répu-
blique la différence est dans la forme ; entre la monarchie consti-
‘ Mémoires posthumes de M. Odilon Barrot, 4 Paris, chez Charpentier, t. I,
p. 24.
258 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
tutionnelle et la monarchie absolue, la différence est dans le fond. »
M. Benjamin Constant ne s’arrétait pas 14; quelques années plus
tard, se souvenant qu’il avait autrefois cru 4 la République, qu'il
en avait, sous le Directoire, célébré l’essai loyal, qu’il l’avait méme
courtisée jusque dans son attentat du 18 Fructidor, songeant aussi
4 d’anciens adversaires qui lui avaient opposé la monarchie sans la
liberté, il lui arriva de dire un jour 4 la tribune de la Chambre des
‘députés, au milieu de 1’étonnement et de l’applaudissement de
tous: «Si les uns ont jadis révé la république, d’autres n’ont-ils
pas pensé que le systéme représentatif ne nous convenait pas? Et
cependant, qui ne sent, aujourd’hui, que dans notre état de civili-
sation, le systéme représentatif est le plus désirable? Et qui ne
sent de méme que, dans les meeurs de la vieille Europe, la répu-
blique serait une chimére et un mal? Ainsi les uns ont appris que
la liberté était nécessaire au tréne; les autres que le tréne n’était
pas moins nécessaire a la liberté!. »
Monarchistes constitutionnels et républicains conservateurs, mé-
ditez ces lecons et ces exemples : au fond, sous vos noms diffe-
rents, malgré vos rivalités pour la préséance, votre cause est la
méme ; en buite aux mémes inimitiés, vous avez besoin les uns des
autres. Sans le secours des monarchistes constitutionnels, la répu-
blique conservatrice ne fera pas figure, elle ne tiendra pas un jour;
et 4son tour, la monarchie constitutionnelle serait vaincue d’avance
si elle ne ramenait pas 4 clle tant de braves gens qui, par résigna-
tion, par commodité, par gout, se sont confiés 4 la république con-
servatrice. L’essentiel pour vous tous, c’est d’étre unis pour rester
maitres. Dans l’emportement de vos divisions, ne vous laissez point
arracher le gouvernement, c’est-d-dire, le gouvernail : vous ne le
retrouveriez pas dans |’abime ow se le disputeraient, avec les lam-
beaux de la France, sous les yeux avides et peut-étre sous le fouet
de l’étranger, le despotisme ct la démagogic.
Si, triomphant de ses vices, la république conservatrice se
fonde, si elle répand autour d’elle la sécurité, 1a liberté, la prospé-
rité; eh bien, tant micux, puisque ce sera la France gui, sans ré-
volution, profitera de tous ces biens. Que si, au contraire, elle
s'éteint une fois de plus, si elle meurt sans méme avoir vécu, elle
n’a qu'une héritiére légitime pour quiconque n’a pas fait son deuil
de ’honneur et de l’intégrité de la patrie : c’est la monarchie con-
stitutionnelle. En attendant, le réle des amis de cette monarchie est
bien simple : ils seront 1a, citoyens fidéles, assistant leur pays dans
{ Diseours prononcé dans la session de 4834.; Histoire du Gouvernement parle-
mentaire, par M. Duvergier de Hauranne, t. Vil, p. 543.
ET LE PARTE CONSERVATEUR. 959
lépreuve de ses fréles institutions, ne lui donnant aucun grief,
aucun sujet de reproche, faisant de leur cause, non pas l’obstacle
quotidien, mais le refuge et le port de la république conservatrice.
La monarchie ne sera jamais ni une pénitence publique ni une illu-
mination soudaine de la France, elle sera un aete de raison accom-
pli par cette élite de la nation, qui siége dans ses Assemblées,
ou elle ne sera pas. Si, dans le mystére de l'avenir, un retour de
fortune se léve pour elle, ce sera le jour, prochain peut-étre, ow,
lassés de voir la république tromper leurs efforts, les livrer 4 l’op-
pression et 4 la honte, créer elle-méme les périls de servitude
qu’elle se vante de conjurer, les honnétes gens qui ont espéré
en elle voudront abriter sous le principe héréditaire tout ce qui,
dans le naufrage de leurs illusions généreuses, pourra, du moins,
étre sauvé. Que la monarchie constitutionnelle se présente alors!
Qu’elle vienne, non pas pour renier, mais pour donner tout ce que
la république conservatrice promettait en vain : un gouvernement
fort dans un pays libre, l’ordre sans arbitraire, |’égalité sans ni-
vellement, le développement régulier de la démocratie, une sollici-
tude plus vigilante pour les problémes que les transformations
économiques de notre siécle amassent dans les profondeurs de la vie
nationale! Que, reconnue nécessaire, elle se rende possible ; qu’elle
s’anime de cet esprit de pacification et de transaction, sans lequel
rien ne se fait ici-bas, sans lequel rien de réparatcur ne se fera de
notre temps! C’est a elle, & elle seule, 4 mculquer dans l’opinion
qu'elle apporte le dénodment aisé de toutes les questions d’organi-
sation politique, dans lesquelies la république conservatrice se sera
consumée : transmission du pouvoir supréme, exercice de la sou-
veraineté, composition et attributions des.deux Chambres, respon-
sabilité ministérielle. Contre les préjugés dont elle s’indigne, elle
n’a qu'une réponse péremptoire : les garanties dans les institutions
qu'elle offrira ou qu'elle acceptera. Avec.les garanties dans les
institutions, tout s’éclaircit, les fantémes et les.qmbres se dissipent,
et la société rassurée n’a plus qu’a jouir de ce principe héréditaire
qui est la raison et la vertu de la royauté. |
Nous l’avouons sincérement; dans les complications de l’heure
présente, nous ne connaissons pas une autre conduite 4 tenir :
elle pourra paraftre trop résignée et trop raffinée, elle sera peut-
étre réputée trop habile. Elle mériterait cette qualification, que
nous en serions reconfortés; nous nous rappelons Iles fermes con-
seils qu’enseignant Vhistoire, cette politique en action, au fils de
Louis XIV, Bossuet adressait 4 son éléve : « Encore qu’A ne regarder
que les rencontres particuliéres, la fortune semble seule décider de
l’établissement et de la ruine des empires, 4 tout prendre il en
\
260 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES
arrive & peu prés comme dans le jeu, ot Ic plus habile l’emporte a
Ja longue‘. » Et c’était aussi ce que pensait un autre précepteur
d’enfant royal : « Les habiles gens, écrivait Fénelon, décident tou-
jours 4 la longue dans le public’. »
Mais ce que nous affirmons, c'est qu’habile ou non, cette con-
duite envers la France est, avant tout, loyale : loyauté et habileté,
deux forces ou méme deux vertus qui, plus d’une fois, pour l’hon-
neur de l’humanité, ont eu la ressemblance de deux sceurs, facies
non omnibus una, haud diversa tamen, qualem decet esse sororum.
Lorsque cette ressemblance éclate, lorsque cette confusion touchante
et charmante vient a se preduire, c’est un des plus doux plaisirs de
Vhistoire ou la surface des événements ne montre trop souvent 2
loeil attristé que les ébats insolents de la ruse et du mensonge. Cette
jouissance salubre et fiére, quelle page des annales du monde la fait
gouter 4 flots plus abondants et plus savoureux que le régne de
notre Henri IV? Sans cesse, en le suivant 4 la trace, dans le cours
de ses adversités et de ses prospérités, dans ses négociations, dans
ses revers, dans ses victoires, deux cris se mélent sur les lévres : 0
l’adroit politique! 4 le grand cceur! Lorsqu’au sortir de l’ére la plus
dévastée et la plus déchirée, on le voit, conquérant et souriant,
désarmer tous les partis, contenter et enchanter tout le monde : le
Pape au Vatican, la vieille Elisabeth & Windsor, saint Francois de
Sales 4 Annecy, Duplessis-Mornay 4 Saumur, on s’arréte interdit,
ne sachant ce qu’on doit le plus admirer de son esprit ou de son
dime; ou plutot ils ne font qu’un : l’éclat que le génie jette et la lu-
miére plus belle encore que répand la conscience, unissent leurs
feux pour former autour de la couronne d’Henri lV l'une des plus
radieuses auréoles qui aient jamais ceint le front d’un homme.
Enfin, s'il nous restait une hésitation, nous n’aurions qu’a con-
sidérer la situation douloureuse, vraiment exceptionnelle, presque
unique ou se trouve la France.
Sans doute, lorsqu’un Etat est au repos, l’opposition systématique,
l’opposition 4 outrance, comme on dit encore, est un jeu qui peut
avoir son excuse, méme sa justification : deux partis sont en pré-
sence, il faut qu’a tout prix l’un céde la place 4 ]’autre. Qu'importent
quelques iniquités commises ga et 1a, quelques miséres perdues
dans l'ensemble? Le succés aura bientdt tout réparé, et c’est A peine
Si la société s’apercevra du changement, distraite plus qu’ébranlée
par les orages qui se seront passés sur ses hauteurs.
En sommes-nous 1a nous-mémes? Dans la mélée confuse a la-
‘ Discours sur I’ Histoire universelle 4 Mgr le Dauphin, 3° partie, chap. a.
* Lettre au duc de Beauvilliers, en septembre 1708.
ET LE PARTI CONSERVATEUR. 261
quelle nos longs ressentiments et nos longues disputes ont réduit
pour nous la vie publique, nos partis frappent 4 l’aveugle : souvent
ils sont, les premiers, meurtris des coups qu’ils portent, ils sont
ensevelis sous les ryines qu’ils précipitent; ils veulent se venger
dalliés dont la contradiction d’un jour les importune, et ils font
trompher leurs pires ennemis qui les étoufferont. Et si telle cst la
condition des partis, celle de notre pays est-elle meilleure? Tout y
chancelle; les chocs les plus légers sont gros de bouleversements
ellroyables ; rien des ancicnnes barriéres n’est demeuré; les moin-
dres crises peuvent tourner en révolutions et les moindres conflits
en invasions. Au dedans comme au dehors de ses frontiéres, la
France est dans une sorte d’interrégne ot la forme effacée de son
gouvernement convient peut-étre aux duretés de ses nécessités pré-
sentes. Ce n’est plus la France de la jeunesse du siécle, qui, toute
victorieuse, s'incarnait dans le jeune vainqueur de Rivoli et des
Pyramides; elle a vicilli dans la déception et dans la défaite : elle
traverse des années indécises, difficiles, pleines de défilés dange-
reux, o1 son héroisme sera d’étonner le monde par sa patience, ou
la grande nation vaincue devra marcher péniblement, ayant 4 sa
téle son glorieux vaincu de Reischoffen, le soldat qui, au matin de
Sedan, tombait dans son sang et dans son honneur.
Soyons donc en aide a cette pauvre et chére France, ne compli-
quons pas sa tache, épargnons-lui les secousses avec une attention
compalissante ; en la servant sans arriére-pensée, dans le désinté-
ressement et la droiture, soyons convaincus que nous aurons scrvi
noire cause, si cette cause est réellement la justice, si elle est l’ordre
dans la société ot la Providence nous a fait naitre. C’est encore 1a
une des consolantes harmonies de l'histoire; 4 ceux qui en doute-
raicnt, nous nous bornerions a citer. une maxime d’une étonnante
profondeur, qu'une femme éminente a jetée au milieu des discordes
de notre temps, et qui sera la conclusion de ces pages, comme elle en
a élé inspiration : « Faites le bien implicitement, sans acception de
systeme politique, et c’est le systéme politique qui représentera
sincerement la cause du vrai et du bien, qui en profitera'. »
H: pe Lacowse.
* Madame Swetchine, Fragments. sur le; christianisme, le progrés et la civili-
$210.
% Jeuzzr 1875. ee 18
MARIE STUART
SON PROCES ET SON EXECUTION
D’APRES
LE JOURNAL INEDIT DE BOURGOING, SON MEDECIN; LA CORRESPONDANCE
D’AMYAS PAULET, SON GEOLIER, ET AUTRES DOCUMENTS NOUVEAUX
VI?
TENTATIVE D AMYAS PAULET POUR ARRACHER DES AVEUX A MARIE STUART.
TRANSLATION DE CETTE PRINCESSE A FOTHERINGAY.
Comme on I’a supposé récemment encore*, Elisabeth, afin de
désarmer et de rendre 4 tout jamais impuissante Maric Stuart, lui
écrivit-elle secrétement pour lui offrir son pardon, dans le cas ot
elle ferait des aveux et lui exprimerait par écrit son repentir. C’est
ce qu’affirma Elisabeth, 4 quelque temps de 14, dans un discours
cité par Camden, et dans lequel elle s’exprimait ainsi: « Bien loin
de garder contre elle (contre Marie) du mauvais vouloir, lors de la
découverte de certaines machinations contre moi, je lui écrivis se-
crétement que, si elle voulait tout me confesser dans une lettre pri-
vée, tout serait enseveli dans le silence. Je ne lui écrivais pas cela
pour lui tendre un piége, car j’en savais alors autant qu'elle ett
pu m’en confesser elle-méme*. » Elisabeth disait si rarement la vé-
rité qu’on ne saurait ajouter aucune créance a sa déclaration, sur-
tout lorsqu’clle prétend que Marie fit peu de cas de sa lettre*.
‘ Voir le Correspondant du 10 mai et du 25 juin 1875.
* Froude’s History of Rlisabeth, t. VI.
3 Camdem, liv. II.
4 « En vérité, l'histoire est incroyable, dit M. Hosack, qui n’ajoute aucune foi
4 cette lettre. Nous savons que Marie était trés-ponctuelle dans sa correspon-
dance et il est certain qu'elle ne laissa jamais sans réponse une lettre d’Elisa-
MARIE STUART. 963
Bourgoing, qui, dans son Journal, tient note des moindres éyéne-
ments, ne fait aucune mention de cette préltendue lettre, et il n’
est fait non plus aucune allusion dans la correspondance de Marie.
Mais, ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant le procés de Ba-
bington et les interrogatoires que Walsingham faisait subir a Curle
ea Nau, Elisabeth ordonna a Paulet de faire tous ses efforts pour
rer de Marie quelques aveux par surprise. C’est ce que nous ap-
prend, pour la premiére fois, le Journal de Bourgoing.
Pour se conformer a ces ordres, sir Amyas fit prévenir sa captive
quil désirait lui parler si, toutefois, elle voulait bien l’entendre
« quiétement (tranquillement), dit Bourgoing, n’user point de mau-
vaises paroles 4 son endroit, et se contenir de V'injurier. » Sur l’au-
lorisation que Marie lui donna, il se presenta chez elle, suivi de
Bagot, dont le témoignage lui parut nécessaire pour appuyer le
sien. Il parla & la reine des derniers événements, les plus formi-
dables, lui dit-il, qui eussent éclaté jusque-la en Angleterre. « Ja-
mais, ajouta-t-il, il n’y eut plus grande et plus horrible trahison.
Si Votre Grace y 4 consenti, si elle en est coupable, Dieu le sait ;
mais on a saisi quelques-uns des conjurés, entre autres un nommé
Babington, qui ont fait les plus graves aveux. Six hommes avaient
juré de tuer la reine Elisabeth ; d'autres, au jour de Pexécution du
cme, devaient mettre le feu aux granges des environs de Chartley,
pour forcer mes gardes Y porter secours, tandis qu’au méme mo-
ment on devait m’assassiner, moi et mes serviteurs. D’autres con-
Jurés, 4 la faveur du tumulte, devaient enlever Votre Grace, ainsi
que plusieurs personnes de sa suite, tandis que, 4 deux ou trois
milles de Chartley, vers les garennes, devaient se trouver un cer-
lain nombre de chevaux pour vous conduire en lieu sir. C’est une
affaire des plus graves, si vous y avez consenti, et il est impossible
que Yous n’en ayez pas été instruite. Vous avez été mal conseillée,
ct vos serviteurs sesont montrés aussi méchants que possible. Nau
est d'un caractére si remuant et si arrogant, que rien ne saurait
larréter; tout ce qu'il pense doit tre incontinent exécuté. I] est si
orgueilleux et si ambitieux qu'il ne peut souffrir personne au-des-
Sus de ui, qu'il prétend commander a tous, étre partout le maitre
ry céder 4 qui que ce soit. Il vous a porté le: plus grand préju-
ee |
teth, quoique Elisabeth, bien souvent, ait manqné de lui répondre. II est, d’ail-
murs. possible qu’agitée comme elle I’était par des passions diverses, Elisabeth
ut pu avoir intention d’écrire A Marie, mais si elle lui edt adressé une lettre,
4 est certain que Marie lui edt répondu, bien que sa réponse n’eut pas été pro-
t telle que l’edt souhaitée sa rivale. » (T. H, p. 394.)
* Journal inédit de Bourgoing.
” Journal inédit de Bourgoing.
264 MARIE STUART.
_ — Je ne sais rien de tout cela, lui répondit Marie, qui ne pou-
vait admettre que son gedlicr fut en droit de l’interroger, et qui se
croyait encore moins obligée de lui dire tout ce qu'elle pouvait sa-
voir. Je ne connais point Babington, et je n’ai jamais entendu parler
de telles entreprises contre la reine d’Angleterre. Quant 4 mes ser-
viteurs, ils ne m’ont jamais conseillé que choses bonnes et loua-
bles, et, lors méme qu’ils eussent tenté le contraire, je ne suis pas
assez dépourvue d’entendement pour ne pas savoir choisir ce qui
est bon ou mauvais.
— Babington, s’écria Paulet avec force, a confessé de grandes
choses; les catholiques se devaicnt révolter, et je pense qu'il a
chargé Votre Grace. Vous ne pouvez nicer que vous avez été en rela-
tion avec lui, que vous lui avez écrit, qu’il vous a répondu, et que
vous avez cu des intelligences pour la méme entreprise avec plu-
sieurs personnes qui sont en pays étrangers.
— Autrefois, lui répondit la reine sans s’émouvoir, j'ai entendu
parler d’un certain Babington, mais il y a plus de dix ans‘; je ne
sais ce qu'il est devenu,.ct je n’ai eu d’intelligence avec personne,
ni pour l’entreprise dont vous parlez, ni pour aucune autre. J'ai
quelquefois regu des lettres de mes amis, qui, de leur plein gré,
m’ont offert leurs services, mais je ne me suis mélée en rien de ce
dont vous m’accusez, et n’ai suborné qui que ce soit. Bien souvent,
j’ai recu des lettres de personnes inconnues dont je n’avais jamais
entendu parler. Au surplus, ajouta Maric, on ne peut m’empécher
d’avoir des intelligences avec qui bon me semble pour mes intéréts
particuliers, et je n’en dois rendre compte 4 personne. »
Et, comme sir Amyas Paulet la pressait par de nouvelles impor-
tunités « de confesser quelque chose, dit Bourgoing, ct essayait de
découvrir quelque consentement par ses paroles, » la reine ne dai-
gna pas luirépondre un seul mot.
Alors, Paulet s’inclina et lui dit d’un ton bref, en se retirant :
« On vous interrogera plus amplement; il faut que tout soit éclairci.»
Ces derniers mots donnérent lieu a la reine de penser qu’elle serait
bientdét examinée par quelques envoyés d’Elisabeth, mais elle était
loin de se douter que ce serait avec l’appareil judiciaire que l’on
déploya peu aprés *.
Dans quelle résidence assez sire et assez vaste serait transférée la
reine d’Ecosse pour y étre publiquement interrogée par les lords
du Parlement ct les membres du Conseil d’Angleterre, assistés
‘ Pendant qu'elle était sous la garde du comte de Shrewsbury, Marie Stuart
avait connu Babington qui était attaché au comte en qualité de page.
9 Journal inédit de Bourgoing.
MARIE STUART. 265
d’hommes de lois? Telle était la question qui s’agitait depuis quel-
que temps au sein du ministére anglais. Dés la découverte de la
conjuration de Babington, cette question avait été soumise a Elisa-
beth, mats quelques jours se passérent sans qu’elle voulut se fixer
ef se prononcer*.
On lui proposa la Tour; mais, comme Marie comptait de nom-
breux partisans dans la Cité et qu’ils auraient pu tenter un coup de
main pour sa délivrance, elle rejeta bien loin ce projet. On lui dé-
signa Hertford ; elle y consentit pendant un jour ; le lendemain, elle
Je trouva trop prés de Londres. On lui nomma les chateaux de
Grafton, de Woodstock, de Northampton, de Coventry, de Hunting-
don ; elle les accepta l’un aprés I’autre, et finit par les rejeter tous,
les uns n’étant point des places assez fortes pour une telle prison-
niére, les autres pas assez spacieux pour les logements des com-
missaires anglais *.
Elisabeth était inquiéte, irritée. Burghley n’ayant pas jugé a
propos de la tirer d’affaire par un coup hardi, elle lui fit sentir tout
le poids de sa mauvaise humeuren lui enlevant son titre et sa fonc-
tion de lieutenant du comté de Hertford. Enfin, il fallut se décider:
elle fixa son choix sur Fotheringay, qui, d’abord, lui avait paru
trop dloigné.
C’était un vaste chateau-fort, situé dans le comté de Northampton,
et appartenant a la couronne. Il était 4 une journéc et demic de
Londres et de tous les chateaux royaux, le plus rapproché de Chart-
ley, ce qui rendait plus facile, plus prompte et plus sire la transla-
tion de ja reine d’Ecosse.
Voici en quels termes Burghley ct Walsingham notifiérent cette
décision 4 Paulet : « Sa Majesté la reine, d’aprés les informations
données par M. Waad, ct suivant le plan que vous aviez proposé,
pense qu’il serait bon que la reine dont la garde vous est confiée
fit transférée dans une autre place de sireté. Elle a pensé au cha-
teau de Fotheringay, dans le comté de Northampton, et désire que
nous prenions la chose en considération. Sur quoi nousavons écrit
a sic Walter Mildmay d'examiner le chateau, de s’assurer s'il était
en bon état et de quelle facon il peut étre approvisionné... Elle vous
prie aussi d’envoyer Darell*, ou quelque autre personne capable,
avec un serviteur de la garde-robe, afin de voir si les tentures de
‘ Burghley & Paulet, 26 aodt 1586 : The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc.,
pp. 272-973.
ed a & Walsingham, 10 (20) septembre 1586. Mss particuliers cités par
- Froude.
_* Lun des mattres d’hétel d’flisabeth qu'elle avait envoyé, en la méme qua-
lité, anprés de la reine d’Ecosse pour administrer sa maison.
206 MARIE STUART.
Chartley pourront suffire pour installer convenablement cette reine.
Désormais, elle ne devra plus jouir de la liberté qui lui a été ac-
cordée jusqu’ici, mais elle sera traitée comme une prisonniére,
toutefois avec les égards dus 4 sa qualité. Nous avons écrit les ar-
ticles sur lesquels nous désirons avoir votre opinion, et nous espé-
rons de vous une réponse aussi prompte que possible‘. »
Paulet se hata de leur répondre: « Je prie Vos Honneurs d’étre
avertis qu’a la réception de vos lettres du 26, j’ai, suivant vos in-
structions, envoyé M. Darell 4 Fotheringay pour y examiner les loge-
ments, et sans doute ils pourront étre arrangés avec les tentures
d’ici, dont nous avons une bonne provision de toutes sortes de hau-
teurs et de largeurs. Je vous envoie ma simple opinion touchantles
articles que vous m’avez adressés, et j’en ai envoyé copie a sir
Walter Mildmay, afin que, dans ses lettres, il puisse suppléer a ce
qui manquera... Je m’estime trés-heureux de quitter ce pays, et je
le serais doublement si cette reiné, en changeant de demeure, chan-
geait aussi de gardien. En vérité, un gentilhomme du pays pour-
rait bien mieux remplir cette fonction, et avec mois de dépense
pour Sa Majesté, ayant ses serviteurs, ses clients et de bons voisins
sous la main. Quoique je sois bien hardi de vous laisser entrevoir
ce que jesouhaite, cependant, je ne le veux jamais désirer qu’au-
tant qu’il plaira aSa Majesté*. »
Peu de jours aprés, Paulet recut l’ordre de Burghley de conduire
Marie & Fotheringay*.
Homme de précaution et de ruse, sir Amyas, afin de donner le
change a sa prisonniére, lui fit dire, vers le 10 septembre, que, dans
l’intérét de sa santé comme pour sa commodité, il avait jugé utile de
latransférer dans unchateau dela reine d’Angleterre, beaucoup plus
sain que Chartley et 4 trente milles seulement de Londres; quant 4 ce
chateau, il refusait de le lui nommer. Le messager de Paulet ajou-
tait, de la part de son maitre, et pour que cette translation se fit du
plein gré dela reine, « qu’elle y serait trés-bien, qu’elle se préparat
tout 4 son aise pour y aller quand il lui plairait, et que ce serait &
son choix, aussi t6t ou aussi tard qu’elle voudrait. » En méme temps
il lui promit, au nom de Paulet, que, dés qu’elle serait arrivée au
licu de sa destination, tout l’argent qui lui avait été enlevé lui se-
rait rendu. Cet argent, disait le messager, n’avait été saisi, d’aprés
§ Burghley et Walsingham 4 Paulet, 26 aodt 1586, The Letler-Books of sir Amias
Poulet, etc., pp. 272 et 275.
* Paulet & Burghley et 4 Walsingham, 50 aott 1586; The Letter-Books of sir
Amias Poulet, etc., pp. 279, 280.
* Post-scriptum de la lettre de Paulet 4 Walsingham, du 10 septembre, The
Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 299.
MARIE STUART. 387
lavis de son maitre, que dans la crainte « que Sa Majesté n’en
donnat et n’en mal usat par les chemins » pour occasionner quelque
soulévement en sa faveur'.
Lareine, dit Bourgoing, fit répondre 4 Paulet « qu’elle ne dési-
rait autre chose que de partir, tout indisposée qu’elle était, » qu'elle
aimait mieux quitter Chartley de bonne heure, de peur de devenir
pis’; » ct qu’elle estimait étre préte dans deux ou trois jours.
Le départ fut fixé au 21 septembre.
La veille, sir Amiyas, & la priére de plusieurs des serviteurs dela
reine, qui se trouvaient dans le plus grand dénuement depuis leur
séquestration, fit demander a sacaptive qu'il lui fit permis de pré-
lever quelques sommes sur |]’argent dont il était détenteur pour les
leur distribuer. Marie s’y refusa d’abord, exigeant que cet argent
Jui fit rendu pour qu’elle put en disposer 4 son gré et n’entendant
pas que Paulet fat son trésorier. Aprés un refus formel de celui-ci,
elle demanda qu’on lui remit au moins quelques centaines d’écus
pour qu'elle les fit distribuer 4 ses serviteurs par les mains mémes
de Paulet. Mais l’intraitable gedlier, qui s’en tenait aveuglément a
la lettre rigoureuse de ses instructions, lui manda « qu’il donnerait
tout ce qu'elle voudrait, sous sa propre signature et sa décharge, »
mnais, résolument, « qu'elle ne manierait point d’argent. » Enfin,
la pauvre princesse, dominée par un noble sentiment de générosité
pour ses serviteurs, fit taire ses justes griefs, et, bien qu'elle put a
peine se servir de sa main droite, fort endolorie par son rhuma-
fisme, elle écrivit et signa un mémoire des sommes qu’elle voulait
distribuer aux fidéles compagnons de sa captivité. « Ce que j’en fais,
dit-elle, est par contrainte et pitié, parce que les pauvres gens sont
en danger de nécessité et dépourvus de tout par les chemins. Pour
le reste, je les adresse a l’ambassadeur de France, qui leur donnera
pour achever leur voyage en France, owt ils seront payés de leurs
gages et auront récompense, chacun en son endroit'*. »
* Journal inddit de Bourgoing. id
* Une lettre de Paulet 4 Walsingham du 15-25 septembre, confirme |’empres-
Sement que témoigna la reine 4 quitter Chartley. Les mesures ordinaires, est-il
dit dans cette lettre, furent prises pour le soin de son corps. Des chars trainés
par des beufs furent envoyés, avant elle, pour transporter son énorme bagage.
(Froude’s History). «Cette dame, disait Paulet 4 Walsingham, est trés-heureuse de
sa translation, car elle espére avoir souvent des nouvelles de l’ambassadeur de
France, n’étant plus qu’a trente milles de Londres. Vingt chariots seront char-
gés demain matin, et je pense que nous partirons d'ici vers le milieu de la
semaine prochaine, sauf avis contraires. (The Letter~Books of sir Amias Poulet,
eic., pp. 292, 293.)
3 Journal inédit de Bourgoing. Cet argent ne fut remis que longtemps aprés
aux serviteurs de Marie Stuart. (Ibidem).
268 - MARIE STUART.
Ccpendant sir Thomas Gorges, gentilhomme pensionnaire d’Eli-
sabeth, aprés avoir mené prisonniers 4 Londres Nau et Curle,
était revenu 4 Chartley pour assister sir Amyas Paulet dans la mis-
sion de conduire la reine d’Ecosse 4 sa nouvelle prison‘. En le
voyant arriver avec Stallenge*, huissier du Parlement, les servi-
teurs de la reine, qui avaient surpris quelque émotion sur son vi-
sage, furent dans la plus vive anxiété; mais ils furent bientdt ras-
surés par la fagon toute courtoise dont il adressa la parole a la
reine.
Au moment du départ, qui eut lieu un mercredi, le 21 septem-
bre, jour de Saint-Mathicu, Paulet fit enfermer dans leurs cham-
bres ceux des serviteurs de Marie qui ne devaient pas l’accompagner
4 Fotheringay; et, afin d’éviter une explosion de sanglots et d’em-
pécher ces pauvres gens de dire 4 leur maitresse un dernier adieu,
il cut la cruelle précaution de placer des gardes 4 leurs fenétres *.
Condamnéc par ses douleurs 4 ne pouvoir faire un pas, la reine
se fit porter dans son coche par ses filles de chambre. D’aprés ses
ordres, elles la placérent, 4 rebours, sur le siége de devant. Marie
avait choisi cette position afin de voir en face les hommes de l’es-
corte qui la suivaient, et d’observer leur contenance et leurs mou-
vements. Souvent pendant la route, elle tournait la téte avec inquié-
tude ct interrogeait Sharpe, son cocher, pour qu’il lui rendit
compte des faits et gestes des cavaliers qui marchaient en avant.
A chaque instant, la malheureuse princesse craignait d’étre égor-
gée, et, placée de la sorte, dit son médecin, « elle edt vu venir le
coup.» Ce n’est pas qu’elle craignit la mort; mais ce qu’elle re-
doutait, c’était une mort secréte qui ne lui edt pas permis de con-
fesser publiquement sa foi, ect qui edt été considérée peut-¢tre
comme un suicide.
Comme Paulct était rhumatisant, et qu'il ne pouvait monter 4
cheval, Elisabeth avait principalement confié 4 sir Thomas Gorges
et 4 Stallenge’ le soin de cette translation. L’un ct l’autre mar-
chaient 4 cheval de chaque cété du coche de la reine. Ils avaient
sous leurs ordres deux cents cavaliers que conduisaient des gentils-
hommes. De peur d’une embuscade ou d’un coup de main, un cer-
tain nombre de cavaliers avaient été détachés en ayant en éclai-
‘ Ce ne fut point a sir Walter Mildmay et 4 Barker, comme il est dit dans
Howell, et ceux qui l’ont copié, que fut confié le soin de cette translation.
* Il est question de ce personnage dans une lettre de Paulet & Walsingham,
du 25 octobre 1566. (The Letter-Rooks of Amias Poulet, p. 300.) Bourgoing écrit
son nom, Standlin.
> Journal inédit de Bourgoing.
4 Standlin, dans le Journal de Bourgoing
MARIE STUART. 260.
reurs. Cette troupe improvisée offrait un spectacle des plus étranges:
chaque homme d’armes portait sur sa poitrine les couleurs du bla-
son de son seigneur; les vieilles armes du moyen age y figuraient
parmi les armes a feu du seiziéme siécle. La barbarie et la Renais-
sance marchaient céte 4 céte.
« Chacun homme de cheval, dit Bourgoing, portait la livrée de
son maitre, qui une lance, ou hallebarde ou javeline, aucuns des
arcs, et bien peu des harquebuses ou batons de feu‘; la plupart
avec l'épée et la dague, moitié cheminans au devant par forme d’a-
vant-garde, et l'autre derriére en forme d’arricre-garde. Au milieu,
Sa Majesté, et ses serviteurs prés d’elle, que suivait M. Amyas
en un coche, sa femme et famille en un autre; ses gens, gentils-
hommes, serviteurs et soldats 4 cheval, faisant l’environ devant la
premiére et derniére coche, tous avec harquebuses et méche allu-
mée, et la couple de pistolets 4 l’argon de la selle; M. Gorges et
M. Standelin, chacun sa pistolet 4 la ceinture, et M. Gorges un pé-
irinal*a l’argon, cdétoyant le coche de la reine. »
Chemin faisant, sir Thomas Gorges, aprés avoir adressé de loin
en lom quelques paroles bréves a Marie, finit par lui annoncer qu'il
aurait bientét 4 lui communiquer un message de la part de sa mai-
tresse.
—Je pric Dieu, lui répondit la reine, qu’il soit meilleur et plus
agréable que celui que vous m’avez apporté derni¢rement.
— Je suis serviteur de la reine d’Angleterre, reprit sir Thomas,
el j'ai dd m’acquitter de ma mission.
— Aussi ne vous en fais-je point un reproche, lui répliqua Marie
avec douceur.
A partir de ce moment, sir Gorges Thomas ne rompit plus le s1-
lence.
Vers le soir de cette premiére journée, le triste cortége s’arréta a
Burton pour y passer la nuit, et sir Thomas conduisit la reine jus-
qua sa chambre avec la plus grande courtoisiec.
— Dans la crainte de troubler Votre Grace, lui dit-il, et lassée,
comme ilsemble, de cette premiére traite, je remets 4 demain ce
que j'ai a lui dire de la part de ma maitresse.
Marie passa la nuit « en grande inquiétude » de savoir ce que
contenait le nouveau message d’Elisabeth. Le lendemain matin, au
moment du départ, lorsque l’escorte des cavaliers était déja rangee
' Les batons de feu, origine du fusil. figurent pour la premiére fois, croyons-
nous, dans la Chronique de Charles VIII, par Jaligny.
2 Espéce d’arme & feu, quitenait le milieu entre le pistolet et le mousquet. et
qui fut surtout en usage au seiziéme siécle. Lé pétrinal est l’origine de l'espin-
gole ct du mousqueton.
370 MARIE STUART.
en ligne devant la porte de son logis ct le long des rues de la ville,
elle envoya chercher sir Thomas Gorges. Dés qu’il fut en sa pré-
sence, l’envoyé d’Elisabeth lui dit, en haussant la voix :
« La reine ma maitresse trouve fort étrange, madame, que vous,
sa. parente, et de méme qualité qu'elle, ayez participé au nouveau
complot contre sa personne que I’on vient de découvrir, et qui avait
pour but de mettre 4 mort une reine sacrée... Je jure, poursuivit-il,
que ma maitresse ne fut jamais si étonnée, si troublée et si peinée
qu’en apprenant cette nouvelle. Elle sait fort bien que si elle eat
renvoyé Votre Majesté en Ecosse, vous n’y eussiez pas été en sireté,
et que vos sujets vous eussent fait un mauvais parti. De vous en-
voyer en France, elle n’y pouvait songer; on l’edt, en vérité, prise
pour une sotte. |
— Je n’ai jamais rien entrepris ni voulu rien entreprendre soit
contre la reine d’Angleterre, soit contre son royaume, lui répondit
Marie avec le plus grand calme; « et je ne suis pas de si peu de
considération que de vouloir faire mourir » ou frapper d’une main
sacrilége « une ointe du Seigneur, telle que je le suis moi-méme. »
Je me suis comportée envers votre maitresse comme je le devais. Je
ne sais si la reine, ma bonne sceur, a fait comme Sail; mais, loin
de penser & lui dter la vie, je l’ai plusieurs fois prévenue, — elle
Je sait bien, — de tout ce que je pouvais savoir des conspirations
qui se tramaient contre elle, en l’avertissant de se tenir sur ses
gardes, et qu'il y avait en Angleterre nombre de gens suspects qui
formaient de dangereux desseins contre sa personne. Que de fois je
J’ai suppliée de m’accorder une entrevue, afin que nous puissions,
d’un commun accord, régler tous nos différends, et par ce moyen
mettre sa vie en sireté! Mais, loin de vouloir m’entendre, on a re-
jeté toutes mes offres avec mépris. Ce n’est point en reine captive
que jai été traitéc, en prisonniére de guerre, mais en personne pri-
vée, en sujette sur qui l’on aurait puissance de vie et de mort. On
m’a Oté toutes les douceurs de la vie, sans qu’il m’ait jamais été
permis de communiquer librement avec mes parents et mes amis.
J'ai été enfermée et placée sous Ja surveillance d’un homme sans
la volonté duquel je ne pouvais faire un pas, «et qui m’a été
aussi rigoureux que possible, non-seulement en ma liberté et cap-
tivité, mais pour mon boire et mon manger. » Pendant ma longue
prison, la reine, votre maitresse, n’a cessé de soutenir contre moi
mes sujets; elle m’a aliéné le coeur de mon fils; elle a fait une ligue
avec lui, de laquelle j’ai été rejetée comme une personne ab-
jecte. J’ai été abandonnée, sans aucun confort ni espoir, et privée
de tout bien... » Mais si les princes mes parents, mes amis, mes
alliés, émus de compassion, et prenant en pitié ma triste fortune,
MARIE STUART. 74
«se sont mis en devoir de me soulager et de m’aider en ma misére
et captivité, me voyant destituée de tout service, de tout secours, »
pouvais-je moins faire que de me jeter entre leurs bras cet me mettre
a leur merci? » Toutefois, je ne sais quels sont leurs desseins, ce
qu’ils auront entrepris ou eu I’intention de faire. « Je ne m’en
méle point et ne m’en suis nullement mélée. S’ils ont fait ou entre-
pris chose que ce soit, que la reine d’Angleterre s’en prenne a eux. »
is sont 14 pour en répondre, et non pas moi. Votre mattresse sait
bien que je l’ai souvent avertie qu'elle prit garde 4 elle, et que, par
aventure, les rois et princes chrétiens pourraient entreprendre quel-
que chose en ma faveur. Sur quoi la reine d’Angleterre me ré-
pondit gu’elle était aussi assurée du bon vouloir des étrangers que
de celui de ses sujets, et que l’on n’avait que faire de moi'.
— Je prie Dieu qu’il en soit ainsi, se contenta de répondre sir,
Thomas Gorges.
Depuis ce moment, il ne rompit le silence qu’a de rares inter-
valles; « mais il se mit en devoir en toutes facons, dit Bourgoing,
de faire bons offices 4 la reine par les chemins, tant pour son lo-
gis que pour les commodités requises au voyage. »
Jusqu’au dernier moment, la reine ignora le lieu de sa destina-
tion, et se perdit en conjectures sur ce point, croyant aller tantét
Gun cété, tantét de l'autre. Chaque matin, avant le départ, ses
gardiens se contentaient de lui dire si elle avait « une grande ou
une petite journée 4 faire, et quelquefois combien de milles, » mais
jamais on ne voulait lui désigner le lieu ot elle devait coucher la
nuit suivante. A cause de son état maladif, on ne cheminait qu’a
petites journées.
Cette longue file de cavaliers et de voitures, traversant les cam-
pagnes et les villes, éveillait partout la curiosité de la foule. Mais
soit qu'elle ignorat le rang de lillustre prisonniére, ainsi conduite
dans le plus grand mystére, soit qu’ayant deviné son nom 4 l’appa-
reil imposant que I’on avait déployé pour lescorter, ct que le spec-
tacle d’une si grande infortune lui en edt imposé, aucune manifesta-
tion malveillante, aucun cri hostile ne se fit entendre sur le passage
de l’infortunée Marie.
Jusqu’é présent, si l’on en excepte le lieu de Burton, les histo-
riens ont complétement ignoré quelles furent les diverses stations
ou s'arréta la royale captive pendant son itinéraire de Chartley a
Fotheringay. Grace a la relation de Bourgoing, cette lacune est au-
jourd’hui comblée :
« Partis que fimes de Burton’, dit-il, environ les onze heures,
§ Journal inédit de Bourgoing.
3 Burton, dans le Staffordshire, en tirant vers le sud-sud-est.
272 MARIE STUART.
XXII¢ septembre, arrivames au chateau nommé Hastz*, appartenant
au comte de Huntingdon, distant de Burton environ sept milles, ou
nous couchames pour ce jour. |
« Le lendemain, XXIII* septembre, partis 4 dix heures du matin,
arrivames 4 la. ville de Renester’, distant environ quinze milles, et
fut Sa Majesté logée en l’hdtellerie des faubourgs, @ l’Ange.
« Le XXIV° partimes, environ la méme heure®*, et arrivames assez
tard, pour cause de la pluie, au logis d’un gentilhomme, nommé
M'. Roger Swith, au hallage de Hestymshire, en Rutland, distant
comme dessus.
« Le dimanche (XXV°), arrivames au chateau de Fotheringay‘*,
distant quasi comme dessus, maison de la reine d’Angleterre, et
passdmes par le chateau de Collunwaston, maison appartenant 4
_ladite reine, distant d’environ quatre ou cinq milles. »
Quelle ne fut pas ’émotion de Marie Stuart 4 la vue de cette
vieille forteresse, ancienne prison d’Etat, toute pleine de funébres
souvenirs! Quelques mois avant sa translation, elle avait déclaré
qu’on ne la conduirait 4 ce lieu d’horreur, « hors que ce fait hée
avec des cordes de char et trainée de force’. » Sa conviction que son
nom était fatalement destiné 4 compléter la liste des victimes de
Fotheringay lui arracha, lorsqu’elle en apercut les sombres tours
du bout de l’avenue, cette triste exclamation : Perio! « Je suis
perdue*. »
‘ Il s’agit, sans doute, d’un manoir existant encore, et portant le nom de Hill
Hall. Sur une fenétre de cette habitation, on peut lire une inscription latine du
temps, laquelle constate le passage, en ce lieu, de Marie, reine d’Ecosse, le 21
septembre 1586, venant de Chartley et ayant traversé Burton. Miss Strickland
qui donne ce détail, dit que Marie se reposa et se rafraichit, sans doute, dans
cette maison isolée. Voir aussi History of Staffordshire by Schaw. Hill Hall doit se
trouver dans le comté de Stafford, de méme que Chartley, mais au sud-sud-est.
* Pendant la journée du 23, le cortége traversa la partie sud du Derbyshire et
arriva 4 la station ci-dessus indiquée, qui devait se trouver dans le comté de
Leicester.
3 Le 24, fut parcouru, dans toute sa largeur, le comté de Leicester, et, sur le
soir, on arriva dans le comté de Rutland.
4 Dans le Northamptonshire.
‘S Miss Strickland. t. VI. Hist. de Marte Stuart, de Jules Gauthier, t. II.
® « Aussitét, dit Miss Strickland, que Marie Stuart fut enfermée sous les fortes
murailles du chateau de Fotheringay, sir Thomas Gorges fut dépéché par son
gardien pour annoncer cette nouvelle & la reine Elisabeth et 4 son conseil. Les
particularités du voyage, la conduite de la royale prisonniére, ce qu'elle avait pu
dire et faire pendant le trajet, auraient, sans doute, ajouté une page d’un inté-
rét peu commun 4 son histoire personnelle; mais ces détails ayant été commu-
niqués verbalement par sir Thomas Gorges, rien n’en a été conservé, ni méme
probablement jamais écrit. » Miss Strickland, t. VII.
De son cété, sir Amyas Paulet, le jour méme de son arrivée 4 Fotheringay, le
MARIE STUART. 273
VII
LE CHATEAU DE FOTHERINGAY. —— PORTRAIT DE MARIE STUART.
La derniére prison de Marie Stuart, située sur un léger monticulc,
auquel on arrivait par un pays de plainc’, était une forteresse cn-
tourée d'un fossé double ct d’un trés-difficile accés. Le fossé exté-
rieor, formé par une riviére, le Nen, et par le bief d’un moulin,
avait au nord soixante-quinze pieds de largeur; le fossé intérieur
en avait soixante-six. La facade du chateau, dans laquelle était percée —
la grande porte, regardait le nord. Aprés avoir franchi le pont-lcvis,
se présentait un escalier conduisant 4 de vastes appartements, a la
garde-robe ct au donjon de forme octogone, situé 4 l’angle nord-est
du chateau, et dans lequel se trouvaient des chambres aux divers
élages. Au milieu du chateau régnait une cour trés-vaste, sur la-
quelle avait jour une salle spacieuse (Hall), située au rez-de-chaus-
sée, el dans laquelle devait se dresscr, plus tard, l’échafaud de la
royale prisonniére. A gauche, dans cette méme cour, étaient la
chapelle, quelques beaux logements, la grande salle 4 manger et
une vaste piéce ornée de tableaux’. Les appartements qui furent
assignés 4 Marie et a ses serviteurs se trouvaient aux étages su-
périeurs.
Ason avénement au troéne d’Angleterre, Jacques VI fit raser® le
25 septembre, écrivait 4 Walsingham : « Je n'ai pas manqué, suivant vos con-
seils, d’avertir le Trésorier, jour par jour, de ce que j'ai fait dans ce dernier
voyage, qui est maintenant terminé, grace 4 Dieu. M. Thomas Gorges se rend 4
la cour, pour faire 4 Sa Majesté son rapport de toutes les circonstances détail-
lées... » (The Letter-Books of Amias Poulet, etc., p. 293.) Que sont devenues
toutes les lettres que Paulet écrivait jour par jour 4 Burghley? Nul n'a pu les
le Journal de Bourgoing est donc le seul document qui reste pour combler
cette lacune historique.
! Je tiens ces détails de la bouche méme de M. Jules Gauthier, qui, pour pre-
parer sa remarquable Hisloire de Marie Stuart, a visité tous les lieux rendus c=
lébres par les séjours de cette princesse. M. Froude dit que le chateau etait
sur une Jégére éminence qui dominait le pays.
* D’aprés Miss Strickland, qui doit elle-méme ces détails, jusque-la peu con-
ous, 4 M. Edouard Branley, lequel a recueilli, sur place, plusieurs documents et
traditions intéressantes sur le chdteau de Fotheringay.
3 Notice sur la collection des portraits de Marie Stuart, par le prince Labanoff,
Saint-Pétersbourg, 2° édition.
274 MARIE STUART.
chateau de Fotheringay, et, depuis ce temps-la, on ne voit plus sur
son emplacement qu’un amas de ruines*.
Dés le jour de son arrivée, et le lendemain, aussitét aprés le dé-
part de sir Thomas Gorges, qui était retourné 4 Londres afin d’y
rendre compte de sa mission 4 Elisabeth, Marie Stuart, se trou-
vant trop 4 létroit, elle et ses gens, fit adresser de vives réclama-
tions & sir Amyas et 4 Stallenge pour qu’on lui donnat plus d’espace.
Elle croyait sa demande d’autant mieux fondée qu'elle et ses gens
avaient apercu dans le chateau « beaucoup de beaux et grands lo-
gis » inhabités. Comme Paulet fit 4 peine droit 4 ces réclamations
et que le bruit courait d’ailleurs que ces vastes salles vides étaient
retenues pour des lords, la reine comprit sur-le-champ qu'elle ne
tarderait pas 4 étre interrogée. Elle s’était toujours doutée d’un
semblable dénouement et, plus d’une fois, elle l’avait fait pressentir
4 ses serviteurs. Cette prévision ne la troubla nullement. « Elle ne
s’en émut non plus que rien, dit dans son langage naif son fidéle
médecin, mais plutét semblait le coeur lui élever et se réjouir plus
que de coutume et se porter mieux de sa santé. »
Avant de passer outre, avant d’entrer dans le vif du drame, es-
sayons d’esquisser les traits, de peindre la physionomie de Marie
Stuart 4 cette époque. Malgré les angoisses et les douleurs d'une
captivité si longue, sa rare beauté, célébrée par les poétes de son
siécle, et dont nous pouvons encore nous rendre compte par les
meilleures peintures du temps, n’avait rien perdu alors de son
charme et de son éclat*.
Elle avait conservé, comme aux beaux jours de sa jeunesse, ce
noble front ou rayonnait intelligence; ces grands yeux d’un brun
clair, aux longues paupiéres, aux regards a la fois si pénétrants et
si doux; ce nez aquilin 4 la courbe élégante, dont les mobiles nari-
nes exprimaient tour 4 tour la fierté de la race, le courage invinci-
ble, le mépris de la mort. C’était toujours cette bouche fine, gra-
cieuse, bienveillante, mais un peu contractée par les amertumes de
4 Un poéte anglais, du dix-huitiéme siécle, a consacré quelques vers émus au
souvenir de l’arrivée de Marie Stuart, dans le chateau : « Que la nuit la plus
noire voile pour toujours la scéne de !’entrée de la reine captive dans tes froides
murailles, 6; Fotheringay! Car, 4 cause d’elle, le temps a voulu t’effacer de ses
pages, et la justice, 4 la fois pieuse et vengeresse, s’est abattue sur tes tours
princiéres comme une mer furieuse, afin qu’aucun vestige n’en ptt conserver le
crue] orgueil. » (Antona’s Bancks, Poem. mss. 1797.) Ces vers sont cités dans
une copie de |’Histotre de Fotheringay, de l'archidiacre Bonney, et ont été pu-
bliés, pour la premiére fois, par Miss Strickland.
* Etiam, post tediosi corceris molestiam, pristinum oris decus ac pulchri-
tudo, quo tot homines in sui amorem rapuerat, integre adhuc relucebant.
Thuani, Hist. sui temporis.
MARIE STUART. oS
la vie; c’était toujours, bien qu’un peu aminci par les souffrances,
ce pur ovale, d’une blancheur plus éclatante que la fraise et le
bonnet de dentelles a litalienne qui lui servaient de cadre, et d’ou
séchappaient alors des cheveux noirs enroulés sur les tempes.
I n’est pas. un de ces traits, pas un de ces coups de pinceau que
nous n’ayons empruntés aux peintres et aux poétes contemporains
de Marie. Si quelque lecteur pouvait en douter, nous le prierions
de vouloir bien nous suivre dans cette étude rétrospective. A com-
bien de dissertations ne se sont pas livrés les érudits pour reconsti-
tuer la beauté d’Héléne et celle de Cléopatre? Marie Stuart n’est-elle
pas aussi intéressante pour nous que ces deux autres reines de la
fable et de l’histoire antiques?
On a beaucoup disserté sur la couleur des yeux de Marie, et ceux
de ses portraits qui n’ont pas été peints d’aprés nature, sont venus
augmenter la confusion et l’incertitude. Ses yeux étaient-ils noirs,
gris ou bleus? Car toutes ces couleurs ont été mises en avant. Il
existe de nombreux témoignages pour le gris. Lord Byron se pro-
noncait pour cette couleur. « Qu’ importe bleus ou gris, disait-il.
Les derniers, s’ils ont l’4me, sont aussi beaux, ainsi que le prou-
vent les plus grands exemples; les yeux de Napoléon et de Ma-
rie, reine d’Ecosse , prétent a cette teinte le supréme rayon'. »
Quant 4 nous, il ne nous parait pas douteux que Marie avait les
yeux d'un brun clair, ce que les Anglais nomment chesnut colour.
Ronsard, qui avait beaucoup connu la reine d’Ecosse dans sa jeu-
hesse, ne laisse aucun doute sur ce point :
aS mda oA Vos yeux,
Doux, beaux, courtois, plaisans, délicieux,
Un peu brunets, oti la délicatesse
Rit, non aux verts qui sont pleins de rudesse.
Aussi les Grecs, en amour les premiers,
Ont 4 Pallas, déesse des guerriers,
Donné I'ceil vert, et le brun a Cythére,
Comme d’Amour et des Graces la mére. »
L’homme qui a vu le plus de portraits originaux de Marie Stuart,
le prince Labanoff, se prononce pour cette couleur.
On sait ce que Ronsard et Buchanan ont dit de l’éclat et de la
douceur des yeux de Marie’.
‘ Blue eyes or grey, etc.
Napoleon's, Mary’s (queen of Scotland) should
Lend to that colour a transcendent ray.
: Quand vos yeux étoilés, deux beaux logis d’amour
Qui feraient d’une nuit le midi d'un beau jour, etc.
(Ronsard.)
276 MARIE STUART.
La couleur de ses cheveux n’a pas été moins discutée que celle
de ses yeux. Pour résoudre la question, il convient avant tout de
consulter les témoins oculaires. Ronsard, BrantOme et Renaud de
Beaune, archevéque de Bourges, qui prononga l’oraison funébre de
Marie 4 Notre-Dame de Paris, s’accordent tous 4 dire qu'elle était
blonde. Ils ne différent que sur la nuance. Brantéme parle de « ses
cheveux si beaux, si blonds et cendrés; » Ronsard de « l’or de ses
cheveux annelés et tressés, ct Renaud de Beaune de « ses cheveux si
blonds et forts, devenus tout blancs 4 cause de sa longue prison. »
Il existe 4 la bibliothéque Sainte-Geneviéve deux portraits de Maric
Stuart du seiziéme siécle, aux crayons de couleur, d’aprés deux
tableaux originaux de Francois Clouet, dit Janet. Dans l’un, qui la
représente en Dauphine, elle a les cheveux d’un blond cendré; dans
Yautre, qui nous la montre en veuve, en Reine blanche, elle a des
cheveux d’un blond ardent‘. Plusieurs érudits prétendent que
Marie avait une chevelure roussatre. Le prince Labanoff, excellent
juge en pareille matiére, car assurément personne n’a vu plus
que lui de portraits authentiques de la reine d’Ecosse, partageait
cette upinion ainsi que Walter Scott, non moins bien informé *.
La méme teinte se remarque dans le portrait de la reine qui sur-
monte le monument funébre élevé dans la cathédrale d’Anvers a
deux de ses dames d’honneur. ll ne faudrait pas croire cependant
que les cheveux de Marie fussent d’un blond trop ardent et tirant
sur le rouge. Melvil, qui vécut longtemps prés d’elle, 4 Kdimbourg,
dit dans ses mémoires que sa chevelure était d’une teinte plus
belle que celle d’Elisabeth, laquelle était fortement dorée, « golden
coloured, » tirant plus sur le rouge que sur le jaune, « reder than
yellow*. »
Lorsque, sous le poids de ses longs malheurs, Marie prit de
bonne heure des cheveux blancs, elle fit usage, comme les dames
Aspice....
Quam mitis flamma decoris
Fulgeret ex oculis....
(Francisci Valesit et Marie Stuarte, Regum Francie et Scotie Epithalamum, a
Buchanano, Siuvz, IV.)
‘ Ces deux portraits ont.été gravés en couleur, sur cuivre. par Riffault, et ils
figurent dans le Recueil des personnages les plus illustres du seiziéme siécle, etc.,
qu’a publié M. Niel. Ls doivent étre fort ressemblants ; le second, surtout, doane
une haute idée de la distinction et du grand air de Marie Stuart
2 Ce dernier dit dans !'Abbé, en tracant le portrait de Marie, The thick cluste-
red tresses of dark brown. °
* Mémoires de Melvil, édition du Bannatyne Club d’Edimbourg, p. 123; et
Causeries d'un curieux, par Feuillet de Conches, t. IV : L’Art en Angleterre ax
temps d' Elisabeth, etc.
MARIE STUART. 277
de son temps et du ndtre, de tours et de garnitures de cheveux,
ainsi que le prouvent les comptes de dépenses de sa maison. Vers
1569, Nicolas White écrivait 4 Robert Cecil qu’elle avait des che-
veuxnoirs, et 4 partir de cette époque, plusieurs portraits d’elle,
qui sont parvenus jusqu’a nous, ont des cheveux de cette couleur.
Cependant, de temps a autre, dit Brantéme, la reine « ayant ses
cheveux déja blancs, ne craignait pourtant, étant en vie, de les
montrer, ni se les tordre et friser, comme quand elle les avait si
beaux, si blonds et cendrés. »
les poétes contemporains ne tarissent pas sur la grande beauté
de Marie Stuart. Ecoutons Ronsard :
Je vis des Ecossais la Reine sage et belle
Qui de corps et d’esprit ressemble une immortelle, etc.
: « Et la mére nature
Ne composa jamais si belle créature.
Au milieu du printemps, entre les lis naquit
Son corps, qui de blancheur les lis mémes vainquit.
Et les roses, qui sont du sang d’Adonis teintes,
Furent par sa couleur de leur vermeil dépeintes.
Amour de ses beaux traits lui composa les yeux,
Et les Graces, qui sont les trois filles des cieux,
De leurs dons les plus beaux cette princesse ornérent
Et, pour la mieux servir, les cieux abandonnérent.
Quand votre belle taille et votre beau corsage
Qui ressemble au pourtrait d'une céleste image ;
Quand vos sages propos, quand votre douce voix,
Qui pourrait émouvoir les rochers et les bois, etc.
ae une Reine si belle,
Belle en perfection, etc.
Et du Bellay :
Contentez-vous mes yeux,
Yous ne verrez jamais cbo3e si belle.
« La blancheur de son visage, dit Brantéme, qui l’avait vu fort
souvent, contendait avec la blancheur de son voile 4 qui l’empor-
terait... » Et ailleurs : « La neige de son blanc visage effagait la
blancheur de son voile. » « Dés lors qu'elle fut veuve, je ne l'aija-
mais vue changer en un (teint) plus coloré, tant que j’ai eu cet hon-
heur de la voir en France et en Ecosse‘. » Ronsard, de son cété,
célébrait la beauté de son « front d’albdtre » et « Vivoire blanc »
qui enflait « son sein. »
* Dames illustres.
3 Jonuzt 1875. 19
278 MARIE STUART.
Michel de l’Hospital la proclamait, en vers latins, la plus belle
personne de son temps et la plusaccomplie de tout point. Castelnau
de Mauvissiére, ambassadeur de France en Ecosse, écrivait qu’elle
était douée « de graces et de plus grandes perfections de beauté que
princesse de son temps. » « Sa divine beauté valait un royaume,» au
dire de Brantéme, ct Charles IX, beau-frére de Marie, disait que
« c’était la plus belle princesse qui naquit jamais au monde’. »
Qui ne connait les vers pleins de grace et de mélancolie dans
lesquels Ronsard déplore le départ de la belle reine pour I’Ecosse ,
et trace d’elle cet élégant portrait en pied ?
« Un crépe long, subtil et délié,
Pli contre pli, retors et replhié,
Habit de deuil, vous sert de couverture
Depuis le chef jusques 4 la ceinture,
Qui s’enfle ainsi qu’un voile, quand le vent
Soufle la barque et la single en avant.
De tel habit vou étiez accoutrée.
Partant, hélas! de la belle contrée
Dont aviez eu le sceptre dans Ja main.
Lorsque pensive, et baignant votre sein
Du beau cristal de vos larmes roulées,
Triste, marchiez par les longues allées
. Du grand jardin de ce royal chateau
Qui prend son nom de la beauté d’une eau °.
Parmi les plus beaux portraits qui restent de Marie Stuart, on
peut citer en premiére ligne celui de Porbus, transporté 4 Saint-
Pétersbourg en 1793, les deux dessins au crayon de couleur qui
appartiennent a la bibliothéque Sainte-Geneviéve, et qui paraissent
étre, comme nous |’avons dit, des copies de deux portraits origi-
naux de la reine par Clouet, lesquels ont disparu; un magnifique
portrait en pied appartenant au comte de Morton, 4 Dalmahoy,
qu’Horace Walpole, excellent juge en matiére de beaux arts, consi-
dérait, avec raison, comme le meilleur et le plus authentique de
tous les portraits de la belle reine*. Enfin, nous citerons le portrait
sur bois ayant appartenu au prince Labanoff, qu’il attribuait au cé-
lébre Clouet, dit Janet, et dont il a fait exécuter par Pannier une
excellente reproduction par la gravure sur acier*. Marie Stuart y
‘ « Inter omnes su etatis reginas, dit Blackwood, admirabili atque incom—
parabili corporis pulchritudine preedita, etc. (Jebb, t. II); Causeries d'un cu—
rieuz, par M. Feuillet de Conches, t. IV.
* Fontainebleau. —
5 Il a été gravé et figure en téte de I’histoire de cette princesse, par Chalmers.
‘ Consulter, pour plus de détails, la Notice sur la collection des portraits de
Marie Stuart, appartenant au prince Labanoff, Saint-Pétersbourg, 1858, in-8*, et
la deuxiéme édition de ce méme ouvrage, Saint-Pétersbourg, 1860, gr. in-8*-
MARIE STUART. 279
est représentée 4 Page de trente-huit ans. A l’aide de ce dernier
portrait etdu masque de la statue de Westminster, que Jacques VI
a fait probablement exécuter d’aprés le portrait qui appartient au-
jourd'hui au comte de Morton ‘, et que 1’on attribue 4 Jean de Court,
serviteur de Marie, ou au peintre flamand Lucas de Heere, on peut
se faire une 1dée assez exacte de la figure de la reine vers la fin de
sa Vie.
Vill
NOUVELLE TENTATIVE DE PAULET POUR OBTENIR DES AVEUX DE SA CAPTIVE, —
MISE EN JUGEMENT DE MARIE PAR LES COMMISSAIRES D ELISABETH SEANT EN LA
CHAMBRE ETOILEE. — ATTITUDE DES ROIS DE FRANCE ET D’ECOSSE. — ARRIVEE
DES COMMISSAIRES ANGLAIS A FOTHERINGAY. —~ PREMIERES REPONSES DE MARIE
AUX DELEGUES DE LA COMMISSION.
Lorsque Paulet fut entré dans Fotheringay, un de ses premiers
soins, pour mettre sa captive 4 l’abri d’un coup de main, fut de .
faire condamner ct murer nombre des ouvertures du chateau *.
lesamedi 1° octobre, il envoya dire 4 la reine qu'il aurait « vo-
lontiers » cing 4 six mots 4 lui communiquer. Depuis longtemps,
Marie et ses serviteurs avaient fait la remarque que toutes les fois
que Paulet avait 4 donner quelque mauvaise nouvelle, c’était surtout
alors qu il usait des formules les plus polies et qu’il prenait son ton le
plus patelin. A peine se trouva-t-il en présence de Marie, qu’il lui
dit d'un ton brusque : « La reine d’Angleterre, ma maitresse, ayant
oui le rapport de M. Gorges, a été fort ébahie et s’émerveille fort que
Votre Majesté ait soutenu qu’elle était innocente, attendu que l’on
peut prouver fout le contraire de ce qu'elle a dit. »
En méme temps, il lui annonga qu’Elisabeth enverrait bientét a
Fotheringay quelques seigneurs et plusieurs de ses conseillers pour
a
‘Ha été gravé a Londres, en 1848, par R. Cooper: c’est celui qui figure en
téte de 'Hislotre de Marie Stuart, par Chalmers. Quant 4 la téte de la statue de
Marie a Westminster, M. Hosack en a donné une photographie dans son premier
Yolume.
* Journal inédit de Bourgoing. Paulet dans une lettre qu’il adressait 4 Walsin-
gham, le 29 septembre, se réjouissait d’avoir quitté I’insalubre maison de Char-
Uey. « Je suis heureux d’apprendre, lui disait-il, que vous allez mieux et que
Vous ées un des commissaires devant venir ici. J’espére que j’aurai le bon-
hear de vous voir avant de mourir, ce que je n’aurais pas eu le droit de sou-
hater si nous étions restés dans cette malsaine habitation de Chartley. Je me
Se dé} mieux depuis mon-arrivée ici. » (The Letter-Books of Amias Poulet,
p. 294.)
280 MARIE STUART.
linterroger. « De quoi, ajouta-t-il, afin que vous ne pensiez qu’on
yous veuille surprendre, je vous avertis. »
Puis, radoucissant sa voix, Paulct aborda la partie la plus déli-
cate de son message, que Bourgoing va nous révéler pour la premiére
fois, et dont il est superflu de signaler au lecteur toute limpor-
tance.
« Vousferiez mieux, madame, dit Paulet 4 Marie, de demander par-
dona Sa Majesté et de confesser vos fauteset vos offenses, que de vous
faire déclarer coupable. Je vous conseille fort de prendre ce parti,
et, si vous y consentez, je le manderai, car je suis prét a écrire votre
réponse.
— C’est de la sorte que l’on a coutume d’en user avec les petits
enfants, lui répondit Marie, lorsqu’on veut leur faire confesser
quelque faute. Je reconnais véritablement avoir offensé nombre de
fois mon Créateur comme pécheresse, et je lui en demande humble-
ment pardon ; mais, en tant que reine souveraine, je n’ai 4 rendre
compte 4 personne ici-bas de fautes ou d’offenses, hors a Dieu et a
son Eglise. Et comme je ne puis commettre fautes ni offenses, aussi
ne veux-je point de pardon, et n’en cherche ni n’en veux recevoir
de personne vivante. Il m’est avis, sir Amyas, que Yous prenez
beaucoup de peine inutilement, et que vous « n’avancerez pas beau-
coup. »
— Sa Majesté la reine, s’écria Paulet, a des preuves en main de
cc qu’elle m’a mandé; et, partant, vous feriez mieux de confesser
votre faute; la chose est trop notoire. Mais je manderai 4 la reine
votre réponse.
Alors Paulet prit soin de répéter 4 Marie tout ce qu’elle venait de
lui dire, afin de bien s’assurer du sens de ses paroles; et lorsqu’elle
lui eut déclaré qu’il les avait fidélement reproduites, il se hata
d’aller écrire 4 la cour pour lui rendre compte de cet entretien!.
Elisabeth eut-elle le sincére désir, dans le cas ou Marie lui ferait
des aveux par écrit, de lui accorder la vie? Si, dans l’espoir de se
sauver, la reine d’Ecosse cut pu descendre a une telle humiliation,
consentir 4 un tel mensonge, par la méme, elle edt été & tout ja-
mais déclarée inhabile 4 succéder 4 la couronne d’Angleterre, et
peut-étre alors son existence edt-elle pu devenir compatible avec
celle d’Elisabeth. Mais il nous parait plus vraisemblable, eu égard
au caractére d’Elisabeth, qu’elle ne voulait arracher un aveu & Ma-
ric Stuart que pour éviter le dangereux exemple d’un tribunal ju-
geant une reine indépendante. Maitresse d’un tel aveu, clle n’eut
pas manqué de le publier dans toute l'Europe, ce qui lui cit alors
4 Journal inédit de Bourgoing.
MARIE STUART. 281
nermis de faire disparaitre plus facilement sa victime, sans que per-
sonne luien demandat compte.
Marie comprit le piége. Elle estimait d’ailleurs son honneur d’un
plus haut prix que sa vie.
Avant de quitter sa captive, Paulet lui avait annoncé que son
maitre d’hdtel Melvil lui serait bientét rendu; ct, en effet, peu de
jours aprés, il arrivait au chateau avec sa fille ct Marie Pages, fil-
leule de la reine d’Ecosse et fille d’un de ses valets de chambre. Le
retour de ce fidéle compagnon de sa captivité fut une grande con-
solation pour la reine; mais cette joie ne fut que de courte durée.
Paulet ne tarda pas 4 congédicr le cocher de Marie et d’autres do-
mestiques qui la servaient 4 table. En payant les gages de ces pau-
vres gens, la reine leur fit quelques libéralités pour les mettre en
état deretourner dans leur pays. Ces mesures rigourcuses lui an-
noncaient qu'elle était 4 la veille de quelque grave événement *.
Cependant une réunion des pairs et des légistes qui avaient été
nommés membres de la commission destinée 4 examiner Marie eut
licen 4 Westminster, le 8 octobre, trois jours aprés sa formation. Le
chancelier y fit un rapide exposé du complot. Il y lut les copies des
lettres de Babington 4 Maric, et les prétendues réponses de celle-ci,
les confessions supposées de Babington, les interrogatoires suspects
de Curle et de Nau, et il demanda aux membres présents leur opi-
nion sur la conduite 4 tenir. Presque tous furent d’avis que la reine
d'Ecosse devait étre sur-le-champ mise en jugement’. Alors ils fu-
rent requis par le chancelier, ainsi que tous les autres membres de
Ja Chambre des lords, qui n’étaient pas présents, a l'exception de
ceux qui exercaient des fonctions publiques, de se rendre sans dé-
lai a Fotheringay et de s’y constituer en cour de justice *. Au grand
mécontentement d’Elisabeth et de Burghley, le comte de Shrews-
bury s’excusa d’en faire partie, sous prétexte d’indisposition. Ainsi
firent dix autres membres inscrits sur la liste.
Chateauneuf, l’ambassadeur de France 4 Londres, s’empressa de
prévenir Henri III de l’extréme danger que courait la reine d’Ecosse.
‘ Le 22 octobre, Paulet écrivait 4 Walsingham : « Je vous envoie la copie des
articles, notés par vous, avec les noms des serviteurs de la suite de la reine
d'Ecosse, qui sont 4 Chartley, et suivant l’ordre de milord Trésorier et Je vdtre,
J'ai envoyé deux de mes serviteurs 4 Chartley pour amener ici M. Melvin (Nelvil),
la fille de Bastien, et le serviteur de M. Melvin... Je vous prie de me faire savoir,
ajoutait Paulet, si je dois voir souvent ma prisonniére, ce que je ne désire pas,
et je ne vois pas quel bien ii peut en résulter, du moment que je sais qu'elle se
soutient. » (The Letter-Books of Amias Poulet, etc.)
* Journal inédit de Bourgoing.
* Froude’s History of England; Reign of Elisabeth, t. VI.
* lingard, Ellis, Papiers de Talbot. .
282 MARIE STUART.
Ce prince efféminé, et réduit d’ailleurs 4 l'impuissance par les li-
gueurs, se contenta d’adresser 4 l’ambassadeur d’Angleterre une
longue harangue dans laquelle il lui déclarait qu'il ne pouvait
abandonner sa belle-sceur ect son ancienne souveraine’. En méme
temps, il écrivait 4 Chateauneuf de tenir le méme langage a Elisa-
beth. Admis en présence de la reine, l’ambassadeur frangais lui lut
une lettre de son maitre qui, aprés l’avoir félicitée d’avoir échappé
au fer des conspirateurs, blamait, en termes fort modérés, l’em-
ploi des mesures de rigueur envers la reine d’Ecosse. Elisabeth lui
répondit, d’un ton hautain, « que la faute de Marie Stuart était trop
évidente pour que le moindre doute fat permis... Jaurais souhaité,
dit-elle, étre assez aveugle pour croire 4 son innocence. Pendant
vingt ans, j’ai protégé sa vie ct sa réputation, et trois fois elle a con-
spiré ma perte; trois fois je lui ai pardonné, en l’avertissant de ne
pas recommencer. J’ai aussi averti Nau, lorsqu’il était 4 la cour;
mais aujourd’hui je ne puis donner aucune promesse sur ce que je
ferai ou ne ferai pas*. » Elle envoya sur-le-champ 4 la cour de
France Edward Wotton, afin qu’il mit sous les yeux de Henri Ill les
papiers de la reine d’Ecosse, « auxquels, disait Burghley, 1! verrait
tant de méchancetés, qu’il ne youdrait plus s’employer pour elle *. »
Ce fut en vain que Chateauneuf fit appel 4 l’honneur et 4 la dignité
du monarque’. Henri III borna son action 4 ccs vaines remontrances.
Chateauneuf, livré 4 lui-méme, et sans instructions précises de son
gouvernement, prit sur lui d’agir dans la mesure des pouvoirs atta-
chés 4 ses fonctions. Dés qu’il eut appris qu’Elisabeth avait nommé
une commission pour interroger sa prisonniérc, il lui écrivit pour
lui demander que la reine d’Ecosse fat au moins assistée par un
conseil, « ce qui, disait-il, en nulle province du monde, ne fut ja-
mais refusé & ceux qui sont chargés de crime capital*. » Enhardie
par la pusillanimité de Henri Il, Elisabeth fit répondre insolem-
ment 4 son ambassadeur, par Hatton, « qu'elle savait ce qu’elle
avait 4 faire, et n’avait, par conséquent, besoin d’aucun conseil
4 Mendoza & Philippe II, 20 octobre 1586. Papiers de Simancas, cités par M. Jules
Gauthier, t. 1.
zs Dépéche de Chateauneuf du 24 septembre 1586 (3 octobre n. s.), Teutet,
t. IV.
3 Mémoire de d’Beneval ; Chateauneuf & d’ Esneval, 23 septembre, dans Teulet,
t. IV, p. 106; Chéruel : Marie Stuart et Catherine de Médicis, piéces justificatives.
Mendoza & Philippe II, 8 novembre 1586: Papiers de Simancas, cités par Jules
Gauthier, t. II.
4 Chateauneuf d d'Esneval, 4 octobre 1586, Teulet, t. IV, p. 108, et Chéruel.
5 Chateauneuf 4 Elisabeth, octobre 1586; Teulet, t. IV; Chéruel, p. 387-390;
Jules Gauthier, t. II. ;
MARIE STUART. 283
étranger'; que la loi anglaise considérant une personne dans la si-
tuation de la reine d’Ecosse comme indigne d’un conseil, elle agi-
rait daprés les formes ordinaires de la justice’. »
Chateauneuf ne se tint pas pour battu. Il écrivit 4 d’Esneval,
l'ambassadeur de France en Ecosse, qui se trouvait alors a Paris,
pour qu'il demandat instamment quelles étaient « les intentions de
son maitre, afin de s’y conformer... Je fais, ajoutait-il, ce que je
pense étre raisonnable et de la dignité du roi, dont j’ai la mauvaise
grace des Anglais, qui me prétent des choses pleines de mensonges
et de calomnies... Le fait de la reine d’Ecosse les occupe tellement,
quil ne se parle ici d’autre chose. Je la tiens pour perdue... J’en
ai averti expressément et diligemment; j’en demeurerai dé-
chargé*. p
Quant au jeune roi d’Ecosse, Elisabeth s’en embarrassait fort
peu. Sachant 4 quoi s’en tenir sur les sentiments dénaturés qu'il
n'avait cessé de montrer depuis longtemps 4 l’égard de sa mére, et
quelle avait odieusement entretenus avec une application persévé-
rante, elle-était certaine d’avance qu’elle n’avait rien 4 craindre de
ce cOté-la. D’Esneval, l’ambassadeur de France a Holyrood, consta-
fait eneffet, dés cette époque, qu’il y aurait peu d’opposition de la
part de Jacques au proeés de sa mére. Il s’était rendu 4 Londres
pour y consulter Chateauneuf, et comme il avait laissé en Ecosse,
pour le remplacer, M. de Courcelles, il écrivit 4 ce dermer pour le
prier de dire au jeune roi que, s'il permettait que,sa mére fat mjse
en jugement, il serait disgracié et deshonoré aux yeux de toute la
chrétienté, et que si elle était condamnée, il perdrait toutes ses
chances 4 la couronne d’Anglcterre’. |
Parmi les papiers saisis 4 Chartley, se trouvait un testament de
Marie, par lequel elle déshéritait son fils de ses droits au trdne
d'Angleterre, non d’une maniére absolue, comme l’avance M. Froude,
mais uniquement dans le cas of il ne voudrait pas embrasser la
religion catholique*. Une copie de ‘cet acte fut envoyée sur-le-champ
au jenne roi par Walsingham, avec l’assurance formelle que, mal-
gré tout ce qui pourrait arriver, ses intéréts ne seraient nullement
compromis. Satisfait de cette promesse, Jacques répondit 4 ses
amis qu’il n’interviendrait pas 4 moins que sa mére ne fat menacée
ni ae de Chdteauneuf dans Egerton, pp. 84 et 85; citée par M. Jules Gau-
er, t. HL. |
* Mary queen of Scots, etc., by James Meline.
* Chateauneuf & d’Esneval, 28 octobre 1586, Teulet, t. IV, et Chéruel, p. 391.
‘ D'Esneval & Courcelles. Lettre interceptée et déchiffrée. Mss de la reine
' Froude's History of Elisabeth, vol. VI.
284 MARIE STUART.
d’étre exécutée. Sa seule crainte était qu’on ne le soupconnat d’avoir
consenti au procés et d’avoir cédé aux avis de ses conseillers inti-
mes, qui, tous, se montraient favorables aux mesures extrémes’.
« Leroi, écrivait le perfide maitre de Gray, l'un d’entre eux, a
Archibald Douglas, un des assassins de Darnley, qui n’en était pas
moins des plus avant dans la faveur de Jacques, le roi est bien dis-
posé en toutes choses, comme lorsque vous l’avez quitté, et il est
trés-content de la découverte de cette affaire. Mais son opinion est
qu’il ne peut pas, sans blesser son honneur, consentir a la mort de
sa mére. Cependant il est satisfait qu’elle soit étroitement gardée,
et que tous ses vieux frippons de serviteurs soient pendus, surtout
ceux qui ont tout conduit. Ainsi vous devez agir prudemment’, afin
d’éviter tout désagrément en ne perdant pas de vue, toutefois, qu'il
y anécessité, pour le bien des honnétes gens, qu’elle (Maric Stuart)
soit desservie*. »
Walshingham, par un raffinement d’hypocrisie bien digne de
lui, déclara que le consentement du roi ne serait pas publiquement
exigé, car, disait-il, il serait contra bonos mores de voir un fils
prendre ouvertement parti contre sa mére. Il lui suffisait d’étre
assuré de l’inaction de Jacques. Elisabeth pensait, de son cété, que
ce prince ne ferait aucune objection contre la mise en jugement de
sa mére, d’autant plus, disait-elle, qu’il n’ignore pas « la cruelle
conduite qu’elle a tenue envers son pére*. » Mais elle était décidée,
s'il se montrait opinidtre, 4 vaincre sa résistance par un acte dans
lequel elle edit menacé de l’exclure de la succession au tréne d’An-
gleterre*.
Pendant ce temps-la, Burghley ne négligeait rien pour consom-
mer la ruine de Marie Stuart. f1 mit en circulation un écrit inti-
tulé : Note des torts et des outrages commis par la reine d’ Ecosse
envers Sa Majesté la reine. Il lui reprochait « d’avoir usurpé les
armes et le titre de reine d’Angleterre, alors qu’en les prenant elle
avait seize ans 4 peine et n’avait cédé qu’aux ordres de son beau-
pére Henri II; d’avoir refusé de ratifier le traité d’Edimbourg; de
s’ttre déclarée la descendante légitime de Henri VH, et enfin d’avoir
‘ Froude’s History of Elisabeth, vol. V.
Pa Douglas se trouvait alors en mission auprés de la cour de Lon-
3 Le Mattre de Gray & Archibald ee 18-28 septembre, dans Murdin.
* Walsingham au Mattre de Gray, 17-27 septembre, dans Murdin.
+ Chateauneuf écrivit a Courcelles, pour le prier de faire tous ses efforts au-
prés de Jacques VI, « sans se laisser abuser, disait-il, par une vaine déclara-
tion de successeur, dont l’on commence déja 4 parler ici pour l’endormir. »
25 septembre, 5 octobre. Lettre interceptée. Mes of Scotland. Froude's History
of England, Reign of Elisabeth, vol. VI.
MARIE STUART. 285
fait dresser une généalogie pour prouver qu'elle représentait la race
des anciens rors bretons, etc.‘ »
le 6 octobre (16 n. s.), Elisabeth annoncait en ces termes, a
Paulet, l'arrivée prochaine 4 Fotheringay des commissaires qui
avaient pour mission d’interroger la reine d’Ecosse : « Trés-féal, etc.
Comme jusqu’ici la reine qui vous est confiée n’a pas voulu traiter
avec nos ministres, parce qu’ils n’avaient pas de lettres de crédit
qui leur fussent adressées par nous, nous désirons qu'elle n’agisse
pas de méme a l’égard des commissaires que nous envoyons (4 Fo-
thenngay), toutes personnes de qualité et d’honneur, et dans ce
desse, nous vous adressons une lettre ci-incluse que vous remet-
trez a ladite reine, lorsque vous le jugerez convenable’. »
Le 11-24 octobre, les seigneurs et les hommes de lois qui avaient
été choisis par Elisabeth pour interroger la reinc d’Ecosse arrivé-
rent a Fotheringay. [ls se logérent comme ils purent, les uns dans
le village, situé sur les bords du Nen, & une petite distance du cha-
leau, les autres dans les cottages et les fermes des environs*. Avant
leur arrivée, on avait remarqué dans le voisinage de Fotheringay
nombre de gens suspects qui, selon toute probabilité, n’attendaicnt
qu'une occasion favorable pour tenter un coup de main en faveur
de Marie Stuart. Mais les valets des pairs étaient armés jusqu’aux
dents, et deux cents cavaliers, dans la prévision d’une tentative sur
Fotheringay, avaient été postés aux alentours’.
Un double de la commission fut remis sur-le-champ 4 la reine
d'Ecosse. Cet acte portait les noms de quarante-huit membres ;
Mais, surce nombre, neuf ou dix, comme nous l’avons dit, s’étaient
excusés d’en faire partie. Voici leurs noms : le premier qui figu-
rait sur la liste était celui de l’archevéque de Cantorbéry, primat
et méfropolitain de toute l’Angleterre; puis venaient alternative-
‘ Elisabeth écrivait alors 4 Walsingham, qui était parti avec les autres pairs
pour Fortheringay ; « Quant tout sera fini, Je crains que la reine d Ecosse ne
reprenne le méme genre de conduite qu’elle a tenue avec le duc de Norfolk.
Certainement, je ne lui éterais pas 1a vie si cette crainte ne m’y contraignait. »
Letire de Davison 4 Walsingham du 10-20 octobre, manuscrits particuliers, cités
par M. Froude.
* The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 295.
* Froude’s History of Elisabeth, vol. VI.
* Ibidem et Lettres de Burghley, dans The Letter-Books of Amias Poulet, etc.,
passim. Paulet avait écrit 4 Walsingham, le 5 octobre: « J'aurais bien désiré
tous préparer une chambre, mais sir Walter Mildmay m’ayant oul parler de ce
Projet, m’a donné a entendre que la chambre & lui destinée prés de la salle du
conseil, vous servirait 4 tous deux et qu'il savait que vous le trouveriez bon,
J afait des provisions spéciales dans cette chambre pour votre nourriture, et
} ai fait faire de la place dans mon écurie pour dix ou douze de vos chevaux. »
(The Letter-Books of Amias Poulet, p. 294). 7 ;
986 ‘MARIE STUART.
ment les noms des membres du conseil privé et des lords du Parle-
ment. Parmi les membres du conseil, on voyait en premiére ligne
sir Thomas Bromley, chancelier d’Angleterre; sir Thomas William
Cecil, lord Burghley, grand trésorier d’Angleterre ; puis le comte
de Shrewsbury, grand maréchal d’Angleterre ; les comtes de Derby,
de Warwick, de Leicester ; le lord Howard, grand amiral d’Angle-
terre ; lord Cobham, gardien des cing ports; sir Francis Knollis,
trésorier de la reine; sir Jacques Crofts, contrdleur de sa maison ;
sir Christophe Hatton, vice-chambellan; Francis Walsingham, se-
crétaire d’Etat; William Davison, l’un des principaux secrétaires
de la reine; sir Ralph Sadler, chancelier du duché de Lancastre ;
sir Walter Mildmay, chancelier de l’échiquier; sir Amyas Paulet,
le gardien de Marie et capitaine de l’ile de Jersey, et John Wolley,
secrétaire de la reine Elisabeth pour la langue latine. Parmi les
noms des lords du Parlement figuraient ceux du marquis de Win-
chester, des comtes d’Oxford, de Kent; de Worcester, de Rutland, de
Pembroke, de Lincoln, du vicomte de Montagu, ceux des lords
Abergavenny, Zouch, Morley, Stafford, Grey de Wilton, Lumley,
Sturton, Sandes, Wentworth, Mordant, Saint-John de Bletsho,
Compton, Cheiney; enfin, parmi les magistrats et hommes de lois,
se trouvaient : sir Christophe Wray, premier juge (chief yusticer) ,
désigné pour les plaids qui se tiennent devant la reine ; sir Edmond
Anderson, premier juge du banc de la cour; sir Roger Manswood,
premier baron de l’échiquier; sir Thomas Gawdy, un des juges dé-
signés pour les plaids qui se tiennent devant la reine ;. et enfin
William Percam, un des juges de la cour. Parmi les lords du Parle-
ment qui s’étaient abstenus de figurer aux débats, se trouvait lord
Buckurst, parent d’Elisabeth'.
Le lendemain de leur arrivée, 12-22 octobre, tous les seigneurs
vinrent au chateau. Aprés avoir assisté au préche dans la chapelle,
ils envoyérent aussitdt auprés de Marie Stuart une députation com-
posée de sir Walter Mildmay, sir Amyas Paulet, Barker*, notaire
d’Elisabeth, et Stallenge, huissier du Parlement’.
Ils étaient chargés de lui remettre une lettre d’Elisabeth, concue
en termes brefs et impérieux, dans laquelle Marie, contrairement
a l’usage, n’était traitéc ni de sceur, ni méme du titre de madame.
* Journal inédit de Bourgoing. — Jebb, t. Il. Howell’ State Trials, etc., t. L
* Barker rédigea un compte rendu détaillé du procés qui a été souvent con-
suité par Camden.
* Bourgoing, dans son Journal, ne fait pas mention que la reine fut alors
retenue au lit par des douleurs de rhumatisme, ainsi que l'ont avancé quelques
historiens, Tytler, t. VIII, entre autres.
MARIE STUART. 287
Hisabeth lui disait qu’ayant appris qu’elle avait osé nier! qu’elle
fat coupable d’avoir consenti 4 un complot contre sa personne, et
méme affirmait l’avoir ignoré, malgré les preuves les plus éviden-
tes, elle, Elisabeth, avait jugé bon d’envoyer auprés d’elle un cer-
tainnombre de scigneurs, de conseillers et de légistes pour prouver
qu'elle avait consents 4 cette horrible conspiration, et qu’étant sous
la protection des lois d’Angleterre, elle était sujette et passible de
ces mémes lois. En conséquence, elle lui enjoignait d’avoir 4 ré-
sndre aux scigneurs auxquels elle avait donné pouvoir de l’in-
lerroger *.
«Cette lettre, répondit Marie d’un ton plein d’amertume et de
fierté, cette lettre est un ordre et écrite comme a une sujette. Je
suis reine, née fille de roi, proche parente de la reine d’Angleterre
el étrangére. Sur la promesse qu’elle m’avait faite de me donner
des secours contre mes ennemis et mes sujets rebelles, je suis
venue en ce royaume, ct aussitdt j'ai été arrétée prisonniére et dé-
lenue pendant plus de dix-huit ans, toujours maltraitée « et trou-
bee de continuelles afflictions » qu’elle m’a fait subir. Plusieurs
fois « je me suis offerte 4 traiter 4 de bonnes et honnétes condi-
tions, » ef j’ai souvent témoigné le désir de parler 4 votre mai-
tresse, toujours préte 4 lui faire plaisir et 4 lui rendre service ; mais
Jai toujours été éloignée d’elle par mes ennemis. Reine libre, j’en-
tends ne recevoir de commandement de personne, et ne puis obéir
aux lois anglaises sans me nuire 4 moi-méme, au roi mon fils et 4
tous les autres rois et princes souverains. Et comme Je suis leur
égale en dignité et en majesté, je n’y soumets ni moi, ni mes hoirs,
hi mon pays... mais je mourrai plutét. Abattue, comme il semble,
mon ceur est grand et il ne se soumettra 4 aucune humiliation. Je
récuse les juges comme de religion contraire 4 la mienne. Quant a
moi, je ne reconnais pas vos lois, je ne les sais ni ne les entends.
Vai fait autrefois une protestation semblable et je demande instam-
ment qu’elle me soit présentée*. Je suis seule, sans conseil; on m’a
‘ ("étaient Paulet et sir Thomas Gorges qui avaient instruit Elisabeth, comme
on \'a vu ei-dessus, du refus de Marie Stuart de se déclarer coupable. (Journal
inédit de Bourgoing).
1 Journal inédit de Bourgoing. Tytler, t. VII. — Elisabeth & la reine d Ecosse,
6-16 octobre. Mss Mary queen of Scots; State Paper Office.
« Une autre chance, dit M. Froude, fut encore offerte 4 Marie Stuart : « Si elle
dait disposée, écrivait Davison 4 Walsingham, le 8-18 octobre, 4 faire un aveu
privé, sa requéte ne serait pas refusée. » Mss particuliers, cités par M. Froude;
Hutory of Elisabeth, vol. IV.
la lettre de Davison vient confirmer sur ce point le récit de Bourgoing, lors-
qu’d parle de la tentative de Paulet auprés de Marie Stuart, pour provoquer un
avea de sa part. ,
* Lors des conférences de Sheffield.
288 MARIE STUART.
été mes secrétaires ct ceux de mes gens qui ont l’administration de
mes affaires, qui connaissent les lois et les formalités judiciaires. Il
n’est si pauvre criminel auquel il ne soit permis d’avoir un con-
seil, un défenseur qui parle pour lui. On m’a enlevé tous mes pa-
piers, mes mémoires, mes correspondances, de sorte que je suis
dénuée de toute aide, de tous moyens de défense, seule, prise au
dépourvu, sommeée d’obéir et de préter V’orcille 4 des gens préparés
de longue main, dont la plupart me sont mal affectionnés et parmi
lesquels je compte des ennemis qui ne cherchent que ma ruine.
Mes offres n’ont jamais été ni écoutées ni acceptées. Aprés avoir
averti la reine ma sceur des dangers qu’elle pouvait courir, elle a
repondu qu’elle n’avait rien 4 redouter des étrangers et de scs pro-
pres sujets, et que l’on ne me craignait pas. Elle a fait une nov-
velle ligue offensive ct défensive avec mon fils sans m’y comprendre;
elle a séparé le fils d’avcec la mére. Catholique, d’autre religion que
votre reine, et destituée de tout autre secours, je me suis mise sous
la protection des rois et des princes catholiques, qui m’offraicnt
Jeur assistance, et je me suis jetée dans leurs bras. « Mais si l'on a
attenté ou entrepris quelque chose contre votre reine ct son Etat, je
je n’en ai pas oui parler, et, partant, on me fait tort de me traiter
de la sorte. Et je requiers de rechef que ma premiérc protestation
me soit représentée*. »
Mildmay et Paulet rapportérent cette fire réponse de Marie Stuart
! Conférer cette premiére réponse de Marie Stuart aux commissaires anglais,
d’aprés le Journal de Bourgoing, avec celle qui se trouve en minute ooiginale au
State Paper Office de Londres, Mary queen of Scots, vol. XX : The Scotisha queen's
first answer, 12 october 1586. (Labanoff, t. VII, pp. 36, 37 et 38.)
Cette réponse, de méme que toutes celles que fit la reine aux commissaires —
anglais, pendant le cours des débats, ayant été recueillies par Bourgoing au
moment méme, et, probablement, sous la dictée ‘de Marie Stuart (qui fournit
a Bourgoing le texte de l'une d’elles 4 la premiére personne), nous avons
cru devoir les reproduire in extenso toutes les fois qu’elles se présentent. Ces
précieux documents offrent d'autant plus d’intérét pour histoire que, dans les
piéces du procés, dont plusieurs sont altérées, ainsi que dans les divers recueils
imprimés ou figure ce méme procés, les réponses de la royale accusée ont été |
systématiquement amoindries et mutilées. Les discours et les réponses de Marie |
Stuart, dans le Journal de Bourgoing, sont, a peu d’exceptions prés, a la troi-
siéme personne du parfait de l’indicatif, sous cette forme : La reine leur répon-
dit qu'elle était captive depuis dix-neuf ans, qu'elle était, etc. » Afin de rendre la
lecture du récit plus facile et de lui donner plus de mouvement, nous avons
cru devoir mettre les discours et les dialogues 4 la premiére personne du pré- _
soni de l’indicatif, avec quelques changements de rédaction mais sans rien
changer 4 leur substance. Plus tard, d’ailleurs, le texte du Journal sera pu- |
blié 4 part, in extenso, en un volume, 4 la suite de cette étude, et sans la
moindre modification.
MARIE STUART. 289
aux commissaires qui s’étaient réunis dans une vaste chambre,
contigué 4 celle de la reine et préparée pour les recevoir ',
Aprés la cléture de leur séance’*, sir Amyas, accompagné de
Barker et de Stallenge, sc rendit de nouveau, dela part du conseil, au-
prés dela reine, pour lui communiquer la rédaction de sa réponse a la
lettre d’Elisabeth. « Et la-dessus, Barker, se mettant a genoux, » lut
a Marie son procés-verbal. Elle l’'approuva de vive voix seulement
et sans vouloir le signer. Puis elle dit 4 Barker : « Seule et trou-
bie, jé n'ai pu répondre a tous les points de la lettre de la reine
d'Angleterre, n’ayant pu me souvenir de tout en un instant. Je ne
me liens point sous la protection de votre maitresse, et je ne suis
point venue dans son royaume pour lui demander asile, mais pour
obtenir d’elle les secours qu'elle m’avait promis. Arrétée ct gardée
prisonniére contre toute espéce de droit, j'ai vainement réclamé ma
liberté, j'ai toujours été gardée de force. Quant 4 l'autre point, je
ne puis étre sujette a vos lois, par la raison que ces lois ne sont
faites que pour les habitants du pays, et que les étrangers n’y sont
assujetlis que lorsqu’ils viennent y fixer leur demeure. Participant
aux biens et aux commodités du pays, il est juste qu’ils soient sou-
mis aux lois ct obligés de les observer. Quant 4 moi, j’ai toujours
été prisonniére, enfermé entre des murailles ; je n’ai jamais vécu
ni habité parmi les Anglais. Partant, n’ayant joui ni des biens, ni
des commodités du pays, ni du bienfait des lois, je n’y puis étre
assujétie. Et, 4 vrai dire, si j’étais soumise 4 ces lois, il me faudrait
obeir aux injonctions de votre reine, a ses édits, 4 ses ordonnances,
pratiquer sa religion, payer les subsides et impositions, m’astrein-
dre aux charges de guerre et 4 celles du pays. Et toutefois, j'ai pu
observer sans contrainte les pratiques de ma propre religion. En-
fermée, comme si j’étais séparée du monde, j’ai vécu 4 ma mode,
observant les fétes, jetines et commandements de l’Kglise ro-
maine, sans le moindre obstacle. La seule défense que l’on me fai-
sail, c’était de parler et de communiquer avec toute personne du
dehors. « Etde fait, ajouta-t-clle, nous pourrions dire que nous
Nc savons si nous sommes en Angleterre ou ailleurs *. »
Sir Amyas répondit a la reine d’un ton moins rude que lorsqu’il
était seul et sans témoins, « qu’il n’avait point charge de l’entendre
ni de rapporter scs paroles. » Mais Barker, se penchant 4 son
oreille, lui dit 4 voix basse, que, s'il le jugeait 4 propos, 11 pouvait
‘ Journal inédit de Bourgoing. .
* Post meridiem. Copie of the scolish queen's seconde answer, etc.
* Journal inédit de Bourgoing.
290 MARIE STUART.
faire insérer au procés-verbal la nouvelle déclaration de la reine
d’Ecosse'.
Le lendemain matin, 43 octobre, sur les dix heures, au moment
ou Marie Stuart, assise 4 table, était sur le point de diner, sir
Amyas, suivi de Barker et de Stallenge, vint lui demander « s'il
lui plairait d’entendre les commissaires qui avaient désir de lui
parler. » Sur sa réponse affirmative, ils se rendirent auprés des
seigneurs pour leur annoncer qu’clle consentait 4 les recevoir.
Aussitét, quelques membres choisis parmi les lords du Parlement,
les conseillers privés ’ et les légistes, entrérent dans la chambre de
la reine « en grande cérémonie, » précédés d’un huissier qui por-
tait, appuyé sur la poitrine, un coffret contenant les sceaux d’An-
gleterre *.
Prenant le premier la parole, le chancelier Bromley dit a Maric :
« La reine ma maitresse ayant appris que vous avicz adhéré & un
complot ourdi contre sa personne ct son Etat, a choisi une com-
mission pour vous examiner, et pour procéder, d’aprés votre ré-
ponse, comme le conseil le jugera 4 propos. Cette commission est
composée de cinquante membres, de gentilshommes, d’officiers de
la couronne ect de légistes, représentant les trois Etats du royaume :
la noblesse, le clergé et le peuple. Gomme Votre Grace ne l’ignore
pas, Pautorité des membres de cette commission est établie par une
patente. Votre chambre n’étant point assez grande pour les recevoir
tous, ils ont délégué quelques-uns d’entre cux pour recueillir votre
réponse et en délibérer *.
« Ni votre prérogative royale, ajouta Bromley, ni votre condition
de prisonniére ne sauraient vous dispenser de répondre en ce
royaume, et je vous engage a4 écouter ce qui peut étre objecté contre
vous. Sinon, aux termes de la loi, nous serions obligés de procéder
contre vous en votre absence’. »
Marie répéta aux délégués de la commission ce qu'elle leur avait
1 Journal inédit de Bourgoing. Elle le fut, en effet, comme on peut le voir dans
une copie du temps déposée au State Paper Office de Londres, t. XX, sous ce
titre : Coppie of the scotish queen's seconde answer, etc., 12 october 1586. (Laba-
noff, t. VI, p. 50 et 40.) Dans la version de Bourgoing, la réponse de Marie est
beaucoup plus détaillée que dans le document anglais.
* Parmi ceux-ci se trouvaient le lord-chancelier, Bromley, le grand trésorier
Burghley, et Hatton, vice-chambellan d'Elisabeth.
3 Journal inédit de Bourgoing.
* Analyse du Journal inédit de Bourgoing : Camden, d’aprés Barker.
5 Howell’ State Trials, etc., t. V. The Scottish queen's thirde answer, 15 oct.
1586. Minute originale, British Museum. Col. Harl., n° 290, fol. 185. (Labanoff,
t. Vil, p. 54 et suiv.).
MARIE STUART. 201
dit la veille : « J'ai lu, dit-elle en versant des larmes d’indignation,
la lettre de votre reine, et je mourrais plutét de mille morts que de
me reconnaitre sa sujette. Par un tel aveu, je préjudicierais a la
dignité et & la majesté royale; je confesserais que je suis soumise
aux lois de l’Angleterre, méme en fait de religion. Néanmoins je
suis préte 4 répondre a toutes les questions, mais par devant un
Parlement libre et au complet, et non devant ces commissaires qui
nont été choisis sans doute que par un faux semblant de justice,
et qui mont condamné d’avance. Descendez en vos consciences et
yous souvenez que le thédtre du monde entier est plus vaste que le
royaume d’Angleterre‘. »
Le trésorier Burghley, « homme véhément, » lui dit en l’inter-
rompant d'un ton brusque : « Le conseil, aprés avoir entendu votre
réponse, a pris l’avis de plusieurs docteurs és lois, fort savants en
droit cavil et en droit canon, et ceux-ci, aprés mure délibération,
ont décadé que les commissaires sont suffisamment autorisés a agir
en vertu de leur mandat. » Et il ajouta avec rudesse : « Voulez-vous
ouir ow non (les commissaires), afin que, 4 votre refus de répondre,
le conseil assemblé puisse procédcr selon la commission *? »
Et sur ce que Marie lui opposait toujours sa qualité de reine et
mait quelle fut sujette : « La reine d’Angleterre, lui répliqua Bur-
ghley, ne connait point d’autre reine qu’elle en son royaume. Quant
a vous, nous ne vous parlons point comme a une sujette; nous
savons bien votre origine et votre qualité; mais notre commission
he nous permet pas de céder ‘sur ce point. Nous avons 4 examiner
seulement si yous étes ou non sujette aux lois du pays, ce qui, en
lout cas, ne saurait faire l’ombre d’un doute quant aux lois civiles
el canoniques qui s’observent et se gardent par tout le monde, en
France, en Espagne et ailleurs *. »
Et comme Marie se plaignait avec amertume des mauvais traite-
ments et des injustices dont elle avait été victime, et enfin de l’at-
tentat inoui qu’ils faisaient maintenant subir 4 son inviolabilité
royale, lord Burghley, qui lui coupait sans cesse la parole, se mit
a@ énumérer avec complaisance les prétendues bontés d’Elisabeth
envers elle. « C’est ainsi, disait-il, que la reine, ma maitresse, a puni
des personnes qui avaient contesté vos prétentions 4 la couronne
_* Camden, d'aprés le registre de Barker. Voici, ce que dit Bourgoing de cette
reponse de la reine : « Sa Majesté leur dit qu'elle avait va la lettre de la reine, et
commenc¢a a dire ce qu’elle avait: réponda le jour auparavant, 4 la contenanoe
dicelle, avec larmes et pleurs, émouvant chacun a pitié. » Voir aussi Howell’s
are aaa t. 1.
; pasty inédit de Bourgoing.
202 MARIE STUART.
d’Angleterre; ainsi que, dans sa bonté, elle vous a sauvé dune
condamnation capitale lors de votre projet de mariage avec le duc
de Norfolk; ainsi qu’elle vous a sauvée de la furcur de vos propres
sujets. » Burgmey ne tarissait pas sur les actes de générosité d’E-
lisabeth.
Marie ne lui répondit que par un triste et dédaigneux sourire, et
Burghley voyant qu'il ne pouvait l’amencr a consentir 4 un interro-
gatoire, fit un ‘signe aux personnes qui l’accompagnaicnt et toutes
se retirérent’.
Quelles furent les impressions de la reine a cette heure terrible?
Quelle fut son attitude, dans sa prison, devant ses serviteurs pour
lesquels elle n’avait rien de caché? C’est ce que histoire Jusqu’a
présent n’avait jamais pu pénetrer, et ce que Bourgoing va nous
apprendre, lui qui il fut donné de ne jamais quitter l’auguste vic-
time et de la suivre pas 4 pas jusqu’au pied de |’échafaud.
« Incontinent, dit-il, que Sa Majesté eut diné, elle-méme, qui n’a-
vait écrit de longtemps auparavant, se met 4 faire quelques mé-
moires de sa main pour s’en aider quand ils reviendraient et les
leur lire, se défiant de ne se pouvoir souvenir; mais comme le
coeur lui croissait avec |’affliction, ct que son esprit semblait se ré-
veiller et se renforcer, (elle) n’en eut que faire et débattit sa cause
aussi constamment qu’elle fut rudement importunée, assaillie et
pressée des commissaires, et elle leur dit beaucoup plus qu'elle
n’avait écrit?. »
Tout ce qu’il y avait de courtisans dévoués, de talents rompus a
la diplomatie, de légistes retors, s’était réuni contre cette femme
livrée 4 elle-méme et sans défense. En parcourant les piéces du
proces, il est impossible de ne pas ¢tre frappé de la rare présence
d’esprit, du courage ct de I’ habileté avec lesquels, sans amis, Sans
avocats, Marie Stuart sut disputer le terrain a la subltilité, 4 la mau-
vaise foi, 4 l’'acharnement de ses ennemis*.
Dans l’aprés-dinée, les commissaires envoyérent auprés d’elle sir
Amyas avec le solliciteur Egerton, assistés de Barker et de Stallenge,
pour lui annoncer que, sur son désir d’avoir un double de la com-
mission‘, ou tout au moins un sommaire des principaux points
1 Journal inédit de Bourgoing. On peut voir l’analyse détaillée de cet entretien
de Marie avec les commissaires, dans Ja minute originale de sa troisiéme ré-
ponse : The Scottish queen's third answer, déposée au British Museum, col. Hari.
n° 290, fol. 185 (Labanoff, t. VII, p. 41 et suiv.). Bourgoing donne plusieurs
détails, qui ne sont pas mentionnés dans cette piéce.
* Ces Mémoires, écrits de la main de Marie Stuart, n’ont jamais été publiés et
ont probablement été détruits.
3 Tytler, t. VIII.
4 Marie, a la in de sa troisiéme réponse aux commissaires, leur avait de-
MARIE STUART. 293
quelle renfermait, le chancelier et le trésorier avaient accueilli sa
demande, et que le conseil avait jugé 4 propos, en méme temps, de
lui communiquer le réle des commissaires, rédigé en latin. Le sol-
liciteur lui expliqua les points essentiels de la commission, qui était
aussi écrite en latin. Elle était principalement fondée sur les deux
décisions du Parlement, publiées depuis deux années, dont nous
avons parlé plus haut. Par l’une, il était défendu de parler des droits
éventuels de la reine d’Ecosse a la couronne d’Angleterre, du vivant
de lareine Elisabeth; par l’autre, ordonné que si quclqu’un, de
quelque état, qualité ou dignité que ce fut, au dehors ou au dedans
du royaume, attentait 4 la vie de la reine Elisabeth, ou consentait
simplement a ce crime, un jury extraordinaire, composé de vingt-
quatre personnes, aurait le droit de se prononcer sur la question.
« Et partant, était-il dit dans l’acte, Marie Stuart, soi-disant reine
d'Ecosse, fille de Jacques cinqui¢me, étant accusée d’avoir consenti
a horrible complot, ayant pour but la mort de la reine d’Angle-
terre et l' invasion du royaume, sera interrogée par les commissaires
sur ce fait et il sera procédé 4 l’inquisition de ce, pour en juger
selon qu’ils trouveront bon'. » Ils lui donnérent ensuite lecture
d'une partie de la commission.
Marie ne récusa aucun des commissuires, mais elle s’éleva avec
énergie contre la loi récente sur laquelle reposait tout entiére |’au-
torilé de la commission, elle dit que cette loi était injuste, imaginée
et forgée de parti pris contre elle, qu'elle était sans exemple et telle
enfin qu'elle ne s’y soumettrait jamais. Elle leur demanda en vertu
de quelle loi ils entendaient procéder, si c’était par la loi civile ou
par la loi canonique? « En ce cas, dit-elle, il faudrait que l'on en-
voyat chercher des interprétes 4 Pavie, 4 Poitiers ou dans d'autres
universités étrangéres, car en Angleterre on n’en saurait trouver
de convenables*. » Elle ajouta qu il était manifeste, d’aprés les
termes mémes de Ia lettre de la reine d’Angleterre, qu'elle était pré-
sumée coupable d’avance du crime qui lui était imputé, avant
méme qu'elle edt été entendue; et c’est pourquoi, disait-elle, elle
ne voyait aucune raison de comparaitre devant eux. Elle leur de-
manda des explications sur certains passages de la lettre de la reine,
qu'elle n’avait pas bien compris. « Elle les avait notés, disait-elle,
a la hate, par fragments ct séparément; mais elle’ ne voulait pas
leur remettre ces notes par écrit, car il ne convenait pas a sa royale
mandé un double de la commission ou tout au moins un sommaire, afin quelle
pit y réfléchir, ajoutant qu’elle donnerait sa réponse définitive dans la soirée.
(Labanoff, t. VII, p. 42).
' Journal inédit de Bourgoing, et Camden, d'aprés le registre de Barker. .
* [bidem.
25 Jonuer 1875. 20
304 MARIE STUART.
dignité de remplir, dans cette affaire, tes fonctions d'un scribe, en
Yabseace de ses secrétaires dont elle était privée‘. »
Les délégués du conseil, étant revenus dans l’aprés-mmdi, en
moindre nombre que le matin, et avec les mémes cérémonies, la
yeine leur demanda avec une force de logique irrésistible, ce quils
entendaient par ce mot de protection qur se trouvait dans la Settre
a@’Blisabcth : « Je suis venue en Angleterre, dit-clle, pour demander
secours et assistance, et j'ai été aussitOt emprisonnée. Est-ce la une
protection®? »
Burghley, pris 4 Vimproviste, essaya d’éluder la question par wa
détour. « J’ai lu, dit-il, cette bettre, ct celle qui l’a éerite a fort bien
entendu ce qu’elle a écrit ; nous nec sommes point assez présomp-
tueux pour oser interpréter les lettres.de notre maitresse; un tel
réle ne nous appartient pas; ce n'est point aux sujets 4 expliquer
les lettres de leurs souverains. Byus est explteare cujus est condere
allegationem. Nous ne sommes venus que pour entendre fa cause’. »
Il mportait au plus haut degré 4 Marie d’obtenir dc Burghley ane
explication nette et précise sur ce point. « Vous étes trop avant dans
les conseils de la reine d’Angleterre, lui dit-elle, pour ne pas savoir
quelles sont ses volontés, et puisque vous et les autres lords étes
investis du mandat doat parle vetre commission, commeat n’au-
Fiez-vous pas le pouvoir d’interpréter une lettre de votre reine *?
— Tout ce que je puis dire, répondit Burghley, c’est que, dans
Fintention de la reine ma maitresse, toute pcrsenne gui est en son
reyaume est sujette aux lois. » Et il demanda a Marie d’un ton im-
périeux :
« Voulez-vous ouir l’examination ou non; Rows Sommes verus
seulement pour cela afin de procéder outre*?
— Cette lettre, s’écria Marie, est de l’invention de M. de Walsin-
gham, qui m’a confessé étre mon ennemi, et, pour cela, je le
tiens pour suspect, et je sais bien ce qu’il afait contre mot et contre
mon fils‘. » |
A ces mots, les seigneurs, tout surpris de la wvacité de l’attaque,
sinterrogérent entre eux pour savoir si Walsingham se trouvait, en
: ‘ harkens india da Bourgemg, Camden, d’aprés Barker, et Howell's State
rials, t. I. ‘
* Journal inédit de Bourgoing. Tytler dit que I'interlocuteur de la reine, a ce
moment, était lerd Bromley; mais ce doit étre ume erreor. Ce dernier était d'un
caractére bien moins apre que Burghley, nommément désigné dans le Journal
de Dourgoing.
> Journal inédit de Bourgoing.
4 Ibidem.
5 Ibe-lem
© Ibidem.
MARIE STUART. 205
eflet, ou non, 2 Londres, au moment ot: avait été écrite Ja lettre
#Elisabeth, mais aucun d’eux ne put rien dire de certain sur ce
point *.
Eile demanda ensuite cn vertu de quelle autorité H3 proeéde-
raent. Il lui fat répondu que ce serait en vertu de la commission
et de la loi commune de l’Angleterre: « Mais, dit-ellc, vous faites
des leis 4 vatre gré, et je n’ai aucun motif de m’y soumettre, puis-
que les Anglais, au temps passé, ent refusé de reconnaitre la loi
saligne de Franee. Et si vous voulez procéder suivant la loi com-
mune de l’Angletcrie, i faut que vous produisiez des précédents et
des exemples, car la loi se compose, en grande partie, dc coutumes
et de faits anciens. Sic’est suivant la lo: canonique, elie ne peut
avoir d'autres interprétes que ecux qui Pent faite*. Seuls, les catho-
liques de I’Egtise remainc ont le droit de !’expliquer et de Papphi-
quer*. »
Barghiey Iwi répondit que les Anglais usatent ordinairement du
droit canon, et qu’ils le suivaicnt en beaucoup de mraticres et d’af-
faires, telles que mariages et autres, mais non en ce qui touchat 4
lsetorité du pape, qu’ils ne reconnaissatent pas’.
« Par conséquent, lui réphqua Marte, vous ne pouvez vous servir
du droit de cclui dent vous ne reconnaissez pas l’autorité. Seuls le
pape et ses mandataires peuvent interpréter le droit canon, et je ne
sars personne en Angletcrre qui ait reeu du Souverain Pontife un
tel pouvorr®. »
Les imterlocuteurs de Maric, surpris et confondus des connais-
sances qu'elle possédait en matiéres de droit civil ct de droit canon,
ainsi que de l’a-propos de ses réponses, furent contraints, dit Bour-
- going, « de lui quitter le jeu, voyant qu’tls ne pouvaient répondre
plos avant en ce liew sans faire tort 4 leur religion et gouverne-
ment. » P
Peadant les longues heures de sa captevité, Maric avait consacré
son temps ad’immenses Iecturcs. Elle avait acquis unc grandesomme
de connaissances,°et pouvait tenir téte aux plus doctes sur des
questions de jurisprudence comine sur des pomts d’histoire et de
théologie. Le Journal de Bourgoing en offre plus d’une fois la
preave.
« Quant aux lois civiles, poursuivit-elle, ces bois ayant été faites par
les anciens empereurs eatholiques, pu tout au moins approuvérs par
' Journal inédit de Bourgoing.
* Journal inédit de Bourgoing et Howell's State Trials, t. 1.
> Ibidem.
* jbidem.
5 Ioidem.
206 MARIE STUART.
eux, ne peuvent ¢tre mises en pratique que par ceux qui veulent
imiter et suivre leurs auteurs. Et comme 11 est malaisé de les com-
prendre et d’en faire usage, on a érigé des Universités en France,
en Italie et en Espagne pour les expliquer. Les Anglais ne _poss¢-
dant pas d’universités de ce genre, ne peuvent donc avoir la vraie
intelligence de ces lois, mais ils les interprétent suivant leur bon
plaisir pour les faire servir 4 la législation et a la police de leur
pays. Si donc vous entendez me juger d’aprés ces lois anciennes, je
vous requiers de faire venir des membres de ces Universités, pour
que je puisse les interroger sur cette affaire, car je ne saurais m’en
rapporter aux légistes de votre pays'.
« Je vois bien, ajouta Maric, que vous voulez me débouter et de
la loi civile et dela loi canonique, pour m’appliquer les lois anglaises,
comme vous l’avez presque toujours fait. Je vous rappelle avec in-
sistance que je n’ai pas l'intelligence de ces lois, que ce n’est pas
ma profession, et que l'on m’a dté les moyens de les entendre. Kt
comme les rois et les princes ont auprés d’eux des hommes doctes
et versés en ces matiéres, moi n’en ayant pas, je désire étre éclairée
par vos légistes, afin de savoir de quelle fagon on ena usé, dans le
passé, envers mes semblables, ainsi qu’on le voit dans les ohroni-
ques d’Angleterre, ce qui a été admis ou ajouté par vos lois ou par |
des précédents, et qui peut étre favorable ou non 4 ma défense’. »
La proposition de la reine fut aussitét acceptée avec empresse-
ment par les commissaires. Ils lui offrirent de consulter sur les ques-
tions qui l’intéressaient Jes juges et les hommes de lois venus 4
Fotheringay.
D’abord, Marie parut satisfaite de cette offre; mais s’étant bientdt
apercue, au langage de Burghley, qu’il n’avait d’autre intention que
de la faire tomber dans un piége, que de lui faire déclarer par ces
légistes que sa cause était mauvaise, qu’elle était assujettie aux lois
anglaises, que l’action intentée contre elle était juste, et que les
commissaires avaient le droit de la juger ; considérant, d’ailleurs,
qu’elle ne pouvait, sans humiliation, entrer en discussion avec des |
hommes de loi subalternes, elle refusa de les entendre *.
De 1a, elle passa 4 d’autres discours. Elle affirma de nouveau
avec force que, bien qu’elle edt été poussée & bout par des injustices
et des indignités sans nom, elle n’avait jamais formé de dessein
crimine contre la vie de la reine d’Augleterre. Elle rappela que,
par l’intermédiaire de Nau, elle avait offert tous ses bons offices ©
1 Journal inédit de Bourgoing.
2 Ibidem. |
% Journal inédit de Bourgoing. Toutes les réponses de Marie qui précédent sont
abrégées et mutilées dans les documents anglais.
MARIE STUART. 207
pour faire révoquer la bulle d’excommunication que le pape Pie V
avaitlancée contre Elisabeth; « mais, ajouta-t-elle, tous les ser-
viees que j’al proposé de rendre a ma bonne sceur ont été sans cesse
repoussés. Et lorsque j'ai voulu défendre mon innocence par lettres,
ce droit m’a été impitoyablement refusé'. aa
On tui proposa une seconde lecture de la commission. Aprés I’a
voir écoutée attentivement : « Ce sont 1a des lois nouvelles, répon-
dit-clle, et je refuse de m’y soumettre. Elles ont été faites expressé-
ment contre moi, et par des hommes qui sont mes ennemis et qui
prétendent me déposséder de mon droit 4 la couronne d’Angle-
terre*. »
i hui fut répondu que bien que ce fussent de nouvelles lois,
« elles étaient justes et équitables autant que celles des autres pays,
selon Dieu et justice; qu'elle savait bien que de temps en temps,
et suivant les occasions, il en fallait abroger quelques-unes “ct: en
faire de nouvelles *.
— Les nouvelles lois que vous faites, leur répliqua Marie, ne me
peuvent préjudicicr en rien, & moi qui suis étrangére, partant, non
sujette 4 ces lois, et que, de plus, je suis d’autre religion que vous.
Je confesse que je suis catholique, ct, pour cette religion, je veux
mourir et répandre jusqu’a la derniére goutte de mon sang. Si tel
est votre dessein, ne m’¢pargnez pas, je suis préte, ct m’estime
bien heureuse si Dieu me fait la grace de mourir pour sa que-
elle’. »
les lords, étonnés de sa constance et de son intrépide fermeté,
he jugtrent pas 4 propos de la presser plus vivement sur cette
question.
Comme elle ne cessait de soutenir qu'elle n’était pas justiciable
des lois anglaises, puisqu’elle n’avait jamais joui de « leurs bien-
faits. » « Si Votre Majesté, lui dit un des lords, était en son royaume,
paisible et régnante, ct si quelqu’un, fat-il le plus grand roi de la
terre, conspirait contre vous, le reconnaitriez-vous pour roi ct ne
procéderiez-vous pas contre lui?
— Jamais, répondit Marie avec force, jamais je ne procéderais de
telle facon, et je vois bien que vous m’avez déja condamneée, et que
ce que vous faites n’cst qu’une pure formalité, mais je ne fais pas
‘ Allusion probable 4 l’affaire des lettres de la cassette.
* Journal inédit de Bourgoing ; Howell's State Trials, t. I.
* Ibidem.
* Ibidem.
* Ibidem.
28 ‘MARIE STUART.
cas de ma vie. Je n’entre en débat que pour mon honneur, celui des.
miens et de l’Eglise'. »
Elle demanda le texte de ka protestation qu’elle avait faite autre-
fois a Sheffield. « Je suis, dit-elle, la méme personne que j états
alors; ma qualité ni mon rang ne sont changés mi diminués, et la
cause pour laquelle avait été faite cette protestation est presque
semblable a celle-ci. »
Le chancelier ct le trésorier, ainsi qu’ils le lui avaient promis le
matin, sur sa demande, firent donner lecture de celie protestation,
mais ils refusérent de la rocevoir et de l'approuver, déclarant qu’ils
n’en avaient pas le pouvoir. Le chancelier convint pourtant que,
lorsqu’il fut envoyé a Sheffield comme député, lors de l’affaire du
duc ‘de Norfolk, il avait recu la protestation de Marie, et l’avait pré-
sentée 4 la reine blisabeth. « Mais Sa Majesté, ajouta-t-il, ne l’a mi
recue ni approuvée. « Nous ne sommes point autorisés non plus a
la recevoir, et yous ne pouvez en faire usage. La reine d’Angleterre
a droit de puissance en son royaume sur toute personne qui fermera
contre elle des entreprises criminelles, sans aucun égard pour la
qualsté ou la dignité de scs ennemis. Toutefois, parce que !’en sait
bien qui vous étes, la reine y procédera honorablement. Pour in-
struire cette affaire, elle a choisi uy certain nombre de setgneurs
et de grands de.son royaume. Nous vous donnons |’assurance que
rien n’a été décidé d’avance contre vous, et que nous ne sommes
pas venus pour vous juger, mais seulement pour vous cxam~-
ner*. »
Ces discussions, entamées dés le matin, se prolongérent jusqu’a
Ia nuit tombante. Alors l’un des favoris d’Elisabeth, sir Christophe
Hatton, homme d’un esprit aussi souple que fertile en expédients,
‘prit la parole. Il fit observer que l'on discutait beaucoup de ques-
tioms qu'il n’y avait pas lieu d’examiner pour le moment. « Nous
sommes venus, dit-il, par ordre de la reine Elisabeth, pour neus
enquérir si la reine d’Ecosse « est consentante » au projet de meu
tre ourdi contre la reine d’Angleterre, et « il est question de savear
si elle est coupable ou non...» « Il me semble, ajouta-t-il adroite-
ment, que Vetre Majesté ne saurait refuser d'étre examinée, parce
que, refusant, chacun penscrait qu’clle est coupable; et, répon-
dant, elle fera paraitre son innocence, ce qui lui fera beaucoup
plus d’honneur, et sera un grand contentement pour la reine d’An-
gieterre, pour Votre Grace, et pour tous les seigneurs présents et
@
‘ Journal inédit de Bourgoing.
2 Ibidem.
MARIE STUART. 390
absents... Voici, ajouta-t-il avec une émotion jouée, la dernidre pa-
role qui m’a été adnessée, avec larmes, par la reize ma maitresse :
« Rien ne mma jamais touchée plus au ceur, m'a-t-elle dit, et nem’a
« plus affligée, que d’apprendre que la reine d'Ecosse est entrée
« dans un complot contre ma personne. Je ne l’eusse jamais pensé
edelle'. »
— Et quelle sera ma récompense, quand j'aurai prouvé mon in-
nocene? répondit Marie, qui résistait encore a l’insidicux discours
d'attoa. Quelle réparatzon me sera faile lorsque, aprés avoir été
conduite ica par une aombreuse escorte de gens de guerre, j'aurai
élé ainsi unterrogée publiquement, et 4 mon grand déshonneur, au
milieu de tout cect appareil judiciaire, comme unre personne privée,
comme une criminelle, comme une sujette de la reine d’Angle-
terre’?
— ll ne vous sera fait aucun uaal, lui répondit Hatton d'un ton per-
suasif. « Ce vous sera honneur, et vous satisferez 4 ma maitresse. »
Quant au lieu of: l’on doit vous interroger, cela importe peu : onl'a
chetsi comme une maison de la reine, plus commode pour vous et
pour nous, afin que nous puissions y tenir conseil et traiter de cette
affaire. Que si quelques-uns de vos gens « vous en ont fait peur, »
soyes assurée qu'il « n’y.a pour vows aucun danger. » On a choisi
cette grande chambre, parce qu’clle est plus prés de la votre, et
quil veus sera plus facile, malade comme vous l'étes, de vous y
rendre de pla.a-pied. On y a tendu le dais de la reine d’ Angleterre,
parceque c'est sa chambre de présence, et qu’envoyés par elle em
qualité de commissaires, cet altribut la neprésente & nos yeux
Comme si elle était en personne au milieu de nous’.
Borghiey, impatienté des hésitations de la reine, s’écria brus-
quement: «Mest nuit et temps de partir, quelques-uas de nous
ayant a aller jusques 4 quatre ou cing milles pour leur logis. Kt,
partant, madame, faites-nous réponse si vous voulez étre examinde
ou non? Nous ne sommes venus par devant vous que pour savoir
vetre Nsolution, d’autant plus que nous sommes résolus de proeé-
der, @ volve refus, ef que leconseil a déja arnété de.commencer as
demain, comme'il ne faudra (manquera) de faire’. »
‘ Journal inédit de Bourgoing. Cfr. Howell's State Trials, t. I, et Camden,
Taprés le registre dela procédure, rédigé par Barker.
> Journal inédit de Bourgoing. ka comparant les decuments anglais du\prooés
avec je récit da anédecin de Marie Stuart, on pourra se rendre compte des m0m-
breux passages inédits que renferme cette dernidre Relation.
: inddit de Bourgoing.
§ fbidem.
300 MARIE STUART.
— Je ne suis pas « tenue» de vous répondre, lui répliqua Marie
d’une voix qui trahissait une vive émotion. « Que Dieu vous veuille
inspirer, et bien advisez de faire droit selon Dieu et raison, et pen-
sez bien & ce que vous aurez a faire! »
A ces mots, Burghley leva la séance*.
Elisabeth avait été informée sur-le-champ, par un courrier, de la
fierté du langage de Marie Stuart, et du refus qu’elle avait manifesté
la veille fe répondre aux commissaires, ainsi que de la résolution
prise par eux d’instruire l’affaire hors de la présence de l’accusée,
et de prononcer l’arrét. Effrayée d’abord de la gravité d'un tel acte,
elle envoya un autre courrier, 4 franc étrier, pour recommander &
Burghley, ainsi qu’aux autres commissaires, de ne pas rendre de
sentence jusqu'au moment ov, de retour auprés d’elle, ils lui au-
raient fait un rapport complet sur toute cette procédure *. Le cour-
rier était, de plus, porteur de cette note bréve et insolente d’Eli-
sabeth a l’adresse de Marie Stuart, note dans laquelle elle essayait
artificicusement de faire luire aux yeux de sa captive un rayon d’es-
poir:
« Vous avez fait dessein en diverses sortes et maniéres de m’dter
la vie et de ruiner mon royaumce par effusion de sang. Je n’ai ja-
mais si durement procédé contre vous; mais, au contraire, je vous
ai maintenue et préservée avec autant de soin que moi-méme. Vos
trahisons vous seront prouvées et renducs manifestes au licu méme
ou vous étes. Et mon plaisir est que vous répondicz 4 ma noblesse
et aux pairs de mon royaume comme vous le feriez 4 moi-méme,
si j’étais 14 présente. Et, partant, je vous mande, charge ect com-
mande leur faire réponse, ayant bien entendu de votre arrogance.
Mais faites pleinement, et vous pourrez avoir de nous plus de fa-
veur. — Signé: Euisassra?. »
On peut se figurer avec quel amer et dédaigneux sourire Marie
Stuart, dans la dix-neuviéme année de sa captivité, lut cette lettre,
dans laquelle Elisabeth, bravant toute pudeur, osait lui parlerde ses
bontés et de sa protection.
* Journal inédit de Bourgoing.
* British museum, Caligula C. 1x, fol. 332, copie mss : Elisabeth 2 Burghley, 12
octobre ; State Papers Office ; Elisabeth & Burghley et aux commissaires. Extraits
de la main du secrétaire Davison. Ibid.
: de Chateauneuf du 30 octobre, contenant une traduction francaise
de cette lettre, dans Egerson, p. 86 et 87.
MARIE STUART. 301
En voyant la résolution des commissaires de passer outre, méme
en son absence, dit Bourgoing, la reine d’Ecosse « demeura en
peine. » Elie craignait moins d'étre soumise a un interrogatoire que
d’étre obligée de comparaitre «en une place publique, contre son
devoir, son état et sa qualité. » D’un autre cété, elle ne doutait pas
que, si clle refusait d’étre interrogée par les commissaires, ils ne_
rendissent contre elle, par contumace, une sentence inique. Elle
était convaincue que leur plus ardent désir était de la placer sous
le coup d'une condamnation capitale, afin de la déclarer inhabile a
succéder 4 la couronne d’Angleterre, et que, si elle persistait dans
son refus de leur répondre, ils soutiendraient, « comme chose as-
surée, qu'en sa conscience elle se sentait coupable, » et motiveraient
une condamnation sur son silence. « Elle demeura toute la nuit en
perplexité, » nous dit le témoin oculaire de toutes ses émotions.
Enfin, dans la matinée, elle « prit la résolution d’envoyer avertir
les commissaires » qu'elle voulait leur dire un mot avant qu’ils se
réunissent '.
En adoptant ce parti, Marie ne céda ni aux promesses ni aux me-
naces d’Elisabeth *, elle ne fut entrainée que par le point d’hon-
neur. Il est fort douteux que la persistance de son refus lui eit sauvé
la vie; mais ses ennemis eussent été réduits 4 la faire disparaitre
sans forme juridique. Or, c’était 14 ce que Marie redoutait bien
plus encore que ]’échafaud. Une mort obscure et sans témoins, qui
eat laissé planer sur elle le soupcon d’un suicide et qui l’edt empé-
chée de confesser publiquement sa foi, lui paraissait la plus cruelle
de toutes les morts. Hatton, en touchant précisément 4 cette ques-
lion délicate de l’honneur de la reinc, avait donc frappé juste. Ce
fut sous l’influence de ces paroles que Marie, au dernier moment, se
décida 4 comparaitre devant les commissaires.
Dans la matinée du 14, elle envoya chercher les délégués des
selgneurs. Parmi eux se trouvait Walsingham, ]’odieux auteur de
celte monstrueuse trame. C’était la premiére fois qu’il osait se
montrer devant sa victime.
Voici textuellement le discours que la reine adressa aux commis-
saires, tel que l’écrivit certainement sur une minute ou sous sa dic-
1 Journal inédit de Bourgoing.
* Quelques historiens ont supposé que Marie se laissa ébranler par les me-
aces d'Elisabeth, et Jes lueurs d’espérance qu’elle fit luire & ses yeux. Cest
bien peu connaitre l’extréme fermeté de caractére dont Marie était douée, et ce
que raconte Bourgoing, et ce que Ion sait, d’ailleurs, ne peut laisser aucun
deute sur ce point. Marie ne finit par céder qu’aux perfides considérations que
fit valoir Hatton.
@
302 MARE STUART.
tée son fidéle médecin, devenu son unique secrétaire depwis l’ar-
restation de Curle et de Nau :
« Messieurs, considérez la qualité dont je suis, étant reine-née,
étrangére, proche parente de Ja reine, ma honne sceur, je ne puis
que je ne m’offense de la fagon dont on procéde en mon endroit, et
ne puis que je ne refuse votre assemblée et votre fagon de procéder,
comme n’y étant tenue, ni sujette 4 vos lois,.ni 4 la reine, et me
puis répondre sans préjudicier 4 mon état de moi et des autres rois
et primats de ma qualité. Et comme de tout temps j'ai eu mon
honneur en recommandation, pour lequel défendre je n’épargneral
ma vie, et plutdt que de faire tort aux autres princes et a mon fils,
je suis préte de mourir et endurer tels tourments que l’on voudra,
s'il est ainsi que la reine, ma bonne sceur, ait quelque mauvaise
opinion de moi et qu’elle ait été mal informéc, et que j'aie attenté
quelque chose 4 l’encontre de sa personne, pour lui faire paraitre
de mon innocence et du bon vouloir que je [lui porte]. et lui ai
porté, comme j’ai démoatré, par plusieurs fois en mes offres que je
lui ai faites et par mes déportements ; afin aussi qu’on ne pense que
je refuse de répondre peur ce que je suis coupable, et que l’on
pense que l’ambition m’ait induit a faire aucun acte [reprochahle]
ou indigne de ma sacrée personne, j’offre de répondre 4 ce point
seulement : sur la vie de la reine, — de quoi je vous jure et pro-
teste que je suis innocente,— et non d’autre chose que ce soil,
quelque intelligence, amitié ou accord quc j’aie eu envers les autres
princes étrangers. En faisant protestation de ceci, j'en demande
acte par écrit’. »
Les délégués des commissaires, enchantés de l’avoir amenée au
point ot ils voulaient, lui répondirent qwils ne linguidteraient
d’autre chose que ce soit, ct qu’ils n’avaient d’autre mission que
d'élucider si elle était coupable ou non. Ils lui assurérent de nou-
, Veau « que leur maitresse serait bicn contente; qu’elle avait dit
qu'elle trouvait cette entreprise bien étrange et qu'elle ne ledt
pas pensé. » Enfin ils lui promirent de recevoir sa protestation, « et
lengagérent 4 se préparer pour venir au conseil’. »
Burghley lui demanda subtilement si elle comparaitrait dans le
cas ou sa protestation serait regue par le conseil et mise en écrit,
sans étre pourtant admise en droit’.
‘ Journal inédit de Bourgoing.
2 Ibedem.
3 Howells’s State Trials. Camden
MARIE STUART. 305
La reme demanda aux délégués s'il fallait absolument qu’elle se
renditdans la salle du conseil, contigué 4 sa chambre. lls répondi-
rent que l’on ne pouvait faire autrement, que cette salle, assez
vaste, avait été disposée pour les recevoir ect que 1a ils l’enten-
draient, comme si la reine d’Anglcterre était présente, afin de pou-
voir lui adresser un rapport. Sans attendre la réponse de Marie, ils
allérent soumettre aux commissaires cette nouvelle protestation,
et presque sur-le-champ ces derniers envoyérent avertir la reine
que cet acte serait consigné par écrit; puis, ils la sommérent de
nouveau de se rendre auprés d’eux'.
La reine céda enfin et promit « d’aller incontinent qu'elle aurait
pris son déjeuner, » qui se composail, dit Bourgoing, « d’un peu
de vin, car elle « se sentait faible et mal disposée. »
Par ce consentement, elle donnait une apparence juridique & la
procédure et levait les difficultés que les commissaires auraient eu
de la peine 4 vaincre, si elle avait persisté 4 se renfermer dans
son inviolabilité royale*.
CHANTELAUYE.
! Journal inédit de Bourgoing.
* Hume's History of England
La suite prochainement.
LES ACORES—
DEUXIEME ARTICLE !
A Angra s’est centralisé pendant longtemps tout le commerce
des Acores, et plus particulicrement une de ses sources de richesse
les plus abondantes, la péche a la baleinc. La prospérité de cette
grande industrie maritime intéresse l’archipel au plus haut degre,
et je crois devoir m’y arréter quelques moments.
La baleine du Nord ou baleine franche, dont l’espéce diminue de
plus en plus, a jusqu’d 20 métres de long. Elle peut peser 80 ton-
neaux et porte 4 la mdchoire inférieure, en guise de dents, de
8 4 900 fanons, sorte de faux flexibles mises de champ. Elle pos-
séde deux évents, placés 4 peu prés comme seraient deux orcilles,
et, en outre, deux mamelles plus puissantes encore que celles de
la Liberté. La téte se distingue du tronc, dont elle forme environ le
tiers, par une légére dépression ; la gueule, placée en dessous de la
téte, a jusqu’d 6 métres carrés de surface, ce qui n’empéche pas
l’animal d’avoir un gosier étroit et le force & se nourrir de mollus-
ques et de zoophytes. Il les absorbe en aspirant un gros volume
d'eau qu'il rejette ensuite en cascade par ses deux évents. Les ani-
malcules entrainés restent pris dans les fanons comme dans un filet,
attendant la que l’on veuille bien les avaler. Les pécheurs prétendent
que lorsque la balcine ouvre la bouche, tous les petits animaux voisins
s’y précipitent entratnés par une sorte de verlige. Jusqu’a ce que
quelque nouveau Jonas veuille bien s’en assurer, on peut garder
a cet égard quelques doutes. Les yeux du monstre sont rclativement
petits, et sa queue, douée d’une puissance formidable, lui sert 4 la
fois de gouvernail et d’hélice, 4 défaut de nageoires qui sont rudi-
mentaires. On prétend que la baleine vit fort longtemps ect qu’a.
chaque portée elle n’a qu’un petit qu’elle aime tendrement. D’aprés
‘ Voir le Correspondant du 25 juin 1875.
LES ACORES. 205
cela, on ne saurait nier que I'affection maternelle ne soit une loi
générale de la création. Malgré sa force prodigieuse, elle est inoffen-
sive tant qu'elle n'est pas blessée. Il n’en est pas ainsi du cachalot,
essentiellement féroce. Ce cétacé différe du précédent en ce qu’au
lieu de fanons il a des dents fort longues, logées dans la machoire
supérieure. Jcn ai vu suivre certains batiments pendant des
heures, attendant qu'une bonne étoile vint leur mettre quelque
chose sous la dent. La nuit, lorsque la mer est phosphorescente,
cette masse noire, qui suit le sillage d’argent, parait une barque
lumineuse poussée par quelque Ariol mutin. Outre la baleine
franche et le cachalot, que l’on trouve plus particuliérement dans
le Grand-Océan, ct qui sont les deux types de l’espéce, il y a dans
chaque espéce des genres différents bien connus des baleiniers, qui
péchent de préférence l'un plutdt que l'autre.
Cette péche 4 la baleine est aussi vieille que le monde, et je ne
désespére pas de voir les savants, en déchiffrant unc écriture cu-
néiforme quelconque, lui altribuer une juste place dans les civilisa-
tions disparues. En attendant , Appien, Strabon et bien d'autres
hous apprennent que les Egyptiens, les Tyriens, les Grecs, etc., la
pratiquaient. Les dépuuilles de la baleine servaient & quelques-uns
de nourrilure tandis que d'autres usaient de sa charpente osseuse
comme de madriers. Aprés les anciens, les premiers qui ont péché
la baleine en Europe sont les Basques. Dés le quatorzi¢me siécle, ils
yemployaient 9,000 hommes, d’abord dans le golfe de Gascogne,
puis sur les cOtes du Groénland, du Canada et de Terre-Neuve ott
ils découvrirent la morue. Au seiziéme siécle, les Espagnols s’é-
tant emparés de Saint-Jean-de-Luz, le port baleinier des Basques,
détruisirent les batiments armés pour cette Béche qui, pour la plu-
part, venaient de rentrer au port.
Acelte date, le monopole dont jouissaient les Basques fut perdu
pour la France et passa aux Espagnols et aux Hollandais, puis aux
Anglais. Toutefois les Basques, maitres dans l’art, furent longtemps
hécessaires 4 leurs vainqueurs pour les instruire. Au commence-
ment du dix-septiéme siécle on les congédia, et dés lors nous ces-
sdmes d'étre représcntés dans l'industrie baleiniére. Les Anglais,
suivant leur habitude, ne tardérent pas 4 supplanter leurs rivaux,
et l'on ne vit plus sur les marchés de baleines' que des produits
anglais, En 4697, cent de leurs navires péchérent pendant |’année
1.250 baleines qui se vendirent 3 millions de francs. En 1783, ala
paix générale, Louis XVI voulant faire revivre la grande péche aban-
donnée par nos nationaux, fit venir 4 Dunkerque une colonie de
Nantakais, renommés par leur habileté; ils avaient pour mission
Wenseigner aux ndtres les méthodes qu’ils avaient professées les
303 LES ACORES.
o
premiers. A la paix d’Amiens, on arma de nouveau ; mais lors de
la rupture du traité, les baleiniers frangais tombérent aux mains
des Anglaisetl’on cessa, sous l’Empire, toute nouvelle tentative. En
4825, la France et les Pays-Bas youlurent faire refleurir, chacun
chez soi, la péche a la baleine. Pour réussir, on employa le proeédé
de l’Angleterre qui, pendant quarante ans, n’avait pas dépensé
moins de 30 millions en primes d’encouragement. La péche reprit;
mais il nous fallut admettre dans nos équipages une certaine frac-
tion de marins d'autres pays pour nous servir de professeurs. Unc
loi de 1832 fixa le taux de la prime 4 percevoir. Il variait de 60 a
440 francs par tonneau de jauge, suivant le point du globe ov avait
lieu la péche et la proportion de marins étrangers admis a bord.
Les Pays-Bas, tout en adoptant le systéme des primes, encouragérent
la péche par grandes compagnies; aussi s’en forma-t-l plusicurs a
Anvers. Ces efforts ne furent pas stértles, et en France, en 4838, on
comptait 2,000 marins baleiniers montant 80 navires, pour la plu-
part armés au Havre. Concurremment avec eux, 150 baleiniers an-
glais tenaicnt la mer. Ensemble ils gagnaient 50 millions envaron.
Cette reprise de la péche, si utile 4 notre flotte, n’a pas duré, et
c'est 4 peine si on y trouve encore quclques baleiniers. Il en est de
méme en Angleterre. Aux Etats-Unis, ob la péche avait pris son
plus grand développement, le mouvement dc baisse se fait sentir
également, et dans le prix des baleines et dans leur quantité. Cette
diminution provient, il n’y a pas 4 en douter, d’une réductaon trés-
marquée dans l'usage des produits qui ont rencontré des simailaires.
Ce sont d’abord les huiles minérales et le gaz d’éclairage qui ont
remplacé lhuile a brdler, puis l'acier qui, en plus d'un cas, trent
lieu de ectte matiére firée des fanons nommée proprement baleine,
dont, en 1854, lec commerce demandait plus de 3,000 kilos, tamdis
qu’en 4861 il se contenta de 200 kilos. A ces causes il faut ajouter
la guerre civile des Etats-Unis qui a tant nui 4 leur commerce et a
empéché de reprendre celui de la baleine quand, l’engeuement du
premier moment passé, on en revint dams une certaine seesure awx
huiles amimales. Eafin, 11 me faut pas oublier la diminution de la
taille du poissoa, celle de l’espéce et les difficultés de capture
chaque année plus considérables. Autrefois il n’éait pas rare de
voar des baleines dont les seuls fanons avaient 12 métres de Jong ;
c'est presque la taille de celles. de nos jours.
A lorigine, la baleme semble avoir peuplé toutes les mers. On la
rencontre aux poles et 2 VEquateur, dans bo Grand-Qeéan et dans
l’Atiantique, partout o& |’ homniea pénéctré et, tout porte a le creire,
ka 0% il n'a pas encore pu parter ses investigations, au sem des
glaces polaires. Anjourd’hwi ellc devient rare entre les trepiques et
LES ACORES. 307
fuit les Acores pour se diriger vers Ic pdle, ot elle trouve un refuge,
jusqu’a ce qu'un homme, plus heureux que tant d'autres, aille len
chasser encore. Faut-il conclure de ce qui précéde que I’industric
baleimiére cst & jamais fimic? Evidemmment non. L’huile de baleine,
si souvent utile dans l'industrie, est, dans. beaucoup de cas, indis-
persable. La médecine, Ja parfumerie usent du blanc de baleine et
de 'ambre gris, sécrétions eérébrales particuliéres au cachalot ;
enfin, tant que les femmes s’emprisenneront la taille dans des car-
cans destinés & faire illusion au public, il faudra, pour nos élé-
gantes, des baleines heaucoup plus agréables a porter que les tiges
d’acier qui les cuirassent. Voila des raisons sufflisantes pour sti-
muler lardeur des armateurs frangais. Ceux des pays du Nord vien-
neat, il y 2 deux ans, d organiser unc grande compagnie pour I’ex-
ploitation de la péche a la bakeine. On y emploie des bateaux a va-
peur et ricn ne se perd des produits. Les détritus sont réduits en
engrais et employés a l’agriculture. Depuis sa fondation cette com-
pagnie prospére. Espérons que nos armateurs profiterent de cet
exemple.
Les campagnes des baleiniers durent habituellement de trois a
quatre ans. Quand leur chargement est fait, ils rallient un port
pour se ravitailler et l’y déposer. C’est 4 ce point de vue que les
Ageres sont si grandement intéressées au rétablissement sur l’an-
cien pied de la péche a la baleine. La position de cet archipel rem-
plit merveilleusement ce but, et ka péche américaine la prit long-
temps pour son principal point de relache. Cependant, avant la crise
de 4853, les baleiniers de cette nation cemmengaient a aller aux
Canaries, moins bien placées, mais ob les ports sant exempts de
mesures fiscales maladroilcment prises par lv gouvernement porta-
gais. Si la pdche reprend, il n’mmporte guére que ce soit 4 Angra ou
4 Punte-Delgada qu’clle se centralise. Le principal, c’est qu'elle re-
Vienne aux Acores, car la richesse de |’une de. ces iles fera pro-
spérer les autres. Alors Terceara reprendra certainement un peu de
cette vie qui lm manque et que les baleiniers lui rendraient.
San-Jorge, la dermitve ile du district, est la plus longue de l’ar-
chipel. C’est wn vaste: boyau terminé 4 Nouest. par une pyramide
naturelle plengeant dans la mer et qui semble le reste de quelque
montagne disparue. Cette sorte de tour découpée 4 jour comme un
clocher gothique sert de palais aux moweties et aux goélands, qui
paraissent y vivre ea république 4 en juger par leurs cris asseur-
dissants. Les 18,00() habitants, de Vile se livrent a l’agriculture et a
Vélevage des chéwres dant te lait sert & fabriquer de détestables
détaces des indigénes. Le vidlage principal de San-Jorge
s¢ nomme Yolas. Ce petit port ost rempla de barques élégaater, qui
308 | “ LES AGORES.
vont d’une ile 4 l’autre porter le produit de l'industrie locale et le
gibier qui y est abondant.
Le district de Horta se compose du Pico, Fayal, appartenant au
groupe central, et des deux iles du nord-oucst, Florés et Corvo. Il
renferme 76,000 Ames. De ces quatre iles, Pico, la premiére par
l’étendue, doit son nom a |’immense cone qui la surmonte. Diverses
éruptions l’ont bouleversée et on se souvient encore avec effroi de
celles de 1572 et de 1748. Cette derniére dura, avec des intermit-
tences, jusqu’en 1720. Pendant cet intervalle, une infinité de cra-
téres secondaires s’ouvrirent autour du principal et vomirent assez
de scories pour former, en s’agglomérant, une ile que les courants
amenérent se briser dans le canal, entre Terccira et San-Jorge. De-
puis cette époque, on a bicn encore ressenti quelques secousses de
tremblement de terre; mais ils n’ont amené aucun dommagce sé-
rieux. De temps 4 autre seulement la montagne fume, et les habi-
tants prétendent que cette fumée est leur sauvegarde. :
Le Pico, orgueil des Acoriens, est un cone régulier muni d’un ap-
pendice conique trés-aigu. Sa hauteur totale au-dessus de la mer
est de 2,412 métres. Pendant l’hiver, son sommet est couvert de
neige ; celle-ci disparait avec les beaux jours. C’est le barométre
d’une partie de l’archipel. Lorsque le front du Pico se couvre de
nuages et qu'il met, comme on dit, son bonnet de coton, c’est signe
de pluie. Net et dégagé, il indique le beau temps. Placé dans les
airs comme une sentinelle vigilante, il arréte les nuages qui vien-
nent s'y briser. Tantot ccux-ci le serrent a la taille comme une
écharpe légére, tantdt ils revétent son sommet de formes étranges.
Je vis un jour sa téte chauve entourée de noires vapeurs qui sem-
blaient le coiffer d'un feutre 4 larges bords. On aurait dit Victor
Hugo allant 4 une manifestation populaire. Quand, pour la premiére
fois, on se trouve en face d’un de ces géants de lave, jetés ca et la
dans les caux comme d’immenses phares éteints, on ressent une
admiration qui, comme la masse que l'on a devant soi, grandit a
mesure que la vue s’étend; alors un désir ardent d’atteindre le
sommet s’empare de vous. On voudrait dominer le Titan et lui
marcher sur la téte, souhait plus facile 4 faire qu’a exécuter. Les
ascensions faites aux Pyrénées en bandes joyeuses, sur des mon-
tures dociles ou dans un wagon comme au Righi, sont des parties
de plaisir arrétées la veille pour étre exécutées le lendemain. A
Pico, ce n’est plus cela. On a mille peines 4 se procurer une mule
et surtout le muletier nécessaires 4 ]’ascension, encore faut-il faire
une bonne partie de la route 4 pied. Ceux qui ont marché dans la
lave savent ce qu’il en cote de fatigues et d’écorchures, mais com-
ment ne pas gravir la montagne quand on a deux jours & perdre a
LES ACORES. 300
Pico? Du pied de celle-ci on apercoit parfaitement étagés les trois
genres de véyétation que l’on trouve aux Agores. D’abord, jusqu’a
600 métres, la premiére zone, celle des fleurs et des fruits ; de 600 ©
4 1,500 métres la seconde, celle des pdturages et des arbres. A cette
hauteur, quelques huttes ouvertes 4 tous les vents attestent seules
que homme a passé par la. Elles servent d’abri aux bergers qui,
dans la belle saison, ménent leurs troupeaux dans la montagne. En
entrant dans la troisiéme zone, la scéne change. Entre de petits
arbustes rabougris serpente, dans la cendre et la lave, un sentier
mal tracé; 4 chaque instant il faut franchir quelque nuage perdu
dans une crevasse de rocher, et, pour comble de malheur, retrouver
son guide égaré dans la brume. A mesure que I’on s’éléve, les ar-
bustes eux-mémes deviennent de plus en plus rares, et, arrivé au
sommet, l'on ne rencontre plus que des mousses et des lichens,
derniers symptémes d’une végétation épuisée. Une fois en haut, on
adevant les yeux un spectacle splendide. La vue, par un temps
clair, s'étend sur une largeur de cinquante lieues, et l’on a sous
les pieds une grande partic des iles. Hommes et choses vous pa-
raissent dans un autre monde, et la pensée comme le corps se di-
late plus & l'aise. Le ciel dont on est plus rapproché, la mer dont
horizon s'élargit vous donnent une haute idée de la puissance
créatrice, et l'on jouit du bien-étre parfait, celui ot les sens ou-
bliés laissent toute liberté 4 l’esprit. D’aprés M. Fouqué, le cone
qui termine le Pico a 70 miétres de haut. Comme les cratéres
en général, il est entouré d’une cuvette circulaire qui recoit
les crachements de la fournaise, et c’est de 14 qu’clle déborde, par
des causes accidentelles, sur tel ou tel point de l’ile. Quand on s’est
saturé de réverie ct de calme, il faut songer 4 la descente, opération
peut-étre plus difficile que l’ascension. En outre, la curiosilé est
salisfaite et lon revient dans le monde réel. Pour arriver 4 bon
port et sans avoir trop maugréé, il est indispensable de s’étre muni
avant le départ d’une gourde sérieuse a laquelle on donne de fré-
quentes accolades ; mais si l’on tient aux services de son guide, il
faut avoir soin de ne pas lui faire profiter trop largement de cette
aubaine.
La grande culture a Pico était, avant 4254, celle de la vigne.
Elle couvrait alors des espaces considérables, mais l’oidium y a
fait beaucoup de ravages. lia fallu arracher une partie des plants
qui ne sont pas encore entiérement remplacés. La fabrication du
vin, qui dépassait jadis 50,000 hectolitres, en atteint a peine 20,000.
vin, qui a quelque analogie avec le madére, n’en a cependant pas
tout le parfum. On en consomme une partie en France ou en An-
gleterre, sous le nom de madére ou de sherry, ct le reste au Brésil,
% Joussy 1875. 21
540. LES ACORES.
ou 2 l’aide d’une autre étiquette, il passe pour du porto. Sur place,
celui de l'année vaut 0,60 centimes le litre. Dans les mémes con-
ditions, le madére se vend le double, et en vieillissant, les prix ne
se comparent plus. Le vieux pico ne dépasse guére trois ou quatre
francs la bouteille, tandis qu'il y a du madére qui en coite trente.
On éléve dans l’ile unc grande quantité de bétail ; avec quelques
travaux pour transformer en prairie bien des hectares incultes de
la zone moyenne, on en éléverait le double, mais personne n’y
songe. On se contente d’abattre le bois des coteaux que l’on expédie
ensuite 4 Fayal ot il manque. Cette exploitation elle-méme est
rendue trés-difficile faute de route, et il ne m’a pas paru qu'il y
en eit de commencées. Aprés la perte des vignes, on a remplacé
celles-ci par des abricotiers et des figuiers qui ont parfaitement
réussi, et dont les fruits sont exportés en grand nombre. En dehors
du torrent de Saint-Mathieu, alimenté au printemps par la fonte
des neiges, et qui roule alors avec des quartiers de roche une eau
tourbeuse, on trouve peu de ce liquide dans Pico. Toute la cdte est
parsemée de petits villages, mais 11 n’y a pas une seule ville. En
tace de rochers singuliérement accouplés par la nature et mis la
vomme pour le protéger des fureurs des flots, se trouve le bourg
de Magdalena. C'est le Trouville des Fayalais. Ils y viennent en dé-
placement s’abriter contre les moustiques qui ne s’approchent pas
de ce lieu. .
Un canal de cing kilométres sépare Pico de Fayal, et un service
de bateaux a voiles les réunit plusieurs fois par jour. Quand le ter-
rible charpentier souffle, les passagers n’arrivent pas toujours a
bon port. Aux dix-septiéme et dix-huitiéme siécles, Fayal a subi plu-
sieurs éruptions. Lors de la derniére, en 1724, les habitants ont
élevé a saint Pierre, une église pour qu'il les garantit contre de
nouveaux malheurs, et le saint parait s’étre laissé toucher. Le point
culminant de Vile, la chaudiére, d’ou sont sorties toutes les laves
et les scories, est la Caldeira, souvent couverte de brumes. Pour s’y
rendre, le meilleur moyen est de mettre 4 contribution l’épine dor-
sale d’un bourrico, animal d’un usage général dans le pays. Le
bourriquero qui vous accompagne ne cesse de piquer, en jurant,
votre monture, dont l’arriére-train décrit dans l’espace des courbes
sinueuses qui rendent indispensable, aprés déjeuner, un coeur de
héros. Un jour, contre l’ordinaire, mon conducteur paraissait
d’humeur joviale. Je lui fis quelques questions sur le pays et j’ac-
quis sa confiance, car pendant une heure il ne cessa de parler.
Malheureusement le peu de portugais que je savais, n’était pas @
la hauteur d’un tel flux de paroles, et il s’en apercut. Tout 4 coup,
arrétant Ic baudet, et me regardant en face, il s’écria : Viva Paris!
LES ACORES. oif
etsans transition, en méme temps qu’il se remettait en marche, il
chantait la valse de la Traviata. Il avait appris, me dit-il, cette
musique d’un joueur d@orgue de Barbarie, venu a Fayal exercer
son att. Pour ce Jeune bourriquero, !’opéra de Verdi représentait
la civilisation parisienne, et il avait suffi de lintermédiaire d’un
orgue de Barbarie pour la lui révéler et la lui faire aimer.
Aprés quatre heures de violents soubresauts, on voit la mer a
1,000 métres au-dessous de soi, et on peut contempler le cratére
heant d'une ouverture de 1,800 métres. Le lac du fond contient
des ilots, que l'on apercoit quelquefois noyés dans la brume. Sur
les bords du lac régne une végétation rare, paturée par des chévres
mélancoliques, amies de la solitude. De temps & autre, le pied
heurte un squelette blanchi par les ans, homme ou béte, trompé
par la brume et la nuit, qui est venu au fond du gouffre finir
une vie aussi ignorée que sa mort. Le lac a aussi ses habitants,
mais eux frétillants et pleins de vie. Ce sont des cyprins, espé cede
poissons qu’on ne trouve qu’en Chine et dans ce lac. Comment
sont-ils venus se perdre a Fayal, au fond d’un cratére? Probablement
on les y a apportés, et ils ne sont pas aborigénes. Plusieurs accli-
matations ont heureusement réussi aux Acores. Sauf peut-étre le
dromadaire qui prospére aux CGanarics et meurt dans les iles, tous
les autres animaux domestiques y vivent. En fait d’importation, il
en est une, celle du serpent, qui présente un caractére singulier,
Cetle race capricieuse vit ici et meurt un peu plus loin; de méme
qu’aux Antilles, elle prospére 4 la Martinique, ect qu’a la Guade-
loupe, il est impossible d’en élever.
C'est maintenant sur le régne végétal que s’est portée l’attention,
et chaque jour on fait quelques essais. M. A. L. de Santa-Rita, gou-
verneur civil du district, 4 qui Je dois mes plus sirs renseigne-
ments sur les Acores, a beaucoup fait depuis qu’il est a la téte de
administration pour doter son pays de plantes utiles et de nou-
velles cultures. Ul est facheux qu’il,n’ait pas réussi pour la coche-
nille qui a fait la fortune des Canaries. Ce puceron rouge dont on
lire par l’écrasement une belle couleur écarlate, est délicat comme
une petite maitresse, et le cactus dont il se nourrit ne puise pas
dans la terre de |’archipel les sucs qui lui sont nécessaires. A Fayal,
la vigne aussi a été atteinte, et la destruction y a été complete.
L'oidium, aidé de son cousin le phylloxera, n’a pas laissé un
pampre intact et beaucoup de propriétaires ont été ruinés. Ils se
sont remis courageusement 4 l’ceuvre, ct la vigne commence a re-
pousser, mais sans produire encore. On cultive aussi le froment,
le mais, etc,, mais la récolte principale est celle des oranges. Le
peu de Fagus conservés des anciennes foréts, sert aux orangers de
342 LES ACORES.
rideaux d'abri contre les vents du large qui, sans cela, brileraient
les jeunes pousses. Quoique le tabac croisse 4 Fayal, les fabriques
qui s’étaient montées pour le préparer n’ont pas réussi. Il en a été
de méme des distilleries de cannes & sucre qui ont été essayées. Du
reste, le pays ne semble pas fait pour la grande industrie ; je dis la
grande, car la petite, surtout celle qui a la patience pour base,
fait des merveilles. On fabrique 4 la main des objets de vannecrie
qui sont de petits chefs-d’ceuvre, des fleurs en plume et en moélle
de figuier qui en arrivent a parfaitement imiter la nature, et qui
gont d’une délicatesse inouie. Ces divers objets ont obtenu des ré-
compenses aux expositions internationales de Paris et de Londres.
Malgré la fertilité du sol, l'eau douce est rare & Fayal. Quand il
pleut, on la recoit précicusement dans des citernes et c’est 1a qu’on
la prend pour les besoins journaliers. Les blanchisseuses en sont
réduites & la chercher dans des torrents 4 sec les trois quarts de
année; s'il n’yen a pas 11 leur faut creuser un trou dans le lit du
courant et attendre patiemment que !’infiltration le remplisse.
Dans Vile de Fayal se trouve la Horta, capitale du district. C’est
une ville de 12,000 ames, batie comme la plupart des villes mari-
times, en amphithéatre autour d'une baic, et défendue par des forts
contre les attaques venant du large. Le cap Espalamaca en forme
Ventrée au Nord, comme au Sud le cap Guia, vaste promontoire
de terre rougeatre et calcinée. La ville, resserrée par des collines,
s'est étendue sur les hauteurs, et ses rues, aussi inclinées que celles
des buttes Montmartre, sont d'une circulation difficile. Les mai-
sons sont spacieuses et l'on y jouit d’un air pur ect d'une vue ravis-
sante. Leur plus bel ornement consiste dans des jardins entretenus
avec soin et remplis de fleurs. Parmi les monuments publics on
remarque le collége des jésuites, vaste batiment en pierres de plus
de 100 métres de long et d’une lourde architecture. Il date de 1670
et cota, a l’époque, la somme énorme de 400,000 piastres. En 1759,
le couvent fut confisqué par le pouvoir absolu dans la méme forme
qu'il aurait pu l’étre plus tard par la démagogie, et c’est aujour-
d‘huile palais du gouverneur. Les autres édifices remarquables
sont les églises; il y en a a chaque coin de ruc; l'architecture exté-
rieure n’a aucun ornement et l’intérieur répond au dehors. Elles
ont été riches, mais on s’en est souvenu. A 45 kilométres de la
Horta dans l’Quest, on montre les ruines d’un couvent élevé sur un
rocher qui ne tient 4 la terre que par une étroite passerelle. Il a
été détruit par un tremblement de terre, et les religieuses qui y
habitaient, écrasées sous les décombres. Depuis, une sorte de su-
perstition s’attache 4 ce lieu sinistre ot ne va personne.
Outre le vulgaire baudet que les femmes de la société elle-méme
LES ACORES. AS
ne dédaignent pas, on emploic, comme moyen de locomotion, des
espéces de hamacs-palanquin ou.de chars a boeufs. Ce sont des ta-
pissiéres sans roues, montées sur des patins et trainées par des
beufs fringants. Ces paisibles ruminants acquiérent une vitesse que
jene leur aurais jamais soupconnée. Le cocher, armé d'un aiguil-
lon, conduit l’attelage avec beaucoup de dextérité. Les voitures de
charge sont & peu prés les seules que ]’on trouve dans l’archipel.
Deux roues, un timon ef un énorme panicr remplagant la caisse,
constituent la charrette acorienne. Les beeufs, cette fois, s’avancent
d'un pas lent et grave, et le charretier disparait majestueusement,
allongé au fond du panier. J’ai cru voir le défilé des rois fainéants
dans leur bonne ville de Paris.
Punte-Delgada tend de plus en plus 4 absorber le commerce des
Acores. Ce virement s’est fait, en grande partic, aux dépens de la
Horla, qui avait déja supplanté Angra, etoffrait, dans ces derniéres
années, plus de ressource au commerce maritime. La position de
Fayal, A ce point de vue, est plus favorable que celle de sa rivale,
mais le port artificiel qui fait la richesse de Saint-Miguel est encore
a faire a la Horta. Malgré tout, le commerce n’est pas mort dans
cette ville, et la recette des douanes, pour 4870, a été de quatre-vingt-
quinze millions de réis. Le réis est une monnaie fictive employée au
Brésil et au Portugal. Suivant le change, il en faut de cent quatre-
vingt 4 deux cents pour faire un franc. Bien que le Portugal ait
adopté officiellement le systéme métrique, il né faut pas s‘étonner
qu'il ne soit pas encore complétement dans les usages, puisqu’en
France méme cela n'est pas. Le budget du district de Horta se
monte, aux dépenses, A cinquante-trois mille piastres. Le traite-
ment du gouverneur y figure pour cinq mille, l’armée pour treize
mille, et l’instruction publique pour quatre mille. Celle-ci est, en
partie, gratuite, mais nullement obligatoire. Un journal hebdoma-
daire rend compte des actes du gouvernement et donne les nou-
velles locales. Ii doit falloir beaucoup d’imagination pour en étre le
rédacteur. Toutefois, au mois de juin dernicr, il avait acquis une
certaine importance. Il y avait un député a élire aux Cortés, et il
fallait soutenir un candidat. Contre mon attente, je trouvai l’opinion
vivement émue et partagée en deux camps, celui du candidat officiel
et celui du candidat indépendant. En fin de compte, le candidat
agréable l’emporta, comme chez nous aux meilleurs temps de Em-.
pire. Un paquebot & vapeur réunit, une fois par mois, le Portugal et
Agores. Quand il. arrive 4 Saint-Miguel, dix négociants courent
au port apprendre les nouvelles; 4 la Horta, on s’en inquiéte peu ;
peut étre en retard, personne n’y met d’inconvénients ; aussi pro-
$14 LES ACORES.
fite-t-il de la permission. Cette différence entre les deux villes laisse
pressentir leurs inverscs destinées.
Aux Acores, les Portugais, gens sobres ct simples, sont d’un
commerce trés-agréable. Ils recoivent fort bien les étrangers, maisil
est difficile pour ceux-ci de pénétrer bien avant dans leur intimité.
Vous pouvez aller longtemps dans une maison; vous connaitrez
parfaitement le salon, le jardin: vous serez invité 4 des fétes, a des
bals, mais bien malin sera celui qui connaitra le genre de vie de
son hdte en dchors de son rdle en quelque sorte officiel. J'ai vu,
pendant mon séjour aux Acores, plusieurs réunions, et j'en ai rap-
porté le souvenir d’une amabilité trés-grande chez tous, d'une po-
litesse exquise chez la plupart. Les femmes ont un grand besoin de
plaisir, et les jeunes filles montrent infiniment de gout dans leurs
toilettes. Elle recoivent de Paris des journaux de modes et s’y con-
forment avec linstinct particulier 4 leur sexe. L’étude des langues
étrangéres occupe une partie de leurs soins, et le francais m’a paru
fort répandu et bien parlé. On l’apprend aussi dans les écoles pu-
bliques, et, 4 Saint-Miguel, c’est une des victimes de nos troubles
intérieurs qui, pour vivre, enseigne sa langue, mais pas toujours
acad¢miquement. Au moment de nos dernicrs malheurs, les sym-
pathies étaient divisées aux Acores. ll y avait le parti francais et le
parti allemand. A la téte du premier, notre honorable consul,
M. Guerra, a, pendant toute la guerre, donné 4 notre pays des mar-
ques constantes dé son dévouement. La corvette frangaise le Mont-
calm avait été chargée de surveiller la corvette prussienne |’ Ar-
cona, en croisiére dans l’archipel; celle-ci évitait avec soin le
Montcalm, et l'on ne put en venir aux mains. Il y eut des bals &
terre, et chacun des partis, représenté par de charmantes brunes et
de délicieuses blondes, arborait gaillardement dans les cheveux le
drapeau qu’il choisissait. Quoi qu'il en soit des sympathies alle-
mandes, je ne sais pas si elles tiendraient contre une défaite de
Empire germanique, car, dans une féte publique ou !’on avait
formé des écussons avec différents drapeaux, je n’ai pas vu celui
de l’Allemagne. Peut-tre, aprés tout, cela tenait-il 4 ce que!’édilité
portugaise ne se l’était pas encore procuré! Quant 4 nous, notre
littérature, nos modes, notre passé nous assurent pour longtemps,
aux Agores, une supériorité contre laquelle les buveurs d’outre-
Rhin ne sont pas en état de lutter. Ce genre de supériorité est sé-
Frieux, parce qu'il met de notre cété les femmes, c’est-d-dire les
trois quarts de la force d'une nation civilisée.
A Angra, 4 Punte-Delgada et 4 la Horta, les trois centres des
Acores, la société n’est pas complétement la méme. A Angra, c’est
LES ACORES. Bis
l'ancienne société aristocratique qui colonisa les Indes et le Brésil :
elle représente le passé. A Punte-Delgada, c’est la société commer-
canic, tant soit peu mélée d’étrangers, moins riche que la premiére
en armoiries, mais plus riche en réis, ce qui fait bien compensa-
tion: elle représente l'avenir. A la Horta, on trouve une société
mixte participant & la fois des deux autres, et destinée 4 se fondre
dans ’'une ou l'autre: c’est lintersection entre le passé et l’avenir,
c'est le présent. Un trait de mceurs commun a ces trois sociétés si
diverses, c’est la liberté dont les fiancées, ou novia, jouissent prés
de leurs novio. Les usages donnent au novio, sur les faits et gester
de sa novia, des droits tyranniques, mais celle-ci se rattrappe bien,
ln’est pas rare de trouver le soir, sous les cages peintes en vert
qui servent de balcons, tout en préservant des rayons du soleil, un
novio attendant un signe de vie de l'objet de sa flamme. Celle-ci lui
fait souvent faire une longue faction, puis elle souléve une des
portes de sa cage ; alors on cause. Personne n'y voit d’inconvénients,
c'est 'habitude. Les parents, pas plus que les passants, ne s’en in-
quiétent, et l'on peut se dire impunément les choses les plus ten-
dres. Quand le balcon est au second étage, la conversation devient
plus difficile; on se regarde alors, c’est toujours cela. Il ya des gens
fiancés depuis leur enfance, et qui ne manquent pas d’aller chaque
jour sous le balcon. Avant d’entrer dans le temple de l’hymen, ils font
un long apprentissage; au fond, c’est un usage périlleux. I] ne faut
pas regarder trop longtemps un joyau que l’on doit posséder ; c'est
Sexposer & y découvrir quelque défaut. Il y a, dans ce pays, une
autre coutume que je voudrais bien voir s'introduire en France. Au
bal, toutes les jeunes filles portent des bouquets, mais Ics fiancées
seules le mettent du cdté gauche. Du premier coup d’ceil, on peut
juger les coeurs libres, ou plutét les mains enchainées. [ls mangent
a peine, ne boivent que de l’eau, possédent, enfin, des qualités pré-
cieuses qui, plus heureusement dirigées, pourraient produire d’ex-
cellents fruits. Les femmes ont pour principale occupation de
cacher leur laideur. Dans ce but, elles emploicnt un manteau, sorte
de cache-misére, qui mérite une description & part. C’est une im-
mense pelisse avec un casque, double de celui d’un cuirassier, qui
prend toute la téte. Devant, on remarque une ouverture, et le tout
est supporté par des baleines flexibles. La marche imprime a cette
machine une oscillation des plus originales. Elles sont, du reste,
d'une pudeur remarquable.
Les campagnards ont un autre type que le peuple des villes. On
les trouve, hommes et femmes, courant Icurs montagnes pieds nus,
dédaignant l’espadrille, et portant d’immenses fardcaux. Il faut les
voir, la téte couverte d’une petite calotte de feutre ou d’un madras
36 LES ACORES.
de Chollet, vous souhaiter le bonjour de I’air le plus piteux. Ils ne
sont pas précisément misérables, parce que leurs besoins sont trés-
bornés et les terres assez divisées; mais, quand la maladie les visite,
ils ne peuvent manquer de souffrir cruellement. Du reste, les éta-
blissements de charité ne manquent pas aux Acores, et, sur celte
terre catholique, les nécessiteux sont largement secourus. Ce qu’il
y a de plus frappant chez les campagnards, c’est une indiffé-
rence que révéle toute leur physionomic, et qui s’étend jusqu’a
leurs enfants en bas-dge, exposés, sans vétements et sans soins, aux
rayons du soleil. Aussi en meurt-il beaucoup. Je ne puis terminer
l'étude des vivants sans parler des morts. Les cimetiéres sont 4 la
mode espagnole, dans des enceintes murées. J’aime mieux les né-
tres, avec leurs monuments inspirés par l’orgueil ou la piété, que
ces grands murs tirés au cordeau ow rien ne parle au ceeur. Les
corps sont la, étiquetés comme Ies tiroirs d'une boutique d’épicier,
et je n’y vois d’avantage que pour la statistique funéraire.
De Fayal, un bon vent vous pousse 4 Florés en moins de vingt-
quatre heures. L’ile vous apparait, du large, avec ses hautes mon-
tagnes entourant un plateau central, véritable cirque de Gavarnie.
Les quelques milliers d’habitants sont répartis dans quatre villages
et dans la petite ville de Santa-Cruz. Cette derniére, dont Je port est
fermé par une haute montagne de huit cents métres éboulée dans la
mer en 1773, est le seul centre maritime de Vile. Les biliments qui
viennent passer en vue envoient leurs chaloupes chargées de pa-
tates, d’ignames et d’autres légumes du terroir, puis continuent
leur route sans trop perdre de temps. Pour favoriser ce commerce,
on ne leur fait pas faire de quarantaine. C’est une exception rare
aux mesures sanilaires si rigoureuses cn pays portugais.
Les villages sont batis: dans des gorges profondes, a l’abri du
vent ct du soleil. En voyant, de loin, leurs maisons blanches, on |
dirait les tentes d’un camp dressé dans une caverne. Florés ne
tient plus ce que promet son nom. Les anciennes richesses du sol
ont disparu, et c'est 4 peine si l'on trouve encore quelques patu-
rages broutés par de maigres troupeaux de chévres. Leur lait est
recucilli, et l'on en fait un beurre médiocre, expédié dans les
autres iles. Une autre industrie du pays consistait 4 recueillir une
mousse nommée orseille, qui servait 4 obtenir le rouge pourpre.
Depuis que la cochenille ct les teintures chimiques donnent de si
belles tcintes, on a renoncé a la cueillette de l’orseille. Elle ne se
faisait qu’au prix de grands dangers, ct sa vente n’en était plus
rémunératrice. Il est curicux de voir quels efforts on fait pour
trouver. cette couleur rouge qui, aprés avoir longtemps cnveloppé
toutes les grandeurs de la terre, est devenuc le symbole des révo-
LES ACORES. 317
lutions. On montre, 4 Santa-Cruz, une fort belle église, que l'on ne
s'attendrait guére 4 y rencontrer. Son érection est due & un veeu
fait, au dix-septi¢éme siécle, par un riche seigneur portugais qui,
au retour du Brésil, fit naufrage 4 Florés. Non content d’élever le
monument, 11 le dota magnifiquement, et cette dotation a profité
plus d’une fois 4 de pauvres pécheurs.
Prés de Vile de Florés et de celle de Corvo, sa voisine dans le
Nord, passe le gulf stream, dont linfluence sur le climat de
l’Atlantique et celui des Acores en particulier est trés-considé-
rable. [| m’a paru intéressant d’en dire ici quelques mots. On ne
peat parler du stream sans citer Maury, commodore de la marine
américaine, qui en est l’historien, le législateur et je dirais pres-
que l'inventeur. Ce qui suit est tiré, en grande partic, de ses
travaux.
Comme un fleuve dans la mer, le gulf stream accomplit son
immense parcours de cing mille kilométres sans mélanger ses eaux
avec celles qui l’environnent. ll a pour berge |’Océan, et un obser-
valeur attentif peut le suivre cheminant entre ses murailles li-
quides. Sa couleur, son niveau méme différent de ceux de ses pa-
rois, et sa forme convexe est prouvée par les corps flottants qui,
poussés en sens contraire de sa direction, cOtoient ses bords sans
pouvoir pénétrer dans son lit. Le courant est circulaire : il part du
golfe du Mexique, qui lui a donné son nom, remonte, en s’inflé-
chissant vers |'Est, le long de la Virginie, les cétes des Etats-Unis,
et arrive prés de Terre-Neuve, ot il prend franchement la direc-
tion de l'Est, au moment ot il recoit un courant d’eau froide ve-
nant du Nord ct nommé courant polaire. De la il se dirige, en
vélargissant, sur les iles Britanniques, ot il se divise en deux
branches. L’une remonte dans le Nord, et, faisant un large cir-
cuit, peut-tre jusqu’au pdle, revient joindre le stream 4 Terre-
Neuve, c'est le colirant polaire. L’autre branche longe les cdtes
anglaises ef le golfe de Gascogne, puis descend jusqu’au cap Vert,
ou elle rejoint le grand courant équatorial, divisé lui-méme en
deux branches. L’une raméne les eaux du stream au point de dé-
part, tandis que l’autre le relie au systéme général des courants
sous-Marins qui, suivant toute apparence, forment ainsi, autour
du monde, une immense chaine non interrompue. Maury prouve
la formation de ce courant, a l'aide d’une comparaison ingénieuse
litte de I’observation : « Quand, dans un vase creux rempli d’eau
et de particules solides, dit-il, on donne au liquide un mouvement
circulaire, celles-ci viennent se ranger au centre du vase tant que
548 LES ACORES.
le mouvement dure. » Or, dans le triangle formé par les Agores,
les Canaries et les fles du cap Vert, c’est-a-dire au centre présumé
du courant, il y a une quantité énorme de varechs flottants ou
raisins des Tropiques, qui sont 14 de temps immémorial. Ne sont-
ce pas nos particules solides? dans le cas dont il s’agit, l’Atlan-
tique remplace le vase, et le mouvement de rotation est donné 4 la
masse liquide par le gulf stream. Si l'on veut une preuve de |’an-
tiquité de la mer de Sorganes, comme on nomme le triangle formé
par les trois archipels, on la trouve dans I’cffroi qu'elle causa aux
compagnons de Christophe Colomb, quand ils virent la marche de
leurs caravelles retardée par ces fucus pressés les uns contre les
autres. La surface de la mer de Sorganes est aussi considérable
que celle de la vallée du Mississipi. Quand on songe 4 cette im-
mense quantité de varechs perdus, on se demande pourquoi I’in-
dustrie ne Vutiliserait pas? L’agriculture, le commerce des sa-
vons, etc., se disputent la soude, qui devient rare et dont les prix
augmentent. Dans ces conditions, ne pourrait-on pas armer des
navires qui iraient aux Acores pécher les raisins des Tropiques et
porteraient leur péche aux fabriques pour l’incinérer? I] y a certai-
nement 1a une spéculation sérieuse a tenter.
Les causes du stream, sans étre complétement connues, parais-
sent résulter d’une différence de densité de )’Océan en ses diffé-
rents points, et ne tiennent nullement 4 une différence d’élévation
du sol, comme on l’avait d’abord avancé. Les eaux du golfe du
Mexique sont plus salées et, partant, plus denses que les eaux envi-
ronnantes; c’est cette différence de salure qui détermine la vitesse
initiale du courant. On comprend, en cffet, que la densité variant
avec la salure, l’écoulement doit se produire par suite de la loi
d’équilibre des fluides de densité différente placés dans un méme
vase. C'est cette variation de densités qui produit la dénivellation
du courant lui-méme par rapport a l'eau avoisinante, et détermine
sa forme couvexe. Quant a l’inflexion vers I’Est, sensible dés la
sortie du canal de la Floride, elle est due au mouvement de rota-
tion de la terre. Elle augmente 4 mcsure que le courant marche
vers le Nord et que, par suite, cette vitesse de rotation diminue.
Ainsi, 4 Terre-Neuve, le courant marche suivant la derniére im-
pulsion regue, c’est-a-dire vers l'Est. Il continue dans cetle direc-
tion, en prenant le plus court chemin, comme tous les corps sou-
mis 4 une impulsion donnée et qui n’éprouvent pas d’obstacle.
Sur le globe, cette plus courte distance est l’arc de grand cercle
qui, ici, coincide précisément avec l’axe du courant. On a cru,
pendant quelque temps, que les brumes de Terre-Neuve étaient
une cause de déviation pour le stream, mais ces bancs sont un
LES ACORES. 319
effet et non pas une cause. C’est 4 ectte hauteur que le courant
polaire améne au stream, qui les fond, ces énormes icebergs tout
pétris de terres ct de pierres arrachées au sol polaire qui, en se
déposant au fond de la mer, forment, par leur agglomération, ces
bancs si connus des péchcurs de morues. Par cette latitude, la
limite du courant varie avec la position du soleil sur sa trajec-
toire, ct Maury compare ccs variations « 4 un immense fanion,
doucement agité par la brise,, qui aurait unc de ses extrémités
attachée entre la Caroline et le Bahama, tandis que l'autre extré-
mité flotterait tantdt vers le Nord, tant6t vers le Sud. » Cette
oscillation provient de ce que la température des eaux océaniques,
en ne se modifiant pas également vite aux diverses saisons, il en
résulterait, sans ce déplacement qui rétablit l’équilibre, une diffé-
rence de niveau entre les deux bords du stream, ses eaux a lui
ayant unc température autre. Celte température autre n’cst pas
constante dans tout son parcours. Elle varie entre les licux ct
dans un méme lieu avec les profondeurs. On la trouve, devant le
cap Hatteras, de 47° 4 la surface, et, 4 900 métres de profondeur,
elle n’a plus que 14°. Au maximum, elle ne dépasse jamais 30°,
et est, en moyenne, de 27° a la surface. De ce que la température
diminue avec la profondeur, on peut conclure qu’il arrive un mo-
ment ou les eaux chaudes sont tsolées par un matelas d'eau froide
de la crouite terrestre. « Admirable prévoyance, s’écrie Maury, car
l'eau froide, conduisant mal la chaleur, le courant peut ainsi rem-
plir sa mission divine, qui est de porter & la céle occidentale de
l’Europe, qui en manque, la chaleur en excés sur les cétes du
Mexique. C'est ainsi que le Labrador et la France, situés & peu
prés sur la méme latitude, ont des températures bien différentes.
L'un est un pays désolé par les glaces, et le climat de l’autre,
méme dans Je Nord, reste tempéré. Le stream, par rapport a |’Eu-
rope occidentale, représente un véritable calorifére & cau chaude.
La zone torride est le fourneau de chauffe, le golfe du Mexique la
chaudiére, le courant fait l’office de tuyaux conducteurs, et ]’es-
pace compris entre Terre-Neuve et l'Europe remplace la chambre
a air chaud; on y voit le courant s’y élargir comme de vrais
tuyaux de conduite, afin de présenter plus de surface. De plus, les
vents d’Quest, qui régnent dans ces parages, éparpillent la cha-
leur de cet immense réservoir, et ce sont eux qui, en s’en impré-
gnant, rendent si douce la température de I’Irlande et des cétes
bretonnes. » En marchant dans le Nord, pendant 250 lieues, le
stream ne perd que un degré de chaleur, de sorte qu’arrivé dans
les latitudes élevées, «on le voit déborder par-dessus ses rives li-
quides, recouvrir les eaux froides qui )’environnent sur une sur-
320 LES ACORES.
face de plusieurs milliers de lieues carrées et étendre ainsi sur
l’Océan un véritable manteau de chaleur destiné 4 adoucir les ri-
gueurs de I'hiver. Son allure est alors plus lente et sa chaleur plus
grande, comme s'il comprenait sa mission. »
C’est grace 4 ce mélange des eaux chaudes avec les eaux froides
de ]’Atlantique que les poissons de ce bassin sont si supérieurs a
ceux de la Méditerranée, et que les propriétés toniques de ses
bains de mer sont si appréciécs. En se basant sur des probabilités
trés-admissibles, Maury a calculé que la quantité de chaleur rayon-
néc en un jour par le courant serait suffisante pour élever, de six
degrés 4 une température d’été, toute la colonne d’air ayant pour base
la France et l’Angleterre. Le stream ne se contente pas de donner
la vie aux cétes d’Europe, il empéche aussi celles du Mexique d’étre
inhabitables. Si la quantité de chaleur accumulée dans le golfe
n’était enlevée par lui, elle serait capable de porter de six degrés
au point de fusion des montagnes de fer et d’en faire en un jour un
fleuve de feu plus considérable que le Mississipi. « En présence
de pareils résultats, dit Maury, 4 qui il faut toujours en revenir,
"esprit humain reste confondu, et admiration qu’inspire le spec-
tacle de ces merveilles reporte involontairement la pensée vers la
Puissance qui, en les créant, a laissé, selon le langage de I’Ecri-
ture, la trace de ses pas sur la surface des eaux. » Effet irrésis-
tible des grands spectacles de la nature; homme qui souléve un
coin du voile et qui sent son incapacité de tout connaitre, fut-il
athée, est forcé de s’incliner et de se taire.
Les bourrasques qui soufflent avec tant de violence & l’entrée
du golfe du Mexique, en troublant les eaux jusque dans leurs der- _
niéres profondeurs, contribuent 4 les mélanger a celles du stream.
On aura une idée de ce que peut la mer poussée par le vent, par
ce simple fait que l’on vit, en 1780 : des rochers arrachés de leur
base par 15 métres d’cau et roulés 4 la cote. En méme temps, la
pression de l’air sur la mer était asscz considérable pour la faire
monter de 9 métres, et un navire qui avait mouillé pendant la tem-
péte fut ésonné, lorsque l'eau eut repris son niveau, de voir son
ancre accrochée aux arbres d'une forét.
Nous avons vu les bienfaits du stream, mais il y a un revers a
la médaille. Les brumes, si dangereuses et si fréquentes dans la
Manche et aux bancs de Terre-Ncuve, sont dues a la difference de
température des caux du courant ct de celles parmi lesquelles il
Se trouve. Cest lui aussi qui, en surchauffant la couche d’air voi-
sine de sa surface, améne les ouragans les plus violents de |’Atlan-
que, connus sous le nom de cyclones. Ces coups de vent, qui
tournent comme des turbines, suivent une partie de son cours,
LES ACORES. 32
et il n’est personne qui n’ett entendu parler de leurs terribles
efets sur leur passage. Animaux, végétaux, minéraux, ils ramas-
sent tout, et ces débris, confondus dans ]’immense trombe, ren-
versent ce qui résiste encore, devenant ainsi les complices de la
temptte. En mer, le cyclone est peut-étre encore plus atroce.
Quand le marin le devine, il est souvent trop tard pour s’arracher
a ses replis tournants. I] attire le navire comme une roue d’engre-
nage, aussi impitoyable dans sa course que le mouvement, et
bientat il l’enveloppe tout entier. A chaque tour de la machine, le
centre se rapproche. A peine y est-on entré, que le vent cesse
comme par enchantement, mais la mer, fouetiée. dans tous les
sens, et comme déchainée, menace 4 chaque instant de vous en-
gloutir. Pour atteindre 4 ce centre fatal, il a fallu traverser la
premitre partie de l’ouragan, pendant laquelle des nuages bas et
gris yous cachaient le ciel. Tout 4 coup, en méme temps que le
vent cesse, les nuages s’entrouvrent et vous montrent au zénith
un ciel bleu. Amére dérision! L’effrayante machine avance tou-
jours et. en quelques minutes, elle vous a ressaisi. Quels instants
que ceux qui suivent la premiére bourrasque et qui en précédent
une seconde! Au milieu de ce cri gigantesque de Ja tempéte sif-
flant dans les agrés des navires, il y a un bruit plus sinistre en-
core; c’est celui du stream battu par le vent en sens contraire de
sa direction. On dirait la grande voix de la nature qui souffre et
demande grace, el ce cri fait trembler les plus braves. Ils sont
rares ceux qui ont échappé a la mort aprés avoir traversé le cen-
tre dun cyclone, et plus rares encore ccux qui en reviennent
avec toute leur raison. J’ai connu un officier qui disait que s’1J
. avait 4 passer une seconde fois par de pareilles épreuves, il pré-
férerait la mort. Heurcusement que les cyclones ne se rencontrent
pas tous les jours et surtout avec la méme violence. Si cela était,
il n'y aurait plus de navigation possible, car parfois ces météores,
dans leur course affolée, atteignent des centaines de navires. Tous
he périssent pas, mais bon nombre de ceux qui échappent a la tem-
pee sombrent en pleine mer faute de pouvoir atteindre a temps un
port de refuge.
Franklin, le premier, en 1770, trouva qu’a l’aide du grand cou- *
rant d'eau chaude voisin des cétes des Etats-Unis, on pourrait abré-
ger les traversées de )’Atlantique; mais cette découverte demeura
ecréie jusqu’a la fin de la guerre de I’Indépendance, afin que les
ais ne pussent pas en profiter. Jusqu’alors, le stream était peu
connu, au moins comme courant. On savait qu’en approchant de la
cdte on traversait une bande d’eau chaude; mais on ne lui soup-
connait pas un mouvement propre. Le seul ussge du stream a cetfe
322 LES ACORES.
époque était de servir aux batiments comme point de repére pour
connaitre leur position approchée, et aussi comme point de rela-
che. Bien des fois, en effet, il en est venu, fatigués par le froid ou le
vent coniraire, chercher dans ses eaux un peu de chaleur qui rani-
mat leurs équipages. Grace a Maury, qui a tracé le stream sur la
carte comme on y trouve le cours d’une riviére, les traversées des
navires 4 voiles entre l'Europe et les Etats-Unis sont réduites de plus
de soixante jours 4 moins de trente.
« Dans I’Océan, comme sur terre, dit Maury, dont j’aime 4 citer
le langage imagé et religieux, tous les étres vivants sont soumis a
‘influence des. climats. Envisagée 4 ce point de vue, la mer doit
avoir certaines fonctions spéciales, comme les courants. L’étude de
ces phénoménes révéle a chaque pas de nouvelles merveilles. On
ne tarde pas 4 voir dans celte masse liquide, qui semble inanimée
au premier abord, un vérilable monde, se mouvant et obéissant a
des lois déterininées. Plus on avance, plus l’impression de cette
harmonic devient saisissante. On comprend alors que cet ordre par-
fait ne peut étre l’effet du hasard, et qu’une Intelligence supréme a
du présider A celte prodigieuse mise en scéne..... C’est ainsi que le
chercheur voit dans le stream autre chose qu’un immense courant
d’eau chaude : il y voit une des preuves de cette ceuvre admirable
qui a adapté le ciel a la terre, et y reconnait l'un des plus puissants
agents météorologiques de notre globe. »
Les Acores doivent la plus grande partie de leur climat enchan-
teur au stream. Ce courant met vingt-huit jours 4 décrire l’are de
cercle qui le raméne de Terre-Neuve jusqu’aux abords de Florés
et de Corvo. Ces deux iles sont plus particuliérement exposées a
ses effets bons ou mauvais, et les cyclones viennent lécher leurs
cotes avant de se perdre dans le sud. Prés de la, on trouve des
millions de ces zoophytes nommés méduses, qui arrivent du golfe
du Mexique, ef qui sont destinées 4 la nourriture de la baleine. Par
un singulier jeu de la Providence, c’est le stream, dont ces animaux
fuient avec soin les eaux, qui leur sert de pourvoyeur. Corvo est sé-
parée de Florés par un canal de 4 kilométres ow l'on n'a pas
trouvé Ie fond partout. Elle doit son nom aux corbeaux qui dispu-
‘térent le terrain aux premiers colons. Il fallut, pour les chasser,
leur faire une guerre en régle. Corvo est la plus petite des Agores.
Elle a quelques lieues de long sur trois ou quatre de large, et scule-
ment un millicr d’habitants. La plus grande curiosité de l’ile, ce
sont des pierres 4 forme trongonique, nommées fulgurites, que l’on
y rencontre fréquemment. La foudre, en tombant dans le sable, le
vitrifie, et l’on trouve dans les pierres le trou laissé par l’étincelle
électrique. C’est 4 Corvo, suivant la tradition rapportée parle P. Cor-
LES ACORES. 593
deiro, qu'’était Juché le cheval légendaire, plongeant les picds dans
la mer et portant sur le dos un cavalier ékégamment vétu, monftrant
du doigt l’Occident. Un rocher escarpé qui, avec un peu de bonne
volonté, a la forme décrite plus haut, est la base de cette tradition.
De pareils faits ne sont pas rares. Au Brésil, prés de Rio de Janeiro,
il existe une montagne, le Corcovado, dont quelques sommets re-
préesentent le profil si connu de Ja maison de Bourbon. C'est un bon
presage pour le futur héritier de l’empire. A Taiti, une autre mon-
tagne, le Diadéme, montre la parfaite représentation d’une cou-
rome royale. On dit que cette apparence tend a disparaitre. Serait-
ce un signe des temps?
L'imagination brillante de Chateaubriand dut étre frappée. lors de
son passage aux Acores, de la légende du Cavalier de pierre. Dans les
Natchez, Chactas aborde 4 Corvo, et le grand écrivain lui préte les
sentiments qui l’agitaient quand 11 connut la tradition. Les voici,
lels qu'il les a mis dans la bouche de I'Indien: « J’approche de ce
monument extraordinaire. Sur sa base, baignée de V’écume des
lots, étaient gravés des caractéres inconnus. La mousse et le salpé-
tre des mers rongeaient la surface du bronze antique; lalcyon,
perché sur le casque du colosse, y jetait par intervalle des notes
langourenses; des coquillages se collaient aux crins et aux flancs
d'airain du coursier, et lorsqu’on approchait loreille des naseaux
ouverts, on croyait ouir des rumeurs confuses. »
Les Acores, placées, comme elles le sont, presque 4 égale dis-
lance de trois continents et au point de jonction des routes inva-
riables tracées au commerce des deux mondes, ressemblent 4 une
oasis au milieu du désert. C'est l’hdtellerie placée au carrefour
d’une foret, ou le voyageur s’arréte pour se refaire. Le canal de Suez
a peut-dire un peu diminué le nombre des batiments qui venaient
la reconnaitre; mais les Acores trouveront une large compensa-
lion dans l’ouverture projetée du canal de Panama. En ce moment,
"Angleterre seule emploie dans son commerce transatlantique plus
de 6,000 navires, jaugeant 4,000,000 de tonneaux, et la statistique
prouve qu’environ 2 pour 400 d’entre eux ont a souffrir de graves
avaries dans un rayon de deux cents lieues autour de |’archipel.
Jusqu’ici, ces navires ne trouvaient aux Agores que peu des res-
sources dont ils avaient besoin. La création de l’arsenal de Ponte-
Delgado comble cette lacune, et il n’est pas douteux, dés lors, que .
heureuse position des fles ne produise tout son effet. En méme
temps que le port s'achéve, on travaille & la pose d’un cable entre
San-Miguel et l'Europe, bienfait nouveau qui sera unc attraction de
plus pour le commerce maritime. .
Tonjours grace a ‘eur situation exceptionnelle, les Agores seraient
304 | LES ACORES.
le centre tout naturel de grandes compagnies de péche. Il y a long-
temps qu’on I’a dit: la péche est agriculture de la mer, et les
eaux avoisinant les Acores ne demandent qu’a se laisser cultiver
pour produire au centuple. La baleine y est assez rare aujourd'hui,
bien qu’on I’y rencontre; mais il s’y trouve des bande’ innombra-
bles de marsouins, de thons, une grande quantité de tortues ct
d'autres poissons. On pourrait, 4 volonté, faire chauffer les uns,
pour en extraire l’huile, et faire sécher les autres pour l’alimenta-
tion. Si enfin on exploitait la mer des Sorganes, les Agores seraient
encore désignées pour y établir les fourneaux d’incinération. En
laissant de cété le commerce et l'industrie, n'y a-t-il pas une trou-
vaille d’avenir dans les eaux thermales de San-Miguel? A présent
que les voyages sont faciles, pourquoi les malheureux qui viennent
demander 4 toutes les sources des montagnes le soulagement de
leurs maux, n’essayeraicnt-ils pas de celle de Furnas? Une saison
dans cette vallée, voila de quoi exciter la curiosité, surtout si la
mode s’en mélait. L’espoir de voir un tremblement de terre ou un
cyclone n’est-il pas fait pour tenter ces imaginations ardentes qui.
ne demandent 4 |’existence que des émotions? Cela est d’autant
plus attrayant, que l’on peut espérer voir ce spectacle grandiose
comme du fond d’une loge, le feu souterrain se faisant sentir tantét
dans un endroit, tantét dans un autre.
En voyant les Acores, j’ai été une fois de plus convaincu que la
prospérilé commerciale d’une colonie ne peut s‘établir que par la
liberté. Si l’on ne fait pas des villes de |’archipel des ports francs,
le commerce, si disposé 4 y venir, s’en éloignera. En méme temps
que la richesse publique, la prospérité diminuera, et, comme lors
de l’apparition de l’oidium et de la décroissance de la péche 4 la ba-
lejne, on verra un grand nombre d’immigrants aller demander au
Brésil et & la Californie de quoi vivre. Aujourd’hui encore, ils ont
conservé ces habitudes d’exil prises il y a quelques années; et si
beaucoup, comme nos Basques, reviennent aprés avoir réuni un
petit pécule, il en est d'autres qui restent 1a ot lé sort les a plan-
tés. Parmi ces derniers, on voit dans l’archipel bon nombre de jeu-
hes gens qui attendent que la prescription les place hors de I’at-
teinte du recrutement. Par une aversion incompréhensible, le Por-
tugais des Acores préfére tout 4 l'état militaire, et il n’est rien qu'il
ne fasse pour y échapper.
J’étais aux Agores en juin 1874, prét 4 lever l’ancre pour re-
tourner en France. A ce moment, un paquebot nous apporta des
journaux de Lisbonne annongant, aux derniéres nouvelles, sous
toutes réserves, il est vrai, des troubles graves 4 Paris, et cela sans
plus de détails. Nous parttmes sous cette impression. Contrariés
LES ACORES. 59%
par les vents, 11 fallut rester en mer plus d’un mois. C’est l’ennui
des voyages & ces époques. Souvent appuyé sur le gaillard d’ar-
riére, jenviais le sort de las vague, dont l’ondulation allait en
quelques heures se perdre aux rives de la patrie. Si seulement,
en déferlant au rivage, elle avait pu rouler avec elle quelques-unes
de mes pensécs! Mais non, la science n’a pas encore trouvé le moyen
d'utiliser ce pigeon voyageur d’un nouveau genre, et il fallut, pen-
dant un long mois, ronger le frein de mon impatience. Enfin, un
soir, la vigie annonce un point lumineux a Vhorizon. Soudain le
ceeur bat, car le phare grandit, et l'on a reconnu le phare d’Qucs-
sant: c'est la France qui approche! Ceux-la seuls qui ont res-
. senti de pareilles émotions savent la joie que cause un few, long-
temps espéré, qui tout 4 coup sort des flots. Cette lumic¢re trem-
blotante ot le regard peut enfin se reposer au milieu du vaguc de
l'horzzon, c’est la patrie retrouvée! Que s’est-il passé, pendant l’ab-
sence, sur cette terre qui porte vos affections et vos espérances? La
République, l’Empire, la Monarchie, la guerre civile et ¢trangére,
de phare me parlait de tout cela. J’avais dans l’oreille une sorte de
bourdonnement accompagné d’un tintement de glas funébre, d’une
odeur de sang et de poudre; je voyais en réve l’incendie des lieux
aimés allumé par les passions des partis. Enfin on signale une
barque devant, et le navire est trop lent au gré de mes désirs. C’é-
tait le pilote. « Eh bien! pilote, lui dis-je avec anxiété, dés qu’il fut
4 bord, voila trois mois que nous sommes dehors : quclles sont les
nouvelles? — Oh! mon Dieu! monsieur, pas grand’chose; la péche,
cette année, ne va pas trop mal. » Voila la réponse de cet homme,
électeur et éligible! Pour ces gens-la, le 4 Septembre ou le 24 Mai
se résument dans la hausse ou la baisse sur le maquereau !
Outvise pe CEIvMaR.
1D
2
2 Jour 1875.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS'
XIV
LA FILLE DE TATIANA.
Deux mois s’étaient écoulés depuis les événements que nous avons,
racontés. La maison Lanine était plongée dans la tristesse. Le
nabab n’était pas revenu, et n’avait fait parvenir aucune nou-
velle rassurante. Wladimir était en prison, au secret. Trois jours
aprés son arrestation, Akouline Ivanowa relachée, n’avait fait que
confirmer les craintes de Tatiana. Elle avait subi un interroga-
toire minutieux, et elle convenait, avec des larmes, que ses ré-
ponses ne pouvaient avoir aucune influence favorable sur la des-
tinée du comte, car elle ne savait absolument rien. La mort subite
de Vadine Gromoff était un fait indiscutable. Elle n’avait pas
osé formuler les soupgons, sans preuves, qui avaient envahi son
4me. Le procureur impérial |’avait questionnée sur les habitudes,
le genre de vie, la fortune de ses maitres: elle avait répondu la
vérité, protesté de l’innocence de Wladimir; mais elle n’avait pu
donner aucunc indication. On l’avait relachée, en l’avertissant
qu’elle était sous le coup d’un proces pour insultes 4 la justice.
— Le procureur, dit-elle 4 Tatiana, est un ennemi acharné.
Tatiana, 4 ces mots, avait eu un triste sourire, et, sans répon-
dre, elle avait embrassé sa fille, en tui demandant brusquement :
— Vous sentez-vous toujours le courage de vous sacrifier pour
votre pére, Alexandra?
La jeune fille l’avait regardée longuement, et avait répondu :
— Je vous ai dit déja, maman, que j’étais préte; mais Je ne vous
comprends pas.
‘ Voir le Correspondant des 25 mai, 10 et 25 juin, 10 juillet 1875.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 327
Tatiana, si maitresse d’elle cependant, s’était enfuie pour dissi-
muler un sanglot qui montait 4 sa gorge. Akoulina Ivanowa et
Alaandra s’étaient regardées avec étonnement.
— Qu’a donc ma mére, avait demandé mademoiselle Lanine, et
qu signifient ces réticences?
dkoulina Ivanowa, sans répendre, sans savoir pourquoi, avait
éclaté en sanglots.
Cependant les jours suecédaient aux jours, sans amener la moin-
dre modification dans l'état d’attente des. habitants de l’hétel La-
nine. La méme incertitude anxieuse pesait sur la maison. Le corps
de Yadime, aprés une autopsie indispensable pour constater I’em-
poisonnement, avait été enlevé. Peu 4 peu, le bruit d’un crime
célebre s’était. répandu dans Saimt-Pétersbourg, et Ies journaux .
racontaient Vhistoire chacun selon ses impressions; mais fous
désignaient le coupable par les initiales: C L..... Tatiana, en
lisant un journal, vit ses initiales; et, en se souvenant de ces
‘mémes lettres s’étalant jadis sur le portefeuille de Schelm, elle |
compara sa situation du moment aux jours de malheurs oubhés.
Comme jadis, elle se voyait détaissée, abandonnée, méprisée méme,
par ses amis et ses parents. La porte de l’hétef, quinaguére tournait
sur ses gonds 2 tout moment pour introdutre des nombreux cour-
tisans, restait tout le jour immobile. Les hommes, si empressés a
prévemr ses moindres désirs, la saluatent maintenant avee une
nonchatance dédaigneuse et malveillante. La situation d'un accusé
est la méme sous tous les régimes, ct les Tots qui ont nivelé les
castes sont restées muettes sur le chapitre de Fa commisération.
On se détournait de la femme du criminel de droit commun comme
on s'élait détourné jadis de la femme du crimine? d’Etat. L’accusé
esten proie au dédain avart que sa eulpabilité en sort prouvée. Fathana
songeait a tout cela, et devenait de plus en plus triste. Les conditions
dela vie avaient été medifiées, les années avaient passé sur les tradi-
lions de l’antiqnité, mais les hommes étaient toujours les mémes :
laches, intévessés et incrédules au bien. Alors il vint wun moment
ou cllecompara ceux qu’elle voyait tous les jours 4 cet ami qu’elle
Davait coanu que dans. les moments de lutte, 4 cet orgueilleux dé-
classé dans la vie. duquel chaque minute. était un combat, et cette
Comparaison lui suggéra des pensées qu'elle voulut éloigner, sans y
parvenir. Elle avait comparé Muller 4 Wladimir, l'homme bon,
doux, bienveillant, qui n’avait jamais déwié de la ligne de conduite
tracée par les lois sociales, & l’étre énergique, opinidtre, cruel ct
ambitieux qui s’était toujours. révelté contre les exigences mesqu!-
Nesde Ia vie, et elle avait constaté avec terreur que la comparaison
328 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
n’était pas al’avantage de son mari; que son imagination, en s’exal-
tant, admirait le révolté et dédaignait le sujet soumis. Elle fut épou-
vantée, en constatant que sa pensée, pendant une seconde, s’était
détournée de ceux qui acceptent les devoirs tracés par la législation
des hommes, pour s’arréter 4 ceux qui les méprisent. Alors, fré-
missante, haletante, elle décida qu’elle ne resterait plus seule avec
ses souvenirs; qu'elle n’attendrait plus le résultat des démarches de
l’homme en qui elle avait mis sa confiance, mais que, pour chatier
son dme de cette pensée criminelle, elle la tiendrait dans une acli-
vité forcée, et elle résolut de faire auprés de ses anciens amis des
démarches qu’elle savait devoir étre infructucuses et humiliantes,
mais qui la reléveraient 4 ses propres yeux. Elle se décida & aller
partout proclamer l’innocence de son mari, 4 subir les mécomptes,
mais a porter, pendant le temps de l’instruction, la téte haute, a
refouler dans son 4me les incertitudes et les doutes, et 4 montrer
aux indifférents cette assurance hautaine qui prédispose l’opinion
publique en faveur des audacieux.
Mais probablement une autre cause de tristesse assombrissait ses
traits, car, en se regardant dans une glace, elle vit combien il lui
serait difficile de simuler une assurance qu'elle n’avait pas.
— La vie de mon mari est une suite de malheurs immérités, se
dit-elle; et cependant Dieu, en le créant, le fit riche et puissant.
Les hommes sont des bétes fauves. Ils s’attaquent & ceux quils
savent inoffensifs; ils insultent les timides ct persécutent les bons!
J’ai sacrifié ma jeunesse 4 Wladimir; maintenant je serai peut-dtre
obligée de lui sacrifier ma fille. Il ne sait pas se défendre lui-mémce.
La trop grande bonté est un vice. Si Muller était le pére d’Alexan-
dra il n’en serait pas ainsi.
Alors, frissonnant & cette pensée, elle se précipita dans I'anti-
chambre en criant :
— Ma voiture! Pourquoi ne m’avertit-on pas qu’elle est préte?
Décidée a affronter tout, 4 donner, par sa contenance, le change
4 Popinion publique sur les angoisses de son Ame, elle sortit de
Vhétel.
— Cette fois encore je sauverai Wladimir! le faire... Il faut pour
cela refouler la souffrance jusqu’a l'heure du sacrifice.
Elfe alla chez ceux qu’elle fréquentait auparavant. On n’osa pas
la consigner. Elle passa partout, le front haut, le regard superbe,
sans paraitre faire attention aux murmures qu’excita sa présence
et 4 la froideur de l’accueil.
Ceci dura plusicurs jours, et, dans les salons de Saint-Pétersbourg,
c’était le sujet de toutes les conversations.
FONCTIONNATRES ET DOYARDS. 329
— La comtesse Lanine est persuadée de l’innocence de son mari,
disait l'un.
— Cependant, répliquait l'autre, l’empereur |’a abandonné 4 la
justice réguliére.
— Les débats seront intéressants, ajoutait un troisiéme.
Ces bruits arrivérent 4 l’oreille de Tatiana. Elie sourit tristement.
— Qui, je suis sire de le sauver, mais a quel prix?
Un jour qu’elle rentrait chez elle pale comme la mort, tremblante
et exténuée, elle s’écria, en se jetant sur son lit:
— Mon Dieu ! ce calice ne peut-il étre éloigné de moi! N’ai-je done
plus que cette espérance?
Et elle murmura, comme honteuse de sa pensée:
— Muller ne vient pas! se pourrait-il qu’il m’eut oubliée?
Pendant que Tatiana visitait tout Saint-Pétersbourg, le sourire
aux lévres, mais la mort dans l’4me, Alexandra Lanine restait seule
a Vhotel, et ne voyait sa mére qu’aux heures des repas. Alors
assurance factice qui accompagnait la comtesse dans le monde
labandonnait, elle se jetait, sanglolante, abattue, dans les bras
de sa fille, et les deux femmes pleuraient amérement.
La souffrance, la contrainte dans lesquelles elle vivait avaient
amené des rides profondes sur le front de Tatiana; sa fille étudiait
cette douleur profonde, condensée, terrible. Elle ne questionnait
pas la comtesse; elle ne l’osait pas, sa contenance |’épouvantait.
Ne sachant pas la raison de ses continuelles absences, elle crut
que Tatiana faisait des démarches qui ne réussissaient pas.
Et quand, le lendemain, seule dans |’immense hotel, elle son-
geait au procés, les pensées les plus tumultueusces se pressaient dans
son jeune cerveau. Peu a peu, la solitude, la jeunesse, !’inexpérience,
lui firent faire le raisonnement suivant :
— Certainement ma mérc est une femme supéricure ; mais peut-
tire se trompe-t-elle et ses démarches sont-elles mal dirigées? Car
enfin mon pére ne peut étre coupable! |
Elle se souvint des histoires dont avait été bercée son enfance et de
'épopée sibérienne tant de fois racontée par Akoulina Ivanowa.
— Ma mére a sauvé mon pére: pourquoi ne le sauverais-je pas?
mol aussi !
Une nuit, elle fut saisie d’une sorte de pressentiment mystérieux.
e se dit que peut-étre elle trouverait une solution, et dans ses
longues heures de solitude elle se mit 4 la chercher.
_ Uhistoire de sa mére, dont le dévouement avait servi de légende
a son enfance, lui revint 4 l’esprit.
350 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Ma mére parle de sacrifice, mais elle ne me dit pas ce qu'elle
attend de moi. Pourquoi n’en prendrai-je pas P initiative?
Et comme elle voyait Tatiana tous les jours plus triste et plus
découragée, son jeune cerveau travaillait plus ardemment pendant
les longues nuits sans sommeil, et toujours a4 son esprit se présen-
tait une espérance folle de contribuer spontanément, individuelle-
ment, au salut de son pére. L’exemple de sa mére, stimulait son
énergie; et, imprudente dans son exaltation, elle résolut de cacher
ses impressions et ses résolutions 4 la comtesse. Tatiana, abattue
par la douleur, & laquelle elle se laissait aller sans réserve en pré-
sence de sa fille, ne remarquait rien de ce qui se passait dans l’4me
de celle-ci. :
Le deuxiéme mois de l’arrestation de Wladimir la fermentation
de l’esprit de la jeune fille arriva 4 son comble.
C’était le soir, Tatiana était sortie aprés diner pour assister 4 une
réception officielle. Cherchant 4 dissimuler sa pAleur, elle s'était fait
mettre du rouge, elle qui détestait le fard; et, aprés avoir essuyé une
larme, elle était partie 4 huit heures du soir, laissant sa fille seule
dans I’hétel. Ce jour-1a, la grande salle, aux lourdes tentures, parut
plus sombre encore 4 Alexandra, et son isolement lui devint insup-
portable.
— Si je prouvais cependant que je puis agir, moi aussi, dit-elle?
La solitude fut cause que toutes les pensées, si longtemps éloi-
gnées de son cerveau, y revinrent en foule. Avant de quitter le sa-
lon, Tatiana, qui se sentait la gorge séche, s’était fait apporter un
verre d'eau sucrée. Ce verre était resté sur la table; le regard d’A-
lexandra s’y arréta par hasard et elle tressaillit de tout son corps.
— Dakouss! cria-t-elle. Nous avons oublié le médecin; je l’ai vu
appréter le brenvage.
Elie comprima son front dans ses mains.
— Ce ne peut étre un scélérat. Il est fat et ridicule, mais criminel,
non! C'est quelque erreur. La est Ia solution.
Et alors de jalon en jalon, sa mémoire récapitula tous les faits
des derniers jours: la déclaration du médecin, sa contenance en
présence de son pére.
— Non, ce n’est pas un empoisonneur! Une maladresse, peut-
étre. Si je m’adressais 4 lui!!! fl a dit qu’il m’aimait, si je faisais
parattre devant ses yeux un avenir qu'il n’ose réver.
Elle se souvint parfaitement que Dakouss fui avait dit qu’il allait
demeurer au phalanstére de !’Asiatique. Ce mot de phalanstére s’é-
tait incrusté dans son esprit. Elle se frappa le front.
— 8i j’allais chez cet homme, si je le suppliais, si je lui propo-
sais ma main, pour prix du salut de mon pére. Ml doit savoir quel-
FONCTIONNAIRGS ET BOYARDS. 351
que chose; mais il a peur. fl m’en veut peut-¢tre de mon rire. Eh
bien! je m’en excuserai. Je l'épouserai, méme s’il le faut! Et si
aprés... ce sacrifice me paraft trep douloureux, j’entrerai au cou-
vet, aprés avorr enrichi Dakouss.
— Est-ce un sacrifice cela? demanda-t-elle 4 un mterlocuteur
invisible? Et alors, tout a coup, 's‘exalfant, elle se mit 4 marcher
de long en large.
— Qui, cette démarche serait décisive, se dit-elle; mais que dirait
ma mere? Elle m’approuverait. Ah! si elle pouvait revenir, je me
Jetterais 4 ses pieds, je la supplierais...
Tout 4 coup ele se redressa, l’impatience montait comme un flot
et envahissait tout ‘son étre. Elle avait la soif du sacrifice.
—— Ge verre, ‘c’est la solution; le médecin doit tout savoir; quel-
que chose me dit qu’rl m’ attend.
Elie s'élanca vers la porte; son exaltation était arrivée 4 son
oomble : elle crut avoir trouvé l’idée cherchée depuis si longtemps,
et elle était en proie 4 ta fiévre de l’exécution.
— Non! cria-t-efle, je ne puis attendre, et puis, qui sait? ma
mére me le défendrait peut-ttre...
Elie saisit un couteau-poignard qui servait de couteau & papier,
et le mit dans son corsage.
—Je me défendrai avec cela dans les rues; au phalanstére,
a-f-1 Git, tout Ie monde vit en commun. La encore, je n’ai rien a
craindre.
Elle jeta une mantille sur ses épaules, ouvrit la porte du salon,
traversa l'antichambre au milieu des domestiques stupéfaits et
descendit dams la rue.
X¥
LESCAPADE DE SCHELM.
Or, le maéme jour, le 20 mars 4866, il n’était bruit, dans le quar-
tier des italiens, que d’une promenade entreprise par le baron de
Scheimberg, dont les voisins n’avaient jamais, depuis quinze ans,
apercu les traits. Le 4“ mars, an demestique étart entré chez !’é-
béniste, dont la boutique se trowvait en face de Phdtel, et lui ‘avait
commandé ume chaise destinée 4 transperter un paralytique, faite
de telle sorte qu'elle put s’adapter aux cowssins d’une caléche-trai-
neau. Le domestique avait ajouté que l’en ne regarderait pas au
prix, mais qa’il fallait absolument que te meuble fat prét dans la
Semaine, car le baron de Schelmberg désirait sortir en voiture et
502 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
profiter du soleil qui, depuis quelques jours brillait sur Saint-Pé-
tcrsbourg dans toute sa clarté.
_ L’ébéniste exécuta la commande, et, aprés avoir livré la chaise
et avoir été payé, il raconta partout que le mystérieux paralytique
allait apparaitre aux regards du public. :
La stupéfaction se changea bientdt en curiosité, et, depuis trois
jours, aux abords de )’hétel de Schelmberg, un groupe de curicux
stationnait cn permanence.
Mais, pendant ces trois jours, rien ne satisfit la curiosité des ba-
dauds, et rien ne bougea 4 Vhotel. _
Cependant l’ébéniste avait dit la vérité. A l’étonnement indescrip-
tible de la baronne, Schelm lui avait annoncé, quelques temps aprés
l’arrestation de Wladimir, qu’il se sentait beaucoup mieux; qu'il
voulait sortir un soir et voir encore une fois les hommes. La ba-
ronne d‘abord n’en avait pas cru ses oreilles; mais Schelm lui avait
signifié ses volontés, tout en lui expliquant cependant, qu’aprés
avoir consulté les médecins, il avait fait constater qu’il était trans-
portable. En effet, les médecins avaient dit qu’il n’y avait pour le
paralytique aucun danger de respirer un peu l’air extérieur. Quant
4 la difficulté de la transportation, elle pouvait étre éludée grace au
perfectionnement de la mécanique.* Il fallait une chaise se plant
a ‘volonté et pouvant entrer dans une caléche. Schelm avait d’abord
hésité. Il ne se séparait pas volontiers de son fauteuil a surprises,
dans lequcl il se sentait invulnérable; mais son hésitation dura
peu, et, sur les indications d’un mécanicien célébre, il commanda
sa chaise. ,
Donc, le 10 mars 1866, 4 cing heures du soir, le groupe de cu-
rieux, qui stationnait depuis quelque temps devant la porte de
hotel, était plus compacte que d’ordinaire, car on venait d’aper-
cevoir une voiture dans la cour et quatre domestiques sur le perron.
Le baron allait apparaitre.
En effet, c’était le jour marqué par Schelm pour sa premiére
sortic. Le matin déja, il avait averti sa femme qu’elle ne l’accom-
pagnerait pas, et, avec sa brusquerie habituelle, i! lui avait dit :
— Cette promenade est une véritable féte pour moi; je respirerai
un peu d’air frais, et je ne vous sentirai pas, pendant plusieurs
heures, 4 cdté de moi. Darine m’accompagnera. [1 m’a amené un
homme qui a déja été au service d’un paralytique. Je n’ai besoin de
personne. Que l'on me transporte et qu’on attende mon retour.
Comme je ne quitterai pas ma voiture, je ne veux pas gater mon
‘plaisir par votre présence.
Malgré les supplications de la baronne, Schelm fut inflexible. A
cing heures et demie, la porte de l’hétel fut ouverte a deux battants,
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 305
etSchelm, étendu dans sa nouvelle chaise-voiture, apparut sur le
perron, suivl par ses domestiques; puis on démonta les roues du
fauteuil que l’on mit dans la Seite, et l’on hissa le paralytique
dans la caléche.
Le soletl couchant revétait de teintes roses les murs blancs de
l'hotel. Schelm ferma d’abord son ceil rouge & la lumiére du jour,
qui parut lui produire une impression désagréable. Puis, s’ha-
bituant peu a peu, il regarda autour de lui et sembla ressentir un
bien-étre réel en aspirant l’air a pleins poumons. Darine s’assit 4
ses cétés, le domestique, nihiliste déguisé, monta sur le siége, et
la voiture s’ébranla.
— Dieu! qu’il est laid, dirent les comméres en regardant de-tous
curs yeux cet homme qu'on n’avait pas vu depuis quinze ans. .
La voiture s’engagea dans la perspective de Newsky. Schelm si-
lencieux plongeait son ceil avide dans la foule des promeneurs,
et était tout entier 4 ce bonheur de ’homme qui revoit le soleil
aprés une longue nuit.
— Cest bon lair, dit-il, états-je béte de vivre enfermé!
Il saisit tout & coup la main de Darine.
— Savez-yous que je suis presque heureux, murmura-t-il.
Puis se penchant en dehors, il dit :
— Tiens! voila le magasin anglais, les arcades dela Millionnaya,
lAmirauté!...
ii riait comme un enfant. Darine constatait avec étonnement cette
satisfaction naive. ®
Tout 4 coup, Schelm s’interrompant :
— Assez ! parlons de nos affaires, dit-il.
Te sourire disparut de ses lévres, et il ajouta :
— Je me suis confié 4 vous. Depuis de longues années, c’est la
premiére fois que je quitte mon cabinet... Mon infirmité me fait fa-
talement l’esclave de ceux qui m’accompagnent. II est vrai que la
curiosité publique est ma sauvegarde.
Darine écoutait, en souriant, car les défiances du paralytique
Pamusaient, comme |’ayait amusé son enthousiasme enfantin, a
Vaspect des rues qu’il n’avait pas apercu depuis tant d’années.
— Vous étes le chef respecté..., répondit-il.
— Hum! hum! répliqua Schelm, je ne suis pas le chef, vous le
savez bien. Ce nabab m’intrigue.... Pourquoi un Indien est-il a
notre téte... Vous l’avez vu Darine? Quel homme est-ce? J’ai entendu
parler de Iui. Ma fille a été & son bal. Ce ne doit pas étre un homme
ordinaire. Pourquoi est-il venu dépenser sa fortune et son activité
cn Russie ? |
334 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Vous savez que la Sibérie recéle de nombreuses seciétés
secrétes.
— De la Sibérie a V'Inde, il ya lein... Eafin, peu importe, je le
verrai ce soir méme. Grace au ciel, je suis assez valide encore pour
assister 4 la réunion, ume sewle séance me suffira. Je connaitrai
cet homme; 4 la rigueur je le compreads. Nous avancons dans
lAsie centrale. Tét ou tard, l’inde aura des relations avec nous.
Hé ! hé! ce nabab est certainerment un homme intelligent.
— N’en doutez pas, et il connaft @ fond la Russie. Savez-vous qu il
m’épouvante? il avait couvert de sa protection le comte Lanine, et
je crains..... :
— Bah! je lui expliquerai les raisons qui m’ont poussé 4 agir
comme j’ai fait, H me comprendra, s'il est dévoué a | ceuvre.
— Oh! de tout cour. Il m’avait dabord menacé de faire inter-
venir l’autorité. Je hui ai dit que cela m’était indifférent, que mes
fonctions me plagaient aw-dessus da soupcen, mais que cela pour
rait nuire a l’ceuvre, et aider 4 découvrir toutes les menées souter-
raines; il a courbé la téte et a répendu : « C'est bien! je m’ab-
stiendrai, mais je convoquerai une réunion extraordinaire, et je
porterai cette affaire devant le Ceatre ct le Mystare.
— Qui! vous m’avez dit cela, et c’est uac des raisons qui m’ont
décidé a sortir. Je vous le répéte, tout s’arrangera. Ce procés aura
un retentissement immense. Etes-vous avancé dans |’instruction ?
— Les débats vont s’ouvrir 1a semaine prochaine?
— Bravo ! Vos greuves sont irrécusables ?
— Irrécusables!
— Et ce médecin, le tenez-vous toujours en votre puissance?
— Qui et non. Bello ct Poleno l’ont laissé aller, mais H est sans
argent. H a &é malade tout un mois, et j'avais perdu compléte-
ment sa trace; mais, depuis trois jours, j'ai sw qu'il était revenu au
phalanstére, ol: personze, naturellement ne |’a recennu, et qe’il a
demandé aprés moi, Il veut évidemment de l’argent, et désire quit-
ter la Russie. Je suppose que mous le verrons aujourd'hui. Je le
ferai partir pour |’étranger.
— Nom pas, imterrompit vivement Schelm, gardez-le ici.... en-
fermé, si c’est possible, jusqu’a la fim de ’affaire; les chemins de
fer ont rapproché les distances; an témoin, aujourd'hui, est tout
aussi dangereux 4 Madrid que. sur ia Perspective. Ah! mon cher
Darine, soupira Schelm, les temps sont bien changés, i] a’y a plus
ren 4 gagner du cOté de l’autorité, voilé pourquei je me suss fait
sihiliste. Nous me sommes plus rien. Non..., mais ne le perdez pas
de vue, et s'il vient aujourd’hui, enfermez-le dans un trou queicon-
FONGTIONNAIRES ET BOYARDS. 350
gae; vous le relacherez aprés la cléture des débats, et Venverrez
trés-loin, en Amérique.
— fi faudra Yenrichir!
— Non pas!... lui donner une pension suffisante 4 peine, pour
quil vive, rien de plus: servir cette pension pendant trois ans, et
puis lui couper brusquement les vivres : de cette facon, il ne pourra
jamais revenir. Un complice pareil est toujours dangereux. Ah!
soupira Schelm, si l'on était encore dans les anciens temps, quelle
bonne recrue c’aurait été pour la Sibérie. Enfin!... Vous étes sar
qu'il viendra aujourd'hui? |
—fll’a annoncé a ses anciens camarades du phalansteére. Il n’a
pas ditson nom, mais j’ai été averti qu’un homme hideusement
mutils me demandait. Vous comprenez que je!’ai reconnu.
— Avouez que je vous ai donné 1a une riche idée : défigurer cet
homme, c’était le seul moyen de tenir votre parole. Hé! hé! hé! ila
di crier.
— lla gueulé comme un ane!
— He! hé! hé! hé!
— le nabab indien n’a pas approuvé votre idée. C'est une tor-
tare indigne, a-t-il dit.
— Oui! oui! des sentiments ! je connais cela.
— Cet Indien me géne, il a un regard, une fagon de procéder...
puis Ivan Kolok Jui est inféodé et la richesse de ce Sibérien en fait
une puissance parmi nous.
— Bah! répondit Schelm, laissez-moi faire. J’ai su, dans ma
jeunesse, endoctriner le tzar Nicolas : ce serait bien le diable si ma
diplomatie échouait devant ce principicule indien, que j’espére,
dans un temps donné, renvoyer dans ses Etats. Car, mon cher
Darine, cette affaire de Wladimir achevée, je me jette en plein dans
le nihilisme. Je veux étre un des chefs suprémes : vous saves que je
vous ai promis mon concours, cela vous est dil.
Darine ne répondit pas directement.
—llest prés de sept heures, dit-il. Ne croyez-vous pas, qu’il se-
rait temps de nous rendre au phalanstére ; 1a police n’en surveille
plus les abords, cependant, comme ils savent que nous nous réunis-
sons aujourd'hui, je crois qu’il est prudent, pour vous, de venir
avant Yheure. J’ai convoqué les fréres pour sept heures.
— C'est bien, donnez vos ordres au cocher.
D respira longuement. |
— Cest bon! le grand air, murmura-t-il. ;
Datine ordonna au cocher de tourmer bride et de s‘arréter au com
de Ia perspective de l’Assomption. Pendant le trajet, le procureur
336 FONCTIONNAIRESEET BOYARDS.
n’adressa plus la‘parole 4 Schelm, qui semblait tout entier au plaisir
de regarder les passants dans la rue.
La voiture s’arréta; le nihiliste déguisé descendit du siége,
parla bas a Darine, et dit au cocher :
— Attendez ici, Son Excellence désire se faire trainer un peu.
On transporta d’abord la chaise longue et Schelm lui-méme sur
le trottoir. Il faisait sombre, personne ne remarqua ce cortége
étrange. Quatre hommes se détachérent de l’enfoncement d’une
porte cochére, 4 la distance d’une rue adjacente 4 la perspective,
et suivirent Schelm. A sept heures et demie la chaise du paralyti-
que s’engouffra dans }’allée du phalanstére de l’Asiatique. L’esca-
lier était silencieux. Les quatre hommes saisirent Schelm dans
lcurs bras robustes, et le portérent au deuxiéme étage, dans la salle
des conférences. La salle était déserte; seul, Poleno s’y trouvait
déja, occupé 4 ranger les chaises, car une conférence avait été
annoncée pour le soir, destinée comme c’était ’habitude, 4 servir
de paravent 4 la réunion du Centre.
Schelm l’apercut dans la demi obscurité.
— Quel est cet homme? demanda-t-il 4 Darine.
— Un fanatique convaincu.
Darine introduisit la clef dans la porte -secréte et fit entrer
Schelm dans le réduit mystérieux, puis ressortit et se dirigea vers
Poleno.
— La réunion ‘est pour huit heures, lui dit-il, il faut que la con-
férence soit achevée 4 neuf heures.
— C’est bien! °
— Dakouss est-il venu?
— Qui!
— Dites-lui qu'il attende, s’il revient ce soir...
— ila promis de revenir.
— Tout va bien.
Darine parla bas 4 Poleno, qui lui répondit par un signe d’as-
sentiment, puis les deux nihilistes se séparérent, Poleno se dirigea
vers l’escalier, et Darine retourna au réduit mystéricux, pour tenir
compagnie a Schelm. .
XV
LA REUNION DU MYSTERE.
Le Phalanstére ressemblait a une immense usine. Toutes les fené-
tres brillaient, et la rue était pleine de nihilistes qui, aprés avoir
- FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 337.
écouté un discours tendant 4 prouver que la pierre est supéricure
3 homme, parce qu'elle n’a besoin de rien, sortaient de la con-
ference qui venait de s'achever. Les six sections du Phalanstére re-
gorgeaient de monde, et celle ob nous avons introduit le lecteur
au commencement de cette histoire paraissait privilégiée. On y
prenait le thé traditionnel, et une compagnie nombreuse y était
réunie.
Bello, Poleno et Arsenieff n’assistaient pas 4 la amenae: mais en
revanche l’imprimeur, les trois étudiants et 1a petite femme brune
avaient amené de nombreux invités, rencontrés dans la sallé des
conférences.
On n’était pas encore attablé. La plupart des invités étaient grou-
pés dans le couloir, ct examinaient avec une curiosité dédaigneusc
un homme 4 Ja figure horriblement cicatrisée, aux yeux rouges, aux
sourcils brilés, 4 la chevelure hérisséc, que les nihilistes, en des-
cendant, avaient trouvé dans le couloir de la section.
L'aspect repoussant de cet homme excitait une curiosité mal-
veillante parmi les sectaires, et sa voix rauque et profonde les
égayait grandement. A chaque éclat de rire les traits de cet homme
se contractaient, et il langait aux rieurs des regards furieux. Ce
n’était évidemment pas fa premiére fois qu’il était venu au Pha-
lanstére, car les étudiants lui parlaient comme a quelqu’un dont
ils avaient ’habitude de faire un plastron.
— Tu cherches toujours, bel Adonis, le procureur Darine? di-
sait un étudiant. Eh bien! sois satisfait, il te recevra aujourd’hui.
— Oui, dit un autre étudiant, il t’a reconnu sans t’avoir vu; nous
lui avons dépeint ton visage.
— Hé! hé! hé!
ll parait que chez ces messieurs l’égalité disparaissait devant la
laideur, car un des invités dit :
— Comment oses-tu te promener dans la rue avec une frimousse
pareille?
— Il ne sort que la nuit, dit le premier étudiant.
— Ah! c'est différent; il peut, la nuit, faire des conquétes.
— Es-tu aimé? demanda la petite femme.
L’homme eut un geste de désespoir et ferma les poings; ses
yeux lancérent un éclair de rage : un éclat de rive lui répondit :
— Oh! murmura-t-il, maudits!! !
— Que murmure-t-il?
— Il n’est pas content.
L’homme se calma.
— Je verrai le procurcur? dites-vous.
— Qui, attends-le! Seulement, tourne ta ftimousse du cété du
338 FONCTIONNAIBES ET BOYARDS.
mur; nous allons prendre le thé, tan aspect n'est pas régalant.
A ce moment retentit un faible coup de:sonnette a la porte.
— Quyrez! dit la petite femme. |
— Quelque invité?
— Qui, probablement ;, ouvrez !
Une femme voilée, élégamment mise, 4 la tournure distinguée,
apparul sur le seuil. A l’aspect de ce groupe délabré elle recula.
— Tiens! une femme!
— Et une jolie femme!
— Entrez!
— C’est une néophyte.
—— Entrez! entrez!
— Quel est ’heureux martel...
La femme se raidit contre l’épouvante, et. s'avanca.
— Le docteur Dakouss? demanda-t-elle.
— Ah! ahl
— Hé! hé!
— Le beau docteur! Voyez-vous cela!
— Il était trop beau pour demeurer ici longtemps; ui a dis-
paru.
La femme frémit sous son voile.
— Il n’est plus ici? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
L’homme 4 la figure mutilée s’était approché; et ses yeux sem-
blaient vouloir percer le voile qui recouvrait les traits de la visi-
teuse. En entendant sa voix, il tressaillit et s’avanga vers la porte.
Une explosion de rire l’arréta au passage :
— Eh! ou vas-tu?
— Charmante étrangére, le beau Dakouss a disparu, mais nous
pouvons vous donner en échange un spécimen presque aussi ma-
gnifique que lui. Regardez-le ! il est devant vous...
Dakouss sortit en passant derriére la femme voilée. Le bruit de-
vint alors assourdissant.
— Il se cache!
— Avez-vous vu sa figure, belle dame?
La petite brune s’avanga.
— Voyons, dit-elle, laissez parler madame. Que désirez-vous, la
belle? demanda-t-elle.
La femme voilée eut un mouvement d’indignation.
— Qu suis-je, dit-elle, et pourquoi m’insultez-vous?
— Ah! ah! on Vinsulte!
— Parce qu’on lui dit que son docteur n’y est pas...
— Ah! ah! .
Un des étudiants :
FQNGTIONNAIRES ET BOYARDS. 539
— Dakouss n'est resté ici que trois jeurs; il a disparu sans
laisser de traces. On prétend que lia justice le recherche pour l’af-
faire Lanine. ll se cache ou il est parti ; faites-en votre deuil; mais
si A sa place: veus voulez cheisir...
La femme éclaia en sanglots :
— fl faut que je le voie.
— Il vous a abandonnée?
— Vous m’avez pu ke retemr?
— Choisissez parmi nous ; nous sommes plus fidéles.
— Venez prendre le thé.
— Eatvez, voyons! en vous cachera..
— Elle a un jodi pied!
— Ki une taille!...
— Allons! a table!
La femme voilée les écarta dun geste souverain.
— Arriére! cria-t-elle, vous ne savez pas 2 qui yous parler !
— Eh! c'est une cemtesse!
— Une duchesse !
— Liimpératrice !
— Ha! ha! ha!
Elle se dégagea, et se trouvant auprés de la porte, sortit brus-
quement, poursuivie par les éclats de voix, et descendit quatre
4 quatre les escaliers sombres.
Sur le palier elle s’entendit appeler dans l’obscurité; une main
brutale la saisit et elle poussa wn cri de fraycur.
— Vous demandez le docteur Dakouss? lui dit une voix a |’o-
reille. Je puis vous le faire voir.
— Oh! cria-t-elle, ma recomnasssance...
— Suivez-moi, alors !
— Ou cela?
— Aun endroit o& vous verrez celui que vous cherchez.
La femme eut un instant d’hésitation, mais cette hésitation ne fut
pas de longue durée.
— Ma mére, pensart-elle, a traversé seule la moitié de l’empire,
et jhésiterais & suivre un honame dans Saint-Pétersbourg. Ce serait
de la ldcheté.
Elle prit la main qu’on lui tendait.
— Cest bien, monsieur, dit-elle, je vows suivral.
L’homme se mit & monter l’escalier de la maison.
— Ou me eonduisez-vous?
L’homme ne répondit pas, et continua 4 naonter. Quand ils furent
Sur le palier de la salke des conférences, il lui dit tout 4 coup :
— Vous étes mademoiselle Lamine!
é
540 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Elle recula, effrayée de son accent, qui était farouche.
— Qui étes-vous? demanda-t-elle.
Un quinquct fumeux éclairait de sa lueur incertaine I'anti-
chambre des nihilistes. L homme |’amena sous le rayon.
— Regardez-moi, dit-il, je suis hideux; Dieu ne m’a cependant
pas créé ainsi...
— Que me voulez-vous? balbutia Alexandra épouvantée.
Il alla 4 la porte de la salle des conférences et l’ouvrit.
Pendant que ceci se passait, les membres du Centre étaient réu-
nis; mais a neuf heures et demie, le fauteuil du président était en-
core vide. Ivan Kolok était assis 4 gauche, Schelm a droite, le troi-
siéme chef, le vieux croyant, Noreff, n’était probablement pas encore
de retour de son excursion de Riazan. Ivan Kolok qui n’avait jamais
vu Schelm et que l’ex-chef de la. chancellerie ne connaissait pas,
examinait avec curiosité les traits de cet homme, dont 1] avait tant
entendu parler. Schelm était rayonnant ; il avait prononcé un dis-
cours qui avait produit une impression favorable sur tous les mihi-
listes. On avait approuvé ses démarches, et on l’avait félicité d’avoir
inventé l’affaire Lanine. C’était une victoire pour le parti du progrés.
Darine, assis sur un tabouret, auprés de Schelm, avait pris Ia pa-
role 4 son tour, et aprés avoir démontré la nécessité de donner une
grande publicité a cette éclatante procédure judiciaire, il avait de-
mandé les pleins pouvoirs du Centre.
— Mon autorité de procureur impérial est sans limites, mais ici,
je ne suis qu’un subalterne, et je veux avoir l’approbation de mes
chefs. Je n’ignore pas que ceux qui regrettent l’arbitraire, m’ont
voué une haine mortelle, que les anciens s¢ides du despotisme
crient au scandale; je suis heureux de cela, et je vous demande,
mes amis, le droit de disposer des ressources de notre association.
Ii s’est présenté derniérement unc circonstance extraordinaire : J'ai
été obligé de sacrifier un des nétres pour le bien de tous, — j’avais,
pour cela, l’approbation du président. Les fréres Bello et Poleno
m’ont rappelé que j’existais par vous et que je vous devais compte
de mes actions, —- je suis donc a votre barre. On m’accuse d’avoir
sacrifié le docteur Dakouss, ct je vous demande de m’absoudre.
Schelm fit signe qu’il voulait parler.
— Le frére Darine, le plus actif et le plus intelligent de vous tous,
auquel j’espére, l’annéc prochaine, transmettre le fauteuil prési-
dentiel, a agi d’aprés mes ordres. Je me croyais chef omnipotent
alors, mais comme vous ignoriez mon existence, en ce temps-la,
J ignorais, 4 mon tour, que j’avais des maitres. Or, notre doctrine
est logique : Nihil, je ne suis rien. Il y a, au-dessus de moi, des
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. Stil
hommes qui, peut-étre, 4 leur tour, ne sont rien eux-mémes; la
est notre force. Un de ces hommes va venir ici, je lui ai cédé le
fauteuil de président, jc suis méme étonné que son absence se pro-
longe jusqu’a présent, mais je crois qu'il serait convenable que
nous attendissions sa venue.
Ivan Kolok dit alors, d’un ton ironique :
— Ne craignez rien, i] viendra.
Schelm, étonné de cette.interruption, regarda Ivan, qui souriait;
une pensée de crainte lui traversa l'esprit, mais il se rassura aus-
tot et continua :
— Je suis d’avis de donner nos pleins pouvoirs 4 Darine, sous
réserve de l’approbation de homme qui nous dirige. Le frére Ivan,
qui aun degré d’initiation supérieur aux nétres, nous assure de sa
venue.
Ace moment, 11 se fit un léger bruit, une clef tournait dans le
panneau secret, Ivan se leva.
— Le voici! dit-il d’une voix profonde.
La porte s’ouvrit. Un homme, la figure dissimulée sous le pan
d'un large manteau, apparut sur le seuil et s’avanca lentement.
Schelm braqua sur le nouveau venu son cil unique. Tous les nihi-
listes l'examinérent avec curiosité. Il se dirigea vers le fauteuil
présidentiel, l’écarta un peu, se tuurna vers Schelm, et laissa
tomber son manteau. Schelm poussa un cri d’indicible épouvante ;
ses cheveux se hérissérent, son ceil s’emplit de sang, il éten-
dit sa main valide avec un tremblement convulsif, comme s’il you-
lait s’en couvrir le visage, et se courba en deux, en proie a la plus
atroce terreur. |
— Lui! murmura-t-il, lui! Oh!
— Qui! c’est moi! Schelm!
— Le nabab! murmura Poleno, a l’oreille de son voisin.
Schelm s'affaissa sur sa chaise; la peur le rendait muet ; il trem-
blait comme la feuille, et son ceil, comme fasciné par le regard du
nabab, ne parvenait pas 4 se détourner de la terrible apparition.
— Eh bien! Schelm, dit le nabab, nous voila de nouveau face a
face. Que je t’examine. Ah! tu as été touché par ma griffe. Tu es
devenu bien vieux. Je savais que je te rencontrerais, et comme je
le connais, j’avais pris des armes avec moi; j’avais tort..., je le
reconnais. Tu es impuissant, je m’assieds 4 cété de toi, mon bras
touchera le tien, et je ne tournerai pas la téte, tu ne pourras
méme pas me mordre, car tu ne peux‘bouger. Ne tremble pas ainsi,
Schelm, je ne te veux pas de mal.
Schelm balbutia, d’une voix étranglée par la terreur ct la rage:
—~ Ne me tue pas! Tu vois, je suis presque mort...
25 Jouser 1875. 23
342 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Je te dis que tu n’as rien a craindre de mot. Allons, rassure-
toi... Tu peux me trahir, mais tu ne le feras pas; tu vas savoir
pourquoi, tout 4 heure. Je suis venu ici pour plaider une cause,
devant nos fréres. Recueille tes esprits, Schelm, car, quand j'aurai
parlé a tes collégues, j’aurai a te parler 4 toi en particulier.
— Par pitié, balbutia Schelm.
— Tais-toi, maintenant, je veux parler.
Les nihilistes contemplaient cette scéne avec une stupéfaction
indicible. La terreur panique de Schelm était pour cux une énigme.
Darine, assis 4 cété de Schelm, lui lanca un regard empreint d’un
souverain mépris. Schelm qui ne voyait rien que la figure mena-
cante de Muller, ne faisait pas un mouvement; ses lévres blémes
tremblaient convulsivement, et une écume blanchatre apparaissait
au coin de sa bouche: il était hideux de peur. Muller, debout, dé-
tourna son regard du visage blafard de Schelm, et le hideux para-
lytique poussa un soupir de satisfaction. Muller parla en ces termes :
— Jeviens ici, mes fréres, non comme votre chef supréme, mais
comme membre de la grande famille, ct soumis 4 sa juridiction.
Je viens plaider une cause, devant toi, Ivan Kolok, mon collégue et
ami, devant vous, procureur Darine, devant vous tous, chefs des
hommes libres. Ivan se portcra garant pour moi, et vous dira en
temps et lieu qui je suis. Je vous ai convoqués pour vous demander
Ja grace d’un homme. J'avais couvert le comte Lanine de ma
protection , et je vous ai prié de l’épargner. Vous ne l’aver pas
voulu; je ne puis vous en rendre responsable tous, car un seul
d’entre vous est coupable. Je pourrais, ici méme, lui infliger un
chatiment terrible, mais je différe ce chatiment jusqu’& nouvel
ordre. Cet homme, c’est le premier d’entre vous, c’est le président
du Mystére.
Ace moment, Schelm qui avait reconquis sa présence d’esprit,
voulut répondre. Un regard de Muller refoula les paroles dans sa
gorge. Il se courba en deux en gémissant.
« Je puis chatier cet homme, mais ma puissance s’arréte 1a !
Mes combinaisons ont été déjouées par l’entétement d’un seul.
Aujourd’hui, pour sauver le comte Lanine, il me faudrait trahir
l’association, sacrifier trois de ses membres, mentir 4 ma mission,
Il est inutile de vous dire que je ne ferai pas cela, car je n’en ai ni
le droit, ni la volonté. Et, cependant, mes amis, le salut de cet
homme est nécessaire 4 notre ceuvre. Ce procés vous sera préjudi-
ciable, et pourra retarder le triomphe de notre cause. Je yous avais
déja dit, une fois, quand vous m’avez vu ici, avec mes autres col-
légues, que ce fonctionnaire n’était pas dangereux, gu’un autre, a
sa place, vous poursuivrait avec plus d’acharnement. Mais, ce
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 343
que je ne vous ai pas dit, c’est que la cour, l’armée, tous ceux
qui approchent l’empereur, sont indignés de cet éclat. Vous avez
levé la téte trop tét, et c’est inhabile. Vous ferez condamner le
comte Lanine, mais le lendemain de sa condamnation, vous verrez
surgir contre yous toute une cohorte d’ennemis plus puissants que
vous ne l’étes encore, et, aprés une existence prospére, vous pour-
rez voir une ére de persécution qui vous fera regretter amérement
votre imprudence. Or, vous le savez tous, Wladimir Lanine est in-
nocent. Je vous demande de me permettre de proclamer son inno-
cence, sans défaire, cependant, ce que vos chefs ont fait. Je vous
demande de laisser aller les événements et de me donner carte
blanche. Vous avez conquis le droit de juger. un aide de camp de
empereur, et vous aurez la gloire de proclamer votre justice par
lunivers. Que vous importe la condamnation de cet homme. Son
jugement public doit vous suffire ; or, ce Jugement est inévitable.
Ivan Kolok se leva :
— Si vous vous engagez 4 ne pas sortir de la ligne de conduite
qui vous est tracée par nos Statuts, peu m’importe & moi la con-
damnation du comte Lanine. Vous pouvez avoir raison. Les temps
ne sont pas encore venus, la modération nous est dictée par la
prudence. Vous ¢tes notre chef, et je suis d’avis de vous laisser agir
a votre guise, car la pensée ne peut me venir que vous songiez
4 trahirnotre cause.
L’As-de-Pique, le vétéran des conspirations, dit alors -
— Le comte Lanine ne nous a Jamais persécuté : chargé de nous
surveiller, il a toujours fait preuve de clémence; le fonctionnaire
homme 4 sa place pourrait étre un ennemi dangereux. Je suis de
lavis d’Ivan.
Hl ajouta en se rasseyant :
— Ou donc ai-je vu la figure de cet homme qui se dit notre
chef?
Poleno se leva 4 son tour :
— Sila mort d’un juste était utile 4 notre cause, il ne faudrait
pas hésiter. Mais une iniquité inutile est toujours préjudiciable.
Le jugement d'un des puissants de ce monde est un triomphe suf-
fisant; sa condamnation ne me parait pas indispensable.
Plusieurs nihilistes émirent une opinion conforme a celle de
Muller, car Ivan Kolok » le bailleur de fonds, avait ‘individuel-
lement une grande influence parmi eux. Seul, Darine écoutait,
les sourcils froncés, sans avoir encore prononcé une parole; Mul-
ler se tourna vers lui :
— Yous n’avez pas parlé encore, Darine?... J’attends votre ré-
ponse.
344 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Le procureur voulut consulter Schcelm, et se baissa vers lui ;
mais Muller, voyant ce mouvement, fixa du regard le paralytique
qui, fasciné ct tremblant, ne put que balbutier quelques paroles
inintelligibles. Alors Darine fit un geste de dédain et dit :
— Je suis représentant de la justice, ct je la distribue 4 tous
d’une méme facon équitable. J’ai pu, comme membre d’une asso-
ciation, faciliter son triomphe par des voies ténébreuses ; mais ma
responsabilité disparait derriére celle de mes chefs. En poursuivant
le comte Lanine, j'ai obéi au président du Mystére. Gomme vous, je
ne puis défaire ce que j’ai fait sans trahir la cause! Une fois assis
sur mon siége de magistrat je ne reléve de personne, et ma con-
science m’ordonne d’exercer la justice. Si vous pouvez, dans les
limites du possible, limite qui vous est marquée par votre devoir,
produire les preuves de l’innocence de cet homme, ce dont je doute
fort, je vous entendrai au tribunal; cela vous suffit-il ?
— Parfaitement, répondit Muller; maintenant laissez-moi seul
avec votre président, nous avons 4 causer.
Mais, 4 ces mots, Schelm retrouva la parole et cria avec an-
goisse :
— Darine, ne m’abandonnez pas; il va me tuer.
Le procureur haussa les épaules, et, se levant le premier, donna
aux autres nihilistes le signal du départ.
— Attendez tous dans la salle des conférences, ordonna Muller,
je vous rejoindrai tout a l’heure.
— Darine, je me suis confié 4 vous!... Ne m’abandonnez pas, par
pitié!... Vous étes un traitre! cria Schelm en le voyant ouvrir la
porte. Ah! il va me tuer!
Muller regardait Schelm se tordre sur sa chaise avec un sourire
cruel. Darine répondit du seuil :
— Celui-la est mon chef et le vétre; vous l’avez reconnu comme
tel. Je ne vous trahis pas, je lui obéis.
Les nihilistes s’éloignérent un a un.
Le vétéran des conspirations dit 4 l’oreille de Bello en désignant
le nabab :
— Je ne sais ot j’ai vu la figure de cet homme-la, mais je le
connais.
— Bah! répondit Bello; vous prétendez connaitre tout le monde.
Le dernier nihiliste ferma derriére lui la porte secréte. Schcim
et Muller restérent seuls.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 345
XVI
LES DEUX ENNENIS.
La terreur de Schelm était arrivée 4 son paroxysme; le tremble-
ment du paralytique était convulsif; ses dents claquaient en inter-
rogeant d’un regard anxieux et suppliant le visage sombre de son
ancien ennemi. Muller eut un sourire hautain et dit :
— Tu n’as rien 4 craindre de moi, Schelm, ne tremble pas; je
suis venu ici avec l’intention de te pardonner. Ton coeur ne com-
prend pas ce sentiment, et tu ne me crois pas? Ecoute, tu com-
prendras tout 4 Vheure.
— Muller ! balbutia Schelm, ne me torture pas, je suis infirme...
— Oui! dit Muller, ton chatiment a été terrible. Quand j’al ren-
contré ta fille, chez moi, 4 mon bal — car je ne savais pas qu'elle
viendrait, les invitations ayant été faites par mon intendant — j'ai
youlu un moment continuer ma vengeance et envelopper cette en-
fant dans la haine que je t’avais vouée. Mais maintenant que je t’al
wu et que j'ai constaté ton impuissance, je me déclare satisfait, et
je te répéte, Schelm, ne tremble pas, ne me force pas 4 te mépri-
ser. J'ai besoin de te parler, reprends ta lucidité d’esprit.
— Muller, tu ne me trompes pas?
Le nabab se leva et développa sa haute taille.
— Qu’ai-je besoin de te tromper? Ne vois-tu pas que je puis
t'écraser?
Schelm clignota de son ceil valide, et son ceil rouge lui-méme se
ferma convulsivement. ; |
— Tu as entendu mes paroles, n’est-ce pas? Je veux sauver Wla-
dimir, j'ai compté sur toi pour cela. Je t’ai dit que tu n’avais rien
a craindre de moi ; je te l’ai dit, car j’ai vu ta terreur, et j'ai com-
pris que tu m’obéirais. Je te demande I’obéissance, et mon pardon
est & ce prix. C’est que nous sommes devenus vieux. La haine s’é-
mousse, la mort approche, Schelm. Je te fais grace : fais grace a
ton four, sauve ce malheureux que tu poursuis depuis si long-
lemps de ta haine.
Le corps de Schelm se ploya en deux, et il fit de la main un geste
qui voulait signifier qu’il ne comprenait pas, et qu'il se croyait
incapable de sauver Wladimir. Muller comprit cette réponse
muctte. |
— Qh! si! Tu peux beaucoup, Schelm. Tu as mené cette intri-
gue, n'est-ce pas?
346 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Schelm essaya de faire un geste de dénégation.
— Je ne te questionne pas, j’en suis sir. Dis-moi ot est ton
complice, ce docteur Dakouss. Tu sais! ma puissance est grande.
J’ai de l’or & remuer 4 la pelle. Je puis sauver Wladimir en dénon-
cant vos machinations, et si je ne le fais pas, ce n’est pas par
pitié pour toi, tu ten doutes, n’est-ce pas? C’est pour ne pas trahir
des hommes comme lvan Kolok et le procureur Darine. Ecoute,
Schelm, je ne suis plus assez fou pour chercher un bon sentiment
dans ton dame. Il existe un homme qui aime ta fille; j’ai des obliga-
tions envers cet homme : c’est le frére d’un ancien ami. Je l'ai étudié,
c’est une nature ardente et un noble coeur. Je le destine 4 ta fille,
et je lui donne cing millions de roubles — une fortune de roi; — st
cela ne te suffit pas, Schelm, je t’associerai 4 mes projets. Je te
donnerai une large part dans ma puissance qui grandit. Nous fini-
rons nos vies cote 4 céte. Tu auras sur cette terre la part de bon-
heur que tu peux encore y espérer. Je te ferai riche, puissant et
respecté. Tu vois bien que je te pardonne. Pardonne 4 Wladimir.
Schelm frémissait en écoutant. L’accés de terreur panique qui
l’avait fait trembler avait passé; mais 4 cet accés avait succédé une
épouvante réelle, raisonnée, profonde, terrible. Il regardait Muller
de son cil suppliant, mais ne lui répondait pas. La voix de Muller
devint triste et douce.
— Il le faut, Schelm, disait-il. J’ai fait le sacrifice de ma haine
contre toi, car je n’oublie pas que tu m’as rendu infame. Fais un sa-
crifice, toi aussi. Je t’en récompenserai royalement. Car, tandis que
tu t’achemines vers la tombe, je suis devenu roi!
Schelm voulut répondre. Muller lui mit la main sur Vépaule et
le misérable vicillard fléchit, courbé sous cette épouvante invincible
que lui inspirait )’aspect de son terrible adversaire.
— Si tu m’obéis, je te fais grace, je t’enrichis et t’éléve, si-
non... dit-il en pesant sur l’épaule du paralytique, je t’écrase
comme un ver.
Sa voix s’était transformée ; elle était sourde, voilée, menacante.
Schelm balbutia :
— Qu’exiges-tu de moi?
— Tu m’apprendras ou est Dakouss. Je me charge de décider
cet homme 4 dire cette vérité que je ne puis révéler, grace 4 tes
machinations infernales. Je dépenserai pour cela cent millions, s'il
le faut. Tu comprends que je réussirai. Puis il faut que tu con-
sentes au mariage de ta fille avec André Popoff... que ta fille ne per-
siste pas dans son accusation.
— Je tobéirai, répondit Schelm d’une voix tremblante, mais jc
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 347
. ne sais pas ou. est Dakouss, je te le jure; je le saurai peut-étre :
j userai de toutes mes forces...
— C'est bien! Wladimir innocenté, je te pardonne 4 mon tour,
el{u n'auras rien 4 craindre de moi. Mais tu comprends, Schelm,
que je ne puis avoir confiance en toi. Je ne te quitterai donc plus.
Schelm fut repris de sa frayeur.
— Tu veux me tenir prisonnier : je suis infirme, je mourrai ici.
— Non! répondit Muller, je ne veux pas ta mort, je dédaigne
les cruautés inutiles. J’ai suivi tous tes pas; on t’a transporte ici,
on te reconduira chez toi; seulement, ce sera moi ou les miens qui
le serviront de porteurs- Je te porterai peut-étre moi-méme. Hein!
je serai fon valet. Comment trouves-tu cela’... |
Muller fut interrompu par un bruit venant de la salle des confé-
rences : c’était des éclats de rire, des cris, des sanglots, des coups
sourds frappés 4 la porte de communication. Schelm se souleva, et
son ceil lanca un éclair de mauvais augure, tandis que sur ses lévres
apparaissait un sourire ironique.
— Ah! cria Muller en tirant deux revolvers de sa poche, si c’est
encore une trahison de ta part, ta derniére heure est venue, car un
de ces pistolets est 4 ton intention.
Ncourut a la porte, l’ouvrit, et apparut sur le seuil, un pistolet
dans chaque main.
La salle des conférences, mal éclairée par deux quinquets récem-
ment allumés, était plongée dans une demi-obscurité. Les nihilistes
formaient un groupe noir entre les deux-rayons lumineux. Une
femme voilée se débattait, en criant avec désespoir au milieu des
nihilistes qui s’efforcaient de lui enlever son voile.
Muller s’avanca et cria d’ue voix de tonnerre :
— On laisse done insulter les femmes ici?
ll y eut un moment de stupeur causé par la brusque apparition
de Muller et par la lumiére qui, venant du réduit, éclaira tout a
coup la salle sombre. La femme s’élanca au son de cette voix. Ce
Mouvement lui fut fatal : son voile resta entre les mains de l'homme
_ défiguré qui la tenait. Muller l’apercut et bondit jusqu’a elle. D’un
coup de poing il envoya rouler l’homme défiguré sur le plancher :
— Quiconque touche 4 cette femme est mort! cria-t-il.
Tout 4 coup, 4 son immense stupéfaction, il vit Darine s’élancer
a ses cdtés et dire :
— Silence, tous! Je prends, moi aussi, cette femme sous ma
protection.
Le procureur se baissa, ramassa le voile, le tendit 4 la femme ct
lui dit & voix basse :
348 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Reprenez votre voile, mademoiselle Lanine ; personne ne vous
connait ici, hormis nous... |
A ce moment, le regard de Muller tomba sur l’homme défiguré
qui se relevait et avangait menacant ; unc pensée subite traversa son
cerveau.
— Emparez-vous de lui! ordonna-t-il.
Mais Bello ct Poleno avaient déja regu probablement un ordre
analogue, car ils se précipitérent au méme moment sur lui, le ter-
rassérent et le maintinrent couché sur le plancher. _ .
— C’est Dakouss, n’est-ce pas? demanda Muller 4 Poleno.
Poleno fit un signe affirmatif de la téte. Muller tendit la main
4 Darine:
— Vous avez conquis des droits 4 mon amitié, et vous pouvez
désormais disposer de moi. Je vous estime ; vous ¢tes Juste, brave,
et vous servez noblement notre cause.
Il se tourna vers Poleno :
— Enfermez cet homme!
Dakouss se mit a crier :
— Trahison! Darine, sauvez-moi !
— Baillonnez-le! ordonna Muller.
Poleno mit sa large main eur la bouche de Dakouss. .
— Bien ! enfermez-le dans la piéce secréte, dit Muller; et il tendit
ses pistolets 4 Bello. Je n’ai pas besoin d’armes au milieu de mes
fréres, ajouta-t-il. Vous, je vous fais responsable des deux hommes
qui sont prisonniers 14. Mettez-vous 4 la porte et que personne n'y
entre avant mon retour. Je reviendrai dans une heure.
Il prit le bras de la femme voilée.
— Suivez-moi, dit-il.
Bello et Poleno entrainérent Dakouss dans la chambre secréte,
fermérent la porte et se placérent devant, leurs pistolets 4 la main.
Muller dit 4 Darine :
— Merci encore! Je vous verrai demain. Je suis heureux de vous
avoir connu. Maintenant j’ai confiance en votre justice : vous étes
un homme...
I] se croisa les bras, et, arrétant sur les nihilistes qui formaient
cercle autour de lui, un regard impéricux :
— Quant 4 vous, dit-il, saluez cette femme jusqu’a terre.
Les nihilistes frémissant s’inclinérent. Muller ayant Alexandra a
son bras, passa au milicu des tétes courbées. Ivan Kolok les suivit.
Quand ils furent dans la rue, le nabab dit 4 son compagnon:
— Tu feras changer demain la serrure de la porte secréte. Il de-
vient inutile que personne en ait la clef. Je serai de retour dans
une heure. Remonte, Ivan, et veille sur nos deux prisonniers.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 349
Il s’‘engagea dans la rue, en disant 4 Alexandra tremblante ct
muette :
— Votre mére doit bien souffrir 4 cette heure, mademoiselle.
Le nabab porta plutédt qu’il ne conduisit mademoiselle Laninc
jusqu’a la premiére voiture de place qu’ils apercurent sur la
Perspective. I] la jeta sur les coussins, s’assit 4 cdté d’elle ct donna
adresse de |’hotel Lanine.
XVII
LE PREMIER SOUPCON.
Vers onze heures, Tatiana était rentrée. Elle allait dans le monde
pour faire acte de présence; mais on comprend qu’elle ne devait
pas y rester longtemps. Aprés s’étre fait déshabiller et avoir revétu
son peignoir de nuit, elle monta chez sa fille. C’était son habitude
de chaque soir, et elle ne se couchait jamais sans avoir embrassé
Alexandra. Le lit de la jeune fille n eu pas défait, et il no’y avait
personne dans la chambre.
—Pauvre enfant! pensa Tatiana, elle ne dort pas et m’attend
au salon; elle souffre, elle aussi.
Tatiana descendit; au salon, ow sa fille avaitl’habitude de se te-
nir,iln’ yavait personne. Etonnée, elle traversa tous les appartements
du premier étage jusqu’é la salle 4 manger. Sa fille était introu-
vable. Alors un sentiment d’angoisse. saisit Tatiana au cceur, et
oubliant sa réserve habituelle, clle sonna de toutes ses forces. Un
domestique entra.
— Avez-vous vu mademoisclle? demanda-t-elle.
— Mademoiselle est sortie.
— Sortie?
— Oui, madame la comtesse, 4 neuf heures.
— Seule?
— Seule.
Elle dissimula 1a stupéfaction ot l’avait jetée la réponse du do-
mestique, et le renvoya en disant. :
— C'est bien!
Mais quand le valet se fut retiré, elle comprima sa téte, qui lui
semblait préte a éclater, et s’écria d’un accent déchirant :
— Mon- Dieu! que se passe-t-il?
Puis elle se jeta dans un fauteuil. Les idées les plus étranges ve -
naient en foule 4 son esprit. Soudain elle se leva.
350 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.'
— Suis-je folle? dit-elle. Pourquoi ai-je peur? Elle va revenir et
- m’expliquera tout.
Elie attendit, s’efforcant de rester calme. Dix minutes s’écoulé-
rent, puis un quart d’heure; enfin la demi-heure sonna : Alexandra
ne revenait pas. Alors Tatiana fut épouvantée de cette absence inex-
plicable, et une terreur folle la saisit : elle se pendit 4 la sonnette,
Pébranla d’une main fébrile; et quand plusieurs valets apparurent,
elle leur demanda, d’une voix qui n’avait plus rien d’humain:
— Mais ou est donc ma fille? Qu’est-elle devenue? Il a du se pas-
ser ici quelque chose que l’on me cache!
Les domestiques, muets devant ce désespoir immense, se regar-
daient avec stupeur.
— Nous ignorons, madame la comtesse...
— Comment! ne m’avez-vous pas dit...
Tout 4 coup une voix cria dans Pantichambre :
— Mademoiselle! voila mademoiselle!
— Ah! s’écria Tatiana, j’ai cru que j’allais mourir!
Kt, honteuse du désordre de sa toilette, rougissant d’avoir laissé
deviner 4 ses gens son angoisse, elle courut 4 la porte : Muller, te-
nant par la main Alexandra Lanine, entrait au salon.
— Vous! cria-t-elle. Voust... Oh! merci!
Et, éclatant en sanglots, elle se jeta dans les bras de sa fille en
murmurant :
— Il ne faut plus faire cela, ma fille. Je suis assez malheureuse!
Une émotion violente peut me tuer.
Elle ne lui demanda pas compte de son absence. Elle embrassait
ses cheveux en pleurant et répétant :
— Quelle peur vous m’avez fait!
Alexandra tremblait de tout son corps, sans pouvoir articuler un |
mot. Muller s’ avanga :
— Je craignais que vous ne fissiez des reproches a votre fille.
Mais vous étes stire d’elle, et yous avez raison : c’est une noble et
sainte créature.
— Qui en a douté? répondit Tatiana en se redressant.
— Elle vous racontera tout plus tard. Maintenant, conduisez-la
chez elle, elle a besoin de repos, et revenez; j’ai a vous parler...
Allez, mon enfant, dit-il 4 Alexandra avec une douceur imposante; :
suivez votre mére!
Alexandra se dégagea des bras de Tatiana, et tendit la main 2
Muller en lui jetant un regard d’indicible reconnaissance :
— Prince, dit-elle, vous m’avez sauvée! Je ne suis qu'une jeune
fille; mais je vous engage ma parole : quoi que vous exigiez de moi, —
vous me trouverez toujours préte 4 vous obéir.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 551
Muller, sans répondre, s’inclina sur sa main. Alexandra sortit,
appuyée sur le bras de sa mére.
— Cest bien la fille de Tatiana! dit Muller. Quelle noble nature!
Ah! combien la femme, quand elle devient héroique, est supérieure
4lhomme!... Mon Dieu! pourquoi n’ai-je pas trouvé sur mon che-
min une femme pareille?
ll s’assit dans le fauteuil abandonné par Tatiana. Peu a peu, il
s'absorba dans sa pensée; il ne voyait et n’entendait rien, et ne s’a-
percut pas que Tatiana était rentrée. La comtesse, pour attirer son
attention, fut obligée de lui toucher l’épaule. Il se retourna frémis-
sant.
— Merci, dit-elle. Vous m’avez ramené ma fille! Mais, dites-moi,
que s’est-il passé? car je ne sais rien. Alexandra était si émue que
je n'ai pas osé l’interroger.
— Elle a voulu sauver son pére. Mais elle vous dira tout demain.
Aujourd’hui il s’agit d’autre chose. Le temps presse. J’ai travaillé
pour Wladimir.
— Ah! dit-elle, je désespérais! Je ne vous voyais plus.
— Et vous avez douté de moi, interrompit Muller. Oui, je le vois.
Oh! que vous avez souffert! Vos traits sont contractés, il y a des
fils blancs dans votre chevelure... Vous avez désespéré quand j’étais
a vos cétés; c’est mal.
Elle rougit.
— Notre derniére conversation a ébranlé ma confiance, je |’a-
voue, dit-elle. Je vous en demande pardon.
— Pauvre femme! vous étes bien & plaindre!
— Oh! oui, j’ai bien souffert, aujourd’hui surtout... quand je
Iai pas trouvé ma fille. Oh! cette demi-heure que j’ai passée seule
dans ce salon!
— Ainsi, dit Muller avec tristesse, vous m’avez soupconné?
—Non... Je craignais que vous ne m’eussiez oubliée... Voici un
mois que je vous attends.
— Qu’avais-je 4 vous dire? Je ne voulais pas vous voir sans vous
apporter une espérance. Je travaillais et ne vous oubliais pas, croyez-
moi... Aujourd’hui, le ciel, qui m’a permis de sauver votre fille,
me donne aussi la possibilité de vous dire: « J’espére avoir en
main les preuves de l’innocence de Wladimir. »
— Vous me pardonneriez, Muller, dit-elle, si vous saviez ce que
Je souffrais.
— Je le sais; je le vois 4 votre visage. Je ne voulais pas vous dé-
Sespérer davantage en venant vous rendre compte de mes efforts
infructueux. Peut-étre ai-jeeu tort. Enfin, aujourd’hui, je suis plus
fort. Schelm m’obéira. C’est lui qui vous poursuivait, je m’en dou-
302 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
tais. I! est mon prisonnier, en mon pouvoir. Puis, ce médecin qui
a préparé le poison, et qu'ils ont défiguré pour le rendre mécon-
naissable, cet homme, je l’ai retrouvé; il est aussi mon prison-
nier, il m’appartient.
Tatiana admirait Muller, qui parlait, au milieu d'une ville, de
faire des prisonniers; mais un sourire triste errait sur ses lévres.
— Qui, c’est un grand pas de fait, et je vous en remercie... Ce
Dakouss était, en effet, la clef de tout. Je ne le cherchais pas, car
je le croyais introuvable; je savais qu'il avait écrit une lettre d’ac-
cusation contre mon mari, une lettre irréfutable : il devait dispa-
raitre.
— Vous saviez cela? demanda Muller, étonné.
— Qui.
— Qui vous l’a dit?
— Le procureur.
— Ah!... Cest étrange!
— Eh! cria-t-elle tout 4 coup, croyez-vous que si je n’étais pas
assurée de sauver Wladimir, je serais aussi calme que vous me
voyez? Croyez-vous que j’aurais eu la force de feindre la tranquil-
lité, ainsi que je le fais depuis des semaines, au milicu des indiffé-
rents que je vois tous les soirs dans le monde, si, dans le’fond de
lame, je ne me disais: « J’ai un moyen de lui faire rendre jus-
tice. »
Muller lui saisit le bras.
— Vous avez un moyen de sauver Wladimir?
— Qui.
— Qh! dites-le-moi, cria-t-i]l. Vous ne vous doutez pas, a votre
tour, ce qu'il m’en coitte de pardonner 4 Schelm; combien mon
ceeur s'est soulevé de dégout et de colére a l’aspect de cet homme
dont j’ai été l’espion!... Cet homme, ajouta-t-il, peut me faire pais-
ser les yeux; car ce Schelm peut me dire: « Tu as été agent provo-
cateur! » |
I] lui saisit le bras.
— Vous avez le moyen de sauver votre mari sans que je fasse
grace 4 Schelm! Ah! si vous avez quelque pitié, indiquez-le-moi!
Elle secoua tristement la téte.
— Je vous le dirai; car je vous attendais avec impatience, pour
vous demander conseil. Oui, je puis sauver Wladimir, mais a quel
prix! Un sacrifice tel, que j’hésitais... Cependant, ne vous yoyant
pas venir, j’étais préte 4 l’accomplir. Si cette trame terrible n’était
dirigée que contre la vie de mon mari, j’aurais refusé; mais son
honneur, notre: honneur a tous, était menacé : je m’étais résignée.
Pour sauver mon mari, il fallait sacrifier ma fille. Elle était préte.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 6)
Muller tremblait.
— Mais qu’est-ce? Parlez vite! demanda-t-il. Ce n’est pas seule-
ment pour moi, c’est pour lui. pour Wladimir, que Je vous cn pric.
Mon plan peut changer. :
— Jai recu la visite du procureur Darine. Il m’a prévenue que
mon mari était perdu; mais il m’a offert de le sauver.
— Darine vous a offert cela?
— Qui, et il m’a prouvé qu’il pouvait Ie faire. Une association
puissante, dont il est un des chefs, poursuit mon mari de sa haine.
Il en atous les membres entre les mains; il peut, 4 son gré, sauver
ou perdre Wladimir. Cet homme est infdme: il m’a proposé de
trahir ses fréres, si je lui accordais la main de ma fille!... Mais,
dit tout 4 coup Tatiana, vous palissez, Muller! Qu’avez-vous donc?
En effet, Muller, si maitre de lui d’ordinaire, avait porté la main
a son coeur et avait chancelé. Il balbutia :
— Est-ce vrai, ce que vous me dites 14? Darine vous a proposé
de trahir l’association?
— Puisque je vous le dis, répondit Tatiana.
— Cest impossible!... Non, ce serait 4 désespérer!... Oh! vous
faites erreur!... Darine, dites-vous, vous a proposé...
— De sauver mon mari, si je lenrichissais en lui donnant ma
fille. Oh ! il a bien posé ses conditions.
— Et vous avez répondu...
— J’ai demandé a réfléchir; je vous attendais ; vous ne veniez pas.
Jene pouvais plus me rendre chez vous. Vous le comprenez, n’est-ce
pas? 'avais interrogé ma fille, elle acceptait tous les sacrifices. Ce-
lui-la était épouvantable; mais j’espérais.
Tout & coup Muller se leva, une pdleur livide avait envahi ses
traits.
— Pouvez-vous, dit-il d’une voix étranglée, me donner les preu-
ves de ce que vous dites? :
Tatiana fut choquée de la demande:
— Vous exigez des preuves, lorsque j’avance quelque chose?
Il passa la main sur son front.
— Ecoutez, dit-il, ce que vous m’apprenez me bouleverse telle-
ment, me parait tellement impossible, que je crois 4 une erreur de
votre part; vous aurez mal compris... Darine vous proposant de
trahir ses fréres! C’est inadmissible, c’est 4 ne pas croire 4 ’huma-
nité. Lui! cet homme! Non! vous dis-je, c’est impossible; pour y
croire, il faudrait que je l’entendisse de mes propres vreilles.
La comtesse sembla comprendre ce qui se passait dans son es-
prit, car ce fut d’un ton doux et bienveillant qu’elle répondit: —
— Je crois avoir le droit de vous faire assister 4 une conversation
354 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
avec cet homme; on ne trahit pas les traitres. Je me suis réservé de
vous demander conseil, et je n’ai pas promis le secret. Venez samedi
soir, Pavant-veille des débats , je vous donnerai la preuve que vous
cxigez. |
i étreignait le dossier du fautcuil d’une main fiévreuse, ses dents
claquaient, ses yeux étaient hagards.
— C’est bien! dit-il. Si cela est, je vous jure de chatier les cou-
pables; vous n’aurez pas besoin de sacrificr votre fille.
Muller se leva. Tatiana voulut le retenir; il sortit en disant :
— Ah! laissez-moi, vous ne savez pas le mal que vous m’averz
fait!
Elle essaya de l’arréter.
— Laissez-moi! cria-t-il.
Et 1] ajouta avec un accent étrange :
— Je vous en supplie, ne m’dtez pas le courage d’accomplir un
devoir qui m’est de plus en plus pénible.
Tatiana monta l’escalier qui conduisait aux appartements occu-
pés par elle ct sa fille.
— Pauvre Muller! pensait-elle... Je comprends, il croyait & cet
homme : c’est peut-étre la ruine de ses espérances. Mais comment,
lui, si supérieur, ne tient—il pas compte, dans ses calculs et ses
réves, des passions et des bassesses humaines! Pauvre Muller! ré-
péta-t-elle en pénétrant dans la chambre de sa fille.
Alexandra ne dormait pas; un certain calme avait succédé a son
exaltation ; elle révait les yeux ouverts. Tatiana s’assit 4 son chevet
et exigea d’elle un récit détaillé de ses émotions de Ja nuit. Alexan-
dra raconta ce qui s’était passé, avec des larmes et des sanglots, et
Tatiana n’eut pas pour sa fille une parole de blame. Elle songeait
avec épouvante que peut-ctre elle serait obligée de demander a sa
fille un sacrifice plus grand encore que celui qu'Alexandra avait ré-
solu d’accomplir de sa propre volonté.
Elle se jeta sur le lit, saisit la téte de sa fille entre ses deux mains,
l’embrassa en sanglotant, et sortit sans prononcer une parole.
Prince Josera Lupowmnsky.
La suite au prochain numéro,
PREVOYANCE POUR LES MARINS
Protectton aux marins! fut lancé 4 la mer, sous l’impulsion d’un
souffle genéreux. — Son but fut plutét de signaler l’étendue du
mal, de réveiller la sympathie en faveur de nos gens de mer, que
de prétendre résoudre ce délicat et difficile probléme du meilleur
mode de prévoyance a faire pénétrer parmi eux. Les ceuvres aux-
quelles le temps n’a point mis la main sont rarement durables. —
Il est salutaire aux conceptions de ce genre de subir |’épreuve de
la controverse. — A la seule Minerve, l’antiquité avait attribué le
privilége de sortir tout armée du cerveau de Jupiter.
Nulle part l’économie sociale n’est demeurée plus inconnue que
sur le littoral. Sauf quelques sociétés locales de secours mutuels, le
terrain est vierge le long des cétes de France. — Assurément ces
sociétés rendent bien des services; mais qui ne sait qu’elles fléchis-
Sent sous le poids des miséres 4 secourir, chaque fois qu’elles se
trouvent en face de quelque grand sinistre? — Jusqu’ici, aucune
association d'un caractére plus général n’a tenté de venir en aide
aux victimes des événements de mer. Les familles atteintes n’ont
trouvé d’ordinaire que la ressource trés-aléatoire des souscriptions
locales. Aussi, en dehors des grands centres, dans les bourgades
éloignées du littoral, que de douleurs sont demeurées inconnues et
sans soulagement aucun !
Cependant, dans son acception générale, notre appel a été en-
tendu. Dans sa délibération du 10 décembre 1874, la chambre de
commerce de Rouen lui a donné sa pleine approbation. Mgr l’évéque
de Vannes et des notables du Morbihan se proposent de répandre
l'euvre tentée dans les Cétes-du-Nord. La Société centrale de sauve-
lage des naufragés.a, de son cété, mis la question a l'étude, a Paris
méme. Et si l’on différe encore sur les meilleurs modes de pré-
Voyance 4 adopter pour notre population maritime, dans les sphe-
356 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
res compétentes, l’on est plemement d’accord pour reconnaitre
« qu'il y a sans contredit quelque chose a faire! »
Une fois soulevée par des événements aussi calamiteux que nos
rands désastres de Terre-Neuve, de nos paquebots et de I'[slande
en 1873-1874, la question ne saurait en rester la. Le moment cst
venu de l’approfondir, de la développer avec une persévérance
toute bretonne, en écartant un 4 un tous les obstacles. — Crest le
lot des entreprises nouvelles de rencontrer des difficultés et des op-
positions sur leur chemin; celle-ci ne saurait échapper a la loi
commune. Sans vouloir faire des caisses publiques de prévoyance
une sorte de panacéc universelle, d’autre part, il ne faut pas aller
jusqu’a prétendre qu’elles ne sont bonnes 4 rien pour nos gens de
mer. De plusieurs cétés, de hauts fonctionnaires, des hommes de
bonne volonté, administrateurs, financiers ou marins, étudient le
probléme. — Nous avons la ferme confiance qu'il ne saurait tarder
a étre résolu. |
Et pour aider & ce généreux concours de bon vouloir, afin de
répondre aux objections, et de redresser ce que nos premieres
tendances pouvaient avoir de trop absolu, nous avons cru indis-
pensable de revenir sur la bréche. — La bienveillante hospitalite
du Correspondant n’est-elle pas acquise de vieille date 4 toute en-
treprise de bien public? Personne ne songera & le contester. fl en est
peu d’un intérét aussi général que |’amélioration morale et maté-
rielle de cette grande famille maritime. Aucune classe de citoyens
ne contribue pour une plus large part 4 la richesse, & la prospérité,
4 l’honneur et 4 la défense du pays. — L’inscription maritime, ce
legs séculaire de Colbert, ne forme pas en France une population
spéciale de moins de 7 4 800,000 ames.
I
LE MATELOT, SES QUALITES ET SES DEFAUTS.
Faut-il donc renoncer a entrainer cette vaillante population ma-
ritime dans des voies de prévoyance, d’épargne et de bon ordre
physique et moral?
Et convient-il de reléguer cette aspiration au nombre des plus
plus irréalisables utopies? — Si, selon le témoignage de M. le
Play, « la prévoyance est la vertu qui, par l’épargne, achemine le
mieux les classes inférieures vers la dignité et l’indépendance, »
armateurs, clergé, notables, habitants du littoral, officiers et ad-
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 357
ministrateurs de la marine, nous avons tous, plus ou moins, charge
d'ames. — A proportion de ses fonctions, de son grade ou de son
influence, il faut que chacun se dise qu'il a une mission 4 remplit
vis-a-vis de ces braves gens.
le matelot a de grandes et nobles qualités, mélangées aussi de
quelques défauts. A travers tous nos désordres politiques, dans la
marine, au monns, le respect de la hiérarchie sociale s'est conservé
d'une fagon remarquable. L’homme de mer ne doute point qu’il n’y
ait des gens faits pour commander et d’autres pour obéir! Dans le
danger, le matelot sait mieux que personne d’ou peut lui venir le
salut. Il n’aspire point 4 un commandement qu’il se sent hors
d'état d’exercer. C'est que la conduite du navire exige une réunion
de qualités acquises, de science, de sang-froid, qui est d’ordinaire le
partage exclusif des classes élevées. Le matelot est pénétré de ces
axiomes de sens commun. Dans cette vie resserrée du bord, officiers
et équipages se touchent de bien prés; ils ont bientdt appris a se
connaitre. Partageant les mémes hasards, vivant de la méme exis-
tence, il s‘établit & bord des liens de solidarité plus étroits que dans
les autres corps militaires. C’est quelque chose comme |’autorité
d'un patriarche au milieu de sa tribu.
Aussi les chefs qui savent exercer le commandement avec quel-
que dignilé, c’est-a-dire avec un juste mélange de fermeté et de
paternelle bienveillance, trouvent-ils dans leurs équipages respect
et dévouement.
Nous venons de dire ce qu’était le matelot 4 bord. Si les hasards
de la guerre l’appellent 4 servir 4 terre, le matclot débarqué, en-
chanté de ce nouveau régime, plus fécond en distractions, sera sou-
vent tentéde prendre pour modélc le type fameux de « l’alouette gau-
loise ! » Il faudra le tenir ferme en bride, et dés le début savoir faire
quelques exemples. Moyennant cette petite précaution, le marin jeté
a terre sera prét 4 tout faire, se croira capable de tout oser. Soit qu'il
doive, comme canonnier, servir figrement une piéce sur les rem-
parts démantelés du fort de Montrouge, ou sous les murs d’Amiens,
a Villers-Bretonneaux, 4 peine débarqué du chemin de fer, combat-
tre avec la derniére énergie, avec une batterie de campagne impro-
visée ; soit qu’en qualité de fusilier, il ait 4 donner un assaut dés-
espéré dans les rues de Fréteval ou du Bourget; soit que transformé
en aéronaute, il s’éléve en ballon hors de Paris assiégé, pour sauver
ses dépéches 4 force de résolution ct d’industric.
Comme les anciens Gaulois de la légion de }’Alouette, le carac-
tére du matelot francais a bien un certain penchant a la légéreté et
parfois au désordre. — Ainsi que le soldat frangais, notre matelot
a besoin d’étre dirigé avec méthode et d’aprés des principes de
25 Juuisr 1875. 24
” gag PREVOYANCE POUR LES MARINS.
science certaine. Plus l'équipage est nombreux, plus la méthode
devient indispensable, plus les régles veulent étre simples, rigides
et connues de tous. Il en est tellement ainsi que nous nous
rappelons avoir vu le commandant d’un vaisseau a trois ponts ap-
pliquer, dés le début de la campagne, des exercices méthodiques,
tels que ceux-ci : Appeler la moitié de l’équipage sur le pont, par
les panneaux des extrémités, et renvoyer simultanément lautre
bordée en bas, par les échelles du milieu; ou bien arréter court
nne grande maneuvre de voiles ou de vergues, au seul commande-
ment de: Tiens bon partout !
Grace 4 cet entrainement bien combiné, partout, 4 la voix bien
connue de ses chefs, vous rctrouvez cet enfant perdu, toujours prét
4 se jeler au fort de l’' incendie, du danger ou de la mélée.
Mais a céié de ces éraits si honorables du caractére de nos ma-
rins, pourquai le cacher? on rencontre aussi parfois bien des miséres
physiques et morales.
Ces désordres sont invariablement d’autant plus grands que le
matelot échappe davantage aux salutaires influences de la famille et
du pays natal. Il faut donc s’efforcer de ne pas le laisser devenir
un déclassé ou un cosmopolite. C’est naturellement la navigation
au long-cours qui fournit le plus de déserteurs de leur pays et de
leurs devoirs de famille. 3
Au sortir de ces longues claustrations de la vie du bord, le pen-
chant 4 livresse, les tentations de la débauche éclatent parfois,
dans ces natures, avec une énergie singuliére. Un bon nombre
d’hommes de mer compromettent follement leur santé et vident
leurs poches dans les mauvais lieux de nos ports, oubliant parfois
femmes, enfants et viewx parents.
Les protéger contre ces dangereux entrainements semble une
question de devour étreit. — Un grand pas sera fait quand tous les
capitaines, armateurs et admistrateurs seront bien pénétrés de la
nécessité indispensable de réagir avec fermeté contre la débauche et
Vivresse.
Selon l’expression d’un de nos généraux les plus marquants, ib
faut que, de temps a autre, le Frangais voie sortir de la poche de
ses chefs « la méche du fouet. »
Sur certeins navires nouveaux, ot les commandants s’étaient
formellement pronencés, dés les débuts de l’armement, contre les
ivrognes et les coureurs de bordées, nous avons été témoins de gué-
risons pombreuses de ces infirmités. Quelques exemples de prison
sans solde, de consigne 4 long terme, de galons enlevés aux marins
gradés, avaient fait trouver 4 plus d’un pécheur endurei son che-
man de Damas.
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 3539
Dans Ja marine du commerce, ot la discipline n’offre pas, a
heaucoup prés, les mémes ressources, il est encore plus important
queles capitaines y supplécnt par leur énergie, leur prévoyance et
leur autorité morale. Sur un navire marchand, un seul mauvais
sujet devient souvent, par son exemple, un véritable fléau.
Dans l'intérét supérieur des femmes et des enfants, qui voient
sonvent dissiper dans une orgie de quelques heures le salaire d’une
navigation prolongée, il importe donc de réagir. — Le temps a fait
en grande partie justice de ces anciennes tolérances, parmi les-
quelles il fallait citer, au retour d’une longue campagne, « la fa-
meuse coutume des trois jours de bordée! » Cependant quelques
personnes s’attardent encore 4 considérer ces désordres « comme
les péchés mignons du marin! »
Dans cet ordre d’idées, ne trouverait-on pas désirable de favori-
ser dans les ports de commerce :
Lorganisation des sailor's homes, ou refuges de marins; :
L’habitude de garder a bord, dans les ports de France, les meil-
leurs hommes des navires en déchargemcent ; |
Le payement de délégations réguliéres, par les armateurs, aux
familles des marins absents ;
Le transfert des décomptes de fin de campagne, dans le quartier
le plus voisin de la résidence de famille du marin.
On sait qu’en Angleterre et en Hollande il existe, sous le patro-
nage des notabilités des ports, de véritables cercles ou hotcelleries
de marins. — Montés sur un pied trés-modeste, mais dirigés. par
des gens fonci¢rement honnétes, la plupart anciens capitaines ou
maitres d’équipages, ces établissements ont pour but de soustraire
le matelot a l’avidité des logeurs, cabaretiers, etc. — Dés l’arrivée
de son navire, ’homme de mer porte son sac au sailor's home, y
trouve sa cabine et ses repas, sans oublier toutes les distractions
d'usage dans les cercles d’ouvriers..— On lui raccommode ses
effets, on Iui lave son linge. Il est 14 chez lui, et ne risque plus de
devenir la proie des marchands d’'hommes ou des mauvais lieux.
Vans Protection aux marins nous avons déja signalé le dommage
matériel et moral causé 4 nos longs-courriers par la déplorable
routine consistant a licencier les équipages 4 chaque retour dans
un port de France, pour livrer le navire 4 des portefaix.
Avec des équipages de nomades, d’outlaws, trop souvent recrutés
par les marchands d’hommes et les logeurs, dans les cabarets des
ports, on récolte fatalement l’indiscipline et la désaffection du
havire.
Quel dévouement attendre de ces hommes dont vous louez les ser-
vices pour quelques mois seulement. A peine de retour au quai du
360 PREYOYANCE POUR LES MARINS.
Havre ou de Marseille, ne savent-ils pas que, bons ou mauvais, vous
allez les jeter 4 terre sans pitié? Inconnus de leur capitaine comme
de leur armateur, ces parias de la mer ne sauraient porter aucun
intérét au succés de la campagne.
Aussi, est-ce l’armement, c’est-a-dire Ic navire et son armateur
qui, en réalité, soit par surcroit d’avarice, soit par la lenteur des
manceuvres, par un défaut de soins trop fréquent, payent les frais
de cette déplorable instabilité des équipages. — L’administra-
tion de la marine ne pourrait-clle pas encourager capitaines et
armateurs 4 rouvrir leur réle aussit6t le désarmement administra-
tif qui suit l’arrivée au port. — Ne fat-ce qu’a titre de récompense,
ne faudrait-il pas conserver pour le moins a bord, dans l’intervalle
de deux campagnes, quelques-uns des meilleurs sujets de l’équi-
page? Et comme prime a la bonne conduite, tout séjour dams un
port ne dépassant pas trois ou quatre mois, serait compté a ceite
élite comme temps de navigation. — La réputation de notre ma-
rine commerciale, la discipline, l'économie bien entendue des ar-
mements, auraicnt tout 4 gagner a la cessation de ce désordre.
Ne semblerait-il pas aussi qu’il y aurait quelque chose a faire
pour répandre dans la marine du commerce I’usage des délégations
réguliéres payées aux familles des absents?
Depuis longtemps, la marine militaire a donné l’exemple de ce
progrés moral, sans lequel la femme et les enfants de ’homme de
mer sont trop souvent abandonnés 4 toutes les tentations de la mi-
sére. Mais cette régle n’est guére suivie que par des armateurs de
vieille date, qu’un long échange de services mutuels a rattachés @
leurs hommes. On rencontre surtout ces types parmi les vieilles fa-
milles-souches qui, de pére en fils, depuis Henri IV, arment dans la
baie de Saint-Brieuc et 4 Saint-Malo, pour la céte ou le banc de
Terre-Neuve.
Ii faut bien le dire, c’est la navigation au long cours qui, par ses
absences prolongées, fournit la grande majorité de ces marins cos-
mopolites, abandonnant femmes, enfants, etc. Or comment préve-
nir ces désordres. si l'on n’assure des ressources réguliéres aux fa-
milles des absents?
Sans doute que l’administration de la marine voudra se préoccu-
per de généraliser ce qui n’a été jusqu’ici, parmi les armateurs,
qu'une heureuse mais trop facultative bienfaisance.
Enfin, aprés toute campagne d’un an ou plus, le payement, dans
le quartier méme ou réside sa famille, des décomptes acquis par le
marin, serait un autre bienfait incontestable.
Cette mesure d’ordre moral, déja adoptée par le service de
PEtat, contribuerait puissamment 4 mettre un terme aux déplora- |
PREVOYANCE POUR LES MARLMS. 368
bles orgies qui signalent la rentrée au port de nos longs-courriers
ou leur voyage de retour au pays natal. A l’aide de toutes ces pré-
cautions réunies, ne tendrait-on pas 4 relever la situation morale
du marin du commerce ?
Ie sentiment si vif de la propriété est de nature 4 contribuer
puissamment a ces divers progrés. Partout ot le matelot posséde
une maison, quelques lambeaux de terre, une part dans un bateau
de péche, vous retrouvez un tout autre homme. Il faut donc par
lépargne combattre sa vieille imprévoyance, et tendre 4 l’amener
a la propriété. Ne fat-ce d’abord que celle d’un livret d’Assurance
ou de la Caisse des retraites, ce serait 1a enfoncer la pointe du
coin!
Certes, on ne change pas en un jour des habitudes funestes, et
trop souvent invétérées. Ce ne peut étre 1a que l’ceuvre du temps et
d'une persévérante application. Quoi qu’il en soit, alléger des mi-
séres d’un caractére d’autant plus affligeant qu’elles retombent de
tout leur poids sur les familles, serait un acte de bonne politique
autant que d’humaniteé.
Le matelot est un composé bizarre, fécond en contrastes, une
sorte de grand enfant qui a besoin d’étre toute sa vie plus ou moins
mené par de longues lisiéres. Il semble que la fée de |’oubli se soit
penchée sur son berceau, pour lui enlever & jamais ce qu’on
nomme le souci du lendemain..Aussi ce caractére particulier im-
plique-t-il de la part de ses chefs une véritable tutelle morale.
Et cependant "homme de mer posséde souvent 4 un haut degré
le sentiment des grandes choses, du beau, du vrai, du bien. Il sent
d’instinct la yérité de cette sentence de Vauvenargues : « Les gran-
des pensées viennent du cceur. »
Vous trouvez dans le matelot je ne sais quel feu sacré qui le rend
propre aux tentatives les plus périlleuses. Cet esprit d’entreprise
éclate dans les bons comme dans les mauvais jours. C’est lui qui
enfantait jadis les évasions des pontons anglais ou espagnols, les
exploits de Duguay-Trouin, de Jean-Bart, de Surcouf, et de tant de
hardis corsaires; c’est lui qui nous donne encore tous les jours des
Sauvelages héroiques.
Faisant campagne en paix comme en guerre, le matelot est tenu
en haleine par une grande variété d’occupations. Le tableau de
l'emploi du temps sur nos navires de guerre pourrait servir de mo-
déle 4 plus d’un couvent ou d’un régiment. Nos officiers les plus
estimés se préoccupent invariablement de tenir leurs équipages
constamment occupés. A défaut d’exercices ou de travaux nécessal-
res, c'est 4 qui saura en inventer de nouveaux. Aussi cette activité
desprit et de corps est-elle féconde en résultats.
562 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
Ceux qui ont lu V’histoire se souviendront de ce fait extraord.-
naire. Quand Gibraltar fut enlevé 4 l’Espagne, vers 1704, ce ne fut
ni par une attaque en forme, ni par une expédition en régle. Des
matelots d’une escadre anglaise, qui venait d’échouer devant Bar-
celone, entrérent dans Gibraltar moitié par surprise, moitié par
escalade. Ils appelérent du: secours de leurs vaisseaux, et, 4 la fa-
veur du petit nombre et de l’étonnement des Espagnols, se rendirent
maitres de cette forteresse unique. On sait s’ils ont su la bien gar-
der depuis.
L’équipage d’un vaisseau de guerre bien discipliné et bien ameuté,
selon l’expression de nos péres, offre plus d’un spectacle beau 4
voir. Dans l’épidémie de choléra qui ravagea l’armée d’Orient et la
flotte de la mer Noire, nous apercevons encore en esprit la résigna-
tion et la foi touchante de nos deux cents matelots, succombant en
quinze jours 4 bord de la Ville-de-Paris. Deux mois plus tard, a l’at-
taque des forts de Sébastopol, le 17 octobre 1854, l’équipage de ce
vaisseau donnait encore une nouvelle preuve de simplicité héroi-
que. Le scorbut avait succédé au choléra, et réduisait quantité
d’hommes a l’état d’éclopés ou d’infirmes. Eh bien, dés les pre-
miers sons de la générale 4 bord de la Ville-de-Paris, on vit les
scorbutiques, les malades en état de marcher, se précipiter hors
de I’hdpital et se trainer & leurs postes de combat; et ceux qui
tombérent ce jour-la sous les projectiles russes eurent le droit
de répéter, avant de mourir, ce cri célébre du soldat expirant :
« Accueillez-moi, mon Dieu, j’ai bien défendu ma _patrie ! Consolez
ma mére*! »
Il
LES OBJECTIONS CONTRE L ASSURANCE DES MARINS.
La généreuse pensée de protéger les familles de marins, par une
assurance sur la vie, est née de l’excés méme du mal. — De nobles
Ames, émues des malheurs qui les entouraient, furent un jour
saisies de cette espéranec. Elles la communiquérent 4 Mgr David,
évéque de Saint-Brieuc, qui vit 14 une lacune 4 combler et une
bonne pensée 4 mettre 4 exécution. — Quelques hommes de bonne
volonté entreprirent donc de doter les marins des Cétes-du-Nord
d’une assurance en cas d’accidents de mer.
Dans notre premiére étude, Protection aux marins, nous avons
4 Discours de M. Jean Brunet sur la loi militaire.
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 563
raconté comment le directeur d’une grande administration de l’Etat
avait cru devoir, par voie d’interprétation, seconder cette pensée. —
La loi du 44 juillet 1868, sur les caisses publiques de prévoyance,
est, en effet, congue dans un esprit si large que les étrangers eux-
mémes sont admis au méme titre que les nationaux. Cette loi ne
fait pas de catégories. Aucune profession laborieuse n’est exelee,
voure méme les plus dangereuses. Faut-il donc s’étonner si Phono-
rable M. Dufrayer, originaire de Saint-Malo, et sachant tout le bier
a réaliser, n’a pas cru devoir refuser aux marins, travailleurs de lz
mer, le bénéfice accordé aux ouvriers terrestres ?
Cependant l’initiative du directeur de nos caisses publiques, aussi
bien que l’expérience tentée par le comité de Saint-Briene, ont seu-
Ievé une certaine opposition. Dés la discussion de Ja loi de 1868, .
les compagnies d’assurances @ bénéfices s’étaient montrées fort
émues de voir I’Etat se faire, a titre gracteux, l’assureur bénévole
des pauvres gens. Et cependant, respectant en quelque sorte le
monopole des compagnies, |’Etat ne s’adressait qu’aux plus faibles -
épargnes et aux bourses les plus modiques. — Les caisses publiques
nadmettaient que de petites assurances ne dépassant pas un capital
de 3,000 francs. Le maximum des retraites en faveur de la vier
lesse était pareillement limité a 4,500 francs.
tait-ce une concurrence sérieuse que les compagnies redoutaient
pour l'avenir d’une plus large application de ce principe? A cété
d'affaires lucratives, prétendaient-elles maimtenir sans partage cette
légitime considération qui s’attache 4 toute mission de sécurité pu-
blique? — Depuis leur importation d’Angieterre, en 4847, les assu-
rances ont rendu d’incontestables services, au commerce et au cré-
dit public. — Craignaient-elles qu’une comparaison avec les cavsses
bienfaisantes de l’Etat ne tournat point a leur avantage ? — Que les
grandes et les moyennes bourses ne demandassent un jour 4 deve-
hir aussi les clients.des caisses publiques et & profiter 4 leur tour
des services gratuits, bénévolement rendus par VEtat aux modestes
épargnes de l’ouvrier, de l’employé, du petit commergant?
Ce quil y a de certain, c’est que l’opposition des compagnies
a bénéfices aux caisses de I'Etat, s’est de nouveau traduite par
un article’ da a la plume exercée d'un écrivain dont te nom fait
autorité en matiére d’assurances et d’éeonomie sociale. — Per-
senne n’a rendu un plus sincére hommage aux belles études que
M. de Courcy a naguére consacrées, dans ce méme Correspdndant,
aux intéréts maritimes et aux pensions civiles. — Et cependant,
animés de la justice de notre cause, forts de notre désintéressement,
‘ Voir le Correspondant du 10 novembre 1874.
364 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
nous n’avons pas cru devoir baisser pavillon devant ce redoutable
adversaire. |
Il ne nous appartient pas de répondre aux critiques dirigées con-
tre les institutions publiques de prévoyance, leur principe est de
ceux qui se défendent d’eux-mémes vis-a-vis de tous les esprits im-
partiaux. Notre honorable contradicteur a taxé de complaisance l’ap-
plication de la caisse aux marins. — Dans son opinion, les marins
du commerce sont hors la loi, puisqu’un commissaire du gouver-
nement, au cours de la discussion, a trouvé plus simple de les ren-
voyer 4 la caisse des Invalides, c’est-a-dire 4 une fin de non-
recevoir.
Il n’y a qu'un malheur 4 cela, c’est que le commissaire du gou-
vernement, s’aventurant sur un terrain inconnu, est tombé dans
une erreur compléte. Beaucoup de gens des plus honorables se ris-
quent 4 parler des choses trés-spéciales de la marie, sans une
_ connaissance suffisante de la matiére. Or, la caisse des Invalides
. ne peut rien pour les familles ou pour les marins du commerce qui
deviennent infirmes, qui s’estropient, qui meurent ou qui se noient
avant de réunir et l’dge de cinquante ans et les trois cents mois de
navigation. |
Il y a 14 une question de bonne foi qu’on peut vérifier tous les
jours, 4 la source méme. — Les veuves, orphelins ou vicux parents
des gens de mer n’atteignant pas les conditions de la retraite, dite
demi-solde, ne sauraient aspirer 4 rien au dela d’un secours éven-
tuel et temporaire d’environ 50 francs payable tous les deux ou trois
ans. — L’exclusion des marins serait donc uniquement fondée sur
un commentaire de loi, entaché lui-méme d’une erreur manifeste.
Telle est la situation! — Et s’il fallait un projet de loi pour la dé-
hover, croit-on qu’on manquerait d’hommes d’Etat pour le pré-
senter et de législateurs pour le voter?
L’admissibilité des gens de mer aux deux caisses de la vieillesse
et en cas de décés ne fait pas l’ombre d’un doute. Est-il logique, par
suite, de leur refuser le bénéfice du troisiéme mode de prévoyance,
relatif aux accidents.
Enfin, on peut invoquer un motif qui n’est pas sans valeur dans
nos grandes administrations publiques. Les affiches de la caisse
sont placardées sur notre littéral. Plus de 200 marins sont déa
assurés. Il y a donc fait accompli, engagement pris vis-a-vis du
public!
Voila pour les objections de fond. Quant aux critiques de détail,
nous répondrons : |
Les accidents de mer ne sont point, 4 beaucoup prés, la moindre,
ou 10 pour 100 environ des chances de mortalité des marins. La
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 365
statistique officielle dressée par le ministére de la marine, pour la
période de 1864 4 1868, donne une proportion bien plus élevée, —
Sur 5,704 marins du commerce qui ont succombé pendant ces cing
années, sans méme y comprendre les noyés par naufrage, 2,197
marios de tout grade ont disparu 4 la mer, victimes de ces drames
ignorés qui n’ont que Dieu pour témoin. On peut donc affirmer
gue la part des accidents, dans la mortalité des marins, dépasse
38 p. 100, et atteint, selon toute apparence, environ 50 p. 100, en
y ajoutant les noyés par naufrage. — Pour peu que I’on parcoure
les ports qui arment pour Terre-Neuve, |’Islande ou les péches de
la Manche, on pourra s@convaincre que sous ces climats essentiel-
lement hygiéniques, c’est le naufrage, bien plus que la mort natu-
relle qui constitue le véritable risque.
En attendant la statistique officielle, et sous toutes réserves, on
ne saurait estimer 4 moins de 1,100 a 1,200 le chiffre des marins
francais péris & la mer durant les deux années calamiteuses 1873-
1874. — C'est le banc de Terre-Neuve qui tient la téte de cette sta-
listique funébre, avec environ 400 victimes. Puis vient la péche
d'islande, qui peut avoir codté environ 200 hommes. Quant aux
sinistres des paqucbots le Nil, la Ville-du-Havre, le cabotage, la
petite péche et le long-cours, ce n’est pas trop que de compter en-
viron 5 & 600 noyés. 7
Si l’on s’en rapportait méme au chiffre de 808 secours d’urgence
accordés, en 1874, par les Invalides de la marine, et si on le prenait
comme \’expression du nombre des accidents, nos estimations se-
raient encore au-dessous de la réalité.
Ne serait-ce pas déja quelque chose que de venir au secours de
ces 800 familles. — Enfin, pour celles qui voudraient prévoir la
mort naturelle comme la mort violente, n’y a-t-il pas la caisse en
cas de décés?
Si l'on ne se contente point de l’assurance partielle contre les
accidents, on peut donc se donner la garantie d’une assurance
compléte sur la vie. — Chaque région du littoral choisira selon les
risques qui lui sont propres', mais c’est l’assurance partielle 4 bas
prix qui sera le véhicule de,]’assurance complete. Quelques affiches
‘ Le relevé officiel ci-dessus indiqué donne les moyennes quinquennales sui-
vantes, sur un effectif de 91,000 marins naviguant :
Disparitione & la mer......... 439 hommes, ou 0,48 p. 100 par an.
Décédés 4 bord ou noyés par acci-
dent on maufrage............ 594 — i — (0/45
Nerts 4 terre en France ou dans les
Colonies. 2 2 es 30 — — 034 — —
Pertes en marins. — Totaux.. . . . 1,140 hommes, ou 4,25 p. 100 par an.
366 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
ou imprimés, congus en style maritime, c’est-a-dire en termes in-
telligibles pour les gens de mer, suffiraicnt 4 prévenir tout malen-
tendu.
Quand on verrait des indemnités de 600 a plus de 1,400 francs,
accordées aux veuves avec enfants pour des assurés de quarante ans,
ayant payé de 3 4 8 francs, croit-on que les familles des marins
feraicnt longtemps la sourde oreille? Faute de remarquer que le
secours: des enfants se cumulait avec celui de la mére, notre hono-
rable contradicteur avait commis une erreur du simple au double.
Il l’a reconnue lui-méme dans le Correspondant du 25 novembre
4874. Aucune tontine, aucune compagnie, pas plus les Messageries
nationales et MM. Petitdidier que la Caisse de Dunkerque ne sau-
raient donner autant. C’est 4 grand’peine si ces sociétés peuvent
accorder 700 francs. — Selon l’expression d’un honorable conseiler
d’Etat, directeur 4 la marine, « c’est que la Caisse des accidents
jouit d’une vertu particuliére. — Tout le monde n’a pas, comme
elle, un million derriére soi! » ,
Quant aux pensions accordées aux marins éclopés par blessure,
on veut bien reconnaitre qu’elles constitueraient certainement un
bienfait sérieux. Nous n’aurons donc pas besoin d’insister sur ce
point. Ces accidents, tels que chutes de la mature, le long des
quais ou dans la cale du navire, contusions graves dans les manceu-
vres, ne sont pas « extrémement rares, » surtout sur les grands bé-
timents.
Quant 4 la conception financiére, M. de Courcy, par des hypo-
théses inadmissibles, parvient 4 y trouver une affaire désastreuse
pour les assurés. Il parle de 600,000 francs dévorés en pure perte.
Cette objection ne soutient pas l’examen. Les trois quarts des
matelots assurés 4 Saint-Brieuc ont choisi la petite primede 3 francs.
Il est aisé de concevoir que cette assurance sera surtout recherchée
par les navigations dangereuses qui n’occupent qu’un cinquiéme
des marins embarqués. Supposons donc nos 20,000 pécheurs du
banc de Terre-Neuve, de I'Islande et de la Manche assurés 43 francs’;
mettons qu’on ett 200 familles 4 secourir c’est-d-dire 4 pour 100
d’accidents, ce qui pour cette catégorie parait étre la plus faible
proportion admissible. Eh bien, en admcttant les trois quarts des
assurés mariés avec enfants, la caisse n’aurait regu que 60,000 fr.,
en regard d’environ 100,000 francs d’indemnités 4 payer. — S'ul y
avait bénéfice pour quelqu’un, ce ne serait donc que pour les ma-
rins assurés.
Malgré la baraterie, les mauvais capitaines, les armements impru-
dents, les assureurs consentent cependant & gararitir navires et car-
gaisons. — Un projet de loi va méme étre présenté pour pouvoir
PREVOYANCE POUR LES MARINS, 307
assurer aussi les salaires ct le fret des navires. Il n’y a donc plus
que la vie des équipages, seule, qui soit exclue du contrat pro-
tecleur qui couvre l’expédition tout entiére. — Pourquoi ce pénible
contraste qu’on pourrait taxer d'inhumanité? Ne serait-ce pas
malheureusement qu'il n’y a pas d'argent 4 gagner « sur l’assu-
rance des marins! » N’y aurait-il pas quelque initiative & prendre
pour des compagnies puissantes qui ont enrichi leurs directeurs
et leurs actionnaires. Est-ce qu’une petite part des bénéfices réa-
lists sur l’assurance des biens matériels, ne pourrait pas étre con-
sacrée d’avance 4 couvrir la vie des équipages? — Si l’on reculait
devant ce léger sacrifice de bien public, comment oser ensuite
blamer les caisses publiques de se montrer plus généreuses ?
De toutes les critiques, la plus fondée est sans contredit, la crainte
de longs délais, dans la justification des qualités hériditaires. Le
plus souvent, le navire a « disparu sans nouvelles. I] n’y a pas
d'acies de décés! » Rien de plus juste, rien de plus vrai. Et pour
- ¢ette fois, nous sommes trop heureux de nous trouver en parfait
accord, avec notre honorable adversaire.
Heureusement qu’en matiére de naufrages et de disparition, il
parait rationel et logique de s’en rapporter a la jurisprudence tra-
ditionnelle des Invalides de la marine. Pour peu que le projet de
loi s'en référe 4 ce principe, les difficultés disparaissent. — On
procédera, pour les équipages du commerce disparus, comme la
Marine l’a fait lors des pertes de la Sémillante, de la Gorgone, de
PEtincelle et du Monge.
Il a suffi de quelques cadavres retrouvés: dans les rochers de
I'roise et de Bonifacio pour que la Marine prononcat, aprés enquéte,
sur le sort de la Gorgone et de la Sémillante qui ont été considérées
comme effectivement naufragées, Au bout de peu de temps, grace
a cette décision du ministre, les familles des 700 soldatsou marins
disparus ont recu les secours ou pensions réglementaires. Quant
au Monge et a I’Etincelle disparus sans nouvelles, en Chine et dans
inde, la Caisse des invalides a payé au bout du délai maximum
de 2 ans, délai rendu d’ailleurs bien supportable par l’allocation
réguliére des mois de famille, durant cet intervalle.
En définitive, nous n’aurons pas 4 regretter l’opposition faite a
assurance des marins. Si vives qu’elles aient été, ces critiques nous
ont amené & creuser notre sujet et 4 ne plus considérer le recours
a fa caisse des accidents que sous l’aspect d’un cas particulier du
grand probléme de la prévoyance parmi les gens de mer.
Un peu d’éclectisme ne saurait nuire dans ces nouvelles appli-
cations. — En combinant, comme on le verra plus loin, le recours
aux caisses publiques, avec une tontine spéciale entre marins, on
368 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
arrive a un ensemble capable de satisfaire aux dangers particuliers
4 chaque genre de navigation. — On répond, par suite, a toute ob-
jection quelque peu fondée.
Aprés tout, nous devrons donc savoir gré a |’économiste dis-
tingué qui, en nous forgant dans nos derniers retranchements, nous
a obligé 4 reprendre la plume. Il a combattu l’idée en se plagant
sur le terrain industriel. — Nous voudrions la maintenir dans
une région plus élevée. — Une étude plus compléte du probléme,
nous a ramené a une appréciation plus exacte de la réalité des
faits. Et si quelqu’un songeait a se plaindre de cette controverse, ce
ne seraient assurément pas les marins. N’ont-ils pas tout a gagner
4 voir s’élucider une question devenue pour eux d’un si vital in-
terét?
III
CONCILIATION DES SYSTEMES DE PREVOYANCE
S’il est vrai que la sagesse des nations consiste 4 prendre le bien
partout ot il se trouve, nous estimons qu’il serait possible de
trouver un terrain de conciliation, entre les divers systémes de
prévoyance, dans leur application aux besoins de notre population
maritime.
Entre les caisses publiques de I’Etat, fondées par la loi du 44 juillet
4868 et comprenant :
L’assurance en cas d’accidents, contre les blessures et les nau-
frages.
L’assurance en cas de décés, ou contre tout genre de mort.
fl y aurait une place 4 prendre, pour une caisse de- sccours
mutuels entre marins, 4 créer sous le patronage direct du dépar-
tement de la marine.
Voyons comment cette institution nouvelle pourrait se combiner
avec les caisses de prévoyance de |’Etat.
L’assurance, en cas d’accidents, se recommande tout d’abord 4
l’attention des gens de mer, par- son extréme bon marché, s€s
effets immédiats et sa simplicité. — Ainsi, une commission d'ar-
rondissement est chargée de constater les accidents sur place. Ses
avis font loi pour l’administration. Les actes d’état-civil, ou certifi-
cats de juges de paix, délivrés gratuitement et dispensés des droits
de timbre et d’enregistrement.
Mais si ce mode d’assistance publique couvre les ayants-drott,
pour tous les accidents, de blessures ou de mort violente, il ne
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 369
constitue cependant qu’une assurance partielle. — Dans les cas
nombreux de mort naturelle, par maladie ou par épidémie, qui
aticignent particuliérement nos marins du long cours, cette caisse
demeure, en fait, insuffisante,
En revanche, l’assurance, en cas de décés, prévoit tous les genres
de mort, hors le duel, le suicide et les cas de condamnation judi-
claire ; celte caisse couvre de sa protection la*famille de !l'assuré
frappé soit de mort naturelle, soit de mort violente, fat-il méme
tombé par le fer, ou le feu de l’ennemi. — Si ces avantages sont con-
dérables ct constituent une assurance compleéte, il faut reconnaitre
que ses tarifs sont trop élevés pour la généralité des simples ma-
rins.
Aucours de la discussion de la loi de 1868, le ministre M. Four-
toul, a reconnu que ce mode de prévoyance était applicable aux
marins inscrits, comme a toutes les classes de citoyens.
D'autre part, la clause frappant de nullité, l’assurance pour les
décés survenus dans les deux premiéres années ‘du contrat, est
un obstacle sérieux 4 la propagation de ce mode de prévoyance.
Pour répondre aux besoins du commun des matelots, pour
assister la classe la plus pauvre ct la moins intelligente de nos
gens de mer, il y a donc encore quelque chose 4 faire.
Sur un effectif de 155,000 niarins inscrits, de tout grade et de
lout age, existant au 4° juillet 4874, il n’était servi par la Caisse
des invalides que 17,500 pensions dites demi-soldes. — La caisse
protectrice 4 organiser pourrait donc intéresser prés des neuf
dixitmes des gens de mer.
Il reste par suite une place 4 prendre pour une grande société
de secours mutuels embrassant Ja plus grande partie de la popula-
tion maritime. — Ses statuts devraient étre assez élastiques pour
s adapter 4 des besoins variés et pour couvrir en quelque sorte d’un
large manteau, les principales miséres des familles assurécs. —
Et cette société, bien loin de faire concurrence aux caisses publi-
ques de I'Etat, devrait combiner son action avec elles, afin de for-
mer un faisceau bien complet de prévoyance. Il va de soi qu’il fau-
drait faire ici abnégation de ccs questions d’amour-propre et
d'origine, qui, si souvent, paralysent les plus généreux élans de bien
public. Pourvu que nos veuves et nos orphelins fussent secourus,
qu'importe sous quel passeport !
Ainsi, la caisse des blessures et des naufrages aura, pour clien-
tele, les gens de mer qui font les navigations les plus dangereuses,
savoir : les pécheurs d’Islande, de la Manche, ceux du banc de
Terre-Neuve et un certain nombre de caboteurs, naviguant hiver
comme été, dans les parages féconds en accidents de mer. — Cette
370 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
institution scra le topique des blessés, des disparus et des nau-
fragés.
La caisse contre tout genre de mort, attirera particuliérement Ja
classe aisée et intelligente des marins, c’est-a-dire les capitaines,
seconds, maitres d’équipage, patrons de bateaux, et un bon nombre
de longs-courricrs et de grands caboteurs qui fréquentent les pays
malsains. — Moyenffant la précaution de s’y enréler de bonne heure,
cette précaution pourra étre le topique de la fiévre jaune, deLa
dysenterie, de la mort épidémique, comme de la mort violente.
Elle conviendra, au méme titre, aux marins et employés de I'Etat
qui servent dans les colonies ou dans les stations élrangéres ct
surtout aux soutiens de famille, désircux de constituer un capital
déterminé, sur la téte d’une mére, d’un pére, de leurs femmes ow
de leurs enfants.
Enfin, la caissc de secours mutuels entre marins de toute prove-
nance, mettrait tous les risques en commun. — Une vaste associa-
tion de prévoyance s’ouvrizait 4 tous nos gens de mer qui, pour
une cause ou une autre, n’auraicnt pas recouru aux institutions
de I’Etat, c’est-a-djre, d’ici longtemps, 4 la grande majorité de nos
inscrits maritimes.
Cette tontine, ayant 4 soulager les blessés et toutes les fa-
milles, quel que fat le genre de mort, d’infirmité ou d’accident,
n'offrirait point des indemnités comparables a celles des caisses
publiques. — En revanche, les secours scraient prompts et mieux
adaptés aux situations de chacun.
L’'idéc d'une caisse spéciale, entre marins, nous a été commu-
niquée par les hommes les plus compétents. -— Elle a été étudiée
par MM. Delarbre et de Bon, l'un consciller d’Etat ct directeur de la
comptabilité de la marine, l'autre, commissaire général ct directeur
des services. administratifs. — Enfin nous devons 4 M. Derche, chef
du bureau de l’inscription maritime, les renseignements sur la
caisse de Dunkerque et sur la statistique de nos pertes en marins,
dans la période 1864-1868.
Aprés cet apercu général des divers modes de prévoyance, il nous
faut entrer dans le détail des voics et moyens, propres 4 chacune
de ces institutions qui doivent étre sceurs et non rivales, puisqu’en
définitive, elles tendent toutes au méme but : — « Relever la 4i-
gnité, améliorer la situation physique et morale de notre population
maritime ! » .
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 371
IV
PROJET D'UNE CAISSE PROTECTRICE ENTRE MARINS.
En attendant une meilleure appellation, nous nommerons ainsi
cette caisse spéciale de secours mutuels entre marins, qu’il s’agi-
rait de fonder, sous le patronage dircct de la marine et de Ja Société
centrale de sauvetage.
La Société protectrice des marins aurait ainsi 4 sa téte un grand
élat-major, formé de toutes les notabilités de la marine, de la
finance, du commerce, des travaux publics et du monde parisien.
Elle servirait de rendez-vous a tous les genres d’aristocratic, 4 com-
mencer par celle de la bienfaisance.
Cette institution aurait pour administrateurs bénévoles MM. les
commissaires de la marine, qui dirigent les diverses circonscrip-
lions du littoral francais. Reconnue comme ceuvre d’utilité publique,
capable de recevoir des dons et des legs, cette caisse serait centra-
lisée 4 Paris, au ministére de la marine. Destinée 4 compléter une
institation séculaire, dont on sait les grands services, mais que la
marche des temps a rendue insuffisante, la Prévoyance des marins
pourrait embrasser peu a peu la grande famille des inscrits. Tout
cn gardant son autonomie la plus compléte, elle deviendrait sans
doute, par la pente naturelle des choses, une sorte de complément
ou de dépendance de notre caisse des invalides de la marine.
La caisse protectrice des marins, serait sans doute admise a pro-
fiter de la publicité et des relations établies, par la Société de sau-
velage, qui a une mission paralléle. — Mais il va de soi, que cette
lontine conserverait ses statuts, son budget et ses souscripteurs,
parfaitement distincts.
Cette association mutuelle, s’adresserait de préférence aux ma-
rins mariés, sans droits acquis 4 la pension des invalides, c’est-a-
dire 4 tous les gens de mer (et ils sont bien nombreux), dgés de
moins de cinquante ans et ne réunissant pas trois cents mois de
navigation.
Est-il nécessaire de dire qu’une institution uniquement fondée
sur la charité publique, telle que le proposait M. de Courcy, aurait
ae chose d’humiliant pour le caractére et la fierté de nos gens
mer ? |
Ce qu’il leur faut, ce n’est pas seulement une souscription acci-
dentelle, qui réussirait aujourd’hui, sous l'impression de grandes
calastrophes et qui échouerait demain, devant |’inévitable concur-
372 PREYOYANCE POUR LES MARINS.
rence de cette multitude d’ceuvres, qui sont la plus pure gloire du
catholicisme ct de la France. — Une simple ceuvre de bicnfaisance,
car telle est la seule conclusion que notre honorable adversaire
offrait-4 nos marins, sans recours aux caisses, publiques, sans
cotisation personnelle de nos matelots, c’est-a-dire sans budget nor-
mal et sans recettes assurées, n’aurait qu'une existence éphémére.
Dés qu’elle aurait perdu l’attrait de la nouveauté, une tentative de
ce genre aboutirait fatalement 4 ce qu’on nomme, en style familier,
mais juste : « Un enterrement de premiére classe. »
L’assistance de nos gens de mer, doit revétir un caractére per-
manent et durable, respecter leur dignité, faire appel 4 leur effort
personnel, cn un mot avoir précisément pour base, la contribution
volontaire du marin protégé. Répétons-le encore, puisque notre
honorable opposant a contesté ce principe et ne veut point que nos
matelots apprennent 4 s’aider cux-mémes : «Il n’y a d’ceuvres dura-
bles que celles qui reposent sur la prévoyance et 1’énergie indivi-
duelle. »
Sous peine donc de commettre, et bien réellement cette fois,
une de ces naivetés financiéres que le directeur de la Compagnie gé-
nérale d’assurance reprochait naguére 4 I’(Euvre de Saint-Brieuc,
il faudra donc chercher a |’assistance des marins une base plus so-
lide, plus séricuse et plus durable. Or cette base de Veffort per-
sonnel existe déja en France dans plusieurs de nos ports.
Depuis 1870, l’orm voit fonctionner & Dunkerque, une caisse de
secours, entre pécheurs d'Islande, qui comprenait en 4871 ;
4734 marins participants, versant une cotisation de 4 pour 100
sur leurs salaires bruts et avances perduces ;
62 armateurs, membres honoraires donnant une subvention de
1 franc par homme embarqué et par an.
Le compte rendu des opérations de la campagne de 1874, accuse:
44 marins péris ou morts a bord.
9 veuves qui ont reguensemble. . . 6,200 fr.
42 orphelins (chacun 100 fr.). . . . 4,200
8 preset méres. . . . . . . . 2,700
4 marin blessé. ©. . . . . . . 8 200
Ensemble. . . . 40,300 fr.
La cotisation des capitaines est percue sur un minimum de
40 francs par laste de morue. La caisse peut recevoir les dons ¢
legs. Son conseil se compose de six armateurs élus par leurs col-
légues, du commissaire de la marine et de deux capitaines de péche
participants. Toute mort, maladie ou blessures, résultant d'un
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 373°
acte d'inconduite ou d’indiscipline, est déchue de tout droit. Il en’
est de méme pour les parents dont lindignité aurait été constatée
aprés enquéte du conseil ef certificats du commissaire de police.
Les indemnités sont allouées soit en bloc, soit par fractions, dans
lintérét le mieux entendu des familles. Toutes ces précautions dé-
notent une connaissance intime des hommes et des choses.
En 41872, on trouve un total de contributions volontaires des
matelots et armateurs, s’élevant 4 44,925 francs.
Un navire, l’Ange Gabriel, s’est perdu corps et biens.
Il a péri 42 pécheurs d’Islande.
8 veuves ont recu ensemble. . . . 5,700 fr.
{Gorphelins, . . . . . . . . 4,600
4 péres ef méres. . ae 8 4,800
"Total des indemnités. . . 9,100 fr.
Déduction faite des frais d’administration, on a pu conserver en
caisse, un reliquat de 2,446 francs.
Nous arrivons 4 la campagne de 4875 ou la caisse de Dunkerque
a été soumise 4 une rude épreuve.
24 marins ont succombé dont 20 a bord de l’Infatigable, perdu
comme de coutume, corps et biens.
La société s’est trouvée en face de 16 veuves, 29 orphelins et
10 aieux, soit 55 ayants-droit 4 secourir.
Cette progression considérable dans le chiffre des pertes, a
obligé le conseil d’user de la réserve établie par l’article 10 des
statuts, c’est-a-dire de payer les indemnités au marc le franc. Dans
ces limites les ayants-droit n’ont pu toucher que 78 pour 100 des
allocations habituelles.
Lengagement des armateurs prendra fin avec la campagne
e A884. ; = 2 eh ig a oe ;
Nous savons par une lettre de ’honorable M. Beck, qu’a Fécamp,
il a &é fondé, A Vimitation de Dunkerque, une caisse avec les
mémes statuts..—. L’art. 20 prévoit le cas de fusion de l’ceuvre
dans une institution plus générale, telle que celle dont nous allons
lenter d’esquisser le plan.
Les statuts de la caisse de Dunkerque nous paraissent avoir été
rédigés avec de grands soins. Ils prévoient, avec une sollicitude
éclairée, les différentes positions d’état civil du marin et de ses
héritiers naturels.. Cette fondation fait grand honneur a M. J. Beck,
président da conseil, aux armateurs de Dunkerque, comme 4 |’ad-
ministration de la marine de notre grand port flamand. Une insti-
tution semblable ne saurait se généraliser en France sans un
2% Juuuer 1875. 25
316 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
élan généreux des armateurs. Une fois d’accord entre eux pour
prendre cette honorable initiative, le concours des matelots ne
saurait leur faire défaut, puisqu’il dépend d’eux d’en faire wne con-
dition absolue d’engagement.
Partons donc de cette base essentielle, d'une cotisation volon-
tairement souscrite par nos marins, et provisoirement fixée a
4 pour 400 de leurs salaires et avances. Supposons qu'on par-
vienne dés la premiére année a enréler environ 42,000 marins et
qu’on ait 4 indemniser annuellement 1,50 pour 100 des partici-
pants, soit 180 familles de membres décédés ou atteints d’incapa-
cité de travail. On aboutirait 4 un projet de budget, établi 4 peu
prés comme suit :
Retenue volontaire de 4 pour 100 sur les salaires de 12,000 ma-
rins (a 5 francs par hommect paran). . . . . 60,000 fr.
Souscriptions publiques et dons annuels des mem-
bres honoraires. . . . . . «+... ~~ 25,000
Subvention des invalides (évaluée a 41 franc par
homme et paran).. . . . . . » . « « 42,000
Recette présumée. . . 97,000 fr.
Laissant 7,000 francs pour les frais généraux et fonds de réserve,
on obtient pour 180 familles 4 secourir une indemnité moyenne
de 500 francs.
Au bout d’un certain nombre d’années d’existence, il y a heu de
croire que le budget de la Caisse protectrice des marins, s’établi-
rait dans des termes peu éloignés des suivants :
Contribution volontaire de 4 pour 100 sur 50,000 miarins
(4 5 francs par homme et par an). . . . . . 250,000 fr.
Dons annuels des membres (souseription perma-
RICTIC) < -282 ep, es. ds eS OS
Subvention des invalides (évaluée a 4 franc par
hommeetparan).. . . . . . .« « « ~ - 50,000
Recettes présumées. . . 350,000 fr.
On trouverait par un calcul analogue, en élevant graduellement la
retenue sur les salaires, jusqu’au maximum de 2 pour 100, les
budgets des recettes qui suivent :
Pour wne contribution de 4 et demi peur 100. . . 475,000 fr.
— 2 pour 100. . . . . 600,000
‘ Cette évaluation est donnée ici d’aprés la statistique officielle de nos pertes
moyenhes en marins inscrits, pendant la période 1864-1868, avec une augmenta-
tion de @,25 pour 400 pour les incapacités de travail.
30,000
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 375
Admettani qu'on ait 4 mdemmiser en moyenne, 4,50 pour 100,
ou 750 familles par an, de marins morts, ou devenus incapables de
travailler, on obtiendrait :
AVEC UNE BETENUE COTISATIORN INDEMNITE NOYENNE
°
SUR LES SALAIRES DE ANNOELLE PAR HOMME. CORRESPONDANTE.
fr. c. fr. e.
1 pour 100....... 5 00 466 66
tif poor 100... .. 7 50 633 33
2pourri@0....... 10 00 800 00
(es évaluations ne sauraient étre taxées d’optimisme. ‘
Dans tout ce qui précéde, on n’a évalué les salaires du matelet
qu’a une moyenne de 500 francs par an. Ce chiffre ne représente
qu'un minimum, la part beaucoup plus forte des eapitaines, seconds,
maitres, patrons, ne pouvant manquer d’améliorer ces évaluations.
Si l'on tient eonapte de l’apport des marins gradés, notre moyenne
par homme se veléverait & environ 600 franes. Nos trois indemnités
hasées sur des cotisations annuelles de 6, 9 ou 42 frances remontent
dés lors d’un cinquiéme. Dans ces conditions, chaque famille rece-
vail avec 4 pour 100, 560 franes. — 44/2 pour 400, 760 francs.
— 2 pour 100, 960 francs.
Admetiant ce point de départ, qui n’a assurément rien de trop
ambitienx, ilest permis de croire, que d’année en année, une pro-
pagande bien dirigée, 4 la téte de laquelle }’on verrait MM. les admi-
nistrateurs de la Marine, parviendrait 4 enrdler presque tous les
gens de mer, sans droits acquis 4 la pension des invalides. Les
vieux parents, les femmes elles-mémes (dés qu’elles auraient vu
les secours, en cas de malheur, tomber dans le tablier des veuves
leurs voisines), seraient les premiéres 4 propager le mouvement,
en conduisant bon gré malgré, les marins faire leurs déclarations
chez le commissaire.
Avec le temps, il y a lieu d’espérer que la somme fournie par
les fondateurs, bienfaiteurs et!'membres konoraires, augmenterait
annuellement. Dans nos stations de bains de mer, ov affluent
chaque été, tant de riches étrangers, il serait honorable et facile
d’avoir des. concerts, des quétes, des loteries, en faveur des marins
et de leur caisse mutuelle. — Le concours de la presse de Paris et
des ports, la publication d’annales et de comptes rendus périodi-
316 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
ques, 4 l’exemple de la Société centrale de sauvetage, tiendraient le
public en haleine.
Plus la carriére est périlleuse, plus la part de la prévoyance doit
étre forte. A ce titre, qui pourrait contester 4 la Marine le droit
légitime de faire supporter 4 la famille maritime, cette retenue
totale de 5 pour 100, déja appliquée pour les pensions de son admi-
nistration centrale.
Inscrite au role d’équipage, graduellement percue, par |’admi-
nistration, 4 la facon des 3 pour 100 des Invalides, cette contri-
bution volontaire (dut-elle étre hardiment portée 4 2 pour 100,
soit 10 francs par homme et par an), n’aurait encore rien d’exor-
bitant. — Et ce mode de prévoyance serait d’autant plus méritoire,
que la grande famille maritime contribuerait elle-méme pour une
plus grande part, 4 ce sauvetage moral des incapables de servir, des
veuves et des orphelins. — La bienfaisance n’aurait ici que le réle
ede simple auxiliaire. — Son caractére dominant serait celui d’une
assistance administrative. ,
Nos gens de mer, une fois la premiére répugnance vaincue, s’y
habitueraient insensiblement et finiraient par trouver le principe
trés-naturel et les résultats d’autant plus excellents, qu’ils se mani-
festeraient 4 chaque instant sous les yeux. — En cas de malheur,
on ne trouverait plus une famille de marins qui n’ett recu son in-
demnité, que l’abandon des 2 pour 100 porterait en moyenne, a
environ un millicr de francs.
. Etalors, si l’on voyait par hasard, sur le littoral du beau pays
de France, une veuve, un orphelin ou un marin infirme ou blessé,
demeurés sans secours, on pourrait s’écrier avec le Journal du
Matelot : « C’est que le chef de cette famille, n’ayant pas le courage
de boire quelques bouteilles de moins, a refusé d’abandonner sa
quote-part 4 la Caisse protectrice des marins. »
V
CAISSE PUBLIQUE DES ACCIDENTS OU CAISSE DES BLESSURES ET DES
NAUFRAGES.
Tout en remplissant son mandat tutélaire, par une tontine spé- |
ciale aux marins, Ia Société protectrice, s’inspirant des intéréts |
spéciaux et des risques particuliers 4 chaque espéce de navigation,
ne devait pas renoncer & combiner son action avec un recours éven-
tuel aux caisses publiques de I’Etat.
Ainsi, nos pécheurs de la Manche et de la mer du Nord, des mers
PREVOYANCE POUR LES MARINS. $17
dislande ou de ce terrible banc de Terre-Neuve. parages essentiel-
lement sains, mais industries singuliérement périlleuses,.ot la
maladie la plus commune est la mort par naufrage, trouveraient
des avantages particuliers 4 recourir a l’assurance en cas d’acci-
dents. )
Ecoutons plutét ce qu’en pense le Journal du Matelot. « Ques-
lionnez-vous un marin du commerce sur les inconvénients de sa
profession, il répond invariablement :
« Notre métier a du bon; mais il y a, au commerce, quelque
« chose de trés-triste, c’est que si l’on est blessé au service, on n’a
« pas de pension, et que, sil’on vient 4 périr en mer,.ce qui, heu-
« reusement, n’arrive pas souvent, mais enfin arrive quelquefois,
« on laisse derriére soi une famille dans la géne ou méme dans la
« misére.
«Un magon, se dit-il, qui tombe de son échafaudage, qui se
« blesse et qui ne peut plus travailler, a droit 4 une pension qui
« peut monter jusqu’é 644 francs par an, pour peu qu'il ait bien
« voulu retemir sur sa paye et payer a la Caisse deux centimes et demi
« par jour. — Pourquoi donc le marin qu’un coup de roulis jette
« de la vergue de misaine sur le pont, qui se casse un bras, et que
«Yon est obligé d’amputer, n’aurait-il pas, luiaussi, ses 644 francs
« par an, s'il a bien voulu économiser quelques sous et envoyer a
a l'assurance deux centimes et demi par jour? »
Cette intervention de la Caisse des blessures et des naufrages en
faveur des marins qui effectuent les navigations les plus dangereu-
ses, ferait une situation meilleure aux familles de marins noyés,
tués ou disparus. Dans les cas d’incapacité de travail, il y aurait
des pensions aux survivants atteints de blessures. |
Enfin, dans l’éventualité de grands sinistres, atteignant la pro-
portion de catastrophes régionalgs, tels que ceux de Terre-Neuve et
de V'lslande, en 4873-1874, cette combinaison allégerait singuliére-
ment les charges de la caisse protectrice des marins; car, pour la
nantir d'un fonds de réserve indispensable, n’oublions pas que ses
finances auront longtemps besoin d’étre gouvernées de maniére &
éviter de trop grandes secousses. See ee
La conciliation entre ces deux sources de prévoyance s’effectue-
rait si l’on introduisait dans les statuts de la Société des marins deux
ou trois articles concus dans le sens qui suit : 7
Articte A.
«Tout marin qui va entreprendre une navigation dangereuse
pourra, en passant la revue de départ au bureau de la Marine, dé
518 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
clarer son intention de se faire assurer, « en cas d’accident-s de
«mer. »
Anricie B.
a Tout marin réclamant une assurance en cas de blessures ou de
naufrage, sera autorisé 4 s’imposer sur ses salaires une retenue
en rapport avec le tarif d’assurance par lui choisi.
« Ces déclarations seront immédiatement inscrites au réle d’é-
quipage. »
RETENUE TOTALE CAISSE DES MARINS | CAISSE DES ACCIDENTS
ENCOURUE POUR 1 ADMISSION ms
AUX DEUX CAMmsEs. VERSEMENT ANRUEL. ET VERSE aU NOM DU MARIN.
I
fe. o. fr. ¢. fr. «
8 00 5 0 3 60
10 00 3 00 5 00
13 00 5 60 8 00
Anncie (.
« Enfin, tout marin pourra étre admis 4 se faire garantir par les
deux caisses 4 la fois, moyennant une retenue totale de 8, 10, ou
43 francs par an. — I sera, dans ce cas, membre participant de la
Caisse des marinus pour 5 francs, et assuré en outre, en cas d'évé-
nement de mer, a 3 francs, 5 francs ou 8 francs.
« Sclon ses Age, salaire et position de famille, libre au marin
de choisir l'un ou |’autre moyen, voire méme les deux a la fois. »
Le commissaire de la Marine, en recevant la déclaration du ma-
telot, aurait 4 remplir des polices fodividuelles ou collectives, et a
effectuer les retenues d’assurance sur ses avances au départ.
Cet administrateur ferait les démarches nécessaires vis-i-vis des
ageats des finances. — Il remetiraat les livrets d'assurances, en ga-
rantie de leurs droits, aux familles des marins. L’administratioa de
la Marine posséde sur le littoral une haute influence, ef peut beau-
coup pour le progrés moral. — En cas de disparition, la tontane con-
sacrerait son allocation 4 des secours périodiques, jusqu’au régle-
ment des indemnités dues par la Caisse des Dépdts et Consignations.
Du jour ot cette administration aura adopté en matiére de nau-
feages et de constatation de décés, la jurisprudence de ia Caisse des
Invalides de la marine (dans le cas le plus défavorable aux famaiiles,
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 329
celui de dispariizon totale 4 la mer), les délais de payement ne sau-
raient dépasser :
Six mois, pour les mers d'Europe;
Un an, pour I’Océan atlantique;
Deux ans au-dela des grands caps.
Une fois les formalités de disparition 4 la mer remplies confor-
mément 4 l’ordonnance du 48 janvier 1859 et au décret du 44 aodt
4856, les marins du commerce, se trouvant placés sur le méme pied
que les marins de I’Etat, rentreraient dans des conditions norma-
les. — On n’aurait plus 4 craindre que la Caisse des Consignations
ne devint pour eux une caisse de lenteurs. La principale critique de
M. de Courcy tomberait ainsi d’elle-méme.
Sur les actes de décés ou procés-verbaux de disparition a la mer
dressés par W’autorité maritime (pour la famille d'un marin de lage
moyen de quarante ans), la Caisse des accidents aurait a payer:
INDEMZUITE CUMULKE DE LA VEUVYE &T DES ENFANTS MINEURS.
Pour une assurance de 3 francs, 4 >< 150 = 600 francs.
— 5 francs, 4 >< 232 — 928 francs.
— 8 francs, 4 >< 372 — 1,488 francs.
Hest évident qu’aucune mutualité, de quelque facon qu’on la
combine, ne saurait offrir aux marins des conditions aussi avanta-
geuses qu’une caisse d’assistance publique, ayant derriére efle un
million de subvention accordé par ]’Etat.
VI
RECOURS EVENTUEL A LA CAISSE EN CAS DE DECES (CAISSE CONTRE TOUT GENRE
DE Morr).
Nous avons signalé lobstacle réglementaire annulant les agsu-
rances faites moins de deux ans avant le décés de Il’assuré, clause -
destinée 4 prévenir ce que M. de Courey, dans son langage techni-
que, appelle — « invasion des mauvais risques. »
Si regrettable que soit cette clause; si préférable qu’il fut, pour
Yavenir de l’institution, de la remplacer par la visite du médecin et
une certaine élavation des tarifs, serait-ce la une raison suffisgnte
Pour ne pas recourir 4 la caisge en cas de décdgs?
$80 . PREVOYANCE POUR LES MARINS.
D’accord avec les auteurs de la loi de 1868, nous ne le pensons
pas; et, a l’appui de cette opinion, on peut invoquer les considéra-
tions suivantes :
Dans le cas d’annulation, les versements effectués sont restitués a
la famille, avec bonification d’intéréts 4 4 pour 100. — Méme alors,
on n’a donc rien perdu a se faire assurer.
Proportionnellement au nombre des assurés, le cas de mort, moins
de deux ans aprés l’assurance contractée, doit étre nécessairement
assez rare. D’ailleurs, en ce qui touche les marins et employés colo-
niaux, il est d’ohservyation médicale que la santé des Européens ré-
siste, en moyenne, environ deux années dans les climats les. plus
malsains. :
Pour peu donc que les marins gradés et les employés des ports
ou des colonies aient la précaution d’entrer a cette caisse dés leur
jeunesse, ou quelques mois au moins avant leur départ de France,
assurance aurait les plus grandes chances d’exercer sur leurs fa-
milles son action tutélaire.
Ii importe de le remarquer en passant, ce n’est plus ici un con- —
trat aléatoire, comme dans la Caisse des Accidents. — Aprés avoir été
son client toute votre vic, si les accidents vous épargnent, et que
vous mouriez de votre belle mort, vous n’avez rien 4 en attendre.
Ici, c’est tout le contraire. — Aprés deux ans écoulés, vous avez la
certitude absolue que tét ou tard le capital déterminé sera, a yotre
décés, payé 4 ceux qui vous sont chers. — C’est donc un véritable
placement a intéréts composés que vous aurez réalisé.
C’est une assurance de tout repos, et pour la vie entiére, qu'll
s’agit de contracter ici. — Plus on y entre jeune, plus les conditions
sont avantageuses. — Les tarifs sont basés sur un intérét a 4 pour 100
des versements effectués, et calculés, 4 raison de l’age des dépo-
sants, d’aprés les tables de mortalité de Deparcieux. — L’administra- —
tion ne fait aucun bénéfice sur les assurés, et se borne a prélever |
6 pour 100 pour couvrir ses frais.
Tous ceux et celles qui comprennent dans toute sa grandeur, le
généreux protectorat que Dieu a imposé aux classes dirigeantes, de-
vront donc insister sur ce point essentiel. .
Dés seize ans, un bienveillant patronage pourra s’exercer pour les
Fils ainés de veuves,
Ainés d’orphelins,
Fils de parents malades ou infirmes,
Soutiens de famille de tout genre.
On ajouterait au mérite de cette assistance administrative, en al-
dant pécuniairement les jeunes assurés de seize 4 vingt ans 4 acquil-
- PREYOYANCE POUR LES MARINS. $84
ter les premiers versements annuels. On garantirait ainsi des situa-
tions dignes d’intérét contre la funeste chance de perdre subitement
leur gagne-pain.
Dans un autre ordre d’idées, ct 4 un 4ge plus avancé de la vie
(mais sans dépasser, autant que possible, la limite, quarante 4 qua-
rante-cing ans), cette assurance conviendrait particuliérement aux
gens de mer jouissant de quelque aisance : capitaines, seconds,
maitres d’équipage, maitres de scine, patrons de bateaux longs-
courniers, grands caboteurs, employés des colonies, maitres et
sous-officiers de l’Etat, que leur navigation habituelle et leurs fonc-
lions appellent dans les pays malsains.
Cherchons maintenant a présenter les tarifs de la Caisse des décés
sous une forme facile a saisir.
PRIMES ANNUELLES
A PAYER
POUR DES ASSURANCES DE 500 FR. A 3,000 FR. PAYABLES AU DECES
POUR DES ASSURANCES DE
AGE
500, fr. 1,000 fr. 3,000 fr.
DE L'aSSURE.
PRIME ANNUELLE A PAYER PENDANT LA DUREE DE LA VIE.
| fr. c¢ fr. c. fr. c.
{6a i7ans..... 6 61 43 22 39 66
%a%tans.. .. .' 7 16 * 44 39 42 96
9a %ans. -.. 7 99 45 85 A 55
30a3ians.....' 8 88 47 77 53 3l
35a36ans.... .' 40 44 20 28 60 84
MOadtans.. .. .! 12 05 24 10 712 30
45a46ans... . . 14 70 29 40 88 20
Comme on le voit, un soutien de famille qui entrerait jeune en-
core, c’est-a-dire avant trente-cing ans, dans cette combinaison de
prévoyance, laisserait 4 ses parents 500 francs, moyennant un ver-
sement annuel de 7 francs 4 40 francs.
Pour laisser 1,000 francs 4 ses parents, il aurait 4 déléguer de
13 & 20 francs par an.
Pour légucr ce méme millier de francs aux siens, un chef de fa-
mille de l’Age moyen de quarante ans, en serait quitte pour un 6a-
382 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
crifice annuel de 24 francs, soit 2 francs par mois, ou un peu plus
de 4 sou par jour.
Enfin, pour léguer le maximum — unc somme de 3,000 franes. —
asa femme et a ses enfants, un pére de quarante ans aurait 4 s'im-
poser un sacrifice de 72 francs par an, autrement dit, a déléguer
6 francs par mois ou 4 sous par jour.
Quiconque connait les conditions de solde de nos marins gradés,
conviendra que ces primes a verser ne sont pas, en général, au-des-
sus de leurs forces.
A notre sens, on pourrait donc conclure de ces prémisses :
Qu’il n’est pas un soutien de famille qui ne puisse se faire assu-
rer pour 500 francs.
Qu’il n’est pas un marin gradé ou prévoyant quik ne puisse léguer
environ 1,000 francs aux siens.
Enfin, qu’il est un certain nombre de gens de mer, en mesure d’as-
surer a leur famille, un capital de 2,000 francs 4 3,000 francs.
Pour des hommes qui gagnent depuis 400 francs jusqu’é
2,000 francs par an, ces tarifs sont donc parfaitement abordables.
— Et le jour ou Ja haute administration voudra exercer ici son action
tutélaire, i} suffira d’ajouter au Décret sur la Prévoyance, un article
concu 4 peu prés ainsi :
Arnie D.
« Tout marin, tout employé maritime ou colonial, pourra étre
admis, sur sa demande, 4 déléguer a la Caisse des Consignations, la
prime annuelle nécessaire, pour couvrir son assurance a la Caisse
publique en cas de décés. »
Vil
LA CAISSE DES RETRAITES POUR LA VIEILLESSE.
La Caisse de la vieillesse est 4 la fois la plus fréquentée, comme
Ja plus ancienne de nos institutions publiques de prévoyance,
Depuis la loi du 18 juin 1850, tout Francais de J’un au del’autre
sexe peut, par un apport annuel de ses économies, devenir rentier
de l’Etat, dés qu’il aura atteint le demi-siécle.
Les versements sont annuels ou une fois faits, a capital aliéné ou
4 capital réservé. —Dans ce dernier cas, ce capital est remboursé a
Ja famille, & l’époque du décés du rentier. — Le tableau suivant
extrait des tarifs peyt donner une idée de ces combinaisons :
PREVOYANCE POUR LES MARINS. $85
RENTE VIAGRRE MINIMOM ACQUISE A 5@ ANS.
AGB PAR UN VERSERENT UNIQUE AGE PAR DES YERSEMENTS ANKUBLS
a .'fregux ps 400 ynaacs i ou pe 10 yrancs
il A CAPITAL A CAPITAL ad A CAPITAL A CAPITAL
VERSENENT . ALIEXE, nésErve. t*? VERSEMENT. ALIENE, RESERVE.
Ans. fr. c. fr. ¢. Ans. fr. ¢. f. e.
5 149 62 417 42 5 233 81 483 06
5 128 50 103 39 5 205 63 1460 35
10 93 18 76 350 10 148 50 144 49
15 70 15 36 27 15 106 81 80 50
20 52 60 41 19 2Q | 75 45 55 55
83 59 07 29 94 2 $i 99 37 34
30 3 94 21 59 30 54 59 26 14
35 21 38 15 41 35 21 72 14 66
40 15 84 10 85 40 42 22 7 92
43 44 69 7 47 45 5 18 5 24
30 8 53 4 99
RENTE VIAGERE MAXIMUM ACQUISE A 65 ANS.
3 680 54 552 70 5 1,100 49 851 90
i) 584 48 470 25 5 969 60 748 64
10 425 84 547 05 40 712 48 339 70
1 319 06 | 935 93 4b 522 85 | 385 43
20 239 26 487 55 20 380 14 871 91
ys) 177 72 136 17 25 2718 50 489 413
30 131 66 98 20 30 194 38 129 410
a 97 25 70 40 35 135 83 85 95
40 Tk 92 49 56 + 92 61 53 30
8 53 49 54 45 60 OA 35 37
30 58 81 22 70 50 37 02 49 27
55 27 5 14 56 55 20 01 9 66
60 18 87 8 87 60 8 10 3 60
65 12 58 5 01
384 _PREVOYANCE POUR LES MARINS.
Ainsi un homme de trente ans qui verserait 100 francs tous les
ans, jouirait 4 cinquante ans, d’une retraite de 545 fr. 90. — Sil
avait voulu réserver ses apports 4 ses héritiers, il n’aurait que
241 fr. 40.
Pour celui qui ne serait arrivé que dix ans plus tard, 4 quarante
ans, par exemple, la retraite 4 cinquante ans se verrait réduite soit
4 422 fr. 20, soit a 79 fr. 20. — En pareil cas, on ferait donc sa-
gement de différer sa liquidation, Jusqu’a cinquante-cing ans ot
l’on obtiendrait 249 et 156 fr. 50.
L’homme qui n’aurait commencé ses versements qu’a quarante-
cing ans, devrait, par analogie, attendre jusqu’a soixante ans, pour
obtenir 296 francs ou 170 francs.
Enfin, le cinquantenaire ferait sagement de différer son repos
jusqu’a soixante-cing ans, pour avoir 370 francs ou 192 francs.
La morale de ces combinaisons est donc facile 4 saisir. — Pour
en tirer de sérieux avantages, il faut se présenter de bonne heure
et jeune encore 4 cette institution. — Pour atteindre un chiffre de
retraite, voisin de 300 francs, 4 capital aliéné, toujours avec l’ap-
port annuel de 100 francs, il faut compter environ quinze ans d’ad-
mission & la caisse. Si l’on a attendu l’4ge mur pour songer 4 la
prévoyance, le meilleur parti 4 prendre, c’est de reculer propor-
tionnellement l’entrée en jouissance.
Sous cette administration paternelle, si des infirmités, des bles-
sures ou des maladies graves vous atteignent (fat-ce méme avant
cinquante ans), par une disposition spéciale de la loi, au moyen
d'une liquidation anticipée, vous obtenez une retraite proportion-
nelle. — Quels qu’aient été les versements du déposant, 1’Etat sait
ainsi lui en tenir compte, 4 toute époque de sa carriére avec une fi-
délité vraiment exemplaire. — Ces retraites se payent chez les per-
cepteurs, comme la rente sur !’Etat.
S'il est beau de voir le Gouvernement se faire ainsi le caissier et le
banquier des plus petites bourses et des plus modestes épargnes',
— on comprend 4 merveille que }’on ait posé des limites & ce mode
d’assistance publique. — Aucune rente viagére de la vieillesse ne
saurait dépasser 1500 francs. — Le maximum des versements an-
nuels est fixé 4 4,000 francs. — En revanche, on peut toujours an-
ticiper ses ‘payments, par un versement unique, ou ajourner son
entrée en jouissance de la retraite, afin de |’améliorer. — Dans un
but analogue, on a enfin le droit de faire abandon des capitaux pri-
mitivement réservés.
‘ En Angleterre, les bureaux de poste recoivent, sans frais, les versements
destinés aux Caisses d’épargne.
PREVOYANCE POUR LES MARINS. S85
M. le comte de Benoist-d’Azy, vice-président de la Chambre, dé-
peignait naguére, en termes excellents, le réle de la Caisse de la
vieillesse, dont il a été un des principaux promoteurs. — Nous ne
saurions mieux faire que de citer l’éloquent exposé du rapporteur
de ls loi de 1850.
« ll ya des milliers de famuilles ruraleg qui se divisent et se rui-
nentpour le partage des héritages, et qui pourraient s’épargner ces
calamités, en assurant une retraite ou une dot & ceux de leurs mem-
bres qui ne doivent pas cultiver l’héritage paternel.
« Le but de cette loi a été d’offrir aux plus faibles économies de
la classe laborieuse un placement assuré qui permit au déposant de
recueillir dans sa vieillesse, pour fruit de son travail, un bien-étre
honorable et assuré.
« Yoyez, messieurs, autour de vous, ce que sont les pauvres qui
vivent de votre charité ; ce sont pour la plupart d’anciens ouvriers
qui n’ont phus la force de travailler, qui sont 4 la charge de leur fa-
mille, ou abandonnés par elle.
« Sans doute, la charité s’honore de venir au secoursde ceux qui
souflrent ; mais, pour chacun de ces pauvres, n’eut-il pas été plus
heureux que pendant leur jeunesse et leur vie active une faible éco-
nomie eit pu assurer le bien-étre de leur vieillesse? et quand je
dis une faible économie, je vais vous citer quelques chiffres, et vous
allex voir qu’en effet, avec bien peu de chose, on peut réaliser ce
bienfait d’une aisance inespérée pour les années les plus difficiles
de la vie.
« Siun homme a pu placer pendant les années de sa vie active de
travail une somme de 40 francs par an, il aura 4 soixante ans prés
de 300 francs de rente viagére sur I’Etat, rente bien assurée et qui
nest soumise 4 aucune chance. — Si ce placement avait été fait sur
sa téte par son pére a lage de trois ans et continué d’année en an-
née, il aurait, & soixante ans, 600 francs de rente et pourrait ainsi,
auheu d’étre 4 charge 4 sa famille, lui apporter quelques secours.
Cette rente sur I’Etat pourrait étre portée jusqu’a 1,500 francs. — Le
capital versé s’augmente des intéréts, puis des intéréts des intéréts,
et enfin des chances de mortalité calculées d’aprés les tables de-
puis longtemps connues.
« Ainsi un pére de famille ou un bienfaiteur peut placer sur la
éte d'un enfant depuis l’dge de trois ans; il peut continuer ces pla-
cements jusqu’a l’dge ou l’enfant peut les faire lui-méme, lorsqu’il
commence & gagner quelque chose par son travail et que cette pen-
see d’avenir préparée par l'économie se présente habituellement a
son-esprit.
886 PREVOYANCE POUR LES WARINS.
« Les versements faits par homme marié profitent a sa fearme
comme a lui, et réciproquement, ba vente appartient aux deux
ux. :
_ Ces versements ne sont point obligatoves ; ils peuvent tre m-
terrompus, repris ou arrétés: mais le produit obteny, je le répéte,
est toujours en proportion des sommes versées et de l'époque de la
vie ot elles l’ont été.
« J'ajoute que ces rentes sont imsaisissables.
a Hi serait trop long d’entrer ici dans le détasl des chiffres, mais
tous ces détails seront facilement mis sous les yeux de ceux qui
veulent profiter d’une institution si utile.
« Des personnes bienveillantes interviendront pour que cela
puisse étre facilement compris et exécuté.
a Quelques personnes ont critiqué ce placement d’écononmes dans
un intérét personnel, comme un acte égoiste qui prive la famille de
cet avantage ; mais la faculté est donnée par la ler de déclarer que
le capital versé sera réservé, c’est-a-dire fera retour aux héritiers ow
donataires du titulaire ; seulement alors la rente est nécessairement
moins élevée.
a Mais le vieillard, en mourant, peut réserver ainsi 4 sa famille
une somme assez importante, fruit de ses économies assurées et
que les plus petites privations ont suffi pour assurer.
« Eh bien, cette institution si utile, jo le répéte, n'est pas connue
dans nos campagnes, quoique depuis vingt-deux ans plus de ceat cin-
quante millions aient été placés entre les mains de l'Etat; de grandes
sociétés industrielles, des compagnies de chemin de fer assurent
ainsi des retraites & leurs employés et ouvriers. Les versements se
font alors de compte ‘& demi entre l’ouvrier et la compagnie.
a Qui, il est facheux que les familles agricoles igmorent cette
institution et surtout la maniére d’en mettre & profit les bienfaits.
a On éviterait par la des divistons, des procés, des lseitatiens
ruineuses, en prélevant sur le revenu, des annuités nécessaires pour
assurer des dots aux jeunes filles, des retraites aux jeunes vieil-
lards, en laissant intact le domaine cultivé aux mains de ceux qui
le font valoir.
« Un grand service 4 rendre aujourd hui aux campagnes, ce serait
de publier un Manuel des retraites, indiquant aux familles les com-
binaisons au moyen desquelles on pourrait réaliser une répartition
intelligente dans les héritages, en évitant ces licitations judiciaires
qui sont le chancre de la propriété et de la famille en France. »
(Gazette des Campagnes.)
Ne pourrait-on pas conclure en disant avec un chef ouvrier: <—
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 387
« Sila caisse des retraites était bien connwe des travailleurs, — ce
« serait la fin de VInternathionale. »
Sile peuple comprenait clairement qu’tl peut, lui aussi, devenir
renter et se reposer sur ses vieux jours, Moyennant quelques fai-
bles économies, croit-on qu'il irait demander un avenir meilleur,
aux chiméres décevantes des sociétés secrétes? — Si par une propa-
gande vramment active et intelligente, de pareilles idées avaient été
répandues avee persévérance, dans les masses ouvriéres, si avides
demtendre une parole autorisée, croit-on qu’elles y resteratent insen-
sibles? Mats, pour cette mission, il faudrait des conférences publiques
dans tous les grands ateliers, dans les sociétés de secours-mutuels,
il Badrait, en un mot, trouver des Apdtres. — Le comprendra-t-on
un jour? et la belle initiative de M. le comte de Mun trouvera-t-elle
des imitateurs parmi nos financiers et nos économistes? Si le ministre
des finances encourageait ésoliment cette propagande, bon nombre
de receveurs et de percepteurs, avec l’autorité de leurs fonctions,
ne pourraient-ils pas devenir conférenciers?
Un grand pas dans l’ordre moral, ne serait-il pas fait, le jour od
Von aurait pu convaincre Pélite des classes laborieuses :
Que ses amis les plus désintéressés se trouveront toujours dans
les classes dirigeantes, parmi les caractéres les plus élevés, comme
dans ks situations les plus indépendantes ;
Qu'une longue ére de paix sociale peut seule, avec un gouverne-
ment stable et un travail bien réglé, acheminer les ouvriers vers
un avenir meilleur ;
Que les caisses de prévoyance peuvent les y aider puissamment,
en provoquant leurs épargnes, en les capitalisant et en les faisant
fructifer par un placement de tout repos, a 5 p. 100;
Que selon la belle parole de V’illustre Franklin: — « Quiconque
« prétend vous enrichir autrement que par l'ordee, le travail, l’é-
« conomie, celui-la est un empoisonneur ! »
(ete digression nous a un peu éloigné de nos marins. Terminons
done en nommant les nombreuses catégories d’hommes de mer qui
oe bien de recourir a la caisse d’épargne de la vieil-
esse.
les marins du commerce qui ont tant de peine 4 réunir les trois
cents mois de navigation exigés pour la demi-solde des invalides,
(rouveraient ici unc retraite assurée, dés l’dge de 50 ans.
Et si, comme il arrive malheureusement trop souvent, certains
navigateurs se voyaient frappés de blessures ou atteints de ces
maladies des pays chauds qui entrainent, avec des infirmites pre-
coces, une incapacité absolue de travail, le grand bienfait d'une
retraite proporttonnelie ne saurait ie leur échapper.
388 PREVOYANCE POUR LES MARINS.:
Capitaines au long cours et au cabotage, maitres d’équipage,
maitres de seine, patrons de bateaux, matelots plus ou moins aisés,
il en est bien peu qui, avec un peu de bonne volonté, ne pourraient
apporter ici, une épargne annuelle variant depuis 10 francs jusqu’a
200 francs.
Officiers et employés des divers corps de la marine, maistrance
et sous-officiers, agents des ports et des colonies, combien de situa-
tions modestes qui, par leurs bonnes habitudes d’ordre et d'éco-
nomie, pourraient s'imposer cette épargne, depuis 10 francs jusqu’a
200 francs par an et améhorer ainsi leur retraite par I’Etat.
fl suffirait d’une entente 4 établir entre l’administration de la
marine et la caisse de la vieillesse pour queces versements puissent
s’effectuer par voie de délégation annuelle. — On éviterait ainsi aux
absents et aux familles, les erreurs, frais et embarras qu’occa-
sionnent toujours plus ou moins, les recours individuels aux caisses
publiques.
Marins du commerce ou serviteurs de l’Etat, ne trouverait-on pas
un égal intérét 4 donner, & un plus grand nombre d’hommaes, le
sentiment si conservateur de la propriété? — Favoriser la pré-
voyance, c'est aussi affermir énergiquement l’ordre social!
CONCLUSION
Si l’on nous demandait maintenant : de tout ceci que conclure?
C’est a la Réforme sociale de M. Le Play' que nous voudrions em-
prunter notre réponse. — Nul n’a mieux que ce grand citoyen, carac-
térisé, en regard de nos plaies sociales, la mission & remplir par
nos classes dirigeantes. Il y a la une de ces vérités naturelles, au-
jourd’ hui admises par tous les esprits éclairés. — Quiconque exerce
des droits, assume, par cela méme, des devoirs. — Que ces droits
s‘appellent autorité, fortune ou influence, l’obligation est la méme.
Si Dieu a fait des riches et des pauvres, c’est qu’il a voulu établir
entre toutes les classes de la société, des relations amicales, des
rapports indispensables, un perpétuel échange de services. —Tant pis
pour ceux qui ne comprendraient pas ces axiomes !
Si l’on admet donc ces devoirs de patronage pour ceux qui com
mandent aux matelots ou qui louent leurs services, on sentira vis-a-
vis d’eux, certaines obligations morales 4 remplir. C’est la vieille
histoire des chefs d’industric en face de leurs ouvriers, ou des chefs
de corps vis-a-vis de leurs soldats. Cherchez autant que vous le
voudrez parmi les classes laborieuses, vous n’en trouverez guére de
plus méritante que nos marins. Leur sentimentinné d’une hiérarchie
1 La Réforme sociale en France, 5* édition, 1874, chez A. Mame, Tours.
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 589:
nécessaire, leur gros bon sens et le 'salutaire contact des nations
étrangeres, les mettent, Dieu merci, 4 l’abri de ces détestables et
absurdes doctrines, que les déclassés de toutes les professions n'ont
que trop répandues parmi nos ouvriers des villes.
On va chercher souvent bien loin, des combinaisons propres a.
remédier aux souffrances bien connues de notre marine marchande.
A plusieurs reprises, depuis 1825, on a fait sur la navigation
francaise de volumineuses enquétes. Eh bien, l'un des premiers
encouragements 4 lui apporter, ne serait-ce pas d’améliorer la con-
dition précaire de cette grande famille des marins du commerce?
Que I’on ouvre 4 deux battants, pour cux, les portes de nos caisses
de prévoyance. Et dussions-nous d’abord lutter contre une tradi-
lionnelle incurie, et dans les débuts, faire leur bonheur, pour ainsi
dire, yn peu malgré eux, sachons y amener ces « grands enfants. »
Prouvons-leur que le célébre dicton : « Aprés nous Ie déluge, »
n'est point le dernier mot de la sagesse humaine.
La pensée d’encourager les marins du commerce, par une large
admission 4 nos caisses d’assistance, appartient a l’un de nos
hommes les plus considérables, vétéran de nos assemblées et 1’un
des principaux fondateurs des retraites pour la vieillesse: M. lecomte
Benoist d’Azy.
Outre les marins de profession, bien des industries se rattachant
plus ou moins au bord de la mer sont particuli¢rement intéressés a
contracter l’une des assurances offertes par I’Etat.
i nous suffira de nommer les ouvriers ct gardiens des phares,
ceux des travaux hydrauliques de nos ports, les pilotes, les sauve-
leurs, etc., etc. Qui ne connait les périls de ces braves canotiers
volontaires de la Société de sauvetage ! Qui ne les a vus lancer leur
embarcation & la mer, un jour de tempéte, pour aller disputer a la
mort, l’équipage d’un navire en détresse ! Qui peut ignorer les dan-
gers courus par nos pilotes, 4 proportion de la conscience qu’ils
apportent dans leur méticr! Pour le faire résoldment, tantét il faut
aller chercher les navires au large des derniers écueils de nos cétes,
tantot il faut les conduire de |’intérieur des ports jusqu’a la pleine
mer et rallier la céte, trop souvent dans de mauvaises embarca-
tions.
Imagine-t-on qu’une assurance sur la vie de ces hommes si
exposés, sauveteurs ou pilotes, ralentirait leur dévouement. Et
pourquoi, en vérité, la certitude de laisser du pain a leurs familles,
en cas de malheur, les rendrait-elle moins énergiques dans !’accom-
plissement de leur devoir? Oser le prétendre, ce serait ignorer le
cceur de homme et faire injure au bon sens.
Les Chambres de commerce de nos ports de France ne sauraient
23 Jumer 1875 26
300 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
méconnaitre l’influence qu’un corps de pilotes bien payés ct bien
équipés, exerce sur le mouvement des affaires d’un port. En Angle-
terre et aux Etats-Unis, ce sont la des vérités lémentaires. Le superbe
équipement des embarcations pilotes de ces deux peuples, en dit
assez sous ce rapport. En allant chercher les navires trés-au large,
on facilite singuliérement les entrées des navires, on provoque 4
venir en relache, des batiments a court de vivres, d’eau ou de char-
bon qui, faute de rencontrer un pilote le long du bord, seraient
probablement allés ailleurs.
C’est ce qu’a parfaitement compris la Chambre de commerce de
Rouen, en faisant assurer contre les accidents de mer, les cent
pilotes de la basse Seine. Voici le texte de cette délibération en date
du 10 décembre 1874, sous la présidence de M. J. Levavasseur que
nous devons a l’obligeance de M. Ernest Le Picard, secrétaire :
« La Chambre de commerce de Rouen,
« Considérant qu’il importe d’encourager chez les pilotes les idées
d’ordre et de prévoyance,
« Considérant que si la Caisse des pilotes établie 4 Quillebeuf
présente aux pilotes qui en font partie des avantagesqui ne sauraient
étre contestés, il ne faut cependant pas perdre de vue qu’en cas
d’accidents graves et des catastrophes en mer ‘auxquels les gens de
cette profession ne sont que trop exposés, les ressources de celte
caisse pourraient étre insuffisantes ;
« Considérant qu’a l'aide de cotisations annuelles, relativement
trés-minimes, la Caisse d’assurances en cas d’accidents fait face a
ces éventualités en offrant aux déposants, pour eux, leurs veuves,
leurs enfants ou leurs péres ct méres unc situation que l’Etat seul
peut offrir, eu égard 4la modicité de la cotisation,
« Décide :
« 4° Que tout pilote ou aspirant pilote qui contractera 4 partir du
4° janvier 1875, une assurance 4 la Caisse d’assurances en cas
d’accidents établie par la loi du 14 juillet 1868, recevra de la Cham-
bre de commerce une prime égaie a la moitié de la cotisation qu'il
versera a ladite caisse ;
« Que les veuves et enfants de pilotes ou d’aspirants pilotes qui,
pendant leur carriére, ne se seraient pas associés a la Caisse de
retraite des pilotes de Quillebeuf ct qui n’auraient pas contracle
d’assurances en cas @’aceidents scront exclus de toute participation
aux secours de la Chambre de commerce, étant entendu que celle
derniére mesure ne sera pas applicable aux veuves des pilotes admis
4 la retraite avant le 1" janvier 1875. »
PREVOYANCE POUR LES MARINS, 394
Et s'il est nécessaire de présenter un projet de loi, pour admettre
de plein droit, les marins inscrits 4 la Caisse en cas d’accidents,
nousne douterions pas du succés de cette prime d’encouragement
ala marine marchande. On connait la vieille et paternelle sollici-
tudedu département de la Marine, pour notre population riveraine.
Nos gens de mer ont encore trouvé des amis dévoués au minis-
tredu commerce dont dépendent les caisses de prévoyance, a la
Société de Sauvetage, parmi les conseillers d’Etat ct nos honorables
députés, les Bretons en téte. Faute de pouvoir les nommer tous,
citons dans le nombre lhonorable M. Grivart, ministre du com-
merce, M. Dumoustier de Frédilly, M. Du Frayer, MM. le comte de
Triveneuc et Rioust de l’Argentaye, députés des Cdtes-du-Nord,
membres du Comité de Saint-Brieuc. Ce concours de bon vouloir
he saurait demeurer infructueux.
Maisen attendant la présentation et l’adoption du projet de loi,
arréié em principe, 4 la veille des armements pour la campagne de
peche de 1875, n’y aurait-il pas 4 prendre une mesure bien utile ?
— Plutét que de voir l’'administration de M. Du Frayer, interrompre
brusquement le mouvement vers |’assurance, faute de se trouver en
régle vis-d-vis d’un commentaire erroné de la loi, — pour ménager
la transition, la commission supérieure ne pourrait-elle pas auto-
riser Yadmission de nos clients, ne fit-ce qu’a titre provisoire ?
Il n'y a pas a en douter, l’Assurance en cas de blessures et de
naufrages, destinée 4 soulager les infortunes les plus saisissantes,
servira de pont-levis, pour introduiregdans le milieu marin, les deux
institutions-seeurs — Caisse des retraites et assurance contre tout
genre de mort.
Dés 4 présent (c’est la un point important 4 signaler), ces deux
institutions. demeurent ouvertes aux marins, sans distinction, ni
reserve aucune, comme & tous les citoyens Francais des deux sexes.
Enfin, en dehors des caisses publiques, ne nous reste-t-il pas le
moyen de constituer sous le pavillon national de la Marine, cette
société ou tontine spéciale, protectrice des matelots? Par son carac-
lere plus général, avec des statuts plus élastiques et adaptés aux
besoins dela famille maritime, cette grande mutualité n’aurait-elle
pas un secours pour toutes les miséres ?
Et si l’on veut se mettre en mesure de répandre des bienfaits
‘érieux, au sein de la grande famille maritime, nous ne craignons
pas de l’'avancer : — C'est la contribution volontaire de 2 p. 100
quil faudrait résolument adopter ! — Car ne l’oublions pas! vis-a-
vis de cette race impressionnable, qu’en style d’officicr de marine,
ous avons coutume d’appeler « nos braves gens, » il faut agir sur-
lout par voie d’effet moral. Venant de si haut, la protection doit
392 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
s’exercer dés les débuts, d’une facon efficace, et qui apporte avec elic,
conviction et espérance d’un sort meilleur.
Parmi les diverses formes de prévoyance que nous avons tenté de
faire connaitre, chacun, selon sa situation personnelle, choisira,
avec le concours de ses chefs naturels, les mieux adaptés ases risques
individuels.
Pour les grandes péches et autres navigations particuliérement
dangereuses, of |’on a surtout 4 redouter la mort violente, les
gens de mer seront attirés vers la caisse des blessures et des nau-
fragés.
Pour Ie long-cours, les marins gradés, les employés des colonies,
les jeunes gens, soutiens de famille, leurs protecteurs bénévoles,
songeront a la caisse contre tout genre de mort.
Enfin, le grand et le petit cabotage, la péche cétiére, les marins
de toute origine qui n’auront pas pris une des assurances de
VEtat, s’adresseront naturellement 4 la caisse de secours entre
marins.
Des livrets de prévoyance rédigés avec soin, des affiches aussi
slaires que possible, et surtout des conférences publiques faites
dans les principaux ports, aideraient les gens de mer & faire leur
choix.
Chaque risque dominant, dans chaque genre de navigation, ren-
contrerait ainsi son reméde topique. — Ce ne serait pas encore
cette perfection qui n’est pas de ce monde, mais, tout au moins,
éviterait-on les contre-coups les plus douloureux de nos naufrages.
— Et si l’on'parvient 4 empécher les angoisses dela misére, de
s'ajouter au deuil des siens, c’est-a-dire aux plus améres douleurs
de l’dame humaine, ne sera-ce donc rien que d’avoir circonscrit Ic
domaine du malheur!
Une fois lattention appelée sur ces matiéres, dnancismc’ écono-
mistes, hommes d’Etat se montreront jaloux d’attacher leurs noms,
a quelque progrés nouveau ou a quelque application plus heureuse
de la prévoyance. Des dons libéraux, plus d’un legs important vien-
dront enrichir latontine de nos hommes de mer. — Les coeurs bien
placés donneront volontiers & des gens qui, 4 l'heure des grandes
luttes de la France, ont toujours si peu marchandé leur vie,
Par leurs cotisations annuelles qui, en tout ceci, joueront le
principal réle, les gens de mer apprendront a étre eux-mémes, les
artisans de leur propre salut. Ils sauvegarderont ainsi, aux yeux
de leurs concitoyens, une indépendance, une dignité dont ils ontle
droit d’étre jaloux. Ainsi se trouvera concilié le grand principe du
sacrifice, de effort personnel, en bas, a cdté de celui d'une gént-
reuse assistance venant d’en haut.
PREVOYANCE POUR LES MARINS. 343
Tous ceux qui aiment les marins, qui sympathisent 4 leur péni-
ble existence, ou qui ont porté, a cdté d’eux, le poids du jour, pour-
ront s'‘écrier alors : « Nous avons fait ce qui était en nous, Dicu
fera le reste! »
Et sil’on s’étonnait parfois de cette heureuse solidarité qui régne
entre l’officier de marine, ses maitres et ses matelots, que l’on songe
4 tant d’années passées céte 4 céte, sous tous les climats, dans les
lemps prospéres comme dans les mauvais jours. — On discutait
un jour, ala Chambre haute, sur les mérites de l’inscription ma-
ritime. — Un amiral de France, alors dans tout l’éclat de sa renom-
mée, eut un superbe élan : « Ces décorations, ces grades, ces di-
gnités, s‘écriait-il; tout ce qui nous distingue de la foule et nous a
faits ce que nous sommes, ne !’oubliez pas, messicurs, c’est a ces
hommes que nous le devons! »
Les états de service de la grande famille maritime sont, depuis
Louis XIV, inséparables de l’histoire de notre pays. Malgré les er-
reurs de certains ministres et les fautes de quelques rois, la mo-
narchie traditionnelle avait une politique nationale, toujours per-
sévérante, souvent habile. Non contente d’avoir fait la France conti-
nentale, cette monarchie avait gi se donner simultanément une
marine puissante. — Avec le régime si calomnié des cadets de
famille, on avait fondé de magnifiques colonics.
Sauf le seul Louis XV, depuis Louis XIU jusqu’a Louis-Philippe I",
cen'est que justice d’obser'ver que tous les Bourbons de France cu-
rent, aun haut degré, le sentiment de la marinc.
A peine organisée par Colbert, la grande famille des marins eut
“a soutenir la terrible guerre de la succession d’Espagne. — Pendant
deux siécles, jusqu’a l’implacable et désastreuse guerre de 1870,
on la vit groupée sous Ie pavillon de nos flottes avec des fortunes
bien diverses. — Tantdt rougissant de son sang Je pont de nos vais-
seaux, tantot jalonnant, du corps de bien des siens, la trace de nos
expeditions lointaines, parfois aussi cucillant plus d’un laurier au
milieu de ces cyprés funéraires, enrichissant nos ports par le com-
merce, la péche, par de belles captures ou frappant de ces coups
dont le retentissement fut grand en Europe.
Telle fut la marine pendant nos guerres. — Méme aux époques
de paix, on savait encore la tenir en haleine. —La Restauration eut
des voyages de découvertes, la guerre d’Espagne, I’expédition de
Morée, Navarin et la prise d’Alger. — Fidéle a cette tradition de
famille, la monarchie de 1830 eut a son tour l’entrée du Tage, la
conquéte de l’Algérie, Saint-Jean-PUlloa, le blocus de la Plata,
Tanger et Mogador, Taiti et les Marquises, et surtout l’escadre de
Vamiral Lalande.
304 PREVOYANCE POUR LES MARINS.
Voici, dans le style original du temps, comment le dictionnatre de
l’Académie de marine dépeignait, il y a prés d’un siécle, le carac-
tére du matelot : « Le matelot est un homme de main, en général
propre & tout ce qu’on veut, qui a une mécanique usuelle qu'il sait
employer 4 propos. Il est bon homme de guerre, alerte, agile,
hardi, robuste, fait 4la fatigue, capable d’affronter tous les dangers
et toutes les intempéries. C’est homme du monde le plus subor-
donné en France et le plus accoutumé 4 une discipline exacte. Tout
grossier qu'il parait, il sait parfaitement bien distinguer l'officier
capable de le conduire de celui qui n’a quc le titre de la supério-
rité.
« Le matelot, au surplus, est un homme qui ne veut ni tort, ni
grace : il faut le bien nourrir et bien le faire travailler, avoir soin
de lui quand il est malade; lui donner des louanges, exciter son
émulation et sa bravoure par des distinctions, des préférences,
quand il les mérite; le louer tout haut ‘pour ses bonnes actions,
le blamer de méme; tenir les ordonnances en vigueur pour tous
sans égards particuliers : avec cette attention, on ménerait le ma-
telot dans le feu.
« Tr est de fait et de l’expérienge de tous les temps que, quand il
a été bien conduit, il a toujours fait des choses étonnantes, et s’il a
quelquefois manqué, c’est que ses officiers ont été les premiers a
manquer et qu'il n’a vu aucune ressource dans ses chefs. — En un
mot, on regarde le matelot comme l'homme le plus susceptible
d’honneur et d’un grand courage; mais il faut qu’il soit formé
jeune. Les premiéres campagnes doivent étre faites avant vingt ans :
ceux qui se forment aprés cet dge ne sont ordinairement jamais
aussi bons matelots que les autres, ils sont moins actifs et moins
alertes. »
Ce portrait de notre vieille Encyclopédie, tracé au lendemain de la
guerre d’Amérique, n’a guére changé depuis. — Pour étre a lunis- —
son du matelot, il faut aussi que l’officier de marine grave dans sa_
mémoire la devise de Descartes : « Je passai ma jeunesse a voyager.
J’avais un grand désir d’apprendre 4 déméler le vrai d’avec le faux,
pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette
vie! »
Baron Grivet ,
Capitaine de vaisseau.
LES (HUVRES ET LES HOMMES
COURRIER DU THEATRE, DE LA LITTERATURE ET DES ARTS
ies désastres du Midi. L’inondation et l’invasion. La grande souscription natio-
nale et européenne. — Inauguration de la statue de La Salle et célébration du
centenaire de Boieldieu 4 Rouen. La statue du P. Lacordaire 4 Flavigny. Pose
de la premiére pierre de l’église du Sacré-Ceeur, 4 Paris — Les médailles du
Salon. Un Mécéne marchand de nouveautés. Ventes Clésinger, Doré et Corot.
Envois de Rome. Cuvres artistiques commandées ou achetées par Ja ville de
Paris. Expositions d’horticulture, des industries fluviales et maritimes, de
géographie. — Un mot sur les thédtres. Représentations d’été. MM. Georges
Bizet, Barye, de Rémusat. M. Littré, le positivisme et la franc-magonnerie.
Les gens qui persistent 4 croire, en dépit des astronomes, a l’in-
uence aquatique de saint Médard, auront un beau, ou plutét un
tnste sujet de triomphe cette année. Jamais le saint évéque qui
préside, suivant la tradition populaire, aux grandes pluies de juin
et de juillet, n’a versé sur nos tétes des flots plus abondants de
Yurne inépuisable qui lui sert d’attribut. Les troubles atmosphéri-
ques ont pris cette année des proportions redoutables : il semble
que nos révolutions étendent maintenant leur influence désastreuse
Jusque dans les sphéres célestes, et que les saisons se dérangent
comme les hommes.
Mais Paris n’oserait se plaindre de la traversée orageuse qu’il
vient de faire : il n’en a eu que les désagréments, sans en avoir les
désastres. En présence des effroyables malheurs qui viennent d’ac-
tabler le Midi de la France, les petites miséres du Parisien qui re-
grette les jouissances du bain froid et de la villégiature, qui se
plaint d’avoir les pieds humides et d’attraper des rhumes de cer-
396 LES tEUVRES ET LES NOMMES.
veau, nous apparaissent clairement dans toute leur insignifiance, et
celui-la méme qui aurait l'’égoisme d'y songer s ’épargnerait le ridi-
cule d’en convenir.
L’inondation, qui n’a été pour nous qu'une figure, qu’une mé-
taphore enguirlandée d’hyperbole, a été pour un grand nombre de
nos compatriotes une terrible réalité. Il nous faut bien rappeler ici
ce cruel souvenir, qui domince tout le reste dans la période dont
nous avons 4 parler. En lisant dans Ics journaux du 24, du 25, du
26 juin, cette lugubre série de télégrammes expédiés, heure par
heure, de Toulouse et de tous les points environnants, annoncant
chaque fois une nouvelle crue, un nouveau ravage, je me rappe-
lais les dépéches affichées, aprés Reischoffen, 4 la porte du mi-
nistére de l’intérieur, devant une foule anxieuse qui y suivait, pour
ainsi dire, de minute en minute, le débordement de l’invasion sur
nos frontiéres. Rien ne ressemble plus & une invasion qu'une inon-
dation : ceci, comme cela, arrive avec la rapidité de la foudre, bri-
sant, broyant, emportant tout sur son passage, semant les ruimes
et les cadavres, tuant ici, bloquant, affamant et dévastant partout.
Le paysan, éveillé en sursaut, dans la nuit obscure, au mugisse-
ment lointain de l'eau qui a rompu ses digues et s’approche, en
déployant sur une largeur de plusieurs lieues ses flots redoutables,
sent ses cheveux se dresser d’épouvante ct d’angoisse, comme nos
villageois lorrains lorsque le galop des uhlans arrivait 4 leurs
oreilles. Il fuit demi-nu, avec sa femme et ses enfants, devant l’en-
nemi sourd, aveugle, implacable, qui charge et fond sur lui plus
impétueusement que la cavalerie prussienne.
Les désastres du bassin de la Garonne ont cu leur répétition en
miniature dans une tout autre partie de la France. En temps ordi-
naire, l’mondation de Lisieux eit compté comme une calamité na-
tionale; aujourd’hui, elle a passé, pour ainsi dire, inapercuc,
comme un post-scriptum qui ajoute une derniére particularité 1 in-
signifiante & une lettre pleine d’horribles détails. Eh! quoi, la
science, si fire de ses progrés, et qui, pour un peu, sc prétendrait
en mesure de remplacer Dieu dans le gouvernement de la nature,
en est-elle donc réduite & confesser son impuissance devant le re-
tour périodique de ces catastrophes? C’est au moins la quinziéme
grande inondation du siécle, et assurément la plus terrible de tou-
tes. L'inondation de 1856 avait produit pour 477 millions de ra-
vages; celle-ci, sans parler des malheurs qui ne se réparent pas,
s’élévera peut-étre au double. Il en couterait moins pour compléter,
en l’améliorant, notre systéme de digues ct de barrages, pour re-
boiser les montagnes ct canaliser suivant toutes les régles ces fleu-
‘ves, particuligrement redoutables, qui prennent leur source dans
LES CEUVRES ET LES HOMMES.} 397
les contre-forts primordiaux des gtandes chaines alpine el pyré-
néenne. |
Mais je n’ai garde de m’engager sur un terrain qui n’est point de
mon modeste domaine, et ou je ne tarderais guére 4 faire quelque
faux pas. Caveant consules! Que nos ingénieurs se mettent 4 |’ceu-
ve! En attendant, d’un bout a l'autre de la France, de l'Europe,
un immense élan de charité généreuse répond 4 cet immense dé-
sastre. La ruine nouvelle qui vient de s’ajouter 4 tant de ruines,
comme pour nous achever, en s’abattant sur la partie du pays qu’a-
vait épargnée l’occupation prussienne, nous réservait du moins cette
consolation de mettre en lumiére ce qui nous reste de forces mo-
rales. C'est par la qu’elle peut et qu’elle doit relever nos cceurs.
Les dévouements ont été 4 la hauteur du désastre. Sur ce nouveau
champ de bataille, notre armée a lutté contre l’ennemi sans plus
de succés, mais avec autant de courage qu’a Wissembourg et a
Werth. On conte de nos officiers, de nos soldats, de nos religicu-
Ses, des actes d’héroisme simplement accomplis. Que de belles ac-
tions, que de nobles et sublimes sacrifices, ’horreur obscure des
flots et des ténébres a dérobés 4 notre admiration! Saluons du
moins au passage lc nom du marquis d’Hautpoul, mort au champ
d’honneur.
Tandis gue le président allait porter aux populations déci-
mées par le fléau des paroles de sympathie, et semait les secours
sans compter, dans toutes ces pauvres mains tendues vers lui,
madame la maréchale de Mac-Mahon prenait sous son patro-
nage la grande souscription nationale en faveur des inondés, orga-
hisait et dirigeait l’élan de Ja charité publique. Tout le monde,
nous sommes heureux de le dire, a fait également son devoir. Ra-
dicaux, légitimistes, orléanistes, bonapartistes, ont confondu Icurs
rangs pour donner de concert, ne luttant cette fois entre eux que de
générosité. On a vu rapprochés dans le méme élan des noms comme
ceux du Saint-Pére, de M. de Rothschild, du comte de Chambord,
du duc d’Aumale, de M..Crémieux. d’un chanteur de chansonnettes
comiques qui nous a prouvé tout ce qu’il peut y avoir de cceur
dans Ja gaicté. En abandonnant, sans hésiter, 4 la souscription,
avec cette générosité proverbiale des artistes qui est bien propre a
leur faire beaucoup pardonner, le produit tout entier d’une repré-_
sentation & son bénéfice, appoint longtemps caressé de son modeste
budget, Berthelier a mérité l’honneur d’un remerciement public de
madame la maréchale de Mac-Mahon, et il nous siérait mal d’étre
plus dédaigneux qu’elle. Les 6,000 francs du joyeux comique sont
assurément la plus riche offrande qu’on ait faite aux mondés, sans
cn excepter les 50,000 francs de la Banque de France. Tous ses
398 LES CEUVRES ET LES HOMMES.
confréres grands et petits, depuis l’indestructible Déjazet, qu’on a
vue reparaitre encore une fois sur la scéne, depuis mademoiselle
Nilsson qui achanté, et la Patti qui chantera, jusqu’aux domp-
teurs, aux montreurs de femmes colosses, aux saltimbanques de la
place de l’Observatoire, se sont piqués d’honneur et ont mis leur
talent au service de cette cause sacrée. A la Comédie-Francaise,
Yauteur de la Fille de Roland, dans une improvisation éloquente,
a fait entendre un chaleureux appel de la ville imondée 4 la
ville bombardée par les canons Krupp et incendiée par la Com-
mune; et tandis qu’é Londres, le Toulousain Capoul organisait un
concert fructueux, a Paris, peintres et sculpteurs répondaicnt avec
empressement 4 l’appel du Toulousain Falguiére, et constituaient
de leurs dons une galerie dont la vente promet d’étre un événement
artistique. Les membres de |’Assemblée ont tenu 4 garder sur les
listes de souscription la place d’honneur qu’ils occupent dans le
pays. La quéte dans les seules églises de Paris a produit prés de
460,000 francs. La charité a cherché les combinaisons les plus in-
génicuses, et a trouvé moyen de tendre partout sa bourse et de la
remplir partout. L’Alsace et la Lorraine nous ont prouvé d’une fa-
con touchante qu’elles ne nous oublient pas. L’Angleterre, suivant
son usage, méne le cheeur fraternel des nations étrangéres ; la Bel-
gique, la Suisse, le Danemark, la Hollande, qui peut, mieux que
tout autre pays, répéter le non ignara mali de la reine de Carthage
quand i! s’agit d’inondations, se sont associées 4 ce mouvement gé-
néreux; l'Italie !’a suivi d’un peu loin; l’Autriche n’a pas voulu
nous oublier non plus, bien que le fléau ne l’evdt pas épargnée; le
coeur méme de la Prusse s’cst ému — s'il est vrai, comme on |'an-
nonce, que la Gazette (prussienne) d’ Alsace ait recueilli une somme
de 56 francs pour nos inondés! — A l'heure ot nous écrivons, le
chiffre des souscriptions francaises touche 4 10 millions, et le flot
monte toujours!
II
Arrachons-nous 4 ce lugubre souvenir, et passons 4 des 'sujets
moins tristes.
La ville de Rouen s’est particuli¢rement signalée, dans la période
que nous venons de parcourir, par deux fétes qui ont presque pris
les proportions de deux solennités patriotiques. Le 2 juin, elle inau-
gurait la statue du vénérable serviteur de Dieu et du peuple, La Salle,
mort en 4749, dans le faubourg Saint-Sever, ot il avait acheté une
maison de ses deniers pour en faire le centre de son institut. Les
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 309
éléves des Fréres, rangés en files interminables derriére leurs ban-
nidres, formaient le plus bel ornement de cette féte et le plus élo-
quent hommage a la mémoire du grand homme de bien quien était
le héros. Aprés les funérailles du frére Philippe et celles de son suc-
cesseur, le frére Olympe, l’inauguration de la statue solennelle de
La Salle dans cette capitale de la Normandie, si féconde en hommes
ulustres, est venue prouver une fois de plus la popularité puissante
de ces humbles propagateurs de l’instruction chrétienne et de ces
dévoués serviteurs de l’enfance, qu’on ne pourra détruire parce
gu’on ne pourrait les remplacer.
Quelques jours plus tard, la méme ville célébrait avec une pompe
égale le centenaire de Boieldieu : aprés le bien, le beau! Sa ville na-
tale lui avait déja dressé une statue en 1839. A cette époque, un
buste elit suffi peut-¢tre. Mais ce musicien charmant, dont le nom
méme est une mélodie, a grandi par la chute de ceux qui préten-
daient le faire oublier. Jamais il ne nous avait paru plus digne
d'une statue que depuis qu’on a voulu dresser un piédestal a )’am-
bition stérile des musiciens de |’avenir, s’acharnant 4 défigurer
Yart exquis de Mozart et de Rossini, sous prétexte de le transformer,
et 4 en faire le plus fastidieux et le plus fatigant des casse-tétes ger-
maniques. Aprés un demi-siécle, et malgré tant d’efforts, la Dame
blanche reste encore le type accompli de |’opéra-comique. Pour ma
part, plus j’ai entendu Carmen et Don César de Bazan, plusj'ai désiré
entendre le Nouveau Seigneur de village, le Calife de Bagdad et
Ma tante Aurore. « Ca? c’est du Boieldieu, » répondait en haussant
les épaules un jeune wagnérien 4 un ami qui l’interrogeait sur un
opéra nouveau ot la mélodie abondait, et ce mot était pour lui la
derniére expression du dédain. Quelques mois aprés, ce jeune com-
positeur donnait une partition sur le théatre de la rue Favart, et
par malheur pour lui, ¢a n’était pas du Boieldieu. Nos forts en
- théme de la jeune école s’escrimeront si bien qu’ils finiront par
faire reprendre Beniowski et les Voitures versées.
Le 10 juin, dans la cour des études du noviciat de Flavigny, dont
le Souverain-Pontife avait levé la cléture pour ce jour-la, a été inau-
gurée la statue en bronze du P. Lacordaire, due au talent de M. Bon-
nassieux, l'auteur de l’effigie colossale de Notre-Dame de France,
dont la masse imposante domine, des hauteurs du rocher Corneille,
la ville du Puy en Velay. Ce n’est pas la premiére fois que le ciseau
de M. Bonnassieux, dont les sujets chrétiens ont toujours particu-
hérement inspiré le talent, s’attaquait & la physionomie austeére,
énergique et douce du P. Lacordaire : il avait déja envoyé au Salon
de 1847 un buste en marbre de I’éloquent dominicain. On voit qu’il
s’était dés longtemps préparé a sa tache.
400 -LES CEUVRES ET LES HOMMES.
Est-ce aux lectcurs de ce recueil, dont sa collaboration fut l’hon-
neur, ot il a publié les Lettres d un jeune homme sur la vie chré-
tienne et les Conférences de Toulouse, les études sur ’Eglise et ' Em-
pire romain au quatriéme siécle, sur Ozanam, sur madame Swet-
chine, que nous pourrions essayer de rappeler, en quelques lignes,
ce qu’a été ce grand religieux, ce grand citoyen, ce grand orateur, ce
noble esprit et cette 4me d’apdtre, qui fut en méme temps une Iu-
miére de |’Eglise et une gloire de la France, qui a laissé une trace
aussi profonde dans la vie intellectuelle que dans la vie morale de
son temps? Bornons-nous simplement & leur rappeler ce que c'est
que Flavigny. La maison de Flavigny fut fondée en 1848, aprés celles
de Chalais et de Nancy, qu'elle reliait, pour ainsi dire, l’une a l'autre
comme un trait d’union. Elle complétait le nombre de couvents né-
cessaires pour l’érection de la France en province dominicaine, et
le Pére en fit le chef-lieu de l’ordre restauré. [1 préchait T’Avent a
Dijon, son pays natal, quand sept religieux envoyés de Chalais vin-
rent prendre possession de Flavigny. Ils furent regus par les habi-
tants avec une simplicité cordiale, ot: l’on retrouve, en pleine Bour-
gogne et en plein dix-neuviéme siécle, comme un parfum lointain
des primitives légendes de la vie monastique. Ceux-ci allérent a leur
rencontre, dit M. Foisset, et de toutes parts on apporta au couvent
des sacs de navets, de pommes de terre, de farine, du vin et de
Vhuile. « Les commencements de Flavigny furent trés-pauvres, a
écrit lui-méme Lacordaire dans sa Notice sur le rétablissement en
France des Fréres Précheurs. Je me rappelle que, dans les premiers
jours, il n’y avait que huit chaises dans toute la maison; chacun
portait la sienne ou il allait, de'sa cellule au réfectoire, du réfec-
toire 4 la salle de récréation, ct ainsi du reste. Mais cet état de dé-
tresse ne dura pas. Un comité d’ecclésiastiques ct de laiques se
forma 4 Dijon, sous la présidence de l’évéque, pour nous assurer
quelques ressources, et pendant plusieurs années, en effet, nous
lui dimes une charité que nous n’avions point encore rencontrée
sous cette forme. » Flavigny avait eu jadis une abbaye de bénédic-
tins célébre, ct ses ruines du sixiéme siécle, son église gothique du
treiziéme, ses vieilles maisons, les débris de ses portes et de ses mu-
railles, temoignent qu’clle avait joué un certain rdle dans le monde;
le P. Lacordaire est venu rallumer au front de cette petite ville
un rayon de sa gloire éteinte. La statue de l’illustre conférencier de
Notre-Dame rappellera sans cesse aux jeunes novices de |’ordre
l’exemple du plus infatigable, du plus éloquent, du plus fécond des
apostolats, |
Afin qu’en les voyant on dise : li vit encore,
LES GUVRES ET LES HOMMES. 41
comme s’exprime, dans un sonnet qu'il est venu lire devant la sta-
tue, le P. Monsabré, l’un des fils du P. Lacordaire, et celui de tous
qui ale plus de droits a faire valoir sur sa succession.
Paris n'a rien eu a envier ni 4 Rouen, ni 4 Flavigny. Tous ceux
qui ont assisté, dans la matinée du 16 juin, a la pose de la pre-
miére pierre de |’église du Sacré-Ceeur, garderont de.cette cérérno-
nie un impérissable souvenir. Mgr Guibert, archevéque de Paris, et
Mgr Meglia, nonce apostolique, présidaient 4 la cérémonie, assis-
tés de douze évéques. Devant eux, dans la procession qui s’est ren-
due de l’église Saint-Pierre sur le plateau de la butte Montmartre,
marchait tout le-clergé de la ville de Paris; derriére, se déroulait
un cortége immense ow avaient pris place deux cents membres de
l’Assemblée. Et tandis que les jeunes filles, vétues de blanc, s’avan-
caient en chantant leurs cantiques, les regards des assistants allaient
de la grande croix plantée sur le sommet de la butte, comme pour
en prendre possession au nom du Christ, a l’immense panorama de
Paris se déroulant sous leurs pieds. Il n’était point d’dme si froide
qui put se défendre alors contre l’émotion d'un tel rapprochement
et d’un tel contraste; il n’en était point qui ne comprit la grande
pensée patriotique et chrétienne, congue par l’archevéque, adoptée
par I’Assemblée et par le pays. Sur ce Mont des Martyrs, arrosé par
le sang des victimes de la démagogie, comme autrefois par celui
des victimes du paganisme, nous verrons bientdt sortir de terre les
assises du temple superbe, monument expiatoire ct propitiatoire,
palladium sacré de Paris, éloquente expression d’un grand voeu na-
tional et des croyances de tout un peuple. La croix va s’élever
comme un phare au-dessus de cet Océan tumultueux, parlant d’a-
paisement et de pardon, d’espérance et de salut, et le son des clo-
ches descendra de ces hauteurs comme une voix céleste sur la
grande cuve toujours bouillonnante, toujours en fermentation, tou-
jours agitée par la fiévre de ses passions, de ses affaires ct de ses
plaisirs. Elle dira 4 tous que la France, en dépit des sceptiques, des
athées, des matérialistes et des radicaux, demeure encore Ia fille ainée
de V'Eglise, la patrie de Charlemagne, de saint Louis, de Jeanne d’Arc.
Aprés un discours éloquent, que la faiblesse de sa voix a empéché
d’entendre, mais que tout le monde a lu, Son Eminence a pris des
mains de l’architecte, M. Abadie, la truelle et le mortier, et a en-
touré de ciment, en la frappant ensuite d’un léger coup de mar-
teau, la pierre, ou plutét ’énorme bloc en marbre rouge de Sillé
qu’on avait creusé, pour renfermer dans l’intéricur les médailles
et les inscriptions commémoratives. Puis, se tournant, Mgr Guibert
a donné sa bénédiction a la ville de Paris. Et l'imagination de tous
évoquait alors, 4 cété de lui, Mgr Darboy, adossé au mur de la Ro-
quette et bénissant ses bourreaux...
402 LES CEUVRES ET LES HOMMES.
III
Le Salon s’est fermé le 20 juin, 4 la date réglementaire. Nous
n’avons a y revenir que pour indiquer les principales récompenses
distribuées par le jury. Quelques-unes des médailles ont produit
une certaine surprise. L’opinion publique scemblait généralement
avoir décerné le prix du Salon a la vaste toile de M. Becker, dont la
vigueur et l’expression dramatique, malgré les exagérations d'une
violence un peu triviale, saisissaient fortement la plupart des visi-
teurs. Mais ce n’est ni sur Respha, ni sur le Sénéque de M. Sylves-
tre, ni sur la Conjuration de M. Léon Glaize, que s’est posée la
palme; c’est sur la Mort de Ravana, de M. Cormon, une toile fort
estimable, d'une composition sage, d’un coloris attrayant, d’un
caractére aussi peu indien que possible. En sculpture, la médaille
d’honneur a été donnée ala charmante statue dela Jeunesse, sculp-
tée par M. Chapu pour le monument d’Henri Regnault. Elle n’a pas
été décernée en peinture: si le jury a trouvé que la Madone de
M. Bougucreau n‘en était pas digne, il est bien difficile, et je crois
pouvoir lui répondre gue parmi ceux méme 4 qui plait le moins,
' dordinaire, la maniére lisse et froide de cet habile peintre, pas un
ne se serait étonné de voir la médaille d’honneur récompenser, dans
une carriére d’ailleurs si distinguée, une oeuvre si achevée et si ex-
quise.
Puisque le cours de cette chronique nous a ramené un momenta
la Madone de M. Bouguereau, ajoutons ce détail curieux, révélé par
le livretméme, qu’elle a été commandeée 4 l’artiste ou acquise dans
son atelier par le propriétaire d’un grand magasin de nouveaulés
qui porte le nom d’un illustre maréchal de France, et qui a pousse
l’esprit de progrés jusqu’a installer dans son établissement, a cdté
d’une salle de concert, d’un cabinet de lecture et d’une buvette gra-
tuits ou ses clientes peuvent venir, entre deux achats, parcourir les
journaux et les revues en grignotant quelque gdteau arrosé d'un
verre de Malaga, un musée permanent, mais renouvelé sans cess,
destiné a former une sorte de succursale au Salon des Champs-tly-
sées. On affirme que ce commercant magnifique, dont les affaires
annuelles se chiffrent par millions, se propose d’en faire cadeau a
l’église Notre-Dame des Champs, sa paroisse. Les réles de Mécénes
sont tenus aujourd hui par les marchands de nouveautés.
Les derniéres expositions et les derniéres ventes de I‘hdtel
Drouot, malgré les noms de Clesinger, de Corot et de Gustave Dore,
.
LES (EUVRES ET LES HOMMES, 423
n’ont pas obtenu le succés des précédentes. Il était un peu tard ; les
bourses étaient taries et les grands amateurs envolés. Tout n’est
qu heur et malheur, du reste, 4 cette Bourse artistique ot les ven-
tes se suivent et ne se ressemblent pas. M. Clesinger, qui a eu le
tort de se laisser un peu oublier, avait fait dans son atelier un
choix de bustes, statues, groupes en terre cuite et en marbre pour
les soumettre 4 Pestimation des enchéres. Ce jugement de Dieu ne
lui a pas été favorable. En vain le marteau d'ivoire que M° Pillet, ce
Paganini des commissaires priseurs, manie avec tant d’élégance en
cucillant les billets de banque dans la poche des clients, s’est livré 4
ses plus savantes évolutions: aprés des cfforts répétés, il a fallu
retirer presque tous les morceaux qu’on ne voulait point abandon-
ner a des prix dérisoires.
Beaucoup moins malheureux que Clesinger, Gustave Doré méri-
tait datteindre, et dans une saison plus propice, il edt certainement
atleint un ré:ultat mieux en rapport avec son merveilleux talent,
dont les quatre-vingts dessins et aquarelles envoyés a l’hétel Drouot
montraient sous les faces les plus variées, la verve, la richesse, la
fecondité, la souplesse incomparables. Ah ! si M. Gustave Doré
avait eu, comme Fortuny, le double mérite d’étre étranger et d’dtre
mort, a quel niveau fabuleux n’edt-il pas fait monter la marée des
-encheres !
La vente des tableaux et esquisses laissés par Corot n’a pas pro-
duitnon plus tout ce qu’on en attendait. C’est qu’il y en avait vrai-
ment trop ef que le rapprochement en faisait ressortir la mono-
tonie. Tandis qu’on le vendait d’un cété, on l’exposait de l’au-
tre. Quand la vogue, 4 Paris, s’attache 4 un nom ou a une ceuvre,
elle ne sait pas garder la mesure ; elle dépasse en quelque sorte les
plus extrémes limites de ’engouement, jusqu’a ce qu’elle retombe
sur elle-méme, épuisée par son propre excés. Depuis la mort de
Corot, on a tellement abusé de son nom, tellement surfait son ceu-
vre, dont nul ne goute plus que moi le charme poélique et tendre,
tellement exalté ses moindres ébauches 4 l’égal des tableaux les
plus achevés, qu’on a préparé contre lui une réaction inévitable,
dont les premiers symptémes se font déja sentir.
A peine les salles du palais des Beaux-Artss’étaicnt-elles fermées
sur l’exposition de Corot qu’elles se sont rouvertes d’abord pour les
envois de Rome, puis pour les ceuvres artistiques commandées ou
achetées par la ville de Paris.
Les envois de Rome offraient, cette année, une importance cx-
eeptionnelle. Dans la sculpture, on a particuliérement remarqué
trois onvrages de M. Coutan, éléve de deuxiéme année, sans parler
de sa trés-ferme copie en marbre du Rémouleur antique. Son Eros,
404 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
qui tient en main I’arc traditionnel et lutine du pied deux colom-
bes, est une figure d’une grace et d’une élégance juvéniles, mo-
delée avec autant de hardiesse que de distinction. Dés ce premier
morceau, on s’apercoit que M. Coutan a étudié de prés les ceuvres de
la Renaissance italienne, et cette observation est bien vite confir-
mée lorsqu’on passe a l’ceuvre suivante. Le bas-relief de |’ Agriculture
prouve un sentiment décoratif trés-prononcé : il y a 1a un choix de
figures et une combinaison de lignes qui rappellent la grace un peu
maniérée de Prud’hon, et qui, 4 force d’ondoyer au regard, sont bien
prés de voltiger et de papilloter. Le maniérisme est évidemment le
défaut contre lequel M. Coutan doit se tenir en garde. Il ne mangue,
certes, ni de talent naturel, m de talent acquis, mais il manque de
simplicité. La recherche est visible encore, bien qu’a un moindre
degré, dans son grand bas-relief d’QEdipe et le Sphinx, euvre d'une
belle exécution et d'un caractére distingué, mais ou la pose du fils
de Laius trahit une réminiscence insuffisamment dissimulée du
célébre tableau d’Ingres.
A cété de M. Coutan, nous nommerons seulement M. Marqueste
(troisiéme année) dont le Persée et la Gorgone, évidemment inspiré
par l’art florentin du seiziéme siécle, n’est pas non plus exempt
d’une certaine affectation, et M. Allar (quatriéme année), avec une
Tentation d’un caractére assez peu biblique peut-étre, mais d'un:
agencement habile et gracieux, et qui promet un beau groupe quand
l’exécution en sera achevée.
Quant a la peinture, l’impression générale était excellente. L'cal
était frappé d’abord par une sorte d'harmonie générale ct l’examen
détaillé, tout en révélant plus d’un défaut et surtout plus d'une
dangereuse tendance, confirmait cette premiére impression. M. Mo-
rot, encore a ses débuts, est déja un habile homme et qui entend
toutes les roueries du métier. Si son Etude de jeune fille est d’une
élégance un peu molle, d'un modelé un peu rond, elle se présente
au spectateur avec une coquetterie provocante, dans sa peu chaste
nudité, et s’encadre en un paysage dont chaque détail est soi-
gneusement souligné par tous les artifices de la palette. La Bethsa-
bée, de M. Ferrier, n’est qu’une femme au bain : conception nulle,
composition banale, aucune préoccupation detype, exécution presque
sommaire, mais adroite et d’un flow séduisant. M. Ferrier ne vise pas
a l’art sévére et au style élevé : il préfére s’arréter & mi-cdte dans
la riante oasis de l’art agréable et facile.
On peut reprocher 4 M. Toudouze d’avoir rabaissé la Captivité de
Samson aux proportions d'un tableau de genre, mais on ne lui re-
prochera pas du moins la banalité. Il s‘cfforce de rajeunir les
sujets traditionnels par toutes les recherches des types et des cos-
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 405
_tumes, par tous les archaismes piquants de !’érudition. L’Odi pro-
fanum vulgus est sa devise, et un brin de bizarrerie ne lui déplait
méme pas pour relever son originalité naturelle. Les petits sentiers
ouil nous entraine a sa suite, ménagent 4 }’ceil des rencontres im-
prévues et quelquefois charmantes ; mais en art, comme en toutes
choses, mieux vaut encore la grande route! C’est par l’idée et le
style, non par la surprise des détails et le tour anecdotique donné a
Vhistoire, qu’un véritable artiste sait renouveler de vieux thémes.
BDevant la piquante et spirituelle esquisse du Samson, quiconque a
voyagé en Egypte se croira d’abord en présence d'un fellah vigoureux
tournant la sakieh sur les bords du Nil. Dans le Meurtre d’ Agamem-
non, M. Toudouze s’est inspiré d’Eschyle a travers M. Leconte de
Lisle. On dirait une scéne des Erynnies de |’Odéon : Klytemnestre
(par un K) s’appuie triomphalement, au centre du tableau, sur la
petite hache qui vient de frapper ce grand coup, avec la coquet-
terie d'un premier sujet qui a étudié sa pose dans son miroir, et,
derriére elle, Taillade, qui a changé le réle d’Oreste contre celui
d'Egysthe, allonge vers le cadavre du Roi des rois une téte féline et
rusée, qu’on dirait copiée du Yago de Shakespeare.
En représentant Oreste assiégé par les Euménides, M. Lematte,
éléve de premiére année comme M. Morot, n’a pas montré ces
préoccupations excessives d’originalité. Il s’est maintenu dans les
données courantes. Réveillé par les cris des Furies qui le pour-
suivent, le parricide, 4 demi-accroupi, détourne son visage qu’il re-
couvre de ses bras repliés, pour se dérober a la vision qui plane
au-dessus de sa téte. Le groupe des Divinités vengeresses portant le
corps de Clytemnestre dans leurs bras, est bien congu, largement
disposé, avec des attitudes et des gestes excellents ; il serait irré-
prochable si le type des Furies n’était vulgaire sans étre effrayant :
« N’ayant pu les faire terribles, edt dit Apelle 4M. Lematte, tu les
as faites laides. » En somme, c’est 1a une toile consciencieuse, d’une
conception sagement équilibrée, d'un coloris harmonieux, d’un
style suffisamment dramatique, sinon d’une personnalité bien net-
tement accentuée.
On sait que la direction des Beaux-Arts a adopté, depuis l’an der-
nier, le louable usage d’exposer publiquement les objets d’art com-
mandés ou achetés par la ville de Paris pour la décoration des mo-
huments publics. C’est une innovation dont il faut la féliciter & un
triple point de vue : elle ne peut que gagner, en effet, comme les
artistes eux-mémes, 4 ce contrdle de l’opinion, qui opposera un
frein salutaire aux entrainements dela routine, de la faiblesse ou de
la faveur, et nous-mémes nous ferons notre profit d'une exposition
intéressante qui, en remettant sous nos yeux de belles ceuvres déja
% Jouser 1875. 27
406 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
connues, nous en révélera en méme temps d’autres que I’indiffé-
rence proverbiale du Parisien pour ses monuments ne lui aurait
point toujours permis d’aller chercher dans les palais ou les églises
qu’elles doivent décorer.
Sur les cent dix numéros dont se compose |’exposition présente,
plusieurs ont déja paru dans les Salons, et un plus grand nombre
— copies ou esquisses réduites — n’ont par eux-mémes qu'une
médiocre importance. La statuaire l’emporte ici de beaucoup sur la
peinture; mais devant le Gloria victis de M. Mercié, couléen bronze,
le Rétiaire de M. Noél, le Jour de M. Perraud, le Terme de M. Guil-
laume, on se retrouve en pays de connaissance. Sur le fond un peu
gris de l’exposition de peinture, ou nous signalerons une Pereite-
céte de M. Gleyre, d'un bon sentiment religieux, mais d’une exécu-
tion médiocre, qu'on a exhumeée de la lointaine église Sainte-Mar-
guerite, et, plutét comme une curiosité que comme un chef-d’ceuvre,
le Baptéme du Christ, par Corot, qui nous montre un peintre de
figures d’une simplicité quelque peu naive, moins sommaire toute-
fois qu’on n’eut pu le supposer, deux artistes seulement se détachent,
et vont nous arréter un moment. M. Bonnat occupe le mur du fond
avec les toiles qui doivent former la décoration de la nouvelle salle
des assises au Palais de Justice: Thémis entre le Crime qui se torda
ses pieds ct l’Innocence qui l’implore, avec des figures allégoriques
et de petits Génies. C'est une peinture savante et vigoureuse, non
‘sans quelque lourdeur. Sur les murs latéraux se voient deux grandes
compositions, empruntées 4 la vie de saint Augustin. Elles sont
de M. Lenepveu, le directeur actuel de notre Ecole de Rome, qui
n’avait pas exposé depuis dix ans, et qui cultive avec un mérite
égal art sacré et l’art profane, passant d’une chapelle de Saint-
Sulptce & la coupole de l'Opéra, et revenant de l’Opéra a l’église
Saint-Ambroise. Il n’était pas sans intérét d’examiner les travaux
du maitre aprés ceux des éléves. Les toiles de M. Lenepveu appar-
tiennent.au genre le plus sévére ; ce sont des ceuvres profondément
étudiées et solidement peintes. Il y a plus de vigueur et une science
plus visible dans l'une, dont certaines parties sont des morceawx
de maitre, mais qui manque un peu d’ensemble; plus d’harmonie, |
de.sentiment, d’expression dans l’autre, dont Ja belle ordonnance
saisira aussi tous les regards, mais ot font malheureusement dé-
faut, malgré le lieu de la scéne, la lumiére de l'Afrique, et, malgré .
le séjour du peintre, la couleur italienne.
Les expositions ont pris aujourd’hui une extension singuliére : .
elles embrassent toutes les branches de l'industrie, des arts et des
sciences..On a fait jusqu’é des expositions culinaires; comment
sen étonner, lorsque l’Angleterre, plus avancée que nous, vient de
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 407
créer une Ecole normale de cuisine nationale, dont les cours, a la
fois théoriques et pratiques, sur la confection du roastbeef, des
pickles, du pudding et du thé, ont été suivis assiddment par 766 élé-
ves du sexe féminin, et qui décerne, aprés examen, des diplémes
de capacité? Nous avons eu des expositions de chiens et des expo-
sitions d’insectes; mais nous n’avons pas encore eu d’exhibitions
denfants, toujours comme en Angleterre, ou |’on médite de les
compléter par des exhibilions de nourrices.
Lexposition d’horticulture qui, les années précédentes, s’instal-
lait dans la grande nef du palais des Champs-Elysées, comme pour
faire aux nymphes, aux naiades et aux dryades de la sculpture un
jardin digne d’elles, s’est établie cette année dans ses meubles. Pen-
dant huit jours, elle a fait de ’Orangerie des Tuileries et de la ter-
rasse du bord de l'eau la plus délicieuse et la plus recherchée des
promenades. J'ai encore dans les yeux, en écrivant ces lignes, l’en-
chantement de ces fraiches couleurs, groupécs ct nuancées avec un
artexquis, dans les narines le parfum suave et pénétrant des jas-
mins, des giroflées, des violettes, des ceillets et des roses.
Jaimerais 4 vous parler longuement de l’exposition d’horticul-
ture, si ma profonde incompétence en botanique n’égalait mon
amour pour les fleurs. Je les aime en ignorant, parce qu’elles sont
belles et qu’elles sentent bon, sans avoir jamais pu comprendre
lincurable tendance des botanistes 4 transformer un parterre de
fleurs en un jardin des racines grecques. Qu’on applique ces grands
noms, farouches d’aspect et si difficiles & retenir, aux plantes
grasses, a ces hérissons végétaux, tout bardés de lances et d’épieux,
grimacants et contrefaits comme des mandragores, personne ne ré-
clamera; mais pour ces fleurs charmantes que la jeune fille met a
son corsage ou dans ses cheveux, dont une femme pare et embaume
son salon, qu’on offre a sa mére le jour de sa féte, dont on décore
l'autel de la Vierge pendant le joli mois de mai, pourquoi ces dési-
gnations pédantes, ces barbares nomenclatures, qui jurent comme
un contre-sens avec leur objet, et qui semblent empruntées au vieil
arsenal scolastique du moyen age?
Que la Société d’horticulture me permette de lui signaler deux
desiderata pour l'avenir. Les grands murs nus de |’Orangerie cho-
quatent l’ceil, et faisaient dissonance avec les gradins de fleurs éta-
gés devant eux. Les tableaux ont besoin d’un fond chargé de remplir
office de repoussoir; les diamants reposent dans des écrins de velours
sombre, et il faut aux fleurs-un rideau de feuillage qui les enca-
dre, qui les isole de tout contraste criard. On edt pu facilement, il
me semble, tapisser de plantes grimpantes les murailles de |’Oran-
gerie. En outre, pourquoi ne pas compléter l’exposition florale
408 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
par une exposition de bouquets : l’art joint 4 la nature? Le bouquet
est l’un des triomphes du godt parisien. J’admire aux vitrines des
bijoutiers des picrrerics isolées; jc les admire bien davantage mon-
tées en diadémes, en bracelets, en colliers. Evidemment, cette ob-
servation bourgeoise fera sourire les savants botanistes; mais je
suis du public, et il est naturel que je juge comme le public, sur-
tout lorsqu’il s’agit d’une exhibition qui s’adresse moins aux bota-
nistes qu’aux gens du monde.
L’exposition des industries fluviales et maritimes s'est ouverte le
10 juillet, au palais des Champs-Elysées, par un temps tout @ fait
en harmonie avec son titre. Il semble écrit que nous ne sortirons
pas du domaine aquatique pendant tout le cours de cette saison.
Suivant l’usage invariable, il n’y avait d’ouvert, le jour de l’ouver-
ture, que les portes et les caisses d’ou les exposants déballaient,
avec une hate tardive et une fiévre qui s’était trop fait attendre,
les objets destinés a figurer dans les étalages. Des ouvriers en
manches de chemise sciaient, clouaient, ajustaient 4 grand bruit.
Si lon edt reculé linauguration de huit jours, ils en auraient
profité, sans nul doute, pour retarder eux-mémes leur débal-
‘lage d’une semainc. Une promenade rapide 4 travers ce chan tier
en construction, qui offrait l'image en miniature de la Tour
de Babel, m’a permis de constater qu’elle sera trés-compléte,
trop complete peut-étre. On a donné une singuliére extension aux
deux épithétes qui en déterminent la nature et le but; car, 4 cdété
des bateaux de toutes formes et de tous systémes, de l’extracteur-
Bazin, des appareils de plongeurs, des engins de sauvetage, d'un
canon sous-marin, d’un vaste aquarium ot l’on voit évoluer, de-
puis l’ablefte jusqu’a la carpe, les principales variétés des poissons
d’cau douce, d'un immense rocher 4 cascade, avec grottes sou-
terraines, cavités béantes, stalactites démesurées, sapins penchés
sur l’abime, bati par un architecte paysagiste qui a l’ambition d’hu-
milier la nature, j’ai apergu nombre de meubles et d'instruments
qui n’ont que des rapports trés-lointains et trés-vagues avec les in-
dustries maritimes, 4 moins qu’on ne les considére comme objets
d’exportation — systéme ingénieux qui permet d’englober jusqu’aux
pianos, aux pendules, aux caléches et aux machines a coudre dans
une exposition maritime.
Il en est absolument de méme de l’exposition internationale de
géographie qui vient d’ouvrir au pavillon de Flore, dans le palais
(ou plutdt dans I’ex-palais) des Tuileries, sous la présidence de
l'amiral la Ronciére le.Noury. Cette importante exposition ot dés
maintenant la France tient brillamment sa place, aura pour annexe
un congrés qui discutera les grandes questions géographiques
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 409
d'un intérét universel. Chaque nation, représentée par l'une de ses
sommités scientifiques, a une salle qui lui est spécialement affectée,
elles produits naturels de tous les pays du monde achéveront l’ceuvre -
d’enseignement commencée par les cartes, les vues photographiques
et les plans en relief. Ge sera comme un grand inventaire des résultats
acquis et de la situation actuelle d’une science qui a fait en ce
siécle tant de progrés, et 4 qui il est permis dés maintenant d’entre-
voir l’époque ow elle aura enfin pris possession de notre globe tout
entier. Mais il faut attendre. N’est-ce pas Goethe qui a dit quelque
part que le Francais se distingue des autres peuples en ce qu'il ne
sait pas la géographie? Sur ce point, comme sur bien d'autres, le
Parisien est plus Frangais que le reste de.ses compatriotes. Puisse-
1-il du moins profiter de cette occasion pour l’apprendre !
IV
La moitié des théatres sont actuellement fermés. Grace 4 la saison
anclémente, le public n’a pas entiérement déserté les autres. Ils n’en
viveot pas moins de reprises et de piéccs d’été. C’est une tradition
constante dans les directions thédtrales de reléguer au mois de
juillet les ouvrages sur lesquels on ne compte pas et les débutants
qui se résignent a étre joués par les doublures devant les banquet-
tes. Peut-étre serait-il plus logique, au contraire, de réserver pour
les chaleurs des ceuvres capables d’en combattre la désastreuse in-
fluence. Mais la routine est la reine de ce monde et particuliére-
ment des théatres.
Nous ne parlerons pas des piéces qui tiennent actuellement les
affiches : c’est bien assez de les avoir entendues. Nous serions sur-
tout sans excuse de conduire le lecteur au gauche et violent mélo-
drame que le Gymnase, dévoyé de plus en plus, vient de donner
sous le nom de Léa, aprés avoir pris la peine inconcevable d’aller
le chereher jusqu’en Angleterre. Faisons seulement une exception
pour la Comédie-Frangaise, qui, méme lorsqu’elle se trompe, de-
mande a étre traitée avec révérence.
Elle s’est trompée pour la Grand’Maman, de M. Edouard Cadol,
qui a déja disparu de |’affiche, mais qui mérite une courte oraison
funébre @ cause de ses intentions exccilentes. On ne peut que louer
le sentiment moral et l’honnéte inspiration de ce plaidoyer contre
les discordes conjugales, au nom de l’enfant qui cn porte le poids
sur sa téte innocente : Delicta majorum immeritus lues. Trés-rai-
sonnable et trés-sensée, mais un peu froide ct monotone; écrite avec
plus de correction que d’originalité, construite avec soin, seméc
410 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
de mots fins et de détails agréables, parmi lesquels se détache
une scéne dramatique, mais une seule, la Grand’Maman est un
bon devoir, fait par un excellent éléve qui s'est appliqué. Les
scénes n’aboutissent pas, et 4 l’inverse du proverbe, M. Cadol
semble croire que tout est bien qui commence bien, car, en gé-
néral, 1] sait engager les situations et ne sait pas les dénouer. A ces
défauts, la Grand’Maman joint le tort de ne pas tenir ce que son
titre promet : on s’attendait 4 l'étude d’un type particulier, mais
le point de départ se dérobe bientét, le sujet dévie, et la piéce révée
est remplacée par une autre. Pourquoi donc ce titre? Uniquement
sans doute 4 cause de madame Arnould-Plessy, chargée de jouer
aieule, dont son talent faisait le personnage principal, et pour
attirer l’attention sur ce début dans les réles 4 cheveux blancs de
l’excellente comédienne dont la jeunesse, bientét sexagénaire, éclip-
sait encore tant d’alfraits naissants. Et pourquoi grand’ maman au
lieu de grand’-mére? Toujours 4 cause de madame Plessy, j'ime-
gine. Il fallait bien ménager la transition et l’aider, comme
jadis mademoiselle Mars, 4 franchir ce pas difficile. Débuter du
premier coup par étre grand’mére, ah! fi donc! quelle brutalit¢!
Grand’maman, c’est autre chose!
La Comédie-Frangaise s’est trompée aussi, mais 4 un tout autre
point de vue, pour l’Ilofe, bluette en vers de MM. Ch. Monselet et
Paul Aréne, que nous dénoncons aux foudres malheureusement bien
inoffensives de la société de tempérance. On se demandait d’avance
comment M. Monselet, qui a mis sa gloire 4 continuer Brillat-Sa-
varin, en le complétant; M. Monselet, qui a chanté les Vignes du
Seigneur avec un lyrisme plein de son sujet, s’y prendrait pour
nous montrer l’ilote de Sparte préchant la sobriété au peuple
par le dégodt qu’inspire son ivresse. Eh bien! M. Monselet a
retourné la thése et pris bravement parti pour l’ivrogne, voila
tout. Noblesse oblige. 1l a obéi a ses antécédents, paré son ilote de
‘myrtes et de roses, l’a chargé de plaider pro domo sua et I’a rendu
si joyeux, si éloquent, si irrésistible que le drdéle converttt a son
vice ceux & qui il était chargé d’en inculquer l’horreur. Telle est la
moralité de ce petit acte : on voit qu’elle est aussi large que Ja cein-
ture flottante de l’ilote. Sans prendre des airs indignés et farouches
vis-a-vis de cette agréable hagatelle, il nous sera permis de re-
gretter que les auteurs, en quelques passages, aient franchi la
limite d’une honnéte gaieté, et poussé la folie jusqu’aux frontiéres
de l’inconvenance ; puis de nous demander si la place d’une piéce
qui équivaut 4 une parodie de l’antiquité, et se rapproche ca et 18
de l’opérette bouffe a la facon d’Offenbach, était bien 4 la Comédie-
Francaise !
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 411
La mort si soudaine et si imprévue de M. Georges Bizet a rendu
un regain de succés 4 son opéra-comique de Carmen. M. Bizet avait
élé une sorte de petit prodige musical, triomphateur dans tous les
concours, et on lui avait prédit les plus brillantes destinées. Cette
prédiction se fit réalisée sans doute, mais elle ne l’était pas encore
jusqu’a présent, car de tous les opéras qu’il a successivement
donnés a la scéne, pas un n’a réussi d’une fagon éclatante et plu-
sieurs sont tombés.
Lauteur distingué de Carmen, des Pécheurs de perles, des beaux
cheurs de l’Arlésienne, est mort 4 trente-six ans; Barye 4 quatre-
vingts. Si disposé qu'on soita pleurer la mort de celui-ci, il fautrecon-
naitredu moins qu'elle n’a rien de prématuré. Il n’avait pas exposé
depuis 1855. Sa derniére ceuvre publique fut, si je ne me trompe,
le bas-relief équestre de Napoléon Ill encastré dans la facade du nou-
veau Louvre, vis-a-vis le pont des Saints-Péres : mal inspiré par le
sujet et peut-étre affaibli déja par lage, sentant bien, d’ailleurs,
qu'il ne travaillait pas pour la postérité, Barye n’avait fait la qu’une
ceuvre vulgaire, dont iln’a pas du lui-méme regretter la perte.
Qn sait que Barye a surtout marqué sa trace dans la sculpture
zoologique, bien qu'il ait prouvé plus d’une fois aussi, notamment
par les groupes qui décorent les pavillons Denon et Richelieu, qu’il
pouvait aborder la figure humaine avec une égale supériorité.
Mais sa spécialité, c’est l’animal;:sa gloire, c’est d’avoir été le mo-
déle et le chef en un genre qui de nos jours a pris d’énormes
développements et fait d’incontestables progrés. Si l’on connait
mieux aujourd’hui la structure, l’anatomie, |’allure véritable et vi-
vante de la béte; si l’on sait mieux en fouiller l’épiderme, en
rendre le mouvement, maricr au type générique les accents du ca-
ractére individuel, c’est surtout 4 Barye qu’on le doit. Il fut le grand
belluaire de la génération romantique, le Carter et le Van Amburgh
dela sculpture, le dompteur des fauves, qu’il fit ramper.et frémir
avec toutes les palpitations de la vie, et son génie a donné nais-
gance non-seulement 4 d’innombrables animaux, souvent admis
pour la premiére fois, grace 4 lui, aux honneurs de la statuaire,
d’ou les excluaient jusqu’alors les scrupules de I’école, mais a des
animatiers célébres, qui tous le reconnaissaient pour Iinitiateur et
le maitre. Avant lui, il n’y avait guére que le cheval et le lion
qui fussent reconnus comme suffisfmment nobles pour le ci-
seau du sculpteur. Et quel cheval? Le cheval classique de Lemot
et de Cartellier. Quel lion? Le lion débonnaire qui lance
fiegmatiquement ses minces filets d’eau claire a la porte de I'Insti-
tut,ou qui réve en digérant, le chef coiffé d’une perruque et la
patte appuyée sur une boule. Il y adjoignit le tigre, l’ours, l’élé-
412 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
phant, le crocodile, la gazelle, le lynx, le serpent, le jaguar, le lié-
vre ct jusqu’au lapin lui-méme. [fl anima les vieux poncifs em-
paillés , qui allaient s’affadissant de plus en plus, parce quiils
ne se retrempaient jamais dans |’étude directe de la nature. Com-
parez les lions bénins de I’Institut et du Luxembourg aux lions
puissants et tranquilles du quai des Tuileries et de la colonne de
Juillet, ou au lion pantelant, presque tumultueux, qui étouffe un
boa sur la terrasse du bord de l’eau!
Barye a surtout représenté les animaux dans |’action et dans la
lutte: le Tigre dévoré par un crocodile, le Cerf terrassé par deus
lévriers, le Cheval renversé par un lion, le Jaguar dévorant un lie-
vre, et tant d’autres groupes popularisés par les réductions en
bronze ! Quand on entrait dans son atelier, on eit cru pénétrer
dans une ménagcrie. Rien ici de la sérénité ordinaire et du recueil-
lement silencieux de la sculpture. Tout frémissait, bondissait,
hurlait, glapissait, et l'on éprouvait comme un mouvement d’effroi
au inilicu de ce fourmillement de bétes fauves. En s’attachant sur-
tout 4 la réalité et 4 la vie, Barye n’a pas toujours conservé cette
part d'idéal, si je puis ainsi dire, que les anciens savaient donner a
leurs animaux en n’appuyant que sur les traits essentiels et carac-
téristiques, en résumant les formes pour les agrandir. Mais s’1l
n’égala jamais les anciens, du moins, comme on I!’a dit, personne
entre les modernes ne !’a encore égalé.
A une année prés, M. de Rémusat avait atteint le méme age que -
Barye, mais il ne s’était pas retiré sous sa tente, et il est mort de-
bout. L’homme politique ne nous appartient pas, et, s’il est impos-
sible d’en faire entiérement abstraction dans l'étude d’un esprit
trés-complexe en qui tout se tient, qui ne sépara jamais la pensée
de l’action, qui cut toujours le gout des affaires publiques, qui a
joué un réle considérable, bien qu’au second plan, et s'est d’ail-
leurs glorifié hui-méme d’avoir obéi 4 des préoccupations politiques
jusque dans la plupart de ses travaux littéraires, du moins nous
garderons-nous d’aborder le cété de sa carriére qui se dérobe a
notre competence autant qu’a nos attributions, et nous croyons
qu'il n’aura pas trop 4 s’en plaindre.
Ce qui frappe tout d’abord en M. de Rémusat, c’est la variété de
ses aptitudes. Lettré avant Jout, philosophe, critique, moraliste,
orateur, homme d’Etat, poéte, dramaturge et romancier in petto,
homme de cabinet et homme du monde, il a touché a tout, depuis
la métaphysique jusqu’é la chanson, avec une intelligence trés-
déliée, trés-alerte, trés-curicuse et trés-souple. Aucune connaissance
ne lui est étrangére; sans avoir par lui-méme une originalité bien
nette, 11 est doué d’une rare faculté d’assimilation. Son esprit avait
LES (EUVRES ET LES HOMMES. M3
besoin d’ane direction supérieure ; en philosophie, comme en poli-
tique il marcha toujours a la suite, subissant tour a tour I’influence
- de M. Royer-Collard, de M. de Barante, de M. Molé, de M. Guizot,
de M. Cousin, de M. Thiers. Amateur de premiére force, ingé-
meux et brillant essayist, comme disent les Anglais, l'un des plus
agréables virtuoses du Globe et de la Revue des Deux-Mondes, il fut
plutot un dilettante raffiné en philosophie et méme en critique
quun critique complet et un véritable philosophe. Son intelli-
gence avait plus d’étendue que de fermeté et de profondeur. Le
lest des principes lui a fait défaut pour l’empécher de flotter a
tous les courants. Dés qu’on essaie de le suivre, on sent que le
terrain se dérobe; il fuit entre les doigts, comme Protée, dans la
multiplicité infinie de ses nuances, si on veut le saisir corps a corps.
Pour comprendre la double et triple nature qu’il y a en M. de
Rémusat, il est indispensable de s'arréter un moment A ses origi-
nes. Par sa naissance, il appartenait 4 l’ancienne aristocratie; par
son éducation, au premier Empire ; par ses débuts dans la vie active,
ala Restauration; par son age mur, ses gots, ses amitiés, ses
fonctions publiques, au gouvernement de Juillet, ce qui ne l’empé-
cha pas, plus tard, de se rallier & la République. I! n’avait pu tra-
Verser tant de milieux sans en subir les impressions diverses, et
tous ces régimes avaient laissé leur empreinte sur son 4me mobile.
Plongé de bonne heure dans l’atmosphére du dix-huitiéme siécle
par la fréquentation de madame d’Houdetot, intime amie de sa
mére, et par la philosophie de Condillac, la premiére qu’on lui edt
enseignée au collége, il avait, pour ainsi dire, un pied dans chacun
des deux mondes entre lesquels se partage la société francaise de-
puis la Révolution, — bourgeois grand seigneur : gentilhomme
par les facons, les relations privées, les habitudes, les gouts de sa-
lon, le ton de bonne compagnie; homme moderne et libéral a la
mode de 1820 par les relations publiques, les doctrines, les idées et
les crits. Sans prétendre expliquer uniquement ainsi ce qu’il y eut
d'ondoyant dans V’intelligence élégamment sceptique de M. de Ré-
musat, il faut bien tenir compte des tiraillements inévitables
exercés par ces influences diverses. Il s'est efforcé de garder l’équi-
libre, et l'on peut le louer du moins d’avoir su tempérer, par .un
gout délicat et un naturel esprit de mesure et d’équité, « ce qu’a-
vaient naturellement d’dpre et d’un peu grossicr (c’est Sainte-Beuve
qui parle, dans un article publié sur M. de Rémusat en 1847) la
politique ef la philogophie révolutionnaires. »
esprit du jeune Rémusat recut sa premiére trempe dans le salon
maternel. Au contact des hommes illustres qui le fréquentaient, il
gagna cette maturité précoce, mais un peu superficielle, qui ne l’em-
414 LES (BUVRES ET LES HOMMES.
pécha pas de demeurer jeune jusqu’a la fin. Il ne perdit jamais entié-
rement le pli primilif. L’écrivain méme reste un homme de salon.
C’est dans les salons qu'il obtint ses plus grands succés; c’est 1a
qu'il exerca le plus de charme et peut-étre aussi le plus d'action.
Ses articles étaient de fines causeries. Tous ceux qui ]’ont entendu
s’accordent & dire que sa conversation était supérieure 4 ses livres
et qu’on ne le connait. point tout entier, si on ne le connait que par
ses écrits.
Ii débuta par des chansons. Sainte-Beuve en avait parcouru le
recueil manuscrit, et i1 a eu la discrélion facheuse de n’en presque
rien citer. La premiére est de 1812; il était alors 4gé de quinze
ans. Nous ignorons s’il persévéra longtemps, mais il en faisait en-
- core, ce semble, en 1825. Sans le succés populaire de Béranger, il
aurait continué sans doute, et il edt réussi, car ce vif esprit étail
propre & tout, et peut-étre que ses chansons libérales, en vulgari-
sant son nom, lui auraient épargné, en 1872, sinon l'affront d’avoir
M. Barodet pour rival, du moins |’humiliation d’étre vaincu par un tel
adversaire: «Rémusat a chanté chez M. Delécluze quelques chansons
de lui, écrivait le 24 janvier 1825 4 madame Récamier, J.-J. Ampére,
dans l’intéressante correspondance qu’on a publice il y a quelques
mois. Elles ont peut-étre autant de verve que celles de Béran-
ger, et il y a de plus un certain air de jeunesse, avec un mélange de
gaieté, de grace et de.raison. Elles sont charmantes. » Ainsi il nese
bornait pas 4 les faire, il les chantait. Ce ne fut point sa seule ten-
tative dans le domaine de imagination; il composa encore un ro-
man : Sidney, et plusieurs autres drames : le Retour du Croiseé,
P Habitation de Saint-Domingue ou I’ Insurrection (on avait alors la
manie des sous-titres), des scénes historiques, 4 la fagon de M. Vi-
tet, sur la Saint-Barthélemy, enfin un drame sur Abédlard, sujet qui
l’avait séduit par létude d’un caractére et d'une époque a part et
qui lui fournissait l’occasion. de prouyer du méme coup ses dou-
bles aptitudes, philosophiques et littéraires, mais qu'il eut le cou-
rage de garder en ‘portefeuille comme les autres, quand la notice
historique dont il voulait faire l’introduction de son -drame fut de-
venu le livre ingénieux et éloquent auquel demeure principalement
attachée la gloire de son nom. “
Je m’attarde vulontiers 4 ce Rémusat inédit et tout intime qui a
pour nous le charme de l’inconnu et qui nous réserve peut-ttre de
piquantes révélations posthumes : « Le genre est aussi romantique
que possible, écrivait encore Ampére en parlagt de U’ Habitation de
Satnt-Domingue (1825). ll y a du comique, de l’atroce, de l’idéal:
- quelques caractéres sont trés-heureusement congus et trés-bien
dessinés, entre autres celui d’un envoyé de l’Assemblée consti
LES (EUVRES ET LES HOMMES, 415
tuante, imperturbable dans ses idées de révolution, mettant tout en
feu avec des paroles philanthropiques, ct ne comprenant rien ni au
caractére des négres ni aux préjugés qui l’entourent... L’atroce est
toujours 1a et fait qu’on est souvent révolté par le comique... A
coté de scénes d'une réalité compléte sont les réves d’un négre
comme il n’y en eut jamais. Outre cela, il y a des choses inutile-
ment dégoutantes et surtout trop d’esprit, trop d’effets calculés,
mais beaucoup, beaucoup de talent. » Sainte-Beuve nous donne
aussi sur le drame d’Abédlard, et particuliérement sur le rdle de
Manegold, — une sorte de contre-épreuve de Jehan Frollo, «un char-
mant et vaillant écolier qui, au sortir d'une nuit passée a la ta-
verne, est le premier 4 entrer dans la classe en criant : « En avant,
et du nouveau ! » qui, narguant l’anachronisme, fait des chansons,
comme, trois siécles plus tard, en fera Villon, et dont l’esprit,
méme aux instants sérieux, a l’air (passez-moi le mot) de polisson-
ner toujours, » de curieux détails qui prouveraient 4 quel point,
malgré son habituelle circonspection critique, M. de Rémusat était
naturellement novateur, si nous ne le savions déja par l'article ca-
ractéristique publié sur la Révolution du thédtre en 1820, sept ans
avant Cromwell‘.
A défaut de ses drames, il faut surtout chercher le lettré, qui
loutefois y apparait rarement 4 l’état pur, dans les deux volumes de
Mélanges, publiés d’abord sous le titre de Passé et Présent, avec une
préface un peu ambitieuse et disproportionnée. Il y a réuni, 4 vrai
dire, bien des morceaux d’un intérét effacé et tellement vieillis
qu'on peut les déclarer morts. Le style manque d’accent, de relief
et de couleur. M. de Rémusat éclaire quelquefois, il n’échauffe
jamais. Mais ces morceaux qui, pris isolément, causent quelque
mécompte, montrent bien, dans leur ensemble, la variété de ses
aptitudes et laissent apparaitre le fond de ses idées et de son
tempérament moral. Il s’y est peint directement et indirecte-
ment: «Dans l’esprit qui les a dictés, dit-il lui-méme, on re-
connaitra ces trois choses: un point de départ tout politique (il
vient d’expliquer comment le mouvement littéraire de la Res-
tauration naquit d’une impulsion politique), ou une résolution
prise de soutenir la cause libérale; puis un effort continu de la
rattacher par des conséquences variées 4 tout ce qui mérite d’inté-
Tesser les hommes, enfin la ferme espérance de réconcilier les vé-
ntés de notre époque avec les vérités de tous les temps. » M. de Ré-
musat est 1A tout entier, avec cette foi en son siécle, au progrés, a
‘ Voir tome I** des Critiques et Etudes littéraires, ou Passé et Présent, pubt.
chez Didier, comme tous les ouvrages de M. de Rémusat.
446 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
la raison humaine, dont les événements ont peut-étre fini par
ébranler la sérénité, ses illusions, ses chiméres, son mélange de
finesse ct de naiveté, de vues pénétrantes et de singuli¢res méprises,
de considérations sagaces et de jugements téméraires. En cherchant
4 se rendre compte de cet appareil de raisonnement qui impose,
qui emprunte ses armes 4a la science aussi bien qu’a la métaphy-
sique, on reste confondu de ne trouver nulle part une base ferme et
fixe, ef ne pouvoir jamais saisir que des nuances.
Chaque jour, la philosophie, qui était, avec la politique, la grande
passion intellectuelle de M. de Rémusat, — car, méme dans sa car-
riére publique, il fut un homme de pensée plus qu’un homme d’ac-
tion, — prenait plus de place dans ses études, et particuliérement
la philosophie anglaise, qui l’attirait par le double attrait du sujet
et du pays. M. de Rémusat fut toujours trés-épris des institutions
de l’Angleterre et il en aimait la libre pensée. Ce champ d’épreuve
lui parut le plus favorable pour réconcilier les honnétes gens avec
la philosophie. Il a successivement étudié saint Anselme de Can-
torbéry, si longtemps illustre dans l’école par son argument sur
l’cxistence de Dieu; Bacon, le type et le représentant par excellence
de la philosophie anglaise; son disciple indépendant, lord Herbert
de Cherbury, peu connu chez nous, philosophe-gentilhomme de
cape ct d’épéc, dont la vie aventureuse forme le plus curieux con-
traste avec ses écrits, et qui a séduit M, de Rémusat autant comme
le fondateur de la religion naturelle en Angleterre que comme l'un
des premiers créateurs de la métaphysique du sens commun, enfin
tous les philosophes du dix-septiéme siécle dans son dernier ou-
vrage : l’'Histoire de la Philosophie anglaise depuis Bacon jusqu’a
Locke. Tout en s’adressant aux gens du monde et en animant ses
recherches par l’introduction de l’élément biographique et histo-
rique, il ne fait point de sacrifices 4 la frivolité, et loin d’esquiver
Jes cdtés arides et difficiles, on peut méme dire qu'il les recherche
avec guelque ostentation.
Dans ces ouvrages comme dans tout, ce qu'il a écrit, M. de Re-
musat souléve plus de questions qu’il n’en résout ; il excite l'esprit
et le met en quéte, sans jamais le satisfaire par une conclusion pre-
cise. Il est de ceux qui préférent 4 la vérité méme la recherche
de la vérité. Professant « qu’aucune tradition n’a une autorité ab-
solue et définitive, et qu’en toute matiére un progrés est toujours
possible, » il use avec une liberté entiére de l’esprit d’examen et
croit témoigner de son respect pour I’indépendance de la raison
en laissant dans chaque question la porte ouverte 4 la contro-
verse. On ett dit qu’il avait pris pour devise le « Que sais-je? » dc
Montaigne, ou le « Je ne sais », qui termine, en le résumant, $00
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 417
drame inédit d’Abélard. Mais la mort a ses lueurs, et M. de Ré-
musal a quitté ce monde en disant comme Pauline: « Je vois, je
sais. »
Nos lecteurs ne nous pardonneraient pas de terminer cette chro-
nique sans dire quelques mots de la réception solennelle de M. Lit-
tré, le 8 juillet dernier, dans le sein de la franc-maconnerie fran.
caise. On a regu en méme temps que lui M. Jules Ferry et M. Cha-
vée, mais ces deux humbles acolytes, dont le nom a été a peine
prononcé par les comptes rendus, n’étajent la que pour faire l’ap-
point. La féte se donnait spécialement en |’honneur de M. Littré,
et elle avait l’évidente intention d’étre une réponse 4 la derniére
brochure de |’évéque d'Orléans. Depuis la mémorable campagne,
mélée de succés et de revers, qui s'est terminée par la démission
de Mer Dupanloup comme académicien le jour ot il devenait le
confrére de M. Littré, celui-ci a été choisi, par les habiles du parti
dont il exprime les négations sans en partager les violences et les
haines, comme l’antithése vivante de Villustre prélat. Pour mieux
accentuer sa réponse, la franc-magonnerie n’a vu rien de mieux a
faire que d’aller chercher l'homme 8 la fois le moins suspect de
croyances chrétiennes et le plus en vue par la polémique retentis-
sante dont ses doctrines ont été l'objet. Mais cette habileté dont
M.Littré, penseur solitaire et taciturne, malfaisant sans emphase,
bornant son ambition 4 empoisonner les esprits dans le silence du
cabinet et inoffensif pour tout le reste, semble incapable par lui-
méme, s’est tournée en une grosse maladresse : en voulant répon-
dre 4 ’attaque de Mgr Dupanloup, on I’a confirmée; car le nom du
récipiendaire, accueilli avec une pompe qui donne a la cérémonie
du 8 juillet la valeur d’un manifeste, a la méme signification au
point de yue purement spiritualiste qu’au point de vue chréetien,
et les doctrines qu’il représente et qu'il a exprimées dans son dis-
cours, biffent sans ménagement la vicille formule gardée jusqu’a
present par la maconnerie au frontispice du Grand-Orient, comme
un pavilion destiné a couvrir la marchandise.
Libre assurément a M. Littré, qu’une espéce d’inconscience sem-
ble rendre insensible au ridicule comme indifférent 4 tout ce qui
se passe autour de lui, de plier la gravité de sa personne, de son
age et de la philosophie aux rites puérilement grotesques de l’ini-
lation maconnique, méme débarrassés, par une faveur qui avail
Vintention d’étre un hommage et qui pourrait bien étre une humi-
liation, de cette longue série de tours de passe-passe, de ridicules
jongleries, de trucs de féeric usés jusqu’a la corde et d’exercices
de gymnastique fatigante, qui constituent les épreuves physiques et
8 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
qu’on paraft.|’avoir cru incapable de supporter. M. Littré, dans
cette circonstance, n'a été évidemment qu’un mannequin manceu-
yré par M. Gambetta, dont le discours, 4 la fin de la séance,
n’a eu d’autre but que de prendre possession de la cérémonie et
d‘en constater la portée politique. Mais ce qu’il n’était pas libre de
faire, c’était de se poser, dans sa harangue, comme le représen-
tant d’une école, ou plutét d’une Eglise qui l’a formellement exclu
de son sein, excommunié et maudit. Le public ne sait pas assez,
et ni le Grand-Orient, ni la loge de la Clémente Amitié ne sem-
blent avoir soupconné cette position de schismatique et d’héré-
siarque, formellement exclu par le maitre, honni par les disciples,
qui le considérent comme leur plus grand ennemi. Le positivisme,
en effet, constitue tout un corps de doctrines qu’on n’a pas le
droit de scinder et dans lesquelles M. Littré a voulu faire un choix,
admettant les unes, rejetant les autres au gré de sa fantaisie. Au
fond, c’est un pur et simple matérialiste-athée, tandis que le posi-
tivisme a la prétention de n’étre pas seulement une philosophie,
mais une religion.
Cette religion de ’Humanité fonctionne : elle a son temple dans
la maison de la rue Monsieur-le-Prince ot mourut son fondateur ;
elle a ses prétres, qui sont des professeurs; son culte, qui consiste
surtout en discours et en enseignements, mais qu’on espére déve-
lopper peu a peu par l’adjonction du chant et d’une certaine pompe
religieuse ; ses fétes, quise réduisent 4 deux pour le moment — la
féte de l'Humanité, le 1" janvier, et la commémoration de la mort
d’Auguste Comte, le 5 septembre; — ses sacrements — le sacre-
ment de la Présentation, qui correspond au baptéme, du Mariage,
de Ordre, de la Destination, de l'Incorporation, ete. — Je ne parle
pas de son calendrier, dont les treize mois, de vingt-huit jours cha-
cun, avec un jour complémentaire, consacré 4 la féte générale des
morts, sont placés sous l’invocation des treize plus grands hommes
de ’humanité, depuis Moise jusqu’é Bichat, en passant par saint
Paul et le grand Frédéric. Pour expliquer ce bizarre mélange de
noms, il faut dire qu’Auguste Comte et ses disciples admettent
comme légitimes toutes les évolutions de l’'humanité, considérent
spécialement le catholicisme, tout en proclamant sa mort, comme
la forme la plus parfaite et la doctrine la plus compléte en dehors
du positivisme, et avant lui; font profession de défendre historique-
ment le moyen age et la féadalité; enfin s’attachent résoliment aux
théories les plus dictatoriales, et répudient le suffrage universel,
pour subordonner |’organisation sociale 4 un principe d’autorité
indiscutable et infaillible : toutes choses dont messieurs les francs-
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 419
macons ne se doutaient pas le moins du monde, en imaginant de
faire des avances au positivisme, ct qui dérangent singuli¢rement
leur idéal religieux, politique et philosophique.
Je ne me charge pas, bien entendu, de concilier entre elles
les idées d’Auguste Comte, d’en démontrer la cohésion, et spéciale-
ment d’expliquer comment une religion peut exister avec |’élimina-
tion de tout élément surnaturel et des causes finales. Mais il n’en est
pas moins vrai que cela fait partie intégrante, essentielle du systéme.
C'est toute cette partie religieuse que M. Littré rejette comme le fruit
d'une imagination dévoyée, comme se rattachant a la derniére phase
de la vie d'Auguste Comte, dominée par la folie mystique. Les or-
ihodoxes lui répondent que Comte était en pleine possession de tou-
tes ses facultés mentales, quand il organisa )’Eglise positiviste; que
cette tendance religicuse, qu’on affecte de consid@rcr comme la ma-
ladie d'un cerveau en décadence, avait toujoursétéen lui, puisque,
dés 1825, dans l'un de ses premiers ouvrages (Considérations sur
les sciences, etc.), il proposait déja de fonder un nouveau pouvoir
spirituel sur la base scientifique, et reconnaissait la nécessité d’une
autorité religicuse en termes qui lui valurent les félicitations de
labbé Lamennais, devenu son ennemi du jour seulement ov il passa
a la Révolution; enfin que M. Littré lui-méme, avant d’étre conduit a
l'apostasie par des influences moins purement philosophiques qu’ll
he voudrait le faire croire, a pratiqué, dans toute la force de lage
et de la pensée, le culte qu’il rejette aujourd’hui comme la création
d'un fou, puisque sa signature figure sur les livres de mariage de
la religion de l’Humanité, et qu'il a été parrain dans le premier
baptéme positiviste.
La rapture remonte au coup d’Etat de 1854. Dés lors Auguste
Comte ne parla plus qu’avec amertume du rebelle. Mais celui-ci
garda le silence jusqu’é la mort du maitre. C’est alors seulement
qu’éclata la dissidence. M. Littré se ligua avec madame Comte —
celle que le fondateur du positivisme appelle, dans son testament,
« mon indigne épouse » — pour dispufer 4 ses exécuteurs testa-
mentaires la possession de ses papiers, qu’ils voulaient trier,
desquels ils voulaient exclure tout ce qui portait la tache religieuse.
Le procés, commencé en 4857, ne setermina que le 25 février 1870,
par un jugement qui déboutait M. Littré et madame Comte de leurs
prétentions. On peut le lire tout au long, avec des considérations
qui ne permettent pas la moindre équivoque sur la position de
M. Littré relativement aux disciples d’Auguste Comte, dans la Vengt-
deuxiéme circulaire adressée par M. Laffitte, successeur du maitre,
et directeur actuel du positivisme, «& chaque coopérateur du libre
490 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
subside pour le sacerdoce de l’Humanité. » Il nous a paru intéres-
sant de dégager ainsi les vraies situations et de dissiper une équi-
vuque, entretenue soigncusement, dont leGrand-Orient parait avoir
été dupe comme le public, en réduisant 4 ses proportions purement
individuelles le positivisme apocryphe de M. Littré, et en jetant bas
Venseigne dont il persiste 4 se parer. Mais, du reste, la discussion
n’avait pour nous qu'un intérét de curiosité pure : il n’y a rien de
changé en France parce qu'il ya un positiviste de moins et un
franc-macon de plus.
Victron Fourne..
P. S. Nous recevons assez fréquemment des publications nou-
velles dont on veut bien nous demander de rendre compte. Nous
avons le regret de ne pouvoir satisfaire 4 ce désir. La critique bi-
bliographique, confiée depuis longtemps 4 une plume trés-autori-
sée et trés-compétente, ne rentre point dans nos attributions,
comme il est facile de s’en apercevoir si l’on nous fait ’honneur de
nous lire. Ce n’est jamais que par accident, pour esquisser la phy-
sionomie d'un homme ou d’un événement du jour, qu’il nous ar-
rive de parler sommairement d’un livre, en nous bornant aux points
en rapport avec notre cadre et notre sujet. Nous ne pourrions faire
plus sans dénaturer le caractére de cette chronique.
Vy. F.
MELANGES
LES PROJETS AGRONOMIQUES DE GARIBALDI
Les feuilles radicales ont fait quelque bruit, chez nous, d’un projet de
desséechement et de mise en culture des marais de la campagne romaine
quaurait formé « le général » Garibaldi, et pour l’exécution duquel le
célébre condottiere aurait quitté son ile. Au dire de ses partisans, la
vieille devise latine : Ense et aratro (par l’épée et par la charrue) au-
rail toujours tenté son ambition, et il voudrait, avant de mourir, la réa-
liser tout entiére. Assainir et fertiliser la terre qu'il a affranchie, voila la
gloire 4 laquelle il aspire maintenant, et c’est dans ce but unique qu'il
est sorti de sa retraite.
Credat judeus Apella! dirons-nous avec Horace, puisque nous sommes
4 Rome: ceci est bon pour les niais; les gens avisés savent ce qu'il en est
des motifs qui ont fait appeler aux portes de Rome, dans les conjonctures
presentes, le vieux guidon du carbonarisme italien. La politique a plus
de part que l'agriculture et la philanthropie dans les desseins du parti
qui exploite le reste du prestige que garde encore l'impotente idole de
Caprera. C'est un bon prétexte, en effet, pour rassembler et tenir préte a
tout événement une armée de socialistes, que cette prétendue organisa-
tion d'ateliers agricoles aux environs du Vatican.
Que la foule ignorante soit dupe a cet égard, et croie 4 la possibilité
de désinfecter et de rendre habitable ce royaume de la malaria, cela se
congoit et s’explique: lascience aaccompli, dans ce siécle, de si grandes
merveilles, qu’on n’admet pas qu’il y ait rien d’impossible pour elle. Les
hommes sérieux et d’une compétence spéciale qui ont étudié de prés l’en-
reprise dont il s’agit, ne s’en laissent pas imposer par les trompettes qui
l'annoncent. Ils ne la croient pas d’un succés si assuré qu'il y ait lieu a
Couronner, dés aujourd’hui, les hommes qui cherchent 4 la mettre en
train, ni surtout a jeter l’insulte aux gouvernements qui ont précédé celui
d’aujourd’hui. Ce n'est point par suite d'incurie de leur part, ainsi qu’on
we. 25 Jeurer 1875,
429 MELANGES.
les en accuse, ou par défaut d’intelligence et de persévérance dans leurs
tentatives que l'agro romano a gardé son aspect inculte et sa séculaire in-
salubrité: les efforts les plus continus et les mieux entendus ont été faits,
a diverses époques et par différents pouvoirs, mais toujours l‘homme a
da reconnaitre son impuissance.
Nous trouvons sur ce sujet, dans un Mémoire qui date déja de quel-
ques années, mais auquel les projets prétés 4 Garibaldi rendent une com-
pléte actualité, des renseignements peu connus et d'un grand intérét. Ce
Mémoire est d'un homme dont le nom fait autorité dans les matiéres d’a-
griculture et d‘industrie, M. le marquis de Vogiié, député a l’Assemblée
nationale pour le département du Cher. Ce que nous appelons du nom de
Mémoire est, dans la forme, un entretien familier qu'il y a une douzaine
d’années M. de Vogdé eut ala réunion annuelle de la Société agronomique
du Berry, au retour d'un voyage d'Italie ot il lui avait été donné d’étu-
dier de prés cette grosse affaire de la transformation du systéme de cul-
ture de l’Agro romano.
L’occasion avait été particuli¢rement favorable. A cette époque, un
grand seigneurromain, le prince Borghése, l'un des principaux membres
de cette aristocratie romaine qu'on a si injustement accusée d'inertie et
d'indifférence pour toute amélioration et tout progrés, faisait 4 cété des
anciennes combinaisons adoptées par l’expérience, dans ce désert mal-
sain, de grands et cotteux essais de culture nouvelle. M. de Vogié visita
ces exploitations sous la conduite du généreux et hardi propriétaire. C’ é-
tait affaire, non de spéculation, mais de patriotisme : le prince tenait 4 voir
au juste, par la poursuite persévérante de ses entreprises, exemptes
de routine et parfaitement éclairées, ce qu’il y avait raisonnablement a
en attendre, et, par suite, si les espérances dont les théoriciens écono-
mistes se bercaient depuis si longtemps n’étaient pas de pures chiméres.
Or, maigré les efforts qu’avait faits le prince Borghése pour garder
quelque illusion, il paraissait évident qu'il n’en avait plus guére.
Quant & M. de Vogué, lui, il était revenu de son exploration parfaite-
ment incrédule. Il s'était convaincu qu'on ne pouvait faire plus et mieux
. que le prince, dont il avait pu apprécier les travaux, aussi bien conduits
que bien concus. Les détails of il entre 4 ce sujet, dans son Mémoire, en
fourniront la preuve aux agronomes pratiques.
M. de Vogié examine, en homme qui s’y connait, les divers systémes de
culture et les divers procédés qu’on pourrait appliquer 4 1’exploitation de
lAgro romano pour ta rendre plus productive; et, aprés avoir bien tout
pesé, tI conclut en ces termes : « Toutes ces améliorations prudentes et
féecondes, toute cette application d’un capital nouveau apporté par les
ressources et lintelligence du propriétaire ou du fermier, changercnt
peu laspect de ces vastes solitudes; le nombre des casales (fermes, ha-
meaux) doublé ou quadruplé, n’en troublera guére le solennel silence,
MELANGES. 423
et n'y aménera pas la vie qui entoure les villages de notre pays. » M. de
Vogiié fait également bonne justice de certains expédients autoritaires
préeconisés déja de ce temps-la : « Améliorer la culture, avec le gouver-
nement pour juge et l’impét pour moyen, nous parait étre, dit-il, une idée
renouvelée de nos récents égarements, et peu d’accord avec les enseigne-
ments réfléchis de l'économie politique. »
Ayant ainsi examiné et bien fait sentir les difficultés générales qui s’op-
posent a l’entreprise que le vieux chef des Mille aurait, dit-on, le projet
de reprendre en ce moment, M. de Vogiié en abarde une’ particuliére, la
plus invincible de toutes, et il la dépeint éloquemment :
« Jai cherché a apprécier, dit-il, les fermes de la campagne de Rome
avec les données de la culture ordinaire, mais je n'ai pas encore suffi-
samment parlé de l’élément spécial et redoutable qui domine toute cette
question, — le mauvais air, — mal mystérieux et irrésistible, devant le-
quel se courbent toutes les combinaisons, qui, de juin 4 octobre, descend
sur ces immenses espaces, en chasse les habitants, et étend méme d’an-
née en année, dit-on, lentement mais progressivement, les limites de son
domaine.
La science, il faut l'avouer humblement, ne nous en a pas encore
expliqué la nature et les causes. Sans doute les eaux mal écoulées,
les marécages, les terres que la culture n’a pas rendues perméables, aug=
mentent son intensité; sans doute il parait sévir moins vivement dans les
populations pressées ; sans doute le défaut de soins, la mauvaise nourri-
ture, le sommeil sur la terre humide de rosée aprés les chaleurs du jour,
rendent son invasion plus fréquente et plus funeste. Mais ce fléau régne
dans des contrées au milieu desquelles i! n’existe ni lacs, ni marais; mais
i] frappe les habitants du mont Aventin et du mont Palatin, couverts de
cultures potagéres et incessantes; mais il pénétre dans certains quartiers
populeux de Rome et il atteint les splendides portiques de la villa Albani et
le Vatican lui-méme! On le suit, on le décrit; mais il a une origine intime
et secréte qui n’est point encore révélée. Tient-elle 4 la constitution méme
du sol, 4 la nature volcanique du sous-sol, dont les éléments sulfureux se
développent et se décomposent d’une maniége particuliére sous l’influence
de la grande chaleur et des rosées? Les grands bois qui couvraient autre-
fois les ondulations supérieures du sol et absorbaient les émanations
morbides, les bourgades nombreuses dont les habitations et les rues pa-
vees garantissaient la terre de l'action du soleil, les villas opulentes dont
les cultures assainissaient le sol, les grands aqueducs dont les eaux, aus
jourd’hui perdues dans le sous-sol, étaient recueillies 4 leurs sources
et longtemps contenues, toutes ces conditions, aujourd’hui disparues,
avaient-elles, dans l'antiquité, vaincu le mauvais air ou arrété ses inva-
‘ions? On I’affirme souvent. Peut-étre les vieux auteurs démentiraient-ils
Ces assertions, et serait-il facile de retrouver dans Cicéron et dans Horace
AY MELANGES.
des plaintes sur les fiévres de ]’été et leurs pestilentielles influences ;
mais, enfin, il est facile de constaler que, depuis le dépeuplement des
campagnes, depuis que les grands paturages se sont substitués aux champs
cultivés, les effets du mauvais air sont devenus plus étendus et plus vio-
lents.
« Peut-on le vaincre directement, détruire son intensité, préparer des
combinaisons générales, agricoles ou sociales, qui changeraient radicale-
ment un état de choses funeste et le raméneraient aux conditions meil-
leures qui semblent avoir existé dans l’antiquité?
« Desefforts ont été tentés, largement exécutés ; l'insuccés du prince Bor-
ghése a Terra-Nova, et de plusieurs autres entreprises du méme genre,
ont constaté l’impuissance des efforts partiels. L’ennemi, s'il pouvait étre
vaincu par une opération générale et des travaux simultanés, écrasera
toujours, en détail, les travailleurs isolés. Mais alors, quels capitaux for-
midables, quelle population immense et nouvelle faudrait-il déplacer et
réunir a la fois, au jour fixé pour la lutte! Et encore, en supposant le
succés, offrirait-il1 un revenu suffisant 4 ces capitaux, une compensation
suffisante aux hécatombes humaines qui achéteraient la victoire en tom-
bant sur le champ du combat? Une administration centrale puissante,
comme les temps modernes peuvent en rencontrer, disposant, sans con-
tréle et sans compter, des revenus des terres, pourrait-elle tenter une
semblable entreprise? Je ne puis le penser; mais n’osant, méme en fa-
mille, apporter mes affirmations sur une question aussi grave, je me bor-
nerai & vous citer les paroles d’un administrateur habile, formé a la plus
haute école des temps les plus énergiques de l’administration impériale,
et dont les observations, recueillies avant 1815, sont, encore aujourd hui,
le meilleur guide que vous puissiez consulter.
« Peut-on amoindrir, dit M. de Tournon, le fléau qui désole ces con-
« trées? La solution de ce probléme a occupé les plus grands papes, se-
« condés par des savants du premier ordre, et, aprés de grands travaux,
« la question est plutét obscurcie que résolue.
« Pour changer cet état de choses, il semble qu'il soit indispensable de
« replacer insfantanément le pays dans les conditions de population et de
a culture ou il se trouvat dans les temps anciens. C’est assez dire qué
« le probléme est insoluble. »
On voit, par ces paroles d’un homme aussi grave et aussi compétent
que l’auteur du Mémoire que nous venons de signaler, ce qu'il faudrait
attendre des beaux desseins prétés 4 Garibaldi, méme au cas oi ils se-
raient sincéres et de bonne foi, et ne cacheraient pas une manceuvre re-
volutionnaire. 8
DELENTHES.
REVUE CRITIQUE
!, Leroi René, sa vie ef ees travaux, par M. Lecoy de la Marche. 2 vol. — II. L’Affran-
chissement des escleves, par l'abbé Favy. 4 vol. — Les Récluseries, par le méme.
1 vol. — Il]. Mémofres d’une forét — Fontainebleau, — par M. Jules Levallois. 4 vol.
~— lV. L'Espagne. splendeurs et miséres, par M. Imbert. 4 vol. — Y. Les Consomma-
ons de Paris, yar M. Husson. 1 vol. — VI. Un Drame sous Catherine II, par le
prince Lubomir ski. 4 vol. — Les Mémoires de mon oncle, par M. Ch, d'Héricault,
{vol. — VII. Carte oro-hydrographique de la France.
liya, dans histoire, et en notable quantité, des hommes 4 la fois
célébres et peu connus. Dans ce nombre est le roi René d’Anjou. Son
nom est de ceux qu'il suffit de prononcer pour éveiller, dans tout esprit
cullivé, une image sympathique. Le peuple méme a gardé son souvenir.
tLebon roi René! » est une expression consacrée pour désigner ce pa-
ternel souverain, si disposé 4 faire des heureux et a I’étre, et dont la vie
fut si traversée, qu’au lieu de la paix, qu’il cherchait pour ses sujets et
pourlui, il n’eut et ne fit presque jamais que la guerre, et que, des cing
asixcouronnes qui avaient orné son front, c'est a peine s'il en emporta
une au tombeau. Que sait-on cependant de sa longue et laborieuse car
nére? Rien de bien précis. Les événements de sa vie sont assez ignores,
ela légende se méle presque partout A ceux que l’on connait. Y au-
ratilea beaucoup de mal a I’y laisser? Nous ne le croyons pas, quant a
now, et les anciens auraient été du méme avis. Mais ainsi ne l’entend
Pas notre jeune école historique, quia porté dans l'étude du passé le
réalisme que d'autres ont introduit dans la littérature et dans l'art. Aussi,
lanouvelle histoire que M. Lecoy de la Marche, ancien éléve de I’Ecole
des cartes, vient de nous donner de ce prince’, différe-t-elle fort, 4 tous
‘gards et principalement sous ce rapport, de celles que nous avons
tues jusqu’ici ; elle est, en effet, plus compléte, plus exacte, en particu-
‘Ie roi Kené, sa vie, son administration, ses travaux artistiques ct litléraires. —
tw. in-8, librairie Didot. |
426 REVUE CRITIQUE.
lier, que celle de M. Villeneuve-Bargemont, la derniére et la plus con-
nue, biographie un peu poétique, il est vrai, mais que M. Lecoy de la
Marche ne qualifie pas moins un peu durement, 4 notre avis, en la trai-
tant « d’amplification apologétique. »
Pour arriver 4 nous rendre dans sa vérité positive cette figure un peu
voilée en méme temps qu’embellie par le nimbe qui l'entoure, le con-
sciencieux historien s'est livré 4 des recherches effrayantes d’étendue
et de détail. L’énumération seule des archives qu’il a dd consulter et des
piéces qu’il lui a fallu relever, contréler, coordonner et fondre ensemble
remplit des pages entiéres : « Appelé a classer le précieux fonds d’archi-
ves de la Chambre des comptes d’Angers, réuni depuis déja longtemps
aux Archives nationales, j'ai puisé 1a, dit-il, le premier dessein et les
principaux éléments du livre que voici. Elargissant ensuite le champ de
mes investigations, j’ai demandé aux autres fonds du méme dépét un pre-
mier complément de matériaux.... Ayant recueilli des vestiges laissés par
René dans ses duchés d’ Anjou, de Bar, de Lorraine, je me suis élancé sur
ses traces en Provence et en Italie. Je puis dire que j'ai vécu pendant plu-
sieurs mois de la vie de mon personnage : chez les Marseillais qui l'ai-
mérent, chez les Napolitains qui combattirent avec lui, chez les Lom-
bards ou les Génois qui l’exploitérent. »
La vie d’un homme qui fut si mélé ou qui se méla si activement aux
affaires de son époque ne demandait pas moins d'étude, il faut le re-
connaitre ; car, en suivant ses traces, on traverse, comme dit ]'auteur,
tous les rangs de la société, et l'on rencontre tous les personnages cé-
lébres du quinziéme siécle. C’est peut-dtre, en effet, homme le plus
universel de son temps; il a pris part A tout, non-seulement aux faits
de politique et de guerre oi il intervint volontairement ou fut jeté contre
son gré, mais a l’administration qu'il eut bonne volonté de réformer,
mais 4 la littérature et 4 l'art, qu’il pratiqua de sa personne et qu'il en-
couragea et soutint partout, dans toutes ses fortunes.
Montrer le roi René sous tous ces aspects en méme temps; le mettre a
la fois sous nos yeux dans son triple réle de souverain, de chevalier et de
lettré, n’était pas chose facile. M. Lecoy de la Marche ne 1’a pas essayé; il
a suivi, au lieu de la méthode des grands historiens, celle de Voltaire,
qui est plus claire, mais moins apte a rendre la vie et la couleur au pass¢-
C’est le souverain qui nous apparait en premier lieu, dans sa vie agitée
et pleine de péripéties dramatiques. Nous le voyons d’abord enfant, élevé
sous les yeux de son admirable mére, Yolande d’Aragon, qui fut aussi
l'ange gardien de Charles VII. Le portrait de cette princesse, trop peu
connue, est une révélation dont tout l"honneur revient 4 M. Lecoy. Nous
avons ensuite devant nous le duc de Bar, un jeune homme qui débute, ¢t
que, dés ses premiers pas, l’on a compromis en l’engageant dans le
parti anglais au moment ou une fille du pays sur lequel il régne, Jeanne
REVUE CRITIQUE. 427
d’Arc, vient de relever le drapeau de la France. Alors le coeur héroique de
René se manifeste. Au lieu de ses intéréts, qui ]’attacheraient, s'il ne con-
sultait qu’eux, aux adversaires de Charles VII, i] n’écoute que i’honneur et
le patriotisme, passe dans le camp du «roi de Bourges,» et, selon toute pro-
babilité, assiste 4 lentrevue du roi de France et de la bergére de Domremy.
Dans le camp francais ot il s'est jeté, il prend le parti de la Pucelle et. des
gens de coeur, celui de la marche en avant; il se bat 4 Montépilloy, sous
les murs de Paris, ott il secourt héroine avec une poignée de chevaliers;
4 Chapper, ok son impétuosité, jointe 4 la prudence de Barbazan, assure
la victoire. Tombé 4 Bulgnéville, par Veffet d'une regrettable témérité,
aux mains de l'implacable duc de Bourgogne, il est jeté en prison dans
cette fameuse tour qui a pris de lui son nom de « tour de Bar, » et qui rend
encore aujourd’hui populaire 4 Dijon le souvenir de sa captivité. Délivré
une dernigre fois de ses chaines, qu’on lui avait d’abord dtées, et qu'il
avait reprises avec loyauté, comme le roi Jean, plutét que de rien céder
de ses droits, il court A Naples, ou sa femme lui a préparé un tréne; il
lutte quatre ans entiers contre les Aragonais pour le garder a sa famille,
se battant comme les plus preux chevaliers, et ne céde que brisé par la
détresse et la trahison.
Aprés nous: aveir conduits avec lui dans ces aventures jusqu’ici peu
connueset pleines d’incidents qu’on croirait romanesques, s’ils sortaient
d'une plume moins en garde contre la poésie, l’historien nous raméne
avec son héros dams le duché d’Anjou, ot René, désabusé de ses grandes
espérances et refr-oidi 4 l’endroit de la gloire militaire, inaugure cette
nouvelle carriére de souverain débonnaire, pacifique et lettré, 4 laquelle
il doit & pen prés exclusivement sa renommée. Pour étre moins ignorée,
sa tie, dans cette seconde période, n'en était pas jusqu’ici plus exacte-
ment connue ; la tradition l‘avait parée en toute liberté. La main de M. Le-
coy de la Marche en a un peu dérangé les ornements; mais si fa renem-
mée populaire du prince en souffre un peu a certains égards, sa répu-
tation politique y gagne beaucoup 4 d'autres. D'aprés M. Lecoy, René fut
le bras droit du monarque dont il avait jadis partagé les jeux. A la finde
la guerre de Cent Ans, et apres avoir eu la gloire de placer |’une de ses
filles, une princesse frangaise, sur ce tréne d’Angleterre qui avait tenu
la France en sq vassalité, René eut Vhonneur de travailler avec Char-
les Vil 4 la reorganisation de l’arméc francaise, et de préparer ces insti-
tutions militaires qui devaient mettre la royauté hors de page. L'ingrati-
tude et I'ambition de Louis XI, d’une part, et, de ]’autre, ’'échec de son
entreprise sur I'Aragon, les revers de sa fille Marguerite, la mort nopinée
e ses enfants et de ses petits-enfants, firent 4 René une vieillesse attris-
tee, mais dont il porta la douleur avec dignité, et 4 laquelle il chercha
des consolations 4 leurs vraies sources, dans la religion, dans la poésie
et dans V’art.
428 REVUE CRITIQUE.
La moitié de ouvrage de M. Lecoy de la Marche est consacrée 4 étu-
dier cette face de la vie du roi René, et 4 apprécier en lui l’administra-
teur, le littérateur et l'artiste. [1 y a la les choses les plus intéressantes et
les plus neuves. Ce ne sera pas la moindre des surprises réservées aux
lecteurs par cette partie du livre, que les talents administratifs dont fait
preuve l'un des derniers princes-chevaliers qu’ait eus la France. Pour-
quoi faut-il ajouter que, du moins 4 en croire Je nouvel historien, ce soit
Ja la partie la plus solide de sa renommée, et qu’en matiére de littérature
et d’art, sa réputation est décidément un peu surfaite! Selon M. Lecoy de
la Marche, le roi René ne serait pas, en effet, le peintre et le poéte qu’on
aimait 4 se figurer; ses vers et ses tableaux seraient tableaux et vers de
roi. Mais si son nom perd un peu de ce cété, il y gagne de l'autre: a
tout prendre, il vaut mieux encore avoir été bon poéte que mauvais roi.
9
On vient de publier deux opuscules inédits de Mgr Pavy, ancien évéque
d’Alger, dont l’un au moins est d'un intérét tout actuel. M. Pavy était un
prétre savant et laborieux qui s‘était distingué dans l’enseignement de
Vhistoire ecclésiastique 4 la faculté de Lyon, avant d’étre appelé au gou-
vernement religieux de notre nouvelle colonie d’Afrique, poste difficile
en lui-méme et un peu compromis, qu'il remplit avec un zéle discret et,
une pieuse habileté ‘. C'est a l’époque ow il était professeur qu'il composa
les deux volumes qu'on vient de mettre au jour, et qui le méritaient, l'un
4 titre de curidsité historique, l'autre comme défense de I'Eglise contre
des accusations cent fois réfutées, mais qu'il faut réfuter toujours, parce
que toujours elles reparaissent avec la méme déloyale obstination.
On se rappelle le beau tableau d'Ary Scheffer qui fit tant de sensation
4 l'une des expositions des beaux-arts sous le régne de Louis-Philippe : le
Christ, ouvrant les vodtes d’une prison, descendait au milieu d'un groupe
d’esclaves de toutes races et de toutes nations, brisait leurs chaines 4
tous, et les rendait a la liberté. C’était le symbole de I’ceuvre qu’a ac-
complie I'Eglise : la destruction de l’esclavage, ceuvre difficile et glo-
rieuse, démontrée par l'histoire, et 4 laquelle le grand peintre, catholi-
que de coeur, quoique protestant de fail, avait voulu donner la consé-
cration de l'art. Bien qu’'d cette époque les dispositions générales envers
le christianisme fussent plus équitables qu’aujourd'hui, certaines atta-
ques étaient déja dirigées contre son action dans le passé, et son réle de
‘ Voir Mgr Pavy, sa vic, ses wuvres ou la nouvelle Eglise d'Afrique, par L. C. Pavy
(2 vol., Paris, lib. Broussois), livre trop peu connu et plein de renseignements curies
sur les premiers temps de la colonisation algérienne.
REVUE CRITIQUE. 429
liberateur, notamment, lui était déja contesté plus ou moins ouverte-
ment, et dans une mesure plus ou moins large. L’abbé Pavy, qui était
fort au courant du mouvement des idées et de la polémique de son temps,
dirigea vers ce point encore timidement contesté une partie de son ensei-
gement public, et consacra une dizaine de legons a établir que I'Eglise -
avait eu, dés l'origine, et gardé tout le temps, l’initiative de I’abolition
de Yesclavage; qu’elle y avait procédé la premiére sur son domaine, et
avait excité les gouvernements et les princes 4 suivre son exemple, dans
la proportion que comportaient, pour chaque époque et chaque pays, les
exigences de l’organisation sociale — I’Eglise, pouvoir essentiellement
pratique, n’ayant jamais conseillé ni approuvé les mesurés révolution-
naires. Ces lecons forment sous ce titre : l'Affranchissement des esclaves',
le premier volume de ses ceuvres inédites. Aprés avoir exposé les origi-
nes de l'esclavage et retracé la condition des esclaves chez les différents
peuples de l’antiquité, l’auteur montre que les religions ni les doctrines
philosophiques n’avaient rien fait pour cette portion malheureuse de I’hu-
manité; i] établit ensuite que le christianisme, le premier, avait, dans sa
doctrine, posé le principe de sa libération, et que, par son enseignement
indéfectible sur ce point comme sur les autres, sa constante pratique,
ses exhortations opportunes, i! l’avait accomplie partout of son pouvoir
avait été constitué et avait prévalu. Cette intervention du christianisme
en faveur des esclaves, M. Pavy la fait voir méme a son origine et au temps
ou il n’était pas ménfe connu. « C'est dans le sein du christianisme lui-
méme, du christianisme obscur, caché, persécuté, saigné a toute heure,
que nous avons surtout recherché, dit-il, le produit des fécondes théories
de I’Evangile, et, malgré la pénurie des documents échappés a la modes-
tie des chrétiens, nous n’en avons pas moins reconnu d’immenses, de
précieux résultats. » Répondant 4 ceux qui se plaignent que, sous le re-
ge de Constantin et celui des empereurs chrétiens, l’Eglise n’ait pas fait
davantage en faveur des esclaves, et demandé leur immédiat affranchis-
sement, M. Pavy s’écrie : « Est-ce que l’Eglise eut tout pouvoir sur Con-
stantin du moment qu’il devint chrétien? Est-ce qu'elle n’eut pas alors 4
Soccuper d'autres questions encore que de questions morales? Oublie-
ton sa terrible lutte avec l'’arianisme? Et d’ailleurs Constantin n’échap-
pa-t-il pas bien souvent a la direction des orthodoxes? Et, ajoute-t-il, ce
que je dis 1a, par rapport a Constantin, est proportionnellement vrai de
lous ses successeurs. »
On peut dire la méme chose de la conduite que tint I'Eglise, relative-
ment 4 l’affranchissement des esclaves, aux époques postérieures. « ll y
4, remarque finement M. Pavy, des gens qui s'imaginent qu'une fois armé
ra Affranchissement des esclaves, par \'abbé Pavy. 1 yol. in-42. Lyon, librairie Bri-
v,
4350 REVUE CRITIQUE.
du glaive, le christianisme n’avait plus qu'un mot a prononcer pour im-
poser au monde, outre les lois de !'Evangile, ses conseils de civilisation et
de haute moralité. C’eit bien été de toutes les folies la plus insigne! »
Non, !’Eglise n’a rien & se reprocher sur le chapitre de !’esclavage, pas
plus au moyen Age et dans les temps modernes, que sous les empereurs
romains; elle n’a jamais rien négligé pour guérir cette plate hideuse da
monde ancien, ou pour l’adoucir en attendant que le jour vint de la fermer
tout a fait. Les derniéres lecons de l'abbé Pavy sont consacrées 4 montrer
qu’elle a agi, a cet égard, comme un'médecin sage et prudent qui évile
de compromettre l’existence de son malade en voulant le guérir trop tét.
Et cependant il s’éléve toujours, sur ce point, des calomnies contre
I'Eglise; on méconnait son réle et son esprit traditionnels; on I’accuse,
au moins pour les temps modernes,-de complicité avec des envahisseurs
avides et barbares auxquels elle a toujours disputé leurs victirmes. Ré-
cemment encore, nos clubs radicaux ont retenti de ces absurdes et igna-
res accusations, et les journaux du parti leur ont fatt écho. Il y avait done
opportunité 4 publier ces legons : quoique écrites depuis plus de trente
ans, elles sont encore bonnes a lire aujourd'hui.
Quant a l'autre opuscule de l’abbé Pavy, les Recluseries', ce n’est plus
guére qu'un sujet de curiosité historique. Les Récluseries n’existent plus
nulle part en Europe, du moins dans les pays catholiques. L'Eglise grec-
que schismatique en montre toujours. On en trouve particuliérement
dans les couvents russes. « Nous avons ici un saift, nous dit un jour
le portier d'un petit monastére que nous visitions sur les confins du gou-
vernement de Moscou; c’est pour nous une bénédiction. » Ce saint alti-
rait, en effet, beaucoup de visiteurs et beaucoup d’aumdénes. Nous le vi-
mes dans sa cellule, dont la porte coupée en deux ne s’ouvrait que par
le haut. Il s’était condamné a n’en point sortir, et il y avait douze ans
qu'il gardait son voeu. Sa barbe et ses cheveux étaient hlancs, son ceil lim-
pide et calme. Il murmura, en nous bénissant avec le geste des vieilles
images byzantines, quelques paroles d'une grande douceur. I] ne nous
sembla pas qu'il se fit astreint 4 d’autres mortifications.
Plus austére en général était, chez nous, la vie des reclus. On donnait
ce nom & des prétres, des moines et 4 des laiques, hommes et femmes, qui
se condamnaient 4 vivre seuls et complétement enfermés. Une cellule
étroite et basse, qui ne tirait de jour que par une petite fenétre ouverte
sur l’église et par ou passaient les sacrements et les vivres, servait de sé-
jour au reclus. Si celui-ci était prétre, sa cellule était éloignée de
léglise, et it y avait un jardin et un oratoire attenant. Celui qui avait la
dévotion de se faire reclus s'adressait 4 l’évéque, qui le soumettait 4 des
épreuves préalables. S'il supportait ces épreuves, l’évéque présidait 4 sa
44 vol. in-12.
REVUE CRITIQUE. 431
claustration, disait devant lui la messe, bénissait sa cellule et en faisait
murer la porte, sur laquelle il apposait son cachet. C’était la condition de
vie pour les reclus ordinaires; mais il y en avait de plus étranges, té-
moins les Getndres, dont l'un a donné son nom a une des rues de Paris.
D'aiHeurs, il y en avait d’indépendants, et d’agrégés & un ordre monasti-
que. Ceux-ci pourraient s’appeier les réguliers, les autres les volontaires
de la piété.
L’histoire de cette variété — plus étonnante encore qu’édifiante — de la
vie monastique n’était qu’assez peu connue; on ne savait guére que le nom
de ces hommes et de ces femmes, chez qui l'amour de la solitude s’était
exalté jusqu’é Fivresse, et qu'il nous est si difficile de comprendre dans
ce siécle de vie toute prosaique. Il a fallu de grandes et patientes recher-
ches pour reconstituer le tableau de ces existences perdues dans les pro-
fondeurs de l’époque encore incomplétement explorée du moyen 4ge.
L’abbé Pavy I’a fait avec succés. Son livre est a la-fois savant et d'une lec-
ture agréable. Nous crayons toutefois qu'il aurait gagné 4 étre dégagé de
Vespéce de legende que l’auteur y a introduite dans le but de faire sentir
la poésie dont la vie des Récluseries pouvait étre la source. C'est un sou-
venir du procédé de Chateaubriand dans le plan primitif du Génie du
Christianisme. L’ essai ne fut pas assez heureux pour mériter d'étre en rien
imité. Le temps n’est plus ow l’on croyait gagner les 4mes au christia-
nisme a Yaide de la poésie qu'il respire; l’esprit des générations a changé,
il leur faut aujourd’hui d’autres raisons, et M. Pavy en a touché ade meil-
leures pour les Récluseries dans le chapitre sur l’essence de la piété,
par lequel il en termine l'histoire.
Il
Paris est, de toutes les capitales de l'Europe, la plus entourée de ver-
dure. Elle n'a plus a ses portes, il est vrai, ses bois légendaires de Bondy,
de Colombes et de Bagneux, mais ceux de Clamart, de Meudon, de Ver-
riéres, de Montmorency, lui restent, reliés, presque sans interruption, aux
grandes et superbes foréts de Compiégne et de Fontainebleau. Le Parisien
d'aujourd’hui, il faut lui rendre cette justice, apprécie vivement cette
faveur de la nature; il a pour ses bois, grands et petits, un véritable
culte, et ce culte, un peu paien, nous en convenons, se développe tous
les jours. La popularité croissante de la forét de Fontainebleau en est
la preuve, entre autres. Cette forét magnifique et d’aspects si variés, si
piltoresques, n’était connue, il y a quarante ans, que par de fantastiques
aventures de chasses royales, et n’était recherchée 4 peu prés que par
les membres de la confrérie de Saint-Hubert ; aujourd hui, non-seulement
432 REVUE CRITIQUE
elle est la supréme attraction des touristes du dimanche, mais elle est
redevenue ce qu’elle fut jadis, sans doute, une autre forét de Dodone, un
sanctuaire ; elle a retrouvé, dans un groupe brillant de poétes et d’artistes
qui la hantent et vont de préférence y chercher des inspirations, un collége
nouveau de Druides, d’Eubages, voire de Vellédas. Ce qui se brasse de
théories, ce qui se dégrossit de tableaux, ce qui s‘esquisse de poémes ct
de romans sous l’ombre de ces chénes et de ces rochers fatidiques, depuis
quelque quarante ou cinquante ans, est prodigieux. Fontainebleau est
maintenant un des grands laboratoires intellectuels de la France. Telle
est au moins l’idée que cherche 4 nous en donner M. Jules Levallois,
dans le petit volume qu’il vient de publier sous ce titre : Mémotres d'une
_ forét!.
I] ne faut pas s’y tromper, malgré son titre qui semble le classer parmi
ces fictions enfantines, en ce moment a la mode, ow l'on fait écrire leurs
« Mémoires » aux poupées, aux épingles, aux chevaux de bois, etc., ce
volume n‘appartient 4 aucune des bibliothéquespuériles et honnétes qui
nous inondent de leurs fades produits. Ce n'est pas un livre de soi-disant
éducation, c'est un livre de critique, l’euvre d'un écrivain habile a
analyser les travaux de l’esprit et 4 rechercher les influences sous les-
quelles ils germent et éclosent. Quelle est l'action de la forét de Fontaine-
bleau sur l'imagination et le coeur, et quelle part lui revient dans les
fruits que donnent la peinture et la littérature de notre époque? Voila,
croyons-nous, ce qu'a voulu déterminer M. Levallois. Mais il s’est gardé
de sen faire une thése; la pensée que nous lui prétons se dégage de
son volume plus qu'elle ne s’y formule. Grand admirateur de la forét, et
un peu lévite du druidique sanctuaire, M. J. Levallois parle de convic-
lion et méme d’enthousiasme; da puissance d’inspiration de ces grands
ombrages, de ces sauvages solitudes, de ces d4pres et mornes aspects,
ue fait pas de doute pour lui; il croit 4 leur action sur les hommes de
luttes et de combat, aussi bien que sur les esprits contemplatifs et ré-
veurs ; 1] la montre s’exercant sur les rois comme sur les lettrés, sur les
gens de cour comme sur les romanciers. « Plus d'une résolution de
Francois l¢, plus d'un plan de Henri IV sont, dit-il, le résultat fructueux,
le meilleur résultat, certainement, de leurs chasses 4 Fontainebleau. »
Cette forét serait méme, 4 son gré, pour quelque chose dans la sainteté
de Louis 1X. « Tu sais, s'écrie le narrateur qu'il met en scéne, tu sais
comme Louis IX aimait ses chers deserts de Fontainebleau, ainsi qu'il les
appelait..... La nature l’attirait, parce que sa piété inquiéte y trouvait
Dieu et s’entretenait librement avec lui. »
Si la forét de Fontainebleau parlait ainsi 4 des princes préoccupés de
si grands intéréts, que ne doit-elle pas dire aux hommes tout recueillis
41 vol. in-12. Sandoz et Fischbacher, édit.
REVUE CRITIQUE. ~ 453
en eux-mémes et entiérement livrés 4 leurs contemplations? Aussi, la
plus grande partie des pages de M.‘Levallois est-elle consacrée 4 nous
montrer ce que lui doivent l'art et la littérature de notre temps. II se peut
que nous lui ayions beaucoup d’obligations en ce qui concerne la pein-
ture: notre incompétence en cette matiére nous interdit de discuter avec
l'auteur; mais, quant 4 Ia littérature, la forét, qui ne nous a donné en-
core que Sénancourt et M. Flaubert, n’a pas droit, franchement, a beau-
coup de reconnaissance. Ses présents Mémoires prouvent qu'elle peut faire
mieux: c'est, sur ses vertus fécondantes, tout ce que, pour le moment, -
il nous est possible d'admettre.
IV
L'Espagne, qui a tant changé au milieu de ses révolutions, a cepen-
dant gardé quelque chose de son passé : c'est une physionomie 4 elle
dont lempreinte reste encore 4 peu prés partout, dans ses édifices, dans
ses costumes, dans ses mceurs publiques et privées. En effet, ses églises
et ses palais sont encore debout, la Révolution n’en étant pas encore arri-
vee 14 4 sa phase Jacobine et commuharde ; la coupe et la couleur des
habits n'a guére changé dans la masse du peuple, parce que les modes
nouvelles coutent cher et que l’Espagne n’est pas riche; les vieilles
meurs dominent toujours, parce que les mceurs tiennent a Ia religion,
et que la religion de ]'Espagne actuelle est toujours, au grand dépit des
novateurs, la religion d’autrefois, celle pour laquelle les Espagnols com-
battirent mille ans. Donc l'Espagne est encore un pays pittoresque et, ne
fiit-ce qu’en cette qualité, elle vaut la peine d’étre visitée.
C'est ace point de vue que l'a envisagée M. Imbert, un des derniers voye-
geurs qui en ait parlé. Le récit de son excursion‘! n‘offre qu'une suite de
croquis rapides, vivement enlevés, mais d'un réalisme souvent trés-rude.
Les spectacles en plein air, les processions, les marchés et les foires, les
églises et les palais, les voyages en diligence et les stations dans les posa-
das, voila ce que nous montre M. Imbert. On dirait qu'il s’est mis sur les
yeux un bandeau fait exprés pour en écarter tout autre objet. Son voyage
est bien, comme il l'intitule, un Voyage artistique et pittoresque. L'auteur
Sest désintéressé de tout ce qui ne tient pas directement a l'art dans le
sens étroit du mot. On ne croirait pas, 4 le lire, qu'il traverse un pays
bouleversé par les changements politiques, ot les pronunciamientos sont
en permanence, et que deux princes de la méme famille se disputent les
armes 4 la main, tandis que les sectes anarchiques y jouent sourdement
le rdle de troisiéme larron. Tous ces combats, toutes ces agitations sont
‘ L'Espagne, splendeurs et misires. 1 vol. in-12, illustré. Plon, édit.
434 REVUE CRITIQUE.
pour lui non avenus. Nous ne regrettons pas de_n’en point trouver chez
lui le tableau; ce n'est pas un reprdche que nous lui en faisons, c'est
un fait que nous constatons. « Je copie, mais Je ne lis pas! » dit chez
Scribe un expéditionnaire modéle. M. Imbert, lui, semble dire a ses lec-
teurs : « Je peins, mais ne juge pas! » De réflexions, en effet, pas trace,
sauf en de rares endroits, comme 4 la page 253, ou parlant de la froide
cruauté que montrent les spectateurs dans les courses de taureaux, il dit
que c'est dans les traditions inquisitoriales que les Espagnols ont di
prendre ce gout de raffinements barbares — réflexion que le voyageur,
ordinairement trop réservé, aurait d'autant mieux fait de garder pour
lui, qu’elle est juste l’envers de la vérité; car, ainsi que l’ont remarqué
de grands’ écrivains, c’est le caractére des Espagnols qui a déteint sur
l'Inquisition et l’a faite ce qu'elle a été chez eux.
Tout le monde connait le grand travail de M. Maxime du Camp sur
Paris (Paris, ses organes, ses foncttons, etc., 6 vol., Hachette); nous en
avons parle plusieurs fois. Il vient d’en paraitre un autre également trés
remarquable et qui lui sert de complément. C’est aussi une étude d’inté-
rét, A la fois municipal et national, plus restreinte dans son objet, mais
de premiére importance encore. Les consommations de Paris’, tel en est le
titre. Ce travail est le fruit d’une longue expérience administrative, le
résultat d’observations faites pendant de nombreuses années, sous divers
régimes et a travers des révolutions de toutes sortes, par’ un homme hon
néte, intelligent et laborieux, que ses fonctions appelaient a contréler dans
tous leurs détails les faits qu'il porte 4 la connaissance du public et livre
ala méditation des économistes. M. Husson, dont tous les établissements
de bienfaisance regrettent la mort récente, s'était attaché particuliére-
. ment, dans l’immense variété des soins qui lui incombaient, a Ja gross
question des subsistances, question non-seulement de premier ordre,
mais question capitale, puisque, en fait d’alimentation, Paris consomme
et ne produit pas. Marchant sur les traces de Turgot et de Lavoisier, qu,
les premiers, ont essayé une statistique alimentaire de Paris, M. Husson
avait, en 1856, donné un état des Consommations de Paris, qui frapp?
vivement I'attention publique et qui fut couronné aussitdét par |'Jnstitut.
Cet ouvrage fit immédiatement autorité parmi les hommes compélen's
et fut lu avec curiosité par les gens du monde. .
* Les consommations de Paris, par Armand Husson, de !’'Institut. Deuxiéme édition.
1 vol. in-8. Hachette, édit. .
REVUE CRITIQUE. 455
Pendant les dix-huit ans qui se sont écoulés depuis cette premiére pu-
blication, de grands changements se sont opérés a Paris et en France; la
population de la capitale a augmenté, l'industrie alimentaire s'est modi-
fiée et a pris certains développements sur lesquels a influé Je nouveau sys-
téme des transports; la consommation de Paris s’en est considérablement
ressentje, tant dans la nature que dans la quantité des substances alimen-
taires. M. Husson en tenait bonne note et s’appliquait 4 mettre son tra-
vail en harmonie avec le nouvel état de choses. La guerre et les consé-
quences qu'elle eut pour Paris ne suspendirent point ses recherches, et
l'équilibre bientét rétabli dans les fonctions vitales de la cité, lui avait
permis d‘offrir, sur chaque point de son sujet, des renseignements posi-
tifs et de donner de son livre une édition nouvelle ou la situation serait
présentée en toute exactitude. Cette édition était préte a paraitre quand
la mort vint enlever 4 l’auteur la satisfaction du succés qui lui était
réservé.
Son livre est, en effet, digne de prendre place parmi les recueils de
documents les plus curieux et les plus instructifs. Dans le sens large ou
ilaembrassé son sujet, M. Husson y a fait entrer d’autres éléments encore
que ceux qui semblent en faire exclusivement l’essence, et ya amené d’au-
ires questions que cette « question de gueule, » corgme s'exprime Mon-
laigne. Et d'abord, avant de parler de ce que boit et mange la population
de Paris, M. Husson nous la dépeint elle-méme dans sa composition et dans
sa distribution par sexe, par origine, par culte, par profession, par degré
(instruction : tableau piquant d’ou naitra plus d'une surprise et qui
renversera plus d’un préjugeé.
Aprés avoir traité de la population de Paris, l'auteur aborde son sujet
par le ceur, c’est-a-dire par les objets de consommation essentielle : le
pain, la viande et les boissons. La premiére chose qu’il remarque sur le
pain, c'est la place considérable qu'il occupe dans la consommation et
l'ancienne réputation dont il jouit ; nulle part il ne s‘en mange tant et de
si bon, dit-il, assertion qu’on pourrait contester peut-étre, car les bou-
langers de Paris sont vehémentement soupconnés d’en altérer la compo-
sition. M. Husson ne parle pas de cette sophistication du pain, non plus
que de celle non moins incontestable du vin; il se borne, quant a ce der-
nier, a relever ce qui s’en boit, oubliant d’indiquer, parmi les sources d’ot
il se tire, la source de la Seine ou celle de la Dhuis. Pour la viande, l’au-
leur en compare, comme il a fait pour le pain, la consommation dans
les temps passés et au siécle présent, et il se croit autorisé 4 conclure
des documents qu'il a recueillis et confrontés, que le peuple de Paris,
quoi qu’on en ait pu dire, ne vivait pas mieux autrefois qu'il ne fait au-
jourd’hui. Et il avait de moins le café et le chocolat, qui ont pris, dans
son alimentation quotidienne, une place qui va s’augmentant chaque
année d’une facon trés-sensible, puisque, pour le café en particulier, elle
435 REVUE CRITIQUE.
s’est élevce de 5 millions de kilogrammes, qu'elle avait atteint en 1855,
au chiffre de 6 millions de kilogrammes pour 1874, sans compter Ia chi-
corée dont les préparateurs font pour prés de 500,000 francs d'affaires
par année. Le chocolat n'est pas encore en voie de rivaliser avec le cafe,
mais il le menace d’une concurrence sérieuse, car déja il arrive 4 em-
ployer, rien que pour le cacao qui en fait la base, plus de 1,200,000 ki-
logrammes d’amandes. Parmi ces aliments exotiques et de nouvelle date,
le thé est tellement distancé qu’on ne saurait le faire entrer en ligne, il
gagne cependant, et la Chine se rapproche tellement de nous qu’on ne
saurait répondre de ce qui peut arriver un jour.
Nous nous bornons 4 ces indications sommaires et relatives aux ali-
ments les plus habituels du.Parisien. Il y a, outre les trois bases d'ali-
mentation dont nous avons parlé, des objets de consommations secon-
daires et des préparations faites avec les bases essentielles qui sont le lot
du riche : on en trouvera l’énumération avec le chiffre exact de leur
proportion dans la consommation totale, et, par suite, de la part qui
leur revient dans le mouvement commercial de Paris; car c’est sous ce
double aspect alimentaire et financier que M. Husson considére son sujet.
Il y aurait un troisiéme point de vue, le point de vue social, c’est-a-dire
la considération d@ relations qu’établissent les besoins matériels de la
vie entre la capitale qui consomme et la province qui produit. L’auteur
n’y a pas suffisamment touché, selon nous.
VI
Le prince Lubomirski est en voie, ce semble, de devenir l'un de nos plus
féconds romanciers. C'est, en tout cas, dés aujourd’hui, le plus original
et le plus dramatique de sa génération. Il est vrai que la source ot il
puise est riche en sujets neufs et extraordinaires; que la Russie, dans
son présent comme dans son passé, a une physionomie & elle et trés-
accentuée; reconnaissons aussi que le poignet qui nous la peint est
jeune, décidé et vigoureux. Les tableaux que nous en fait le prince
Lubomirski sont souvent heurtés, mais l'effet en est saisissant; les per-
sonnages surprennent plus qu’ils ne séduisent, mais, lorsqu’ils se sont
emparés de vous ils ne vous lachent plus; souvent il n’y a rien pour le
coeur, dans ces étranges histoires, mais quel régal pour la curiosit¢!
Ainsi en est-il de la derniére publi¢e : Un Drame sous Catherine II'.
C'est la fin tragique de cette belle inconnue, qui, sous le nom de prin-
cesse Taracanoff, fixa un moment I’attention de toutes les puissances de
44 vol. in-42. Didier.
REVUE CRITIQUE. 437
l'Europe, et qui, aprés avoir inquiété, sur son tréne usurpé, |'épouse
homicide de Pierre Ill, tomba entre ses mains implacables et mourut
d'une facon effroyable dans les prisons de Saint-Pétersbourg, en laissant
4 msoudre aux amateurs de problémes historiques, celui de savair si c’é-
tait la fille non légitimée de l'impératrice Elisabeth ou une aventuriére
dont l’'ambition et la vengeance de quelques princes se seraient fait un
imstrument.
Sur un fonds déja passablement romanesque, et qui pouvait se passer
d'ornement, l’auteur a jeté des incidents de sa création fort singuliers,
mais assez en harmonie, d'ailleurs, avec le caractére authentique des
personnages historiquement mélés a l’action. A la gaieté prés, qui fait
défaut ici comme dans les autres productions du romancier, c’est la fécon-
dite d'imagination, l’audace inventive et lentrain de l’auteur des Trois
Mousquetaires. Encore un pas, et le prince Lubomirski sera Il’Alexandre
Dumas de la chronique russe.
Sila Russie est le domaine du prince Lubomirski, la Révolution est
devenue celui de M. d'Héricault. Ils ne sortent guére, ni l'un ni l'autre,
du terrain sur lequel ils se sont placés 4 leur début, et ot la fortune lit-
téraire leur a souri. Mais leurs fagons de l’exploiter différent du tout au
tout. L'un cueille d'une main légére et a fleur du sol les réalités histori-
ques du monde slave qu'il accommode aux sauces les plus piquantes;
l'autre creuse.-laborieusement l'aréne sanglante du territoire jacobin et
singénie & faire donner a ses sillons des personnifications et des types.
Le volume que nous donne aujourd'hui M. d’Héricourt, les Memoires de
mon Oncle ‘, accuse surtout cette intention. II offre, en effet, trois figures
d'avant la Révolution: un curé de village, un prétre gentilhomme, et un
paysan d’autrefois. Les deux premiers morceaux sont des portraits, dont
‘un méme se présente comme une peinture authentique retrouvée parmi
des meubles de famille, ce que l’exécution, qui ne brille pas par beaucoup
dart, mais ou il y a de la vérité, ferait volontiers croire. L’auteur de
Thermidor et des Cousins de Normandie nous semble disparaitre un peu
ici, mais ilse retrouve avec ses vigueurs de pinceau et ses agencements
savamment médités dans le troisiéme des morceaux, un Paysan de l’an-
clen régime, ou. se montrent, dans leur élévation, leur intégrité, leurs sus-
ceptibilités délicates et leur énergie, les mceurs villageoises, telles que
le christianisme et les institutions du moyen 4ge les avaient faites, et
lelles qu’elles étaient encore au premier jour de la Révolution.
‘1 vol. in-42. Didier.
25 Jenuter 1875. 29
438 REVUE @RITIQUE.
VII
Si nous avons mérité le reproche de négliger l'étude de la géographie, il
faut nous rendre cette justice que nous faisons, depuis la derniére guerre,
de considérables efforts pour réparer nos torts 4 cet égard. Nos méthodes
d'enseignement en cette matiére s’améliorent, et les bons traités se mul-
tiplient. Nous en signalerons ici plusieurs avant peu. Ce qui fait des pro-
grés aussi, c'est la cartographie, cet indispensable instrument de toute
étude géographique; nos atlas, nos globes sont d’une supériorité d’exac-
titude et d’exécution incontestable sur ce qui se faisait de mieux en ce
genre il y a quelques années seulement. La gravure en couleur a eu une
part considérable dans ce perfectionnement; elle a permis de rendre
sensible, par la diversité des nuances, ce qui ne l’était autrefois que par
des procédés conventionnels de gravure dont le secret n’était pas tou-
jours facile 4 saisir, et qui échouaient méme quelquefois. Au systéme
des hachures elle a substitué avantageusement, pour l’enseignement élé-
mentaire au moins, les teintes habilement combinées qui frappent plus
vite et plus vivement les yeux.
Une des derniéres publications en ce genre, et des mieux réussies, est
la carte oro-hydrographique de la France qui vient de paraitre a Ia librai-
rie Hachette. C’est une combinaison exécutée en faveur des écoles, des
deux belles cartes des cours d’eau et des montagnes de la France, pu-
bliges séparément, il y a quelques années, par 1'Etat-major. Elle pré-
sente, par des lignes vertes trés-nettement détachées sur un fond jaune
uniforme, le réseau multiple et serré des fleuves, des riviéres et des ruis-
seaux qui irriguent notre sol et en sont en quelque sorte les veines. Les
montagnes, qui, de leur cété, en formentl’ossature, sont figurées par des
teintes bistres dont les dégradations, ménagées dans un ordre régulier,
en montrent a la fois 'enchainement, les dépressions et les hauteurs res-
pectives. A l'exception des chemins de fer, qui se détachent en lignes
rouges fortement accusées, et des limites départementales marquées
par un léger pointillage, cette carte ne porte d’autres signes graphiques
que les divisions administratives, destinée qu’elle est, avant tout, 4 I'en-
seignement de la géographie physique, qui est le premier degré des
études géographiques, et dont il importe d’avoir une notion exacte avant
de pousser plus loin. Par son excellente exécution, cette carte initiale
fait le plus grand honneur aux ateliers de la maison Erhard, d’ow elle est
sortie.
P. Dounatre.
QUINZAINE POLITIQUE
94 juillet 4875. |.
Un frondeur, que sa trompeuse destinée avait bien désabusé, di-
sait un jour « qu’en France tout arrive; » et plus tard, un grand
homme qui ne doutait de rien, et de lui-méme moins encore que de
la fortune, assurait que le mot impossible n’est pas francais. Des
deux maximes, l’histoire a, ce semble, vérifié la premiére mieux
que la seconde. Mais si quelqu’un se contentait d’affirmer que, sur
la scéne changeante de notre pays, c’est l’imprévu qui régne, qu'il
y régle méme les choses les plus réguliéres en soi, et qu’1l gouverne
la France plus qu’aucune nation du monde, qui contesterait cette
vérilé, plus modeste et plus éprouvée? L’Assemblée surtout pourrait-
elle la nier? Et quel exemple n’en fourniraient pas les événements
parlementaires dont nous étions les témoins il y a quelques jours?
Le hasard, en effet, nous ménageait bien des surprises dans
l’'Assemblée. Par combien d’accidents ne vient-il pas de trahir les
veux ou de déranger les plans des partis? On avait supposé que
Vélection de M. de Bourgoing serait validée : elle ne l’a pas été. On
croyait que M. Rouher et le comité dit de l’Appel au peuple subi-
raient le blame qu’ils avaient mérité de l’Assemblée et du gouver-
hement : 4 l’heure de la sentence, ils se trouvaient, on ne salt com-
ment, du cété des juges; la justice, par un coup de main inattendu,
leur avait substitué d’autres coupables. Personne ne présumait
qu'au milieu de ces débats, M. Buffet attirerait 4 lui ce vote de con-
fiance qu’il désirait si vivement et depuis si longtemps : or, il l’a
Pu provoquer, il l’a pu obtenir, et c’est 4 une fureur de M. Gam-
betta qu’il le doit. On prétendait qu’a la troisiéme lecture, la loi des
pouvoirs publics serait éloquemment et longuement disputée : tout
le monde s’est tu, méme la gauche. Enfin, on prétendait aperce-
voir de plus en plus proche le terme de la dissolution ; on disait que
les vacances de l’Assemblée scraient courtes : eh bien! I’heure ou
440 QUINZAINE POLITIQUE,
finira sa mission recule jusqu’a l’an 1876, et l’Assembleée se sépare
pour trois mois. Ne voila-t-il pas bien des désirs leurrés, bien des
calculs déconcertés?
On avait prédit que la gauche, irritée contre la loi de l’enseigne-
ment supérieur, saurait machiner, au dernier jour, de puissants
moyens de la détruire : la prédiction ne s'est pas réalisée. Celle
loi, aprés un demi-siécle de luttes, va prendre possession de la
France; et ces luttes, tout le monde se rappelle quelle part vail-
lante y prirent les amis du Correspondant, M. de Falloux, M. de
Montalembert, le pére Lacordaire, M. Berryer, M. Cochin et l'émi-
nent évéque d'Orléans, celui d’entre eux qui devait avoir la joie et
Phonneur d’achever leur ceuvre commune. C’est une grande et
noble liberté que la nouvelle loi inaugure, une liberté qui man-
quait au peuple de |’Europe le plus avide et le plus jaloux de tous
les droits : il pouvait l’envier a l’Angletcrre, a la Belgique, & )’Alle-
magne. En la donnant a notre société comme un secours qui assure
la liberté de conscience, en l’offrant au génie de notre pays comme
un principe d’émulation, l’Assemblée fait un acte mémorable, que
le temps, nous l’espérons, n’effacera pas. L’avenir peut-étre décou-
vrira quelque pratique nouvelle, ou plus sire ou plus efficace, pour
la collation des grades ; l’expérience pourra indiquer un mode meil-
leur que celui du jury mixte, pour concilicr la liberté de l’ensei-
gnement supérieur avec l’autorité de I’Etat et l’intérét public. Mais
tous ceux qui, pour avoir senti cn eux les libres tressaillements de
lame ou les libres élans de l’esprit, auront aspiré 4 l’honneur de
dire librement ce qu’ils sentaient; tous ceux qui, seuls ou avec
des compagnons d’armes, auront généreusement voulu se jeter
- dans les combats de la vérité ; tous ceux qui, 4 cdté des voies déa
frayées 4 la penséc, auront cu la hardiesse d’en chercher d’autres ;
ceux-la applaudiront toujours l’Assembléc d’avoir légitimé et con-
sacré pour tous la liberté de l’enseignement supérieur. Assurément,
cette liberté n’est pas plus qu’aucune autre une sorte de bien tyran-
nique qui ne puisse pas, par un abus, devenir Ie mal. Les sévéres
précautions de la loi, un usage prudent et un peu de bon vouloir
l’en préserveront sans doute. C’est, 4 tout prendre, une liberté. Et
si la France n’avait nile tempérament viril, ni la sage mesure, ni
la patience que les libertés veulent des nations pour lcur étre bien-
faisantes et gloricuses, ce n'est pas l’Assemblée que la postérité
pourrait accuser, c'est la France qu’on devrait plaindre et con-
damner.
Il faudrait souhaiter que l’Assemblée n’eut jamais d’autre rivalilé
a exercer dans son sein, que celle qui vient de lui faire doter de pen-
sions plus équitablcs, c’est-a-dire moins ingrates, la vicillesse, jus-
QUINZAINE POLITIQUE. 4
qu'ici trop délaisséc, de nos instituieurs et de nos inslitutrices pri-
maires! Cette amélioration, que des députés de la droite ont eu le
mérite de revendiquer et qu’ils ont le bonheur de n’avoir pas de-
mandée en vain, est un service dont l’Assemblée peut s‘honorer.
Pourquoi.faut-il que l’attention du pays en ait été un peu distraite
par le tumulte bonapartiste et radical dont M. Rouher et M. Gam-
betta avaient rempli la Chambre deux jours auparavant ?
On sait quelle série d’incidents et quel concours d’émotions di-
verses avaient fait de l’élection de M. de Bourgoing un événement
qui sera presque légendaire dans les fastes de cette Assemblée. M. de
Bourgoing avait abusé dunom du maréchal de Mac-Mahon, comme
en abusaicnt ailleurs certains agents de M. Rouher; et cet abus,
malséant 4 la dignité du chef de l’Etat aussi bien qu’intolérable a la
liberté des partis, était contre lui un grief légitime. Mais il faut bien
reconnaitre qu’au-dessus de tous les griefs évoqués dans cette af-
faire s‘élevaicnt tous ceux que le honapartisme, devenu hardi et
insolent, avait éveillés depuis un an dans ]’Assemblée ct dans le
pays. L élection de la Niévre, c’était un des actes de ce mystérieux
gouvernement institué par M. Rouher dans la rue de l’Elysée; bien
des soupcons avaient cherché les liens qui unissaient le comité de
Paris a celui de Nevers ; M. de Bourgoing, s’abritant sous le patro-
nage du maréchal de Mac-Mahon et courant ensuite offrir 4 l’impé-
ratrice 'hommage de sa victoire, avait excité un étonnement
déefavorable 4 sa cause. Toutes ces impressions se sont mélées dans
le débat : le jugement qui invalidait l’élection de la Niévre, c’était,
pour la plupart de ceux qui le pronongaient, la premiére sanction
du jugement qu’ils réservaient au comité de l’Appel au peuple.
Quelle edt été la sentence d'un tribunal, 4 qui M. Savary edt lu
son rapport et M. Rouher son discours? Quelle devait étre celle de
UAssemblée? Nous ne sayons. La loi et la politique n’ont pas la
mime balance. Mais pour l’historien ct le moraliste, qui n’appli-
quent pas au droit la stricte régle du jurisconsulte ou la variable .
mesure de l'homme d’Etat, il nous semble que la culpabilité du
comité de l’Appel au peuple n’est pas douteuse. Que ce comité ait
elé Ie centre d’une conspiration qui préparait habilement la res-
lauration de l’Empire; qu’il ait été permanent ; qu'il ait employé
publiquement toutes les pratiques qui, sans étre illicites, étaient
légitimes; qu’il ait su ne violer que dans l’ombre la légalité ; qu’il
ait tenté la foi du soldat et la fidélité du fonctionnaire; qu’il ait re-
mué les pires convoitises, jusque dans le plus fangeux bas-fonds
de la démocratie : peu importe qu’un jugement solennel de l’Assem-
blée l'ait dit ou non a la nation; les preuves en sont la, et plaise 4
bien qu’elles servent d’avertissement ! plaise 4 Dieu qu’elles ne
442 QUINZAINE POLITIQUE.
soient pas les fructueux commencements des faits et comme les se-
mences des événements dont elles nous dénoncent les préparatifs!
M. Rouher, avocat de ce comité qu’il dirige, et que, dans une
protestation équivoque, il avait déclaré ignorer, M. Rouher a prati-
qué son art habituel : il niera avec des serments, mais sans preuves,
il démentlira des assertions secondaires et jurera qu'il a réfuteé les
vérités principales. Il démontrera, par exemple, avec une grande
ostentation de logique et d’éloquence, que la fameuse piéce Girerd
n’est pas authentique : il ne dira rien des lettres écrites par le co-
lonel Piétri, par Rouffie, par Coindat ct les autres. H s’écriera
qu’entre le socialisme et l’empire il n’y a rien de commun; mais 11
ne répondra pas 4 ccux qui ont surpris ses agents, tantét rangeant
derriére le cercueil de Napoléon HI des communards en deuil, tan-
tot faisant pénétrer dans le fort Quélern les séductions d’une démo-
cratic utopiquc et les promesses d’on ne sait quelle félicité césa-
rienne, tantét surexcitant dans les journaux les convoitises de la
populace. M. Léon Renault a décrit l’occulte gouvernement que le
Comité de l’Appel au peuple a formé dans |’Etat, avec ses ministres,
ses préfets, sa police, et, il l’a tenté, avec son armée. Eh bien!
M. Rouher, qui déja ne se souvient plus des Treize qu’il faisait con-
damner sous l’empire, se contente de cette simple excuse : « Nous
n’étions pas vingt. » Comme si, pour savoir et pouvoir conspirer, il
fallait toujours étre vingt! Comme.si cette légalité affectée rendait
légitime une pareille entreprise! On affirme que M. Rouher présidait
a Paris un comité d’ou partaient les mots d’ordre qui circulaient
dans ceux de la province. II le conteste. Et pourquoi? Parce que, a
l’entendre, on n’a pas saisi de lettres ou de télégrammes qui mar-
quent ces communications. M. Rouher omet seulement de prouver
qu’il n’a pas eu de relations avec Moureau et son comité, et il al‘air
d’oublier tous ces émissaires qui, sous divers costumes, portaient
sa parole de ville en ville. Au besoin, M. Rouher mentira : malgré
le temoignage de M. de Padoue, qui a vu Rouffie au cénacle de
M. Rouher, le vice-empereur d’autrefois déclarera, sur son hon-
neur, qu'il ne connait que de nom ce bas personnage. Et c’est de
tous ces artifices oratoires, de ces dénégations incroyables et de ces
impudentes affirmations que M. Rouher a composé cette plaidoirie
4 laquelle M. Savary a répondu avec tant de vigueur et de précision‘
M. Rouher, au temps méme ou la fortune lui semblait donner
toutes lcs permissions, n'avait jamais déployé davantage sa pom-
peuse audace. Il a osé, sans rire, parler des lecons de Montesquieu
comme de principes chers 4 sa jeunesse et dont il sentirait encore
le charme austére, en son dge mir. Soit. Mais qu’il ose, devant ceux
mémes que |’empire a baillonnés, exportés, enchainés ou dépouil-
QUINZAINE POLITIQUE. 445
lés de leurs biens, vanter son amour de la justice et sa haine de
l’arbitraire, [histoire vengeresse le saisit 4 la gorge. Qu’il ose assi-
miler l’empire, quia défait la France et qui l’a déshonorée, 4 la mo-
narchie qui l’avait faite et qui l’avait illustrée, histoire le dément,
elle s'indigne et l’interrompt avec M. de Franclieu, elle se léve et le
foudroie sous la vibrante apostrophe de M. Bocher. M. Rouher a été
lartisan de quelques-unes des erreurs et des duperies les plus tris-
tement célébres de l’empire et du siécle : tous les jeux de la parole
lui sont familiers. Mais il n’a pas seulement défié la vérité dans ce
discours. En disant que « les partis n’abdiquent pas, » il a trahi
son espérance 4 la tribune méme; il a comme énoncé son droit de
conspirer, sans se soucier davantage de cette souveraineté popu-
laire devant laquelle son parti promet toujours de s’incliner ; et ce
droit, il n’a pas craint de l’invoquer tout haut en annoncant que,
dans la lutte des élections générales, il cngagerait ct porterait de sa
main le drapeau de !’empire. C'est la le respect que M. Rouher voue
a la Constitution, au maréchal de Mac-Mahon et a ]’Assemblée! Lui-
méme en avert le gouvernement.
M. Rouher a pu rendre graces 4 la furie qui a soudain conduit
M. Gambetta 4 la tribune, hors de lui-méme et tout écumant. La
fougueuse maladresse de M. Gambetta a détourné de M. Rouher le
blime qu’il n’avait plus qu’a attendre : M. Buffet, follement et in-
dignement attaqué, n’a plus trouvé dewant lui que M. Gambetta se
Tuant avec des invectives, et, comme il ne pouvait plus l’écarter, ul
add terrasser. Que la gauche se plaigne donc de M. Gambetta seule-
ment! Le jeune tribun a secoué la sagesse dont il s’était affublé de-
puis quelques mois ; ila déchiré son déguisement? Est-ce par une fié-
vre de son tempérament las d’avoir été si longtemps contenu? Est-ce
sous ’impulsion de quelque jalousie républicaine et pour se mon-
trer capable encore de violence, pour paraitre muni encore de tou-
les ses vertus radicales, pour rassurer les farouches démocrates
dont M. Louis Blanc lui dispute les faveurs? Peu importe. M. Gam-
betta a mis fin 4 cette comédie de prudence et de modération ou
on commencait 4 l’applaudir, au moins comme un habile acteur.
Ciéon est redevenu lui-méme; il a repris sa voix, celle qu’on enten-
dait aux banquets de Grenoble et de la Ferté-sous-Jouarre. La gau-
che peut regretter le personnage qu'il jouait ; mais, pour nous, nous
aimons mieux voir M. Gambetta sans masque. Nous n’avons donc
dautre regret ici que celui de l’avoir vu favoriser, par son bruyant
coup de thédtre, la fuite de M. Rouhcr, trop heureux de lui faire
place et de s’esquiver derriére la scéne.
On sait que, le lendemain, les bonapartistes ont célébré leur im-
4h QUINZAINE POLITIQUE.
punité a l’égal de l’innocence triomphante ; mais, quelle que soit
leur jactance, ils ne tromperont qu'un petit nombre d’ignorants :
les piéces accusatrices sont toujours 1a; elles étincellent a la
lumiére, et la France les a eues sous les yeux. Les bonapartistes
ont pu se soustraire 4 la justice de l’Assemblée : clle ne les a pas
absous. Le vote de confiance, M. Buffet ne l’a pas sollicité pour les
bonapartistes ; il ne l’'a demandé et obtenu que pour lui-méme, et
personne, aprés avoir entendu M. Dufaure et M. Bocher, ne croira
que ce vote ait été pour M. Rouher un bill d’indemnité. Par quel
sophisme les bonapartistes tournent-ils donc a leur gloire et a leur
bénéfice l’omission qui leur a épargné une sentence déja facile a
lire sur les visages de l’Assemblée? On le sait bien, en vérité. On
allait juger; tout 4 coup un cri s’éléve : un fou a mis le feu au tr-
bunal! On se précipite confusément pour I'éteindre. Les accusés,
qui palissaient déja sous )’arrét prét 4 les frapper, se lévent eux
aussi de leurs bancs : ils vont adroitement se méler aux braves
gens qui travaillent au milieu des flammes; ils y jettent méme leur
seau d'eau, comme les autres. L’émoi est grand : on ne les a pas
remarqués ; leurs gardiens les ont perdus de vue tandis qu’ils cou-
raient arréter l’incendiaire. Cependant on a conjuré l’incendie : le
tribunal est sauvé; les juges s’en vont sans prononcer [’arrét:
quant aux accusés, ils ont profité du péril général : dans le tu-
multe, ils se sont libérés eux-mémes; c’est ce qu’ils appellent
maintenant avoir ‘été absous. Voila l’accident du 15 juillet, et telle
fut, ce jour-la, l’histoire de M. Rouher et de ses amis.
Le blame auquel les bonapartistes ont échappé dans |’Assemblec
les a attcints dans le pays; quant au gouvernement, tout \'hon-
neur que M. Buffet a pu leur faire, ¢’a été de mettre l’impéria-
lisme sur le méme rang que le radicalisme, en face l’un de l'au-
tre, comme deux maux qu’il faut regarder avec la vigilance d'une
seule et méme crainte. De leur eété, les républicains ont vw
M. Gambetta, non-seulement perdre son court crédit de sagesse et
@habileté, mais rompre a leur détriment les attaches qui avaient
uni la majorité du 25 février. C’est malgré cux que M. Buffet, s!
ferme ct si vaillant dans ce débat, a obtenu de l’Assemblée son
vote de confiance. M. Buffet a forcé M. Gambetta & se découvrir
enfin et 4 ne plus dissimuler. Le ministére seul a donc gagné une
victoire dans cette journée du 15 juillet. Que M. Buffet, comme
nous en avons l’espoir ou plutdt la certitude, pratique, sans fal-
blir, le double devoir dont il a pris l’engagement, ce jourla.
qu'il soit, vis-a-vis du bonapartisme et du radicalisme, le g2t-
dien sévére de l’ordre et l’interpréte impartial de la loi, et sa vic-
QUINZAINE POLITIQUE. 445
toire du 15 juillet aura, pour les conservateurs, un lendemain
profitable.
M. Buffet a dit qu’il voyait un péril ‘aux flancs de la république,
celui du radicalisme; ce n’est point 1a dire qu’aux cdtés de notre
patrie, le bonapartisme soit un péril moins menagant. Oui, il ya
dans le bonapartisme un péril égal 4 celui du radicalisme. Car
comment n’en serait-ce pas un terrible pour la France que celui
d'un régime qui étouffe toutes les libertés; qui dégrade la nation
en l’opprimant jusqu’a terre; qui l’endort, aprés |’avoir rassasiéc
tour a tour de craintes et de plaisirs, dans les jouissances et la
torpeur du matérialisme; qui lui dte sa virilité; qui ne lui laisse
lever les yeux que vers l’idéal rampant du socialisme césarien;
qui fait de son armée nationale une garde dynastique; qui discré-
dite et affaiblit en Europe la gloire et la puissance du nom fran-
cais; et qui, d’aventure en ayenture, s’en va enfin jeter la France,
avilie et stérilisée, au gouffre d’un Sedan? Et si dans ce péril ot
la vie et{l’honneur succombent comme dans le péril du radicalisme,
on ne veut ricn voir qui soit en apparence radical, qu'on nous
dise donc s’il n’y a rien de démagogique dans cette corruption que
la main d’un Amigues répand si libéralement et qui aigrit la
misére du pauvre, qui prétend guérir la plaic du communard, qui
excite les appétits de la foule? Au surplus, il faut bien considérer,
dans les fléaux dont on s’épouvante, non-seulement les maux qu ‘ils
montrent, mais ceux qu’ils apportent et qu’ils trainent derriére
eux. Regardez-le dans la suite de ses fatales destinées, dans 1’cn-
chainement de ses causes et de ses effets, ce gouvernement qui
n’annonce que la ruine de la patrie: en la ruinant, il démantéle
la société, il la livre 4 l’ennemi. Sedan, c’est demain la révolution
du 4 septembre, c’est plus tard la Commune......
‘honorable procureur général de Paris avait écrit : « Nous nous
trouvons en face d’une organisation considérable et délictueuse,
qui, dans un moment donné, peut devenir périlleuse. » Pour sa
part aussi, M. Buffet a reconnu que « les procédés du parti bonapar-
liste créent un grave péril, » et, prés de lui, M. Dufaure a pu décla-
rer qu'il y a, dans les actes du Comité de l’Appel au peuple, « des
essais, des efforts qui doivent nous inquiéter, des tendances sur
lesquelles nous devons avoir les yeux incessamment ouverts. »
Comme on le voit, le gouvernement est attentif : s'il regarde « le
parti dela réyolution suciale et cosmopolite, » ilregarde aussi le parti
du césarisme; il en connait « les agissements. » Eh bien! quelle
raison aurait-on de mettre en doute la loyale parole de M. Buffet?
La gauche, qui a commis, le 415 juillet, la faute de ne pas donner
446 QUINZAINE POLITIQUE.
son suffrage 4 M. Buffet, laisse commettre par ses journalistes la
sottise de l’appeler bonapartiste, lui qui est Lorrain et qui a le ceur
si frangais, lui qui fut toujours un homme aussi indépendant qu’in-
tégre, lui que le coup d’Etat emprisonna en 1851 et qui, en 1870,
a vu de prés l’illusion mensongére de l’Empire libéral! Non, la gau-
che n’est pas plus intelligente qu’équitable en permettant 4 ses
publicistes cette injure; car ce serait non-seulement faire trop
d'honneur 4 M. Rouher que de placer prés de lui M. Buffet, au
méme rang, dans le combat prochain des élections; ce serait mon-
trer aux populations M. Rouher accompagné d’un auxiliaire dont
Vhonnéteté lui assurcrait une force qui lui manque, une force nou-
velle et pour lui presque miraculeuse. Mais cet outrage, M. Buffet,
nous le savons, a la conscience trop noble et trop courageuse pour
ne pas le mépriser : il est honnétement constitutionnel et honnéte-
ment conservateur; et, comme il I’a dit, il saura faire respecter
toutes les lois par tous les partis.
Le meilleure maniére de combattre le bonapartisme, ce n’est pas
de lui faire une guerre d’opprobres ni méme de soupgons. Sans
doute il est juste et bon de rappeler tout ce que |’imprévoyance cri-
minelle et la fatale incurie de l’Empire ont couté 4 notre patrie de
sang, d'argent et de territoire : les reproches de l’honneur francais
et les malédictions de la douleur nationale l’accablent bien plus
que tous les souvenirs politiques, bien plus que tous les griefs de
la liberté; aucun des adversaires de ]’Empire ne devrait V’ignorer
ou l’oublier dans la polémigue. Mais la justice de Phistoire, la
justice méme des tribunaux ou de |’Assemblée ne suffirait pas, si
le gouvernement de la France n’avait en soi la vertu nécessaire :
nous voulons dire la force de l’ordre. C’est le régne de l’ordre seul
qui peut préserver de l’Empire; le sentiment de la sécurité civile.
voila ce qu’il faut verser au fond et répandre 4 la surface de la Ré-
publique, si on veut y abolir la mémoire de l’Empire et en chasser
l’ambition de M. Rouher. Etre conservateur, sans se confondre avec
les bonapartistes ; étre l’ennemi du radicalisme, sans en paraitre
trop alarmé et sans ‘en alarmer trop la nation : telle est, 4 notre
avis, la plus sage maniére de tenir téte aux desscins de M. Rouher
et 4 ses tentatives ; et c’est surtout aprés la journée du 45 juillet
qu'il est opportun de le comprendre.
Aprés cette affaire de l’Appel au peuple, l’éternelle demande de
dissolution est venue émouvoir l’Assemblée. Devait-elle proroger
ses travaux? Pouvait-elle les achever d’une seule et méme haleine?
Quand commenceraient ses vacances et quand finiraient-elles? Ces
questions ont paru un instant quelque peu effrayantes : elles pou-
QUINZAINE POLITIQUE. 447
valent servir de piége, et déja l’on disait tout bas que M. Jules Si-
mon, choisi pour attirer dans cette embuche le gouvernement, avait
des secours secrets et puissants pour l’y faire succomber. Grace a
union de M. Buffet et de M. Dufaure, grace méme 4 M. Malartre,
grace surtout & certains sentiments que la gauche cachait bien
fout en jouant devant le peuple sa comédie parlementaire, 1’ Assem-
blée ne se dissout pas encore : elle interrompra son ceuvre du
4 aodt au 4 novembre, pour la reprendrée sérieusement et digne-
ment, sans la hate ridicule et dangereuse a laquelle la gauche pré-
tendait la condamner.
Comme d’ordinaire, les détracteurs de l’Assemblée lui ont jeté, en
cette occasion, les reproches les plus déclamatoires. Par sa « résis-
tance prolongée, l’Assemblée, se sont écriés quelques-uns, reconnait
quelle a cessé de représenter les électeurs qui l’avaient nommée. »
Pourquoi cela? Et de quoi s’agit-il? La république est faite, soit ;
mais il faut la faire conservatrice ; et ce soin veut encore quelques
précautions et quelques délais. Pour quelles lois, d’ailleurs, l’As-
semblée demeure-t-elle ? Est-ce pour des lois contraires 4 l’intérét
du pays, contraires méme au sentiment populaire? Nullement. De
ces lois, les unes sont militaires; et de toute nécessité, il faut
quelle les élabore : elle seule peut méme les élaborer convenable-
ment, en les harmonisant avec celles que l’armée lui doit déja. Les
autres sont constitutionnelles. Or, est-ce que constituer la républi-
que et ’onganiser, c’est un travail qui paraisse aux républicains
nuisible ou inutile? Car, n’est-ce pas pour fournir a la république
les moyens de régner surement et souverainement qu’a les en croire,
ils appellent 4 si grands cris l'heure de la dissolution ? Enfin, la loi
sur la presse peut-elle sembler superflue aux républicains, ou peut-
elle leur déplaire, quand ils ont tant de fois demandé la fin de l'état
de siége, tant de fois déclaré que, sous le joug de cette domina-
tion arbitraire et tyrannique, les élections ne pouvaient ¢tre libres?
n'est donc pas sérieux de dire: « Continuer 4 parler, & voter, 4
faire des lois au nom du pays quand on sait et quand on reconnait
que le pays penserait et voterait le contraire, c’est un véritable abus
de pouvoir ! » O la belle raison! si elle devait prévaloir, il ne reste-
rait qu'a disperser immédiatement l’Assemblée avant qu’elle eut volé
m les lois constitutionnelles ni les lois militaires; il faudrait sans
retard clore la bouche de 1’Assemblée et la renvoyer !
Indiquer trop tot le jour ot se dissoudra l’Assemblée et celui ot
Sopéreront les élections générales, c’était dter 4 l’Assemblée unc
partie de la force et du crédit dont elle a besoin pour ses derniers
actes; c’était prématurément détourner de ses travaux ordinaires
\
448 QUINZAINE POLITIQUE.
activité maintenant prospére de la nation; c’était soulever dans
ie pays une agitation trop longue et par conséquent trop profonde.
Le gouvernement a eu raison de le penser. Quoi qu’en disent les ré-
publicains, la dissolution peut étre ajournée pour quelques mois,
sans que l’Etat soit en péril. Plus qu’il ne convenait a leur propre
intérét, ils ont laissé croire qu’elle était bien fragile, cette républi-
que qui ne pourrait rester quelques mois assise sur sa constitution
d’aujourd’hui sans étre sujette 4 tomber sous le moindre souffle
qui l’ébranlerait. Quelle défiance de sa solidité! Et si la république
est chose si instable, méme pendant le repos de l’Assemblée et sous
la sauvegarde d’un maréchal de Mac-Mahon, que serait-ce en d’av-
tres temps? Ajoutons que Il’impatience des républicains mesure
bien parcimonieusement les destinées de la France, quand on nous
les montre si dépendantes d’un délai de deux ou trois mois : Dieu
merci! la France compte par années et par siécles les instants de sa
vie; deux ou trois mois ne lui paraissent pas si longs qu’ils ne lesonta
la fiévreuse briéveté de nos existences, si longs surtout qu’a la con-
voitise de certaines ambitions électorales ; deux ou trois mois, dans
l’état présent de nos affaires, lui’sont un retard insensible; et nous
esons méme croire que ce temps des loisirs parlementaires, si c es!
un retard, ne pourra étre qu’un retard bienfaisant : la nation ne
s’en plaindra point, et la gauche clle-méme s’y résigne, on le sait.
avec une douceur qui prouve combien était pay sérieuse !'inquic-
tude qu'elle affectait. z
Aucuste Bovucaer.
L’un des gérants : CHARLES DOUNIOL.
PARIS. — INP. SIMON RACON ET COMP., RUE D'SAFULATOL 1. \
MARIE STUART
SON PROCES ET SON EXECUTION
D APRES
LE JOURNAL INEDIT DE BOURGOING, SON MEDECIN; LA CORRESPONDANCE
D'AMYAS PAULET, SON GEOLIER, ET AUTRES DOCUMENTS NOUVEAUX
JX!
POTHERINGAY. ——- PREMIERE JOURNEE DU PROCES. — 414 OCTOBRE 1586.
La grande salle ou s’étaient réunis les seigneurs pour interroger
Marie était la chambre de présence® d’Elisabeth ; mais, depuis vingt
ans, cetfe salle était inhabitée. C’était un vaste carré long de
soixante pieds. De la chambre de Marie on y communiquait de plain-
pied par une porte simple. A l'une de ses extrémités, sous un arc a
ogive qui en traversait la partic supérieure, avait été dressé le dais
de la reine d’Angleterre, orné de ses armes, et surmontant un siége
d'apparat, embléme de sa souveraineté. Au devant du dais et a cdté
du trdne avait été placée, pour Marie Stuart, « une de scs chaises
de ir cramoisi, avec un carreau de méme étoffe » pour les
Peds".
Des deux cdtés de la salle, le long des murs, étaient disposés des
bancs, sur lesquels siégeaient 4 droite : le lord-chancelier, Brom-
ley, le lord-trésorier, Burghley, et les comtes*; a gauche : les ba
‘ Voir le Correspondant du 10 mai, du 25 juin et du 25 juillet 1875.
* Le Journal de Bourgoing, dit : de plaisance.
* Journal inédit de Bourgoing.
‘ Les comtes d’Oxford, de Kent, de Derby, de Worcester, de Cumberland,
de Warwick, de Pembroke, de Lincoln et le lord vicomte Montagut. (Howell's
Slate Trials, etc., t. 1, p. 1464 @ 4228, et le Journal inédit de Bourgoing).
¥. sim. vr. Lxrv (c* pe La couecr.). 5° uv. 10 Aoor 1875. 50
450 MARIE STUART.
rons! et les chevalicrs du conseil privé *. Devant les comtes étaient
les deux premiers juges et le haut baron de I’Echiquier; devant les
barons, quatre autres juges et deux doctcurs en droit civil. Des ta-
bles avaient été disposées devant eux. A une grande table, isolée
au milicu et faisant face au dais, étaient assis les représentants de
la couronne; Popham, l’attorney général; Egerton, le solliciteur
général; Gawdi, le sergent de la reine; et Barker, son notaire, avec
deux scribes pour dresser les procés-verbaux des débats. Les piéces
du procés étaicnt étalées devant cux*.
Derriére cux se dressail une barriére pour séparer les commis-
saires de l’auditoire, relégué 4 l’extrémité de la salle et qui se com-
posait en partie de gentilshommes des environs, de gens de guerre
et des valels de la suite des seigneurs *.
A ncuf heures du malin, Maric fit son entrée dans la grande salle,
contigué a sa chambre’, entre deux files de hallebardiers. Elle avait
pour costume une robe de velours noir ; de la pointe de son bonnet
de veuve tombait jusqu’a terre un long voile blanc, et la traine de
son manteau était portée par Renée Beauregard, une de ses filles de
- chambre. Privée depuis longtemps d’cxercice et accabléc de dou-
leurs de rhumatisme, clle marchait avec peine en boitant, mais la
téte hauté et sans rien perdre de sa taille imposante. Elle s‘ap-
puyait d’un cdté sur le bras de son médecin, de l’autre sur celui de
son fidéle maitre d’hotel, sir André Melvil. Elle étamt suivie de son
chirurgien, Jacques Gervais, de son pharmacien, Picrre Gorion, et
de trois de ses filles de chambre, Gillis Mowbray, Jcanne Kennedy
et Ehsabeth Curlet’®. _s
En passant au milieu des seigneurs qui la recurent la téte décou-
verte, la reine s’inclina et leur rendit Icur salut d’un air majes-
tueux. Remarquant alors que la chaise qui lui était destinée n’élail
4 Les barons Abergavenny, Zouch, Morley, Stafford, Grey, Lumley, Starton.
Wentworth, Mordaunt, SaintJohn de Bletsho, Compton et Cheiney. (Howell’s State
Trials, etc., t. 1, p. 1161 4 1228, et le Journal inédit de Bourgoing.)
* Sir James Crofts, sir Christophe Hatton, sir Francis Walsingham, sir Ralph
Sadlér et sir Walder Mildmay (Jbidem).
3 Journal inédit de Bourgoing. « Un agent de Walsingham, dit Bourgoing, lisait
le frangais en anglais, un nommé Barker écrivait les réponses, donnait les actes
et faisajt les fonctions de greffier;, un autre semblait étre huissier ou mailre des
ere raonuats » Voir aussi : Howell’s State Trials, etc., t. 1.; Ellis, 2° série, vol.
» etc.
4 Tytler, t. VIII, etc.
5 Elle ne descendit pas au rez-de-chaussée, comme I’ont supposé quelques
historiens, la salle, ot elle fut interrogée, étant de plain-pied avec sa chambre,
située au premier étage, au-dessus de la grande salle ou elle fut exécutée.
® Journal inédit de Bourgoing et Ordre ue la procédure, lors de assignation 4
la reine d’Ecosse 4 Fotheringay : British Museum, copie, Caligula, C. LX, fol. 356.
MARIE STUART, 451
pas placée sous le dais, mais un peu plus bas que le siége royal et
4 cété: « Je suis reine par droit de naissance, dit-clle d’une voix
vibrante d’indignation et le front couvert d'une subite rougeur, ma
place devrait étre 14, sous ce dais! » Mais ce mouvement de noble
orgueil fut prompt comme un éclair; bientdt ses traits reprirent
leur sérénité habituelle, leur expression mélancolique, et elle s’as-
siten promenant ses regards sur cette foule de dignitaires parmi
lesquels elle ne peut surprendre aucune marque de sympathie.
« flélas! dit-elle en se tournant tristement vers André Melvil, voici
bien des conseillers, mais pas un seul qui soit pour moi‘! » Ainsi
abandonnée 4 elle-méme, sans avocat pour défendre sa cause, sans
secrélaire pour prendre des notcs, dépouillée de tous ses papiers,
livrée a cette foule de politiques aussi astucieux qu’impitoyables,
de légistes rompus a toutes les subtilités de la chicane, combien ce
manque de toute protection légale dut sembler cruel a la généreuse
princesse qui, pendant son régne, avait institué un avocat d'office
pour les pauvvres et les opprimés ’*.
Parmi les commissaires, il s’en trouvait un certain nombre qui,
autrefois, avaient élé les secrets partisans de Marie, et dont les let-
tres, pleines de dévouemcent, adressées 4 cette princesse, avaient été
saisies 4 Chartley. Parmi eux ¢laient les comtes de Rutland et de
Cumberland, et les lords Morley, Compton, Lumley, Saint-John de
Bletsoe et Montagu, que Mendoza avait signalés 4 Philippe Il comme
les chefs principaux de la grande conjuration qui avait pour but la
délivrance de Marie Stuart et le renversement d’Elisabeth. Un de
ces lords, Morley, aprés la découverte de sa correspondance, avait
obtenu, a force de supplications, d’étre rétabli dans ses biens, et,
comme preuve de sa loyauté, on avait exigé de lui qu’il se rendit a
Fotheringay « afin d’y reconnaitre publiquement, avec ceux de son:
parti, Vindignité de la personne pour laquelle il avait été sur le
point de sacrifier son pays. » Combien, dans cette assemblée scr-
vile, imitérent le triste exemple du marquis d’Exeter et d’un autre
Montagu, qui, faisant partie de la Cour devant laquelle comparut
Thomas Morus, n’eurent pas le courage de le proclamer innocent!
Combien, parmi les juges de Fotheringay, ne s’en trouva-t-il pas
« qui, n’osant refuser leurs ignominicux services, se rangérent du
nombre des plus implacables ennemis de Marie Stuart, de peur
qu'on ne se souvint qu’ils lui avaient élé aulrefois favorables*! »
Immédiatement derriére la reine élaicnt assis Paulet et Stallenge,
_* Howell's State Trials, t. 1; Tytler, t. VIII; Chateauneuf & Henri IIT, 30 oct.
1586, dans Life of Egerton, etc.
* Miss Strickland, t. VIL.
* Froude’s History of England; the Reign of Elisabeth, vol. VI, p. 276.
62 MARIE STUART.
chargés sans doute de la honteuse mission d’épier tous ses gestes
et toutes ses paroles.
Avant l’ouverture des débats et pendant toute leur durée, on re-
marqua que Marie se penchait souvent vers son gardien. C’était pour
lui demander les noms ct les fonctions des scigneurs ct des hommes
de loi qui, pour la plupart, lui étaient inconnus‘. Que de fois, du-
rant ces longues heures, elle dut étudier d’un regard curicux la
physionomie de ses juges, celle des lords qui lui avaient juré fidé-
lité et celle de ses plus grands ennemis! Que de fois ses yeux du-
rent s’arréter sur la figure tine, allongée, anguleuse, toute méphis-
tophélique de Walsingham, et sur le masque impassible et froid de
lord Burghlcy* !
Ce ne fut pas sans doute avec une moins vive curiosité que les
commissaires contemplérent ce qui restait encore de la beauté de
Maric, si célébre de son temps.
Loin de prendre l'attitude d'une accuséc, Marie faisait face a ses
ennemis avec la majesté d’unc reine. Sur le fond noir de sa robe de
velours, appuyces sur les bras de son fautcuil, se détachaient ses
mains, ornées de pierres précieuses, ces blanches mains qu’avait
chantécs Ronsard *.
‘ Parimi les commissaires, Marie Stuart ne connaissait guére de vue que Sadler,
Mildmay, Hutton et le comte de Warwick, qu'flisabeth avait autrefois délégués
auprés d’elle pendant sa captivité.
2 Ala grande Exposition de Londres figurait un portrait de Walsingham, du
au pinceau d'un peintre anonyme, qui le montre sous les traits dont nous don-
nons une esquisse, et dont les portraits gravés confirment, d'ailleurs, le carac-
tére. Quant 4 Burghley, Marc Garrard a laissé de lui un beau portrait que l'on
pouvait admirer 4 cette méme Exposition. Le lord y est représenté dans sa robe
de pair, tenant en main le baton de sa charge ; sa figure, pleine de finesse, res-
pire ce calme sceptique que donne une conscience indifférente au bien et au
mal, et ce consentement éxoiste qu'il faudrait se garder de prendre pour de la
bienveillance. (Causeries d'un curieux, etc., t. 1V, par M Feuillet de Conches.) ll
existe 4 Knowsley Hall un autre trés-beau portrait de Cecil, qui a été gravé par
W. Hall. Il est représenté 4 mi-ceinture ; sur son costume noir s étale l’ordre de
la Jarretiére, avec la devise Honni soit qui mal y pense ; de sa main droite il tient
le baton blanc de grand Trésorier. Sa téte au large front, aux yeux intelligents,
au nez légérement aquilin, 4 la barbe fine et suyeuse, est ornée d'un bonnet de
velours noir, que surinonte un béret de méme étoffe, et repose sur une fraise
étroite 4 deux rangs de ruches. i
3 « Cette belle main blanche, dit Brantéme, et ces beaux doigts si bien facon-
nés, qui ne devaient rien a ceux de l’Aurore. »
« Quand votre longue et gréle et délicate main,
dit Ronsard.
Et ailleurs :
Et votre main, des plus belles Ia belle,
N’a rien sinon sa blancheur naturelle,
MARIE STUART. 455
Si Marie avait eu affaire 4 des juges équitables, l’action seule de
comparaitre librement devant eux aurait du leur prouver son inno-
cence. Elle ne pouvait ignorer que sa correspondance avait été in-
terceptée, et si elle cut donné une approbation écrite au complot de
Babington contre la vie d’Elisabeth, elle cit justement redouté la
production de ses lettres. S’1l en eut été ainsi, clle se fat bornée a
évoquer-son inviolabilité royale; elle edt refusé 4 coup sir de com-
paraitre *.
Avant d’entrer dans le récit du procés, il est utile de rappeler au
lecteur que les documents anglais qui le reproduisent ne contien-
nent en enticr que les discours du chancelier, du trésorier ct des
autres officiers de la couronne. Ceux de Marie Stuart, ainsi que
toutes ses réponses, v sont mutilés systématiquement dans des ana-
lyses sommaires qui en donnent a peise unc idée. Le Journal iné-
dit de Bourgoing comble toutes ces importantes lacunes. Nous au-
rons suin de les signaler dans le cours du récit*.
Lorsque le silence régna dans la salle, le chancelier Bromley prit
la parole :
« La reine d’Angleterre, dit-il, ayant été informée d’une maniére
cerlaine, 4 son grand regret et déplaisir, que la destruction de sa
personne et le renversement de son Etat ont été depuis peu prépa-
rés et concertés par la reine d’Ecosse, et sachant que, malgié sa
longue tolérance et sa grande patience, ladite reine continue ses
Malivaises pratiques et s’est faite perturbatrice de la religion et du
repos public du royaume et des autres pays au dela de la mer; a
celle cause, Sa Majesté, qui est tenue a remplir ses devoirs de
prince, a convoqué cette assemblée pour examiner celte affaire. Ce
nest point assurément par méchanceté ou par un désir de ven-
Seance que Sa Majesté a ordonné cctte enquéte, c’est uniquement
Et vos longs doigts, cing rameaux inégaux,
Ne sont pompeux de bagues ni d’anneaux,
Et la beauté de votre gorge vive
N’a pour carcan que sa blancheur naive, etc.
‘ Hosack, t. I, p. 419.
* « Nous ne pouvons regrelter qu'une seule chose, dit M. Hosack, t. II, p. 429
et 454, c'est que lord Burghley, dans son vif désir de conserver 4 la postérité des
€xemples de son éloquence, ait jugé son adversaire indigne de la méme atten-
Hon. Il rapporte ses propres discours en entier 4 la premiére personne, tandis
que ceux de Marie, n’ayant, sans doute, A ses yeux que fort peu d'importance, ne
‘ont donnés qu’a la troisiéme personne. Nous pouvons en conclure que nous
Ravons qu'un récit incomplet de ce qu'elle répondit 4 ses juges. et qu'une no-
table partie de sa défense peut avoir été omise. » Le Journal de Bourgoing four-
ah fréquemment la preuve que M. Hosack ne s’est pas trompé dans ses suppo-
itions,
AS4 MARIE STUARTS
par sentiment de son devoir, par respect de sa dignité et de sa per-
sonne, que Dieu veuille préserver; car si la reine d’Ecosse a con-
.senti au fait mentionné dans la commission, si elle en cst coupable,
et que Sa Majesté la reine d’Angleterre edt été assez négligente pour
laisser passer un tel fait sans examen, elle edt commis une grave
offense envers Dieu, elle edt manqué 4 tous ses devoirs envers ses
sujets, elle se fut oubliée elle-méme, et c’est en vain qu’elle porte-
rait l’épée de justice’.
« En conséquence, Sa Majesté a ordonné cette Commission, sur
la lecture de laquelle, et aprés avoir entendu ce qui sera proposé
par le sage Conseil du royaume, « ladite reine d’Ecosse sera ouie
« amplement pour dire tout ce qui lui semblera bon pour sa défense
« et déclarer son innocence *. »
Puis, adressant directement la parole 4 Marie Stuart, le chance-
lier lui dit : « Vous avez entendu, madame, pour quelle cause nous
sommes venus ici; vous écouterez, s'il vous plait, la lecture de notre
Commission, et, je vous le prumets, vous direz tout ce qu'il vous
plaira®. »
Aussitét la reine, sans se lever, prononga d’un ton ferme les pa-
roles dont Bourgoing a reproduit la substance :
« Je suis venue en ce royaume, dit-elle, non comme sujette, mais
dans l’espoir d’obtenir des secours contre mes ennemis, secours
qui m’avaient été formellement promis, comme je le prouverais s!
j'avais en main mes papiers qui m’ont été enlevés, et, depuis, jal
été retenuc prisonniére. Je proteste hautement et en public que J¢
suis souveraine et princesse indépendante, ne reconnaissant d autre
supérieur que Dieu seul. Partant, je demande, avant qu’il soit passé
outre, qu’il soit constaté par acte que, quoi que je puisse dire en
répondant ici aux commissaires de la reine d’Angleterre, ma bonne
sceur (laquelle j’estime avoir été mal et faussement informéc contre
moi), ne puisse me préjudicier non plus qu’aux princes mes alliés,
au roi mon fils, ni 4 quiconque pourra me succéder. Ce n’est pas
pour sauver ma vie ni pour éviter une enquéte que je fais cetle
protestation, c’est uniquement pour sauvegarder mes prérogativés,
mon honneur et ma dignité de princesse ; car je n’entends pas, pour
avoir comparu devant les commissaires de la reine d’Angleterre,
étre déclarée sa sujette. Mon intention est seulement de me laver
du crime qui m’est imputé, et, par mes réponses, de faire connaitre
& tout le monde que je n’en suis pas coupable. C’est uniquemel
£ L’Epée, symbole du droit souverain de haute justice.
* Journal inédst de Bourgoing. ~
3 Ibidem.
MARIE STUART. 455
sur ce point, et non sur d’autres, que je veux répondre'. Je désire
donc et requiers, afin que chacun en ait souvenance, que cette pro-
testation soit rédigée sous forme d’acte public, et que tous les lords
et nobles ici présents me servent de témoins, maintenant et dans
l'avenir. — Et adonc je protesle devant Dieu vivant que j’aime la
reine comme ma trés-chére amic et sceur, et que j'ai toujours porté
bonne volonté & ce royaume?*. »
le chancelier, aprés avoir nié absolument que la reine d’Kcosg,,
fit venue en Angleterre sur une promesse de la reiue Elisabeth,
soutint que, quel que fut son rang, la nature du crime dont elle
était accusée, la rendait sujette des lois anglaises, et, partant, que
sa protestation étaif nulle. Et comme les commissaires avaicnt con-
eenti a |’insertion de cette protestation, dans le procés-verbal de la
procédure, bien qu’elle ne fit pas approuvée et sans qu’il en fut
délivré d’expédition 4 l’accusée, le chancelier déclara que cet acte
ne serait en rien préjudiciable a la dignité et au pouvoir supréme
de la reine d’Angleterre, 4 la majesté du royaume ni a aucun autre
privilége de la couronne. En conséquence, il demanda que ces ré-
serves fussent enregistrées 4 la suite de la protestation de la reine
d’Ecosse. Ce qui fut aussitét ordonné par le conseil?.
lecture fut ensuite donnée par un clerc de la Commission, rédi-
gée en latin. ;
La reine protesta avec force contre cet acte, comme ayant pour
base, disait-elle avec la plus évidente vérité, une nouvelle loi ré-
divée expressément contre sa personne, afin de la frustrer de ses
droits 4 1a couronne d’Angleterre et de la mettre 4 mort.
les anciennes chroniques d’Angleterre n’offraient aucun exemple
qu'une accusée de son rang evt été traduite devant une haute
cour : la loi elle-méme n’avait rien prévu pour une aussi étrange
anomatic. Marie était souveraine indépendante; la détenir malgré
elle et la rendre responsable dés lois nouvelles d’un pays qu'elle
edt voulu quitter a tout prix, n’était-ce pas la traiter plus: crucl-
lement qu'une prisonniére de guerre? Victime, depuis prés de
dix-neuf ans, d’une violence inouie, ne lui avait-il pas été permis,
én vertu de tous les droits, de recouvrer, par tous les moyens pos-
‘ Cette partie du discours de Marie Stuart résume parfaitement toutes ses ré~
pooses durant le cours des débats : « Elle n’a pas attenté & la vie d Elisabeth,
Inais elle ne nie pas ses relations avec les princes étrangers. » Cest le méme
ge qu’elle a tenu dans un précédent discours, que Bourgoing nous a con-
bervé a la premiére personne, tel qu'il fut prononcé par la reine.
oo inédit de Bourgoing. Cfr. — Gowell et Camden, dans Kennet, t.
p- 932.
* Journal inédit de Bourgoing.
436 MARIE STUART.
sibles, sa liberté? Et quelle puissance humaine pouvait étre auto-
risée a rendre contre elle une sentence? Elisabeth, sur le trdne,
avait plusicurs fois projeté le meurtre de Marie Stuart, sa prison-
niére,.et elle n’avait cessé de lui faire un crime d’avoir conspiré
pour sa liberté. Et maintenant, afin d’atteindre plus facilement
son but, ce n’est pas devant un Parlement libre qu’Elisabeth fai-
sait comparaitre sa victime, c’était devant une Commission choisie
avec soin et toute dévouée d’ayance a sa pensée secrete.
Le lord irésorier, qui ne pouvait s’appuyer que sur de mise-
rables sophismes, répondit a la reine d’Ecosse que toute personne,
dans le royaume, était obligéc d’obéir aux lois récemment ren-
dues tout comme aux plus anciennes, qu’elle ne devait pas parler
conire ces lois, et que les commissaires, nonobstant toutes ses
protestations et réclamations, jJugeraicnt suivant cette loi'.
Marie finit par déclarer qu’elle consentait 4 répondre, mais en
ayant soin de dire encore que c était uniquement sur le chef
d’accusation relatif au complot ourdi contre la vie de la reine
d’Angleterre*.
Alors, parmi les justiciers, 4 la table du milieu, faisant face a
la reine, se leva un personnage vétu « d'une robe bleue, » ayant
.« un chaperon rouge sur l’épaule, avec le bonnet rond a |’an-
tique*. » C’était le sergent royal Gawdy. Aprés s’étre découvert,
lut l’acte d’accusation; il expliqua les différents points de la Com-
mission et soutint que l’illustre accusée avait violé la loi de l'as-
sociation destinée a protéger la vie de la reine d’Angleterre. Puis,
en violation des promesses formelles qui avaient été faites & Ma-
rie, il fit ’historique de la double conspiration. Il l’accusa nor-
seulement d’avoir connu et approuvé, par ses lettres 4 Morgan, a
Paget, 4 Mendoza, a l’archevéque de Glasgow, a Engelfield, aux
docteurs Allen et Lewis, le complot qui avait pour but l’invasion
du royaume et sa propre délivrance, mais encore, par ses réponses
4 Babington, d’avoir consenti au projet du meurtre de la reine
Flisabeth, et, qui plus est, d’avoir indiqué les voies et moyens de
le metire 4 exécution*. Comme preuves 4l’appui, Gawdy prit sur
Ja table, et présenta aux commissaires, les originaux des lettres
de Marie ot il était question du premier complot, mais en copies
seulement les lettres de Babington & Marie et les deux lettres de
Marie 4 Babington.
"1 Howell's State Trials, t. I*", etc. Camden.
2 Ibidem. -
" § Journal inédit de Bourgoing.
* Ibidem
MARIE STUART. 437
Ces derniéres piéces n’offraient d’autre garantie que d’avoir été
certifiées, sans signature, par Phelipps, le faussaire aux gages de
Walsingham’.
Gawdy fit ensuite circuler, sous les‘ yeux des commissaires, les
copies des confessions de Babington et de ses complices, et les
dépositions de Curle et de Nau, signées, disait-il, de leur propre
main. Mais il y a tout lieu de croire que ces piéces avaient toutes
été interpolées et falsifiées au gré de l’accusation, comme le fut
indubitablement la réponse 4 Babington, altribuée 4 Marie. Ce qui
le prouve, c’est le soin que l’on eut de ne produire ces piéces que
hors de la présence du chef des conjurés et des deux secrétaires
de la reine, dans la crainte que leur confrontation avec la royale
accusée ne fit éclater la vérité au grand jour.
Gawdy parla ensuite du dessein qu’avait formé Babington, une
fois le régicide consommé, de tirer de prison la reine d’Ecosse’.
Pour exécuter ce projet, disait-il, six hommes devaient mettre le
feu « aux granges, prés de la maison de Chartley, » afin d’attirer
les gardes au dehors « et de les amuser 4 éteindre le feu, » pen-
dant que les conjurés, se glissant dans le chateau, 4 la faveur du
tumulte, enléveraient la reine captive, et, de relais en relais, dis-
posés d’avance, la conduiraient en licu sur’.
Aprés avoir entendu la lecture de cette lettre, dont plusieurs
passages avaient été évidemment falsifiés par ses ennemis, pour
faire tomber sa téte, et dont on ne lui présentait qu’une copie,
Marie se crut obligée d’abord d’en nier tout le contenu. Désavouer
uniquement les passages relatifs a l’assassinat d’Elisabeth, c’edt
été reconnaitre, pour ainsi dire, tout le reste de la lettre. Com-
ment eut-elle pu persuadcr a de tels juges quelle n’en avait dicté
qu'une partie et que tout le reste était faux? A coup sur, ils eus-
sent refusé d’admettre de telles distinctions.
_«—Je n’ai jamais parlé 4 Babington, répondit-elle; bien que
J’en aie entendu parler autrefois, je ne le connais pas et n'ai ja-
Mais « trafiqué avec lui. Je ne sais ce que c’est que ces six hom-
mes dont on parle‘. » Elle affirma qu’elle n’avait point conspiré
* Labanoff, t. VI, p. 394 et 395.
* Journal inédit de Bourgoing. Howell's State Trials, t. 1; Tytler, t. Vil, Bri-
lish Museum, Caligula, c. 1x, fol. 333.
> « Cependant qu'on entrerait dedans pour enlever la reine d’Ecosse, pour la
conduire ensuite jusqu’a deux ou trois milles, o8 des chevaux se devaient trouver
pour lemmener plus loin, et, de lieu en autre, devaient étre appointés d'autres
chevanx pour continuer jusques 4 ce que elle fit en sdreté. » (Journal inédit de
* Le Journal de Bourgoing vient corroborer, dans ce passage et dans un autre
RON moins caractéristique, un fait de la plus grande importance, 4 savoir que
458 MARIE STUART.
contre la vie de la reine d’Angleterre. Elle soutint qu’afin de prov-
ver un tel fait, il fallait que l'on produisit des lettres écrit tes ef
signées de sa main; qu'elle n’avait envoyé aucun sccours & Bal-
lard et qu'elle ne le connaissait méme pas; que beaucoup d’in-
conous lui avaient, il est vrai, offert leurs services, mais qu'elle
n’avait suborné personne, ni excité qui que ce fit 4 conspirer en
sa faveur; que, prisonniére comme elle l’était, clle n’avait pu ni
Marie, pendant cette premiére journée du procés, se renferma dans des dénéga-
tions absolues. Il est compléiement d'accord, sur ce point, avec les procés-ver-
baux des scribes de Cecil, qui assistérent aux débats, et qui font dire a la reine
« quelle ne connatssait point Babington, qu'elle n'avatt jamais regu aucune letire
de lui, et ne lui en avait jamais écrit aucune (that shi never receeved any letters
from him, nor wrote any to hym. » (Slate Trials, t.1, p. 1174.) On trouve dans les
papiers d’Hardwick, une autre version. Suivant ces documents tirés des papiers
d’Etat, Marie « nia qu'elle eut jamais recu de Babington une éelle lettre, ni qu'elle
lui edt jamais écrit une telle réponse: elle n’avait eu, disait-elle, aucune con-
naissance de ses desseins, et n’avait participé en quoi que ce fit 4 un projet
quelconque tendant a la destruction de Sa Majesté ou au préjudice de sa per-
sonne. » Elle avoua, toutefois, d’aprés ces mémes documents, qu'elle avait em-
ployé Babington pour transmettre ses lettres et les messages; mais elle ne pou-
vait étre convaincue, ajoutait-elle, que sur sa propre parole ou son écriture, et
elle était sdre qu’ils n’avaient ni l'une ni l'autre a lui opposer. » (Haedweck's
Papers, (. 1, p. 224 et suiv.) Lorsqu’elle répondit 4 Gawdy qu'elle n’avait pas
recu une telle lettre, ni fait une telle réponse, any such letter, si une telle déclara-
tion est vraie, elle voulait dire par ]4 que les deux lettres avaient été falsifiées
(Hosack, t. Il, p. 423, note; J. Gauthier, t. Il, p. 433, texte et note 3). Une lettre
de Burghley adressée 4 Davison, le 15 octobre, dernier jour du procés, est abso-
lument conforme 4 la version des papiers d’Hardwick. « Cette reine du chateau,
lui disait-il, fut contente de paraitre devant vous en public, afin d’étre entendue
pour sa défense. Mais elle ne répondit que négativement sur les points des lettres
qui concernent les complots contre Sa Majesté la reine. Elle soutint qu'tls n'avatent
jamais éé écrits par elle et qu'elle n'en avait jamais eu la moindre connaissance. »
(Cotton, lib. mss. Caligula, c. 1x, fol. 553). Ainsi donc, deux témoignages contra-
dictoires sont en présence. Les procés-verbaux officiels du procés et le Journal
de Bourgoing sont d'accord, sur ce point, que Marie nia absolument qu'elle eut
recu des lettres de Babington et qu'elle lui edt répondu. Les papiers d'Hardwick
disent, au contraire, que Marie nia seulement avoir recu de Babington une telle
lettre (ceile qu'on lui présentait en copie), et avoir écrit une telle réponse (celle
que l'on plagait sous ses yeux). Sur ce point, la version de Burghley est a peu
prés conforme a celle d’Hardwick. D'aprés lui, Marie reconnut avoir regu la lettre
de Babin:ton et y avoir fait réponse; elle ne nia que les passages de sa réponse
relatifs au meurire d'Elisabeth. Le récit des papiers d’Hardwick et celui de Bur-
ghley sont assez plausibles et vraisemblables, car il est difficile d'admettre que
Marie ait pu soutenir devant ses juges, dont plusieurs savaient le contraire,
qu'elle ne connaissait pas Babington, puisqu’elle l’avait, certainement,.vu ches le
comte de Shrewsbury, lorsqu’il était page de ce seigneur, et que, de plus, elle
avait été en correspondance, 4 la méme époque, avec ce méme Babington, 2ia2
qu'il résulte du Recueil de Mardin, formé en partie avec les papiers de Burghley.
+ Peuyt-étre Marie ne parla-t-elle jamais a Babington, mais & coup sir elle se ser
al
MARIE STUART. | 459
onnaitre ni empécher les complots'. Il est possible, ajouta Marie,
que Babington ait écrit la lettre dont vient de parler l’avocat de la
rine, mais qu'il prouve que cette méme lettre a été entre mes
mains*; quant a mes propres lettres, qu'il se hate de les produire
ede me les montrer, et.je me défendrai*. »
Alors, un justicier, qui portait le méme costume que Gawdy, le
vrgent royal‘, lut, « mais en copies seulement’, la longue lettre
du 6 juillet, dans laquelle Babington avait communiqué 4 Marie
le plan du complot et ses moyens d’exécution, ct aussi la lettre du
{7 juillet que, suzvant l’accusation, elle avait adressée 4 Babington
pour l'entretenir dans son desscin °. »
lecture fut ensuite donnée des confessions vraics ou supposées
de Babington, de Tichbourne, dc Ballard et de Down’.
Mane avoua qu'elle avait correspondu avec plusieurs personnes,
Mais quon ne pouvait induire de 1a qu’elle edt participé 4 leurs
mauyais desseins.
On lui soutint qu’elle avait écrit 4 Babington, « depuis le mois
de mars passé, pour lui faire prendre coeur » et renouer avec lui
des intelligences qu’il avait négligées pendant trois ans, « crai-
guant pour sa vie*. » L’attorney général Puckering et lord Bur-
vail de lui, lorsqu’il était page de Shrewsbury, pour faire parvenir ses lettres.
Dans tous les cas, elle nia énergiquement, jusqu’a la fin, toute complivité avec
tui dans le projet du meurtre d'Elisabeth.
D'um autre cété, le Journal de Bourgoing est trop explicite et trop d’accord
avec les procés-verbaux rédigés officiellement par le notaire Barker, pour que l'on
me soit pas obligé d'admettre que la reine se renferma, au moins pendant une
grande partie des débats, dans des dénégations absolues et sans nuances; qu'elle
mia, €n un mot, avoir recu une lettre de Babington et y avoir répondu.
* Howell, State Trials, t. 1, etc. Camden, d’aprés Barker. Chateauneuf, dans
Teulet, t. IV, p. 508. Cotton, mss. Caligula, c. 1x, f. 333.
* Camden, d’aprés Barker.
* Ttley, t. VIN; Camden, dans Kennet; J. Gauthier.
* Journal inédit de Bourguing. e :
5 Copies of letters, etc Howell's State Trials etc., t. 1. Voir dans ce recueil,
t. I, lalettre de Babington a Marie Stuart.
© H. Mignet, Hist. de Marie Stuart, t. Il, p. 313 de Védition de 1854. On voit,
par ce passage textuel, de Villustre historien, qu'il a des doutes sur !'authenti-
eaté de fa réponse attribuée 4 Marie Stuart. Plus luvin, cependant, il la considére
comme ayant été enti¢rement dictée par la reine.
* Howell, ibid. Alors, dit Bourgoing, le sergent royal fit lecture « de certaines
lettres qu'il disait que Babington avait dictées avant que mourir, n’ayant aucun
original, mais seulement comme s‘en souvenant bien et n'étant en aucune sorte
comfraint, ainsi de sa bonne volonté. » Ace moment, s'il fallait en croire les
Papiers forts suspects d'Hardwicke, 1a reine aurait avoué, ce qui n'est constaté
puile part ailleurs, qu'elle s’était servie de Babington comme d’un agent pour
porter ses lettres et ses paquets.
$ Journal inédit de Bourgoing. Voir dans Labanoff, t. VI, p. 345 et 385, les
460 MARIE STUART.
ghley prétendirent que rien ne pouvait étre plus clair que [ évi-
dence ainsi produite, et, partant, que l’adhésion de la reine
d’Ecosse au complot élait certaine’.
Avec une grande présence d’esprit, Marie répondit sur-le-champ,
sans hésiter, que [evidence qu’ils disaient avoir démontrée nétait
que de seconde main; qu’ils ne produisaient que des copies d'une
prétendue lettre que lui aurait adressée un homme qu'elle n‘avait
jamais vu et une réponse imaginaire qu’elle n’avait jamais éerite.
Etait-ce donc une évidence, fabriquée de la sorte, que l’on devait
invoquer contre elle*? Si de parcils originaux ont existé, s‘ils ont
été saisis 4 Chartley, au moment ow elle les a écrits, 11 ne tient
qu’a cux de les produire. Si la lettre de Babington est en chiffres,
comme ils l’ont allégué, qu’elle lui soit montrée pour qu’elle puisse
la comparer avec la copie qu'ils ont entre les mains. Si la réponse
qu’elle aurait adressée 4 Babington est aussi en chiffres, pourquoi
original, qu’ils disent avoir intercepté, n’est-il pas produit sur-
le-champ? Ses ennemis, d’ailleurs, n’ont-ils pu se procurer ses chif-
fres ct en user par quelque machination contre elle*? Que si elle est
en droit d’exiger l’original de la lettre de Rabington, 4 plus forte
raison ses ennemis sont-ils obligés de mettre sous ses yeux l’origi-
nal de Ia réponse qu'elle lui aurait envoyée. Alors, elle pourrait
confronter les originaux avec les copies et se défendre en connais-
sance de cause. Jusque la, elle doit se borner 4 affirmer solennelle-
ment qu’elle n’est coupable d’aucun des crimes qu’on lui impute °.
« Je ne nie pas, ajouta-t-elle en fondant en larmes, avoir désiré
ardemment la liberté et avoir travaillé avec énergie a me la pro-
curer. J’obéissais 4 un sentiment bicn naturel; mais je prends Dieu
& témoin que je n’ai jamais ni conspiré contre la vie de votre reine,
ni approuvé un complot contre elle dans le méme dessein. J’ai écrit
a mes amis, je le confesse; j’ai fait appel 4 leur assistance pour me
lettres 4 Babingtor attribuées a Marie Stuart. La derniére, du 17 juillet 1986, est
celle qui a été falsifiée et interpolée par Phelipps, ainsi que !'a fait d’abord remar-
quer Camden, et aprés lui M. Fraser Tytler, qui a retrouvé dans les archives
d'Angleterre, le post-scriptum faux rédigé et écrit par Phelipps. Le prince Laba-
noff a publié ces textes en plagant entre des crochets les parties interpolées.
‘ Tytler, t. Vill. La question des interpolations ne fait pas l'ombre d'un doute
pour les deux plus savants critiques qui l'aient étudiée, pour MM. Hosack et
Jules Gauthier.
* Advis de ce qui a été fait en Angleterre par M. de Bellidvre sur les affaires de
la reine d’ Ecosse, publié dans Egerton, p. 98, 103.
> Camden, d'aprés Barker, et Advis de M. de Belliévre, dans Egerton, p. 98 a
103. — « Ce Phellipps, disait Marie, n'a jamais rien déchiffré de bon pour mon
compte. »
* Camden, p. 323, et Advis de H. de Belliévre, dans Egerton, p. 98, 103. Jules
Gauthier, t. II.
MARIE STUART. 461
tirer de ces misérables prisons ot je languis depuis prés de dix-
neuf ans; j’avoue aussi que souvent j’ai plaidé la cause des catholi-
ques auprés des rois de l'Europe, et que, pour les délivrer de !’op-
pression o& ils gémissent, j’aurais volontiers versé mon sang pour
eux. Mais je déclare formellement n’avoir jamais écrit les lettres
que l’on produit contre moi. Puis-je étre responsable des criminels
projets de quelques désespérés, formés en dehors de ma partici-
pation et 4 mon insu'? »
En ce qui touche le point capital, l’affirmation de la royale ac-
cusée était si vraie que l'on sait aujourd’hui, 4 n’en pas douter, que
la copie de Ia lettre chiffréc, du 17 juillet 1586, attribuée a Marie
Stuart et adressée 4 Babington, qui fut produite aux débats, était
falsifiée par Phelipps*. Déja, 4 la fin du seiziéme siécle, Camden,
qui écrivit son Histoire d’Elisabe‘h d’aprés les documents originaux
des archives d’Angleterre, notamment d’aprés les papiers de Bur-
ghley, honnéte protestant Camden déclarait que Walsingham ct
son affidé, aprés avoir intercepté et ouvert la Icttre de la reine
d'Ecosse 4 Babington, y ajoutércnt frauduleusement un post-scrip-
lum écrit avec le méme chiffre et dans lequel il était question des
six gentilshommes qui devaient tuer Elisabeth. Camden découvrit -
ce post-scriptum, qu’il qualifie de faux, dans les archives de I’Etat.
De nos jours, M. Frazer Tytler, a qui l'on doit la meilleure histoire
dEcosse, a retrouvé, au State Paper Office, cette méme lettre avec
le post-scriptum, qu'il déclare étre écrit de la main méme de Phe-
lipps. Ce commencement de faux est avéré, prouvé et certifié, non-
Seulement par plusicurs historiens, mais par les archivistes eux-
' Advis de M. de Belliévre, dans Egerton, p. 103. Camden; dans Kennet,
p. 927.
Mane connaissait-elle le projet de meurtre? ll semble qu’elle devait av moins
€n soupconner quelque chose depuis Jes lettres de Morgan, du 4 juillet, a elle
adressées et 4 Curle. Quant au témoignage de Nau sur ce point, M. Jules Gauthier
a loblizeance de me faire remarquer plusieurs contradictions dans ses déposi-
tions qui le rendent suspect, et sa supplique, bien qu’autographe, n’offre pas un
caraciére de vérité absolue, car Nau pouvait fort bien l’avoir écrite pour se déga-
ger et sous la crainte de la torture. Tytler est persuadé que Marie ne sut rien du
complot de meurtre. Dans son Appendice, relatif a cette question, i} dit que d’a-
prés un Sommaire de la main d@ Phelipps, il est certain que les ministres d’Eli-
sabeth avaient entre leurs mains un Memorandum des principaux points de la
lettre, el que le Memorandum était de l2 main de Nau, et non de celle de Marie.
Ce qui viendrait a l'appui de opinion de Tytler, c’est le passage de Ia lettre de
Marie 4 Babington ou elle dit : Si cette reine me prenait de rechef, etc. Cette phrase
exclut la pensée que Marie connatle projet de meurtre; elle est en formelle con-
tradiction avec les passages interpolés.
Pes cette lettre dans Labanolf, t. VI, p. 587 et 389, ainsi que la dissertation
qui fa suit.
462 MARIE STUART.
mémes du State Paper Office oi cst déposée la piéce. « Ce post-
scriptum, dit M. Tytler avec une force de dialectique 4 laquelle il
est impossible de ne pas se rendre, ce post-scriptum était, de toute
nécessité, ou un original de Marie, ou une copie authentique de cet
original, ou une invention. Si c’était un original de la main de
Marie, ou une copic authentique, pourquoi ne l’avoir pas produit
au procés? Cela impliquait la complicité de Marie avec les six con-
spirateurs associés de Babington et aurait servi de preuve a l’accu-
sation contre clle. Mais aucune mention n’en fut faife au procts,
et l’on peut conjecturer de ce silence qu’aprés avoir exercé son ha-
bileté dans cette fabrication, Phelipps changea de batterie pour éta-
blir la culpabilité de la reine d’Evosse, ct introduisit dans Ie corps
de la lettre le post-seriptum lui-méme, celle invention se rappor-
tant et la rattachant aux six conspirateurs qui devaient assassiner
Elisabeth'. » Ainsi donc les interpolations signalées par Tytler et le
prince Labanoff, dans la lettre du 17 juillet 1586, nous semblent
‘manifestes, non-seulement par ce que vicnt de dire le premier,
mais encore, comme 1’a si bien prouvé le prince Labanoff ct M. Jules
Gauthier, parce qu’clles ne concordent pas avec le sens général du
texte, et qu’clles sont méme en contradiction flagrante, surtout la
derniére, avec ce qui précéde ct ce qui suit.
Tous les originaux des lettres écrites par Marie Stuart 4 Mendoza,
a Charles Paget, etc., etc., qui furent saisies 4 leur sortie de Chart-
ley, furent tous produits aux débats, tous, 4 l’exceplion des deux
lettres les plus importantes, c’est-d-dire la lettre de Babington a
Marie et la réponse de celle-ci 4 Babington. Ces deux derniéres ne
furent produites aux débats qu’en copics. Si l’original de la lettre
de Maric, du 17 juillet, ne fut pas mis sous les yeux des juges a
Fotheringay, c’est que, évidemment, il ne contenait pas les pas-
Sages incriminés. Insistons sur ce point capital de la solution duqui
dépend la démonstration de la vérité. Si Walsingham et Phelipps
avaient eu cn main une lettre en chilfres, écrite par Curle ou par
Nau, dans laquelle la reine d’Ecosse cit consenti au meurtre d’Eli-
sabeth, ne scrait-il pas de toute invraisemblance qu’ils s’en fussen!
dessaisis pour l’envoyer 4 Babington, ainsi que Phelipps, afin de
donner lc change, le prétend dans unc lettre? Ne serait-il pas im-
possible de supposer que des hommes si Rabiles, si rusés, si pru-
dents, aient pu renoncer a la piéce qui, 4 défaut d’une lettre écrile
de ‘la main de Maric Stuart, était la plus importante, la plus essen-
ticlle du procés? Donc si l’on tint soigneusement cachée la lettre
‘ Tytler, vol. VIII, Historical Remarks on the queen of Scots’ supposed accession
to Babington’s conspiracy, p. 390. Voir aussi Labanoff, t. VI, p. 385 et suivantes,
ainsi que notre chapitre consacré a la conspiration de Babington.
MARIE STUART. 463
écerite par Curle, c'est qu’elle ne renfermait pas évidemment les
passages incriminés. Ce fut uniquement sur une copie que s’appuya
l'accusation et que fut molivée la condamnation.
Pendant la lecture de la confession vraie ou fausse de Babington,
lorsque mention y fut faite du comte d’Arundel, de ses fréres et du
jeune comte de Northumberland, comme impliqués dans le com-
plot, la reine ne put retenir scs larmes : « Hélas! s’écria-t-elle,
pourquoi faut-il que cette noble maison d’Howard ait tant souffert
pour moi! » « Babington, reprit-elle, a pu confesser ce qu’il a voulu;
et cest un insigne mensonge que de supposer qu’il ait pu imaginer
les moyens de fuite dont on parle; mes adversaires ont pu facile-
ment s'‘emparer des chiffres que j'ai employés en écrivant 4 d’autres
personnes et s’cn servir pour écrire des choses fausses. Est-il vrai-
semblable que j’aie réclamé l'assistance d’Arundel que je savais étre
en prison ou celle de Northumberland qui est si jeune ct qui m’est
inconnu'? Ai-je pu vérifier si la confession de Babington est ou non
ecrite de sa main? Si Babington a véritablement avoué de pareilles
choses, pourquoi a-t-il été mis 4 mort avant d’étre confronté avec
Moi pour qu’il put les soutenir cn ma présence et me convaincre?
Cest pour empécher cette confrontation, qui edt fait éclater au
srand jour la vérité, que l’on s’est haté de le faire disparaitre?. »
Un statut du régne d’Elisabeth (45° année) disait express¢ment :
«Nul ne pourra étre convaincu de complot contre la vie de son
rouverarn que par le témoignage et le serment de deux témoins
confrontés avec lui, conformément a la loi. » Un autre statut, du
regne d'‘Edouard VI, ordonnait la confrontation des témoins avec
laccusé, et un autre, de la premiére année de Marie Tudor, exigeait
«que l’accusé fat pourvu de toute l’assistance nécessaire pour sa
défense, méme dans le cas oui le souverain scrait sa partie adverse’. »
Marie ignorait l’existence de tous ces statuts, et parmi tous ces juges
niques, il n’y en eut pas un scul pour I’éclairer!
Peu touchés des justes récriminations ct des arguments décisifs
que faisait valoir, pour sa défense, la royale accusée, Burghley et
Ses séides s'acharnaient avec l’ardeur d’une meute sur cette noble
prote. Ils ne cessaient de la presser et de la harceler sans paix ni
lréve. Ils lui coupaient la parole, ils vociféraient tous a la fois sans
lécouter, et trépignaient ct s’agitaient sur leurs siéges comme des
furieux. Pendant les deux longues journées que dura celte dérisoire
Procédure, la malheureuse princesse, seule et sans défense, fut li-
Howell's, State Trials, etc., t. I".
Camden et Jules Gauthier, t. {I.
* Blackstone, vol. IV, p. 392.
464 . ' ‘MARIE STUART.
vrée, dans unc lutte inégale, & ces juristes sans conscience et sans
pitié qui osaient prendre le nom de juges. Bourgoing, qui assistait
aux débats, nous en a laissé un fidéle récit, plein de détails nou-
veaux et d’une vivante peinture :
« Enfin toute la matinée, dit-il, depuis environ dix heures jus-
ques a prés d’une heure, fut employée a la lecture des lettres et de
la déposition de Babington, et a plaider et a faire apparaitre tant
qu’ils pouvaient que Sa Majesté était coupable, sans que personne
répondit ou parlat pour elle un seul mot'. »
Maric avait courageusement tenu létea tous ses ennemis sans faiblir
un scul instant. « A quoi, poursuit Bourgoing, comme les occasions
se présentaient, Sa Majesté répondait tantdt a un, tantét a l'autre,
sans aucun ordre; mais, ayant la lecture d’un point, elle donnait sa
réponse, sans qu’on lui demandat par interrogation s'il était vrai
ou non. Car leurs facgons n’étaient que de toujours lire ou parler
pour persuader aux seigneurs que la reine était coupable, adressant
toujours leurs paroles aux seigneurs et accusant Ja reine en sa pr-
sence, avec confusion et sans ordre quclconque, ni que personne
leur répondit un mot : de sorte que la pauvre princesse nous dit,
étant retournée en sa chambre, qu’il lui souvenait de la passion de
Jésus-Christ et qu'il lui semblait, sans faire comparaison, que l'on
faisait ainsi en son endroit comme les Juifs faisaient 4 Jésus-Christ,
qui criaient : Tolle! Tolle ! crucifige! et qu’elle s’assurail qu'il y en
avait en la compagnie qui en avaient pitié et qu’ils ne disaicnt pas
ce qu'il pensaient*. »
Elle ne savait pas, la trop crédule princesse, quelle est l’influence
de la peur sur }’4me des courtisans, et que ceux des scigneurs qui
. paraissaient les plus émus de son sort, seraient les premiers, sous
le regard menacant d’Elisabeth, a la déclarer coupable et & voter sa
mort.
Aprés son diner, Marie revint dans la salle ot l’attendaient les
commissaires. D’aprés le Journal de Bourgoing, elle leur fit ea-
tendre le méme langage qu'elle avait tenu, en d’autres termes, 3
leurs délégués.
« Venue princesse libre en ce royaume, sur la parole de votre
reine, leur dit-elle, elle m’y a retenue prisonniére plus de dix-huit
années, pendant lesquelles je n'ai cessé de vivre dans les afflictions
et en butte 4 de mauvais traitements, tels que la moindre sujetle
n’edt dd les subir. Pour ag'r de la sorte, votre reine n’avait aucun
prétexte et pas plus de droit sur moi que je n’en ai sur elle. Dans
‘ Journal inédit de Bourgoing.
* Ibidem.
MARIE STUART. as
ses prisons, j’ai perdu ma santé et, comme vous le voyez, usage
de mes membres : « Je ne puis cheminer ni m’aider des bras; »
toujours maladive, je garde presque constamment le lit. Toute ma
jeunesse et ma force se sont consumées dans les miséres et les
tourments de la captivité. J’ai perdu le peu de facultés d’esprit que
Dieu m’avait accordécs, la mémoire, le souvenir des choses que
j'ai vues et lues, et qui pourraient m’étre d’un grand secours, li-
vrée, comme je le suis, 4 moi-méme et sans défense. J'ai perdu
aussi la science ct la connaissance des affaires que j’avais acquises
pour exercer le ministére auquel Dieu m’avait appelée et pour gou-
verner mon royaume, dont j'ai été « si injustement et si traitreu-
« sement privée, » sans qu‘il m’ait été permis de le recouvrer et
d’étre rétablie dans mes droits... Et non contents de cela, mes en-
nemis, dans leur méchanceté, ont fait tous lcurs efforts pour pré-
cipiter ma ruine. Aujourd’hui ils procédent contre moi par des
voles et des moyens inusités envers les personnes de mon état, et
dont on n’a fait usage en ce royaume que depuis le régne de cette
reine; ils me livrent 4 des juges qui n’ont aucun mandat et a une
autonité arbitraire dont, pour tout ce qui me concerne, je ne re-
connais pas la légitimité. De toutes ces iniquités, j’en appelle au
Dieu tout-puissant, 4 son Eglise, 4 tous les princes chrétiens et aux
Etats de ce royaume légitimement assemblés. Et méme je suis préte
a défendre mon honneur, a prouver que je suis « innocente et a tort
4 soupconnée, pourvu que, sur ce point, il me soil délivré un acte
« public, et que je sois en présence de quelques princes ou juges
a élrangers, voire méme de mcs juges naturels. » Et je fais encore
cette réserve expresse qu’aucune de mes paroles, qu’aucun de mes
actes, ne pourra porter de préjudice 4 notre mére, la sainte Eglise,
aux rois, aux princes souverains et 4 mon fils, spécialement en ce
qui touche le droit de supériorité que les Anglais, comme on le voit
dans leurs chroniques, ont prétendu sur mes prédécesseurs, les
rots d'Ecosse. Ce droit, je le nie absolument, et ne veux, « comme
« femme ou personne de peu de cceur, » ni l’admettre ni le forti-
fier par aucun acte que je puisse faire maintenant, par contrainte,
contre I'honneur de ces princes, lesquels j’avouerais ainsi, avoir
élé traitres et rebelles. Et plutot que d’approuver ou de reconnaitre
ce prétendu droit de supériorité de |’ Angleterre sur les rois d’Ecosse,
je suis préte 4 mourir, selon Dieu et mon droit, et en cette querelle,
innocente... Par 1a, je montre que je ne suis point ambitieuse et
que je n'ai voulu entreprendre aucune chose contre la reine d’An-
gleterre, par ambition et par envie de régner. J'ai renoncé & tout
cela et ne me soucie plus de rien que de passer le reste de ma vie
en repos et tranquillité d’esprit. Mon age et mes forces ne peuvent
10 Aovr 4875. | | of
466 MARIE STUART,
plus suffire 4 la charge de régner, ct ne me permetient plus.« de le
« souhaiter. » Maladive, « et mal disposée de mon. corps, je niai,
« par aventure, que deux ou trois ans 4. vivre en ce monde, » at
je considére d’ailleurs. toute la peine et « désespérance » ot: |’on est
aujourd’hui « de faire acte de justice et de dignité » en ce siécle
rempli de troubles et méchancetés. dont on voit la terra couverte
de toutes parts*.. ».
A cos mots, le trésorier, « ne pouvant plus se contenir, » inter-
rompit la reine ct lui. neprocha « d’avoir pris le nom et les armes
d’Angleterre » et d’avoir «.aspiré 4 la cquronne. »
Manie, répondit qu’elle avait,.en.effet, pris cas armes.autrefois,
* mais que c’était « par le commandement exprés. du roi Henri
deuxiéme, son beau-pére, et qu'il savail bien comment et pour-
quoi. »
« — Vous n’avez|pas voulu. les quitter dans la, suite, lui répliqua
Burghley, lorsque la paix. était signée entne nous et le-roi Henri.
-—— Si vous avez fait un accord dans votre intérét, reprit Marie,
je ne suis pas tenue de-composer de mon droit a votre profit ct de
l’abandonner 4 mon grand préjudice comme a celui de mes succes-
seurs... Y renoncer, ne senait pour moi d’aucun avantage ; » je ne
vous dois rien, je ne dépends pas. de yotre reine et ne suis point
obligé de lui céder un droit ‘si important. Si j’avais eu cette fai-
blesse, on me leat toujours imputée« a blame et 4 déshonneur. »
—- Mais, s’écria Burghley, en insistant, vous avez encore, depuis,
prétendu a la couronne d’Angleterre ?
— Jamais, lui répondit Marie avec une fermeté inébranlable,
jamais je n'ai quillé mon droit et no le quilte encore et ne le quit-
tera jamais *. Kt je vous prie, devant. toute l’assistance, de ne plus
me presser d’cn dire davantage sur ce point, car je n'ai envie d’of-
fenser personne... Je ne suis pas tenue de vous rendre compte de
mes actions. Vous. savez bien que j'ai. fait de belles offres et que je
me suis soumise ala raison; que j’ai méme plus offert que je ne
devais... que si j'ai droit ou non: 4 la couronne d’Angleterre, Dieu
ct vous, le savez; mais, comme je me-suis offerte 4 maintenir le
droit de ma sceur, la reine Elisabeth, en tant qu’ainée, je ne me fais
aucun scrupulc de conscience de: désirer le second rang, étant sa
légitime ct plus proche héritiére. Je suis. fille de Jacques cinquiéme,
roi d’Ecosse, et petite-fille de Henri septiéme : cela ne me peut étre
Oté par aucune loi, par-aucun conseil, assemblée ou jugement quel-
* Ce discours, dont: Bourgoing donne une analyse détaillés, me se troure pas
dans les documents anglais du pnocés:,
* Journal inédjt de: Bourgoing ..
MARIE STUART. 467
conque : c'est mon droit. Je sais hien que mes epnemis et ceux qui
prétendent m’en débouter, ont fait tout ce qu ‘ils ont pu et par tous
les moyens illégttimes, jusques 4 attenter 4 nea vie, comme on le
sait bien, et amsi qu'il a été découvert em certains lieux et par cer-
tames personnes que je nomaerais' bien, s't\ était besoin‘... et si
jdais autre part ott je pusse en tirer profit... Mais Dieu, qui est
juste juge ct qui n’oublie jamais les siens, m’a jusques ici, par sa
meénicorde et infime bonté, préservée de tout danger, et jespére
qu'il te fera encore et qu’th ne.me délaissera pas. Je reconnais qu'il
nest point menteur et qu’il a promis de ne laisser jamais ses ser-
viteurs dans le besoin. S’il a étendu sa main sur moi pour m/’affli-
ger, il n'a donné cette grace de patience pour supporter les adver-
sités qu'il lui a plu m’envoyer. Je ne demande point de vengeance,
mais je la laisse a celiti qui est le juste vengeur des innocents et de
ceurqui endurem pour son nom, 4 la puissance et a la volonté du-
quel je m’abandonne. J’aime mieux ja facon d’Esther que de Ju-
dith, encore que toutes deux soient approuvées de |’Eglise. Je prie
Iheu de faire de moi selon son bon ‘plaisir, 4 sa louange et hon-
neur, et augmentation de son Eglise, en laquelle je veux vivre ct
mourir... et pour laquelle, comme je l’ai déja protesté plusieurs
fois, je répandrais volontiers jusqu’a la derniére goutte de mon
sang. Résolue de souffrir tout ce qu’il plaira 4 Dieu, je ne suis point
pour craindre ou m’épouvanter des menaces des hommes; ef je ne
dénierai jamais Jésus-Christ, sachant bien que ceux qui le dénient
en ce monde, il tes dénie devant som Pére et les désavoue pour
Siens*. » .
Aucun document ne fait mieux connaitre que le Journal de
Bourgoing quelle fut l’attitude de la rayale accusée au milieu de
ces débats dirigés contre elle avec une partialité si révoltante.
« Nonobstant la véhémence de ces messieurs les chicaneux, dit-
ll, la reine ne perdit jamais coeur, mais plus ils s’échauffaient &
engréger (aggraver) le fait, plus elle se montrait affermie ; le
cear, les forees.et: l’entendement lui croissaient et augmentalent,
et constamrment etle répondait 2 tout ce qu’ils objectaient. Et comme
lls disaient tantét d'une chose, tantét d’une autre, d'autant que
dedans les lettres se contienment souvent divers points; ainsi ré-
pendait-clle, selon cz-qu’il se trouvait ou que le Trésorier, qui était
: aed J se! fet ta ‘ i
‘ Allusion & Walsingham.
*D'aprés le Journal inédit de Bourgoing, avec. quelques légers changements de
ridaction. Toute cette partie de la, défense de la reine a été supprimée dans les
documents anglais du proces. ___
468 MARIE STUART.
celui qui parlait ordinairement, adressait la parole 4 Sa Majesté ou
a ses justiciers. »
Les légistes revinrent avec acharnement sur la question des let-
tres que, suivant eux, Marie avait échangées avec le chef des conju-
rés. Voici comment s’exprime Bourgoing sur ce fait capital : « Et
comme on lisait par intervalles des lettres de Babington & Sa Ma-
jesté et d’elle & Babington, elle dénia tout a plat d’avoir jamais vu
telles lettres‘, ni regu, tant s’en faut qu'elle lui edt fait réponse.
Sur lequel point ils insistérent beaucoup, comme étant celui sur
lequel était fondé le tout, produisant des chiffres et autres lettres,
et les déposilions, tant de ceux qui avaient été examinés que de
MM. Nau et Curle, prisonniers, pour prouver qurelle avail recu cette
lettre dudit Babington, el répondu a icelle’, et, par conséquent,
consenti au meurtre de la reine d’Angleterre*. »
Nous rappellerons au lecteur qu'il n’a pas été conservé d'origi-
naux ou méme de copies authentiques de tous les interrogatoires de
Nau et de Curlc, si ce n’est un seul’, l’une des confessions de Nau,
qui disculpe entiérement Maric de toute adhésion au complot de
‘ C’est mot 4 mot la traduction de la phrase such any letters des papiers d’Hard-
wick.
* Voir, dans Labanoff, t. VI, p. 385 et suiv., la lettre de Marie 4 Babington avec
les interpolations de Phelipps.
3 Nous ferons remarquer que, pour la seconde fois, le Journal de Bourgoing
est aussi explicite sur les dénégations absolues de la reine, que le sont de leur
cété, les procés-verbaux rédigés par les scribes qui assislérent aux débats. Ces
deux documents, de source dilférente, se corroborant einsi l'un par l'autre. Dans
les papiers d Hardwick, il est dit, avec une nuance d’expressions qui semble plus
conforime a la vérilé, que Marie « nia avoir regu de Babington wne telle le:tre, et
lui avoir écrit une telle réponse, et qu'elle avoua. toutefois, qu'elle avait employé
Babington pour transmettre ses lettres et ses messages. » Rien de semblable &
ce dernier aveu ne se lit ni dans le Journal de Bourgoing, ni dans les minutes du
procés. — ll n'est pas impossible d’expliquer les différences de langige. Ii est
probable que la reine commenga d’abord par tout nier d’une maniére générale,
ne voulant pas répondre 4 des juges 4 qui elle ne reconnaissait aucun droit de
linterroger. Puis, dans le cours des débats, elle admit ses lettres, méme celle &
Babington, mais non point telle qu'on la produisait. Camden et Howell ont em-
prunté leur récit aux procés-verbaux, rédigés par les scribes de Cecil ; Hardwick
a puisé ses documents dans les papiers d'Etat. Suivant M. Jules Gauthier, qui a
bien vou'u, sur ma demande, me faire part de son opinion sur ce point, Bur-
ghley. dans sa lettre du 15 octobre, « tenait a faire croire que Marie avait tout
nié pour montrer le peu de confiance qu’on devait avoir 4 ses paroles, car if
était bien connu qu'elle avait été autrefois en relations avec Babington, alors qu'il
était page chez le comte de Shrewsbury. »
_“ L’un des interrogatoires de Nau, qui, dit-on, est autographe : « La déposi-
tion et confession de M. Nau et de M. Curle, dit Bourgoing, (était) écrite sous le
double de certaine lettre et signée de leur main. »
MARIE STUART. i 469
meurtre. Nous savons de plus que la confession de Babington, dont
Yoriginal existe encore, est complétement muette sur la prétendue
complicité de la reine d’Ecosse'.
Qn interrogea surtout Marie avec insistance sur le prétendu pas-
sage de sa lettre 4 Babington, du 17 juillet 1586, ov il est question
« des quatre hommes de cheval qui étaient appoiniés a Londres
pour la venir avertir quand le coup serait fait*, » et pour la dé-
livrer. « Sa Majesté, ajoute Bourgoing, dit qu’elle ne savait ce que
cétait. »
Se tournant vers l’homme pervers qui, pour la perdre, avait
issu cette abominable trame, elle prononca ces mots caractéristi-
ques, si bien justifiés aujourd'hui par la découverte des faux com-
mis par son ordre: « Il est facile de contrefaire les chiffres et les
caractéres de l’écriture d’une autre personne, comme I’a fait récem-
ment en France un jeune homme qui se vante d’étre le frére batard
de mon fils. Je crains que tout ceci ne soit l’ceuvre de M. de Wal-
singham pour me faire périr, lui qui, j'en suis certaine, a déja
leaté de m’arracher la vie ainsi qu’é mon fils*.
« Quant 4 Ballard, que vous accusez d’avoir élé l’un des six conju-
rs qui avaient « entrepris le meurtre » de votre reine, il est vrai
que )'en ai entendu parler par les uns comme d’un « trés-ferme
«catholique qui désirait me rendre service; » mais on me préve-
nat d’autre part « qu'il avait de grandes intelligences avec M. de
« Walsingham et que je m’en donnasse de garde. Je ne sais rien
«autre chose de lui‘. »
«Je proteste que je n’ai pas méme songé 4 la ruine de la reine
d’Angleterre et que j’aurais cent fois mieux aimé perdre la vie que
de voir tant de catholiques poursuivis & cause de moi et condamnés
4 une mort cruelle en haine de ma personne. » En achevant ces
nots, la reine se mit 4 fondre en larmes.
Le sceptique Burghley, qui avait envoyé au supplice tant de ca-
tholiques et méme de puritains, eut l’impudeur de répondre 4 Ma-
me: aNul, s'il a été sujet fidéle, n’a jamais été mis 4 mort pour
cause de religion : quelques-uns l’ont été pour trahison, parce
quils maintenaient la bulle et l’autorité du pape contre notre
Teine. »
_ *—Et pourtant, reprit Marie, j’ai oui dire.tout le contraire, et
je 'ai lu dans des livres imprimés. |
* Hosack, t. 0, p, 423.
* Journal inédit de Bourgoing. C'est l'un des passages: que le prince Labanoff
Mppose, avec raison, avoir été interpolé par Phelipps (Labanoff. t. VI, p. 589-)
* Howell’s, State Trials, etc., t. I. :
* Journal inédit de Bourgoing.
£70 : MARIE STUART.
— Les auteurs de tels livres, répliqua brusquement Burghley
pour détourner la question, écrivent aussi que la reine a forfast a
la dignité royale’. »
Walsingham, blessé au vif par la grave accusation que Marie ve-
nait de faire peser sur lui, se leva dés que Burghley eut cessé de
parler, et s’étant découvert : « Je proteste, s’écria-t-il, que mon
Ame est dégagée de toute malice. Dieu m’est témoin qu’en tant que
personne privée je n'ai rien fait qui ne convieane a un honnéte
homme, et en tant que secrétaire d’Etat, rien qui soit indigne de ma
charge. C’est done, madame, sur de faux rapports, ajouta-t-il en se
tournant vers Marie Stuart, que vous avez pu croire que « j’avais
dit beaucoup de choses 4 votre désavantage, » « que je m’étais con-
fessé votre ennemi, jusque-1a qu’on vous a fait apparaitre que j’a-
vais entrepris de vous faire mourir, vous et votre fils. en un méme
jour *. » Sache donc, Votre Grace « que je ne porte de mauvaise vo-
lonté & personne, que je n’ai attenté 4 la mort d’aucun, et que je
suis homme de bien et fidéle serviteur de ma maitresse*. »
« Je confesse, poursuivit-il, que trés-vigilant pour tout ce qui
touche au salut de la reine et du royaume, j'ai surveillé attentive-
ment toutes les machinations ourdies contre eux. Quant a Ballard,
s'il m/’avait offert son aide, je n’aurais pu la refuser et je }’aurais
méme récompensé. Si j'ai cu quelque pratique secrete avec hui,
pourquoi ne |’a-t-il pas déclaré pour sauver sa vie’? »
On remarquera avec quelle prudence significative, Walsingham,
tout en se défendant des accusations portées contre lui par la reine,
resta muct sur celle de faux qu’elle lui avait lancée & 1a face & mots
couverts. De quelle valeur pouvaient étre d’ailleurs les protesta-
tions d’honnéteté d’un tel homme, qui avait si notoirement con-
spiré la mort d’Esmé Stuart et du comte d’Arran ; qui avait appreuvé
le projet de mettre 4 mort sans jugement la reine d’Kcosse et qui
bientdt en donnera le criminel conseil par écrit 4 Paulet °.
Marie, effrayée d’avoir blessé au vif un homme si dangereur, et
ramenée bientét au sentiment de sa triste situation, lui déclara
« qu'elle ne pensait aucanement 4 ce qu’on lui avait dit de iui et
qu'elle n’y avait pas cru. » En méme temps clle le pria de ne pas
ajouter plus de crédit 4 ceux qui la calomniaient qu'elle n’en ac-
cordait elle-méme 4 ceux qui l’aceusaient*.
! Journal inédit de Bourgoing.
2 Ibidem
3 Ibidem.
oh Howel?’s, State Trials, t. I=, etc. Camden, par erreur, place cet incident & la
premiére séance qui cut lien le matin. | :
5 Hosack, t. Il, p. 423.
® Howell’s, State Trials, t. I.
“MARIE SYUART. ° 411
« Si vous n'aver pas été recu en Ecosse, poursuivit-elle, comme
yous le méritiez, ce n’est pas ma faute, et je ne poense’pas que vous
azyez voulu vous-en venger sur moi‘qui ne savais ricn de cela
« Les espions sont gens ‘d'un ‘crédit'équivoque, qui-cachent une
chose et en disent ‘une autre, et leur témoignage ne peut suffire
pour me convaincre que j’#i‘pu consentir:d la ruine de votre reime.
Non, ajouta-t-elle avec'émotion, ‘je-ne voudrais'pas faire naufrage
de mon 4me en conspirant‘sa perte*. »
A peme avait-clle prononcé ces paroles quc ‘Burghley, pour toute
réponse, lui cita encore la phrase interpolée de sa lettre 4 Babington
ou ilest question « des quatre hommes-de cheval qui étaient ap-
pomlés @ Londres pourlavenir avertir quand le coup serail fart*. »
Eile protesta encore « qu'elle ne savait ce que c'était’. »
Daprés le temoignage vrai ou supposé de Curle, on l’accusa d’a-
voir envoyé un chiffre & Babington ainsi qu’a d'autres personnes,
Sans nommer Babington, elle avoua qu'elle écrivait en chiffre
quand bon lui semblait, et -déclara qu’tl lui était aussi bien permis
a elle qu’a la reine d'Angleterre d’avoir des correspondances. « Sa
Majesté, dit Bourgoing, avoua quelques chiffres ; dit qu’il y cn avait
eu d'autres plus vieux et plus récents, et que cela ne faisait rien,
parce que plusieurs se peuvent servir d’un méme chiffre en diver-
Ses occasions, selon les intelligences qu’ils ont en divers endroits.»
Ne pouvait-il se faire que Morgan, -qui,:autrefois lui avait rendu des
Services, ne'se fit servi « de ses chiffres mémes » par suite des in-
telligences qu’il avait avec d’autres princes*? »
Aunom de ce ‘fougueux catholique qui, du fond de la Bastille,
poursuivait avec une implacable ardeur le meurtre -d’Elisabeth,
lord Burghley prit feu :
«— ‘On nignore pas, dit-il & Marte avec emportement, qu’il se
Professe votre serviteur et que vous ‘lui domer'une ‘pension an-
nuelle, bien que vous sachies « qu'il a machiné la mort de la reine,
Ma maitresse, avec Parry. » Il est encore prisonnier en France pour
eda, ayant te poursuivi-st accusé,-au nom-de-la reine, par milord
~ Yous savezsbien, messisurs, dit Marie-en se'tournant vors ‘les
1 Journal inédit de Bourgoing.
* Howell's, State Trials, t. I.
* Texte donné par Bourgoing.
* Journal inédit de Bourgoing.
© Journal ‘inédit de Bovrgotny. ‘Cette ‘désignition ‘de Morgan par fa reine,
comme pouvant avoir organisé, peut-étre le premier, la conjurdtidn de Babing-
ton, ne se trouve, 4 notre connaissance, dans aucun document pubkié jusqu’a ce
jew.
6 Jounal Nnddit tle Boavyoiny.
412 . MARIE STUART.
scigneurs, que je n’ai été mélée en rien 4 cette entreprise et que je
n’al suborné personne. »
A cet appel, plusieurs gentilshommes avouérent hautement
qu'elle était tout 4 fait innocente d'une telle accusation'.
Vous avez par 1a une preuve, messieurs, ajouta Marie, « du mal
que me yeulent quelques conseillers de votre reine. Si l’on a en-
trepris quelque chose contre la personne de votre maitresse, « ce
n’est pas moi, » et il y a longtemps que l'on conspire contre elle,
« comme vous l’avez vu maintes fois. » « Je suis bien marrie que
Morgan se soit mélé de telle chuse, mais je ne puis répondre de ses
actions. Quant 4 l’aider en ses nécessités, je ne puis moins faire, en
reconnaissance de ses services que je n’oublierai jamais, non plus
que j’ai accoutumé de faire envers tous ceux qui se sont employés
pour moi*. »
Et comme Burghley insistait pour prouver que Morgan était le
pensionnaire de la reine d’Ecosse, clle le nia, en reconnaissant tou-
tefois qu'elle lui avait fait donner de temps 4 autre quelque « ar-
gent pour sa dépense*. »
« — Mais, objecta Marie, l’Angleterre n’a-t-elle pas fait des pen-
sions & Patrick de Gray, 4 des Ecossais mes ennemis et méme & mon
fils?
— Il est vrai, répondit Burghley ; les revenus de 1’Ecosse, par la
négligence des régents, sont tellement diminués que la reine, dans
8a bonté, a fait quelques largesses a votre fils, le roi d’Ecosse, qui
est son propre parent’. »
Nau et Curle, dont on lui opposait sans cesse les confessions,
n’avaient pas plus été confrontés avec elle que ne l’avaient été Ba-
bington et ses complices. Afinde pouvoir exploiter impunément les
piéces falsifiées, afin d’étouffer la voix de la vérité, Elisabeth et les
ministres avaient, en violation flagrante des lois anglaises protec-
trices des accusés, évité avec le plus grand soin cette confronta
tion *. |
Les justiciers soutenaient, dit Bourgoing, que les secrétaires de la
reine d’Ecosse avaient avoué que leur maitresse avait regu « cer
tarnes lettres » de Babington, « et qu’elle y avait fait réponse; »
« quils avaient tout fait par son commandement ; qu’ils n’avaient
* Journal inédit de Bourgoing.
® Ibidem.
* Journal inédit de Bourgoing. Toute cette importante partie des débats ne se
frouve que dans notre Journal.
® Ibidem.
© Klisabeth, prévoyant que Marie demanderait la confrontation de ses secré-
taares avec elle, avait écrit 4 Burghley qu'elle considérait cela comme inutile.
MARIE STUART. : 413
rien écrit sans le lut communiquer, comme c’était sa coutume, »
car elle ne voulait jamais permettre que rien se produisit 4 son
insu, et qu’ainsi « sa direction » était prouvéc ; que c’était « par
son commandement que ses secrétaires écrivaient dans son cabinet
git se faisarent les dépéches, et le plus souvent en sa présence ; qu’a-
pres les avoir écrites, ils les lui lisarent ; que ces dépéches se fer-
maient et se cachetaient toujours dans son cabinet, et qu’ils l’avaient
souvent voulu détourner de telles entreprises‘. »
Le vice de forme de la procédure, en ce qui touchait la non-con-
frontation de ses secrétaires avec elle-méme, n’échappa point a
Marie Stuart : « Pourquoi, dit-elle, Nau et Curle ne sont-ils pas in-
terrogés en ma présence ? Eux du moins sont encore en vie ; si mes
ennemis étaient certains qu’ils dussent confirmer leurs prétendus
aveux, ils seraient ici Acoup sur*.» « S’ils ont écrit quelque chose -
que ce soit touchant l’entreprise, ajouta Maric, dont Bourgoing re-
produit les paroles, ils l’ont fait d’eux-mémes; ils ne m’ont rien
communiqué et je les désavoue sur ce point. Nau, comme serviteur
du roide France, peut avoir entrepris tout autre chose que ce que
je voulais....?: il avait des intelligences que je ne connaissais pas. Il
confessait publiquement qu'il appartenait au roi de France, qu’il ne
relevait pas de moi et ne ferait pour moi que ce qu’il trouverait
bon. li avait beaucoup de querelles avec moi parce que je,ne vou-
lais pas consentir 4 nombre « de ses conceptions, » et je n’y pou-
vais donner ordre. Je sais bien qu'il avait « beaucoup de particula-
rités, affections et intentions » que je ne saurais dire en public,
mais dont je suis bien fachée, car il me fait grand tort. Quant a
moi, je ne veux pas accuser mes secrétaires, mais je vois bien que
‘ Journal inédit de Bourgoing. Cfr. Howell's, State Trials, t. I*".
* «Jl est évident, dit Hume qui, malgré ses préventions et l’insuffisance de ses
informations, laisse parfois échapper les réflexions les plus justes et les arréts les
plus équitables, il est évident que cette complication apparente de preuves, se
réduit totalement au témoignage des deux secrétaires ; ilsavaient seuls connais~
sance de ta part que prenait leur maitresse au complot de Babington ; ils n‘igno-
raient pas qu’ils s’exposeraient 4 toutes les rigueurs de la prison, aux tortures, a
la mort méme, s’ils refusaient les éclaircissements qu'on exigeait d eux. Dans le
cas d'une procédure criminelle ordinaire, cette preuve, malgré ce qu'elle a de
défectueux, pourrait passer pour juridique, et méme pour suffisante..., mais dans
un procés de la nature de celui-ci, of la partie poursuivante appuyait ses propres
intéréts de sa puissance absolue, ou il était clair que le désir de voir condamner
Marie, se servait de la raison d’Etat, trés-importante en elle-méme, la déposition
de deux témoins contre cette princesse ne parait pas d'un si grand poids. Quand
méme ils auraient mérité encore plus de considération personnelle, leur témoi-
gnage avait besoin d’étre étayé par des circonstances plus fortes, pour éloigner
tout soupgon d ‘injustice et de tyrannie. (History of England).
5 Jules Gauthier, t. II.
474 MARIE STUART.
ce qu'ils ont dit est par crainte de ia mort et de la fortune. Sans
promesse de fa vie, et pour se sauver, ils nent pas manqué de s’ex-
cuser sur moi, pensant que je ne sauverais mieux qu’cux, ne sachant
pas d’ailleurs ou j’étais ef ne soupconnant pas qu'on me voulit
traiter de la sorte. ll y avait plus de douze mois que Nau n’écrivait
plus dans mon cabinet ; il se cachait de tous et faisait ses dépéches
dans sa chambre, pour sa commodité, comme il le disait, afin d’étre
plus 4 son alse, ce que le steur Amyas et tous ceux de la maison
peuvent bien attester. Quant 4 Curle, sila fait quelque chose, c'est
qu'il y a été contraint par Nau, auquel il craignait fort de déplaire,
« et pour éviter des noises. » Et toutcfois, ajouta Marie, je ne pense
pas que l'un et l'autre se soient oubliés 4 ce point. Malade la plu
part du temps, je ne pouvais vaquer 4 aucune affaire ef ne savais
le plus souvent ce qu’ils faisaient ; mais je m’en remettais a Nan'.
— Nau, il est vrai, répliqua le trésorier, « s’est réclamé du roi de
France, comme étant son sujet et né en France, mais il a été secré-
taire du cardinal de Lorraine, et il est le serviteur juré de Votre
Grace; il obéit 4 vos commandements. C’est de sa bonne volonté et
sans y étre contraint aucuncment qu’il a fait sa déposition, qu'il l'a
jurée, écrite et signée de sa propre main*.» *
— fl était secrétaire du roi de France, reprit 1a reine en insistant
avec force : il recevait des gages de lui et se disait son argentier.
Sous ce prétexte, il était fort désobéissant. Je lui commandais, il
est vrai, et j'acceptais bien en général ce qu'il faisait, comme tout
prince a coutume de le faire ; mais c’est 4 lui de répondre de ses
actions particuliéres. Je ne puis croire qu'il n’ait été contramt 4
faire une telle déposition. « Se sentant faible de nature et délicat, »
ila craint « la torture » et a pensé s’échapper en rejetant tout le
fardeau sur moi. « Un criminel n’est pas regu 4 serment ni cru sur
ses affirmations ; son serment ne vaut rien et il ne vous en doit
point. Le premier serment qu’il afait son maitre rend nuls tous les
autres et Nau n’en peut faire aucun qui puisse me préjudicier. Kt
" je vois bien, ajouta-t-elle, en examinant l’unc des dépositions écrites
attribuées 4 Nau et que l’on avait placée sous ses yeux, je vor
bien... gue méme il n’a pas écrit et signé comme il a coutume de le
faire, 4 supposer, comme vous |’affirmez tous, qu’il ait écrit de sa
main. »
Comme on le voit, par ce curieux pessage de la défense de Marve,
" Journal indilit de Bourgoing. Cette réponse si importante de la reine et celles
a Stivent sont & peine anatysées dans les documents anglais de soarce off
cielle.
® Jbidem.
MARIE STUART. 75
que neus emprantons au Journal inddit de Bourgoin, elle coniesta .
l’authenticité de la confession de Nau telle qu’on Ja lui montra.
les documents anglais connus ne font pas mention de cet inci-
dent, de la plus haute importance, et le motif de leur silence est
facile 4 saisir. Tout nous porte donc a croire, comme I’ont juste-
meat soupcenné plusieurs historiens, entre autres M. Hosack, que
Phelipps avait fait subir de graves altérations aux confessions de
Neu et de Curle, qui furent lues 4 Fotheringay; qu’il contrefit leurs
écritures, et que ce futen partie pour cette raison que l’on évita
leur confrontation avec la reine. « Ne se peut-il faire, poursuivit
Marie, que, traduisant et mettant en chiffres mes lettres, mes se-
crélaires y alent inséré des choses que je ne leur ai point dictées?
Ne se peut-il faire aussi que des lettres, semblables 4 celles que |’on
produit, leur soient venues entre les mains, sans pourtant que je
les aie vaes? » Puis elle ajouta d’un ton plein de dignité : « La ma-
jesté et le salut des princes seraient réduits 4 néant, s’ils pouvaient
dépendre des écrits et du témoignage de leurs secrétaires. Je ne
leur ai rien dicté que ce que la nature me dictait 4 moi-méme pour
recouvrer enfin ma liberté. On ne peut me convaincre que par mes
paroles et mes propres écrits. Si, sans mon aveu, ils ont écrit quel-
que chose au préjudice de ja reine votre maitresse, qu’ils subissent
le chatiment de leur audace. Mais ce dont je suis bien certaine,
Cest que, s'ils étaient devant moi, ils me laveraient sur-le-champ
de tout blame, et me mettraient hors de cause‘. »
Kile mit fin 4 son discours en réclamant encore avec insistance
pour que les minutes de ses lettres, é¢crites de sa propre main, fus-
sent produites comme preuves de ce qu'elle avancait*. « A ces de-
mandes si justes on ne répondit pas... Les secrétaires de Marie ne
furent point examinés en sa présence, ses notes manuscrites ne fu-
reat pes produites. Plus tard, it fat déclaré, dans Ja Chambre étoi-
lke, que ces netes avaient été détruites par ordre de la reine
‘ Camden d’aprés le Registre de Barker. — British Museum, Caligula, C. 3X,
fol. 383, Howell’s, State Trials t. i, p. 4182-41183.
Un illustra historien, pow: prouver, dans son argumentation, la culpabilité de
Lerie Stuart, s'est appuyé sur l’'apparente concordance des piéces qui furent pro-
duites 4 Fotheringay. En évitant la confrontation de Babington avec Marie et celle
de ses secrétaires, il était, sans doute, facile & l’accusation dtablir cette con-
cordance; tiais la question est précisément de savemr si oes: piéves, en dehors
te cette formalité essentiolie a l'administration de toule justice équitable, peu-
vent étre considérées comme authentiques par des historiens sérieux et 1mpar-
taux. Nous ne le pensons pas, et il suffit de prouver l'altération d'une seule
Péce, pour faire crouler tout le systéme de |l’accusatéon. Or, cette question,
tomme il semble, ne peut faire aujourd'hui l’ombre d'un doate.
* State Triate, 4.1, p. 1185; Hosack, t. H, p. 4264.
476 MARIE STUART.
d’Ecosse; mais en sa présence nul n’osa soutenir une telle affirma-
tion... En vérité, poursuit M. Hosack, & qui nous empruntons ces
remarquables considérations, rien ne pouvait étre plus puéril que
les preuves fournies contre elle. Ses lettres étaient de prétendues
copies d’aprés les chiffres; mais par qui les lettres en chiffres
avaient-elles été déchiffrées? Par qui les copies avaient-elles été fai-
tes? Les commissaires n’en surent rien, et-ne firent aucune ques-
tion a ce sujet. Les secrétaires de Marie auraient pu étre appelés
pour constater lidentité de la lettre écrite par Babington, et Phe-
lipps aurait dd létre aussi, pour décider si la copie produite de !a
lettre de Marie était la copie véritable de la lettre chiffrée qu'elle
avait envoyée. Mais ses secrétaires restérent prisonniers 4 Londres,
et le nom de Phelipps, pour des raisons qu’il est facile de deviner,
ne fut pas prononcé une seule fois pendant le procés‘. » Enfin les
propres notes ou minutcs de ses lettres, dont Marie demandait sans
cesse la production, «furent soigneusement cachées aux commis-
saires, bien que ces notes eussent pu fournir la preuve décisive de
son innocence ou de sa culpabilité*. »
Les réponses de la royale accusée furent si nettes, si vives, siac-
cablantes pour l’accusation, que Burghley et les officiers dela cou-
ronne, ne trouvant aucune bonne raison a lui opposer, cherchérent
4 étouffer sa voix, en l'interpellant tous en méme temps, et par des
questions souvent étrangéres au point essentiel. —
« Alors, dit Bourgoing, qui nous fait assister 4 cette scéne de vio-
lence inouie, les chicancurs firent rage de crier, débattre, et prou-
ver, et rangréger (aggraver) le fait, ramenant comme de furie tout
ce qui avait été dit, fait et écrit, toutes les circonstances, soupcons,
et conjectures, et apparences. Bref, toutes les raisons qu‘ils purent
imaginer furent mises en avant pour faire leur cause bonne et ac-
cuser Sa Majesté, sans qu’elle put répondre distinctement & ce qu’ils
disaient. Mais, comme forcenés, ils poursuivaient quelquefois tous
ensemble, et quelquefois l'un aprés l'autre, de faire entendre que
la reine était coupable, ce qui donna occasion 4 Sa Majesté de faire
une bien noble haranguce le lendemain matin®. »
« Marie garda toujours sur ses adversaires, dit M. Hosack, une
incontestable supériorité. Sans conseil, sans témoins, ‘sans papiers.
sans ricn autre chose que son intelligence claire et son esprit hé-
roique, elle avait répondu point par point 4 toutes leurs alléga-
gations. Eux, connaissant la faiblesse de leurs preuves, ils avaient
‘ Hosack, t. I, p. 425.
* Hosack, t. Il, p. 425.
-* Voir, ci-aprés, le commencement des débats du second jour.
MARIE STUART. 471
artificieusement mélé l’accusation de conspiration avec le plan d’in-
vasion. Burghley, usurpant les fonctions d’avocat général, avait
essayé de détourner |’attention de Marie de la question principale,
en s'arrétant 4 nombre de sujets, dans l’intention de ]’étonner et de
l'abuser; mais, s’apercevant sans doute de son intention, elle le ra-
mena toujours au point en litige, tandis qu’é ses demandes répé-
tées, que ses secrétaires fussent confrontés avec elle, et que ses let-
tres fussent produites en originaux, Burghley évita soigneusement
de répondre. »
Aucun argument, aucune menace, aucune violence, ne put ébran-
ler la fermeté avec laquelle Marie tint téte 4 l'accusation. Aucune.
question perfide ne put la mettre en contradiction avec elle-méme.
Dans cette premiére journée, de méme que le jour suivant, elle af-
firma qu'elle n’avait point écrit 4 Babington la lettre du 17 juillet,
telle du moins qu’on la placait sous ses yeux, et qu’elle était inno-
cente de toute participation au complot de meurtre; elle soutint
que cette lettre avait été falsifiée par l’ordre de Walsingham, qui
nessaya pas de se justifier de cette grave accusation, ainsi qu’on
en trouve la preuve, soit dans le Journal de Bourgoing, soit dans
l’analyse que nous a laissée Camden du Registre du procés, rédigé
par le notaire Barker. Eufin, ce qui était ignoré jusqu’a préscnt, et
ce qui nous est révélé par le Journal inédit de Bourgoing, la reine
déclara fausses les dépositions de Nau et de Curle, qui lui furent
présentées, et soutint qu’elle ne reconnaissait pas dans ces piéces
leur écriture habituelle.
L’honorable M. Mignet n’admet pas les interpolations de la lettre
de Marie 4 Babington, ect voici les raisons qu'il donne : « Pour que
la supposition soit acceptée, dit-il, il faut admettre que la lettre en-
liére a été refaite par Phelipps, qui n’aurait pas trouvé dans la let-
tre originale la place nécessaire 4 intercalation des trois passages
frauduleusement introduits entre les passages réels concernant l’in-.
vasion, le soulévement de l’Angleterre et la délivrance de Marie, et
que Babington ne s’en est pas apercu'. »
Il est facile de répondre 4 ces objections. ll était impossible, en
effet, d'intercaler dans l'expédition originale, écrite de la main de
Curle, les phrases interpolées, sans que l'on pul s’en apercevoir.
Aussi sommes-nous d’avis que la lettre a été recopiée en entier,
afin que l’on put y introduire les passages en question. Quant 4 Ba-
bington, il dut recevoir la lettre ainsi remaniée, sans soupconner
la fraude, puisque, d’une part, elle répondait parfaitement en tous
points aux questions qu’il avait soumises 4 l'approbation de la
" Histoire de Marie Stuart, t, II, p. 547 de la 3° édition.
478 MARIE STUART.
reine, et que, d’autre part, me connaissamt pas l’écriture de tous
ceux dont Marie pouvait se servir pour transerire ses lettres, 1) de-
vait lui suffire, comme garantie de }'authenticsté de la lettre de
cette princesse, qu'elle fat écrite avec le chiffre convenu. D’ailleurs
Phelipps imitait 4 Ja perfection toutes les écritures, comme it en fit
lui-méme laveu', et 3] pouvait fort bien avoir imité celle de Curie.
Nous dirons encore que si Walsingham et Phehipps avaient eu entre
les mains une lettre chiffrée de Mane Stuart, éerite par l'un de ses
secrétaires, dans laquelle elle et consenti au meurtre d’btisa-
beth, ils auraient commis la plus insigne des fautes, et méme un
crime de haute trahison, en l’enveyant 4 son adresse, em ne la
gardant pas précieusement, comme la piéce de conviction Ja plus
forte, 2 défaut d’une minute de la main de la reine d’Ecosse. Ce
serait pousser bien loin la candeur, que de s’en rapporter avev-
glément a la déclaration d’un homme tel que Phelipps, lorsqu'il
affirme que Vexpédition origmale de la lettre fut envoyée a Ba-
bington. Phelipps était un faussaire de profession, comme nous
Vavons suffisamment prouvé. Quant a la morahté de Walsingham,
elle est bien connue. Vroler le secret des Icttres, voler le pupitre
d’un ambassadeur, corrompre ses valets, acheter une signature,
étaient des moyens dont il usait, 4 l'occasion, sans le moindre
scrupule. Peu de temps aprés le procés de Marie, n’écrivait-il pas
4 Paulet pour lVengager 4 mettre 4 mort sa captive? Comment,
dés lors, croire que ces deux personnages étaient incapables de
commettre des faux? Comment admettre sans controle les piéces
sorties de leurs mains? Pour moi, j’éprouve une véritable souf-
france morale, en voyant un homme aussi respectable que M. Mi-
gnet accorder tout sa confiance 4 de tels scélérats, et s appuyer,
sans contrdle, sur les documents qu’ils ont produits pour acca-
bler Marie Stuart. Walsingham n’ayant point mis. sous les yeux
des commissaires l’original en chiffres écrit de la main de Curie,
n’est-il pas évident que cet original ne contenait pas les passages
relatifs au meurtre d’Elisabeth? Il y a tout lien de croire que,
‘cette pidce ne contenant pas les passages interpolés depuis, fut
mase de cété par Walsingham; qu’é sa place, il envoya 4 Babing-
ton une copie de la lettre en chiffres, avee les interpolations de
Phelipps ; que l’écriture de Curle fut imitée avec soin par ce faus-
saire émérite, et que la lettre fut scellée d'un cachet refail ha-
bilement par Gregori. En agissant de la sorte, Walsingham dut
calculer que si Ja lettre était saisie sur. Babington, elle servirail
de preuve capitale contre la reine; que si Babington refusait de la
‘ Dans une lettre au camte de Salisbury.
MARIE STUART. 479
reconnaitre et de la contresigner, Walsingham n’avait-il pas Phe-
lipps sous la main pour imiter l’écriture de Babington et celle de
Nau et de Curle, et pour leur faire dire, dans de prétendues con-
fessions, tout ce qu’il jugerait 4 propos? D’ailleurs, quelle pro-
testation avait-il 4 craindre de leur part, puisque la copie de
cette lettre, ainsi falsifiée, devait étre lue aux débats hors de leur
présence ?
M. Mignet, pour repousser le systéme des interpolations, ajoute
ceci : « Il faut admettre aussi, dit-il, que Nau et Curle, pour se
sauver, ont reconnu comme étant d’eux ces passages qui ¢taient de
Phelipps ; se sont attribué l’ceuvre de ce faussaire, qu’ils avouaient
lun avoir écrite, l'autre avoir chiffrée; se sont donné unc part
dans le complot contre la vie d’Elisabcth, quoiqu’ils y fussent étran-
gers, ct y ont enveloppé leur infortunée maitresse, bien qu’ils la
sussent innocente. »
M. Mignet suppose que les documents sur lesquels il s’appuie,
que les confessions de Curle et de Nau sont authentiques; or, nous
avons pensé précédemment que toutes ces piéces, exceplé une
seule, nc sont que des copies sans authenticité, dont la seule ga-
rantie est d’avoir été contresignée par Phelipps. MM. Hosack et Jules
Gauthier, qui, du moins, ont eu ces piéces sous les yeux, les ont
réduites & leur juste valeur et déclarées indignes de servir de
preuves a des historiens sérieux et de bonne foi. La seule piéce au-
thentique qui nous reste des dépositions des deux secrétaires, c’est
le mémoire autographe de Nau adressé, le 10 septembre 1586, a
Klisabeth'. Or, il y déclare précisément tout le contraire de ce que
suppose M. Mignet, qui se montre vraiment par trop confiant dans
les copies certifiées par Phelipps. Nau affirme, de la maniére la
plus absolue et sans restriction, que sa maitresse « ne se méla au-
cunement du troisiéme point, » e’est-a-dire du projet de meurtre
d’Elisabeth*. Dans son Apologie, écrite en 1606, et dont l’authenti-
cité Dest pas moins certaine, tl déclare formeblement que, devant
ceux qui l'interrogévent, il ne cessa de soutenir linrfocence de sa
maitresse sur la question du meurtre. Il suffit de parcourir, d’ail-
leurs, les confessions en copies des secrétaires de Marie pour se
cemvaincre, quelque suspectes qu’elles soient, que leurs aveux, sur
le point essentiel de l'adhésion de leur maitresse au projet de
meurtre, n’existent pas. Rien de net et de concluant sur ce point
* State Paper Office de Londres, Mss. Mary queen of Scots, vol. XIX.
* Paprés fa version de Nau, dans ce Mémoire, Ia reine connut le projet du
meurtre. Mais, qui nous dit que Nau ne parla pas ainsi par crainte de la tor-
ture? Bien que la piéce soit autographe, authentique, elle n’offre, cependant, pas
ane garantie suffisante de vérité en tant que témoignage.
480 MARIE STUART.
dans leurs confessions. Leurs réponses sont celles de gens qui crai-
gnent a la fois de s’exposer 4 la torture et de diffamer leur mai-
tresse : elles sont dubitatives, hésitantes, embarrassées. Rappelons
de plus au lecteur que leur déclaration signée, au bas de la fameuse
lettre de Marie 4 Babington, du 17 juillet, n’est qu'une copie con-
tresignéc par Phelipps.
Voici, au surplus, un document qui nous semble de nature a
jeter unc lumiére décisive sur la question. Il a été découvert, il ya
quelques années, par miss Strickland. Les nommeés Mayer et Macaw,
ayant été appelés comme témoins, en 1606, devant le conseil privé
dans la Chainbre étoilée, déclarérent que « Thomas Harrison, secre-
taire particulier de Walsingham, avait attesté devant eux que, par
ordre de son maitre, il avait, conjointement avec Thomas Phelipps
et Maude, ajouté a la lettre de la rcine d’Ecosse les passages cités 4
sa charge, lesquels avaient amené sa condamnation 4 mort; quill
pouvait imiter la signature de tous les princes de l'Europe et qui
Pavail fait souvent, etc. » La minute de l’interrogatoire de Mayer et
Macaw, signée de leur main, se trouve au British Museum?*.
X
DEUXIEME JOURNEE DD PROCES. — 15 OCTOBRE 1586.
La reine passa une partie de la nuit sans dormir, absorbée tout
entiére par les graves préoccupations de sa défense. Le lendemain
matin, 15 octobre, elle entra dans son oratoire afin d’y puiser de
nouvelles forces pour disputer son honneur et sa vie a ce tribunal
inique, vendu sans pudcur a Elisabeth.
Comme la veille, soutenue par son médecin et par André Melvil,
et suivic de quelques-uns de ses serviteurs et de ses femmes, elle
rentra dans ia salle ot l’attendaient les commissaires. Une grande
-" Collect. Cotton, Caligula, c. 1x, fol. 468.
Hume, dans une note de son Histoire d’ Angleterre, avoue que « le post-scriptun
de la lettre du 17 juiliet, fut fabriqué par Walsingham, qui se servit, dit-il. de
cette ruse pour connaitre les dispositions de Marie. » On voit en quoi consiste le
contre-sens historique de Hume. Le post-scriptum auquel renoncérent les faus-
Saires, avait eu pour but, dans leur pensée, de provoquer de la part de Babington
une réponse sur le nom de ses complices. Plus loin, Hume, par la plus étrange
des contradictions, essaie de disculper Walsingham de l'accusation d‘avoir com-
mis des faux pour perdre la reine d'Ecosse, en soutenant que le secrétaire d Blt
sabeth était un trop honnéte homme pour se servir de tels moyens frauduleat.
Nous savons a quoi nous en tenir sur ce personnage. |
MARIE STUART. 481
pileur était répandue sur son visage, mais ses yeux et sa physiono-
mie, loin d’exprimer l’abattement, respiraient la plus ferme réso-
lution. A peine fut-elle entrée qu’elle observa que les seigneurs,
déja réunis, étaient « lous bottés et en habit de cheval, » ce qui
lui fit présumer, non sans raison, que leur mission devait se ter-
miner ce jour-la méme‘. Comme elle avait manifesté l’intention de-
prendre la parole, dés le début de la séance, tous les seigneurs,
«en grande curiosité de l’entendre, » s’approchérent de son siége
et Yentourérent dans te plus grand silence et la téte nue*. Voici,
d’aprés Bourgoing, en quéls termes elle s’exprima :
« Qu’il me soit permis, messicurs, de parler librement et de dire
tout ce que je Jugerai a propos, ainsi qu'il m’a été promis, hier,
par la bouche de M. le chancelier et au nom de I’assemblée des
commissaires, sans que je sois interrompue. Je trouve fort étrange
la maniére dont on procéde a mon égard; car, outre que |’on m’a
fait venir en ce lieu, contrairement aux droits des personnes de ma
qualité, on a livré la discussion de ma cause 4 des gens que l’on n’a
pas coutume d’employer dans les affaires des princes ct des rois. Je
pensais ne devoir répondre qu’a des gentilshommces qui ont la vertu
pour guide et |’honneur des princes-en respect, qui se dévouent a
leur sauvegarde, a la conservation de leurs droits, 4 la défense de
leur patrie et « au bien public, dont ils sont les tuteurs et les pro-
« tecteurs. » ... Au lieu de cela, je me suis vue accablée par une
importune multitude d’avocats et de gens de loi, qui se sont appli-
qués bien plutét 4 observer les formalités de la chicane en usage
dans les justices subalternes des petites villes qu’a la recherche
de ce dont il est question. Et bien que l’on m’edt promis « que je
« serais interrogée simplement et examinée sur le point seul qui
« intéresse la personne de la reine d’Angleterre, » ils ont, ce qui
était hors de leur compétence, porté la parole pour m’accuser, s’ex-
citant les uns les autres et « s’attisant 4 qui plaidcrait ou égorgerait
« le mieux les faits, » et prétendant « me forcer 4 répondre a des
« questions que je n’entends pas et qui sont hors de la commis-
« sion. » Nest-ce pas une chose indigne que de soumettre ainsi
« ala dévotion » de telles gens, qui ne font état que de plaider et
chicaner, une princesse non accoutumée 4 de telles procédures et
formalités ; et, contre tout droit, raison, équité, de la leur livrer
ainsi, faible, malade, circonvenue, prise au dépourvu, sans con-
seil, sans défense, sans papiers ni mémoires et sans secrétaire pour
écrire sous sa dictée et la soulager. Il est bien aisé 4 plusieurs,
! Journal inédit de Bourgoing.
2 Ibidem.
10 Aovr 1875. 32
489 ) MARIE STUART.
unis ensemble, et, comme il me semble, conspirant tous au méme
but, de vaincre, 4 force de paroles, une personne seule, 4 laquelle
est oté tout moyen de se défendre. Il n’est personne parmi vous,
pour si habile homme qu'il soit, que j’estime capable de pouvoir se
défendre et résister, s'il était 4 ma place, scul, poussé 4 bout, pris
4 l’improviste et forcé de répondre « 4 tant de gens mal affectés et
« préparés de longue main, » qui semblent plus disposés 4 écouter
leurs passions et leur colére qu’a éclaircir la vérité et accomplir le
mandat que leur impose la Commission. Mais, s'il faut que j’y sois
forcée ct contrainte, je demande qu'il me soit au moins permis de
répondre a chacun d’eux, l'un aprés l'autre, sans confusion, «et, a
« chaque point, de leur dire, distinctement, sans étre interrompue,
« car je ne saurais, 4 cause de ma faiblesse et de ma maladie, re-
« prendre une si grande quantité de propos, » mélés confusément
tous ensemble, « pour répondre & chacun en particulier, » comme
je le désire, et pour ne plus étre « importunément empéchée de le
« faire par leurs longs et continuels discours. » A tout événement,
je requiers que, de méme que l'on a convoqué cette assemblée,
comme il semble, pour m’accuser, il en soit appelé une autre dans
laquelle je puisse librement et franchement répondre pour défendre
mon droit et mon, honneur, voire méme, comme j’en ai le désir,
« pour faire apparaitre de mon innocence. »
« Que, s'il n'y a autre moyen, je consens 4 me défondre. « mais
« par de telles gens et de méme facon dont vous avez usé 4 mon
« égard, ce que l’on ne me peut refuser. »
« Enfin, je demande quc mes précédents traités, protestations,
demandes et réponses soient fidélement consignés par écrit, et me
soient délivrés, comme aussi toutes vos procédures et interroga-
tions, pour que je puisse y répondre en temps et lieu. Et, dés a
présent, m’appuyant toujours sur ma premiére protestation, j’en
appelle de tout cc qui s’est fait et qui se fera contre moi, et j’en
demande acte’. »
£ Journal inddit de Bourgoing. Cfr. Howell’s, State Trials, t, I. La reine ajouta
que la cause était débaltue et ses lettres traitées de telle sorte, que la religion
qu'elle professait, l'immunité royale et 1a majesté des princes étrangers, les rela-
tions confidentielles entre les princes, étaient mises en question, et qu'elle
méme était forcée de descendre de sa dignilé pour paraitre en criminelle devant
un tribunal. Et cela, ajoutait-elle, sans autre but que de l’exclure tout a fait de Ia
faveur de la reine d’Angleterre et de son propre droit & la succession de cette
princesse, alors qu'elle comparaissait volontairement, afin de se laver des accu-
sations portées contre elle, et pour ne pas négliger la défense de son honneur et
de son innocence. Eile rappela, aux commissaires, qu'Elisabeth, elle-méme, avait
été impliquée, bien qu’innocente, dans la conspiration de Wyott, etc.. (Howell’s
State Trials, etc., t. I).
MARIE STUART. 485
«—(’est bien raison, répondit le Trésorier, que Votre Grace dise
fout ce qu’il lui plaira, et elle le peut faire. Quant 4 ceux qui ont
parlé, le your précédent, ils ont agi conformément a leur charge
et a leur devoir. Pour connaitre la vérité du fuit, il était nécessaire
de débattre toutes les questions qui se rattachent 4 la cause. En
ce qui touche votre demande de convoquer une autre assemblée
pour que vous puissiez répondre, il y sera pourvu; mais, quant a
nous, nous n’avons pour cela ni pouvoir, ni mandat!. »
all est bon de remarquer, dit M. Hosack, que, dans cette se-
conde séance, ni l’attorney, ni le solliciteur général, ni le sergent
de la reine ne prirent part 4 la discussion. Soit que Burghley fut
mécontent de la maniére dont ils avaient conduit l’affaire le jour
précédent, soit qu'il fat désireux de donner carriére 4 son érudi-
tion et a son animosité contre la reine d’Ecosse, il prit sur lui la
direction du procés. Une telle conduite de la part d’un juge n’était
ni digne, ni convenable, et c’est la seule fois que nous ayons a
constater, dans les procés d’Etat, une marche si contraire aux
usages établis*. »
Le motif qui fit changer de tactique 4 Burghley, nous le con-
haissons par Bourgoing. Rappelé pour un instant, par les plaintes
que venait de proférer la reine, 4 quelques égards ostensibles en-
vers elle, il voulut éviter 4 la fois et le scandale et la confusion
des débats de la veille. Aussi, pendant la premiére partie de l’au-
dience, eut-il soin de maintenir quelque discipline parmi les tur-
bulents légistes placés sous scs ordres. « Il les conduisait par
signes, dit Bourgding, et les faisait parler et taire, quand il vou-
lait, ou selon qu’il lui semblait bon; et toute cette matinée les chi-
caneurs se montrérent plus modestes. »
— En qualité du double personnage que je représente, pour-
suivit Burghley, l'un de commissaire, }’autre de conseiller, agréez
premi¢rement, madame, que je dise quelques mots en tant que
commissaire. Votre protestation est mise en écrit et l’on vous en
remeltra une copie. L’autorité dont nous sommes investis nous a
été donnée sous le seing de la reine et sous le grand sceau d’An-
gleterre, dont il n’y a nul appel. Nous ne venons point avec pré-
vention, mais pour juger suivant les régles de la justice. Les juris-
Consultes ici présents n’ont d’autre but que de mettre en lumiére
comment yous avez offensé la personne de la reine. Nous avons
pleins pouvoirs pour entendre et examiner les faits, méme en
Votre absence. Toutefois, nous avons désiré que vous fussiez pré-
* Journal inédit de Bourgoing.
* Hosack, t. Il, p. 427.
484 MARIE STUART.
sente, de crainte de paraitre avoir manqué d’égards envers votre
dignité royale. Nous n’avons point cu la pensée de vous reprocher
autre chose que ce que vous avez comploté ou tenté contre la
reine. L’on n’a eu d’autre but, en lisant les Icttres, que de décou-
vrir l’attentat contre sa personne et les circonstances qui s’y rat-
tachent, lesquelles sont tellement mélées a d'autres faits, qu’on
pe saurait les en séparer. C’est pourquoi l'on a lu publiquement
ces lettres en entier, et non des passages cxtraits ga ct la, parce
que leur ensemble fait foi de ce que vous avez machiné avec Ba-
bington'. —
— On pourra prouver les circonstances, mais. jamais le fait,
s’écria la reine; mon innocence ne peut dépendre ni du crédit, ni
de la mémoire de mes secrétaires, bien que je les tienne pour
honnétes et sincéres. Si, par crainte de la torture, par espoir d*une
récompense ou de l’impunité, ils ont confessé quelque chose, leur
témoignage ne saurait étre admis pour de justes motifs que je me
réserve de faire valoir ailleurs. L’esprit des hommes est diverse-
ment dirigé suivant leurs passions, et mes secrétaires n’eussent
jamais rien confessé contre moi s’ils n’y avaicnt été poussés par
quelque offre ou quelque espérance. Il peut arriver que des lettres
soient envoyécs 4 d'autres qu’a ceux auxquels elles ont été écrites,
el plusieurs choses ont été insérées dans ces lettres que je n'at
point dictées*?. Si mes papiers ne m’avaient été enlevés et si j'avais
un secrétaire, je pourrais mieux réfuter les accusations portées
contre mol*.
— On ne yous objectera rien qu’a partir du 4 juin, poursuivit
le trésorier, et vos papiers ne vous serviraicnt de rien, attendu
que vos secrétaires et le chef des conjurés lui-méme, qui n'ont
jamais été mis a la torture, ont affirmé que vous aviez envoyé des
lettres & Babington, et, quoique vous le niez, les commissaires
auront a juger si l’on doit ajouter plus de crédit 4 une affirmation
qu’a une dénégation. Mais, pour revenir 4 la question, vous avez
successivement formé bien des plans pour votre délivrance. S‘ils
n’ont pas été suivis de succés, c’est votre faute, celle des Ecossais,
et non celle de la reine, ma mailresse, car les lords d’Ecosse ont
absolument refusé de remettre leur roi en otage, et lorsque fut
conclu Ic dernier traité pour assurer votre liberté, c’est & ce mo-
¢
* Howell's, State Trials, etc., t. I**. Camden, d’aprés le Registre de Barker.
2 Allusion aux interpolations de Phelipps et de Walsingham. Bourgoing dit.
simplement, que Marie soutint, dans cette seconde audience, comme dans la
premicre, gu’elle n’avait point écrit 4 Babington.
> Howell's State Trials, etc., t. 1. Camden, d’aprés le Registre de Barker.
MARIE STUART. 485
ment méme que Parry, l'un de vos serviteurs, fut envoyé secréte-
ment par Morgan pour assassiner la reine’.
— Oh! s’écria Marie avec feu, vous étes mon ennemi.
— Oui, répondit le flegmatique Burghley, qui n’avait d’autre
culle que celui de sa maitresse, oui, je suis l’ennemi des enne-
mis de la reine Klisabeth. Mais assez sur ce point, venons aux
preuves. »
Et comme Narie refusait de les écouter. « Eh bien! nous, nous
les entendrons, s’écria Burghley.
— Je les entendrai aussi, dit Maric, mais dans un aulre lieu ot
je pourrai me défendre. »
Lecture fut alors donnée des lettres de la reine d’Ecosse 4 Charles
Paget, dans lesquelles elle déclarait qu’il n’y avait pas d’autre
moyen, pour le roi d’Espagne, de réduire les Pays-Bas 4 son obéis-
sance, gue de placer sur le tréne d’Angleterre un prince qui pat
lui étre utile; d’autres lettres 4 lord Paget, pour V’engager 4 pres-
ser l’envoi de forces auxiliaires pour l’invasion de l’Angleterre, et,
de plus, une lettre du docteur Allen* & Marie, dans laquelle il
Vappelait sa trés-redoutée dame ct souveraine et l’avertissait que
laffaire était recommandée aux soins du duc de Parme*.
A peine cette lecture fut-elle achevée, que lord Burghley accusa
Manie d’avoir formé le projet d’envoyer son fils en Espagne, et de
transmettre 4 Philippe II ses « prétendus drotts » & la couronne
d’Angleterre.
Elle lui répliqua qu'elle n’avait point de royaume a conférer,
mais qu’elle était dans la légalité en donnant ce qui lui appartenait
et qu'elle n’avait 4 rendre, sur ce point, aucun compte 4 qui que
ce fit.
Pendant la lecture de scs lettres, la reine examinait les visages
de ses juges ct, se penchant vers Paulet, qui était assis derriére
elle, semblait « extramement curieuse » de savoir les noms de
ceux qu’elle ne connaissait pas. Elle nota avec soin « ceux qui
avaient parlé peu ou beaucoup et ceux qui avaicnt gardé le si-
lence. » Elle fit observer 4 Paulet que histoire d’Angleterre avait
plus d’une page sanglante, « mais elle ne paraissait nullement,
Suivant lui, avoir la moindre intention, en lui disant cela, de faire
allusion & sa propre cause. Elle était, dit-il, entiérement éloignée
de toute crainte de malheyy’. »
‘La reine avait été complétement étrangére au prétendu complot de Parry,
qui n’avait jamais été un de ses serviteurs, et qui était un agent secret de Wal-
Singham.
* Allen était sujet anglais.
* Howell's, State Trials, t. 1.
‘ Paulet 4 Walsingham, 24 octobre, 3 novembre. Mss. Mary queen of Scots.
Froude’s. History of England : Reign of Elisabeth, vol. IV, p. 287.
486 MARIE STUART.
Lorsque la lecture de ces lettres fut terminée, voici, d’aprés
Bourgoing, quelle fut la réponse de la reine 4 ces derniers chefs
d’accusation :
« Comme je l’ai confessé tant de fois, dit-elle, je guis catho-
lique, et si j’ai des intelligences avec les princes chrétiens, ce n’est
pas moi qui les ai priés de m’accorder leur appui, mais c’est eux-
-mémes qui me l’ont offert. Me voyant délaissée et dénuée de tout
autre secours, je n’ai pu moins faire que d’accepter leurs offres,
car je n’ignorais pas que les Anglais avaient fait une ligue 4 part,
sans m’y admettre, alors qu'ils y faisaient entrer mon fils et qu’ils
offraient au roi de France d’en faire partie. Si les princes chré-
tiens ont ecu envie de me délivrer, je leur en suis furt reconnais-
sante, mais j’ignore de quels moyens ils voulaient se servir. J’a-
vais les mains liées et ne pouvais rien par moi-méme, « bien
marrie de n’avoir le moyen de sortir de prison. » J’ai proposé tant
de fois les moyens d'arriver 4 quelque bon accord; j’ai montré
tant de sollicitude pour les intéréts du royaume d’Angleterre, je
me suis si avancée dans mes offres, « que j’ai été soupconnéc et
mal voulue des princes chrétiens, et que je me suis mise en dan-
ger d’étre cxcommuniée, ayant plus fait ct plus offert, que je
n’étais avouée des princes chrétiens, et ne m’étant prévalue en
rien du bénéfice de catholique. » Les Anglais n’ayant point accepté
mes offres, je redevenais libre de défendre ailleurs mes intéréts.
Jen appelle 4 témoins MM. Beale, Mildmay, d'Orsay, sir Ralph
Sadler et messieurs du Conseil, qui tous ont eu a s’occuper de
mes affaires. « Souvent je les ai avertis de cc qui pouvait advenir
« et je ne suis tenuc 4 plus. » Je leur ai prédit que, si quelque
chose se tentait en ma faveur, on ferait tout peser sur moi. Pré-
voyant cela, je me suis déchargée de bonne heure de toute respon-
sabilité, afin que, en temps et licu, il leur en souvint et que cela
me pul servir. »
Et comme les justiciers interrompaient la reine en disant qu'il
était étrange quelle eat des relations avec les rois de l'Europe :
« Ce n’est pas votre métier, s’écria-t-elle d’un ton plein d’autorité
et en leur imposant silence, ce n’est pas votre métier de parler
des affaires des princes et de vous enquérir s’ils ont entre eux
de secrétes intelligences. Cela n’a jamais été et ne peut étre au-
cunement *. ‘
— Je ne vous blame pas d’avoir eu des intelligences, lua ré-
pliqua le trésorier, ct je ne veux pas me méler de cela, mais si les
armées que le roi d’Espagne, le pape et Monsieur de Guise avaient
dessein d’envoyer contre nous, fussent entrées en Angleterre,
‘ Journal inédit de Bourgoing.
MARIE STUART. 487
eussiez-vous pu répondre de la vie de la reine? Lepays n’cit-il pas
été en danger de tomber entre les mains des étrangers '?
—Je ne sais, lui répondit Marie, quelles sont leurs intentions
et ne suis pas tenue d’en répondre, mais je suis certaine qu’ils
eussent fait quelque chose pour moi, et si vous eussiez voulu vous
servir de moi, j’aurais pu ménager quelque bon accord, comme
je m’y suis offerte plusieurs fois. II n’était pas de votre inférét de
rejeter mes offres; « si vous me perdez, vous en recevrez plus de
«malet de dommages que de profit, et vous vous mettrez en dan-
« ger. » Tout ce qui a été fait par les étrangers, je l’ignore et
nen suis pas responsable. « Je ne souhaite rien que ma déli-
« vrance*. »
Résumant les charges qui pesaient sur la royale accusée, les 1é-
gistes revinrent avec acharnement sur les points cssentiels. Ils sou-
tnrent, dit Bourgoing, « que la mort de la reine, de ses conseillers
et des principaux seigneurs avait été complotée; qu’on avait déli-
béré de mettre le feu 4 Chartley et de tuer les gardes du chateau;
qu'on devait entrer en Angleterre par tous les cétés et havres du
royaume; que tous les catholiques se devaient soulever; qu’ils de-
vaient mettre la reine d’Ecosse au lieu et place de la reine d’An-
gleterre; qu’ils l’appelaient déja leur reine et leur souveraine; que
le pape avait préparé des bulles pour déposer l’usurpatrice et déli-
wer d'elle le royaume; qu’d Rome on faisait des pri¢res publiques
pour la reine d’Ecosse, comme reine légitime d’Angleterre; que le
roi d'Espagne fournissait vaisseaux, hommes et argent pour enva-
hir le royaume; que déja avait éclaté une révolte en Irlande, mais
que la reine Elisabeth, par la grace de Dieu, |’avait apaisée et avait
Tremporté la victoire sur ses ennemis; qu’en méme temps avait eu
lieu en Ecossé un soulévement dans le dessein de s’emparer du
jeune roi et de le mettre entre les mains des étrangers et des catho-
liques, pour disposer de lui a leur gré, mais qu’il avait échappé
aux conjurés. Ils ajoutaient que la reine Marie avait offert ses
droits 4 la couronne d’Ecosse et d’Angleterre au roi d’Espagne; et
qu’enfin elle avait consenti de tous points au complot, ainsi que
le constataient ses lettres lues publiquement, lettres adressées &
Mendoza, l’ambassadeur d’Espagne en France, a lord Paget, a l’am-
bassadeur de France & Londres et & quelques autres*. » ,
Voici, d’aprés Bourgoing, quelle fut la réponse de la reine &
cette violente attaque : « Je ne sais rien d’aucun meurtre, ni at-
* Journal inédit de Bourgoing.
* Ibidem. Cir. Howell's, State Trials, t. I.
* Ibidem.
488 MARIE STUART.
tentat 4 l’encontre de personne, de conspiration ni invasion du
royaume. Comme je vous l’ai déja dit, je vous ai suffisamment
avertis de vous donner de garde qu’on ne fit quelque entreprise,
car je savais bien qu’ils’en faisait, mais je ne savais quelles elles
étaient. On me les a toujours célées, sachant bien que .je n’y con-
sentirais pas, et aussi de crainte de me faire tort. Les conjurés
ont pu s’étre aidés de mon nom pour autoriser leur fait et le
rendre plus fort, mais il ne se trouve ni lettre écrite de ma main,
ni signée de moi, ni personne qui en ait vu et recu, ou qui ait
communiqué ou parlé avec moi. Et tant s’en faut que j’y pen-
sasse*. »
« Quant a Babington et & mes secrétaires, poursuivit-elle, s’ils
m’ont accuséc, c’est pour s’excuser eux-mémes. Je n’ai jamais
entendu parler des siz meurtriers dont vous faites mention *. Pour
le reste des lettres, cela ne fait rien a l’affaire.... Mes secrétaires
ayant agi en contradiction avec leur devair et l’allégeance qu’ils
ont jurée entre mes mains, ne méritent aucun crédit. Comment
croire des gens qui se sont parjurés, alors qu’ils feraient les. plus
grands serments et les plus grandes protestations du monde? D’ail-
leurs, mes secrétaires, devant le tribunal de leur conscience, ne
se trouvent point liés envers vous, puisque, d’avance, ils m’ont
engagé leur foi et juré le secret, et qu’ils ne sont point sujets
anglais. Nau a maintes fois écrit en d’autres termes que ceux que
je lui ai dictés, et Curle écrivait tout ce que Nau lui faisait écrire.
Pour moi, je consens 4 porter en tout et pour tout la responsabi-
lité de leurs fautes, excepté en ce qui peut porter atteinte & mon
honneur. Peut-étre aussi n’ont-ils confessé ces choses que pour
sauver leur vie, dans la pensée que leur confession ne pouvait
nuire 4 une femme, qu’ils croyaient devoir étre plus favorable-
ment traitée en sa qualité de reine*. » La reine, votre maitresse,
n’a-t-elle pas été injustement accusée de complicité dans la révoite
de Wyatt; je ne suis pas plus coupable envers elle qu'elle ne le fut
envers la reine Marie, sa sceur *.
« Quant 4 Chartley, je n’ai point entendu parler de cette entre-
‘ Journal inédit de Bourgoing. Ces curieux passages textuels de la défense de
Marie, ne se trouvent ni dans Camden, ni dans Howell, ni dans Hardwick. « Elle
soutint, écrivait Burghiéy 4 Davison, le 15 octobre, que les points des lettres qui
concernent les pratiques contre Sa Majesté la reine n’avaient jamais été écrits par
elle, et qu'elle n’en avait jamais eu la moindre connaissance. » (Ellis, t.1, p. 13.)
_ * On remarquera qu’il s’agit des passages de la lettre de Marie & Babington,
interpolés par Phelipps.
5 Howell's, State Trials, t. I.
4 Ibidem.
MARIE STUART. 489
prise d’y mettre le feu, mais on m’avait promis de me délivrer.
Si les princes étrangers font quelque assemblée de gens d’armes,
c'est pour me tirer d’une prison d’ou je ne puis sortir sans eux;
c’est pour me recevoir, me défendre et me conduire hors de ce
‘royaume. Et quant aux catholiques, s’ils se sont offerts de me
prter aide et assistance en cette affaire, c’est pour leurs intéréts,
étant si méchamment traités, vexés et affligés en ce royaume,
quils sont tombés en désespoir ct qu’ils aiment autant mourir que
de vivre plus longucment dans la persécution ou ils sont. Mais je
ne sais quels sont leurs desseins. On n’avance rien de les affliger,
non plus que moi-méme. Je ne suis qu'une pauvre femme, et
quand je serai morte, ni les catholiqucs, ni les princes étrangers
ne cesseront de se mettre en armes, si l'on ne cesse de persécuter
les chrétiens fidéles a !’Eglise. Quant A prendre ta place de votre
reine, les lettres que vous avez lucs dans cette assemblée me jus-
tifient assez de cette accusation; elles sont plutét de nature 4 me
servir (si vous le voulez avouer), puisque j’y déclare expressé-
ment que je ne désire ni honneurs, ni royaume, ni que |’on tente
quoi que ce soit en ma faveur, que je ne m’en soucie point, et que
je conseille que l’on ne s’occupe, avant tout, que des catholiques,
et de la querelle de Dieu. Vous ne prenez pas garde que ce que
vous me reprochez est ma justification et la preuve du contraire
de ce que vous prétendez mettre en évidence, comme vous l’avez
vu par ces lettres. Et il me semble que vous vous trompez bien
fort dans vos accusations, car, si j’ai voulu céder mes droits 4 la
couronne d’Angleterre au roi d’Espagne, il est trop évident que
Je ne les poursuis pas pour moi-méme et que je ne prétends pas
me mettre au licu et place de votre reine. Enfin, vous trouverez
que je n’ai eu d’autre dessein que d’assurer ma délivrance, celle
des catholiques affligés ct celle de l’Eglise, pour laquelle je suis
préte & répandre mon sang, comme je l’ai dit maintes fois. Je
m'estimerais bien heureuse si Dieu me faisait la grace de souffrir
la mort pour son saint nom et la défense de sa querelle’.
a Je ne puis empécher mes amis de m’adresser telles lettres que
bon leur semble ; ils savent bien en leur conscience ce qu’ils font.
Que s’ils parlent selon leurs veux, sachant que je suis catholiqueet
quel est mon désir d’étre délivrée, je ne puis ni les en blamer nt
les en empécher. Ce n’est point 4 moi de les décourager et de leur
Ster tout espoir. Mais il ne se trouvera pas que dans mes Icttres et
papiers, ni de bouche, ni par écrit, ni en aucune conférence en
commun, j’aie pris le tilre de reine d’Angleterre, ni que je m’en sois
* Journal inédit de Bourgoing.
400 MARIE STUART.
servie ou prévalue. Si le pape me donne ce titre‘, ce n’est point 4
moi de le réformer ; il sait beaucoup micux ce qu’il fait que moi.
Je le remercie, ainsi que tout le peuple chrétien, des priéres que
l’on fait journellement pour moi; et je désire‘et je le voudrais sup-
plier que, « dans toutes les congrégations pitoyables, messes et
oratsons, on ne cesse d’avoir mémoire de moi. » Etant du nombre
des fidéles, j’espére aussi avoir part 4 toutes les ceuvres méritoires
et priéres qui se font pour tous les catholiques, depuis que je n’ai
eu ce bien d’y assister moi-méme’. »
Elle ajouta : « Mais quel que soit mon désir de délivrer les catho-
liques des injustes persécutions qu’ils endurent, je préfére avoir
recours aux priéres d’Esther qu’a l’épée de Judith, et j’aime mieux
me confier 4 la miséricorde de Dieu que de priver de la vie l'un des
plus humbles de son peuple. » |
« Je demande, poursuivit-elle, que l’on forme une autre assem-
blée, et qu’ignorante, comme je le suis, des lois anglaises, on me
donne un avocat pour plaider ma cause, ou bien qu’en ma qualilé
de reine, je sois crue sur ma parole royale. »
Elle voyait clairement que ses juges étaient remplis contre elle
de préjugés et de passion : « Je suis venue en Angleterre, dit-elle,
én me fiant 4 l’amitié et aux promesses de votre reine. Regardez,
milords, s’écria-t-elle, en tirant une bague de son doigt. Voici le
gage d’affection et de protection que j'ai regu de votre maitresse ;
regardez-le bien. C’est en me fiant 4 ce gage que je suis venue, au
milieu de vous, et vous savez tous comment j’ai été protégée | »
C’était sans doute sa bague qu’Elisabeth avait envoyée a Marie lors-
qu'elle était prisonniére 4 Lochleven °.
Passant 4 d’autres discours, la reine rappela de quelle tolérance
elle avait usé & l’égard de ses sujets dissidents. « Lorsque j’étais en
mon royaume, dit-elle, je n’at jamais..... inquiélé aucuns de la Re-
ligion, tachant toujours de les gagner par douceur et clémence, dont
j'ai trop usé. J’en ai été blamée et c’a été cause de ma ruine‘’, mes
sujets devenant orgueilleux et superbes et abusant du bon traite-
ment que je leur faisais. Ils se sont plaints que, depuis, ils n’avaient
‘ Journal inédit de Bourgoing. Sixte-Quint donnait 4 Marie Stuart le titre de
reine d’Angleterre. Il devait renouveler, plus tard, contre Elisabeth la bulle
d’excommunication lancée contre elle par Pie V.
2 Journal inédit de Bourgoing.
* Camden, Advis de M. de Bellitvre, dans Egerton; Négocialions de Courcelles,
Bannatyns Club, édit., p. 18; Howell's, State Trials, t. I, p. 4187, Jules Gav-
thier, t, Il, pp. 437-438.
‘ Ces importants passages de jla défense de Marie Stuart (on en comprend le
Motif) ne se trouvent pas dans les documents anglais.
MARIE STUART. 401
pas été aussi bien qu’ils étaient sous mon gouvernement trés-bon.
Apres avoir abusé du bien regu, duquel ils ne s’étaient contentés,
ils furent entre les mains d’un traitre et tyran, le comte de Morton,
qui les a tyrannisés jusques au bout. Et encore, depuis la mort du-
dit comte, ils n’ont eu que guére de mieux, ayant quasi toujours
été sous la sujétion des Anglais et d’autres (régents) qui ont été
traitres a leur patrie.
«De tout ce que les princes étrangers ont fait ou entrepris, je m’en
lave les mains et n’ai point 4 en répondre’.
« Quant a la bulle d’excommunication lancée contre votre reine?,
je me suis offerte d’en empécher l’exécution et de faire en sorte
quelle restat sans effet’.
— Avez-vous donc tant de puissance? s’écria Burghley en inter-
rompant la reine. Mais de bulle, on ne s’en soucie guérc et l’on ne
fait en ce pays aucun compte du pape ou de chose semblable’*.
— (Cessez de persécuter les catholiques, reprit la reine, et je
me fais fort d’apaiser beaucoup de troubles auxquels vous étes en
danger de tomber. »
Burghley qui, depuis le triomphe du protestantisme, « avait fait
pendre et tirer 4 quatre chevaux* » nombre de papistes, Burghley
lui répondit imperturbablement : « Aucun des catholiques n’a été ©
puni pour la religion °.
— Tous les jours, répliqua Marie avec force, ils sont en tous
lieux bannis et exilés, fugitifs et errants de ca et de la pour se
cacher, ct les prisons d’Angleterre en sont toutes pleines. Enfin, on
leur fait croire qu’ils sont coupables de trahison, les uns, parce
qu ‘us ne veulent pas suivre les injonctions de la reine qui sont con-
traires e( répugnent a leur religion, les autres parce qu’ils ne veu-
lent pas la reconnaitre pour chef de I’Eglise..... Quant a moi, je
Yois bien aussi ce que vous prétendez faire, en avancant des faits
* Journal inédit de Bourgoing.
® La bulle de Pie V.
* Journal inédit de Bourgoing.
4 Jbidem.
® Voir l’excellente traduction des Essais historiques et biographiques, de lord
Macaulay, par M. Guillaume Guizot, 1" série: Burghley et son temps. On estime &
deux cents environ le nombre des catholiques suppliciés sous Elisabeth .
* « Burghley, pendant les débats, fit passer parmi les membres de la commis-
sion une note résumant les indignités et torts commis par la reine d’Ecosse contre
la reine d Angleterre. Aucun avocat chicaneur, dit un historien anglais, & propos
de cet incident, n’edt pu employer Ja fausseté et la sophistique avec plus de
licence que cet homme d’Etat revétu du caractére sacré de juge. » Mary queen of
— and her latest english historian, etc., by James E. Meline, 1 vol. in-8, Lon-
, 1872. ¢
492 MARIE STUART.
qui ne sont pas, c’est de m’amener a confesser des choses qui ne
sont nullement en question et qui peuvent tirer & conséquence. Mais
il n’est pas besoin de m’inquiéter davantage de la lecture de ces
lettres ct je ne vous répondrai plus ; vous perdez votre temps; je
ne suis tenue de vous rendre compte de mes affaires et des intelli-
gences que j'ai avec les princes chrétiens, et que je ne veux pas dis-
cuter avec vous, moi étant liée avec eux ct recue en leur protec-
tion’.
— S’il plait 4 Votre Grace, s’écria brusquement Burghley en cov-
pant la parole 4 la reine, elle peut se retirer. Quant a nous, nous
demeurerons ici, pour « parachever » sans elle?. »
Sans daigner répondre 4 cette inique proposition, Marie pour-
suivit : « Quant A moi, je proteste que, fidéle et humble servante de
Dieu, je suis préte 4 obéir 4 ses commandements et a ceux de son |
Eglise catholique, apostolique et romaine, a laquelle il n’appar-
tient pas de résister, sachant bien qu’elle est gouvernée du Saint
Esprit. Que si elle me donne le titre de reine d'Angleterre, on ne
saurait m’accuser de le poursuivre moi-méme, puisque ce n'est pas
moi qui le prends, mais que c’est toute I’Eglise, ainsi que tous les
princes chrétiens, qui me le donnent et m’estiment légitime, sa-
chant bien que tel est mon droit. Et vous-mémes ne donnez-vous
pas 4 connaitre manifestement le droit que j’ai, en voulant le ca-
cher.et le rejeter ? En faisant des statuts et des lois contre moi, en
prononcant des jugements contre moi, ne montrez-vous pas que
vous sentez en vos cceurs et consciences ce que je pourrais dire et
prétendre, et que votre intention n’est autre, que toutes vos actions
ne tendent 4 autre fin que de me déposséder de mes droits, en
tant que catholique? Mais vous pouvez mettre fin 4 vos accusations.
Je vous ai assez fait paraitre que ce n’est pas pour moi-méme que
je défends mes droits, mais que je ne veux pas les faire perdre a
ceux 4 qui ils appartiennent aprés moi’.
« lest de toute évidence que ce n’est point 4 cause de moi qu 0!
eu lieu les troubles de I'Irlande. On sait fort bien que les Irlandais
sont sujets a la révolte, que le gouvernement de Ia reine d’At
gleterre n’a jamais été accepté paisiblement en ce pays Ia et qué
tant s’en faut qu’on I’y veuille pour reine. D'irlande est sorli u"
certain livre, écrit par des catholiques, dans lequel ils expriment
le désir que mes droits 4 la couronne d’Angleterre soient trans
‘ Journal inédit de Bourgoing. Toute 1a discussion qui précéde, entre Marie ¢t
Burghley, ne se trouve pas dans les textes officiels.
* Journal inédit de Bourgoing.
* Ibidem. Cette partie de la défense de la reine ne se trouve pas dans [es
documents anglais.
MARIE STUART. 493
portés 4. une autre personne, d'autant plus que les Irlandais n’ont
plus d’espoir que je puisse sortir de prison, que je suis déja hors
d'age, maladive « et en danger de ne vivre longuement. ' »
a Quant 4 mon fils, ajouta Marie d’un ton plein d’autorité, il est
4 moi aussi bien qu’a la reine, et je ferai de lui ce que bon mesem-
blera. Vous n’avez que faire de vous méler de cela? Bien marrie
suis-j¢ que vous ayez pris tant de soin de faire une ligue avec lui,
de séparer le fils de sa mére, de le soutenir, de le défendre contre
moi, de le laisser gouverner par un traitre tel que le maitre de Gray
et autres jeunes gens aussi inexpérimentés au gouvernement d’un
royaume les uns que les autres. Vous avez fait de mon fils le pen-
sionnaire de votre maitresse, et je l’estime fort mal avisé de se lais-
ser ainsi aller 4 la dévotion de ses ennemis ct a l’appétit de quelque
peu d'argent qu’il peut recevoir.
— Il n'est point pensionnaire, s’écria Burghley, mais la reine
ma maitresse lui a donné quelque argent pourl’aider a se soutenir,
car iln’en a pas beaucoup, et c’est pour le retirer des dettes dans
lesquelles il est engagé. Au reste, poursuivit-il, il a bien fait de vi-
wre avec nous en amitié; nous l’avons toujours défendu, et il est
aimé de la reine Elisabeth. Nous ne l’avons point séparé de vous et
ne désirons rien de plus que de vous voir tous deux en bonne in-
telligence ; c’est chose trop raisonnable.
— Je sais trop bien ce qu’il en est, reprit la reine d’un ton plein
de tristesse et d’amerlume. Quant au roi d’Espagne, je l’aime pour
beaucoup de motifs ; car, 4 dire a vrai, je n’ai jamais trouvé per-
soune qui m’ait montré autant de bon vouloir que lui. Il m’a sou-
vent aidée et secourue en mes affaires et nécessités, et lui suis re-
devable plus qu’a personne vivante?. »
Et comme le trésorier reprochait 4 la reine d’avoir des représen-
fants auprés des souverains de |’Europe : « La reine votre maitresse,
* Journal inédit de Bourgoing. Les procés-verbaux de Barker ne renferment
pas ces passages de la défense de Marie.
* Journal inédit de Bourgoing. Tous ces intéressants passages se trouvent a
peine analysés dans les documents anglais.
Les avocats royaux, ayant ensuile parlé de quelques « traitres jésuites » qui
s‘élaient rendus en Ecosse pour y troubler I’Etat et la religion presbytérienne, et
entre autres le docteur Lewis avec lequel la reine d’Ecosse avait entretenu des
intellixences: «Les Jésuites, leur répondit Marie, font leur état quand ils préchent
et travaillent pour remettre |'Eglise catholiyue etréduire les dévoyants a la vraie
Teligion, conseiller et raffermir les chrétiens affligés. C'est leur charge et je les
estime gens de bien de s’exposer ainsi au danger de leuc vie, laquelle ils n’épar-
guent pas pour l'honneur de Dieu et augmenter son Eglise, et il yena en mon
royaume assez. »
« Ii fut aussi dit quelques mots du P. de La Rue (ancien aumédnier de Marie
Stuart); mais Sa Majesté dit qu’elle n'approuvait pas beaucoup de choses d’eux ;
494 MARIE STUART.
s’écria Marie avec hauteur, a bien deux cardinaux 4 la cour de
Rome qui sont ses pensionnaires, elle qui professe une religion
contre celle du pape; et pourquoi moi, qui suis reine et catholique
et de méme religion qu’cux, n’en aurais-je pas? »
A ces mots, une extréme agitation régna dans l’assemblée : tous
les eommissaires se levérent cn tumulte et couvrirent la voix de la
reine d’un bruit confus et prolongé. Lorsque le calme fut rétabli,
Burghley s’écria : « Vous cn savez beaucoup, madame, et vous avez
bien des intelligences‘! »
Prenant alors la parole d’un accent passionné, le solliciteur
Egerton demanda aux commissaires ce qu'il adviendrait d’eux, de
leurs fonctions, de leurs honneurs, de leurs biens, de leur posté-
rité, si l’on pouvait transférer de la sorte la couronne d’ Angleterre,
qui ne pouvait étre transmise que par droit de succession et sui-
vant les lois établies. Puis se tournant vers la reine, il lui dit:
« Avez-vous quelque chose a ajouter 4 votre défense *? »
Marie demanda 4 étre entendue en plein Parlement, et 4 pouvoir
conférer en personne avec la reine Elisabeth, qui, disait-clle, mon-
trerait plus d’égards pour unc autre reine*. Se levant alors de son
siége et sur le point de se retirer :
« Je suis préte et disposée, dit-clle, pour faire plaisir et service a
qu’ils se mélaient trop spécialement d'affaires d’Etat, et qu'elle en avait eu que-
relle avec un et était mal content de lui pour cela. »
— N’est-ce point ledit de La Rue? » lui demanda le Trésorier.
La reine éluda la question. « Quant au docleur Loys (Lewis), poursuivit-elle, je
ne le connais aucunement, sinon que j'ai entendu que c'était un bommé de bien,
fort zélateur a sa religion, trés-docte et trés-savant, et un des supports de I Eglise.
Cest mon devoir de lui rendre lhonneur qui lui appartient et je ne suis pas
pour donner faute 4 un si grand personnage. » (Journal inédit de Bourgoinq.)
‘ Journal inédit de Bourgoing. Tous ces détails sont inédils.
« Burghley, dit M. Hosack, ne pul que récapituler 4 sa maniére les preuves
qu'il avait déj4 données aux conmissaires. Marie l'interrompit de temps en temps
pour réclamer ses papiers et l'interrogatoire de ses secrétaires en sa présence.
Personne autre ne prit part aux débats. Le Solliciteur général osa faire une seule
remarque vers la fin de la séance. Il fut promptement réduit au silence par Bur-
ghley, qui, dans sa triple charge d’accusateur, de juge et de ministre d'Etat, sen
était acquilté a sa grande satisfaction. On peut méme regarder comme une preuve
de l'affaiblissement de son intelligence, la vanité qu’il eft de se vanter de
adresse dont il avait usé pour circonvenir et perdre la Reine du chdleaw, inst
qu'il la nommait facétieusement, lui qui, pendant plus de vingt ans, avait cot
spiré contre elle. »
« Je l’ai défide, disait-il, avec tant de raisons tirées de ma science et de mon
expérience, écrivait-il 4 Davison, le jour méme de la cléture des débats, 15 octo-
bre (Caligula, c. 1x, f. 433), qu’elle n’eut pas l'avantage qu’elle avait espéré. »
* Mot 4 mot : En voulez-vous davantage?
+ Camden, d’aprés Barker.
pan pn a =
MARIE STUART. 508
la reine, ma bonne sceur, & m’employer pour elle et pour le
royaum €en tout ce que je pourrai pour la conservation de l’un et de
Yautre, que j'aime. » Je proteste « que, pour tout ce qui a été fait,
je ne veux de mal a personne de la compagnie, que je vous par-
donne tout ce que vous avez fait ou dit a l’enconlre de moi, et qu’il
n'yen a pas un en la compagnie auquel je ne désirasse du bien et
ne voulusse faire plaisir’. »
Alors, s’étant approchée d’un groupe ot se trouvaient le lord-
trésoner, Hatton, le comte de Warwick et Walsingham, qu’elle avait
aulrefois connus, elle leur tint quelques propos sur les motifs qui
avaient pu dicter a ses deux secrétaircs les dépositions qu’ils avaient
faites. Ayant pris 4 part Walsingham, elle lui dit quelques mots en
secret dont il ne parut guére touché.
Puis, se tournant vers les seigneurs : « Milords et messieurs,
s écria-t-elle d’un ton plein de dignité, ma cause est en la main de
Dieu *! »
Lorsqu’elle passa devant la table of siégeaient les hommes de
lo: a Messieurs, leur dit-elle en souriant, vous vous étes com ortés
assez revéches en votre charge et m’avez traitée assez rudement
pour une personne qui n’est pas beaucoup savante aux lois de la
chicancrie, mais Dieu le vous pardonne et me garde d’avoir affaire
a vous lous. » Ces paroles étaient adressées d’un ton si gracieux
que le front de ces hommes farouches se dérida. Ils échangérent
entre eux un sourire’®. .
Tous les commissaires se croyaient appelés 4 prononcer sur-le-
champ la sentence, et ils l’avaient déja formulée, lorsque, au
dernicr moment, Burghley leur communiqua les instructions
qu Elisabeth venait de lui transmettre par un courrier parti le
14, 4 minuit, de Windsor. Elle ordonnait aux commissaires, lors
méme que l’accusée serait reconnue coupable, de suspendre l'arrét
jusqu’a ce qu’elle edt pris connaissance des piéces du procés ct de
leur rapport. En conséquence, l’assembléc fut prorogée a dix jours,
etle liew ind iqué pour la prochaine réunion fut la Chambre étoilée,
a Westminster *.
' Journal inédit de Bourgoing. Ce curieux passage n'est point mentionné dans
documents anglais.
* Journal inédit de Bourgoing.
* « Eux, se retournant, se souriaient entre eux, comme fit Sa Majesté. » (Jour-
nal inédit de Bourgoing). .
‘ Elicabeth a Burghley, dans Thorpe, t. If, et Lettre de Walsingham a Leicester
(Sate Papers Office) citée par Jules Gauthier, t, Il. Froud’s History of England :
gn of Elisabeth, vol. VI. « La reine, écrivait, le 14, Davison 4 Walsingham,
M obligea 4 yriffonner quelques lignes 4 minuit, pour arréter la sentence contre
la reine d’Ecosse, jusqu’a ce que vous soyez de retour ici et que vous ayez fait
496 MARIE STUART.
Les commissaires quittérent Fotheringay le jour méme, témoi-
gnant tout haut pour la plupart leur mécontentement du retard
qu’Elisabeth imposait a l’impatience de leur zéle*.
Le soir méme de leur départ, Burghley, dans l’dme duquel le
long exercice d’une sanglante tyrannie avait étouffé tout sentiment
de pitié et de dignité, rendait compte 4 Davison de sa conduite pen-
dant les débats : « Monsieur Ic secrétaire, hier au soir, au regu de
votre dépéche datée de jeudi, je vous ai fait connaitre de quelle ma-
niére nous entendions procéder le méme jour. La reine du chaleau'
était conlente devant nous en public, afin d’étre entendue pour sa
défense; mais clle ne répondit que négativement sur les points des
lettres qui concernent les complots contreS. M. la reine. Exile soutint
qu’ils n’avaient jamais été écrits par elle et qu’elle n’en avait jamais
eu la moindre connaissance. Pour les autres choses qu’on lui re-
prochait, comme pour son évasion de prison, méme par la force,
pour l’invasion du royaume, elle disait qu’elle ne niait ni n’affir-
mait. Mais son intention était, par des discours longs et artificieux,
d’cxciler la pitié des juges, de jeter lout le blame sur la personne
de S. M. la reine, ou plutdt sur le conseil, de qui, disait-elle, tous
les troubles passés provenaient , soutenant que ses offres 4 elle
étaient raisonnables et que les refus venaient de notre part*. Et sur
ce point, j'ai combattu et réfuté de telle sorte ses discours par mes
connaissances et mon expérience, qu'elle n'a pas eu I’avantage
votre rapport, bien que par votre verdict elle ait été reconnue coupable des cri-
mes dont elle est accusée. » Mais le jour suivant, Elisabeth s’était déja repentie
du délai qu'elle accordait pour prononcer la sentence, et, Davison, écrivait, ce
jour-la méme, 415 octobre, qu'elle « craignait que ce retard pdt nuire au cours
des choses, ce qui, disait-elle, lui plaisait aussi peu que possible. » Cette lettre
arriva trop tard ; les commissaires quittérent Fotheringay dans la soirée du 45.
De son cété, Walsingham écrivait 4 Leicester : « Nous venions de procéder a la
sentence, lorsque nous recdmes contre ordre et fdmes obligés de suspendre sous
quelque prétexte et d’ajourner notre prochaine réunion jusqu’au 25, a West-
minster. Cette perverse créature (la reine d'Ecosse) est, je le vois, envoyée de
Dieu pour vous punir de vos péchés et de votre ingratitude; car Sa Majesté n'a
pas le pouvoir d’en agir avec elle aussi durement que son propre salut l’exige-
rail. » Le prétexte, dont parle Walsingham, est donné par Burghley dans une
lettre 4 Davison, en date du méme jour. Il crut de son devoir de cacher qu’Bli-
sabeth avait donné un contre-ordre secret, et il aftirma qu’‘elle permettrait que
la sentence fit prononcée 4 la prochaine réunion (John Morris, The Letiers-
Books of sir Amias Poulet, etc., p. 296).
‘ La plupart d’entre eux se rendirent dans les environs, 4 leurs maisons de
campagne, « qu'ils avaient en grand nombre, dit Bourgoing, comme un lieu sain
et plaisant a habiter. »
* Nom que Burghley donnait, par dérision, 4 la pauvre captive.
* Ce passage de la lettre de Burghley est parfaitement conforme aux déclara-
tions de Bourgoing sur le méme point.
MARIE STUART. 497
qu'elle s’était promis ; comme aussi je suis certain que l’auditoire
n'a pas trouvé sa position bien digne de pitié, ses allégations ayant
été reconnues mensongéres ; et 4 cause de cela, un long et grand
débat s'‘éleva hier et s’est renouvelé aujourd’hui avec plus d’ani-
mation. Nous avons eu de grands motifs pour proroger notre ses-
sion jusqu’au 25; et ainsi nous, membres du conseil, nous scrons
41a cour le 22 courant, et nous trouvons les membres de la Com-
mission pleinement satisfaits, parce que, d’aprés l’ordre de Sa Ma-
jesté, le jugement sera rendu dans notre prochaine réunion'. Le
procés-verbal (des deux derniéres séances) ne peut étre achevé que
dans cing ou six jours. C’est pourquoi, si nous avions di pronon-
cer le jugement, nous aurions été abligés de rester cing ou six jours
de plus ici, et vraiment le pays ne pouvait y suffire, surtout 4 cause
de la dépense en pain, notre compagnie, ici et dans les environs,
étant de plus de deux cents personnes, y compris les hommes d’ar-
mes. Ainsi, en raison de la lettre de Sa Majesté, nous, ses conseil-
lers, le lord-chancelier, le vice-chambellan, M. le secrétaire (Wal-
singham) et moi nous avons rédigé cct acte de prorogation, etc.? »
Que Marie ait participé ou non au complot contre la vie d’Elisa-
beth, cela importerait peu au point de vue de l’ordre moral, de la
Justice absolue. Dans aucun cas, elle ne pouvait étre coupable et,
comme telle, 4tre condamnéc juridiquement 4 mort. Tombée dans
un abominable piége, retenuc prisonniére pendant dix-ncuf ans, au
mépris de toutes les lois divines et humaines, en violation de ses
droits souverains, on pourrait dire qu’en vertu du droit naturel, du
droit des gens, du droit de légitime défense, rien ne lui était plus
hcite que de repousser la force par la force, et de recouvrer sa
liberté, méme en donnant la mort a celle qui la lui avait si odicu-
! British Museum, Caligula, c. IX, fol, 433. Lettres mss. Burghley & Davison,
15-25 octobre 1586. Ellis, vol. I, p. 13. — Dans la soirée du 15-25, jour ot les
seigneurs quittérent Fotheringay, sir Amias Paulet fit remettre 4 Marie Stuart un
double de sa protestation sur l’incompétence des commissaires. (Journal tnédst
de Bourgoing). — Le méme jour, Walsingham écrivit 4 Leicester sur le méme
sujet, lui déclarant que les meilleurs amis de Marie, eux-mémes, croyaieut qu'elle
était coupable, et il ajoutait que, sans un ordre secret d’Elisabeth, les commis~
saires auraient prononcé contre elle la sentence. Le délai ordonné par Elisabeth
et l'indécision qu'elle montrait paraissent avoir causé une vive contrariété a
Walsingham. « {1 fallait, disait-il, que le ciel se fat mis 4 la traverse pour em-
Pécher ainsi la reine de procéder contre Marie Stuart, comme J’exigeait sa
Sireté. (British Museum, Caligula, c. IX, fol. 345, Walsingham a Leicester, 19
octobre 1586. Tytler, t. Vill: The Letter-Books of Amias Poulet, etc., p. 296.)
* The Letter-Books of Amias Poulet, p. 296. Burghley 4 Davison, 15 octobre
1586, dans Ellis, t. 1, p. 43.
40 Aovr 4875. 33
408 MARIE STUART.
sement ravie‘. Mais toutes ces considérations ne reposent que sur
des hypothéses. Marie a toujours soutenu qu’elle avait été complé-
tement étrangére 4 tout ce qui avait pu étre tramé contre la vie
d’Elisabeth, et aucun témoignage indiscutable, aucune preuve cer-
taine ne vient infirmer la sincérité de ses déclarations. Les crimi-
nels moyens mis en ceuvre par Walsingham, les vices énormes de
la procédure ne peuvent laisser de doute, dans tout esprit désinté-
ressé, sur l’innocence de Marie. Nous partageons_pleinement sur ce
point l’opinion des historiens anglais et frangais qui n’ont point
fait de cette question une thése religieuse ou politique, et qui l’ont
examinée sans prévention, sans idée préconcue. Parmi les histo-
riens de nos jours qui, en étudiant cette question, ne se sont point
demandé s’ils étaient catholiques ou protestants, et qui n’ont eu
gu’un seul but: la recherche de la vérité, nous citerons en pre-
miére ligne : MM. Chalmers, Fraser, Tytler, le prince Labanoff et
MM. Jules Gauthier et Hosack. Les documents qu’ils produisent et
qu’ils discutent, les preuves qu’ils alléguent sont de nature a con-
vaincre les esprits les plus prévenus.
En résumé, on ne s’appuya dans les débats sur aucun document
certain, authentique pour prouver que Marie avait donné son adhé-
sion au meurtre d’Elisabcth; la piéce fausse qui servit de base 4
l’accusation permet de croire 4 la fausseté de nombre d’autres
piéces du procés?.
« Jamais, dit l’honorable presbytérien Hosack, on ne produisit
contre elle un document original, pas méme des copies de papiers
écrits.; mais sculement de prétendues copies d’aprés des chilfres,
sur la parole d’hommes qui ne furent pas confrontés avec l’accusée
‘ Voicicomment s’exprime, sur ce point, un historien anglais moderne, d'une
grande autorité, lord Brougham :
« La conspiration de Babington, dit-il, comprenait la rébellion et l’assassinat
d’Llisabeth, et les serviteurs de Marie se donnérent inutilement beaucoup de
peine pour la décharger de toute participation. En vérité, elle ne nia jamais
qu'elle edt pris part 4 la conspiration en général; mais elle dit qu'elle n’avait pas
eu connaissance du, projet d’assassinat. En supposant qu'elle l’edt conau, il ne
semble pas que ce soit contre le devoir de soutenir qu’une princesse souve-
raine, détenue, sans raison de captivité, par une autre princesse, pendant vingt
ans, avait le droit de .recourir 4 des mesures extrémes pour se venger. En cas de
défense personnelle, tous les moyens sont bons, et Marie n’avait d'autre moyen
que la guerre au couteau contre sa persécutrice. » Egerton et Chateauneuf ont
exprimé la méme opinion...
* Ce fut au moyen d’un faux, dit M. Wiesener, que les ministres d'Elisabeth
a tomber la téte de l’infortunée captive. (Le journal le Temps, du 6 aout
MARIE STUART. 499
et dont.les signatures, apposées sur: leurs prétendues confessions,
furent arrachées par la crainte de la torture.ou forgées par Phe-
lipps..Ce pest qu'au mépris des lois les plus vulgaires de vérifica-
un, de contrdle, reconnues par les sociétés civilisées, qu’on peut
attacher la moindre foi 4 de tels documents’. »
Les secrétaires de Marie, non-sculement ne furent point appli-
qués 4 la torture, mais on leur laissa la vie et on ne les retint
pas fort longtemps prisonnicrs, ce qui prouve évidemment qu’ils
firent des déclarations contraires a la vérité. Ils sauvérent leur téte,.
sans croire qu’Elisabeth oserait faire tomber celle de leur mai-.
tresse.
Babington et sescomplices furent jugés et exécutés sommairement,
sans étre.confrontés avec la reine d’Ecosse. Si la déclaration du
chef des conjurés au bas de la copie de la lettre de Marie, en date
du 17 juillet, n’a pas été falsifiée par Phelipps, comme on est suffi-
samment fondé a le croire, gest que, pour racheter sa vie, il tenta
de faire remonter aussi haut que possible la responsabilité *.
eee vices monstrucux entachérent donc cette inique procé-
ure :
Lincompétence des tribunaux anglais pour juger une princesse
souveraine qui ne relevait en rien de la couronne d’Angleterre ;
Le refus d’un conseil 4 l’accusée, en violation de la loi anglaise
et spécialement des statuts de Marie Tudor et d’Elisabeth ;
Le refus de confronter Babington ect ses complices, ainsi que Nau
et Curle, avec l’accusée, déni de justice sans nom, la confrontation
étant la base essentielle de toute procédure équitable ;
La comparution de Marie, non devant des magistrats indépen-
dants et intégres, mais. devant des commissaires choisis avec soin
par Elisabeth, qui cumulaient 4 la fois sur leurs tétes les fonctions
d'accusateurs, de juges et de jurés, et qui ne cess¢rent de troubler
et d'étouffer la défense, en ne laissant la parole libre qu’a !’accu-
sation.
Jusqu’a la derniére heure, Marie a protesté de son innocence. La
sincérité de ses sentiments religieux, qui ne saurait faire l’ombre d’un
doute, est un sur garant de la vérité de ses affirmations. L’héroisme
extraordinaire qu'elle montra 4 ses derniers moments, |’ardente
foi quil’animait, peuvent-ils se coneilier avec la basse hypocrisie que
1 Hosack, t, Hf, p. 432.
2 ll est plus que douteux que Babington ait fait une telle déclaration par écrit.
On edt montré son écriture et sa signature 4 Fotheringay; or, l’on sait, qu’on ne
ia qu'une copie de sa prétendue déclaration, certifigée de la main de Phe-
Pps.
500 MARIE STUART.
lui ont prétée ses ennemis? Sur le point de comparattre devant le
souverain Juge, eut-elle osé jouer ce double réle? S’exposer a perdre
en un instant le fruit de tant de souffrances si noblement suppor-
tées pour la cause de sa religion? Fervente catholique, eut-elle pu
associer ainsi le parjure au martyre‘?
CHANTELAUZE.
4 Voltaire était trop fin pour se laisser prendre aux piéges de Walsingham.
Voici comment il s’exprime avec une grande justesse de coup d’ceil sur cette in-
fame procédure : « La reine d’Angleterre alors, ayant fait mourir quatorze con-
jurés, fit juger Marie, son égale, comme si elle avait été sa sujette. Quarante-
deux membres du farlement et cing juges du royaume allérent l’interroger dans
sa prison de Fotheringay; elle protesta, mais répondit : « Jamais, tribunal ne
fut plus incompétent, et jamais procédure ne fut plus irréguliére. » On lui repré-
Senta de simples copies de ses lettres, et jamais les originaux. On fit valoir
contre elle les témoignages de ses secrétaires, et on ne les lui confronta point.
On prétendit la convaincre sur la déposition de trois conjurés qu'on avait fait mou-
rir, et dont on aurait pu différer la mort pour les examiner avec elle. Enfin,
quand on aurait procédé avec les formalités que l'équité exixe pour Je moindre
des hommes, quand on aurait prouvé que Marie chercliait partout des secours et
des vengeurs, on ne pouvait la déclarer criminelle. Elisabeth m’avait d'autre
juridiction sur elle que celle du puissant sur le faible et sur le malheureux. »
(Essai sur les meurs, etc., édit. de Kelh, p. 166 et 167).
La suite prochainement.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS
XVIII
LES BETES FAUVES.
Cependant Muller, sorti de l’hétel Lanine, était retourné en toute
hate au phalanstére de l’Asiatique, et avait monté les escaliers qua-
trea quatre; il était en proie 4 une appréhension visible, car 4
pee fut-il dans la salle des conférences que s’adressant 4 Bello
et aPoleno, qu'il trouva 4 leur poste défendant l’entrée de la piéce
secréte 11 demanda :
. — Les prisonniers sont la? .
— Qui! répondit Poleno, certainement.
Un profond soupir de soulagement s’exhala de la large poitrine
de Muller.
— Ou sont Darine et Ivan?
— Aprés votre départ, Darine avait voulu pénétrer dans la cham-
bre du Mystére ; je ne ]’ai pas laissé entrer, car vous l’aviez défendu.
— Et vous avez bien fait, répondit Muller avec précipitation.
—Iln’a pas insisté d’ailleurs, ajouta Poleno, et il est parti; Ivan
'a reconduit jusqu’a la quatriéme section ob Darine a une affaire.
Ivan a dit qu’il remonterait tout de suite.
—(Cest bien! dit Muller, vous étes des amis fidéles; maintenant
laissez-moi passer et suivez-moi.
Muller introduisit la clef dans la serrure et ouvrit la porte.
lls étaient 1a tous les deux, se regardant comme deux bétes féro-
ces, et analysant leurs difformités avec une mystérieuse ¢pou-
vante. Schelm plongeait son ceil valide dans la prunelle rougedtre et
clignotante de Dakouss, comme fasciné par son aspect ; en le voyant
‘ Voir le Correspondant des 25 mai, 10 et 25 juin, 10 et 25 juillet 1875.
502 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
précipité dans la piéce par les, mains brutales de Poleno, il avait
cru que Muller, pour se venger, le livrait 4 la furcur de "homme
qu’il avait fait défigurer; car, au premier aspect de cette figure af-
freuse, a ces cicatrices fraiches et sanguinolentes, Schelm avait re-
connu le beau docteur. Il frissonna, se courba en deux et darda
son regard sur celui du nouveau prisonnier.
Dakouss, de son cété, sembla, en apercevant Schelm, saisi d'une
épouvantable frayeur. Il se compara a cet étre difforme et mon-
strueux, 4 l’ceil sanglant, aux bras décharnés, a ce paralytique hi-
deux, et, par une sorte d’hallucination, il réva a des chatiments
étranges, 4 des mutilations mystérieuses qu’on allait accomplir sur
sa personne. Il était laid, sans doute, mais valide : il eut peur que
la vengeance ou la prévoyance des nihilistes ne se livrat encore sur
sa personne, 4 d'autres violences.
Les yeux de ces deux hommes se rencontrérent dans la demi-
obscurité. Si Schelm avait reconnu Dakouss, Dakouss, qui con-
naissait 4 peine l’existence de Schelm, ignorait absolument l’in-
fluence néfaste que ce dernier avait eue sur sa destinée. La prunelle
rouge de Dakouss parut 4 Schelm chargée de menaces, il fris-
sonna et s’aplatit.
Cet aplatissement rendit l’ex-chcf de chancellerie plus hideux
encore; et son ceil, qui semblait suivre tous les mouvements de Da-
kouss, lancga une lueur rouge : Dakouss recula, saisi d’horreur ;
l’épouvante de Schelm l’avait animé pour un instant.
Alors ces deux monstres ne se quiltérent plus du regard, Schelm
étudiait tous les mouvements de Dakouss, non pour se défendre, car
il sentait qu’il ne le pouvait pas, mais pour voir venir le coup, cette
supréme consolation de Phomme menacé. Dakouss, au contraire,
avait peur de cette téte difforme et branlante, de ce gnome invi-
sible et muet, enfermé dans cette chambre ou on l’avait torture.
Il crut & un raffincment de cruauté de ses persécuteurs.
Une heure ils restérent amsi en face l’un de l'autre, haletants,
.terrifiés, sans oser se parler, sans se quitter du regard, trem-
blants de tout leur corps. La peur, peu & peu, transforma leur
immobilité en catalepsic. Us sentaient tous les deux qu’ils ne pou-
vaient plus bouger, leurs corps étaient courbés sous cette rigidilé
glaciale que l’on éprouve au milieu d’un cauchemar.
Quand les gonds de la porte gringérent et que Muller, accompagné
de. Bello et Poleno, pénétra dans la piéce,. le’ charme fut rompu.
Schelm poussa un.cri de joie et Dakouss- un cri de terteur; Schelm
‘étendit ses bras vers le nabab. Dakouss tomba a‘genoux. Ils éproa-
vérent deux sensations opposées: Dakguss, 4l’aspect de ces hommes,
crut qu’on allait lui infliger quelque torture inconnue et terrible.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 50S
Schelm, au contraire, se sentait délivré de la crainte d’étre étran-
glé par cet homme qu’il avait fait défigurer.
— Schelm, dit Muller, nous allons te transporter chez toi. Ta
voiture t’attend au coin de la Perspective; ti retowrneras 4 ton hétel,
sculement, ce sera moi qui te reconduirai.
L’ex-chef de la chancellerie lui adressa un regard de reconnais-
sance, ct balbutia :
— Qui, Muller, emméne-moi d’ici.
— Tu as bien peur.
Les dents de Schelm claquérent.
— Lache!!! dit Muller avec dédain. Allons, mes amis, transpor-
ter-le.
Poleno et Bello s’emparérent de la chaise de Schelm. En ce mo-
ment Dakouss recouvra la parole:
— Et moi! cria-t-il, d’une voix déchirante.
Muller ne daigna pas répondre. I] s’achemina vers la porte, der-
riére lui les deux nihilistes trainaient la chaise de Schelm.
Le médecin voulut se précipiter en avant ; Muller l’envoya rouler
au loin et referma la porte. On entendit un cri de désespoir.
Ivan apparut & la porte de la salle des conférences.
€& — 0a est Darine? demanda Muller.
— ll est retourné chez Jui.
— Mes amis, dit alors Muller 4 Bello ct a Poleno, descendez cet
homme. Tu seras un peu cahoté, Schelm, dit-il, mais bah! ce sera
bien vite fini. Allez! ordonna-t-il, je vous suis.
Les nihilistes obéirent, Schelm avait fermé les yeux, il se laissait
trainer sans la moindre protestation. Muller prit le bras d’lvan, et
suivit 4 quelques pas de distance la chaise du paralytique.
— Que t’a dit Darine? demanda-t-il a Ivan.
— llavoulu interroger Dakouss, mais Bello et Poleno n’ont pas
consenti 4 le laisser entrer dans la chambre secrete. Alors, sans
insisler, il est descendu pour parler a Arsenieff. Je l’'ai accompa-
gné. Il m’a dit: Le nabab est un homme puissant et résolu, il sait
se faire obéir. Nous avons besoin d’un chef pareil. Il ne laissera
pas échapper Dakouss, c’est tout ce qu’il me faut.
— Ah! voila tout?
— Sur lescalier, il m’a demandé : « Que s’est-il donc passé entre
lenabab et Schelm? — Je l’ignore, ai-je répondu. — Peu ‘m’importe,
cé sont leurs affaires... Ce Schelm est un lache, j’aime mieux obéir
aa nabab. »
— Il est impossible, murmura Muller, que cet homme soit un
traitre. Tatiana a dd se tromper.
li secoua la téte.
504 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Nimporte, murmura-t-il, il faut prévoir toutes les éventuali-
tés. Ivan! dit-il a haute voix, tu feras changer laserrure secréte cette
nuit méme. Dut-il en cotter mille roubles, il le faut. Tu assisteras
4l’opération, puis tu reviendras a | hotel, et tu préviendras André
Popoff qu’il ait 4 m’y attendre.
— Bien.
— Maintenant, remonte. Je te renverrai de suite ces deux fana-
tiques. Tu les congédicras. Ce sont des hommes convaincus, il
faudra les récompenser. Tu chargeras Poleno de porter 4 manger
4 Dakouss. Recommande-lui, sur sa téte, de ne laisser pénétrer per-
sonne dans la chambre secrete. Va!
Il était onze heures, la rue était déserte, Muller, précédé par les
nihilistes qui trainaient la chaise de Schelm, s’approcha de lui.
— Schelm! dit-il 4 son oreille, je monte avec toi. Un mot, un
geste, et tu es mort.
Le cocher, que l’absence prolongée de son maitre avait semblé
préoccupcr fort peu, sortit d’un cabaret borgne qui fermait sa de-
vanture, et monta en titubant sur son siége.
Bello et Poleno hissérent Schelm dans le véhicule, Muller s’assit
auprés de lui. La voiture s’ébranla.
— Schelm, dit Muller, tu vas donner l’ordre chez toi de me rece-
voir quand je me présenterai, et {u me feras passer pour ton ami
intime. Je sais que tu n’es pas sorti depuis quinze ans. Ton absence
prolongée a di inquiéter toute ta famille, et nous trouverons la
maison sur pied. Je compte sur la facgon attendrie dont tu me pré-
senteras.
Il fit briller devant ses yeux un poignard.
— Tu sais ce qu’il te reste a faire. Je ne crois pas nécessaire de te
dicter tes paroles. Mais au moindre mot qui me paraitra 4 double
entente, je te planterai ce poignard dans le coeur jusqu’a la garde.
Ih le piqua légérement.
— Sens-tu le froid du fer? Tu es vicux et infirme, mais tu as
peur de mourir. Tu me connais, je ne menace jamais en vain.
Schelm répondit d’une voix basse et entrecoupée :
— Je suis en ta puissance; mais tu es cruel. Cette éternelle me-
nace suspendue sur ma téte me tuera sans que tu aies besoin d'em-
ployer le fer.
— Je te l’ai dit, pardonne, et je pardonnerai moi-méme.
La voiture s’engagea dans la ruc des Italiens.
— Tu sais que je suis Dowgall Sahib, nabab de Cadoupoure.
Il le toucha une deuxiéme fois de son poignard.
— Souviens-toi, murmura-t-il 4 loreille. Ceux qui t’ont emmené
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 305
au phalanstére me reconnaissent pour chef. Tu ne peux alléguer
leur temoignage. Je te dis tout cela pour prévenir une trahison ;
mais tu ne me trahiras pas: tu te perdrais en me perdant. Tu es
trop intelligent pour ne pas comprendre cela.
La caléche entrait dans la cour de l’hdtel de Schelmberg. Le
peristyle était éclairé, la porte grande ouverte sur le palier, la
haronne, mademoiselle Louise, ct toute la valetaille de l’hdtel atten-
daient ’arrivée du maitre avec inquiétude.
— Souviens-toi! répéta Muller.
— Que vous est-il arrivé? cria la baronne en se précipitant au-
devant de son mari. ,
Des domestiques ouvrirent la portiére et s’emparérent de la chaise
longue. Muller ne quittait pas Schelm du regard, et sa main s’ap-
puyait sur le dossier de sa chaise.
On descendit Schelm. Muller sauta de la voiture et se trouva 4
ses chlés, avant que le chef de la chancellerie edt pu prononcer un
mot.
— J'ai voulu me faire trainer 4 bras dans la rue, je me suis
trouvé mal, dit Schelm. '
ll se tourna vers Muller :
— Son Altesse le nabab Dowgall Sahib, que j’ai jadis connu 4
létranger, m’a rencontré et m’a prété le concours de son médecin.
Le nabab est un de mes anciens amis. Je le recevrai toujours quand
il se présentera. J’ai été heureux de le rencontrer.
Muller s’éloigna de la chaise, une fois ces paroles dites. Schelm
he pouvait plus se rétracter sans divulguer tous ses secrets et sans
mettre toute la maison dans la confidence de ses ténébreuses intri-
gues.
Le nabab se tourna vers Louise :
— Jai eu l’honneur de voir mademoiselle de Schelmberg 4 mon
bal, avec madame la comtesse Lanine.
Louise s’inclina, palissante ; Muller lui tourna le dos.
— Je suis enchanté, dit-il alors, d’avoir pu étre utile 4 un ancien
ami. Monsieur le baron, j'aurai Phonneur, sous peu, de venir
demander de vos nouvelles.
Hl salua la baronne et se perdit dans l’obscurité de la cour. On
transporta Schelm dans Vintérieur de ses appartements. Le chef de
la chancellerie était A moitié évanoui. ,
Cependant Muller, aprés avoir avoir traversé la cour et passé la
grille ouverte, se dirigea vers son palais.
— Je le connais bien, se disait-il en lui-méme. Il me juge d’aprés
son propre caractére; il me croit capable, pour me sauver, de trahir
506 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. o
le secret de l’association et de. le trahir lui-méme par ricochet.
Je l’ai entretenu dans cette salutaire erreur. Il se taira, car il sait
que sa perte suivrait de prés la mienne... Qui m’aurait dit que je
serais le complice de Schelm? Le concours de cet homme souille la
pureté de nos aspirations. Si Schelm pouvait nous trahir, il le ferait.
Heureusement, il n’y a pas d’intérét. Mais Darine... traitre!... im-
possible!... Si je le croyais, ce serait la désillusion, la ruine de
toutes mes espérances. Que tous les hommes subordonnent 4 leurs
intéréts personnels l’idée lumineuse de l’affranchissement géné-
ral, je ne puis le croire, je ne puis étre seul a lutter pour la liberté
du genre humain. Bah! Tatiana s’est trompée, elle ne l’aura pas
compris. Elle m’a promis de me faire assister & leur conversation,
et je saurai tout alors.
Il traversa songeur les rues silencieuses et fut bientét 4 la porte
de son hdtel.
Ivan Kolok débouchait sur le quai précisément au moment ou le
nabab faisait retentir le marteau de la porte d’entrée
— C'est fait, dit Ivan, la serrure est changée, voici la nouvelle
clef; j’en ai gardé une double.
— Que tu garderas précicusement et ne confieras 4 personne.
Qu’as-tu fait de nos sectaires ?
— Je les ai renvoyés avec de grandes phrases, ils sont partis sa-
tisfaits. Je leur ai recommandé de veiller 4 ce que nul ne pénétre
dans la chambre des conférences. Votre exhibition des pénitents a
eu pour résultat de leur inspirer une ecu mystéricuse et une
confiance absolue en votre autorité.
— Tu me les feras venir ici, quand nous aurons terminé cette
malheurense affaire Lanine. I] faut que je les attache a ma per-
sonne; ce sont des imbéciles nécessaires.
Ils montérent l’escalier du palais. Lenabab ordonna a un laquais
d’appeler André Popoff.
— Le secrétaire de Votre Altesse yous attend dans votre cabinet,
répondit le laquais.
Ils traversérent les grands appartements; le nabab était silen-
cieux.
— Muller! dit Ivan Kolok, vous étes triste, et cependant tout
parait marcher au gré de vos désirs.
— Oui, Ivan, je suis triste, car il me semble que quelque chose
s'est brisé dans mon ceur.
— Que vous est-il donc arrivé?
— Rien encore... mais l'avenir ne se présente plus 4 mes yeux
aussi clair que jadis... . Je doute de moi-méme!...
Il ouvrit la porte du cabinet et apercut André qui l’y attendait.
FORCTIONNAIRES ET BOYARDS. 307
[ejeone éléve en nihilisme était vétu avec élégance, et sa figure
ne portait plus aucune trace de misére. Les deux mois qu'il
avait passés chez le nabab, au sein du bien-étre, !’avaient changé
4 son avantage et il avait l’apparence d’un jeune homme du meil-
lear monde.
— Avez-vous touché les cinq millions dont je vous ai fait pré-
sent? demanda le nabab.
— Non! pas encore... je croyais... .
— Quand je donne un ordre, j’exige qu’il soit exécuté immédia-
tement, dit le nabab avec: hauteur. Vous toucherez l’argent demain
matin. A deux heures, vous viendrez ici, et nous irons ensemble
chez la comtesse Lanine ; il est temps que vous revoyiez votre mére.
— Monseigneur !... cette générosité royale...
— Jevous demande un service en échange. Ne me remerciez donc
pas et obéissez-moi, c’est la mcilleure fagon de me prouver votre
dérouement. Allez !
Et il le renvoya d’un geste de fatigue.
XIX
LOUISE DE SCHELMBERG.
Schelm passa une nuit épouvantable : la-frayeur, la colére, le
sentiment de son impuissance l’accablaient. Immobile dans son lit,
Sans pouvoir méme mordre son oreiller dans un moment de rage,
if maudissait la terre, le ciel, Dicu et les hommes, et exhalait d’é-
pouvantables blasphémes.
Enfin, vers le matin, il se calma. Les idées commencérent A se
condenser dans son cerveau, il envisagea la situation plus froide-
ment, et son esprit inventif lui suggéra un moyen de ne pas obéir
4 Muller. L’idée que Wladimir serait sauvé, et qu’en revanche, lui
Schelm serait obligé de dénouer & l’avantage de son ennemi la
frame qu’il avait si laborieusement ourdie, lui était insupportable.
— Jaurai' attendu quinze ans, j’aurai dévoré des larmes de dou-
leur ei de honte en assistant tous les jours au bonheur de cet homme
et de cette femme, et je manquerais cette occasion. Non pas!...
Ici, je suis dans ma forteresse, je n’en sortirai plus jamais. Je suis
invulnérable ici, et Muller verra-si l’on m’a abattu. Je savais bien
que ¢’était dangereux de sortir. 1 faut -temporiser maintenant,
car cet homme remuera ciel et terre pour sauver son ari. fl em-
ploiera toate son intelligence ct tous ses moyeris d’action qui sont
308 FONCTIONNAIRES BT BOYARDS.
formidables. Si j’étais valide, j’aurais pu lutter, mais un paralytique
impuissant... Muller fera tout... hormis toutefois...
Schelm se mit a réfléchir. Muller se trompait quand il pensait
que Schelin le croyait capable de trahison. L’ex-chef de la chancel-
lerie connaissait trop bien les hommes pour ne pas avoir approfondi
le caractére de son ancien agent provocateur. Pauvre, Muller pou-
vait succomber; riche, sa loyauté était inébranlable, et Schelm
savait fort bien cela.
— Le chef supréme des nihilistes s’arrétera toujours a l’idée de
nuire a l’association, le danger n’est pas 1a. Il est dans la déposition
de ma fille, que Muller essayera de persuader en lui ouvrant les
yeux, et ce sera facile, car ma fille est loyale 4 sa maniére... Il est
encore dans la cupidité de Darine. Muller peut Jui acheter le papier
du médecin. Il faut aviser 4 cela. Comment?...
Il se retourna vingt fois dans son lit en roulant dans son esprit
diverses combinaisons.
— Quant a Louise, pensait-il, il s’agit d’exalter son orgueil. Qui...
}'y parviendrai ; le procureur m’a trahi par ambition. Je puis cepen-
dant le perdre; une dénonciation anonyme peut le priver de son
emploi, mais... on pourra nommer a sa place un magistrat intégre,
ce qui serait plus dangereux encore. Que Dakouss soit prisonnier
de Muller, cela m’est 4 peu prés égal. Mais cette lettre. Bah!... il
s'agit d’effrayer le procureur. flier, il s‘est révolté... C'est pour la
premiére fois! S’il revient, c’est qu’il a encore peur de moi. Je
l’effrayerai, il viendra 4 composition. S’il ne revient pas, il faudra
aviser ; c'est que nous ne sommes séparés des débats que de quinze
jours a peine.
Il se fit habiller, et, 4 peme transporté dans son cabinet de tra-
vail, il appela sa fille.
— Louise, lui dit-il, j'ai regu une proposition 4 votre endroit...
On m’a demandé votre main.
Mademoiselle de Schelmberg secoua la téte.
— Je ne me marierai pas... Ma vie est brisée, ajouta-t-elle d'une
voix sourde.
Schelm obliqua des yeux.
— Réfléchissez, Louise. Celui qui aspire 4 votre main est excessi-
vement riche. Il posséde cing millions de roubles.
— En eut-il cent...
— Il ne vous demande, interrompit Schelm froidement, que de
capituler avec votre conscience. Vous allez étre appelée & déposer
dans l'affaire Lanine. Si vous consentez 4 décharger le comte...
Louise interrompit son pére avec violence.
— Qu’est-ce que vous dites 14, mon pére? Etes-yous devenu
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 509
fou? Croyez-vous que je consentirai 4 me taire? que j’oublierai ma
vengeance pour de l’argent ? Mais on me propose donc...
Puis, s exaltant de plus en plus :
— Je ne comprends pas irés-bien encore cette malheurcuse af-
faire. Les débats l’éclaireront peut-étre, mais j’ai peur, et je com-
mence 4 croire, dit-elle en regardant fixement son pére, que vous
aver trempé dans la mort de Vadime. Oh! alors, mon pére... Je ne
sais ce que je ferai... La proposition étrange que vous osez me
faire...
— Voyons, Louise, dit-il avec un sourire étrange, calmez-vous.
— Non! interrompit-elle. Je ne dors pas les nuits, car je me
souviens toujours que vous m’avez averlie du danger que courait
Yadime. Savez-vous que je dirai cela 4 ]’audience ?
Schelm tressaillit.
— Méme si cela pouvait compromettre votre pére?
— Expliquez-moi votre conduite alors! cria-t-elle. Yous ne voyez
donc pas que vous me tuez?
— Jen’ai rien 4 vous expliquer. Darine, vous le savez, est mon
ami. I] a été averti par le médecin que le comte Lanine en voulait a
la vie et 4 la fortune de Vadime. C’était une affaire excellente pour
la cause du progres, que l’accusation contre un aide de camp de
lempereur d'un crime de droit commun, Darine a laissé aller les
choses; et puis il m’a raconté tout cela comme a son chef.
— Mais c’est horrible !
— Les intéréts des individus disparaissent devant les intéréts de
la masse, dit Schelm.
— Et vous croyez que je ne dirai pas... ,
— Non, je crois que vous réfléchirez. Vadime en est-il moins
mort et Lanine moins coupable? Vous ne voudrez pas perdre votre
pére?
Louise se tordit les bras.
— Cest horrible, efirayant. Ma conscience elle-méme est indé-
cise. Que dois-je faire 2 |
— Reconnaissez, dit Schelm froidement, que je ne vous demande
rien; vous étes libre d’agir 4 votre guise. Bien plus, je vous dis :
Yous pouvez épouser un homme qui vous apporte une fortune im-
mense et modifier votre déposition. Pour le bien de l’ceuvre qui est
mienne, j’abandonne les intéréts de ma vengeance personnelle.
Si vous voulez déposer en faveur de Wladimir, on vous ‘payera
votre déposition cing millions. Je ne m’y oppose pas.
— Cela, cria-t-elle, jamais! Ah! ils veulent m’acheter, ils sont
donc coupables. Je déposerai selon mon Ame-et conscience. J’ai vu
le comte apporter le poison, je le déclarerai, il était pale...
310 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Réfléchissez, ma fille, cinq millions sont un beau denier.
Elle le toisa avec mépris.
— Vraiment, dit-elle, je suis honteuse de yous appeler mon
peére.
Schelm feignit une colére subite; il saisit sa pelote & tour de bras
en criant :
— Sortez! vous m’insultez, fille dénaturée! misérable! Sortes
sur-le-champ.
Louise se dirigea vers la porte avec un calme dédaigneux; dés
qu'elle fut sortic, Schelm se frotta les mains en disant :
— Comme tl est facile de duper les honnétes gens! hé! hé! hé!
Le soir du méme jour, Schelm était scul dans son cabinet quand
il entendit, contre la porte de l’escalier, les coups distancés qui lui
annoncaient Darine.
— Ah! pensa-t-il, il revient, il a donc besoin de moi. Sa croyance
dans l’avenir du nihilisme me sert; comment n’y croirait-il pas,
en effet? ce sont les nouvelles idées qui ont fait de lui quelqu’un.
Il s’agit de l’effrayer.
Il tira la pelote, Darine entra.
— Vous m’avez trahi, dit Schelm au procureur. Que venez-vous
faire ici?
— Je ne vous ai pas trahi, répondit tranquillement Darine, le
chef avait ordonné...
— Le chef! Ah! vous le reconnaissez pour votre chef, c'est
bien, allez 4 lui. Je suis dégagé de mes engagements, ce sera \ui
qui sera votre protecteur a l'avenir.
— Mais... monsieur...
— Silence! Je ne veux pas vous voir. Revenez aprés la condam-
nation de Wladimir. Je vous pardonnerai peut-étre : mon pardon
est 4 ce prix. J’étais impuissant la-bas. Ici, chez moi, je vous tiens
tous...
— Monsieur le baron!... permettez.
— Je n’écoute rien. Hors d’ici! Vous revenez aprés m’avoir in-
dignement abusé, et vous croyez que je vous recevrai comme je
vous recevais jadis.
— Je vous assure, monsieur, que yous vous trompez, je n’al
pas pu...
— Allez-vous en! vociféra Schelm. Aujourd’hui j je ne suis pas
capable de yous écouter.
Il allongea la main vers la pelote.
— Sortez! cria-t-il.
Tout & coup il eut une épouvantable grimace, car il avait senti
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 514
une douleur aigue dans sa main droite. Cette douleur changea sa
colére siinulée en exaspération réelle.
— Mais sortez donc, cria-t-il. Si vous voulez me parler, choisis-
sezun autre moment; vous auriez di, au moins, avoir la pudeur
de me laisser vingt-quatre heures tranquille. C’est qu’ici je ne suis
pas le pauvre paralytique et vous n’aurez pas raison de moi, ni
yous, ni ce nabab du diable! Allez-vous-en !
Darine lu) jeta un regard étrange, haussa les épaules et sor-
tit. Schelm ne le voyait plus; il examinait son bras droit ov il
avait senti un élancement douloureux. Derriére Darine la porte se
referma.
— Je l’ai effrayé, pensa Schelm, c’est salutaire : c’est ainsi que
je maintenais jadis dans leur devoir les employés du ministére. Il
reviendra demain; mais alors il sera un instrument servile;
Muller ne trahira pas la cause : cet homme existe par elle;
allons! je ne suis pas encore vaincu. Le procés de Wladimir aura
lieu, et dans ces conditions le résultat n’en peut étre douteux !
Mais qu’est-ce que cela veut dire? J’ai mal au bras.
fl allongea le bras, la douleur cessa; il sourif.
— Eh bien! mais de quoi est-ce que je me plains? si je pouvais
sentir des douleurs dans la partie gauche de mon corps, je ne serais
pas paralysé; ce bras me fait mal, donc 11 est valide! C’est que j’en
ai besoin, murmura-t-il.
Ce méme jour, Muller, accompagné par André Popoff, s’était
rendu 4!’hétel Lanine. Le fils d’Akoulina Ivanowa tremblait 4 l’idée
de rentrer dans cette maison qu'il avait si subitement abandonnée,
et 4 la pensée de sa mére... mais il fallait obéir au nabab.
Ce fut le retour de l’enfant prodigue. Tatiana donna sa main a
baiser au frére de Nicolas Popoff, et Akoulina Ivanowa, attendrie,
Yembrassa a plusicurs reprises.
fl fut plus difficile de faire accepter 4 la vieille dame la perspec-
tive d'un mariage entre son fils et la fille de Schelm. Mais Muller
représenta éloquemment a4 Akoulina Ivanowa que Schelm n’était
pas l’auteur de la mort de son fils ainé, et que ce mariage pouvait
servir aux intéré(s du mari de sa bienfaitrice.
Aprés de longues hésitations, Akoulina lvanowa consentit :
— Puisqu’il s‘agit du salut du comte et que mon fils y voit son
bonheur, je consens, dit-elle; je ne veux pas me mettre en travers
deson bonheur. _
Kt elle ajouta en baisant la main de Tatiana :
— Cest le plus grand sacrifice que je puisse vous faire. J'ai tou-
$42 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
jours hai Schelm et sa fille; vous ne me forcerez pas, j’espére, de
demeurcr auprés d’elle.
. — Ma bonne, dit Alexandra, Louise n’est pas méchante.
Akoulina Ivanowa secoua la téte.
— Enfin, dit-elle, la comtesse a parlé; qu'il soit fait ainsi qu'elle
le désire; le salut du comte avant tout.
Et elle ajouta 4 part soi :
— Elle se vend, cette misérable... Oh! c’est bien la fille de son
pére. Moi, je sacrifie mon fils 4 mes bienfaiteurs.
Muller et André Popoff se rendirent chez Schelm; on les laissa
pénétrer dans les appartements principaux de I’hdétel, ct ce fut Louise
qui les recut. Elle ne put retenir un geste de surprise & |'aspect
d’André; mais elle dissimula son étonnement et présenta en termes
froids et polis au nabab les excuses de son pére, qui ne pouyait le
recevoir, élant plus malade ce jour-la.
— Ma mére, dit-elle, est obligée de rester auprés de mon pére
qui est encore souffrant des suites de son imprudeate excursion
d’hier. Que Votre Altesse daigne l’excuser.
Muller répondit :
— Je me retire donc, mais je vous laisse mon jeune ami, M. André
Popoff, qui désire vous parler, mademoiselle, et qui a pour cela
l’autorisation de M. votre pére.
Et sans donner a Louise le temps de répondre un mot, Muller
sortit. André et mademoiselle de Schelmberg restérent seuls.
Louise examinait avec curiosité cet homme qu’elle n’avait pas
revu depuis la scéne du bal, et elle constata qu’André ne res-
semblajt pas plus 4 un valet qu’au malingre gamin dont elle se
souvenait, alors qu'il était compagnon des jeux de son enfance. Le
sourire hostile et dédaigneux, avec lequel elle l’avait d’abord ac-
cueilli, disparut de sa bouche. André, excessivement ému, trem-
blait de tous ses membres. Ils s’examinérent quelques instants en
silence, puis le jeune homme prit son courage & deux mains, et
murmura d’une voix chevrotante :
— J'ai osé jadis vous montrer mes sentiments, mais jamais une
parole de moi ne vous les a révélés. Aujourd’hui, le consentement
de votre pére me donne quelque hardiesse. Je vous aime...
Louise recula, et hautaine, pourpre d’indignation, elle demanda:
—C'est donc vous qui voulez acheter cing millions ma conscience!
Et comme il baissait la téte :
— Jadis, quand vous n’étiez qu’un laquais, j'ai fait bonne justice
de votre audace. Croyez-vous que votre richesse subite, dont je ne
veux pas rechercher la cause, vous donne le droit de me mépriser?
Ah! c’est donc vous. Et vous venez me dire que vous m’aimez. Allons
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. £43
donc! Est-ce qu’on aime ceux que l’on croit pouvoir acheter! Vous
avez pu croire, un seul instant, que je consentirais 4 me vendre!
Elle était magnifique |d’indignation. André, oubliant les con-
seils et les ordres du nabab, subjugué, ébloui, se jeta 4 genoux.
— Eh bien, non! cria-t-il, je ne viens pas ici vous poser des con-
ditions. Je viens vous demander a genoux de ne pas déposer contre
le comte Lanine, et vous offrir ma vie cn échange.
— Eh! que ferai-je de votre vie? Pourquoi voulez-vous que je
consente 4 transiger avec mon devoir? Ah! il vous envoie 4 moi.
ll est donc coupable; il tremble donc... Il savait que j’aimais Va-
dime, il m’a tendu la coupe avec-le poison, et vous voulez que je
pardonne. Et c’est vous... vous... que je méprisais déja chez eux,
qu’ils m’envoient en négociateur; mais ils sont donc devenus in-
sensés. Pourquoi ce nabab vous a-t-il amené ici? Ah! mon pére
a consenti! Vous me désespérez.
-— Louise, murmura André, vous les haissez donc bien: vous
avez donc oublié l’amitié de la comtesse, les caresses d’ Alexandra.
— Non, dit-elle, je ne les hais pas, mais cet homme qui a cru
que son titre d’aide de camp lui permettrait de commettre un
crime... Ah ca! cria-t-elle soudain en s’interrompant, qu’étes-vous
donc pour venir me demander compte de mes sentiments?
— Oh! je vous en prie, dit André, permettez-moi de parler. Vous
aimiez le prince Gromoff; moi, vous me méprisez. Permettez-moi
de vivre de votre présence, de respirer votre air, de vous aimer
a genoux. Je ne demande pas que vous m’épousiez, j’en suis
indigne; votre pére accepte cet argent que le nabab m‘a donné. Il
ne poursuivra plus de sa haine le comte Lanine. Vous, je vous
supplie, permettez-moi de vous prouver que le comte n’est pas
coupable.
Elle courut 4 lui.
— iin’est pas coupable! vous osez le prétendre aprés la déclara-
tion du médecin, aprés ce que j’ai vu !
— Laissez-moi parler, je vous en supplie.
— Soit... mais n’espérez pas m’abuser. Je n’ai pas de haine
contre le comte Lanine; une sympathie invincible, souvenir de
mes relations passées, m’attire vers Alexandra; mais..., je vous le
jure..., rien ne m’arrétera dans |’exécution de mon devoir. Tout
me prouve que le comte a empoisonné celui que j’aimais.
— Mais l’accusation est absurde. Le comte est trop riche.
— Pourquoi, alors, voulait-il faire épouser Alexandra 4 Vadime,
quand il savait que nous nous aimions? Non! vous ne savez pas
combien le cceur des puissants de ce monde est gangrené... J’en
sais quelque chose, mon pére est un de ces hommes-la... Pour ga-
40 Aovr 1875. 54
514 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
gner des millions, pour devenir une puissance, ils sont préts a tout,
plus avides que les pauvres...
— C’est vous, dit André haletant, qur parlez ainsi?
— Que veulent-ils de moi, enfin? Je ne comprends pas. Ma dé-
position n’incrimine pas le comte Wladimir. Que puis-je dire? qu'il
est allé dans la chambre a cété pour chercher une potion; que cette
potion était du poison; qu’il a, quelques minutes auparavant, chassé
le médecin? Cela, c’est vérité, et je le dirai; mais cela prouve-t-il
que le comte est coupable? Ma déposition change-t-elle, en quoi que
cesoit, sa situation ? La déclaration de Dakouss en existe-t-elle moins?
En vérité, je ne comprends pas; que voulez-vous de moi?
— Ce que nous vous supplions de faire, c’est de ne pas accabler de
votre temoignage cet homme, innocent, je vous le jure; c’est de ne
pas dire devant le tribunal, comme vous l’avez dit 4 l’instruction :
« Le coupable, j’en suis persuadée, est le comte Lanine. » Ce que la
comtesse Lanine vous demande, par ma voix, c’est de ne pas vous
laisser entrainer par un ressentiment aveugle. Votre déposition aura
un immense retentissement. Je ne vous demande pas de meatir:
votre pére, vous le savez, ajouta-t-il en hésitant, est difficile 4 con-
tenter; cet argent dont il vous a parle est...
— Je sais, interrompit-elle brusquement; il est inutile d’insister
la-dessus.
— Louise, murmura-t-il, le nabab est puissamment riche, avec
une fortune parcille on peut ce que l’on veut. Dakouss déposera
selon sa volonté, je vous le jure, mais vous... il n’a aucun moyen
sur vous. Tout repose sur votre déposition ; or, je vous le répete, le
comte est innocent; je ne vous demande rien, pas méme la per-
mission de vivre 4 vos pieds, de vous demander la grace de vous ser-
vir, puisque vous voulez méme me refuser votre présence.
Elle linterrompit.
— Il m’est venu des doutes 4 plusieurs reprises. Tout est pos-
sible en ce monde. Il y a des machinations infernales, dit-elle pen-
sive. Peut-étre ai-je été mal inspirée, en effet; peut-étre ai-je été
trop sévére, mais je vis dans une atmosphére si lourde...
Ij joignit les mains.
— Qh! Louise, vous étes bonne...
— Pouvez-vous, lui dit-elle tout 4 coup, me donner les preuves
de l’innocence du comte Lanine? |
Ii secoua lentement la téte.
— Non, hélas! Le nabab les posséde.
— S‘ilest si puissant, il doit les produire. S’il est l’ami de Wladi-
mir, c’est son devoir; qui est-ce qui l’arréte?
André balbutia :
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. | 545
— de l'ignore. fl m’a ordonné de venir ici; il m’a donné une for-
tune. Jele bénis; je n’ai jamais osé l’interroger.
Elle se redressa sévére, et s’achemina vers la porte.
— Je déposerai ainsi que me l’ordonne ce serment que je vais
prononcer. Je dirai la vérité, rien que la vérilé, dit-elle. Prouvez-
moi son innocence, et je me rétracte ; je serai la premiére a procla-
mer mon erreur; mais tant qu’il ne me sera pas démoniré, par des
faits irrécusables, que le comte n’a pas trempé dans ce crime hor-
nible, je poursuivrai sans relache ma vengeance.
— Louise! balbutia André, la simple raison ne vous dit-elle pas...
Sans vouloir l’écouter, elle s’achemina vers le scuil; 14, elle se
retourna.
— Savez-vous, dit-elle 4 voix basse, qu'il y a des nuits ou je songe
a dénoncer ma pére!.Et vous me demandez la grace de cet homme
qui m'est étranger,... la grace de cet homme! Jamais; s’il est cou-
pable, je serai inexorable. j
— Louise, je vous en supplie...
— Yous! je vous pardonne; d’ailleurs, je ne suis plus de ce
monde; mon devoir accompli, je ne sais ce qu’il adviendra de moi.
Répétez 4 la comtesse et 4 Alexandra mes paroles, et dites-leur que
jagirai selon ma conscience. Qu’elles interrogent la leur, elles com-
prendront' ma conduite.
Et, laissant André prosterné au milieu de la chambre, la jeune
fille disparut dans l’intérieur des appartements.
Cependant, Muller, aprés avoir laissé André seul avec Louise, était
retourné & V’hdétel Lanine. °
— Schelm, dit-il 4 Tatiana qu’il trouva seule au salon, est invi-
sible. Je n’ai pas insisté, car je suppose que son aventure d’hier
n'a pasdii avoir une influence salutaire sur sa santé. J’ai laissé le
jeune homme en téte-a-téte avec la jeune fille.
— Mais enfin, répondit Tatiana, quels sont vos projets? Je crois
encore que je ne comprends pas...
— Ils sont bien simples, cependant. Je veux sauver votre mari
sans Ccompromettre mes complices. Or, pour cela, que faut-il? Que
Dakouss endosse toute la responsabilité. Il sera condamné. La loi
russe n’admet pas la mort pour les crimes de droit commun; on le
condamnera aux mines. Or, j’employerai, s'il le faut, le reste de
ma fortune pour le faire fuir et lui donner un autre état civil ; je
ferai de ce scélérat un potentat. Tant que j’ignorais ow était le mé-
decin, j’étais perplexe; maintenant qu'il est entre mes mains, je
vous assure que je saurai le persuader ; j’ai des moyens infaillibles :
cet homme est lache et cupide. D’ailleurs, bien peu d’hommes ré-
516 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
sistent 4 l’appat d’unc fortune royale. Dakouss déposera comme je
le voudrai. Je le tiens sous clef...
— Qui! dit Tatiana, cela est naturel ; mais pourquoi voulez-vous
faire épouser Louise 4 André Popoff? pourquoi avez-vous envoyé ce
jeune homme chez Schelm? Je vous le répéte, je vous laisse agir,
car je sais qu’au dernier moment je pourrai sauver Wladimir.
Votre combinaison, je l’avoue, me semble inutile. Dakouss se re
tractant... .
— Croyez-vous que cela suffise? Seriez-vous satisfaite d’un ver-
dict ainsi formulé : « Acquitté faute de preuves? » Non, n’est-ce pas.
Eh bien! cela arriverait si Louise de Schelmberg venait accuser le
comte devant le tribunal. La justice ne suspecterait pas une minute
la bonne foi d’une jeune fille de dix-huit ans. Certainement, cela ne
suffirait peut-tre pas pour condamner Wladimir, mais ]'impression
serait désastreuse; je veux éviter cela.
— Muller, dit Tatiana en lui tendant la main, vous étes un noble
ami.
— Et alors, continua-t-il, comme c’est moi qui suis la cause
premiére, quoique involontaire, de tout le mal, et comme c’était
4 moi a le réparer, j’ai résolu d’acheter Schelm. On peut acheter
tout le monde, cela dépend du prix. Or, Schelm était accessible, car
ila peur de moi. Puis, ajouta Muller, j’ai choisi André Popoff, car ce
pauvre enfant aime Louise, et j'ai voulu rendre un homme heureux,
faire éclore un bonheur au milieu de toutes ces souffrances. Voila
l’explication de ma conduite. Dakouss est en ma puissance, mais...
ce procureur chargé de. l’affaire est un homme intégre.
Tatiana eutun triste sourire. Muller, qui examinait son visage.
lui prit la main.
— Qui! dit-il, j’en suis persuadé, quoi que vous en disict. Ne
vous fachez pas, Tatiana, si j’insiste, mais vous m’avez promis de
me faire entendre sa conversation. Je vous le répéte, je ne croirai
pas 4 sa trahison avant de m’en étre assuré de mes propres oreilles.
— Je vous ai promis de vous faire assister 4 la conversation que
je dois avoir avec lui, je ticndrai ma promesse; mais, Muller, je
vous assure que votre incrédulité me blesse.
— Cet homme est un des chefs d’une société secréte. Il a des
intéréts que vous ignorez. Il a pu parler 4 mots couverts. Vous
ne l’aurez pas compris. Non! cet homme est loyal. Je vous dirai
plus, il ne peut pas trahir, il lui faudrait trop de complices; et
croire cela, croire 4 une trahison aussi immense... Non! vraiment,
je ne le puis, ce serait renier les croyances de toute ma vie.
— Vous prétendez bien changer celles de millions d’hommes,
chrétiens depuis des siécles!... Muller! avez-vous pu croire un
. FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 547
moment qu'un chemin ot vous marchez céte 4 céte ayec Schelm
soit un chemin droit?
— Enfin, répondit Muller avec violence, je n’y crois pas ! Et, en
attendant, )’'agiral comme si je n’avais pas entendu vos confidences.
Quand verrez-vous Darine?
— Les débats s’ouvrent lundi. J’ai attendu jusqu’au dernier mo-
ment, espérant en quelque événement imprévu, espérant surtout
en yous, Muller. Mais samedi, l’avant-veille du jugement, toutes
mes hésitations auront cessé. Venez ici samedi, 4 onze heures du
matin; j’écrirai au procureur pour lui donner rendez-vous a cette
heure-la.
Muller était pale.
— Cest bien, dit-il.
ll prit congé de lacomtesse. .
— Nelui promettez rien, ne vous engagez 4 rien de positif, dit-il
ensortant. Quand je l’auraientendu, je vous donnerai un supréme
avis. Quelle vénération je dois avoir pour vous, Tatiana, pour croire
un instant & yos paroles !
—t moi, Muller, quelle confiance n’ai-je pas en vous! car,
- dans cette affaire, je trahis presque l’empereur.
— Nous sommes sur deux cimes, Tatiana, et un abime nous sé-
pare, dit-il avec tristesse.
— Qui, répondit-elle, grave... Nos croyances. Fasse le ciel que
cet abime soit comblé!
Muller ne répondit rien.
— Asamedi, dit Tatiana. Je vous attends. J’écrirai ce soir méme
a Darine.
— Asamedi, dit-il en sortant.
Dans le salon qui précédait celui ot il venait de causer avec Ta-
liana, Muller rencontra Alexandra Lanine. La jeune fille était rouge
et tremblante; elle semblait avoir attendu le nabab au passage,
car, 4 son aspect, elle s’avanca promptement vers Jui et lui tendit
la main, en disant d’une voix indécise et balbutiante :
— Prince, je ne vous ai pas encore remercié comme je le dewais.
Je vous dois I’honneur et la vie, et... je... je ne sais comment vous
€xprimer... le sentiment...
Muller la regarda, vit sa rougeur et son trouble, frissonna de
tout son corps, lui saisit la main, la baisa longuement, et dit:
— Savez-vous, chére enfant, que je pourrais étre votre pére!
Et, sans attendre sa réponse, il se dirigea promptement vers la
porte de sortie.
318 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
XX
LA DESILLUSION SUPREME.
Le samedi, 4 dix heures du matin, Muller était déja assis awprés
de Tatiana, dans le salon principal de l'hotel Lanine.
— C'est le seul moyen que j’aie trouvé de ne pas exciter sa deé-
fiance, disait Tatiana. Il peut écarter les draperies, regarder dans
les chambres voisines. Cette armoire 4 moitié vitrée, pleine de
chinoiseries, parait incapable de servir de cachette. J'ai, de mes
propres mains, fait des trous au bois avec une vrille; j’at dté les
planches du bas et retiré les mille petits riens qui les encombraient,
et hier, dans la nuit, j’ai mesuré si vous pouvicz tenir dans le bas,
ou les panneaux sont pleins et cachent Vlintérieur. L’armoire est
immense; je peux m’asseoir dans l’espace vide et m’y étendre
presque tout de mon long. En vous courbant un peu, vous pour-
rez y tenir. La situation n’est ni commode ni majestueuse pour —
un nabab de Cawnpour, et ce que nous faisons serait peui-<tre
ridicule, si ce n’était indispensable pour le salut d’un innocent.
— Peu importe, dit Muller. Pensez-vous que je songe aux moyens*>
Mais vous croyez que votre conversation arrivera 4 moi, et que j en-
tendrai...
— Tout. Je me mettrai sur cette chaise longue, auprés de votre
cachette; il sera & cété de moi. Les trous que j'ai pratiqués
permettent d’entendre en méme temps qu’ils vous donnent de J'air.
Vous pouvez d’ailleurs laisser la porte entre-baillée; elle est retenuc
a l’intérieur par une chaine en fer. :
Muller se leva et alla 4 un meuble monumental, armoire de Tos-
tani, en chéne sculpté, dont la partie inférieure avait une hauteur
d’un métre, sur un métre et demi de largeur, et dont le haut, vitre,
était rempli de vases et de bibelots rangés sur des rayons. Ce
meuble, un des principaux ornements du magnifique salon, p*
raissait, grace aux dimensions de la piéce, beaucoup plus petit qu'il
n’était en réalité.
Quand Muller ouvrit les battants, il vit un espace vide, assez
grand, en effet, pour qu'il put y pénétrer en se courbant. Il s‘in-
troduisit entiérement dans cet espéce de coffre, en ployant les ge-
noux et le haut du corps.
— Bon! dit-il 4 Tatiana. Je suis 4 mon poste.
Et il ajouta :
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 519
— Plaise a Dieu que vous vous soyez trompée ! Ce serait trop épou- .
vantable.
— Si je me suis trompée, dit tristement la princesse, que Dieu
nous protége ; j’aurais alors réellement peur, car vos combinaisons,
Muller, pour le salut de mon mari ne me paraissent pas assises sur
des bases bien solides. ,
La cloche annoncant l’arrivée d’un visiteur retentit en ce mo-
ment. Onze heures sonnaient.
— Quoi qu'il arrive, Tatiana, dit Muller, je sauverai votre mari.
Quant & vous! je ne sais pas si je ne vous hairais pas!
Et il referma les battants de l’armoire. Tatiana, un peu trem-
blante, s’assit sur la chaise longue. On annonga le procureur impé-
nial Darine.
Quand Darine entra, il embrassa d’un regard investigateur le
salon encombré de meubles de tous genres, fouilla de 1'ceil les
lourdes draperies des portes et des fenétres, puis s’avanca vers Ta-
tiana.
— Madame, dit-il 4 voix basse, ce salon somptueux est fort
commode pour une embiche: une oreille indiscréte peut entendre
notre conversation.
A cet exorde, Tatiana ne put s’empécher de palir.
— Oui, madame, continua Darine, ces draperies peuvent dissi-
muler quelque curieux. |
Tatiana, remise de son trouble, se leva majestueusement, alla a
la draperie de la porte et l'écarta du geste; puis revint et s’assit
sur la chaise longue.
D'abord ébloui par ce geste souverain, Darine sourit ironique-
ment.
—Un hdtel comme le vdtre peut recéler d’autres cachettes qu’une
Vulgaire draperic. Mais peu importe, dit-il d’une voix plus basse
encore, et je crois, en effet, que vous n’avez pas voulu donner un té-
moin 4 notre conversation : il serait trop imprudent 4 vous de jouer
contre nous. J’ai accepté un rendez-vous a votre hétel, comme je vous
Yai promis 4 notre derniére entrevuc, et cela pour vous prouver
que je ne crains pas d’indiserétion. Je suis la justice : j’ai la res-
Source de soutenir qu’en vous faisant des propositions, j'usais
d'un subterfuge pour découvrir la vérité. Ceci est pour, vos amis
qui sont dans une position réguliére.
Il éleva la voix :
— Mais, dit-il, vous avez d’autres amis. Le nabab de Cawnpour,
par exemple. Ceux-la, je ne les crains pas, et je vais vous le prouver
{out 4 I’heure.
Tatiana eut besoin de toute son énergic pour paraitre impassible
3520 FONCTIONNAIRES RT BOYARDS.
— Enfin, monsieur, dit-elle d’un ton hautain, cette méfiance...
— C’était pour vous dire seulement que j’ai prévu un piége, et
que je me sens invulnérable. Maintenant, causons.
Il s’assit carrément dans un fauteuil.
— Votre mari est innocent, commenga-t-il.
— Vous l’avouez? cria-t-elle.
— Parfaitement, dit-il avec un sourire ironique. Si cela n’était
pas, comment aurais-je pu vous proposer un arrangement? Je ne
suis pas tout-puissant, moi. Non-seulement j’ai la conviction que le
comte est innocent, mais j’en posséde les preuves. Ce sont ces pa-
piers, c’est mon concours, que je vous propose une dernicre fois
d’acheter. En instruisant contre votre mari, j’ai appris le chiffre
exact de sa fortune. A vous deux vous étes considérablement riches.
Mademoiselle Alexandra hérite de vous. Je vous le répéte, je veux
sa main, sa dot et l’appui de votre famille pour arriver a une po-
sition. A ces conditions, je m’engage...
Tatiana l’interrompit.
— Monsieur, dit-elle d’une voix suppliante, pourquoi exigez-vous
que je vous sacrifie ma fille? Si vous voulez de l’argent, la moitié de
ma fortune?...
— Non, dit-il. Je vous l’ai déja dit, l’argent ne me suffit pas. La
concussion serait, dans ce cas, trop facile 4 prouver. Non. Ma-
dame, écoutez-moi avec attention, — car de cette conversation dé-
pend notre sort 4 tous. Aprés-demain il sera trop tard. Je suis !’un
des chefs d’une association qui poursuit votre mari de sa haine.
Cette association est plus dangereuse que ne le croit le gouverne-
ment. Votre mari est victime des intrigues d'un de ses membres :
Jen posséde la preuve.
— Mais, monsieur...
— Ne m’interrompez pas! Oh! c’est une affaire trés-belle, et je
serais trop naif si je laissais échapper ma fortune. Je puis, @ mon
gré, perdre ou sauver votre mari. Un de mes collégues qui est l'en-
nemi mortel du comte, m’a donné promesse écrite par lequel il
s’engage 4 me revétir d’une autorité réguliére dans notre associa-
tion : c’est la preuve d’une organisation occulte et formidable... Le
gouvernement ignore cela... Je puis lui ouvrir les yeux. Je me suis
fait donner ce papier 4 cette intention. Pour faire disparaitre
_Dakouss, on I’a défiguré. Jen posséde aussi les preuves. Celte
action, ordonnée par le président, est un crime de droit commun.
L’association tout entiére tombe sous le coup de la loi. Ces hommes-
1a croient que je pense a faire mon chemin dans leur monde... Les
sots!... Non, je les tiens tous, et puis les écraser. Si vous consen-
tez, voici ce que je ferai. Au dernier moment, quand je devral
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 52
dresser un réquisitoire contre votre mari, je me léverai et dirai :
«Pour arriver 4 connaitre une des sociétés secrétes les plus dan-
gereuses de l’empire, j’ai été obligé de poursuivre cette affaire. Au-
jourd’hui, j’en ai tous les fils dansla main. Le comte Lanine est
innocent, messieurs; mais je réclame votre justice contre ceux qui
l’ont accusé. » Et alors je dépeindrai leurs intrigues ténébreuses,
la trame od le comte a été enveloppé, et je donnerai les preuves a
lappui. Quel triomphe, madame, pour votre mari et pour moi! Ce
he serait pas une réhabilitation, ce serait une ovation!
il la regarda en face, puis il poursuivit :
— Et alors, voyez comme tout s’arrange! Je parle bien! Ma-
demoiselle votre fille assiste 4 l’audience : elle peut, se souvenant
de l’immense service que je vous rends a tous, pousser |’exaltation
jusqu’é l'amour. J’ai sauyé votre famille, j’ai sauvé la société.
L’empercur me remercie. Vous m’élevez jusqu’a vous, Sa Majesté
signe au contrat. Je deviens conseiller d’Etat, ministre, honnéte
homme!
Tatiana l’écoutait bouche béante. Le procureur impérial s’exal-
lait mesure qu’il parlait.
— Hs croyaient, les idiots! que je consentais a servir leurs projets
Monstrueux, 4 prendre au sérieux leurs réveries stupides, et que
j'étais un imbécile comme eux! Un homme de ma caste, madame
~ car il y a encore des castes en Russie — ne peut se faire connai-
&e qu’en combattant la société dans les rangs des’ socialistes ; mais
a, l'occasion se présentant (et celle-ci est magnifique), cet homme
he les trahit pas, c’est un fou ou un misérable. Leur avenir est encore
trop Gloigné; le présentne leur appartient pas. J’ai trente-cing ans,
madame. Je ne verrai jamais le triomphe de leurs idées. Je n’ai pas
@’enfants pour qui travailler. Je vous ai dit que je ne craignais pas
de répéter tout haut que je veux trahir les nihilistes. Savez-vous
Pourquoi j’ai dit cela? parce que, parmi les membres qui composent
le Centre, ce grand comité dirigeant de la vente, vingt-quatre m’ont
promis leur concours pour de l’argent. Je les payerai avec la dot
que vous me donnerez.
Tatiana, qui était, plus que son interlocuteur, rapprochée de
W’armoire, entendit 4 ce moment une espéce de sanglot étouffé.
Pour détourner l’attention de Darine, elle demanda :
— Mais M. de Schelmberg, sa fille et tous ceux qui poursuivent
mon mari, et dont vous avez été l’instrument ?
— Le baron succombera; j’ai contre lui des preuves que je pro-
duirai. Quant au nabab, ce chef mystérieux des sociétés secrétes
du monde, ce fou millionnaire, de vos amis, je crois, je ne le crains
Pas non plus, et je vous permets de l’avertir. Je ne le hais pas en-
522 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
core; mais s'il se met en travers de ma route, dites-lui que je suis
procureur impérial, et que Schelm m’a appris son véritable nom.
Rappelez 4 M. Muller que je puis l’arréter quand il m’en prendra
fantaisie. Je lui conseille de fuir, et lui en donnerai les moyens. Si
vous acceptez ma proposition, madame — et vous devez comprendre
qu'elle est sérieuse — le socialisme sera écrasé, et les persécutions
de votre mari deviendront pour lui une source de triomphe...
Son nom sera inscrit en lettres d’or dans les annales de Vhistoire
russe.
Tatiana était épouvantée de la duplicité énergique de cet homme.
Elle ne répondait pas.
— Vous hésitez, madame? Un mot, un seul! Je vous sais loyale,
Je ne vous demande que votre parole. Mais n’oubliez pas! ... Aprés-
demain il sera trop tard!.. Vous espérez peut-étre en Muller?
ajouta-t-il. Croyez-moi, je le briserai, s’il me résiste; mais, eut-il
méme la pensée de trahir les nihilistes, 11 ne l’oserait.
— Monsieur, dit Tatiana, pourquoi n’exécutez-vous pas votre
plan, utile 4 la société, j’en conviens, sans y mettre un prix? Yous
étes le représentant de la justice; une récompense éclatante...
— Ah! ah! s’écria-t-il dédaigneusement. La croix de Saint-Wla-
dimir au cou! Je serai décoré, n’est-ce pas? Non! non! Ii me faut
une position ct la fortune!... Une derniére fois, consentez-vous?
Tatiana se souvint des recommandations de Muller.
— Laissez-moi’ réfléchir jusqu’A demain, dit-elle. Ma fille est
préte a4 se sacrifier ; mais, je vous en supplie, laissez-moi quelques
heures de répit encore. Demain matin je vous écrirai.
— Soit! dit-il en se levant. J’attendrai. Je l’avoue franchement,
je désire que votre résolution me soit favorable; car, croyez-vous,
ambition 4 part, que j’aic été insensible a la beauté de votre fille?
Ii étendit la main:
— Adieu, madame, et souvenez-vous! Je dispose d’une puissance
ténébreuse que je ne troqucrai que contre une puissance publique.
Mais je suis cn méme temps la justice. Si demain, a une heure, Je
n’ai pas regu une adhésion compléte, un engagement signé de vous,
aucune puissance au monde ne pourra sauver votre mari.
Quand Darine fut sorti, la porte de l’'armoire vola en éclats. Mul-
ler, pale comme un linge, se dressa devant Tatiana. Deux larmes
sillonnaient ses joues, et sa figure avait une expression de profond
accablement. La douleur de ce colosse impressionna profondément
Tatiana.
—J'étouffais la dedans! cria-t-il. Une seconde encore, j étranglais
cet homme!
— Muller, dit-elle, calmez-vous !
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 525
— Savez-vous, Tatiana, que vous venez de briser loutes les forces
de ma vie? :
Nl laissa tomber ses bras dans un mouvement de découragement
inexprimable.
— Je suis vaincu! dit-il.
Aprés un moment de silence, il se redressa.
— Adieu, Tatiana, dit-il. Il me reste encore un devoir 4 remplir
avant de descendre dans le néant. Je sauverai Wladimir, je vous
le jure. L’audience fut-clle levée, le verdict prononcé, ne déses-
pérez pas.
— Muller! ne vous abusez pas, vous étes impuissant...
— Moi! devenez-vous folle, ou croyez-vous a cet homme? Je
vous défends, cria-t-il, de lui écrire.
— Muller, revenez 4 vous.
— Ne lui écrivez rien, ne vous engagez 4 rien, répéta-t-il d’unc
Voix menacante, entendez-vous?
Jamais Muller n’avait osé parler ainsi & cette femme qu’il
aimait. Elle n’en fut pas blessée, mais elle lui répondit vivement :
— Si c’est cependant l’unique moyen de sauver mon mari,
Sl...
— Mais, naive que vqus étes, qui vous dit que cet homme ne
profitera pas de votre lettre pour l’accusation, qu'il ne s’en fera
pas une arme de plus contre votre mari? Espérez-vous sonder les
mystéres de sa conscience?
Elle comprit la vérité de ces paroles, se tordit les bras, et tomba
sur le canapé en éclatant en sanglots.
— Mon Dieu! s’écria-t-clle, mais c’est vrai, cela. Oh! c’est la
derniére chance de salut qui m’échappe.
Il lui prit la main.
—-C’est encore moi qui suis obligé de vous consoler, et cepen-
dant mon cceur est brisé. Je ne vous ai jamais trompée, n’est-ce
pas, depuis cette nuit fatale, qui pése sur toute ma vie? Vous
avez confiance en moi, et vous m’aimez.
Elle n’eut pas la force de protester ; il eut un triste sourire.
— Oui, vous m’aimez, d’un noble et pur amour, Tatiana... Ce
silence, que j’aurais payé hier encore de ma vie... ce silence me
le prouve! Regardez-moi.
fi la forca d’un geste 4 relever la téte. _
— Sur mon honneur, sur votre vie, sur le sentiment que j'ai
découvert dans votre cceur, Tatiana, je vous jure de sauver
Wladimir.
Et, éclatant lui-méme en sanglots, il s’enfuit, la laissant éperdue,
défaillante.
524 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
XXI
LA COALITION DE MULLER.
Dans le cabinet de travail de son palais, Muller était assis face
& face avec Ivan Kolok; le soleil de mars coupait d’un rayon
bléme la piéce aux tentures sombres, et frappait le visage du
Courlandais, qui était livide. Le Sibérien venait d’entrer, appelé
par son ami, et le voyant accablé et muet, il n’osait parler. A deux
reprises différentes, Muller avait levé les yeux, et aprés avoir exa-
miné son ancien compagnon, il avait détourné le regard.
Ce silence pesant dura quelques minutes, et le Sibérien commenca
4 ressentir une secréte angoisse. Tout 4 coup, Muller dit d’une voix
bréve, saccadée, sifflante :
— Ivan! nous sommes trahis!
Le Sibérien se dressa d’un bond.
— Trahis! cria-t-il.
— Oui!
D’un geste désespéré il enfonca sa téte dans ses mains.
— Quel est le traitre? demanda Ivan.
— Ah! dit Muller en levant un instant les yeux, c’est horrible!
— Vous pleurez, s’écria Ivan effrayé de l’émotion de cet homme
si viril.
Et il ajouta.
— Jamais je n’ai vu une larme dans vos yeux.
— Je pleure sur moi, sur mes espérances brisées, Ivan! Nous
avons été des criminels et des.fous. Sais-tu qui nous trahit? Da-
rine! et tous les chefs de l'association, ceux qui composent le
Centre! et sais-tu pourquoi? ajouta-t-il d’un ton de pitié, pour
un peu d’or.
Le gigantesque Sibérien se leva, et son poing s’abattit sur le
bureau.
— Malédiction! cria-t-il. Mais non! c’est impossible! Muller,
yous vous trompez.
— Quand on m’a dit cela la premiére fois, je croyais, comme
toi, que c’était impossible. Cela est cependant.
Le Sibérien froissa entre ses mains crispées une liasse de
paplers.
— Oh! gronda-t-il avec une rage sourde. Oh! oh! ajouta-t-il
¢
FONCTIONNAIRsS ET BOYARDS. 525
avec un sanglot, sans pouvoir tirer une parole de plus de sa gorge,
qui se contractait.
— Qui, nous avons été des fous, Ivan. Nous avons révé un état
de chose incompatible avec la nature de l’homme. La cupidité, l’am-
bition, la lacheté existeront toujours dans le coeur humain. Les lé-
gislateurs, je le reconnais aujourd’hui, connaissaient les hommes.
ll faut, pour contenir leurs passions basses et viles, tenir suspendue
au-dessus de leur téte la hache du chatiment. Le mal est le principe
de tout. Je n’ai pas réfléchi a cela, et cependant je réfléchis depuis
que existe. J’ai oublié, dans mon orgucil, que les hommes n’é-
laient que des animaux féroces; je voulais dompter leurs passions.
Moi aussi, quand j’analyse mes sentiments 4 cette heure, je ne vois
quégoisme, ambition, folie, dans mon cceur. Je voulais étre le
tyran de la liberté, forcer a étre libres ceux qui méprisent )’affran-
chissement. Eh bien! quoi! dit-il. Aprés!... J’ai été vaincu, il s’agit
de s'exécuter. Je vais rentrer dans le néant, aprés avoir lutté trente
ans pour un avenir idéal. C’est dur, mais cela sera.
Il s’arréta. Ivan, muet en face de cette douleur terrible, trou-
blé lui-méme dans le plus profond de son ame, ne répondait rien.
— Ah! continua Muller, ils se servaient de nos richesses comme
d'un levier, ils voulaicnt faire de la régénération sociale un piédestal
a leur situation personnelle... car ils sont tous ainsi, ce Darine
Va avoué... C’est bien, je me résigne, mais avant de disparaitre,
jai 4 me venger et 4 chatier. Je le ferai, Ivan. J’ai deux jours a
vivre encore, je remplirai bien ces deux jours.
Ivan, sans oser prononcer une parole, l’interrogea de |’ceil.
—Ivan, dit Muller, tu brileras, cette nuit, le phalanstére de
lAsiatique.
Le Sibérien, épouvanté, demanda :
— Vous voulez briler le phalanstére ?
— Qui! répondit Muller de la méme voix placide et lente, avec
laquelle d’habitude il donnait ses ordres, cette nuit méme.
— Mais, balbutia l’autre, il y a soixante-dix habitants....
— Je leur fais grace.
ll ouvrit un tiroir de sa table, et tira une liasse de billets de
banque.
— Voici 100,000 roubles. Tu te rendras au phalanstére. Tu met-
tras ce soir méme tous les nihilistes 4 la porte, et tu leur distri-
bueras cet argent.
— Mais s'ils me questionnent? .
— Allons donc, interrompit Muller d’un ton de mépris sanglant,
ce sont des socialistes, des néophytes des idées nouvelles. Que ne
feraient-ils pas pour de l’argent! Tu les enverras se promener dans
526 -FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
tous les mauvais lieux de la capitale. Ils te baiseront les mains, si
tu veux.
Cet homme, crachant sur ce qu'il avait adoré jusque-la, et
s’exprimant sans passion, d'une voix douce, voilée, présentait un
spectacle navrant. lvan, chez lequcl ce revirement n‘avait pas pu
s’opérer aussi vite, secoua la téte avec doute.
— Ils ne voudront pas. La maison est 4 vous, c’est vrai, mais
vous n’avez pas le droit de les chasser ainsi, sans les prévenir
4 l’avance. Ils peuvent refuser...
— Ils ne refuseront pas.
— Si... cependant....
— Ah! cria Muller saisi d’une colére soudaine, eh bien! tant
pis pour eux alors! Tu crois donc que je les aime, ces misérables,
qui m’ont fait, 4 cinquante ans, fouler aux pieds toutes mes
croyances, qui ontdissipé tous mes réves, brisé toutes mes illu-
sions. Les socialistes intelligents accepteront; les imbéciles, comme
je Vétais jadis, les fous, les réveurs, sil y en a, refuseront peut-
étre. Tant pis, tu brileras la maison avec cux!!!
Le marchand sibérien, vieux bandit sans crainte ni pitié, fris-
sonna 4 ces mots prononcés avec une résolution froide.
— Il y a parmi ces malheureux... commenga-t-il.
— Qui, interrompit Muller, Poleno et Bello. J'ai encore besoin
de ces deux hommes. Tu les feras venir ici ce soir. On leur
donnera une chambre 4 Vhétel, j’aurai & causer demain avec eux.
— Muller, répéta Ivan, la maison est 4 vous, nous vivons tous
grace 4 vos largesses, vous avez le droit de la bruler.
— Qui, j’ai ce droit-la ct j’en userai; j’ai hate, moi-méme,
de disparaitre, ct cependant il faut que je sois encore actif pen-
dant deux jours. Oh! cet homme bon et doux, qui a pesé de sa
mansuétude sur toute ma vie, i! se dresse 1a, devant moi, et je ne
puis l’abandonner. J’ai voulu jadis briser sa vie, c’est lui qui a
brisé la mienne.
— Mais que voulez-vous faire, Muller? Je veux le savoir.
— Ma destinéc t’importe peu. Quant 4 mes projets, je t’en feral
part. Je vois que tu hésites 4 m’obéir. Viens avec moi. Je t’expli-
querai tout en route. Je t’affirme que le phalanstére doit disparailre
cette nuit méme. Et je te jure que quand tu connaitras leur tra-
hison, Ivan, tu n'hésiteras pas 4 m’obéir.
— Muller, je ne suis pas facile 4 attendrir, mais cette cruaulé
froide... Brdler tous ces gens-la...
— Ne crains rien, lvan, tu n’auras pas besoin d’en arriver a
cette extrémité. Montre-leur l’argent, et ils te suivront comme les
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 527
chiens suivent ceux qui ont de la viande dans leur poche. Allons!
viens!
Ivan suivit son ancien chef, qui se leva, se dirigea vers la porte
d’un pas automatique et descendit l’escalicr en murmurant :
— Oh! cette femme, elle aura été le destin de ma vie. Pourquoi
ai-je voulu entendre! Je n’y survivrai pas. Je n’ai jamais en peur
de la mort; et cependant, aujourd’hui j’entrevois l’idée d’un tribu-
nal supréme, une angoisse secréte étreint mon ame.
Il était six heures du soir, la nuit tombail. Ivan et Muller s’arré-
\érent devant la porte du phalanstére de |’ Asiatique.
— Wobéiras-tu maintenant? demanda Muller. Comprends-tu la
profondeur de ma blessure ct la grandeur de leur iniquité?
— Jet’obéirai, répondit Ivan d’une voix sourde.
— Arréte une voiture de. place qui m’attendra la. Renvoic ces
hommes. Souviens-toi que celui qui, dans dix minutes, sera ici,
. peut briler vivant. Ordonne 4 Bello et 4 Poleno de se rendre immé-
diatement a l'hotel. Dans un quart d’hcure, tu m’attendras auprés
de la voiture.
Au deuxiéme étage du phalanstére, Muller et Ivan se séparérent.
Le nabab monta 4 la salle des conférences, Ivan pénétra dans les
appartements destinés aux nihilistes.
Depuis huit jours que Dakouss était enfermé dans le réduit
mystérieux, le beau médecin sentait la folie envahir lentement son
cerveau. I] avait une peur immense, effroyable, car il ne savait
pas ce qui l’attendait. Poleno, le doctrinaire farouchce, le rigide
exécuteur des ordres de ses chefs, lui avait apporté deux fois des
vivres. I] était entré dans la cellule, silencieux et sombre, et s’était
retiré, sans répondre un mot aux questions du médecin. Ramassé
sur lui-méme, les genoux aux dents, Dakouss pleurait, et des larmes
chaudes et pressées ruisselaient sur ses joues crevassées, au moment
ou Muller pénétrait auprés de lui. A l’aspect de ce visiteur qui
Venait rompre la monotonie pleine d’angoisses de sa solitude, Da-
Kouss se leva d’un bond, et, reconnaissant le nabab, se jeta a
genoux.
— Grace! dit-il. Je ferai ce que vous voudrez, mais ne me tuez
pas, et sortez-moi d'ici.
— Cest bon! Vous aurcz votre grace. Mais il faut la mériter.
— Oh! tout, tout ce que vous m’ordonnercz...
— Demain, dit Muller, on juge le comte Lanine, celui que vous
avez si odieusement calomnié. I] faut que vous vous présentiez de-
vant le tribunal, que vous vous rétractiez, et que vous vous avouiez
Coupable. Votre grace est 4 ce prix.
528 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Le médecin recula.
— Mais, dit-il, si vous me faites grace vous, la justice me
condamnera.
— Aimez-vous mieux étre brulé vivant?
— Bralé! Vous voulez me briler!!!
— C’est la mort qui vous attend si vous n’obéissez pas.
L’effroi avait complétement privé Dakouss de toutes ses facultés
intellectuelles. I] poussa un éclat de rire fou.
— Bralé! répéta-t-il. Ah! vous ne ferez pas cela.
Et tout A coup, fou d’épouvante, il se précipita sur Muller en
criant :
— Bourreau! tu es seul ici... Je t’étranglerai.
Mais Muller saisit de sa main puissante l’épaule de Dakouss, qui
tomba 4 genoux avec un cri de douleur.
— Dakouss, dit Muller d’une voix profonde, je ne te comnais
pas et n’ai pas de haine contre toi. Si tu consens 4 m’obéir,
comme la loi russe est douce aux criminels, on t’enverra aux
mines. Je posséde une fortune considérable ; si je ne puis te faire
évader de Saint-Pétersbourg, je te promets de t’enlever pendant
le voyage. La richesse scule peut te procurer les Jouissances aux-
quelles ton dme perverse peut aspirer. Je te donnerai un million,
tu l’auras dans ta poche 4 l’audience et tu te vengeras de ceux
qui t’ont défiguré.
— Oh! murmura Dakouss, auquel ce souvenir rendit la parole,
si je pouvais me venger d’eux!
— Tu te vengeras! Obéis donc. Si tu refuses, cette nuit méme,
tu mourras. Cette maison est destinée 4 disparaitre engloutie par
les flammes.
Il lacha le médecin et se dirigea vers la porte.
— Choisis, répéta-t-il. Si je ferme cette porte, tout est fini pour
toi. Veux-tu me suivre?
— Vous suivre! vous m’emmenez d’ici?
— Qui! tu auras une autre prison.
— Mais vous ne me trompez pas. Ce serait horrible. Ah! mnisé-
rable Darine... Mais vous aussi.
— Dakouss! dit Muller, en s’apprétant a passer le seuil, je n’ai pas
le temps de discuter avec toi. Une derniére fois, veux-tu m’obéir?
Dakouss sauta jusqu’a la porte que Muller faisait mine de fermer,
et cria :
— Faites de moi ce que vous voudrez!
— C’est bien, dit Muller, suis-moi.
Ils entrérent dans la salle des conférences. Muller dit :
— N’essaye pas de te sauver ou de me résister; 4 la premiére ré-
Re
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 529.
volte, je t’enverrai en prison. Tu sais que ]’on te recherche; tu seras
condamné, car la lettre que posséde Darine est une preuve de ta
culpabilité, et tu n’auras pas argent. Tu comprends aussi que je
te laisseral pourrir aux mines si a ne m’obéis pas aveuglément.
Souviens-toi de cela.
Dakouss baissa la téte avec une sombre résignation.
Muller dit :
— C’est bicn! Je vois que tu m’as compris, viens!
Dans I'escalier, une odeur de fumée les saisit 4 la gorge. Dakouss
regarda Muller d’un ceil stupide :
— Tu vois que mes menaces n’'étaient pas yaines, dit Muller.
Ils descendirent dans la rue déserte. Un fiacre 4 deux chevaux
stationnait 4 la porte du phalanstére. Au coin de la Perspective un
groupe d’ hommes s’engageaient, avec des éclats de rire, dans une.
rue voisine, Ivan était debout auprés du fiacre.
— C'est fait! dit Ivan 4 Muller.
— Comment cela s’est-il passé?
Ivan répondit avec un rire amer :
—Ils sont tous partis.
— Que leur as-tu dit?
— Jai voulu retourner le poignard dans la plaie de mon coeur.
Un philantrope conscrvateur, leur ai-je dit, vous donne 4 chacun
mille roubles pour abandonner vos .doctrines subversives. Ils ont
lous accepté avec des acclamations.
Les ongles de Muller s’incrustérent dans le bois du fiacre, contre
lequel il s’appuyait & ce moment.
— les misérables! bégaya-t-il. Et ces deux hommes! ce Bello ct
ce Poleno.
— J'ai rencontré Poleno sur !’escalier, et lui ai ordonné de cher-
cher Bello, absent du phalanstére et de l’amener chez vous ce soir.
Ces deux hommes ne savent rien; quand ils reviendront, le phalans-
tére aura cessé d’exister.
— Cest bien! murmura Muller, retournons.
Muller poussa Dakouss dans la voiture et y monta avec Ivan. Le
fiacre roulait lentement; au coin de la place de l’Amirauté, une
lueur rouge raya le ciel a Orient.
— Un incendie! dit le cocher en frappant de ses doigts la vitre du
fiacre pour attircr l’attention de ses clients.
Dakouss courba le front ct halbutia : |
— Je ferai ce que vous m’ordonnerez. Je le vois, il est inutile de
lutter contre vous...
40 Aour 1875. oD
530 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Muller ne l’écoutait pas; il examinait d’un ceil ému la lueur qui
commencait 4 teinter de rose la fléche de YAmirauté. Ivan Kolok
pleurait.
XXII
DESESPOIR.
Quoique le lendemain fat un dimanche, le nabab Dowgal Sabib,
se rendit, accompagné de son acolyte, Ivan Kolok, chez les trois
principaux banquicrs de Saint-Pétersbourg. Les princes de la finance
ne se trouvaient pas 4 leurs bureaux, et le nabab fut obligé de se
rendre 4 leurs domiciles respectifs. Il passa & ces courses toute la
journée, et, quand il rentra chez tui, il avait un gros portefeuille
bourré de billets de banque et de traites. Le docteur Dakouss,
assis dans son cabinet, se leva & son arrivée.
— Ivan, dit Muller, emmenez cet homme et enfermesz-le dans
quelque chambre; je n’ai pas a le voir encore. Votre rdle ne com-
mence que demain, dit-il a Dakouss ; j’ai votre argent et vous le re-
mettrai 4 l’audience.
Dakouss voulut parler, Muller fit un geste de lassitude.
— Allez! ordonna-t-il. lvan,. vous ferez venir André Popoff, je
Yattends; puis, quand il se sera retiré, vous introduirez Bello et
Poleno. Et, quand j’aurai congédié ces deux hommes, vous revien-
drez, Ivan; je désire avoir avec vous une derniére et supréme con-
versation.
Muller resta seul.
— Les hommes sont tous les mémes. Pour gagner de I’argeat,
ces banquiers millionnaires ont transigé avec les régles de leur
maison; ils ont ouvert leurs bureaux, fait usage de leurs clefs, vidé
leurs caisses. Ils m’ont égorgé, il est vrai! J'ai 20,000,000 de
roubles, le quart de ma fortune; cela me suffit pour les deux jours
qui me restent. A quoi bon la fortune sans l’espoir dans !’avenir,
sans amour, sans but dans la vie!
André était sur le seuil.
— Cette jeune fille est insensée! lui dit Muller, je vous fais
présent de l’argenf, vous en ferez l’usage qu'il vous plaira. Adieu,
André, cette maison cst maudite. Je vous ai fait venir pour vous
rendre votre liberté. N’ayez pas de tristesse de mon départ. Sai
espéré vous rendre heureux; je ne puis que vous faire riche.
— Monseigneur... vous me chassez...
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS, oot
—~ Non! mais demain vous me maudirez peut-ttre ; celle que vous
aimez va souffrir par moi.
— C’est une noble fille! Vous ne lui ferez. pas de mat, Monsei-
gneur, dit-il en se jetant 4 genoux.
— Qui, murmura Muller, sa grandeur d’Ame m’a étonné. C’est
cependant la fille de Schelm.
— Monseigneur, murmura André, vous étes puissant, vous ne
pouvez hair une pauvre jeune fille.
— Cest bon! répondit brusquement Muller. Je vous permets de
faire une derniére tentative; mais si elle ne réussit pas, je serai
implacable. Je ne poursuis pas de ma haine cette enfant; je dois
faire rendre justice aux innocents.
— Oh! merci, monseigneur.
— Demain, & onze heures, vous viendrez chez elle avec moi.
Levez-vous et laissez-moi.
— Monseigneur...
— Crest bien, vous dis-je! Laissez-moi.
Ilse tourna vers lui, et son ceil lancga un éclair quand il le vit
agenouillé et les mains jointes..
— Yous voulez donc, cria-t-il avec des éclats terribles dans la
voix, que je retire ma parole.
André, épouvanté, se leva et sortit précipitamment. Alors Muller
saisit le portefeuille qu’il avait apporté avec lui, en tira une liasse
de billets de banque, la partagea en deux et les étala sur la table.
A peine cut-il fini cette besogne que Bello et Poleno pénétrérent
dans le cabinet.
— Je yous ai fait appeler, dit le nabab, pour vous récompenser
et vous donner les moyens de vivre a l'avenir; vous n’avez plus
d'asile; le phalanstére de l’Asiatique n’existe plus. Il a été incendié
celte nuit.
Bello et Poleno avaient couché 4 I’hétel du nabab, et ignoraient
Vévénement dont tout Saint-Pétersbourg s’entretenait ce jour-la; ils
eurent un méme mouvement de surprise effrayée.
— Incendié! cria Poleno.
— Oui, dit Muller, par mon ordre; la maison m’appartenait, j’a-
vais ce droit-la ; les nihilistes se sont dispersés. Je ne suis pas obligé
de vous expliquer mes volontés; mais je consens 4 le faire. Nous
avons été trahis... .
— Quel est l’infame? commensa Poleno.
—~ Vous étes, vous deux, de tous nos anciens fréres, les seuls que
je n’aie pas le droit d’accuser de trahison. Tous les membres de la
réunion des Amis de la Liberté, tous les chefs qui composaient le
539 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Centre, deux de vos chefs suprémes, sont des traitres. Le plus cou-
pable est le procureur Darine!...
—— Darine! s’écria Bello.
— Darine! ajouta Poleno, je m’en doutais. Ah! mais je vengerai...
— Cela n’en vaut vraiment pas la peine! dit Muller avec un mé-
pris sanglant, ils se trahissaient mutuellement; mais il ne s'agit
pas de cela — vous m’ayez bien servi, merci! — il s’agit de me
rendre un dernier service. Demain j'ai besoin de vous; demain, a
audience de l’affaire Lanine vous vous convaincrez de la vérité
de mes paroles. Voulez-vous m’aider encore?
— Nous sommes préts, dirent simultanément Bello et Poleno.
— C’est bien! dit Muller; voici cent mille roubles que je donne 4
chacun de vous. Prenez-les.
ll poussa vers eux les lasses de billets de banque.
— Cent mille roubles! rugit Bello en se précipitant vers les pré-
cieux papiers. Oh! merci! monsceigneur!...
Le nabab le regarda et ses traits se contractérent, 11 murmura :
— Encore un! Oh! les hommes!
Quant 4 Poleno il n’avangait pas la main; il restait froid et sévére.
— Et vous, Poleno, demanda Muller, vous ne voulez donc pas de
cet argent?
— Non, dit-il, qu’en ferais-je? Notre association est dissoute.
— Ah! dit Muller en lui serrant la main, voici un homme au
moins. N’importe, prenez cet argent, il pourra vous étre utile; vous
pourrez faire du bien.
— Faire du bien, non pas! riposta Poleno; mais j’accepte cet
argent. Je vais fonder un phalanstére et je deviendrai alors,
comme vous, un chef parmi nos fréres.
Et, machinalement, et ne se rendant probablement pas compte
de ce qu’il disait, il répéta les paroles de Bello, tant il est vrai que
Végalité n’existe pas méme dans I’esprit d'un fanatique convaincu :
— Merci, monseigneur!
Alors Muller fit un geste désolé de la main, un geste de désespoir
supréme, et murmura en baissant la téte :
— Celui-la aussi. Oh!
ll se redressa impérieux.
— Demain, jc compte sur vous.
— Quelle sera notre mission? demanda alors Bello, qu’attender-
vous de nous?
— Déja! dit Muller. Vous craignez déja pour votre argent. Veus
me questionnez!
Il ajouta :
— Vous gagnerez 100,000 roubles encore, vous, Bello; Poleno,
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 533
yous vous vengerez de Darine. Je yous promets en outre de vous
donner le moyen de construire votre phalanstére. Ne me demandez
rien de plus, mais obéissez. Je puis encore vous y forcer, ne l’ou-
bliez pas, je suis chez moi.
— Il est inutile de menacer, dit Poleno, je vous ai engagé ma pa-
role.
— Moi aussi, dit Bello.
Et il murmura :
— Deux cent mille roubles, c’est la richesse, cela vaut la peine
de risquer quelque chose.
Muller leur désigna la porte du cabinet : ils s’inclinérent et sor-
tirent. Muller sonna avec violence.
— Ivan! cria-t-il d’une voix étranglée, qu’on m’envoie Ivan !
Kt il s’affaissa sur un fauteuil en murmurant :
— Oh! mon Dieu! mon Dieu! Elle a raison, j’étais fou de réver
cela. La justice universelle, l’égalité. Folie! folie! Avoir été dupe
pendant cinquante ans de ma vie, oh! j’étouffe!
ll arracha sa cravate et se jeta haletant sur un canapé. Ivan
parut.
— Oh! Ivan! cria Muller, que les hommes sont donc laches !
Lhumanité, dérision! déception! Le mépris que je ressens pour
elle me tue. J’ai hate de mourir. J’avais espéré découvrir en ces deux
hommes un sentiment élevé : l’un est un mercenaire, capable de
lout pour de l’argent; l'autre un réveur stupide et ambitieux. Savez-
Yous, Ivan, que, si nous sondions nos deux consciences, nous y
{rouverions, dans quelque mystérieux repli, un sentiment bas,
lache et vil? Allons! c’est fini, assieds-toi la, Ivan, et écoute-moi.
Le vieux Sibérien se plaga silencieusement dans un fauteuil. I ne
questionnait plus, résolu d’obeir 4 son ancien chef, car il avait enfin
Compris combien ils s’étaient trompés tous les deux dans leurs
€Spérances sur les nihilistes russes.
_ van! disait Muller, demain, il te faudra fuir, ta présence
Jaci serait un danger.
Wan secoua Ja téte.
_ — Je ne fuirai pas. Je ne sais quel sort vous vous réservez, mais
Je veux le partager.
Muller avait été si abusé, que cette proposition fit éclore sur ses
levres un sourire amer et sceptique aussitét réprimé. Il répondit :
— J’ai une mission 4 te confier, lvan, et j’ai compté sur toi. Tu
asdonc oublié l’existence du nabab de Cadoupour. Il faut !ui rendre
sa parole. Demain je ne serai plus rien et ne pourrai plus guére
Compter sur nos serviteurs indiens. Ivan, je désire que tu ailles
534 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
dans I’Inde pour y retrouver le nabab et lui dire : « Muller est mort
la-bas, mort de désespoir. Reprends ton tréne, Sahib, car tow sacri-
fice ne peut plus lui étre utile. » Je ne sais, et, pendant les longues
heures de solitude qui se préparent pour mei, Je vais réfléchir a
cette question : Quel pouvait étre le motif bas et vil qui a poussé
ce souverain omnipotent 4 me donner cette preuve sublime de dé-
voucment?
— Oh! Muller, murmura Ivan, tu calomnies tout Je monde.
— Mais, matheureux, répondit Muller, tu ne comprends donc pas
que je me suis découvert tout entier, et que je me méprase mo}-
méme ! Je ne me connaissais pas moi-méme... Je me croyalg hon-
néte! convaincu... Je ne suis rien de tout cela. J'ai mis ma cor
science & nu et j'ai reconnu que j'aimais celte femme, que je
voulais recommencer ce qui existe pour étre te chef de la société
nouvelle et pour l’éblouir par mes victoires. Elle! la femme de mon
ami intime qui m’a comblé de ses bienfaits. Et qui sait si ma_pen-
sée, en s’égarant parfois dans les profondeurs de l'avenir, ne pro-
noncait pas l’arrét de mort de Wladimir? Et qui sait si, en devenant
tout-puissant, je ne l’aurais pas exécutée? Ah! Ivan, nous ne valons
pas mieux!’un que l’autre. Voici dix millions en traites sur tontes les
villes de l’Inde, garde-moi cette fortune, je viendrai te la réclamer
peut-étre. Si je ne reviens pas, dans dix ans cette somme t'appar-
tiendra. Consens-tu a aller retrouver le nabab, car vraiment j’abuse
de son dévouement? Ivan, tu ne me réponds pas?
— Muller, je désire savoir auparavant quels sont vos projets,
vous parlez comme si quelque danger vous menacait.
—— Non, ‘aucun danger ne me menace encore, mais demain Je
suis condamné & disparaitre, et je vais disparaitre.
— Je ne vous comprends pas, mais je yous demande de partager
votre sort.
— Tu ne veux pas me rendre le dernier service que j’exige de
1017
— Fuir! vous abandonner au moment de la lutte!
— Iln’ya plus de lutte, il y a un homme brisé qui est tas de souf-
frir et qui succombe sous le poids de la fatigue. J’ai succombé mais
on ne m’a pas vaincu. Je ne t’ordonne pas de fuir, je te supplie de
m’épargner un remords. Je ne puis pourtant pas laisser ce prince
indien vivre enfermé dans son palais pendamt toute sa vie. ivan,
comprends-moi, él faut que quelqu’un avertisse le nabab. Ce serait
infame de lui prendre une seconde de son tensps quand je nen ai
plus besoin. Et puis, Ivan, qui sait? je retournerai peut-étre ea
Asie, je ne veux pas me tuer ; j’aurai alors besoin de l’argent que
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 535
je te confie. Ivan, je t’en supplie, obéis-moi cette derniére fois.
— Je vous obéirai, Muller, comme je vous ai toujours obéi,
mais cela m’est pénible. Moi aussi, depuis hier, je me sens triste.
Je n'ai plus de but dans la vie. Je commence 4 comprendre que les
lois qui nous régissent sont sages..., que nos vues ont été crimi-
nelles. Moi aussi! Muller, je désire mourir.
Muller le regarda d’un air doux et triste.
— Moi je n’ai pas le droit de mourir, l’expiation ne serait pas
suffisante. Demain, tu assisteras 4 l’audience de |’affaire Lanine.
Quoi gu’il arrive, tu me promets de partir aussitét aprés les débats?
— Je vous le promets. Le séjour de Saint-Pétersbourg com-
mence 4 me peser. Je me rends bien compte du service que vous
réclamez de moi, et je remplirai la mission dont vous me chargez.
Muller fit de la main un signe d’asscntiment, puis il laissa
fomber sa téte sur sa. poitrine et murmura : |
— Situ veux me trahir, Ivan, eh bien... tu es libre! |
Le vieux Sibérien, ému de ce désespoir immense, voulut parler,
mais déja Muller s’était dirigé vers sa chambre a coucher en disant
a son compagnon :
— Tu trouveras l’argent et les instructions 1a..., sur la table.
Adieu, Ivan. Que personne ne pénétre chez moi et ne me dérange
avant demain matin. |
Prince Joseen Lcpommskt.
La suite au prochain numéro.
LOUIS XI ET RICHELIEU’
Nous avons précédemment reporté au commencement de 4633,
aprés la mort de Gustave-Adolphe, les premiéres tentalives faites
par Richelieu pour prendre en main la direction de la lutte euro-
péenne contre la maison d’Autriche. Jusqu’a ce moment ses plans
avaient réussi 4 merveille. La France, pacifiée au dedans, était res-
pectée, sinon redoutée au dehors ; l’ennemi puissant qu’elle se pré-
parait 4 combattre était tenu en respect : en Allemagne, par la con-
fédération des princes protestants et le prestige des Suédois; en
Italie, par les traités, autant que par l’hostilité des petits princes
italiens, qui, las de la domination espagnole, aspiraient a garder
leur indépendance et étaient toujours préts a se liguer contre !’en-
nemi commun. Dans les Pays-Bas, enfin, l’Espagne avait 4 compter
avec la Hollande que des divergences dans les intéréts commer-
ciaux aussi bien que les passions religieuses, faisaicnt son ennemie
implacable.
Avant la mort de Gustave-Adolphe, la France, qui n’était pas en-
core préte pour la grande lutte de vie ou de mort que les malheurs
du régne de Francois I* et la puissance toujours grandissante de
la maison d’Autriche rendaicnt inévitable, se trouvait donc a l’abri
des attaques directes de l’Allemagne et de |’Espagne. Mais elle avait
a redouter un autre danger. Alliée politique du protestant Gustave-
Adolphe, elle pouvait craindre de trouver en lui un ennemi lorsque
Allemagne serait complétement vaincue. Dés que le roi de Suéde
fut mort, ce premier péril disparut, mais il fut remplacé aussilot
par un autre non moins grand. Aucun des alliés de la France ne
pouvait suppléer, sur les champs de bataille, Gustave-Adolphe;
au contraire, empire avait 4 son service un grand homme de
guerre, Wallenstein, dont la fortune n’avait cédé, jusqu’a ce mo-
4 Voir le Correspondant du 25 avril, du 10 mai et du 10 juin 1875.
LOUIS XIII ET RICHELIEU. 557
ment, qu’a celle du conquérant suédois. Contre un tel général,
commandant les redoutables armées impériales et s’appuyant sur
l'alhance espagnole, ce n’était pas trop des efforts réunis de toutes
les autres puissances continentales. Richelieu résolut de maintenir
les choses dans ]’état ot elles étaient 4 la mort de Gustave et de
prendre lui-méme la succession politique de celui-ci. Avagt de
réussir dans ce dessein, il eut 4 lutter longtemps contre de petites
Jalousies et de mesquins scrupules. En Allemagne, il est vrai, ses
efforts aboutirent rapidement; mais, il ne faut pas l’oublier, 1a
les princes protestants se sentaient sams cesse expos¢s, car leurs
Etats pouvaient 4 tout instant devenir la proie de l’ambition autri-
chienne. L’imminence de leur propre péril les jeta presque de suite
dans les bras de la France. ll n’en fut pas de méme en Hollande.
Ce pays, placé loin des champs de bataille du centre de Europe,
ne sentit pas aussi vivement les dangers qu’il pouvait courir, si la -
France venait 4 étre abattue par la maison d’Autriche; ainsi que
nous l’avons vu, au moment méme ou les négociations s’entamaient
en Allemagne pour la continuation de la guerre, les Etats hollan-
dais négociaient une tréve avec |’Espagne. Charnacé, envoyé auprés
d'eux par Louis XIII, eut 4 combattre non-sculement les cabales our-
dies avec l’or cspagnol, mais encore celles que fomentaient les
émigrés francais. Toutefois, sa persistance et son habileté, aidées
de pensions données & propos et surtout de l’ambition du prince
d’Orange, stathouder de Hollande, qui, préférant continuer la
guerre, parce qu'elle augmentait son pouvoir, s’était mis 4 la téte
du parti des anti-trévistes, finirent par surmonter tous les obsta-
cles, et le 15 avril 1634, plus d’un an aprés son arrivée en Hol-
lande, Y'ambassadeur francais signait enfin avec les Etats un pre-
mier traité par lequel ceux-ci s’engageaient 4 continuer les hostilités
avec les Espagnols. Une seconde convention vint bicntét fixer les
conditions auxquelles le roi de France souscrivait pour obtenir
que la Hollande ne consentit 4 aucune tréve avec l’Espagne.
Cela ne suffisait pas 4 Louis XIlI et 4 son ministre. Ils sentaient
fort bien que la France n’était pas encore assez solidement organi-
sée pour combattre seule le colosse autrichien, et le grand cardinal,
qui prévoyait quelles funestes conséquences pouvait avoir un échec
pour son pays, aurait voulu n’engager la lutte qu’avec la certitude -
de vaincre. Aussi, 4 peine ce premier accord conclu, s’empressc-t-il
d’en préparer un nouveau, tout en prenant ses derniéres précau-
lions auprés des puissances qui ¢laient demeurées étrangéres a ses
Premiéres négociations. En méme temps qu’au mois de juin il en-
vole le marquis de Poigny comme ambassadeur en Angleterre, non
Pour rallicr ce royaume 4 la liguc contre |’Autriche et l’Espagne,
558 LOUIS XUI ET RICHELIEU.
mais seulement pour connaitre ses véritables tendances, il renoue
avec les ambassadeurs hollandais en France de nouvelles négocia-
tions, destinées, dans son esprit, 4 aboutir 4 une alliance offensive
entre les deux pays. Jusqu’a ce moment il n’a fait gu’aider, par ses
subsides et par l’envoi de quelques hommes, la Hollande dans sa
lutte avec I'Espagne ; cette fois, si ses projets réussissent, il va se
décider a tenter la fortune des batailles et 4 faire attaquer de front,
par la France elle-méme, |’ennemi qu’il veut abattre.
Toutefois Richelieu sait, comme il le dit, « que le secret est l’4me
des affaires‘. » Aussi recommande-t-il 4 Charnacé, 4 qui il confie
en partie cette nouvelle négociation, de faire courir le bruit que
des difficultés se sont élevées entre les Etats et Louis XIfI au sujet
des différentes conditions réglées par les premiers -traités, et cela
pour expliquer les rapports fréquents qu’allaient avoir les ambas-
sadeurs hollandais, non-seulement avec Charnacé, mais encore
avec Bouthillier, Bullion et Richelieu lui-méme. Le grand _ politi-
que eut peut-étre pourtant voulu encore éviter de jeter directement
la France dans une guerre qui pouvait lui étre funeste. Il essaya de
faire cn sorte que la Hollande se contentat d’un secours auxiliaire
plus important que celui qui avait été réglé par la premiére con-
vention; mais, ainsi que nous l’apprend Léon Bouthillier dans
une lettre qu’il adressait au cardinal le 25 juillet*, les ambassa-
deurs des Etats refusérent d’accepter cette transaction. On leur
‘ proposa alors un nouveau traité, dont le jeune secrétaire d’Etat
n’indique pas la teneur, mais qui devait certainement se rappro-
cher de celui qui fut conclu définitivement, car, Bouthillier dit a
Richelicu, 4 ce propos : « qu’ils s’écriérent qu’il était vrai de dire
que le cardinal était le plus habile homme de l'Europe, et qu'il ne
s’en pouvoit faire un plus avantageux pour le roy et pour MM. les
.Ktats. » Les Hollandais devaient désirer vivement que la France
rompit avec l’Espagne, car Bouthillier ajoute : « M. de Bullion leur
parla parfaitement bicn pour ne pas leur faire concevoir une trop
grande espérance de la rupture sans la leur oster tout & fait*. »
Quoi qu’il en soit, l’un des ambassadeurs partit pour La Haye, em-
portant sans doute ce projet de traité, car Richelieu, dans un rap-
port au roi, du 20 septembre, lui dit : « M. Kenut (Knuyt, l'un des
ambassadeurs hollandais) a escrit au sieur Pau de Mildebourg (I'au-
tre ambassadeur), du 10 de ce mois, qu’il n’attendait que le vent
pour s’en revenir, ce qui fait qu’on l’attend a toute heure, ce qui
! Papiers de Richelieu, t. IV, p. 574, Instruction 4 Charnacé.
: rahe des aff. élrang., France, 1634, six derniers mois, fol. 33.
LOUIS XI ET RICHELIEU. 539
me retient icy, 4 mon grand regret’. » Aprés bien des retards et
bien des excuses, Knuyt revient seulement vers le milieu d’octobre,
mais il ne rapporte aucune solution. Le 17, Richelieu écrit au roi :
« Si j’eusse peu, dés hier, mander 4 Sa Majesté quelque chose de
certain du voyage de Kenut, je n’y eusse pas manqué, mais on n'y
void encore goute. [1 n’a point apporté le pouvoir de passer |’arti-
cle nécessaire pour la religion catholique, de facgon qu’il est impos-
sible de ricn faire avec luy sans qu’il retourne encore une fois. »
Louis XIII partageait )’impatience de son ministre et sentait fort
bien que le temps était précieux. « Les longneurs de ces gens-la,
écrit-il en marge, sont estranges et fascheuses et font perdre beau-
coup de temps’. » Dés ce moment, les négeciateurs francais et hol-
landais se réunissent chaque jour, sans pour cela s’accorder da-
vantage sur les conditions du nouveau traité. Enfin, le 26 octobre,
Richelieu informe le roi qu’aprés tant de conférences inutiles,
Knuyt et son compagnon viendront une derniére fois discuter avec
lui sur les négociations entamées, et qu’ensuite, Knuyt seul partira
pour La Haye afin d’y prendre les instructions qui lui sont nécetsai-
res pour signer l'accord définitif tant souhaité par les deux pays.
Cest pour répondre A cette lettre que Louis XII écrivait au cardi-
nal les lignes suivantes, dont nous avons retrouvé l’original :
LVI!
areh. des aff. étrang. — France, t. Y, fol. 80.— (Original)*. — Idem. — France,
1634, six derniers mois, fol. 275. — (Copie).
Versailles, 26 Octobre 1634.
Mon cousin je trouve trés bon que vous achevies demain de dépes-
cher les Qlandois afin que Kenut puise revenir prontement je vous aten-
droy aprés demain avec impatiance. Louis. A Versaille ce jeudy 26 a 8
heures du soir 1634.
Knuyt revint plus rapidement cette fois que la premiére. Dés le
mois de novembre, il était de retour. Les négociations recommen-
cérent, mais toujours avec autant de circenspection de la part des
ambassadeurs hollandais que d’empressement du cété de Biche-
heu. Le traité qui, aprés tant de retards, devait étre signé le 45 jan-
vier, ne le fut que le 8 février 1635. Par ce traité, en cas de rupture
entre "Espagne et la France, celle-ci devait faire entrer dans des
* Papiers de Richelieu, t. IV, p. 609.
* Papiers de Richelieu, t. IV, p. 630.
* M. Avenel donne aussi cette note 4 la fin d'un rapport du 26 octobre.
540 LOUIS XM ET RICHELIEU.
Pays-Bas espagnols une armée de 25,000 hommes de pied et de
5,000 cavaliers avec l’artillerie nécessaire & un pareil corps. La
Hollande devait fairc, dans le méme cas, les mémes sacrifices. Les
deux armées pouy aient agir conjointement ou séparément, selon
qu’on le jugerait 4 -propos, mais toujours en conservant un com-
mandement distinct. Il était entendu-qu’aucune des deux puissan-
ces ne ferait ni paix ni tréve, ni suspension d’armes séparément.
De plus, les conquétes étaient partagées 4 l’avance; la France, au
cas ol les Espagnols seraient chassés complétement des Pays-Bas,
garderait pour elle le Luxembourg, Namur et son territoire, le Hai-
naut, l’Artois, la Flandre et le Cambrésis. Les Hollandais auraient
pour cux, Malines, le Brabant et la partie de la Flandre s’étendant
depuis le canal de Bruges et le Grand-Escaut jusqu’a la mer.
Au mois de novembre 1634, le traité d’alliance avec la Hollande
était encore loin d’étre fait, et les Espagnols, voyant que la France
s’organisait, cherchaient a la prévenir dans |’attaqueet a profiterde sa
. failflesse présente, pour la combattre avec plus d’avantages. En méme
temps qu’ils couvraient les frontiéres frangaises d’espions chargés
- @étudier les passages des montagnes ct les fortifications des villes,
ils préparaient 4 Naples une expédition maritime destinée 4 atta-
quer les cétes de la Provence. Louis XIII sentait fort bien jusqu’a
quel point une attaque de la part de l’'Espagne rendrait populaire la
guerre qu'il méditait, ainsi que son ministre, car le 20 septembre,
comme Richelieu lui annoncait que le capitaine général des troupes
espagnoles dans le Roussillon avait été arrété, portant un déguise-
ment, auprés de Leucate, il écrit en marge du mémoire du cardi-
nal : « Je croy quil sera trés bon de faire mettre cette nouvelle
dans la Gazette pour faire voir a tout le monde que cest eux qui
nous attaquent'. » Et le lendemain ses ordres étaient exécutés; /a
Gazette de France annongait cette nouvelle*, en mettant en évi-
dence les mauvais procédés employés par les Espagnols. Mais ceux-ci
ne se contcntaient pas d’envoyer des espions sur les terres fran-
caises, ils arrétaient comme tels tous les officiers frangais qui se
trouvaient sur leurs possessions. De telles violences devaient plus
que jamais faire désirer la conclusion prochaine du traité avec la
Hollande, et porter Richelieu 4 presser davantage l’organisation
définitive de l’armée. On va voir que Louis XIII savait, tout aussi
bien que son ministre, s’occuper des moindres détails pour attein-
dre ce but.
‘ Papiers de Richelieu, t. IV, p. 610.
* Gazette de France, 1634, p. 399.
LOUIS XI ET RICHELIEU. ji Si
LIX
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 81. — (Original).
De St Germain ce 5 Novembre 1634 au soir.
It me semble quil est a propos de mander que on retienne les Espa-
gnols qui ont esté arestés prés de Nancy jusque a tant que lon ait des nou-
velles de Faber!.
La Boissiére Aranbure est revenu de larmée qui ma baillé lestroit géné-
ral de sa revue et a M' Servien* le particulier de la force des compagnies.
Normandie est bien foible je croy quil en faudra faire un exemple pié-
mont et Navarre sont bien forts la cavalerie est bone jay depuis ier une
alainte de goute laquelle ne ma empesché daler voler aujourdhuy le
merle toutefois sans mettre pies a terre.
Je vous renvoye dans ce paquet les lettres que vous mavés envoyé par
du Mont. Louis.
LX
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 82. — (Original).
Mon cousin, St Simonsen alant vous trouver je lay chargé de vous asu-
rerde la continuation de mon affection je vous conjure davoir soing de
vous dans ses grandes preses tant pour lamour j|de moy qui vous ayme
plus que toutes les choses du monde je finiroy donc celle cy en priant le
bon Dieu de tout mon cceur quil vous tienne en sa saincte garde. Louis.
ASt Germain en laye ce28 novembre 1634.
Le matin de ce jour on avait célébré au Luxembourg les mariages
des ducs de la Valette et Puylaurens, et du comte de Guiche, avec
des parentes de Richelieu, les deux demoiselles de Pontchateau ct
mademoiselle Du Plessis-Chivray. De grandes fétes devaient étre
données le méme soir a l’Arsenal, et le cardinal devait y assister.
* Abraham Fabert qui fut depuis, en 1658, maréchal de France ; il mourut en
1662. ll venait d’étre arrété sur l’ordre du gouverneur de Thionville. Pour obéir
au roi, Richelieu fit prévenir le marquis d'Aytonne, gouverneur des Pays-Bas
espagnols, que les espions espagnols arrétés, soit en Languedoc, soit en Lor-
raine, subiraient le méme traitement qui serait infligé 4 Fabert. Sa réclamation
veut pourtant pas un effet immediat, puisque la délivrance de l’officier francais
nest annoncée que par la Gazette du 13 janvier 1635. Elle nous apprend qu’ayant
tle trouvé innocent du crime d’espionnage, aprés l’examen de ses papiers, il fut
reliché sur l’ordre du gouverneur de Thionville, qui ]’avait fait arréter.
_* Abel Servien, secrétaire d’Etat de la guerre, depuis 1630. Disgracié en 1636,
Uvécut retiré 4 Angers, jusqu’a la mort de Louis XIII. A cette époque, il fut en-
‘oye par Mazarin, comme plénipotentiaire francais au congrés de Munster. Il
mourut en 1659, peu regretté de ses contemporains, 4 cause de la rudesse de
‘00 caractére. : :
32 LOUIS X01 ET RICHELIRU.
On peut remarquer avec quelle sollicitude Louis XIII recommande
4 son ministre de prendre garde 4 lui dans la foule ou il vase trouver
mélé. La Gazette du 30 novembre nous apprend que Richelieu alla
en effet 4 cette féte, que présidait la reine elle-méme, et qu'il oc-
cupa, pendant le repas qui précéda le bal, avec le cardinal la Valette
et plusieurs autres seigneurs frangais et étrangers, une des tables
d’honneur qui furent dressées pour ce festin.
LX!
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 84. — (Original).
Mon cousin je viens de resevoir une bonne nouvelle laquelle vous
aprandrés par celuy qui me la aporté qui est un lieutenant de Piémont
que jay noury dans mes mousquetaires me remettant sur luy je finiroy
en vous asurant toujours de mon afection. Louis. A Minuit ce 29 Décembre
1634.
(Et en marge de haut en bas.) Je vous iroy voir demain.
C'est évidemment la‘levée du siége du chateau de Heidelbert que
yenait d’apprendre Louis XIII. Aprés la bataille de Nordlingen, les
alliés de la France en Allemagne avaient tout d’abord été effrayés
par ce succés des impériaux, et Richelieu et son maitre avaient pu
craindre un instant de voir le résultat de leurs négoctations fort
compromis. Mais les protestants s’étaient rapidement relevés, puis-
que le 20 septembre, quinze jours seulement aprés la bataille de
- Nordlingen, Richelicu apprend au roi, dans un rapport, que les
confédérés pourraient réunir, dans quelques jours, une nouvelle
arinée de 35,000 hommes. Louis XIII, pénétré, comme son minis-
tre, des besoins de la situation, exprime en marge la satisfaction
qu’il recoit de cette nouvelle. « Je me réjouis, dit-il, de quoy nos
alliés prennent courage et s'unissent ensemble‘. » [1 n’en reste pas
la, d’ailleurs, et ne se contente pas de ces platoniques expressions
de sympathie. Il envoie le maréchal de Brézé rejoindre l’armée du
maréchal de la Force avec de nouvelles troupes, et leur donne
l’ordre a tous deux de passer le Rhin si la situation des princes
alliés rend nécessaire un secours immédiat. En méme temps, il
constitue en Lorraine un nouveau corps d’armée sous les ordres du
duc de Rohan. Les deux maréchaux eurent bientét & mettre 4 exé-
cution les instructions qu’ils venaient de recevoir. Vers le milieu de
décembre, le duc de Lorraine et les généraux impériaux, apres
s’étre emparés de la ville de Heidelbert, mirent le siége devant le
1 Papiers de Richelieu, t. IV, p. 608.
epee == -
LOUIS XHI ET RICHELIEU. 545
chateau. L’armée suédoise, trop éloignée ou trop désorganisée, ne
pouvait secourir les défenseurs de la capitale de l’électeur palatin.
Les généraux frangais prirent aussitét les mesures nécessaires pour
délivrer les assiégés, et le 24 décembre ils traversérent le Rhin et
arrivérent devant le chateau. Le combat commenca 4 sept heures
du soir par l’enlévement d’une batterie ennemie dont s’empara le
marquis de la Force; les autres corps attaquérent en méme temps
les retranchements des impériaux. Ceux-ci furent bientdt obligés
de se retirer dans la ville, ot: entra derriére eux le maréchal de
Brézé. Aprés avoir capitulé, les assiégeants quittérent Heidelbert le
25, 4 onze heures du soir. Les troupes francaises y entrérent le
lendemain, ravitaillérent le chateau, puis allérent camper entre
Heidelbert et Manheim. La Gazette nous apprend que parmi les
troupes du maréchal de Brézé se trouvait le régiment de Piémont!.
C'est, comme le dit Louis XIII dans sa lettre, un oflicier de ce régi-
ment qui apporta la bonne nouvelle a la cour de France.
LXIl
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 86. — (Original).
Mon cousin jacorde volontiers au fils de Guron la gratification que vous ©
me demandés pour luy *
je vous prie que je sache demain ce que les holandois auront fait >
jenyoyeroy ce soir Roguemont a M' le Prince‘
je me porte bien graces a Dieu et suis‘trés gailart jay de quoy vous
faire rire ala premiére vue cependant je vous diroy que les enemis sont
si bas faute de vivres quils sont reduits a manger des chataignes et nous
‘ Gazette de France, Extraordinaire du 4 janvier 1635, p. 5, et Nouvelles, du
6 janvier, p. 44.
> «Ce méme jour, 17 janvier, dit la Gazetle de France, mourut le sieur de
Guron, naguére conducteur des ambassadeurs. » (Gazette du 20 janvier 1655).
i. Avenel n’a pas trouvé la lettre du cardinal a laquelle Louis XIII fait allusion et
dans laquelle Richelieu priait le roi d’accorder une indemnité au fils de Guron 4
cause de la mort de son pére.
_* On a-vu plus haut, que les ambassadeurs hollandais devaient signer, le 15
janvier, Je traité qui se négociait depuis longtemps et que leurs hésitations firent
reculer cette signature définitive jusqu’au 8 février. Dans une lettre 4 Léon Bou-
thillier, du 17 janvier, Richelieu se plaint vivement du procédé des ambassa-
deurs étrangers (V. Papiers de Richelieu, t. 1V, p. 851).
‘ La Gazette nous apprend que le prince de Condé arrivé le 15 a Paris, alla
Yoir le roi le lendemain, 4 Saint-Germain. Nous ne savons quel était le motif de
celle visite qui nécessitait une réponse de la part du roi.
044 LOUIS XI ET RICHELIZU.
ne vivons que de citrons doux de quoy ils enragent* je vas doner audiance
aux Nonces*
Je vous conjure davoir toujours soin de vostre santé. Lours. A St Ger-
main ce 47 janvier 1635.
LXIil
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 87. — (Originals). — Idem, 1635, six
premiers mois, fol. 55. — (Copie).
Mon cousin jenvoye ce gentilléme pour savoir de vos nouvelles en
ayant esté toujours en peine depuis ier’ la Reyne ne senva que lundy, et
moy mardy elle satant de bien passer son temps a paris a mon absance,
elle sera bien atrapée quand elle me verra arriver on me dist ier au soir
quelle foisoit estat daler tous les jours répéter le balet chez les unes et
les autres et ensuite faire béne colation et la comédie aprés °.
je vous prie de ne le direa personne parce que on sauroit bien qui me
lauroit dit je vous recommande toujours davoir soin de votre santé pour
laquelle je prieroy le bon Dieu de tout mon coeur. Loos. A St Germain ce
20 Janvier 1655
1 Louis XII veut, sans doute, parler du siége de Brissac, que le duc de Rohan
faisait 4 cette époque. Les Espagnols qui défendaient cette place étaient, en
effet, 4 peine pourvus de vivres pour six semaines, s'il faut en croire une Jellre
de Richelieu 4 Henri de Rohan, datée du 23 janvier (Papiers de Hichelieu, t. lV,
p. 792).
2 « Le 17, dit la Gazette de France, les sieurs Mazarin et Bolognetti, nonces de
Sa Sainteté furent conduits 4 Saint-Germain par le comte de Brulon, conducteur
des ambassadeurs, ow ils eurent audience du roi : ensuite de laquelle ils furent
traités par les officiers de Sa Majesté. Ils eurent pareille audience du cardinal-
duc. » (Gazelte du 20 janvier 1635). Le projet de ligue entre les princes italiens
et la France, tant de fois déja mis en avant, revenait sur l’eau encore une fois en
1635. Louis XII avaitenvoyé dés le commencement de I’année, le sieur de Bel-
liévre, comme ambassadeur en Italie, pour tenter d‘organiser cette ligue, et,
comme on le voit, le Pape avait, de son cété, deux envoyés 4 Paris, chargés de
défendre ses intéréts dans cette négociation, qui, d’ailleurs, ne réussit pas.
5 Cette lettre a déja été citée en note par M. Avenel, t. IV, p. 654.
4 Le roi était allé, le 19, 4 Ruel, voir le cardinal ; la crainte exprimée par le roi
semble indiquer un malaise passager de Richelieu. La Gazette qui parle de cette
visite, est muette sur la maladie. (V. Gazette du 27 janvier).
> La reine arriva 4 Paris le 22, et le roi le 24, le cardinal y vint aussi [e méme
jour. Le lendemain il y cut conseil, et le soir on joua un ballet devant Leurs
Majestés. « Car, dit la Gazette, les diverlissements ne retardent point ici les
affaires; comme elles n’empéchent point aussi les récréations. » (Gazelte du 20
janvier 1635).
LOUIS Xill ET RICHELIEU. 56
LXIV
Arch. des aff. étrang. — France, t. V. fol. 89. — (Original).
4 feuvrier 4635.
Mon cousin je vous envoye la lettre en nostre langue toute ouverte la-
quelle vous ferés ferme layant vue et celle que vous mavés envoyiée afin
que vous voyés les mots que jay esté contraint de changer nestant en
nosire langue, Je nay adjouté quelques que nous naurions pas vus les-
quels sont marqués dune rais desoubs je vous les envoye pour les envoyer
a mon cousin le marechal de Brese‘ et mettres en chifre les mots francois
afin que si ils estoit pris ou ny cognoise rien* je me porte trés bien et
vous asureroy toujours de mon affection. Louis.
LXV
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 90. — (Original).
De St Germain ce 2 feuvrier 1635
Mon cousin jespére avec laide du bon Dieu et vos bons conseils que nos
afaires iront bien et que nos enemis ne viendront pas about de leurs
mauvois dessains je vous prie que quand vous saurés le particulier de ce
qui cest passé 4 filipsbourg de me le faire savoir*. Louis.
LXVI
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 91. — (Original).
Mon cousin je vous envoye le chevalier de Bellebrune pour vous dire
lestat auquel est péronne ce quoy il faut remédier promtement je me porte
bien Dieu mercy et vous asureroy toujours de mon afection. Lours. A Ver-
saille ve 23 feuvrier 1635.
' Urbain de Maillé, marquis de Brézé, maréchal de France depuis 1632. 1
montra en diverses occasions des talents militaires et diplomatiques, mais tou-
jours accompagnés de rudesse et de morgue. Il perdit, en 1635, sa femme, sceur
de Richelieu, et mourut lui-méme en 1650.
* Cette lettre accompagnait évidemment lexpédition et la minute d’une dé-
péche au maréchal de Brézé. M. Avenel, qui a vu la minute de cette dépéche, lui
donne fa date du 341 janvier. (V. Papiers de Richelieu, t. IV, p. 818.) L’expédi-
tion chiffrée ne dut pourtant partir que quelques jours plus tard, puisque
Louis Xill en parle ici, dans une lettre du 1° février:
* Philippsbourg, dont le gouverneur, Arnauld de Corbeville, était Francais,
Mais dont la garnison était presque entiérement co mposée d’Allemands, avait été
surpris par l’ennemi dans la nuit du 23 au 24 janvier.
40 Aovr 4875. 56
346 LOUIS Xi ET RICHELIEU.
LXVII
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 92 et 93. — (Original).
Mon cousin céme Vaugelé est arivé jalois envoyer un gentilléme vers
vous pour savoir de vos nouvelles en estant toujours en peine je fais res-
ponce a vostre mémoire a la marge de chaque article ce porteur vous dira
une petite defaite de 190 homes que Espernon a forcés dans un fort vis a
vis de filipsbourg je me porte bien graces au bon Dieu lequel je prieroy
de tout mon cceur vous vouloir donner la santé telle que vous la souhaite
la personne du monde qui vous ayme le plus. Louts. A Senlis.* ce 4° Mars
1635.
De peur de batre les corneilles en ceste corneillere et les voulant gar-
der pour la Reyne quand elle sera a Chantilly jay pris résolution de men
aler lundy a Nanteuil si le temps me le permet et que mes afaires me men
empeschent vous aurés de mes nouvelles entre cy et la.
LXVITI
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 94. — (Original).
14 Mars 1635
Je trouve trés a propos denvoyer Vogles a peronne pour donner ordre
a Ia (sureté) de la place dont elle a besoing *.,
si jeusse retrouvé hier le gentilhomme de mon frére je yous laurois
envoyé ce que je feroy lorsque je le verroy * et feroy voir le portrait que
mavés envoié au capitaine de mes gardes et a ceux auquels je me fie le
plus je me suis fait ce matin seigner par précaution dont je me trouve
fort bien. St Simon a esté mon secretaire a cause de ma seigné. Lous.
4 Le roi avait quitté Paris le 26 février, pour aller 4 Senlis. Richelieu, de son
cété, était parti de Paris, le 27, pour aller habiter Ruel. (V. Gazette du 3 mars
4635).
* Cette lettre est une réponse 4 un rapport de Richelieu que nous n’avons pas
trouvé. Dans un autre, du méme jour, le cardinal, parlant de cette affaire de
Péronne, demandait l’avis du roi, et celui-ci avait répondu qu’il « songeroy 2
quelquun qui soit propre » 4 la charge que l'on voulait remplir. Prét a déclarer
la guerre a |’Espagne; Louis XIII voulait mettre les places de la frontiére du Nord
en des mains sures. Il ne croyait pas pouvoir compter absolument sur le gouver-
neur de Péronne, M. de Blérancourt, et voulait placer auprés de lui un homme
qui serait devenu, en quelque sorte, son surveillant.
3 « Le 12, dit la Gazette, Monsieur arriva en poste de Blois 4 Paris, dina, soupa
et coucha, le lendemain en Ja maison de son chancelier, d'’ou il partit le 14, pour
aller trouver Sa Majesté, a Chantilly, avec laquelle il soupa ce jour-da, prit tous
ses repas le lendemain, et en partit hier pour Blois. » (Gazette du 17 mars-)
Cest Léon Bouthillier qui, le 24 février précédent, avait été nommé chancelieh
chef du conseil et surintendant de la maison de Monsieur, (V. Gasette du 3 mars-)
LOUIS Xl ET RICHELIEU. $47
LXIX
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 104. — (Original).
Le jour de Paques (8 avril 1635.)
Je croy que vous aurés veu St Florent lequel vient de larmée du mare-
chal de Chatillon qui asure que il y a dans cette armée 14a 12 mil hémes
de pied trés bons et 3 cents chevaux ausi trés bons.
jay songé ceste nuit a Verdun on peut mander a mons’ de chatillon qui
nen est que a huit lieues dy envoyier promtement un regiment et 2 com-
pagnies de cavalerie lesquels on ostera quand on voudra aler aileurs.
je donneroy ordre de faire meubler lostel de Guise et une chambre icy
pour mon frére ' charost* doit partir mardy pour venir icy je croy quil
est honde lui mander qu’il ne bouge de la
je Yous renvoye dans ce paquet Ia lettre du jeune et celle de chamblay
le voyage du marquis de Sourdis* a esté tres a propos jay touché ce ma-
tin 13 cens malades ce qui ma un peu fatigué. Lous.
Le méme jour, le désir du roi recevait un commencement d’exé-
cution. Richelieu, en écrivant & Servien pour ordonner les détails
courants d’administration, lui recommandait, entre autres choses,
décrire au maréchal de Chatillon et de lui donner ordre de dis-
perser ses troupes dans les villes environnant son campement. Et
le lendemain, 9, Saint-Florent repartait pour la Champagne, em-
portant la dépéche adressée au maréchal’. Ici, encore, on le voit,
cest Louis XIIf qui a l’initiative et Richelieu n’est que l’exécuteur
docile de la volonté royale.
LXX
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 52. — (Original).
(Premiére quinzaine de mai 1639) °
Faire venir a Roye et Mondidier les 10 compagnies du régiments des
gardes qui sont a Paris et les 5 des Suises.
‘ «Le 9, dit la Gazette, Monsieur et le prince de Condé arrivérent a Paris, d’ou
Monsieur alla aussitét 4 Saint-Germain trouver le roi, avec lequel il soupa et
dina le lendemain 4 Ruel. » (Gazette du 14 avril 1635).
1 Louis de Béthune, comte de Charost, était le quatriéme fils de Philippe de
Béthune, frére de Sully. D'abord mestre de camp, puis capitaine des gardes du
corps, il était, pour le moment, gouverneur de Stenay. fH fut créé duc de Cha-
rost en 1672.
* Charles d’Escoubleau, marquis de Sourdis, frére de l'archevéque de Bor-
deaux; maréchal des camps et armées du roi. I] mourut en 1666.
* Voir la lettre du cardinal A Servien, Papiers de Richelieu, t. IV, p. 704.
" Cette note classée, en 1634, dans notre manuscrit et datée, par une main
548 LOUIS XI ET RICHELIEU.
Savoir si on fera venir en Picardie de larmée loraine 10 compagnies
de cavalerie et 30 compagnies de gens de pied
jay mandé celles qui sont en ce pais
Si je mandroy mes compagnies a ceste heure parce qu'ils ne soroient
estre ensemble que a la fin de ce mois
prendre garde a Calais nieulay et ardres, faire coure le bruit daler a
compiegne
Si de mons vient ce que je dois faire.
La lutte séculaire de la France et de l’Espagne venait enfin d’en-
trer dans une nouvelle phase. « Frangois I*, a dit un historien mo-
derne, avait lutté avec constance, mais sans succés, contre la mai-
son d’Autriche; Henri IV lui avait glorieusement résisté; le cardinal
de Richelieu devait l’abaisser ‘. «Louis XIII et et son ministre, qua jus-
qu’alors avaient conduit leur politique avec tant de circonspection
mais aussi avec tant de ténacité, croyant la France assez forte, par
elle-méme et par ses alliances, pour attaquer directement son enne-
mic, venaient de déclarer la guerre a |’Espagne. Avant de recom-
mencer cette lutte, toujours renaissante, dans laquelle « i] fallait
que l'un des deux Etats vainquit ou s’attachat l’autre*, » Richelieu
avait essayé, comme nous l’avons vu, de réunir de son cété toutes
les conditions du succés. I] avait armé la Hollande contre I’Espa-
gne. En aidant de l’argent de la France les protestants d’Allemagne
et les Suédois, et enles appuyant d’une armée frangaise pour qu’ils
pussent lutter avec plus d’avantages contre la branche allemande
de la maison d’Autriche, il avait isolé complétement la monarchie
espagnole. Pour plus de surcté encore il signait, le 28 avril, avec
le chancelier suédois Oxenstiern, un nouveau traité par lequel les
deux Etats s’engageaient de nouveau et solennellement a faire cause
commune et 4 ne jamais conclure séparément aucun accord avec
l’empereur ni avec les princes de sa maison’.
Les Espagnols venaient d’ailleurs de {ournir eux-mémes un ex-
cellent prétexte pour leur déclarer la guerre. Le 26 mars précédent,
ils avaient envahi la ville de Tréves et fait prisonnier l’archevéque-
étrangére du 4 aodt 1634, doit, selon nous, se rapporter a la premiére quinraine
de mai 1635. Ace moment, la France déclarait enfin la guerre 4 I’Espagne et
dirigeait vers la frontiére du nord le corps d’armée de 25,000 fantassins et
5,000 cavaliers, qu'elle s’était engagée 4 mettre en campagne, par le traité du
8 février précédent, conclu avec la Hollande. En outre, le roi et Richelieu s¢
trouvaient tous deux en Picardie, a cette époque.
‘ M. Mignet. Introduction & Vhistoire des négociations relatives & la succession
@’ Espagne.
* Idem,
3 Arch. des aff. étrang., Suéde, t. Ill, fol. 333.
LOUIS XIII ET RICHELIEU. 540
électeur. Ce prélat ne pouvant compter sur l’assistance de l’empe-
reur pour défendre ses Etats contre les Suédois, s’était adressé a
Louis XI] pour épargner a ses sujets les horreurs de la guerre. En
se mettant sous la protection du roi de France, il avait consenti a rece-
voir une garnison frangaise dans sa capitale. C’était donc 4 la France
que les Espagnols venaient de faire injure en envahissant l’électorat.
Louis XIll réclama aussitét la mise en liberté de l’archevéque. Le
4 mai, le cardinal-infant, qui gouvernait les Pays-Bas pour le roi
d’Espagne, répondit qu’il ne pouvait rien décider dans cette affaire
sans avoir regu réponse de l’empereur, duquel, selon lui, l’électeur
de Tréves dépendait uniquement. C’était en quelque sorte accepter
la guerre. Pourtant Louis XIII et Richelieu, voulant engager la
France, d’une facon absolue, dans la lutte qu’ils avaient préparée
avec tant de persistance, crurent nécessaire de renouveler, a cette
occasion, les anciennes coutumes chevaleresques, et de faire décla-
rer la guerre a |’Espagne avec tout l'appareil et toutes les cérémonies
usifés dans les siécles précédents. Le 12 mai, Louis XIII ordonne au
héraut d’armes au titre d’Alencon, d’aller solennellement « au lieu
ou sera le cardinal-infant d’Espagne, et luy déclarer la guerre de sa
part, aux formes en pareil cas accoustumées ‘. » Le héraut d’armes,
parti le 16 mai, arriva 4 Bruxelles le 19; mais il ne fut pas recu
par le cardinal-infant, et fut obligé, pour remplir sa mission, de
jeter, en se retirant, sa déclaration écrite au milieu de la foule que
son arrivée avait rassembléc. Cela fait, il quitta Bruxelles pour re-
tourner en France; et dés qu’il fut a la frontiére, pour obéir a ses
instructions, il afficha a un poteau une copie de son manifeste *.
Dés ce moment, V’état de guerre entre la France et Espagne était
un fait officiel,et ces deux puissantes nations allaient de nouveau
jouer leur existence sur les champs de bataille.
Des deux cétés, les armées étaient prétes 4 combattre. Les maré-
chaux de Chatillon et de Brézé, partis de Méziéres, le 9 mai, diri-
geaient l'armée francaise vers le Luxembourg, ot elle allait rejoin-
dre celle qu’amenait le prince d’Orange. L’armée espagnole n’at-
fendait plus que son chef pour entrer en campagne. C’était le
prince Thomas de Savoie, frére du duc régnant, et qui venait d’en-
trer au service de la maison d’Autriche. Arrivé, le 20 mai, au
milicu de ses soldats il se prépara aussitét 4 attaquer les Francais
auxquels les Hollandais ne s’étaient pas encore réunis. La bataille
eut lieu le 22 mai, dans la plaine d’Avein. L’armée espagnole fut-
freee nationale. Fonds Brienne, t: 5541, fo]. 13. Commission donnée
au heraut. .
* Voir le rapport rédigé pour le roi par le héraut d’armes lui-méme. Biblio-
théque nationale, Fonds Brienne, t. 351, fol. 15.
350 LOUIS XII ET RICHELIEU.
com plétement battue. Elle laissa sur la place plus de 5,000 morts
et 4,500 blessés, et abandonna aux mains des Frangais, 600 pri-
gonniers, seize piéces de canon, son équipage d’artillerie, tous ses
bagages et un grand nombre de drapeaux. De leur cété, les Francais
ne perdirent qu’une -centaine d’hommes’. Dés que Richelieu eut
recu a Condé, qu’il habitait alors, la nouvelle de cette victoire, il
écrivit 4 Bouthillier, pour lui commander de prier le roi d’écrire &
Paris et 4 toutes les autres villes du royaume, pour ordonner de
chanter partout un Te Deum en réjouissance de la nouvelle faveur
que Dieu venait d’accorder a la France’. C’est pour répondre & son
ministre que, le méme jour, Louis XII lui écrivait la lettre sui-
vante.
LXXI
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 105. — (Original).
(27 Mai 1635.)
Mon cousin jay fait ‘faire les lettres que vous maviés mandé M* le
garde des seaux et boutilier lont vue qui lont trouvée bien Mt de Bulion
vous estantalé voir ny a pas peu estre nous chanterons le te deum aprés
diné jay prié ce matin le bon Dieu pour vous a ce qu'il vous donne la
santé telle que je la desire. Louis. A Chastautiery ce 27 a 2 heures aprés
midi 1635
Comme le dit Louis XIII, le Te Deum fut chanté a Chateau-Thierry,
le méme jour, et en présence de toute la cour, dans l’église des
Cordeliers*. La victoire d’Avein mil un grand trouble dans tous les
Pays-Bas, et si la France avait pu continuer la guerre avec vigueur,
sans nul doute la domination espagnole dans ces provinces eut requ
dés ce moment une atteinte mortelle, ct la lutte edt pu se termi
ner rapidement. Voici ce qu’écrivait de Bruxelles, le 25 mai, Riolant,
le médecin de la reine-mére dont nous avons déja parlé. « Sy leroy
attaque avec une autre armée dans l’Arthois, tout ce pays dela
Saint-Remy est perdu pour l'Espagne... Le roy et M. le cardinal ne
doivent pas laisser passer cette occasion, jamais ne l’auront plus
belle. Le prince Thomas est fort méprisé maintenant... Encore une
victoire ou deux tout au plus gaigne le pays, eten chassera les Espa-
gnols, etc....*. » Ces espérances ne purent étre réalisées. Les gent
raux ne manquaient pas de talent, les soldats étaient pleins de cou-
1 V. Gasette de France, n™ des 26 et 30 mai 1635.
® Papiers de Richelieu, t. V, p. 30.
3 V. la Gazette du 30 juin, p. 290. ‘
* Arch. des aff. é¢rang., France, 1635, six premiers mois, fol. 546.
LOUIS XI ET RICHELIEU. 551
rage, mais l’administration militaire était encore 4 organiser et
cestson insuffisance jointe 4 la jalousie qui se glissa bientét dans
les deux armées alliées qui fit perdre a la France tous les fruits
quelle. pouvait attendre de sa victoire. Ces raisons empéchérent les
deux armées de marcher en avant. Plus d’un mois aprés la bataille
d’Ayein, les Francais et leurs alliés n’étaient encore que devant Lou-
vain qu’ils assiégeaient inutilement ; les Espagnols avaient reformé
une armée, et l’empereur qui venait de réussir 4 détacher plusieurs
souverains de la ligue des princes protestants, envoyait dans les
Pays-Bas un corps d’armée dont l’arrivée obligeait les Francais 4
lever le siége de Louvain, le 4 juillet. Le manque de vivres faisait le
reste, et cette expédition dans les Flandres, sur laquelle Richelieu
comptait tant, se terminait d’une facon piteuse, deux mois 4 peine
aprés ses heureux commencements. Cet insuccés obligea la France
a chercher ailleurs une revanche. Dés ce moment, Louis XIII et
Richelieu ne pensérent plus qu’a porter tout le poids des armes
francaises dans la Lorraine et sur le Rhin.
LXXHEI
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 106. — (Original).
Mon cousin je suis extresmement fasché de la continuation de vostre
mal je vous prie que je puisse savoir de vos nouvelles le plus souvant que
faire se poura pour moster de la peine ou je suis, tout ce que je puis
faire est de prier le bon Dieu de tout mon cceur quil vous redéne la santé
lelle que je la desire. Louis. A Monceaux ce XI Juin 1635.
(En marge, le roi a ajouté :) On me vient dassurer que les veseaux ho-
landois qui sont a la rade de dunquerg en ont coulé a fond 5 qui venoient
despagne.
Ainsi qu’il nous l’apprend dans une lettre qu’il écrivait le 8 juin
4 Bouthillier', Richelieu venait d’étre atteint, de nouveau, de la ter-
rible maladie qui avait failli l’emporter, en 1632, lors de son séjour
4 Bordeaux. Ilse vit, encore une fois, obligé de se faire transporter
en litiére. Pourtant son mal ne dura que peu de temps, puisque, dés
le 11, il quitta Bois-le-Vicomte, ow il était depuis le 7, pour aller &
Ruel, ou il arriva le 42, aprés s’étre arrété, la veille, A Notre-Dame
des Vertus*, et que le 15 il écrivait au cardinal de La Valette pour le
tirer d'inquiétude, et lui dire qu’il était alors hors de danger*. Une
‘ Papiers de Richelieu, t. Vil, p. 732.
* Gazelle de France, du 46 juin 1635.
* Papiers de Richelieu, t. V, p. 921.
353 LOUIS XII ET RICHELIED.
lettre du roi, du méme jour, adressée 4 Bouthillier, confirme cette
affirmation, et montre la joie qu’inspirait 4 Louis XIll le retour de
santé de Richelieu. « Monsieur Boutilier, écrit-il, vous naurits
seu mander une meileure nouvelle que celle de la bonne santé de
mon cousin le cardinal de Richelieu, laquelle je prie le bon Dieu de
tout mon ceur vouloir ocmenter en telle sorte que nous nayions
jamais des alarmes pareilles a celles du passé, etc.*. » On voit com-
bien Louis XII craignait de voir son ministre exposé de nouveau
aux dangers qu’il avait courus en 1632, a Bordeaux, en 1633, a
Saint-Dizier, et auxquels il venait d’échapper encore une fois.
LXXIII
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 108. — (Original).
Mon cousin vous saurés par labé de Coursan * lestat des afaires du costé
-de Mr de la force qui sont trés bien graces au bon Dieu * je ne saurois que
je ne vous tesmoigne de la Joye que jay daprandre que vous vous portés
de mieux en mieux bontemps en a asuré encore ce matin M’ bonnard par
une lettre laquelle il ma fait voir il ne me reste que a prier le bon Dieu
de tout mon cceur quil vous conserve en santé ausy longtemps que je le
désire* Louis. A Monceaux ce 16 Juin 1635.
‘ Archives des aff. élrang. France, t. V, fol, 107. (Original).
* Bruillart, abbé de Coursan, avait été envoyé en mission vers le maréchal de
La Force et le cardinal de La Valette, comme nous !’apprend le Mémoire que lui
donna Richelieu, et les lettres de celui-ci aux deux généraux qui combattaient
le duc de Lorraine. (Papiers de Richelieu, t. V, pp. 53 et 920.)
En revenant de sa mission, l’abbé de Coursan alla, sans doute, trouver, tout
d’abord, le roi, comme I’indique la lettre de Louis XII] au cardinal, car celwi-c
ne parle de son retour que dans une lettre adressée a Servien, le 417 juin.
(Papiers de Richelieu, t. V, p. 921.)
* Le roi fait allusion 4 la capitulation de Porentruy, dont La Force avait com-
mencé le siége, le 10, et qui s’était rendue le 13 juin « ce qui rend le duc Charles,
dit la Gazelte de France, si mélancolique qu’il ne fait plus sa barbe et ne sha-
bille qu’a la négligence; désespérant lui-méme de ses affaires. » (Extraordt-
naire du 25 juin.) | >
“ Le méme jour, écrivant au roi, Richelieu lui exprimait avec chaleur sa re
connaissance pour les bontés dont il en était comblé. « La joye, lui dit-il, qu'il
a pleu a Vostre Majesté me tesmoigner avoir de l’alégement de mon mal estant
le plus excellent reméde que j’eusse peu recevoir pour avancer ma guénsad,
m’est si sensible, que je n’ay point de paroles pour luy en rendre graces aussy
dignement que jele désirerois. A ce deffaut je la supplie trés humblement de
eroire que je ne tiendray jamais ma vie chére que pour l'employer pour So
service... etc. » (Papiers de Richelieu, t. V, p. 54.)
LOUIS XI ET RICHELIEU. 555
LXXIV
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 109. — (Original).
Mon cousin estant en impatiance de vous voir jay pris résolution
daler demain a Ruel ou je seroy a 2 heures aprés midy pour vous tes-
moigner la joy que jay de vostre meileure disposition et vous asurer tou-
jours de la continuation de mon affection qui durera jusques a la mort
finissant ceste lettre je prieroy le bon Dieu de tout mon cceur quil vous
tienne en sa saincte garde. Louis. A Monceaux ce 18 Juin 1635.
Avant d’écrire au cardinal, Louis XII avait écrit 4 Bouthillier,
pour savoir de lui, si une visite de sa part n’incommoderait pas
Richelieu. « M. Boutilier, lui disait-il, ne pouvant durer plus long
temps sans voir mon cousin le cardinal de Richelieu ma fait chan-
ger le dessain que javeis daler droit 4 Fontenebleau et ma fait
prendre le chemin de Ruel je seroy demain a midy au port de Neuly
ou vous me renvoyerés ce porteur afin que je sache si la santé mon-
dit cousin sera en estat que je le puisse voir sans luy donner inco-
modité... ete.*. » Louis XIII alla, en effet, & Ruel, le lendemain,
comme il le dit dans les deux lettres précédentes. « Le 19, dit la Gazette
de France, le roi alla de Monceaux 4 Ruel, ot il trouva le cardinal-duc
en convalescence d'une maladie que lui avaient causée, comme
autrefois, les grands soins, veilles et travaux d’esprit ot le salut et
Vhonneur de cet Etat l’obligent : duquel acheminement a une par-
faite santé, Sa Majesté lui témoigna de si tendres ressentiments
qu'ils eussent été capables de porter au dernier point son affection
au service d’un si bon roi, si elle n’y était déja ct sil se pouvait
ajouter quelque chose au zéle d’un si grand ministre*. » M. Avenel,
quia eu entre les mains les deux lettres que nous venons de donner,
acru devoir expliquer les sentiments d’affection dont elles débor-
dent, par le désir ressenti par le roi, de faire cesser une brouille
survenue entre lui et Richelieu, depuis quelques jours’. Nous
croyons avoir assez montré les véritables sentiments que le cardinal
inspirait 4 son maitre pour pouvoir ne pas accepter cette explica-
tion. Nous avons assez vu que Louis XII n’avait pas besoin d’avoir
4 se réconcilier avec Richelieu pour l’accabler des preuves de son
affection.
: re letire a déja été citée par M. Avenel. (Papiers de Richelieu, t. V,
p. 59.
: Arch. des aff. étrang., France, t. V, fol. 140.
Gazette de France du 23 juiti 1635.
* Papiers de Richelieu, t. V, p. 58.
554 LOUIS XII ET RICHELIEU.
LXXV
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 1444. — (Original).
Mon cousin je yous renvoye les billets dans ce paquet je prie Dieu que
la nouvelle soit vraye il faut atendre le boiteux' je vous remercie de la
tapicerie que vous mavés envoyée laquelle est trés belleje lay faite tendre
ausi tost dans ma chambre, les raisons que vous me mandeés pour le
chet de Frugé son si fortes quil nen faut plus parler je vous prie den
chercher quelque autre pour remplir la X™* compagnie, St Stmon vous
vas voir je croy que M boutilier vous aura dit ce qui ce passa ier entre
nous, je men vas a la chasse pour prendre des perdreaux lesquels je vous
envoyeroy ausi tost priant le bon Dieu quils vous facent autant de bien
que le souhaite la personne qui vous les envoye. Louis. A St Germain ce
20 juillet 1635.
Depuis quelque temps les relations de Louis XIII et de Samt-
Simon s’étaient un peu refroidies. Celui-ci avait élevé, sur les ba-
gages enlevés le 22 mai, a l’armée espagnole, des prétentions que le
roi ainsi gue le cardinal avaient jugées exorbitantes. Le jeune
favori aurait voulu faire donner 4 son frére une part dans le butin
de la bataille d’Avein, 4 laquelle, pourtant, mi l'un ni l'autre
n’avaient assisté. Un refus formel l’avait froissé et, depuis ce temps,
ses relations avec Louis XIII s’étaient tendues, chaque jour, davan-
tage. Il est 4 remarquer que Richelieu s’éleva avec force contre les
prétentions de Saint-Simon, ainsi que le prouve une lettre quil
adressait 4 Bouthillier, le 10 juin 1635 *. Cette disposition du cardi-
nal, 4 l’égard du favori, nous semble prouver, avec évidence, qu’a
la Journée des Dupes, Richelieu ne dut pas son salut 4 une interven-
tion de Saint-Simon, comme I’ont affirmé certains contemporains.
et, aprés eux, plusieurs historiens. De plus, si cette intervention
avait été aussi nécessaire et aussi véritable qu'on I’a dit, le fils du
favori de Louis XIII aurait certainement flétri, dans ses Mémoires,
ingratitude du cardinal, ce qu’il n’a pas fait. Mais, nous croyons
avoir prouvé,-cette ingratitude n’a jamais existé, car Richelieu n'a
pas regu de Saint-Simon l’assistance qu’on a attribuée 4 celui-ci, et
4 Louis XIII veut-il désigner par 14 le temps? Nous ne savons, mais nous le
croyons 4 cause de la forme dubitative du commencement de Ja phrase. D'ai-
leurs, quelques années plus tard, dans la Suite du Menteur, Corneille employait
la méme expression pour désigner le temps, il n’y aurait donc rien d’étonnant &
ce que notre supposition fat vraie. Nous ne savons de quelle nouvelle Louis Il
se félicite.
2 Papiers de Richelieu, t. V, p. 54.
LOUIS XIH ET RICHELIEU. 555.
legrand ministre n’a couru aucun péril en 1630, parce qu’il était
déja soutenu par l’estime, l’admiration et méme laffection qu'il
avait inspirées 4 Louis XIII. Nous pourrions trouver une autre preuve
encore, dans une lettre que Richelieu écrivit 4 Saint-Simon, le 23
octobre 1636, aprés que la conduite de celui-ci pendant l’invasion
espagnole eut forcé le roi 4 l’exiler dans son gouvernement de
Blaye. « Monsieur, dit le cardinal. Le roy affectionnant son Estat
plus que toute chose, jay tousjours recognu que la conduite que
yous avés prise 4 l’esgard de vostre oncle de Saint-Léger ne luy estoit
pas agréable'. Je vous en ay parlé plusieurs fois, mais peut estre
que certaines considérations, que je ne pénétre pas, vous ont em-
pesché de faire estat de cet advis. Je voudrois de bon cour que
yous eussiés continué 4 procéder comme vous avés faict quelque
temps depuis la mort de M. de Montmorency. J’attribue le change-
ment de vostre esprit 4 de mauvais conseils de personnes qui
ayment mieux leurs intéréts que les vostres. Quant 4 ce qu’il vous
plaist me mander que vous avés des choses importantes a me faire
savoir je suis bien fasché que vous ne vous en avisastes avant que
de demander congé au roy d’aller 4 Blaye. En quelque lieu que vous
soyez je veus croire que vos déportemens n’empireront point vos
affaires et qu’ils me donneront lieu de tesmoigner que je suis vostre
trés-affectionné serviteur*. » I] nous semble que la maniére cava-
hére dont Richelieu traite Saint-Simon, dans cette lettre, prouvesura-
bondamment que le cardinal ne lui devait aucune gratitude. On a dit
qu'il ’avait ménagé jusqu’alors en souvenir du service qu'il en avait
recu; cette lettre montre, au contraire, que si Saint-Simon avait pu
demeurer auprés de Louis XIII, sans éveiller la défiance du ministre,
c'est seulement parce qu’il ne s’était mélé jusqu’alors 4 aucune
intrigue. Cette lettre demande a étre signalée encore 4 un autre
point de vue. Ecrite 4 un homme qui, ayant vécu longtemps auprés
du rei et dans son intimité, devait connaitre parfaitement son carac-
tére, elle ne pouvait contenir que des jugements véritables sur les
Sentiments du monarque. Or, Richelieu commence par exprimer
cette pensée que nous ne cessons de mettre en lumiére : « Le roi
affectionne son Estat plus que toute chose. » L’affirmation est im-
portante en elle-méme, mais combicn a-t-elle plus de portée encore,
€tant adressée a l’ancien favori de Louis XI, 4 celui qui avait pé-
‘ Saint-Léger, gouverneur du Catelet, en Picardie, avait, le 25 juillet 1656,
rendu cette place aux Espagnols, sans la défendre. Le conseil ayant jugé péces-
saire de le faire arréter, Saint-Simon le fit prévenir 4 temps, ce qui lui permit.
fe s’échapper. C'est cette conduite du favori qui avait amené sa disgrace défini-
ve. 7
* Papiers de Richelieu, t. V, p. 640.
356 LOUIS XH ET RICHELIEU.
nétré jusqu’au fond du caractére du roi! Elle achéve de prouver
que seule Ja haine, inspirée par Richelieu 4 certains de ses contem-
porains, a dicté le jugement qu’ils ont porté sur les rapports de
Louis XIll et de son ministre. :
LXXVI
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 112 et 143. — (Original). — Idem,
4635, juillet et aout, fol. 288. — (Copie).
Ce 30 juillet 1635 '
Pour les comissions de Fumel il se faut adresser a Loustelnau au cloitre
St Marceau
Je ne sache aucun des oficiers des vieux Regiments pour les recrues
estant tous presque alés a leurs charges de peur destre cassés et ceux qui
ny sont alés se cachant de moy °*.
Je trouve bon que M' le Prince face le Regiment de 1500 homes quil
demande’*.
Il est trés a propos que M de la Mailleroye meyne la noblesse en la fason
que me le mandés puisque M* de Longueville ny va pas’.
Japrouve la proposition de ceste nouvelle fason de cavalerie pour ser-
‘ Cette note contient une série de réponses. 4 plusieurs mémoires de Riche-
lieu, qui ont disparu ou, du moins, qui sont inconnus.
* Louis XIII avait signé, le 26 juillet, une ordonnance, enjoignant a tous les
chefs et conducteurs de gens de guerre de se rendre 4 leurs postes dans Ia hui-~
taine, sous peine d’étre cassés de leurs grades. (V. la Gazette du 27 juillet.)
3 Le prince de Condé avait demandé, au commencement de juillet, ainsi que
nous l’apprend Richelieu dans une lettre 4 Bouthillier, l’autorisation de former
un régiment de cing compagnies, destiné 4 son fils, le duc d’Enghien, qui fut
plus tard le Grand Condé, et qui, alors, n’avait pas encore 14 ans.
4 Le 7 juillet, le cardinal avait écrit 4 M. de Longueville pour l’engager a venir
le trouver. Richelieu voulait, comme il le dit : « le disposer 4 s’en aller luy mesme
en Normandie quérir la noblesse. » (V. Papiers de Richelieu, t. V, p. 95, lettre 4
Servien). M. de Longueville ne vint pas, ou ne voulut peut-étre pas, 4 ce moment,
remplir la mission qu’on lui proposait puisque, ainsi que I’indique la note du
roi, Richelieu avait songé 4 en charger M. de La Mailleraye, qu’il ne faut pas con-
fondre avec Je grand-maitre de l’artillerie, Charles de La Porte, marquis de La
Meilleraye,; celui-ci était alors avec l’'armée francaise en Flandre ; quant au pre-
mier, c’était un simple gentilhomme normand, dont la seigneurie ne fut érigee
en marquisat qu’en 1698. Pourtant, le duc de Longueville sa ravisa sans doute,
puisque la Gazette, du 141 aout, raconte ceci : « Le duc de Longueville ayant fait
savoir au sieur de La Mailleraye, lieutenant pour le roi, en Normandie, au comte
de Croissy et au marquis de Nonant, I’ordre qu’il avait du roi de Jui amener !a
noblesse de Normandie, ils se rendirent le 4 de ce mois 4 huit heures du matin
sur les bruyéres d’Evreux, en trois brigades. le premier avec 220 maistres, le
second avec 250 et le troisiéme avec 120. Le duc de Longueville est allé de 1a 2
Gisors, of il a donné rendez-vous a une partie de la noblesse de la méme pro-
vince. »
LOUIS Xl ET RICHELIEU. 357
vir en alemagne pour le non que on leur doit donner je suis bien empes-
ché a en trouver un je y penseroy un peu !.
Je vous prie yue desque il sera venu des nouvelles de Tibaut de me les
faire savoir pour moster linquiétude ou je suis de ce combat *.
Keroel a executé mon ordre pour le prince de marsilac*® et marquis
dotefort ils sont partis ce matin.
Je vous envoye ceton auquel jay donné ordre de faire le mesme coman-
dement a ceux qui sont encore a Paris et ausy darester Tavanes que on
‘ Richelieu, dans une lettre au roi du 28 juillet (Papiers de Richelieu, t. V,
p. 123) était revenu sur la formation d’une nouvelle cavalerie, en proposant de
la nommer « cavalerie hongroise. »
2 C'est du combat de Vanloo, livré aux Espagnols par les armées alliées, dont
le roi veut parler. Servien en écrivant, la veille, au cardinal, lui avait annoncé ce
combat, et termimait sa lettre ainsi : « Demain M. Thibaut m’en doit escrire plus
certainement. » (Arch. des aff. érang., France, 1635, juillet et aout, fol. 224.)
C’est sans doute aprés avoir regu les nouvelles de l’agent francais que Riche-
lieu répondant & Servien, le 30 juillet, lui disait entre autres choses : « Quant
au combat que wous mande M. Thibaut, l’affaire 4 mon avis est représentée
plus grande qu’elle n'est. » (Papiers de Richelteu,t.V.p 928.)
5 Qui devint phus tard, Francois VJ, duc de La Rochefoucauld ; il fut mélé 4 tous
les évéenements die la régence d’Anne d’Autriche, et il est l’auteur des Maximes.
Le marquis de Hautefort était le frére de cette belle Marie de Hautefort qui, tout
en se laissant aamer par Louis XIll, sut rester l'amie dévouée et fidéle de la
reine. Ces deux jeunes gens, ainsi que beaucoup d'autres, d’ailleurs, venaient de
servir comme volontaires dans l’armée des maréchaux de Chatillon et de Brézé,
et s'étaient distimgués 4 la bataille d’Avein. « Une si heureuse victoire, raconte
La Rochefoucauld, donna de la jalousie au prince d'Orange, et mit la dissension
entre lui et les maréchaux de Chatillon et de Brézé : au lieu de tirer avantage
d’un tel succés et de maintenir sa réputation, il fit piller et braler Tirlemont,
pour décrier les armes du roi, el les charger d'une violence si peu nécessaire ; il
assiégea Louvain, sans avoir dessein de le prendre, et affaiblit tellement l’armée
de France, par les fatigues continuelles et par le manquement de toutes choses,
qu’a la fin de Ja campagne elle ne fut plus en état de retourner seule par le
chemin qu’elle avait tenu, et elle fut coutrainte de revenir par mer. Je revins
avec ce qu'il y avait de volontaires, et je leur portai malheur: car nous fimes
tous chassés, sous prétexte qu'on parlait trop librement de ce qui s’était passé
dans cette campagne ; mais la principale raison fut le plaisir que sentit le roi de
faire dépit a la reine et a mademoiselle d’Hautefort en m’éloignant de la cour. »
(Mémoires de La Rochefoucauld, t. I, p. 339-550.) On sait, qu’en effet, Louis XI,
qui s était peu 4 peu détaché de mademoiselle de Hautefort, commencait a aimer
mademoiselle de La Fayette. Cela permet d'accepter, dans une certaine mesure,
explication que donne La Rochefoucauld a la conduite du roi, mais, pour nous,
elle n'est pas la seule et la plus importante. Nous croyons que Louis XIII,
trés—affecté de l’insuccés de la tentative faite sur les possessions espagnoles, en
Flandre, était peu satisfait de voir des gentilshommes frangais, sur le dévoue-
ment desquels il voulait pouvoir compter, apprendre 4 la cour, a la ville, 4 la
France toute entiére, les causes de l’échec que la politique francaise venait de
subir dans le Nord.
558 LOUIS XM ET RICHELIEU.
ma dit estre a Paris et le mettre a la Bastille si vous le jugés ainsi a pro-
os '.
: lla pris ceste aprés diné une grosse fiévre a M" Boutilier et Mt Bouvart
dit quil est pour avoir une grande maladie. il a voulu aler a la victoire
ou il esta présent * vous vous pouvés asurer que M' Bouvart en aura tout
le soin qui se poura. :
Zamet* ma dit que M* Servien luy vouloit donner un enfant de Paris
pour ensegne je luy ay comandé de ne le prendre pas et de choisir une
personne de comandement. Louis.
Dépuis ce mémoire escrit jay pensé quil est a propos que le chevalier
du guet senqueste doucement si ces M'* qui auront reseu comandement
de se retirer ches eux lauront exécuté et en cas quils ne layent fait les
faire mettre a la Bastille pour leur aprendre a obéir.
Nous ferons remarquer que Louis XIII eut seul l’initiative dans
cette derniére affaire. Richelieu ne s’en méla nullement, et aucun
des documents émanant de lui n’indique qu'il ait pesé d’une fagon
quelconque sur la volonté royale. Louis XIII agit seul et avec la plus
grande rigueur. Pour punir quelques indiscrétions qui l’atteignaient
dans son orgueil, mais qui pouvaient aussi, en semant la défiance,
décourager la nation ct arréter l’cffort qu’elle tentait 4 l’extéricur,
il exile des gentilshommes qui avaient fait leur devoir sur le champ
de bataille, mais qui ne savaient pas se taire, et fait enfermer 4 la
Bastille ceux qui ne lui obéissent pas assez rapidement.
LXXVII
Arch. des aff. étrang. — France, t. V ,fol. 1444. — (Original).
De Chantilly ce premier Aoust 1635.
Je trouve tres a propos ce que vous proposés pour Gasion et Bideran je
youdrois que nous eusious beaucoup de gens pareils *.
‘ Tavannes ne fut arrété que le 11 septembre suivant, d’une facon fort cu-
rieuse. Etant venu & Paris, ce jour-la, ce gentilhomme alla voir Richelieu qui lui
dit que comme le roi avait l’intention de le faire mettre 4 la Bastille, i! lui con-
sg aller de lui-méme. Et Tavannes y alla. (V. Papiers de Richelieu, t. ¥.
p. 207.
* Le roi veut parler de l'abbaye de la Victoire, dans le diocése de Senlis. La
maladie de Bouthillier devait étre cependant peu importante, puisque Richelieu,
écrivant au surintendant des finances, le lendemain, 1° aodt, lui dit : « Un billet
de vostre main parle de vostre maladie comme n’estant pas trés grande. » Bt
que le 4 aout, il le félicite de sa convalescence. (V. Papiers de Richelies, t. V,
p. 929.) On peut remarquer, 4 ce propos, tout )’intérét que Louis XI semble
porter a ce fidéle serviteur.
* Sans doute, Sébastien Zamet, baron de Beauvoir, capitaine-concierge du
chateau de Fontainebleau, mort le 6 septembre 1636. Il était fils de Jean Zamet.
mort au siége de Montpellier, en 1622, avec le grade de maréchal de camp.
* Gassion, qui avait servi Gustave-Adolphe avec éclat, venait de passer au ser-
LOUIS XIII ET RICHELIEU. EKO
Le Prince de Virtemberg qui est icy ma bailé un mémoire que je vous
envoye dans ce paquet je croy quil luy faudroit faire donner quelque
chose.
Je suis en grande impatiance de savoir la vérité de la derniére nouvelle
de ce combat je croy que la nouvelle de Diepe se trouvera la plus vray‘.
M Boutilier ce portoit un peu mieux ier au soir mais ceste nuit luy a esté
trés mauvaise a se que ma dit Mt Bouvord. Je me réjouis de vostre bonne
santé et le bon Dieu vous la vouloir conserver ausy longtemps que je la
desire. Lours.
(En marge) Jatens le Jeune avec impatiance. M. Boutilier me vint icy
voir qui ce porte bien Dieu mercy. Lous.
LXXVIII
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 416. — (Original).
Du 6 Aoust 1635
Jay fait loger aujourduy Ia compagnie du chevalier de St Simon
avec les autres cOmes vous me Ie mandés*.
japrouve extresmement de faire lever cette nouvelle cavalerie aux
leux ou yous me mandés, c’est pour quoy vous y envoyeres un gentilome
pour faire choix des personnes les plus capables a cet amploy *.
vice de la France. Richelieu avait d'abord songé & profiter des relations qu’il
avait eues avec les princes d’Allemagne, du vivant de Gustave-Adolphe, et a Ie
charger d'une mission diplomatique auprés d’eux. Mais ce projet, qui, dans les
premiers jours de juillet, avait regu un commencement d’exécution, ne fut pas
réalisé, et ce ne peut étre 4 lui que Louis XIU fait allusion. Peut-étre le roi
Yeat-il parler du dessein que Richelieu congut vers ce temps-la de charger Gas-
ston de défendre les places d’Alsace, occupées par Jes Francais. Le cardinal nous
apprend que c’est le maréchal de La Force qui s’opposa 4 l’exécution de ce pro-
jet, en prétextant que les soldats commandés par Gassion étaient trop fatigués,
et quil fallait, pour cela, des troupes fraiches. (VY. une lettre de Richelieu au
Tol. Pepiers de Richelieu, t. V, p. 154.)
‘Qa voit combien Louis XII se préoccupait des nouvelles de I’armée de
Flandre. J sentait fort bien que tout était désespéré de ce cédté, et pourtant il espé-
Tait encore qu’un revirement de fortune lui permettrait de réaliser le grand pro-
gramme de conquéte qu’il avait rédigé dans le traité conclu avec la Hollande.
* Le favori du roi venait de former un régiment des gardes, composé de cing
compagnies. Son titre de chevalier était passé 4 son frére, depuis qu’au mois de
février précédent, il avait été lui-méme créé duc et pair. Les lettres d’érection
de ses terres en duché-pairie avaient été enregistrées au Parlement, le 4** fé-
Wier. (V. la Gazetle du 3 février 1635.) Dans sa lettre du 28 juillet, Richelieu
conseillait au roi de faire loger ses nouvelles compagnies de gardes dans les fau-
bourgs de Paris, ainsi qu’il était d’usage de faire pour les autres. (Papiers de
Richelieu, t. V, p. 122.)
* est la cavalerie hongroise dont nous avons parlé. Le cardinal, dans sa
lettre, indiquait au roi, le Périgord, le Rouergue et les Gévennes comme pou-
Yant donner les meilleurs cavaliers. II proposait de former trois régiments de
cette cavalerie. (Idem.)
560 LOUIS XII ET RICHELIEU.
je suis trés ayse que la pansée vous soit venue de faire comprendre le
gouvernement daunix avec celuy de Brouage et des lles car aymant le
marechal de Brese comme je fais je seroy toujours trés ayse de faire du
bien a son fils.*.
- Jay pris cette nuit une médecine qui ma fait trés grand bien.
jay fait asoir mon frére au cercle lequel en a esté ravy et dit a tout le
monde le contentement quil a de la fason de quoy je vis avec luy
japrens par ce gentillome de M Dangoulesme* que le duc Charles est
vers mirecourt je le trouve bien avancé dans la loraine®.
LXXIX
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 117. — (Original). — Idem., 1635,
juillet et aout, fol. 289. — (Copie) 4.
Du 10 Aoust 1635
Quince® mest venu trouver qui ma dit quil a 100 ou 120 chevaux de
100 escus piéce jay eu une pensée la desus quil vous fera entendre ausi
bien avons nous assés de Dragons, laquelle pensée si vous la trouvésa
propos vous la ferés exécuter, on en pouroit faire de mesme aux autres
Regiments.
Mr Darcour® ma prié pour que je escrivisse a M* le garde des Seaux ce
‘ « Lorsqu’il pleut au roy, dit Richelieu, dans la méme lettre, m’accorder la
survivance de Brouage pour le petit Brezé. j’oubliay de faire comprendre l’Aunix,
ce qui faict que je supplie maintenant Vostre Majesté de l’avoir agréable, afin
que Brouage, }’Aunix et les fles ne soient pas dans diverses mains.
« Le commandement que Sa Majesté ma faict d’user librement en mon en-
droict, faict que je prens la hardiesse que je fais sur l’assurance que jay qu'elle
ne le trouvera point mauvais. » (Idem.)
* Vers le milieu de juillet, le duc d’Angouléme avait été envoyé en Lorraine,
pour soulager le maréchal de La Force et partager, avec lui, le commandement
de son armée. Celui-ci crut, sans doute, 4 une disgrace, car, dés l’arrivée du
duc d’Angouléme, en Lorraine, La Force sollicita un congé qui lui fut refusé. Ce
refus fut accompagné de deux lettres du cardinal qui expliquaient au maréchal
les yéritables raisons de l’envoi de M. d’Angouléme. (V. Papiers de Richelieu,
t. V, p. 928.
3 Le duc i Lorraine assiégeait, en effet, Mirecourt, depuis quelques jours.
4 Cette lettre a déja été citée par M. Avenel (t. V. p. 164).
’ Cet officier ‘avait été chargé de recruter des hommes et des chevaux, en
Normandie. Le 30 juillet, Richelieu se plaignait 4 Servien de n’avoir aucune
nouvelle de ce Quince, qu'il savait pourtant en Normandie. A la date de notre
lettre, il revenait, sans doute, de remplir sa mission. Quelques jours aprés, il
était en Lorraine avec ses dragons.
6 Henri de Lorraine, comte d'Harcourt, frére cadet du duc d’Elbeuf. II inten-
tait un procés 4 sa meére, la duchesse douairiére d’Elbeuf, sous prétexte que
celle-ci favorisait trop son fils ainé, le duc d’Elbeuf, qui, déclaré rebelle, en
1633, avait vu ses biens confisqués, et, depuis, avait refusé de profiter de l'am-
nistie accordée aux partisans du duc d'Orléans. Le roi évoqua lui-méme ce pro-
>
- =p eee. ;
ES
LOUIS XIII ET RICHELIEU. 501
que jay fait pour son évocation, ledit M' le garde des seaux vous en par-
lera si cest chose que je puise faire en justice jen seroy bien ayse, sinon
je men remets a vous eta M. le garde des Seaux den faire come vous le
jugerés a propos.
Mde Bullion a reduit la garnison de Bar a 6 monstres qui est trop peu
il la faudroit faire mettre a 8. Luuis
LXXX
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 118. — (Original). — Idem, t. 37,°
fol. 290. — (Copie) '.
Mon cousin si nous nusions esté si proche de la feste* je feuse alé des
demain a Ecouan pour me rendre lundy a Ruel * mais ce sera pour jeudy *
ou je reseuvroy toujours avec joye et contentement vos bons conseils men.
estant trop bien trouvé par le passé pour ne les pas suivre a la venir en
tout et par tout céme jay fait jusques icy vous vous pourés asurer que si
jay eu jusques a ceste heure de I’afection pour vous que a lavenir elle
augmentera toujours et nauroy point de plus grande joye que quand je
vous lapouroy tesmoigner atendant quoy je prieroy le bon Dieu de tout
mon coeur quil vous donne une santé parfaite avec une longue vie et vous
tiene toujours en sa saincte garde. Louis. A Chantilly ce xj Aoust 1635
a8 heures du soir.
Nous ne voulons rien ajouter 4 la lettre qui précéde. Elle suffit a
indiquer combien les véritables rapports de Louis XIII et de Riche-
lieu ont été différents de ceux que leur a attribués la haine de
quelques-uns de leurs contemporains. Si, comme on 1!’a dit, le suc-
cesseur d'Henri IV n’a jamais aimé son ministre, iJ a,.en tous cas,
fort bien caché ses sentiments, puisque, jusqu’a ce moment, nous
lavons toujours trouvé donnant, en toute occasion, a Richelieu, des
preuves d’un attachement profond et d’une tendresse qui ne s'est
jamais démentie. Nous le verrons tenir une conduite semblable
cés, et le termina 4 l’avantage du comte d'Harcourt, le 20 décembre 1655, dans
un lit de justice qu’il vint tenir au Parlement.
Cettelettre a déja été citée par M. Avenel (t. V, p. 155). |
* En citant cette phrase, M. Avenel a imprimé « La Ferté. » Louis XIII avait
érit «la feste » et parlait de la féte du 15 aodt. M. Avenel qui n’a pas eu entre
les mains loriginal, mais seulement la copie, a pu étre trompé par une erreur
U copiste.
* Comme on le verra par la lettre suivante, Richelieu était indisposé en ce
erie explique pourquoi Louis XII parait s’excuser de ne pas aller a
‘Le 44 aodt était un samedi. Le roi alla, en effet, le jeudi suivant 4 Ruel,
avec Monsieur. Louis XIII était arrivé le 15, 4 Ecouen. En quittant Ruel, le 16, il
alla i Argenteuil. (Voir la Gazette du 18 et du 25 aout.)
10 Aovr 4875. 37
562 LOUIS XII ET RICHELIEU.
jusqu’a la mort du cardinal et jamais nous n’aurons a constater la
mojndre défaillance dans les sentiments de Louis XIlla Pégard du
grand ministre. La lettre que nous venons de donner est un véri-
table programme auquel le roi est toujours resté fidéle.
LXXXI
Arch. des aff. étrang. — France, t. Y, fol. 449. — (Original). — Idem, 1655,
juillet et aout, fol. 291. — (Copie.) |
de lonziéme aoust 1635
Je suis bien ayse davoir seu vostre guérison plustost que vostre mala-
die car elle meust mis extresmement en peine je loue lebon Dieu de quoy
ce nest rien '
cest trés bien fait davoir pourveu aux vivres de larmée de M' Dangou-
lesme car sans cela elle ne pouvait subsister *.
jay mis en marge de vostre mémoire des absans ceux que je croy mé-
riter estre cassés et ausi ceux qui sont malades ou retournés a leurs
charges*
japrouve le projet de ceste nouvelle cavalerie le principal est de la
lever promtement ’.
t
LXXXII
Arch. des aff, étrang. — France, t. V, fol. 120. — (Original). — Idem, 1659,
juillet et aout, fol. 291. — (Copie.)®
(12 aodt 1635.)
On ne pouvoit faire mieux que denvoyer Argencourt et du Chate-
‘ Nous ne trouvons nulle part trace de ce malaise qui dut étre passager.
® Nous avons vu plus haut, qu’on venait de donner une partie du commande-
ment de l’armée-de Lorraine au duc d’Angouléme.
3 Richelieu renvoyait, le lendemain, ce Mémoire 4 Servien, pour que celui
mit les noms des officiers déserteurs dans l’ordonnance, qui devait étre enroyée
aux armeées. Hi lui recommandait de lui renvoyer le Mémoire, afin qu'il le puisse
faire imprimer dans la Gazette. (V. Papters de Richelieu, t. V, p. 951.)
® Louis XIll revient encore sur la cavalerie hongroise. Remarquons qua
sétait enfin décidé 4 l’organiser, puisque, le 6 aout, Richelieu ordonnait a
Servien de donner une commission, pour une compagnie, 4 un sieur Bonnelte.
(Idem, p. 930.)
5 Cette note qui, dans la copie, fait suite 4 la précédente, en est compléte-
ment séparée dans Je manuscrit autographe que nous avons eu entre les mains.
Nous devons remarquer que les deux piéces doivent étre, en effet, indépendantes
ume de l'autre, puisque dans fa premiere, Louis XII prévient le cardinal qu'il
a fait le travail préparatoire, pour la rédaction' de Vordonnance, destinét 3
arréter la désertion de la noblesse, que le 12, Richelieu envoie le Mémoire ai
noté par le roi, 4 Servien, pour que celui-ci puisse achever de rédiger J'ordon-
nance, et que, dans ja derniére note, le roi prévient son ministre qu'il iwi rea-
voie 'ordonnance toute signée. Cette ordonnance fut publiée par la Gasette, le
LOUIS SHI ET RICHELIED. 565
let‘ a Chaalons pour regler ces brigades je croy que sans cela M' Conte *
et Mt de Longueville y eusent esté bien ampeschés.
Je vous renvoye lordonnance contre les oficiers absans laquelle jay si-
gnée, elle est um peu rude mais aux extresmes maux il faut destresmes
remédes
Mon frére dit lautre jour a St Simon en partant dicy que dans quelque
temps il me vouloit demander de faire un Regiment de mil chevaux ce
que je ne trouve nulement a propos ny pour vostre seureté ny pour le
| Injenne.
LXXXIII
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 124. — (Original).
(19) Aoust 1635
Come je montois a cheval le comte de Tresme * ma fait veoir une lettre
du S' de Blerencourt* son frére qui lui escrit quun gentiléme venu de
Callays a perronne la asseuré que le fort de Squin avoyt esté repris: par
les francois ou il y avoyt eu quatre cent espagnols de tuer et des nostres
que cent cinquante un cappitaine et un ensegne qui est la confirmadén de
lautre nouvelle *.
17 aodt, nous ne croyons donc pas nous tromper de beaucoup en donnant a
celle note la date du 12 aout. Comme nous l’avons vu, ce jour-la, Louis XII
nlavait pas encore rejoint Richelieu, 4 Ruel; de plus, l’ordonnance, publiée par
la Gazelle, porte la date du 12 aout. Le roi prenait contre les officiers absents
de I'armée, sans congé, des mesures trés-sévéres. « Les officiers absents, dit
lordonnance, seront privés de leurs charges, dégradés des armes et de noblesse,
pour ceux qui se trouveront nobles; et pour les autres, ils seront conduits dans
les galéres du roi, sans autre formalité de procés... ordonne, en outre, aux élus,
de comprendre ci-aprés dans le réle des tailles ceux d’entre eux qui ont jusqu’a
présent joui de la noblesse, lesquals Sa dite Majesté a déclarés indignes. »
‘ Du Chatelet, ancien avocat général 4 Rennes, était envoyé & l’armée de Lor
rane, pour y remplir les fonctions d’intendant de justice.
* le comte de Soissons. ll avait été chargé, au commencement d'aoit, d’an-
Tiler la noblesse et de l’organiser en compagnies et en escadrons, comme nous
lappread Yinstruction que lui envoya Richelieu, & cette époque. (Papiers de
Richehew, t. V, p. 438.) Le 6 aout, le cardinal lui écrit encore, pour lui recom-
1 lander de pourvoir ses soldats de tout ce qui leur est nécessaire avant de les
envoyer & l'armée du maréchal de La Force et du duc d’Angouldme. (idem,
}
. ae ene me = at
p. 939,
* Nous placons cette lettre, qui n’est pas datée, 4 la date du 19, car nous sup-
pesons que le roi montait 4 cheval pour aller a la chasse; or, la Gazelle nous
2pprend qu’il était arrivé le 18 4 Chantilly.
“René Potier, cemte de Tresme, d'abord chambellan d'Henri IV; il devint en-
‘ait gouverneur de Chalons, puis commandant de la compagnie des gardes du
corps, conseiller d’Etat en 1629, il fut nommeé duc et pair en 1648. ll mourut en
I67e, a lage de 94 ans.
* il était, comme nous !’avons vu, gouverneur de Péronne.
* bes Espagnols avaiant, le 28 juillet précédent, enlevé aux Hollandais, le fort
de Scheack, situé a la séparation du Rhin et du Wabal, et depuis ce moment,
364 LOUIS XIli ET RICHELIEU.
LXXXIV
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 125. — (Original).
Du 20 Aoust 1635
Il ne se peut rien adjouter aux ordres que vous avés donnés pour la
champagne tant a Vobecourt que a Arpajon 11 ne faut que les faire exécu-
ter promtement !.
Vous donerés les ordres necessaires aux troisiéme corps qui doit mar-
cher avec moy de se randre a Joinville au lieu de Langres ou toutes les
troupes ont leur rendés vous.
Se souvenir de mander les 200 gardes du corps qui sont avec M* de
Chaulnes parce que si ils sont dans le boulonois il ne me pouront plus
ratraper *.
le Halier *ma dit quil avoit visité toutes les piéces de baterie de Ia ci-
tadelle de Metz et que ils estoient toutes éventées cest pourquoy s'il faut
faire le siége de cirg* il en faudra prendre alieurs pour celles de nancy
elles seront de 40 livres de bales par conséquent trop difficilles a mener,
il faut savoir de bone heure du lieutenant de I’artilerie ou on en poura
prendre aux lieux les plus proches de Metz et si il y en a Moyenvie et
Marsal en estat de tirer.
les mineurs liégeois sont avec le cardinal de la valette® cest pourquoy
il faut avertir le petit de Serre qui est a paris de se tenir prest et de
chercher des ouvriers pour les mines.
je parleroy au marquis de Nelle si il vient icy ainsi que vous me le
mandés. Parlés a Mt de Bulion pour envoyier fons avec moy pour fa
monstre des nouvelles compagnies des gardes a mesure quils arive-
ront.
launoy mescrit de Picardie que aux gens darmes de M' de Chaulnes et
Soyecourt il ny a que 29 maistres a chaque compagnie.
Francais et Hollandais s'efforgaient de reprendre ce fort qui, par sa situation,
menacait toutes les villes voisines et interrompait la navigation. La nouvelle
que donnait le roi était inexacte. La Gasette du 1** septembre annonce et dé
ment, le méme jour, 1a nouvelle de la prise du fort de Schenck.
‘ Vaubecourt et Arpajon avaient été chargés de conduire & l'armée de Lor-
raine les troupes organisées par le comte de Soissons, a Chalons. Richelieu écr+
vil le lendemain 21, 4 Servien, pour lui donner lordre nécessaire au départ des
deux officiers. (V. Papiers de Richelieu, t. V, p. 952.)
? Louis XIll se préparait a partir pour aller prendre le commandement de
Yarmée qui s’organisait en Champagne.
Francois de I’Hépital, seigneur du Hallier, frére du maréchal de Vitry. 1
avait d'abord embrassé l'état ecclésiastiqve et était devena évéque de Meaux.
Mais il quitta bientét son évéché, pour prendre la profession des armes, devint
eapitaine des gardes a la mort de Concini, puis maréchal de France en 1645. 0
mourut en 1660.
Sierck, dont les Espagnols s’étaient emparés au commencement de mai.
§ Ii commandait un corps d’armée en Alsace.
LOUIS Xill ET RICHELIEU. 36S
giroy coucher mecredit a livry pour me randre jeudi a Noisy a la mai-
son de Mt Coulon a une heure aprés midy vous feres trouver vos compa-
gnies au bac a brie jeudy a midy du costé dudit Noisy '.
Madame de Loraine®* se plaint fort du traitement mauvais quelle recoit
de M' de Bulion pour sa pension je luy en ay escrit vous luy en dirés en-
core un mot. Louis ;
LXXXV
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fel. 125. —- (Original).
De Chantilly ce22 Aoust 1635
-Yous aprendrés par les depesches que porte Beaumont céme le fort de
Squinn’est point pris ny esperent de le prendre de tout cet iver, ce’por-
teur dit que si le prince dorange eut voulu ils ‘eussent battu les enemis
plus de 4 fois depuis la bataille et que cest une honte de voir la peur
quil a de tout :
je trouve trés a propos que mes 200 gardes demeurent avec M' de
Chaulnes afin quil nest point dexcuse. Louis
: LXXXVI
Arch. des aff. étrang. — France. t. V, fol. 126. — (Original), — Idem, 1635,
juillet et aout, fol. 331. — (Copie).
Du 25 aoust 1635 a Monceaux
jay veu les nonces auquels jay parlé suivant vostre mémoire et encore
un peu plus sec sur la faire du mariage de mon frére ensuitte ils mont
parle pour faire faire response a mon abassadeur sur la faire de Jerusha-
lem je leur ay dit que je le ferois*.
' Louis XI coucha, en effet, le 22 4 Livri, et le lendemain, jeudi 23 aout, lui
et Richelieu se rencontrérent, chez le comte de Nogent, qui, selon la Gazette, les
traita magnifiquement. Ce jour-la, aprés la collation, le roi tint conseil 4 Noisy,
et cest dans ce conseil qu'il signa le pouvoir donné a Richelieu, pour gouverner,
pendant le séjour qu'il allait faire en Lorraine. (V. Papiers de Richelieu, t. Y,
p- 190.) le soir, le roi et le cardinal se quittérent. Louis XIII, pour aller cou-
cher : Lagny, et Richelieu pour aller 4 Langres. (V.. Gazette de France du 25.
aout.
* Meolle, fille de Henri II, dit le Bon, duc de Lorraine, avait épousé son cou-
iB, le duc Charles de Lorraine, qui l'abandonna, en 4634, aprés avoir abdiqaé
ea faveur de son frére. Elle était venue demeurer a Paris, ob Louis XI, ea-
chanté d'avoir, auprés de lui, une duchesse de Lorraine, pendant qu'il portait la
guerre dans ce pays, lui avait donné un hétel tout meublé, des domestiques,
gardes et une pension pour lui permettre de tenir sa maison sur le pied qua:
‘onvenait 4 son rang.
* Cette lettre a déja été citée par M. Avenel (t. V, p. 160).
* Nous n’avons pas trouvé le Mémoire auquel Louis XiiI fait allusion. Il ne suf-
tpas au roi d’avoir fait déclarer nul le mariage de Gaston et de Marguerite
Traine; il avait fait promettre au duc d'Orléans, lors de la rentrée de celui—
566 LOUIS Xi ET RICHELIEU.
M de Tresme mest venu dire cette aprés diner que Bourdonoy lui avait
dit de me dire que un presidant de Paris lavoit chargé de me faire savoir
que si je sortoisle Royaume je courois fortune de la vie il me semble que
il seroit bon que vous envoyiariés querir Bourdonné pour savoir de lui qui
est le Président et parler en suite au Présidant pour saveir ce que cest et
eclercir un peu cette afaire. :
les nouvelles que vous me mandés dalemagne sont trés bones Je ne
parleroy de la faire de pologne‘ a personne
Mr de St Luc® vient dariver pour me parler encore de ce capitaine je
luy répondroy si sec quil ny reviendra plus une autre fois.
Come je fermois cette lettre St Simon ma dit quil avoit envoyié querir
hourdonné et lui avoit mandé de venir icy bien instruit de la faire,
Louis. ie,
LXXXVII
Imprimée. — Recuetl d'Aubéry, t. il, p. 792%. — Idem., Le Vassor, Histoire de
Louis XIII, t. VUll, 2° partie. p. 86, —- Hem, Le Pére Griffet, Histeere ae
Louis XIII, t. U, p. 612.
Mon cousin je suis au désespoir de la promptitude que jeus hier a vous
escrire le billet sur le sujet demon voyage, je vous prie de le vouloir bra-
ler et oublier en mesme temps ce quil contenait et croire que comme Je
nay eu dessein de vous fascher en rien je nauroy jamais autre pensée que
de suivre vos bons avis en toutes choses ponctuellement. Je vous prie
encore une fois de vouloir oublier...... et mescrivés par ce porteur que
vous ny pensés plus pour mie mettre lesprit en repos et vous asseurés que
je nauroy point de contentement que je ne vous puisse encore lesmeigner
cien France, de se soumettre aux décisions des juges ecclésiastiques, sur la
question du sacrement. Aussi, soumilt-il 4 l’assemblée générale du clergé de
France, en 1635, la question de la validité du mariage de son frére. Cette assem-
biée rendit la méme décision que le Parlement. Cette unanimité décida, enfin,
Monsieur, a signer le 16 aot un acte par lequel il reconnaissait lui-anéme la
nullité de son union avec la princesse de Lorraine. (Y. cet acte, Arch. des aff.
érang., Rome, t. 96, fol. 288.) Il restait a obtenir l'adhésion du pape a la mesure
acceptée par Gaston; Pierre Fenoillet, évéque de Montpellier, fut chargé d’aller
4 Rome pour négocier avec le Saint-Siége, et obtenir cette adhésion. Il partit le
12 octobre suivant. (V. les Mémoires de Richelieu, t. Vull, liv. XXVI, p. 476.)
‘ H s’agissait, probablement, des négociations que dirigeaient alors le comle
d’Avaux, ambassadeur de France, auprés des trois cours du Nord, et qui avaient
pour but la conclusion d'une tréve entre la Suéde et la Pologne. Cette tréve fut
signée le 12 septembre suivant, pour une durée de vingt-six ans. (V. la Gazefle
de France du 27 septembre 1635.)
* Probablement, Louis d’Espinay Saint-Luc, fils du maréchal de Saint-Luc et
d’'Henriette de Bassompierre, sa premiére femme. ll était né en 1613, et Louis Ul
avail été son parrain. (V. Journal d’Héroard, journée du 2 avril 16153.)
> Nous n’avons pu lrouver l’original de cette lettre que nous donnons, cepen-
dant, d’aprés divers historiens, 4 cause de son importance capitale.
LOUIS XH ET RICHELIEU. 3567
lextresme affection que jay pour vous, qui durera jusques a la mort.
Priant le bon Dieu de tout mon cceur quil vous tienne en sa saincte garde.
A Monceaux ce 2 septembre 1635.
Cette lettre révéle l’existence d’un différend entre Louis XIII et
son ministre. Jusqu’é ce moment, on |’a vu, nous n’avons jamais
eu a constater la moindre altération dans les sentiments affectueux
du roi a ’égard du cardinal. Nous ne pouvons donc croire que ce
différend ait été profond et ait fait courir le moindre danger a l’au-
torité de Richelieu. La forme et les termes de la lettre d’excuse
du roi, que nous venons de donner, sufiliraient seuls 4 nous con
firmer dans cette opinion, si l’étude de cet incident ne nous démon-
trait combien on en a exagéré la portée.
le savant éditeur des Papiers de Richelieu, qui, sur tant de
points de son grand ouvrage, a fait preuve de perspicacilé et de
sincérité impartiale, s'est évidemment laissé entrainer ici par l’ad-
miration, le respect, nous pourrions méme dire l'affection, que
étude de oeuvre de l’'immortel ministre lui a inspirée. pour ce-
lui-ci. Ha cru entrevoir qu’a l'occasion du voyage de Louis XIII en
lorraine, de 1635, un profond dissentiment s’était élevé entre Ri-
chelicu et le roi, qui, lassé du despotisme du cardinal, lui aurait
fait durement sentir qu’il était le maitre. Nous l’avons déja dit,,on
nétudie pas aussi profondément la vie d’un homme tel que Riche-
lieu, sans arriver fatalement & partager ses désirs, ses joies,..ses
craintes, ses souffrances, sans s identifier, en quelque sorte, avec
lui. M. Avenel, qui, depuis plus de trente ans, vit dans un com-
merce constant avec le grand ministre, s’est pénétné de.son. esprit,
ef nous ne nous étonnons pas qu'il ait partagé les appréhensions
qu’a inspirées 4 Richelieu un mouvement d’impatience de Louis Xl.
Comme Richelieu, M. Avenel a Iu les lettres du roi et celles des
fidéles du cardinal, qui, placés par .celui-ci auprés de-Louis XII,
rendaicnt compte chaque jour au ministre des sentiments exprimés
par le rot. Comme Richelieu, et le premier aprés lui, Mi Avenel a
pu suivre pas & pas toutes les phases de cet incident; mais, égaré
par les mémes soupcons, il.a partagé les mémes craintes. Comme
Richelieu, it a cru que Louis XII avait voulu imposer violem-
Ment, et sans raison, sa volonté 4 son ministre. En étudiaat.a no-
tre tour, et sans parti pris, cette affaire; cn nous souvenant seule-
ment des mille preuves d’affection données, jusqu’é ce moment,
par Louis XI au cardinal, et en nous servant des mémes:docu-
ments que M. Avenel, nous arriverons a une conclusion compléte-
ment contraire 4 la sienne, conclusion que nous ne désespérens
568 LOUIS XI ET RICHELIEU.
cependant pas de voir adopter par le patient et si consciencieux édi-
teur des papiers du grand ministre.
Pourquoi Louis XII voulait-il aller se mettre a la téte de ses ar-
mées de Lorraine en 1635, et pourquoi Richelicu essaya-t-il un mo-
ment de détourner le.roi de cette résolution? Voila, selon nous, les
premiéres questions qu’il était nécessaire de se poser pour étudier
cet incident, et pourtant M. Avenel les a complétement laissées de
cété. « Richelieu, dit-il seulement, souffrant plus que de coutume
des maladies dont il souffrait toujours, ne pouvait accompagner
Louis XUI a l’armée de Lorraine, ot ce prince avait résolu de se
rendre, espérant rétablir les affaires, qui la ne succédaient pasa
son gré. Craignant de laisser un instant le roi hors de sa tutelle, il
était fort inquiet de le voir aller 4 l’armée sans lui, ct voulut s'op-
poser au désir dans lequel le roi s’obstinait. Selon son habitude, il
ne s’y opposait pas ouvertement; mais de ses objections indirectes
surgissaient mille inconvénients. Louis XIfl, qui s’apercut de la
mancuvre du cardinal, fut profondément blessé; comme tous les
-caractéres faibles, 1] laissait voir sa mauvaise humeur, 4 défaut
d’une ferme volonté, et il semblait céder aux insinuations de son
ministre, mais de si mauvaise grace, que celui-ci eut peur de le
pousser 4 bout, et finit par lui permettre (c est presque le mot pro-
pre) d’aller commander son armée'. » Nous le demandons, sont-ce
1a des mobiles véritablement dignes d’hommes tels que Richelicu et
Louis XIlI, et peut-on expliquer, d’un cété, par des craintes puéri-
les, de l’autre, par une obstination timide et sotte, ce faitisolé dela
vie de ces deux personnages? Peut-on croire que le roi de France ait
tenu absolument a aller prendre lui-méme le commandement del ar-
mée qui luttait contre l’Allemagne, uniquement parce que le premier
désir qu’il avait cxprimé a cet égard avait été combattu par son
ministre; et peut-on supposer que cclui-ci ait voulu empécher ce
voyage parce que, ne pouvant accompagner le roi, il craignait de
perdre son autorité dans |’Etat, si le roi s’éloignait seul? Tous deux
obéissaient 4 des considérations d’une plus haute portée. Et d’a-
bord, comment admettre que Richelieu ait craint de voir son maltre
séloigner sans lui? Le cardinal n’était-il pas resté seul durant de
longs mois, au siége de la Rochelle, pendant que Louis XIII, revenu
a Paris, était entouré des cnnemis de son ministre? Est-ce quen
1650, Richelieu n’était pas resté isolé devant l’ennemi, a deux re-
prises différentes : au commencement de la campagne ct au mois
d’aout, avant la grande maladie du roi 4 Lyon? Est-ce que maintes
! Papiers de Richelieu, t. V, p. 156.
LOUIS XMI ET RICHELIEU. 369
fois le cardinal n’avait pas été séparé de Louis XIII? Pourquoi au-
rait-il redouté cette séparation en 1635 plutét qu’a toute autre épo-
que?
Si Louis XII tenait tant 4 partir pour la Lorraine, c'est que jus-
qu’alors il avait toujours commandé lui-méme ses armées, et dans
toutes ses campagnes, 4 l’ouest comme dans le midi de la
France, en Italie comme en Lorraine, il avait vu le succés accom-
pagner ses pas, et les desseins concus par son ministre, puis adop-
tés par lui, réussir complétement. Et voila qu’en 1635, au moment
ott la grande lutte préparée depuis si longtemps vient de commen-
cer, ses troupes, que, pour la premiére fois, il ne commande pas
en personne, sont obligécs de reculer, humiliées, devant un en-
nemi plus habile et plus puissant. Pour la premiére fois, une en-
treprise 4 laquelle il a, ainsi que Richelieu, apporté tous ses soins,
échoue misérablement par l’incurie des généraux auxquels 1] en a
conlié la direction. Aprés une campagne désastreuse, l’armée fran-
caise revient des Pays-Bas, décimée, désorganisée ct presque anéan-
tie par les fatigues inutiles dont elle a été accablée. Il faut 4 l’hon-
neur francais une revanche éclatante et immédiate; mais les seules
armées qui restent en campagne sont en Lorraine, ou, tantdt bat-
tues et tantét victorieuses, elles demcurent 4 grand’peine immobiles
au milieu des conquétes faites par le roi en 1633. Louis XIII, que
cette situation désespére profondément, se souvient de ses succés
passés, et ne doute pas que sa présence, animant ses soldats, ne
leur permette de relever rapidement la réputation des armes fran-
caises. I] veut partir pour la Lorraine, ect son ministre, entrant tout
d’abord dans ses vues, donne un autre objet aux préparatifs qui se
faisaient & Chalons, et y organise un corps d’armée destiné 4 étre
commandé directement par le roi. Celui-ci devait, de plus, diriger
toutes les opérations dcs autres généraux qui commandaient en
Lorraine. Pendant tout le mois d’aout, Richelieu prépare ce corps
d’armée; mais il s’apercoit que ses plans, toujours si lumineux, et
dans lesquels i] prévoyait tous les incidents qui pouvaicnt se pro-
duire, s'exécutaient cette fois difficilement. ll préparait tout sur le
papier, et rien ne s’organisait en réalité. Cela lui fit redouter de ne
pouvoir donner a Louis XIII une armée digne de lui; ct, connaissant
l'impatience et l'amour de la gloire qui caractérisaient son maitre,
il craignit de compromettre la réputation de celui-ci, en lui lais-
sant prendre prématurément le commandement.de l’armée qui se
réunissait a Chdlons. C’est ce motif qui, joint aux alarmes que lui
causait la mauvaise santé de Louis XIII, porta Richelieu & présen-
ter au roi, vers le milieu d’aodt, quelques observations sur le
voyage qu’il allait entreprendre. I] le supplia de retarder son dé-
370 LOUIS XHI ET RICHELIEU.
part pendant quelque temps. Ces observations ne furent pas ac-
cueillies par Louis XIHI, qui était plus impatient que jamais d’aller
' diriger les opérations de son armée; mais clles ne laissérent dans
son esprit aucune rancune contre Ie cardinal, puisque, le 23 aoit,
il signait 4 Noisy un pouvoir donné a Richelieu « pour commander,
en l’absence du roi, en la ville de Paris, I'[le de France, la Picardie,
la Normandie ct pays voisins*.» Le ministre était d’ailleurs déja
revenu sur ses appréhensions. Il comprenait les raisons qui por-
taient Louis XII[ 4 vouloir, quand méme, entreprendre son voyage.
Le 24 aout, écrivant au comte de Soissons, il lui disait: «..... La
présence du roi dans son armée, ov elle s’acheminera dans trois
ou quatre jours, sera capable d'exciter les plus lents*. » Dans le
méme temps, i! offrait 4 Louis XIfI, 4 l'occasion de son départ, un
cheval de guerre d’un grand prix. Le 24 aout, Saint-Simon écrivait
4 Richelieu pour lui apprendre comment le roi avait accueilli ce
don. « Je me suis acquitté, dit-il, du commandement de Vostre Emi-
hence, ayant présenté vostre barbe au roy, que Sa Majesté a trouvé
sy beau qu’elle vous en veut remercier elle mesme. Nous luy ferons
bonne cherre dans son écurie et en aurons grand soing, venant de
Vostre Eminence*. » On voit que le roi ne paraissait pas, le 24 aot,
ressentir une colére bien grande contre Richelieu. La lettre de
Louis XIII, datée du 25 aodt, que nous avons donnée, ne contient
non plus aucun reproche 4 l’adresse du cardinal. Or, celle dont le
roi s’excuse, le 2 septembre, avait été écrite la veille, 1% septem-
bre. C’est donc entre le 25 aout et le 1° septembre qu’il nous faut
chercher les raisons de la colére subite; mais passagére, de Louis ill
4 l’égard de son ministre.
« Le roy, écrit 4 Richelieu le surintendant Bouthilhier, le i sep-
tembre, 4 trois heures de l’aprés-midi, le roy se plaint 4 M. de la
Meleraye que les 100 chevaux d’artillerie du train qui doit suivre
Sa Majesté ne sont pas encore levés; quoyque M. de la Meleraye lui
promette, sur sa teste, que le train seroit 4 Chambéry‘* vendredy'‘,
il laisse pas de dire que son voyage se retarde et qu’on luy tourne
son voyage a honte et a desplaysir. Je confesse, Monseigneur, que
je ne scay a quoy attribuer ce changement que je trouve du blanc
au noir depuis les advis que le roy eust avant hicr au soir, trois
heures aprés que le sieur de Crouzilles fut party. Jay dit tout ce que
je debvois la dessus & Sa Majesté, particuliérement sur ce qu'elle
* Pamiers de Richelieu, t. V, p. 150.
. © Iden.
_ 3 Arch. des aff. étrang., t. 37. fol. 329, citée par M. Avenel, t. V, p. 455.
4 Sans doute, Chambry, prés de Meaux.
5 Le 7 septembre.
LOUIS XI ET RICHELIEU. 374
estime que vous n’approuviés pas ce voyage; elle dit que sy cela
estoit, vous luy eussiés faict trés grand plaisir de luy dire come elle
vousen conjura & Rucl, vous protestant qu'elle ne vouloit faire que
ce que vous approuveriés en cela et en toute autre chose‘. » Nous
voila donc enfin sur la voie. Le mécontentement de Louis XII est
causé par le retard d'une troupe qui doit l’accompagner; et comme,
4ce moment, il se souvient sans doute des observations que lui a
présentées Richelieu au sujet du voyage en Lorraine, il croit que
le cardinal a persisté dans son opinion; il le rend responsable de ce
relard, et lm écrit coup sur coup deux lettres pleines de reprochcs.
Qu’on lise cette nouvelle missive de Bouthillier, adressée le 2 sep-
tembre a Richelieu, et |’on verra que Louis Xill ne fut guidé que
par unc humeur passagére, en écrivant les lettres du 4° septembre,
eiquiln’y avait chez lui aucune animosité profonde et durable
contre le cardinal. « L’inquiétude du roi, dit le surintendant, vient
de ce que Sa Majesté nc-recoit point de nouvelles de M. du Hallier,
ce qui luy faict crotre que les troupes qu’clle doibt avoir ne s’avan-
cent pas; a cela elle ajoute que les cent chevaux d'artillerie nc sont
pas encore pretz, pas mesme lever... De sorte que n’ayant pas les
troupes qui la doivent accompagner, clle ne sgaura que devenir.
Yoild en somme ce qui tient l’esprit de Sa Majesté en échec, joinct
quelle altend avec impatience vos sentiments sur ce qu'elle doibt
agir... Je n’ay pas manqué de dire 4 Sa Majesté qu’au moindre petit
stjour 4 Chdlons ou a Vitry tout se rendroit 4 son contentement, a
quoy elle ma dict qu’elle ny vouloit pas arrester, estant les lieux du
monde ou elle s’ennuyoit le plus, et que partant d’icy, elle entendoit
marcher incessamment jusques a ce qu’elle fust en licu pour entre-
prendre quelque chose selon que Vostre Eminence lui manderott et
qu'elle attend avec impatience... Sa Majesté appréhende maintenant
que Vostre Eminence soit en colére sur ce qu’elle vous escrivit hier.
Au nom de Dieu, Monseigneur, sy vous avez desja faict quelque res-
pense qui luy puisse donner cette créance, trouvés bon que je la
relienne, sy le courrier me parle le premier, ou, sy Vostre Eminence
adonné quelque ordre 4 mon fils, capable de donner la mesme im-
pression, trouvés bon que nous l’accommodions selon que nous ju-
gerons que vous le commanderiés sy vous scaviés tout ce que des-
sus, que le roy me dit hier a neuf heures du sotr*.»
Lintention de Bouthillier était excellente; mais il n’y avait rien
achanger dans la réponse du cardinal, car elle était ce qu’elle de-
' Arch. des aff. étrang., France, 1635, quatre derniers mois, fol. 1, citée par
M. Avenel, t. V, p. 136.
* Arch. des aff. édtrang., France, 1635, quatre derniers mois, fol. 9, citée par
M. Avenel, t. V, p. 157 et 183.
372 LOUIS XIII ET RICHELIEU.
vait étre, pleine de dignité. Richelieu se voit accusé d’étre l’auteur
des retards des corps qui doivent marcher sous les ordres du roi. Il
se contente, tout d’abord, de protester qu’il a fait tous ses efforts
pour hater l’arrivée des troupes destinées 4 suivre Louis XIII; puis
il continue : « Jay au commencement esté contraire au voyage de
Vostre Majesté, craignant que sa santé et son impatience naturelle,
dont, par sa bonté, elle s’accuse clle mesme quelquefois, ne le re-
quissent pas; mais, m’ayant fait scavoir par diverses personnes
qu’elle désirait faire ce voyage, me l’ayant témoigné elle mesme et
asseuré que sa santé estoit bonne, et que tant s’cn fault qu’elle en
peust recevoir préjudice, l’ennui de n’y aller pas la pourroit plus
tot altérer, jy ay consenty de trés bon coeur, et recogneu, comme je
fais encore, que si Vostre Majesté peut se garantir de ses ennuis et
inquiétudes ordinaires, ce voyage apportera beaucoup d’avantages
4 ses affaires... je la conjure, au nom de Dieu, de se résoudre de
faire gaiement son voyage et ne se fascher pas de mille choses de
peu de conséquence qui ne seront pas exécutées au temps et au
point qu’elle le désireroit, tenant pour certain qu’il ny a que Dieu
qui puisse empescher pareils inconvénients'... » C’est pour répon-
dre 4 son ministre, que Louis XIff lui adressa le 2 septembre la let-
tre que nous donnons plus haut. Le roi, en écrivant 4 Richelicu,
était sous l’impression des sentiments qu'il avait exprimés 4 Bou-
thillier; i) regrettait sa vivacité de la veille, et priait son ministre
dc briiler et d’oublier les lettres dont il avait pu étre blessé. Celui-
ci, plein de reconnaissance pour un maitre qui le traitait avec tant
d’affection, lui répond aussitét pour le remercier avec effusion et
expliquer de nouveau sa conduite. « Le grand désir, lui dit-il, que
vous avés de continuer a acquérir de l’honneur et de la gloire par
les armes m’a fait consentir 4 vostre voyage, comme je fais en-
core... » Pourtant il estime que le roi devrait différer son départ
Jusqu’a ce que toutes les troupes fussent complétement assemblées.
Il supplie de nouveau Louis XII « de ne s’ennuyer point, de ne se
fascher poinct contre soy mesme, de croire que ses serviteurs ne
scauroit l’estre des promptitudes qui lui peuvent arriver. Je la puis
asseurer que je me sens extraordinairement obligé de la lettre qu'il
lui a pleu m’escrire sur sadite promptitude, et que sy elle m’avoit
outragé, ce qu’elle ne fit jamais, par sa bonté, les termes en sont
si obligeants, que la satisfaction, sy on peut user de ces mots en
parlant d’un grand roy, surpasseroit de beaucoup I'offense. La let-
tre dont vous vous plaignez ne blesse en aucune facon vos servi-
‘ Arch. des aff. étrang., France, 1635, quatre derniers mois, fol. 5, citée par
M. Avenel, t. V, p. 158.
LOUIS XIU ET RICHELIEU. 373
teurs, et la derniére les oblige grandement’... » Il est tellement
wai qu’en dernier lieu, Richelieu ne s’est en aucune facon opposé
au voyage du roi, que, vers la fin d’aodt, il écrivait a Louis XII
pour l'engager 4 partir le plus t6t possible. « Je seroy toujours
trés fasché, lui dit-il, de n’estre pas en estat de suivre Vostre
Majesté en ses voyages; mais jamais je ne luy conseilleray pour .
cela de s'abstenir d’entreprendre ceux qu'elle estimera lui estre
utiles; ainsy au contraire dés cette heure, je prends la hardiesse de
luy dire qu’elle les doit faire, et que tandis qu'elle travaillera d'un
costé, jene dormiray pas de |l’aultre pour son service’..... » Et le
2 septembre, aprés avoir recu les deux lettres de reproches du roi,
Richelieu écrit & Chavigny: «..... Vous estes fidéle tesmoin que,
quand vous fustes la premiére fois & Monceaux, vostre voyage al-
loit 4 une autre fin (que d’empécher le départ du roi); toutes les
lettres que jay escrites depuis ont eu la mesme visée; vostre voyage
maintenant n’est que pour monstrer la nécessité qu’il y a d’al-
ler®... »
Le cardinal avait absolument raison de supplier Louis XIII d’at-
tendre, pour partir, la réunion compléte des troupes destinées a
laccompagner, car, quelques jours aprés, les mémes causes ra-
ménent les mémes soupcons daus l’esprit du roi. L’ddministration
militaire est si mal organisée que les préparatifs sont trés-lents, et
Louis X'Il croit voir de nouveau, dans tous ces retards qui l’impa-
tientent, la main de son ministre. « Le roy, écrit Bouthillier au car-
dinal, le 6 septembre, revient 4 sa premiére pensée que vous n’avés
pas approuvé son voyage et que vous le voulés réduire a ne le faire
pas... Je luy ay dit tout ce qui m’a esté possible ct M. le Premier‘
aussy, lequel depuis deux jours Sa Majesté a appelé en tiers...
Aprés tout cela, le roy nous a protesté que s’il estoit question de se
jeler au feu pour vous, il le feroit, et ensuite Sa Majesté m’a com-
mandé de dire qu'elle partiroit lundy prochain pour Chasteau-
Thierry. Plust 4 Dieu que pour deux jours Rucl fust transporté au
Bois-le-Vicomte et que Vostre Eminence eust assez de santé pour
venir voir le roy avant qu'il parlist d’icy. Sa Majesté auroit trés-
grand besoin de ceste visite®. » Louis XIII se trompait. A cette épo-
que, Richelieu était si loin de s’opposer au voyage du roi qu’il re-
connaissait lui-méme, dans une lettre écrite 4 Bouthillier, le 7 sep-
‘ Papiers de Richelieu, t. V, p. 159.
* Idem, t. V, p. 174.
¥ Idem, p. 935.
* Saint-Simon, qui était premier gentilhomme de la Chambre.
* Arch. des aff. étrang., France, 1635, quatre’ derniers mois, fol. 26, citée par
M. Avenel, t. V, p. 160.
574 LOUIS XHI ET RICHELIEU.
tembre, que les fautes commises en Lorraine et en Champagne, par
les généraux et les agents francais, « rendaient le voyage du roy
plus nécessaire que jamais. Sa puissance, ajoutait-l, remédiera a
pareils inconvénients, et son ombre donnera plus d’effroy aux enne-
mis que l’effect de ceux qui ne sayent pas bien user de ses armes’. »
Que résulte-t-il de toutes ces lettres et documents qui sont, nous
le répétons, les seuls qu’ait employés M. Avenel dans la longue note’
ou il donne tant de portée a cet incident? ;
Rien que par te simple rapprochement des faits que nous n’avons
ni atténués, ni grossis, ni dénaturés, nous avons, croyons-nous,
établi qu'il n’y a eu entre le roi ct son ministre qu'un malentendu
passager. Louis XIII, en rendant Richelieu responsable des retards
d’une administration encore incomplétement organisée, et en dot
nant pour cause a ces retards une intention systématique, une op-
position calculée de la part de Richelieu, se trompait; mais, méme
au moment ot il a congu ce soupcon, il n’a pas ew contre le
cardinal une animosité profonde, car, méme dans cette hypothése,
il était persuadé que son ministre, bien qu’en désaccord avec lui,
agissait dans le seul intérét de I’Etat. S’il lui a écrit les deux lettres
un peu vives du 41™ septembre, letires qu'il regretta d' ailleurs promp-
tement, et qu'il pria Richelieu de considérer comme non avenues,
c'est parce que, le croyant contraire au voyage en Lorraine, il s'im-
patientait d’une divergence d’opinion de nature a lui inspirer des
doutes sérieux sur l’opportunité de ce voyage. Au fond la diver-
gence n'était pas aussi profonde que le supposait Louis XIll. La vé-
rité est que Richelieu se trouvait, sur ce point, dans une grande
perplexilé. Les nombreuses citations que nous venons de faire éla-
blissent qu’a cet égard, il a changé plusieurs fois d’avis, mais qu'il
n'a jamais cu d’arriére-penséc.
Loin de pouvoir étre opposé 4-nos conclusions, cet incident les
fortifie, ct c’est pour cela que nous l’avons longuement exposé. Il
montre, en effet, la grande part qu’avait Louis XIII @ la direction
des choses de |’Etlat et l’obstination louable avec laquelle il défen-
dait et faisait prévaloir ses idées quand elles lui semblaient justes.
Il prouve, en outre, qu’aucun nuage durable ne pouvait s’élever
entre le roi ct son ministre, et que jamais leur affection sincére n’a
été attcinte par les divergences dans les opinions. On a donc ev tort
d’appliquer le mot de despotisme a leurs rapports. Entre ces deux
grands personnages, il n’y a jamais eu domination despotique dc
l'un sur l'autre, inais une noble émulation d’efforts parfois dis-
‘ Papiers de Richelieu, t. V, p: 192.
2 Idem, p. 155-162.
LOUIS XIU ET RICHELIEU. 575
tincts, le plus souvent combinés et tournant tous 4 l’avantage de la
chose publique.
LXXXVIII
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 130. — (Original).
Mon cousin, ce porteur qui est conseiler au parlement de Mets qui
vient de Nancy vous dira des nouvelles de ce pais la il vous parlera de la
faire de Riquet de quoy vous avés deja ouy parler a du Hamel vous feres
en ceste a faire ce que vous Jugerés a propos cependant je prieroy le bon
Dieu de tout mon cceur qu'il vous tienne en sa sainte garde. Louts. A
Monceaux ce 5 septembre 1635 a 2 heures apres midy.
LXXXIX
Arch. des aff, étrang. — France, t. V, fol. 433 — (Original)', — Idem, 1635,
quatre derniers mois, fol. 54. — (Copie).
Mon cousin je suis trés fasché destre contraint de vous escrire qu'il ny
aaStDisier ny trésorier ny munitionnaire et que toutes les troupes qui
y sont sont sur le point de se débander si il ny est pourvu promtement,
pour moy sans cela je ny oserois aler a cause des crieries et plaintes que
jauroy de tous costés a quoy je ne pouroy remédier. Louis. A Monceaux
ce 9 septembre 1635 °.
fi nous semble que les termes de ces deux lettres ne montrent pas
que Louis XJII ressentit une bien grande colére contre son ministre,
4 cette époque. Dans la derniére, il ne lui adresse aucun reproche,
mais se conlente seulement de l’informer de l’avis qu'il a recu de
la situation de Saint-Dizier. Nous ne pouvons guére nous étonner
de l'enaui que le roi parait ressentir de l’'absence d'ordre qui existe
dans l’'administration, au moment ou il va entrer en campagne.
D’ailleurs la situation dont Louis XIfI se plaint et informe Richelieu
éLait si peu le fait de celui-ci, que le surlendemin, 4141 septembre,
€n répondant au roi, le cardinal lui disait qu’il s’élonnait des nou-
velies qu’il en recevait, ayant envoyé, dés le 3 aout, le trésorier et
largent destinés & Saint-Dizier, ainsi que les commis nécessaires &
administration ®.
* Cette lettre a déja été citée par M. Avenel (t. V, p. 164.)
* Louis Xill partit pour la Champagne, le lendemain 10 septembre.
* Papwrs de Richelieu, t. VY, p. 26,
‘
376 LOUIS XII ET RICHELIEU.
XC
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 136. — (Original).
(42 ou 13 septembre 1635) '.
Nous avons avis de tous costés que le duc Charles s’est retiré fort ma-
lade de Ramberviliers a un chasteau nomé fougerolles qui est auprés de
Plombiéres et na amené avec luy que 200 chevaux pour sa garde ayant
laisé tout le reste a Jean de Wert? au dit Remberviliers.
XCI
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 134. — (Original).
Mon cousin je croy que M* Boutilier vous aura mandé ce matin les nov-
velles que nous avons de M'* Dangoulesme et la Force il arivé a St Disier
trois cémis des vivres Jespére que ils feront leur devoir, bourbonne a
encor retenu 2 compagnies de chevaux légers et 2 de Dragons disant quil
en a ordre de Paris ce que je ne croy pas il est si décrié et si bray par
tout que cest une chose estrange et ne se sert des dites troupes que pour
venger ses animosités et ne fait aucun mal aux ennemis °. le courier qui
vous portera ceste dépesche a la langue bonne si vous le voulés escouter
il vous dira force nouvelles je suis bien fasché d’estre si long temps icy
sans rien faire mais ny ayant trouvé ni argent ni troupes ny vivres je ne
me suis voulu avancer sans tout cela ‘ je partiroy lundy si je me porte
{ Nous placons cette note qui ne porte aucune mention, & ja date du-12 ou
du 13 septembre, car nous pensons que Louis XIII dut l’écrire quelques jours
aprés son départ pour la Champagne. En effet, la Gazelte du 22 septembre, sous
la rubrique : Nancy, 14 septembre, dit que : « Le duc Charles est fort malade a
Plombiéres, de ses anciennes palpitations de coeur que l'état présent de ses
affaires ne diminue pas; cependant, Jean de Wert retranche bien son armée
autour de Rambervilliers, mais a envoyé un bagage vers Remiremont. »
2 Chef de partisans, qui avait d’abord servi la Baviére, et qui, 4 ce moment,
était au service de l’empereur; c'est lui qui, 4 la téte des troupes qui envahirent
la Picardie, en 1656, dévasta cette province; fait prisonnier en 1638, il ne fut
mis en liberté qu’en 1642. Il abandonna la vie militaire en 1648, aprés le traité
de Westphalie.
> Le lendemain, 16 septembre, Richelieu répond a cette lettre, en s’excusant
de la lenteur de ses commis, et en annongant au roi qu’il lui envoie 6,000 pis-
toles. Pour Bourbonne, ajoute-t-il, « je n’ay jamais creu qu’il fust propre a
commander une armée, particuliérement depuis son retour de Montbelliard. Sa
Majesté scaura bien le faire agir dans l'estendue de sa charge, selon qu’elle le
jugera capable. » (Papiers de Richelieu, t. V, p. 230.) Ce Bourbonne était un
ancien écuyer de la reine-mére.
4 Dans sa lettre du 16, le cardinal affirme qu'il a fait son devoir en cette
occasion et que si les trésoriers ne sont pas encore arrivés a leur poste, il nest
nullement coupable de ces retards. « Sa Majesté, dit-il, est trop bonne et trop
juste pour me rendre responsable des deffauts d’autruy, et a trop d’expérience
LOUIS XHI ET RICHELIEU. 517
bien‘ céme je lespére jay eu un peu de goute cette nuit a cause dune pe-
lite purgation que je pris ier qui a esmeu les humeurs lout cela ne sera
riexsil plaist au bon Dieu jatans le Jeune et la Meileraye avec impatiance *
je mous recommande vostre santé et davoir bien soin de vous moyenant
quczy tout ira bien. je finiroy cette lettre en vous asurant de mon affection
qui. sera telle que vous la pouvés désirer Lours. A Chaalons ce 415 sep-
terubre 1635 a neuf heures du matin.
On le voit, dans la méme lettre ou Louis XIII se plaint des résul-
tats d'une administration mal organisée, il montre qu'il ne croit
nullement son ministre coupable de ces mauvais résultats. [fl té-
moigne, au contraire, avoir dans son habileté et son dévouement
une confiance absolue. « Si votre santé est bonne, lui dit-il, tout
ira bien. » Il nous semble que ce n’est pas 1a le langage d’un des-
pote, imposant arbitrairement sa volonté 4 un homme de génie; ce
nest pas 14 non plus le langage d’un roi subissant avec impatience
et chagrin la domination de son ministre.
XCII
Arch. des aff. étrang. — France, t. Y. fol. 122. — (Original).
Du 16 septembre 1635 a Chaalons.
Je suis contraint de demeurer encore demain icy tant a cause du pain
que lon fait & Vitry qui ne sera prest que mardy au soir que aussi nous
atandons ma garde qui nest encore revenue dauprés de M‘ Dangoulesme.
Le Reste du convoy de ligny doit partir demain pour Nancy, il en part un
autre dicy et de Vitry qui va a Bar atendre que je sois a St Disier pour
leur déner escorte *.
La Chapelle de Charleville mande que 1500 croates et 2000 hommes
de pied qui viennent de l'armée des espagne ont passé la Sambre et vont
vers la frontiére de picardie ledit La Chapelle dit aussi quil ny a nule
pour ne considérer pas que jamais aux grandes affaires les effets ne respondent
a point nommeé a tous les ordres qui ont été donnés... Le roy scait bien que je
me suis tousjours plaint des retardements des trésoriers et munitionnaires, et
que jay dict plusieurs fois publiquement, dans ses conseils, que ce n’estoit rien
de mettre des armées sur pied sy on ne donnait ordre de les faire payer a temps,
et sy on ne pourvoyait soigneusement aux vivres. » (Idem.)
‘ Le 45 était un samedi. Louis XUI ne partit de Chalons pour Vitry que le 19,
cest-4-dire le mercredi suivant.
* Richelieu avait annoncé, au roi, leur arrivée, dans la lettre qu'il lui avait
écrite le 11 précédent.
* Richelieu reconnaissait si bien les avantages que pouvait avoir le voyage du
roi, qu’il lui répondait le 20 septembre : « La diligence qu’on fait maintenant
pour munir Nancy de Bleds, est un effect de la présence de Sa Majesté, qui en
produira beaucoup d'autres avantageux A son service. » (Papiers de Richelieu,
t. y, p. 244.)
40 Aovr 1875, | 38
578 LOUIS XIII ET RICHELIEU.
troupes dans le Luxembourg jattans charost demain ou mardy qui nous
en dira plus de nouvelles.
Grenelle qui est mon page a reseu une lettre de son frére qui est re-
venu de Flandres (auquel la Reyne ma mére avoit fait retirer ses livrées
parce qu'il parlait trop a lavantage des francois) qui le prie de la part de
Meigneux sa tante de me demander un passe port pour elle pour se reti-
rer chés ses seurs en picardie a cause du mauvais traitement qu'elle res-
soit de Chanteloup ‘ lacusant davoir esté vostre espionne et la mienne luy
faisant ensuite tout le mal quil peut jay creu ne luy pouvoir refuser cette
grace 4 cause de l’ancienne cognoissance et que Jay cru que vous ne lav-
riés désagréable *.
joy esté contraint de prendre encor aujourd’huy médecine le ventre
mayant toujours boufé depuis que je me suis senti de la goute quoy que
jaye pris 4 petits remédes cela ny faisoit rien jespére que ce sera la der-
niére pour ce mois je ne me sans plus dutout depuis ier de la goute.
jattans avec impatiance des nouvelles de Mt Dangoulesmes Louts.
XCIII
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 157. — (Original).
Mon cousin ne voulant perdre aucune occasion de vous escrire jay
trouvé celle de ce porteur qui est ensegne du Regiment Liégeois de Henin
qui est a Longhouy, il ont fait quelque petite défaite quil vous dira ou a
celuy a qui vous comanderés de lentendre si vous ne luy voulés parler
nous navons encore nulle nouvelle de Mt Dangoulesme M. Boutilier vous
envoye des lettres de Vobecourt que nous venons de recevoir cest pour
quoy je ne vous en parleroy pas davantage seulement vous asureroyje de
la continuation de mon affection qui durera jusques a la mort et je prie-
roy le bon Dieu de tout mon cceur qu'il vous tienne en sa sainte garde.
Louis A Chaalons ce 16 septembre 1635 acing heures du soir.
je mestonne que la mellerais nest encore arivé il nous manque bien
icy Je vous price si il nest party de le faire haster.
‘ Jacques d’Apchon, seigneur de Chanteloube, d’abord militaire et gouverneut
de Chinon. Il entra dans les ordres en 1621, et fit partie de la congrégation de
YOratoire. En 1631, 11 suivit Marie de Médicis dans sa fuite, et devint son au-
mdnier. C’était plutét par haine de Richelieu que par affection pour la reine-
mére que Chanteloube suivit cette princesse 4 Bruxelles, car il l'abandgnna lors-
qu’en 1638 elle passa en Angleterre. Il mourut en 1644.
2 « Vostre Majesté sera tousjours louée de tout le monde, répondit Richelieu
dans la lettre que nous avons citée plus haut, de retirer une fille de Flandres,
qui y a esté persécutée pour avoir tenu son party; je croy que quand elle ren-
trera en France, elle pensera sortir du Purgatoire. »
LOUIS XHI ET RICHELIEU, 579
XCIV
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 138. — (Original).
22 septembre 1635.
Mon cousin je vous écris ce mot pour vous dire que la voiture est a
Vitry et quelle arivera demain a midy icy Les 50 mil écus en pistoles vin-
drent ier vous le dirés 4 M. de Bulion‘ et que je suis bien contant de luy
je suis trés satisfait du jeune et vous puis asurer que il me soulage ex-
tresmement et travaille jour et nuit, je me porte bien graces au bon Dieu
lequel je prieray vous vouloir tenir toujours en sa saincte garde. Lours.
XCV
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 139. — (Original).
De St Disier* ce 22 septembre 1635.
Depuis ma lettre escritte M. Gobelin*® a escrit a M le garde des seaux
que ceux de St Nicollas pour exenter 7 ou 8 de leurs habitans destre pan-
\ dus (pour avoir assisté les lorains a tuer les chevaux du convoy *) lui ont
‘Leil, Richelieu écrivait 4 Louis XII{: « Je ne parlay point hier au soir 4
M. de Bullion de: la dépesche que je fis au roy pour ne troubler pas la dijestion
@'un perdreau qu'il avoit pris. Ce matin je n’ay pas eu peine a le persuader d'en-
Voyer de l'argent 4 Sa Majesté. puisque de luy mesme il avoit résolu de faire
Bartir cent cinquante mil livres, pour que Sa Majesté s’en puisse servir aux
“Geccasions pressées. » (Papiers de Richelieu, t. V. p. 239.)
_ * Louis XII était arrivé Je 20 4 Saint-Dizier. Voici l’article qu’il écrivit le 24,
=& l'occasion de son arrivée, et qu'il destinait 4 la Gazette de France, dans laquelle
® A fut inséré, du reste, avec quelques changements. Nous en avons copié le texte
“eriginal dans Ie manuscrit de la Bibliothéque nationale que nous avons déja
<=ité. « Le roy, écrit Louis XUl. ariva ier icy en trés bonne santé, il fit en venant
“Me Vitry la revue de la noblesse danjou, le Maine, Cottantin auserois, Vexin
Ontargis Gien et Chateau neuf en timerois, laquelle se monte 4 1000 chevaux
‘Ort bons, nous atandons demain celle de Touraine Orléans Chartres et Bas Poi-
Wou, laquelle toute ensemble se monte 4 900 chevaux. Il y a avec M. de Vobe-
©Ourt qui se joindra dimanche au roy celle du haut Poitou Lionnois Forest et
Aujolois dauvergne et Bourgogne, qui se monte a 1800 chevaux. Outre ce que
€sus nous avons 3000 chevaux de compagnies réglées lesquelles sont trés
Manes et 14 mil homes de pied. Outre encore ce que desus, on attend dans
JOurs la noblesse de Limouzin Beéry et la Marche, il vient dariver nouvelles que
les Couze mil suisses seront 4 Langres le 26 de ce mois et qu’ils sont proche de
Dijon. » (Bibliothéque nationale. Fonds Francais, t. 3,840, fol. 11, et Gazette de
France du 29 septembre 1635.) | |
: * Gobelin avait été chargé, ainsi qu’un certain Gagnot, du ravitaillement des
villes de Franche-Comté, Alsace et Lorraine, dont les communications avaient
ELE coupées par les Espagnols. .
“ les Lorrains avaient, en effet, tué 200 chevaux de ce convoi.
580 LOUIS XII ET RICHELIEU.
ofert 100 mil livres‘ quil a acceptées et luy ont donné bonnes et sufi-
santes causions pour cela quil a envoyées a Nancy jay esté davis que les-
dits sans mil livres on en retint X mil pour donner aux veuves de ceux
qui ont esté tués en chariant les bleds et a ceux qui ont perdus leurs
chevaux et le reste je lemploie a faire acheter des chevaux dans l’armée
qui y sont a bon marché pour servir aux veuves * notre avant garde part
demain et moy aprés demain*. Louis.
XCVI
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol, 140. — (Original).
Du 23 septembre 1635.
Mr le conte est parti ce matin pour aller 4 Bar il savancera en suitte
vers St Miel® je partiroy demain ponr ledit bar ou jattendroy nouvelles si
ceux de St Miel seront si mauvois quils disent
Joy dit un mot a M bouttilier dun discours que me fit ier le conte de
Carmail® lequel je luy ay comandé de vous escrire je voy que son dessain
est de tirer les choses en hongeur ce que jenpecheroy autant que je pou-
roy” pour M' le conte il a bonne volonté et fait ce qu’il peut je lavertis
ier que il estoit trop rude a la noblesse qui sen plaint un peu
‘ La Gazelte, en parlant plus tard de cette contribution, dit seulement
40,000 livres. (V. Gazette de France du 24 novembre.)
* Ceci prouverait que le surnom de Juste, donné a Louis Xi, n’a pas ete
usurpé, car on peut remarquer que la premiére pensée qu'il exprime est une
pensée de justice : il veut réparer, dans la mesure du possible, le tort cause
aux veuves des hommes tués dans le combat soutenu par le convoi.
5 Ji partit, en effet, le 24 septembre pour Bar. (V. la Gazette de France du 29
septembre.)
4 Avec l’avant-garde dont parle Louis XIII, dans Ja lettre précédente.
5 Saint-Mihiel,-dans la Meuse: le duc de Lorraine avait repris cette ville aut
Frangais, et ceux-ci s’apprétaient a lassiéger de nouveau.
6 Adrien de Montluc, maréchal de camp et comte de Cramail, par sa fenme.
Jeanne de Foix. Emprisonné a Ja Bastille, aprés la Journée des Dupes, il en sortit
en 1655, pour accompagner le roi en Lorraine. Pendant la campagne il fit tous
ses efforts pour nuire au cardinal dans.|’esprit du roi, qui, comme nous le ver-
rons, le renvoya 4 la Bastille, dés son retour A Saint-Germain. Cette fois, le
comte de Cramail y demeura jusqu’a la mort de Richelieu.
™ Léon Bouthillier, écrivit, en effet, le méme jour 4 Richelieu, pour I'instruire
du fait dont Louis XII parle ici. « Le comte de Cramail, écrivit Chavigny, fut
trouver hier au soir le roi, le tira 4 part et demanda 4 Sa Majesté sy elle scayoit
bien l’estat de ses ennemis dans la Lorraine, le Luxembourg et les Flandres, et
luy dit qu’en tous ces endroits ils étoient plus forts que l'on ne pensoit, et que
des deux derniers il pouvoit venir de grandes forces contre son armée qui assi¢
geroit Saint-Miel, qu’il falloit marcher a pas de plomb, et que le roy n’avoit au-
pres de luy que des régiments nouveaux, en qui par conséquent on ne se pot-
voit pas fler. Le roy m’a commandé de donner cet avis a Monseigneur le cardi-
LOUIS XII ET RICHELIEU. 581
ilest parti un convoy de Ligny pour nancy qui y est a ceste heure ayant
4 cens chevaux escorte.
M' boutilier vous escrit lordre que jay donné pour lesdits convois si
vous y frouvés quelque chose de manque mandés le moy jy donneroy
ordre. Louis
Le méme jour ot Louis XIII adressait cette lettre 4 Richelieu, ce-
lui-ci, écrivant 4 Léon Bouthillier, pour lui donner son avis sur les
affaires, lui disait, entre autres choses, que : « Sa Majesté pouvait
juger, par ce qui arrivait en ses armées en estant proche, ce que ce
serait sy elle ny estoit pas‘. » Cette phrase n’achéve-t-elle pas de
prouver, ce que nous avons déja établi plus haut, que Richelieu n’a
jamais 6té systématiquement opposé a la présence du roi au milieu
de ses armées?
XCVII
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 144: — (Original).
27 septembre 1635
Mon cousin vous saurés par M’ Boutilier les nouvelles que nous avons
eue du card de la Valette, il vous mande ausy le secours que je luy en-
voye lequel je souhaite ariver a devant quil y est eu conbat*, pour ce qui
est des afaires de deca M' le Conte me manda quil avoit envoyé 800
chevaux et 400 dragons querir le canon a Verdun je luy fis response
que je tenois leseorte trop foible Lemont* estant vers... Chasteau* qui
hest que a 3 lieves de St Miel et quil fatoit envoyer 2 mil homes de pied
et 1500 chevaux audevant jusques audela de Tilly sur meuze pour
asurer le convoy, M' le Conte voyant ma lettre y est alé luy mesme
nal, de l'asseurer que tels discours ne font aucune impression dans son esprit,
et qu'il ne prendra pas d’alarmes mal a propos... » (Archiv. des aff. étrang.,
France, 1635, quatre derniers mois, fol. 150.)
* Papiers de Richelieu, t. V, p. 254.
* Le 29 septembre, a trois heures du matin, Léon Bouthillier écrivait 4 Riche~
liew : «8a Majesté s'est résolue de donner jusques a deux mille chevaux des
troupes qui sont auprés d’elle, pour faire joindre aM. le cardinal de La Valette,
mais c'est 4 Ja charge qu'il lui renvoyra ses deux compagnies de gendarmes et
de chevaux légers qu’on luy a dit estre en mauvais estat. » (Arch. des aff. étrang.
France, quatre derniers mois, fol. 184.) L’armée commandee par le cardinal de
La Valette, qui opérait depuis prés de deux mois dans les provinces rhénanes,
tlait obligée de battre en retraite devant l'armée impériale, commandée par le
comte de Gallas. Partie de Mayence le 15, septembre. l’armée francaise narriva
que le 28 & Metz, oui elle venait prendre quelques repos et se ravitailler avant de
reprendre la campagne.
* Gentilhomme Jorrain, qui commandait les troupes du: duc Charles de Lor-
Taine.
* La premiére partie de ce nom est absolument illisible.
582 LUUIS XII ET RICHELIEU.
avec 2500 chevaux et 9 mil homes de pied et 2 petittes piéces et a laisse
Yobecourt barricadé dans coeur! avec 8 cens chevaux et 2 mil homes de
pied et tout le bagage je pensois aler demain a St Miel mais jatandroy
que le canon soit venu, il arive demain icy le Regiment de M° le Prince
lequel a 200 homes plus que son nombre et encore les compagnies Dan-
guin qui restoit a Langres, jatans ausy samedy la noblesse de touraine et
M Bruan avec celle de Poitou *
Nos afaires sont un peu embrouillées mais jespére avec laide du bon
Dieu et vos avis que nous viendrons a bout de tout*. Louts
XCVIII
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 442. — (Original).
5 octobre 1635
_ Mon cousin je vous escrivis ier* au soir la capitulation je vous escris
aujourduy céme les gardes y sont entrés sans nul désordre par les soins
de la Mellerais, la ville est ausy paisible que si elle navoit point été assié-
gée® jenvoye demain a Mandre aux 4 tours * 2000 hémes de pied et 8 cens
1 Camp des Francais, devant Saint-Mihiel.
2 Louis XIII se trompait donc dans ses prévisions, lorsque, le 21, en écrivant
son article pour la Gazette, il disait que la noblesse de Touraine et de Poitou
arriverait le 22, puisque le 27 ces troupes n’étaient pas encore arrivées 4
l’armée. ;
> Le 29, dans la lettre que nous avons citée plus haut, Chavigny écrivait 4
Richelieu : « La tendresse de Sa Majesté redouble de jour en jour pour Monser
gneur le cardinal et Ja plus grande passion qu'elle ayt est d’estre estimeée de
luy. »
4 Nous n’avons pas trouvé la lettre dont parle le roi.
5 C’est de Saint-Mihiel dont il s’agit ici. Cette ville avait capitulé le 2, ainsi
que nous I’apprend Louis XIII, mais les troupes frangaises n’y entrérent que le 5.
C’est cette derniére circonstance qui a pu tromper M. Avenel, lequel donne Ia
date du 5 a la capitulation. (V. Papters de Richelieu, t. V, p. 273.) Les conditions
imposées par Louis XIll, 4 la ville assiégée, n’étaient pas aussi dures que Riche-
fieu l’edt souhaité. Celui-ci voulait faire punir avec une extréme sévérite, noi-
seulement les défenseurs, mais aussi les habitants de Saint—Mihiel. « Le rov,
dit le texte des conditions de la capitulation, accorde aux habitans de Saint-Miel
Ja vie, excepté 4 quinze, que Sa Majesté veut estre remis 4 sa discrétion pour en
faire ce qu'il luy plaira. Le roy de plus leur accorde leurs biens, a la charge qu
se rachepteront d'une somme qui sera arbitrée par Sa Majesté pour laquelle
somme ils bailleront des é6tages qui demeureront entre ses mains. Au cas que
lesdits habitants n’acceptent ce que dessus, le roy désire qu'ils facent sortir les
religieuses et religieux par la porte du pont, et ce dans deux heures afin d’éviter
la fureur des soldats. » (Arch. des aff. étrang., Lorraine, t. 26, fol. 199.)
§ Entre Toul et Saint-Mihiel. Il y avait alors une forteresse flanquée de tours.
ce qui faisait distinguer ce village des autres portant le méme nom. Lous lll
voulait faire enlever ce chateau a cause du blé qui y était déposé, et que le ro
destinajt au ravitaillement de Metz.
LOUIS XI ET RICHELIEU. — 583
chevaux et 2 canons le tout comandé par le conte de Carmain je croy.
qu’ils ne tiendront pas je vous envoye un contréle de nostre armée lequel
est au vray la cavalerie est trés bonne et linfanterie fort mauvoise, je fi-
niroy celle cy en vous assurant de la continuation de mon affection priant
le bon Dieu de tout mon coeur quil vous tienne en sa saincte garde. Louis.
Au camp de Coeur ce 3 octobre 1635 a 2 heures aprés midy.
XCIX
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 1443. — (Original).
A St Disier ce 8 Octobre.
Mon cousin depuis la lettre que je vous ay escrite par le marquis de
Coalin' jay ralié quelque 900 gentillomes de ceux qui cestoient desban-
dés lesquels mont tous doné leur parolle de servir jusques a la St Martin
il sen peut estre alé 80 (sur) neuf cens* jay fait un estat par estimation
de ce qui reste lequel vous verrés dans lestat des troupes M' de la Melic-
rayeen doit faire la revue aujourduy laquelle il menvoyera je ne man-
queroy de vous la faire tenir promtement je vous envoye une relation
dune entreprise sur longouy celuy qui la aportée aseure que Lemont a
passé la Moselle a Cirq et est alé joindre galasse a Vodrenange et que
M’ levesque de Verdun * fait une armée mais elle nest encore que en pa-
pier le chevalier de lorraine fils de madame du Ilalier* est lieutenant
colonel de son Regiment de fason que ce Regiment ne scra comandé que
par un Evesque et par le fils d’un autre il faudroit que tous les soldats
‘ Ce marquis de Coalin, était cousin de Richelieu. I] mourut des blessures
re au siége d’Aire en 1641. Nous n’avons pas trouvé la lettre dont parle
e roi.
* La veille. 7 octobre, Chavigny avait déja écrit 4 Richelieu sur ce sujet :
« Son Eminence, lui disait-il, aura peyne 4 croire les laschetez de toute la no-
blesse qui est icy. Aussy tost qu’on leur a dict qu'il fallait aller 4 l’armée de
WM. d’Angoulesme et de la Force, tous les corps ont branlé pour s’en aller.
Malgré les concessions qu’a faictes le roy, il n'a pas laissé de s‘en desbander
plus de 5 4 600 mais nous trouvons que nous en sommes quittes 4 bon marché.
On a dépesché 4 tous les passages de Marne et d’Aube afin d'arrester tous ceux
qui s’en iraient. (Arch. des aff. étrang., France, quatre derniers mois, fol. 235.)
5 Francois de Lorraine, frére du duc Charles et cardinal de Lorraine.
* Le chevalier de Lorraine était fils de cette Charlotte des Essarts, comtesse
de Romorantin, qui fut d’abord maitresse d’Henri IV, dont elle eut deux filles,
puis de Louis de Lorraine, cardinal de Guise, fils du Balafré, dont elle eut cing
enfants, parmi lesquels le chevalier de Lorraine, et qui, enfin, épousa le marquis
du Hallier, qui devint plus tard maréchal de I’Hépital. Le chevalier de Lorraine
fut fait prisonnier vers le milieu de novembre et envoyé a la Bastille. L’ordre
de le recevoir dans cette prison d’Etat, ainsi que les officiers faits prisonniers a
Saint-Mihiel est daté du 23 décembre. (Arch. des aff. élrang., France, 1653,
quatre derniers mois, fol. 548.)
4
584 LOUIS XII BT RICHELIEU.
fussent batards de moines et Chanoines et que Iabé de Chaily en fut lomo-
nier pour rendre le Regiment parfait Mt de Cossé ma mandé que ceux dé-
tain se sont renduset quil le va faire raser. Louis. |
C
Arch. des aff. étrang. — France, t. Y, fol. 144. — (Original).
A St Disier ce 8 Octobre 1635 a 8 heures du soir.
Depuis ma lettre escritte 2 de mes chevaux légers qui estoient demeu-
rés malades derriére mont asuré avoir trouvé deux bandes de noblesse
de Poitou qui se retirenten gros lune de 90 et lautre de 60 qui leur disent
que tout le reste suivoit aprés céme ceux ci leur voulurent dire qu’ils
avoient tort de se retirer de la fason ils leur répondirent en jurant Dieu
que si ils parloient davantage quils leur feroient un mauvois party.
Selon son -habitude, Louis XIil parle frordement des choses qui
l’atteignentle plus profondement: Mais Richelieu, quiconnaissaitbien
son maitre, et qui savait déméler les sentiments qu’il cachait sous de
froides apparences, ne s’y trompait pas, puisque le 10, répondant a
cette lettre, 11 disait 4 Louis XIII, pour Je consoler un peu des cha-
grins qu’il devinait : « Sire, je ne saurois assez plaindre Vostre Ma-
jesté dans le desplaisir qu’elle a de la légéreté des Frangais. Sije!’en
pouvois soulager par ma vie, je fcrois de tres bon coeur’. »
CI
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 146 et 147. — (Original).
Du X octobre 1635 a 6 heures du soir
Le courrier de M' Dangoulesme dit que larmée a pris le logement de
St Nicolas ce que M" Dangoulesme ne mande point il dit ausy que la ca
valerie du duc de Veimar est venu loger 4 Luneville ce que je ne croy
pas? il dit ausy que le bruit court dans larmée que le duc Charles a
‘ Papters de Richelieu, t. V, p. 946.
* Ces nouvelles devaient, en effet, étre fausses, puisque le 15 octobre, époque
4 laquelle Richelieu devait avoir recu cette lettre, il écrivait que l’armée du dac
d’Angouléme devait, aprés avoir obligé les ennemis 4 se mettre en garnison, $Y
mettre elle-méme, et il indiquait différents lieux pour cela, entre autres, Saint-
Nicolas et Lunéville. (V. Papiers de Richelieu, t. V, p. 346.) Il est certain que le
duc de Weimar s’était retiré ’& Amance, prés de Nancy, parce que les subsis-
tances lui manquaient dans son camp, prés de Vic, et aussi parce que les géné-
raux s’étaut retirés, il avait été attaqué par Galas. Chavigny écrivait, le 11,
qu’un courrier du duc de Weimar venait d’apporter cette nouvelle au roi.(V. Arch.
des aff. érang., 1635, quatre derniers mois, fol. 273.)
LOUIS XIN ET RICHELIEU. 585
quitté son camp et quil sen va vers Remiremont pour faire des courses
dans la bourgogne jay voulu vous mander tout ce que desus bien que je
ny adjoute pas grand foy.
Je vous avois mandé que Sourdis sen etoit alé il est encor icy. Lous.
je oubliois a vous dire que de 900 prisonniers que j’avois donné a M le
garde des Seaux avec telles escortes qui ma demandé les: provos en ont
laisé sauver 600 et nen reste plus que 260 de quoy je suis trés fasché
tous les chefs que javois baillé en garde aux compagnies de mes gardes
ysont encor tous je les envoye demain a Chalons avec bonne escorte !
CI
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 448. — (Original). — Idem, 1635.
quatre derniers mois, fol. 276. — (Copie.)
Mon cousin jay fait la dépesche a Mess" Dangoulesme et la force sui-
vant vostre mémoire nons verons ce qui feront, le ranfort que je leur ay
envoyé par M' de la Mellerais les doit joindre demain, ces volontaires que
Je vous avois mandé estre alés a Paris ce sont ravisés les uns sont de-
meurés icy et les autres sont alés a jJarmée apres la honte que je leur ay
faite destres demeurés icy, les Suises joignent aujourdui le cardinal de la
Valette a pont a mouson on ne vous peut rien mander dasure ou est ga-
lasse. Le cardinal de la Valett2 mande de Metz quil retourne vers Hagnau
et leduc Bernard mande quil savance vers la Seille pour se joindre au
' Ces soldats étaient ceux qui avaient été pris 4 Saint-Mihiel et 4 Mandres aux
A tours. lls étaient destinés aux galéres. Dans un grand nombre de lettres au
roi, 4 Chavigny et au garde des sceaux Séguier, écrites avant et aprés la prise
de Saint-Mibiel, Richelieu insistait pour que ces soldats fussent punis trés—sévé-
rement. Les gens de guerre, au contraire, conseillaient la clémence. Le roi, en
veritable soldat, avait penché vers cette opinion, mais Richelieu, revenant sans
cesse sur les inconvénients que pourrait avoir une « trop douce rigueur » selon
son expression, (V. sa lettre au roidu 6 octobre 1635, Papiers de Richelieu, t. Y,
p. $45) 'amena 4 changer complétement d’avis. On voit ici, combien la fuite
des prisonniers causa de chagrin au roi. Il dut adresser beaucoup de reproches
au garde des ‘sceaux, car le cardinal se crut obligé d’écrire 4 celui-ci, le 17 oc-
tobre, une lettre dans laquelle il essaye de le rassurer. « Vous affligez point lui
N-il, de ce qui est arrivé des soldats qui estoient destinés aux galéres, je s¢ais
bien que ce n’est point vostre faute et quelque bon ordre qu'on puisse appor-
ler, lest bien difficile qu'il n’arrive quelquefois de pareils inconvénients. »
(Papiers de Richelieu, t. V, p. 348.) A ce propos, M. Avenel, quin’a pas connu la
ttre donnée plus haut, se demande quel événement pouvait tant chagriner le
des sceaux, et si une inspiration de clémence, de la part du roi, était
Venue adoucir le sort des prisonniers. On voit qu'il s‘est trompé dans sa suppo-
Sition. La lettre que nous donnons, confirme d’ailleurs, en tous points, les obser-
Nations faites par Iui, au sujet du changement d'opinion de Louis XIU, a l’égard
des prisonniers de Saint-Mihiel.
586 LOUIS XIII ET RICHELIEU.
duc charles des que nous en aprendrons quelque chose je ne manqueroy
de vous en doner avis prontement je vous prie envoyier a Chaalons 6 mi-
liers de poudre menue grenu parce que il ny ena pas un grain pour char-
ger de dis coux. Je vous diroy que je me porte tres bien de ma médecine
graces au bon Dieu lequel je prie vous vouloir toujours tenir en sa saincte
garde. Louis A St Disier ce 12 octobre 1635
Mr de Tremes et le conte de Carmain décrient les afaires tant qu’ils peu-
vent et crient la paix publiquement'.
CH
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 149. — (Original).
Mon cousin je vous envoye dans ce paquet les lettres que je viens de
resevoir de larmée par la court Dargy il vous dira céme le Duc Charles a
quité Rembervilliers et est alé joindre galas et ou ils sont logés a présant
les logis que nostre armée a pris et la licence que les généraux deman-
dent de donner bataille je nay voulu lui déner résolution de ma teste sur
ce dernier point cest pourquoi je vous le renvoye il vous dira forces au-
tres particularités de ce pais la sur quoy me remettant je finiroy en vous
asurant de la continuation de mon affection et prieroy le bon Dieu de
tout mon cceur qu'il vous tienne en sa saincte garde Loors. A Vieux mais-
son ce 20 octobre 16352 a une heure apres midy.
La Court est arive 5 heures aprés que M' Boutilier a esté parti
Le Conte de Carmail commence a discourir a son ordinaire sur cette
jonction Galas je luy doneroy beau jeu pour le faire parler.
On a déja pu remarquer ce singulier trait de caractére de
Louis XII, qui écoutait toujours avec faveur ceux qui accusaient le
cardinal, et les poussait méme dans cette voie, pour les perdre en-
suite. En cette occasion il ne dissimula pas longtemps, car dés son
arrivée 4 Saint-Germain, il fit enfermer de nouveau a la Bastille ce
comte de Cramail, qui pendant toute la campagne n’avait cesse
d’entraver ses desseins et ceux de son ministre. Le 23 aout, Richelieu
4 Cette conduite qui indignait le roi, déplaisait aussi au cardinal, car le 45 en
répondant 4 Louis XIII, i) lui dit : « Je ne scaurois assez m’estonner de la las-
cheté, ignorance ou malice de ceux que Vostre Majesté me faict Phonneur de me
mander qui descrient ses affaires. I] est important de fermer la bouche 4 tels
seigneurs par une incartade vigoureuse telle que Vostre Majesté le scait faire
quelquefois.... Les six milliers de poudre, ajoute-t-il, seront samedi a Chalons. »
(V. Papters de Richelieu, t, V, p. 948.)
* Le roi revenait de son voyage de Lorraine. Parti de Saint-Dizier, le 14 octo-
bre, il arriva 4 Vitry le 16, et en repartit le 47 pour Chalons, ov il arriva le 20.
Le 21 il était a Livri, et le 22 4 Saint-Germain.
row
LODIS XL ET RICHELIEU. 587
annoncait fort simplement au cardinal de La Valette le dénouement
significatif des intrigues du comte de Cramail. « Le roy, dit-il, ar-
riva hier en ce lieu; il a envoyé le comte de Cramail a la Bastille
parce qu'il était de ceux qui désiroient le ralentissement de ses
affaires *. »
CIV
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 450. — (Original).
Du 26 Octobre 1635.
ll ny arien a adjouter au mémoire? que vous menvoyates ier par labé
de St Mars. :
¥. de Nouveau me vient de dire quil a avis que le cardinal linfant est
alé acologne voir le roy de Hongrie. Yous verres ci desoubs Jes compa-
gnies que je désire qui reviennent de holande, Desche, Beauregard,
Guiche, St Simon, pont de courlay, Brouilly, Domon, lenoncourt, pour le
reste je men remets a vous.
jay eu un peu de.goute cette nuit a cette heure jay fort peu de dou-
leur, le nonce barbe carrée me doit venir voir demain matin si il y a
quelque chose a lui dire vous me le ferés savoir *. Louis.
Dans l'intervalle des deux lettres qui précédent, Louis XIII était
arrivé 4 Saint-Germain. L’état encore peu avancé de organisation
de V'armée, mille cabales soulevées autour de lui par tous ceux qui
Youlaient mettre profit, pour |’attaquer, |’absence du cardinal,
retenu 4 Paris par ses infirmités, et surtout l’approche de l’hiver
avaient déterminé Louis XIII 4 quitter la Lorraine. Son tempérament
actif, son humeur impatiente et son vif désir d’acquérir de la gloire,
s'accommodaient d’ailleurs fort mal de la lenteur des opérations
militaires. Dés son arrivée en Lorraine, il avait eu 4 terminer
la formation du corps d’armée qui devait agir directement sous
' Papters de Richelieu, t. V, p. 950.
*Cemémoire doit étre celui du 23 octobre, sur la détention du comte de
Cramail. Richelieu y expose toutes les accusations qu'il avait accumulées contre
ce seigneur, et il y donne les raisons qui l’ont porté a demander son arrestation.
Ce mémoire, quoique daté du 23, dut étre remis seulement le 25, puisque
Richelieu parle dans l'un des derniers paragraphes d'un conseil tenu le 24 oc-
lobre. (V. Papiers de Richelieu. t. V, p. 350.) Se
* Richelieu n’écrivit pas au roi. en cette occasion, il le vint voir, ainsi que
nous l'apprend la Gazette du 3 novembre « Le cardinal-duc, dit-elle, alla voir
le roi le 26 octobre. »
588 LOUIS XI ET RICHELIEU.
ses ordres, puis il avait dirigé les opérations du siége de Saint-
Mihiel. Ses facultés ayant ainsi trouvé leur emploi, la mélancolie
qui l’assiégeait toujours lorsqu’il était inactif, n’était pas venue
l’abattre. Mais, en octobre, les armées prenaient leurs quartiers
d’hiver; tout dans les camps sc préparait au repos. Louis XII ne
pouvait accepter’ le genre de vie qu’une telle situation lui aurail
imposé. Il était venu en Lorraine pour acquérir de la gloire et re-
lever l’honneur des armes frangaises rudement entamé par la
désastreuse campagne des Pays-Bas. Ce n’eut pas été atteindre ce
but que de demeurer inactif dans une garnison de Lorraine ou de
Champagne. Il se décida donc au retour. Son voyage en Lorraine
n’avait pas été d’ailleurs sans produire certains résultats. Il avait
haté par sa présence l’arrivée des troupes ct la formation de [ar-
méec; excité l’émulation des généraux auxquels il avait imprimé
une unité d’action qui faisait défaut jusque-la. I] avait réuni de
Yargent, donné un but aux opérations, dominé les cabales, réfréné
les compétitions excessives. Il pouvait, il devait revenir 4 Paris.
Tout était prét pour recommencer la lutte l’année suivante.
Manuvs Topi.
La fin prochainement..
oe, er
SOUVENIRS DUN VERSAILLAIS
PENDANT
LE SECOND SIEGE DE PARIS
Le 26 mars, a peine revenu, depuis huit jours, d’une captivité en
Allemagne qui avait duré prés de sept mois, je dis adieu & ma fa-
mille et partis pour aller rejoindre l’armée de Versailles. La sépa-
ration fut douloureuse; mais, devant les nouvelles effrayantes qui
venaient chaque jour de |’insurrection, devant le cri d’alarme
poussé par le gouvernement de ]’ordre, je crus de mon devoir de
répondre, sans hésiter un instant, a l’appel fait de tous cétés aux
gens de coeur et de bonne volonté. Comme beaucoup d’autres, j’é-
tais loin alors de soupconner combien la Commune était forte, et
combien la guerre se prolongerait. Je croyais 4 une lutte sanglante,
mais de courte durée, quelque chose comme les journées de Juin:
je résolus donc de me hater autant que possible. Tous les journaux
repétaient & Yenvi que le général de Charette et ses volontaires se
battaient.aux portes de Paris, et je brdlais du désir d’arriver a
lemps pour prendre part aux combats de ce corps d’élite. Seule-
ment, mon impaticnce d'aller vite fut soumise 4 de rudes épreuves.
Partout les chemins de fer étaient coupés et la circulation lente
et difficile. En prenant une longue série de diligences et de pata-
ches de.toutes sortes, je pus cependant gagner Melun, alors occupé
par les Bavareis; mais, 4 partir de ce moment, toute voie de loco-
motion réguliére cessait. Je trouvai 14 sept ou huit officiers allant,
comme moi, 4 Versailles, et cherchant- en vain un véhicule quel-
conque. Nous fames sur le point d’entreprendre |’étape a pied, bien
que prés de vingt lieues ‘nous séparassent encore de la capitale;
mais, au dernier moment, un de ces‘messieurs découvrit un breack
dont le propriétaire, pour la modeste somme de deux cents francs,
590 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS.
et 4 condition que nous ne partirions pas avant le lendemain, con-
sentit 4 nous conduire 4 Versailles. Une scule chambre restait dis-
ponible a I’hdtel, mais cela nous suffisait largement : nous nous ali-
gnames sur le plancher et dormimes tranquillement, enveloppés
dans nos couvertures. Le lendemain matin, nous nous entassions
dans le breack promis. Parmi mes compagnons de voyage se trou-
vait le comte de D., capitaine de cuirassicrs échappé 4 Reischoffen,
que je devais revoir l’un des premiers, le 22 mai, en mettant le —
pied dans l’enceinte de Paris. La route fut assez gaie; le temps était
beau, le paysage magnifique, bicn qu‘attristé ¢a et 14 par bon nom-
bre de ruines et assombri par la vue trop fréquente des casques
pointus. Aprés un bon déjeuner a Epinay, nous entrames dans la
jolie vallée de la Biévre. A mesure qu’on approchait de Versailles,
nous rencontrions, de plus en plus nombreux, marchant 4 la dé-
bandade, ct sans chefs, des soldats de tous régiments, de toute
arme, qui se dirigeaient vers cette ville. Bon nombre d’autres mar-
chaient en sens contraire. OU allaient-ils? Je ne le sais; mais leur
désordre et leur mauvaise tenue mettaient en fureur un brave co-
lonel qui voyageait avec nous. Bientét nous apercdimes des grand’-
gardes de troupes campées, des batteries installées, et dominant
toute la route : partout l'image de la guerre! Enfin nous entrames
dans Versailles. Quel changement dans cette ville, si morne et si dé-
serte habitucllement! Quelle vie! quelle agitation fébrile! Une quan-
tité énorme d'officiers, surtout d’officiers de mobiles, de députés,
de fonctionnaires, se bousculaient de tous cétés. Partout des figures
inquiétes, avides de nouvelles. Une foule compacte stationnait dans
les avenues de Sceaux ct de Saint-Cloud, dans l’espérance de voir
passer quelques prisonniers. Le quartier de cavalerie servait de
parc d’artillerie; 4 chaque instant y arrivaient des caissons qu'on
chargeait de munitions, et qui repartaient dans la direction de Pa-
ris. Dans toutes les rues on était heurté par des officiers d’état-ma-
jor portant des ordres au grand galop, par des tapissiéres, des voi-
tures de boucher, des charrettes, des carrioles fantastiques, dans
lesquelles s’entassaient péle-méle la casquette du prolétaire, le cha-
peau de soie du gandin ct le képi du militaire; le député y cou-
doyant la cocotte, et la poissarde de la halle les dames du noble
faubourg Saint-Germain. Tout ce monde, fuyant Paris, yenait cher-
cher & Versailles un abri et des nouvelles. Sur la place d’armes
étaient campés les gardiens de la paix, organisés en régiment, et
revétus d’un assez vilain uniforme. La rue des Réservoirs était de-
venue une succursale de la Chambre; c’est la que se promenaient
de long en large les politiques de haute volée, discutant sur l’avenir
de la France. Les hotels étaient effroyablement encombrés, et les
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. sof
bons Versaillais s’en donnaient 4 cceur-joie d’écorcher au vif tous
ces étrangers, riches ou pauvres, que les circonstances leur jetaient
en proic. Aussi je fus tout heureux et tout aise de trouver dans une
maison borgne un galetas qui me couta seulement huit francs par
jour. Cette affaire & peine réglée, je courus a |’état-major, afin d’é-
treimmédiatement enrdlé et envoyé sur le thédtre du combat. Il
parait que je sollicitais une grande faveur, car on me recut fort
mal et on m’envoya au dépot des isolés. Au dépdt des isolés, méme
accueil impoli; je finis cependant par apprendre que les volontaires
de Charette et de Cathelineau, non-seulement ne se battaient pas de-
vant Paris, comme tous les journaux l’avaient dit, mais encore
étaient seulement en formation, l’un a Rennes, l’autre 4 Rambouil-
let. Presque en sortant de 1a, je rencontrai un de mes amis, qui,
trés au courant de la situation, m’cxpliqua que, par un motif facile
4 comprendre, les Chouans, comme on les appelait, ne donneraient
qua la derniére extrémité. Ma perplexité fut trés-grande : je dési-
raisardemment servir d’une facon active, mais je ne voulais pas
cependant signer un engagement de deux ans dans l’armée régu-
liére. Un assez grand nombre de jeunes gens que je connaissais,
dégoutés de l’accueil qui leur avait été fait 4 Versailles, quittaient
successivement cette ville. Sur un millier de volontaires, la plupart
anciens officiers de la mobile, qui avaient répondu a l’sppel aux vo-
lontaires, placardé sur tous les murs et affiché dans tous les jour-
naux, trois cents 4 peine restérent. Ceux-la, décidés a se battre quand
méme, s‘enrdlérent dans le bataillon des Volontaires de la Seine.
Le nom du colonel Corbin, qui l’organisait, m’offrait toutes les ga-
ranties; je me présentai donc a lui. Je l’avais connu en Allemagne
lorsque, prisonnier lui-méme, il s’efforcait, avec un dévouement
inépuisable, d’améliorer le sort des prisonniers frangais, ctil me fit
un accueil des plus aimables. Un quart-d’heure aprés, je signais un
engagement au bataillon des Volontaires de la Seine. On me remit
un brassard tricolore comme signe distinctif, en attendant un uni-
forme; je fus en méme temps prévenu qu'il y aurait appel & neuf
heures dans la cour du quartier de cavalerie.
le lendemain, je ne manquai pas d’arriver de bonne heure au
rendez-vous. J’étais impatient de connaitre quels allaient étre mes
nouveaux compagnons d’armes. La société était nombreuse, et, je
dois l'ayouer, effroyablement mélée. Il y avait 14 bon nombre de
figures qui n’auraient, certes, pas été déplacées au milieu des com-
munards. Un certain nombre d’hommes portait encore le képi vert
elrouge des garibaldiens; il est vrai que ceux-la furent depuis éli-
minés, 4 exception d’un seul qui justifia avoir fait quatre-vingt-
dix lieues & pied pour venir s’engager dans l’armée de Versailles.
502 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS.
D’autres, vétus de la blouse et du chapeau de franc- tireur, avaient
une tournure qui prévenait peu en leur faveur; beaucoup, malgré
l'heure matinale, avaient déja beaucoup bu, et leurs trognes enlu-
minées ne promettaient rien de bon pour |’avenir. L’annonce d’une
solde exorbitante (4 franc 50 centimes par jour et les vivres) avait
malheureusement attiré un ramassis de vauriens; en revanche, je
vis de suite qu’il y avait la quelques hommes appartenant, par leur
naissance et leur éducation, 4 la meilleure compagnie, et une foule
de braves gens de toutes les classes de la société, venus, les uns
par conviction, les autres parce qu’ils étaient péres de famille, et
que la misére était grande. Notre futur capitaine, Arnaud de Vresse,
jugea 4 propos de nous adresser, de sa voix tonnante, une petite
allocution bien sentie, & cette seule fin de nous appeler carrabi-
niers, ce qui était sa marotte. C'est, je crois, le moment de pré
senter au lecteur ceux de mes camarades dont le nom reviendra le
plus souvent dans ce récit.
A tout seigneur tout honneur. Notre colonel, M. Valette, était
un ancien chef de bataillon qui avait bravement fait de nom-
_ breuses campagnes en Afrique. Nommé, au commencement de la
guerre, colonel du 7° bataillon de mobiles, il avait fait pendant le
siége les fonctions de général de brigade et brillamment gagneé sa
croix de commandeur. C’était une noble téte de vieillard; ses che-
veux étaient blancs comme neige, et ses lévres ombragées par des
moustaches auxquelles la teinture donnait un noir d’ébéne. Quand,
en grand uniforme, sa croix de commandeur au cou, il se prome-
nait devant son bataillon, en balangant mollement la téte et en ca-
ressant du bout de sa cravache ses superbes bottes molles, au ver-
nis éclatant, il était plus beau que nature — et se savait tel. C’é-
tait, du reste, un bon soldat et un bon ceeur, s’occupant de ses
hommes et leur donnant l’exemple. Sa politesse et son langage at-
fecté formaient le plus parfait contraste avec les maniéres de vieux
grognard du pére de Vresse, notre capitaine. Celui-la était brave
jusqu’a la témérité, avec une rudesse de maniéres et un choix de
langage a faire rougir un sous-officier 4 trois chevrons. Durant le
premier siége, il avait commandé une compagnie d’hommes qu'll
avait appelé les Carabiniers parisiens, et son idée fixe était de nous
appeler aussi carabiniers. Excellent coeur aussi, sans rancune, et
parfaitement équitable, une fois que sa colére était passée. Le lieu-
tenant, M. de Grandpré, qui devait plus tard prendre le comman-
dement de la compagnie, était un parfait gentilhomme. Sous les
dehors d’une grande urbanité et d’une grande douceur, il cachait
une volonté de fer. Il ne s’exposait pas inutilement, comme M. de
Vresse; mais quand il fallait se montrer, il ne lui cédait en rien
SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 303
pour le courage. Il ne criait pas, n’injuriait pas, comme le capi-
taine; mais quand il avait dit: « Je veux! » aucune force humaine
n’aurait fait changer sa résolution. Il avait juré une hainea mort aux
insurgés, qui l’avaicnt soufflcté, outragé et chassé de Paris, et, lors
de l'entrée des troupes dans Paris, 11 se montra terrible pour eux.
Sa compagnie I’adorait, et se serait mise au feu pour lui. Le sous-
lieutenant, M. Lamoureux, était un assez bon officier, quoique un
peu rageur et un peu nerveux au feu. J’ai toujours eu beaucoup a
me louer de ses procédés 4 mon égard. Tel était le corps des offi-
ciers de notre compagnie, corps excellent, en somme. Je n’en dirai
pas autant de notre sergent-major, israélite de naissance, ct certai-
nement le type le plus envieux, le plus grappillard et le plus désa-
greable que j’ale jamais rencontré sur mon chemin. II avait su, on
ne saitcomment, captiver la confiance de M. de Vresse, qui ne ju-
rail que par lui. Parmi les volontaires, il y en avait quatre qui de-
vinrent presque tout de suite mes amis et mes compagnons inst
parables. Le premier était Albert Duruy, dont la brillante conduite
a Weissembourg avait été récompensée de la médaille militaire,
garcon spirituel, trés-instruit, trés-brave, d’un caractére aussi loyal
que sympathique. Le Pylade de cet Oreste était un charmant gargon,
A. Delacroix, ami d’enfance de Duruy, qu'il aimait avec passion. Il
s était engagé pour ne pas le quitter, bien que son caractére doux, ré-
veur, et un peu triste, le portat plutot vers l'étude que vers les armes.
On le voyait toujours parmi les premiers au feu. Le troisiéme, nommé
Ben-Aben, un beau jeune homme, avec de grands yeux noirs pétil-
lants de malice, était certainement un des plus agréables compa-
gnons que \’on put rencontrer : toujours de bonne humeur, il nous
égayait sans cesse par quelque trait de son esprit fin et mordant.
Ben-Aben était parfaitement complété par Piot, un vrai Parisien de
vingt ans, espiégle comme un singe, nous faisant constamment en-
rager, et ayant 4 toute minute quelque farce nouvelle dans son sac.
C duit plaisir de se battre cote 4 cdte avec ces grands enfants, tou-
jours les premiers 4 marcher en avant, riant et chantant de bon
coeur dans les moments les plus terribles : émincmment jeunes de
celte jeunesse si rarc aujourd’hui, la jeunesse de cceur. A nous se
joignait habituellemeut M. Bourgaud du Coudray, qui était, certes,
le volontaire le plus méritant qne je connusse : pére de famille,
passionné pour la musique classique, antimilitaire jusqu’au bout
des ongles, il servait 1a, et servait vaillamment, par scule convic-
lion. Nous avions aussi dans la compagnie un M. de Berihclemont,
type des plus réussis : vieux, grand comme un nain, portant lunet-
tes, toujours dressé sur ses ergots, méticuleux jusqu’a cn ¢tre nau-
tabond; comparant volontiers la Révolution 4 unc source limpide
40 Aovr 1375, 39
504 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS.
ct claire, mais dont les ondes transparentes renfermeraient des
scorpions. Un seul trait le peindra. Le jour de notre enrdlement,
nous causions, le cigare aux lévres, dans la cour de la caserne. Un
factionnaire s’approche :
— On ne fume pas! dit-il 4 M. de Berthelemont.
— Factionnaire, répondit celui-ci, ayant fait durant vingt-cing
ans, comme caporal de la garde nationale, respecter la consigne, je
ne serai pas le premier 4 la violer dans votre personne.
Et il jeta son cigare avec un geste antique.
Il fallait voir de quel air le petit Berthelemont était toisé par Croz,
brigadier de la 7° d’artillerie, « qu’il ne fallait pas prendre pour le
tambour de la 28°, » comme il disait toujours. Trente ans de cam-
pagnes, trois chevrons, quatre fois cassé comme maréchal-des-lo-
gis-fourrier, Croz était instruit, sachant trés-bien son histoire et sa
géographie, bon cceur, et, au demeurant, le plus grand ivrogne de
la terre. On l’avait nommé, en raison de ses anciens galons, capo-
ral des volontaires; mais nous lui fimes donner sa démission, pour
l’attacher spécialement 4 notre service. Il astiquait nos fusils, mon-
tait des gardes pour nous, faisait une partie de nos corvées; et bu-
vait énormément a4 nos frais. Son ami, le caporal Gervais, était
moins instruit, quoique non moins ivrogne : au reste, son ivresse
était toujours paisible ct inoffensive; 11 pleurait et voulait nous em-
brasscr tous. On comprend quel ménage devaicnt faire entre eux
tous ces hommes absolument différents par le caractére, l’éduca-
tion et la position, et qui n’étaient pas, comme dans !’armée, nive-
lés et rompus par une discipline de fer. Je n’en finirais pas, Si Je
racontais tous les tiraillements et toutes les difficultés que le colo-
nel et nos officiers furent obligés de surmonter pour arriver 4 for-
mer une troupe réguliére et préte 4 marchier. Ils en triomphérent
cependant. Notre compagnie eut le numéro 2; la premiére était en-
ti¢rement composée d’anciens officiers de mobiles ou de mobilisés
qui servaient sac au dos, comme de simples soldats. Son effectil,
fort de trois cents hommes d’abord, se réduisit, petit a petit, a cent
hommes environ. Notre compagnie en comptait 4 peu prés av-
tant.
Le 15, on nous habilla d’un uniforme presque semblable 4 celui
des gardes nationaux. Beaucoup d’entre nous, prévoyant, dés ce
moment, les confusions terribles qui devaient résulter de cette si-
militude de costumes, protestérent, mais en vain : on voulait nous
faire servir de réclame pour montrer qu’ y avait encore des gardes
nationaux restés fidéles 4 la cause de l’ordre. Le 48, nous partimes
pour Rueil, ot nous fimes domiciliés dans la caserne. La ligne
nous fit le meilleur accucil; le général Grenier nous passa en re-
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 595
vue, et le lendemain nous recimes l’ordre de partir pour Colombes,
ou les gendarmes nous recurent avec un enthousiasme facile a
comprendre : depuis trois semaines ils étaient en premiére ligne,
se hattant sans cessc, ne se reposant presque jamais. Notre arrivée
était pour eux le signal du retour a4 Versailles. Nous n’étions a Co-
lombes que depuis deux heures, quand la premiére compagnie re-
cut ordre de se porter sur Asniéres et d’y prendre la tranchée
pendant quarante-huit heures, aprés quoi ce devait étre notre tour.
En attendant, nous fimes assez confortablement installés dans une
grande maison désertée par ses propriétaires. Comme nous n’étions
commandés pour aucun service jusqu’a midi, Piot me proposa de
prendre nos fusils et d’aller nous ouvrir l’appétit en faisant le coup
de feu contre les insurgés. Nous partimes dans la direction d’As-
ni¢res en suivant la ligne du chemin de fer; des sentinelles étaient
partout échelonnées sur la voie. C'est par 1a que, quelques jours au-
paravant, les insurgés, chassés de Courbevoie 4 la baionnette,
avaient été refoulés dans le plus parfait désordre jusque de l'autre
cité de la Seine. On retrouvait partout les traces d’une lutte ré-
cente : des cartouches, des fusils brisés, des képis, etc. Bientdt ce
fut le tour des cadavres; on avait laissé 1a ceux des insurgés, bien
que la bataille datat d’au moins cing jours. Il y avait notamment
un caporal de la garde nationale, affreusement mutilé, qui était
étendu sur la route, sans que personne voultt l’enterrer. Les habi-
tants des maisons voisines vinrent, comme s’ils ne pouvaient pas le
faire eux-mémes, nous supplier de les enterrer. Nous nous serions,
du reste, chargés de cette corvée, si nous avions eu une pelle et une
pioche, tant ce spectacle nous dégoutait. En avancant un peu, nous
commencdmes 4 entendre siffler les balles, tandis qu’un bon nom-
bre d’obus tombaient autour de nous. Nous arrivames bientot prés
du pont du chemin de fer, ou la ligne, abritée derriére des barri-
cades ou derriére le talus, échangeait sans cesse des coups de feu
avec les insurgés installés de l'autre cdté de l’eau. Malheureuse-
ment, les officiers nous empéchérent de prendre part a ce petit di-
vertissement. A notre retour, nous fimes envoyés en grand’garde
dans les plaines qui avoisinent Colombes. Nous passdmes toute la
nuit 4 yeiller sous une pluie torrentielle. Le lendemain, dans la
_ journée, comme je connaissais le chemin d’Asniéres ou j’avais été
la veille, je fus chargé d’accompagner I'officier payeur qui désirait
apporter de l’argent 4 la premiére compagnie, occupée, comme Je
Yai dit. aux tranchées. Ce jour-la, le bombardement était effroya-
ble; les locomotives blindées, les batteries de l’imprimerie Dupont,
celles du pont du chemin de fer et des fortifications, faisaient pleu-
voir sur le village une gréle de projectiles, tandis que les insurgés,
506 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS.
embusqués dans toutes les maisons du bord de I’cau, tiraient sans
cesse ct par toutes les fenétres. La premicre compagnie des volon-
taires avait recu pour mission d’occuper l’endroit connu 4 Asniéres
sous le nom de parc Cogniard, qui va jusqu’au bord de la Seine, a
200 métres, par conséquent, des insurgés. Nous arrivames avec
beaucoup de peine, l’olficier payeur et moi, cn nous faufilant a tra-
vers les bréches ouvertes dans les murs et dans les maisons, a ga-
gner le parc Cogniard. C’est une grande propriété en forme de carre
long, plantée d’arbres magnifiques alors littéralement hachés par
les projectiles. Elle longe le cliemin de fer de Versailles, et aboutit
sur les berges de la Seine, dont elle était s¢parée par un mur asset
élevé. C’est derricre ce mur, déja crénelé par eux, ct sur lequel lcs
insurgés faisaicnt pleuvoir une gréle de mitraille et de balles, que
le plus grand nombre de volontaires, aidés par quelques soldats de
la ligne, travaillaient avec acharnement a creuser une tranchée qui
allait bicnt6t devenir notre seul abri; car, du mur battu en bréche
de toutes parts, il ne devait bientot plus rester trace. Quelques vo-
lontaires, se déyouant pour détourncr le feu des insurgés, s’embus-
quaient aux fenétres des maisons situées sur le bord de Ia Seine, et
de 1a tiraient sans reladche sur eux. L’ennemi répondait, malheu-
reusement, avec beaucoup de succés, car il disposait de quatre ou
cing batteries d’artillerie, tandis que nous n’avions pas une piéce.
Presque 4 l’entrée du parc se trouvait unc grotte en rocher, a peu
prés 4 l’abri des bombes, nous nous y glissdmes ; 14 un triste spec-
tacle vint frapper nos yeux : trois ou quatre blessés gémissaient
étendus sur des matelas ; nos deux chirurgiens leur faisaient un
premier pansement, tandis qu'un pauvre sergent de la ligne frappe
d'une balle sous le bras expirait la téte appuyée sur les genoux de
notre cantiniére. Trois ou quatre cents métres nous séparaient des
tranchées, il fallait les parcourir presqu’é découvert sous le feu de
l’ennemi : aussi l’officier payeur jugea-t-il 4 propos de m'y envoyer
tout seul ; au bord des tranchées était unc fort jolie maison dont i
ne resta plus trace huit jours aprés: sous la vérandah deux volon-
taires de la 1" compagnic goutaient tranquillement comme s'il ne
tait pas, depuis le matin, tombé cing obus sur cette maison. Au
moment 08 j’arrivyai on emportait de la tranchée le lieutenant de
Pouligny, griévement blessé a la téte et au bras : c’était le quatri¢me
blessé depuis Ie malin, aussi le colonel était de fort mauvaise hu-
meur et m’envoya au cing cent mille diables moict1'officier paycur,
si bien que je fus obligé de lui faire observer que ce n’ était pas pre-
cisément pour mon agrément que je venais le trouver, ce dont il
convint du reste; je retournai ala grotte ou je servis du moins 3
quelque chose en aidant 4 transporter les blessés a l’ambulance sous
at ey =
SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 997
un feu assez vif. Je rentrai fort tard 4 Colombes et le lendemain
toute notre compagnie partit pour Asniéres ou elle prit la place de
la premiére qui avait été assez durement éprouvée la veille. La
journée fut rude : tantdt dans l’eau et dans la boue jusqu’a mi-
jambe, la pioche 4 la main creusant des tranchées dans une terre
entiérement détrempée par la pluie, tantét construisant des barri-
cades sous une gréle de balles, tantét enfin, et c’était 1a notre
métier le plus dangereux, perchés aux fenétres des maisons, nous
tirions sur les insurgés des coups de fusils qui attiraient infaillible-
ment quatre ou cing obus sur la demeure que nous occupions.
L'un de nous, nommeé Petit, qui était.au troisiéme, fut tout étonné
de se trouver tout 4 coup transporté au rez-de-chaussée: nous et-
mes beaucoup de peine 4 le tirer des platras d’ou il sortit blanc -
comme un gargon meunier, mais sans blessure; il nous dit qu’il
en avait vu bien d’autres du temps des Prussiens, seulement il
était subitement devenu sourd 4 ne pas entendre un coup de canon,
ce qui ne l’empécha pas de continuer 4 faire son service. Un obus
tombé dans la tranchée blessa assez griévement deux de nos cama-
rades, et le colonel, qui du reste passa toute la journée 4 son poste
de combat, recut 4 la téte un éclat de pierre qui lui fit une légére
blessure. La nuit vint extrémement sombre; le feu avait cessé de
part et d’autre, la pluie tombait 4 torrent; le plus profond silence
régnait partout : 4 chaque créneau veillait une sentinelle, tandis
que les autres volontaires enveloppés dans leurs capotes dormaient
vaincus par la fatigue, sur la terre mouillée. Tout 4 coup quatre ou
cing sentinelles crient : « Halte-la! qui vive?» et les mots: « Aux
armes! les insurgés passent le pont, » retentirent de toute part. Alors
en une minute les deux rives de la Seine s’illuminent ; de chaque
créneau, de chaque fenétre, de chaque abri partent des coups de
feu, le canon se fait entendre et les obus sillonnent 1’air. Cependant
les insurgés se voyant découverts renoncérent 4 leur tentative, et
* au bout d’une demi-heure le calme fut rétabli ; mais comme la nuit
était effroyable, et qu’il était probable que l’ennemi chercherait
bientét a nous jouer quelque nouveau tour il importait de le sur-
veiller, aussi a dix heures on demande les hommes de bonne vo-
lonté pour un service de confiance ; une vingtaine d’entre nous se
présentérent et furent immédiatement divisés en deux sections:
l'une fut mise sous les ordres de M. de Vresse qui avait passé une
partie de sa journée 4 monter tout grand debout sur les barricades
pour faire des pieds de nez aux insurgés, elle regut pour mission de
construire non sans danger une barricade sur le pont méme d’As-
niéres ; la deuxiéme sous les ordres de M. de Grandpré, s’établit en
grand’garde sous le pont et détacha sur les bords de Peau des sen-
598 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS.
linelles perdues pour surveiller la Seine; M. de Grandpré me fit
lhonneur de me confier le poste le plus avancé, ot depuis dix heu-
res jusqu’a quatre heures ct demie du matin je dus rester debout sous
une pluie battante; 4 chaque instant toutes les fenétres sillumi-
naient en face de moi et j’entendais voltiger les chardonnerets,
comme disent les soldats en parlant des balles. Il faut rendre cette
justice aux insurgés qu’ils n’étaient pas avares de leur poudre; je
crois méme qu’ils en bralaient pour se tenir éveillés. Au jour je
partis en me trainant a plat ventre ct regagnai la tranchée mouillé
comme un vrai canard. A six heures dy matin, le feu des insurgés prit
une extréme intensité : ils firent avancer Jusqu’a la téte du pont trois
locomotives blindées qui tiraient sur nous 4 quatre cents métres el
nous envoyaient des boites 4 balles qui nous causérent un mal ef-
froyable. Nous n’avions pas d’artillerie 4 Asniéres, les batteries les
plus rapprochécs de nous étaient au chateau de Bécon, puisa
Courbevoie prés du rond-point. Le colonel m’envoya en toute hate
afin de supplicr le commandant de la batterie de Bécon de diriger
tous les efforts de ses piéces sur les locomotives blindées qui nous
rendaicnt la position insoutenable. Je partis au pas de course; si
J avais cu envie de flaner en route les projectiles qui tombaient tout le
long du chemin m’en auraient dégoute ; j’arrivai bientét au chateau
de Bécon: c’était une grande maison blanche située au milieu d’un
parc magnifique et alors trés-fortement endommageée. Sa position
élevéc, d’ou l’on voit une partie de Paris, lui a fait jouer un réle au
commencement de la guerre : on se souvient de l’acharnement
avec lequel il fut défendu et comment les’ Versaillais repoussés
deux fois l’enlevérent enfin 4 la baionnette sous la_conduite du brave
colonel Davoust. Sur la pelouse méme du chateau, on avait installé
une batterie de sept qui tirait sans reldche sur Neuilly et d'autres
points occupés par les insurgés. L’officier qui la commandait me
recut fort bien, mais quand je lui demandai de tirer sur Jes machi-
nes blindées, il secoua la téte: « A cette distance, me dit-il, et avec
des piéces d’un si petit calibre, ce serait de la poudre perdue, et ce
serait dommage quand on peut si bien l’employer. Piéce, feu!»
cria-t-il en méme temps, et quelques secondes aprés je voyais up
nuage de fumée et de poussiére s’élever d’unc maison qu’on aperce-
vait dans le lointain et une douzaine d’insurgés en sortirent se sau-
vant 4 toutes jambes. A Courbevoie, il y avait une batterie de trés-
gros calibre ; }’y courus. Le commandant me demanda de lui mon-
trer ol étaient ces maudites locomotives ; il est impossible de réver
une plus magnifique position que ce rond-point de Courbebore :
Paris était 4 nos pieds, mon Paris bien-aimé qu’il nous fallait en ce
moment traiter en ennemi ; la Seine et le pont de Neuilly, la porte
SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 599
Maillot et la ligne des fortifications, tout cela tirant sans reldche et
comme enveloppé d'une épaisse ceinture de fumée, le bois de Bou-
logne encore occupé par les insurgés, et 4 gauche comme on voyait
bien notre pont d’Asniéres, l’imprimeric Dupont ct la tour carrée qui
servait d’observatoire a l’ennemi! Je montrai au commandant deux -
petites colonnes de fumée blanche qui s’élevaient un peu en arriére
du pont : « Voila, lui dis-je, qu’il vient des locomotives. — Ah, me
dit-il, je m’en doutais, attendez, » ct pointant lui-méme avec le plus
grand soin tous ses canons: « Piéces, feu! » cria-t-il 4 son tour.
Cette fois encore pendant quelques secondes nous pimes suivre le
sifflement des messagers de ‘mort, puis de petits nuages blancs s’é-
levant tout & coup autour des locomotives blindées, suivis de longs
instants aprés d’une détonation sourde, nous annoncérent que le
pointage avait été bon; bient6t, en effet, nous vimes les locomotives
repartir lentement, majestueusement et quitter la téte du pont : je
poussail un cri de joie et m’en retournai gaiement croyant que nous
en étions enfin débarrassés. Hélas ! je ne les connaissais pas encore:
enarrivant 4 Asniéres, je fus stupéfait de voir la mitraille pleuvant
plus dru que jamais, les infernales machines s’étaient paisiblement
reculées de 500 métres, puis avaient immédiatement repris leur
petit commerce! Il me fallut repartir, toujours au pas de course
avec un petit croquis dessiné par le colonel et de nouvelles instruc-
tions pour le commandant de la batterie de Courbevoie. Celui-ci fit
de son mieux, sans toutefois arriver 4 un grand résultat.
A neuf heures du soir, je partis avec vingt hommes de bonne
volonté, sous les ordres du sous-lieutenant M. Lamoureux pour aller
garder une barricade construite la veille sur le pont d’Asni¢res ; la
lune qui brillait dans son plein rendait cette mission assez péril-
leuse: nous avions 4 ce moment-la a nos képis des bandes blan-
ches qui se voyaient de loin; peut-étre aussi les insurgés qui
avaient la veille entendu travailler 4 la barricade nous guettaient
pensant que nous y reviendrions cette nuit-la : toujours est-il qu’une
de leurs locomotives blindées, qui se tenait embusquée, ses feux
éteints, ala téte du pont, nous envoya un obus qui vint éclater en
plein sur la barricade. Je fus ébloui par une vive lumiére et jeté
violemment & terre : quand je me relevai une effroyable confusion
régnait parmi nous : beaucoup s’étaicnt enfuis, trois ou quatre
étendus sur le sol poussaient des cris 4 fendre l’dme: « J'ai la
Jambe coupée, emportez-moi, » criait le sergent de Martonneau
qui était gri¢vement blessé! le pauvre du Coudray se trainait pé-
niblement en portant la main a sa poitrine! un petit clairon avait
la jambe et le pied traversés par un éclat d’obus. Je pensai que les
surges allaient attaquer le pont, d’ailleurs je sais par expérience
600 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS.
qu’il y a toujours’ dans de parecils moments plus de monde qu'il
n’en faut pour se soustraire au danger en emportant les blessés;
je ne m’occupai donc pas de mes pauvres camarades, quoi qu’il m’en
coutat et je restai l’ceil attaché sur le pont et le fusil sur la barri-
cade. M. Lamoureux avait recu un éclat d’obus a la joue, 11 resta
quelque temps avec nous, puis fut obligé de se retirer en nous sup-
pliant de ne pas abandonner le poste qui nous était confié. En ce
moment, le sergent Bardet qui venait d’arriver nous compta et prit
nos noms : cing seulement étaient: restés : deux francs-tireurs de la
ligne vinrent se joindre a nous; en tout sept hommes. Nous nous
promimes les uns aux autres de nous faire tuer s’il Ie fallait, mais
de ne pas quitter la barricade : la nuit fut longue ct bien qu'il yeut
deux jours que nous n’avions pas dormi, aucun de nous ne songea
4 fermer Veil: 4 cent cinquante métres 4 peine devant nous les
pas réguliers des sentinelles ennemies se faisaient entendre et de
temps 4 autre nous distinguions les rondes de nuit et les patrouilles
gui venaient les relever. La nuit était si calme qu’on pouvait enten-
dre chacune de leurs paroles : 4 cent métres derriére le pont était la
machine blindée, elle tirait fréquemment, mais les obus passant
au-dessus de nos tétes allaient tomber assez loin de nous. Sans
doute les insurgés ne croyaient plus la barricade occupée. Vers mi-
nuit, au moment ol nous commencions a croire qu’ils avaient re-
noncé a tout projet d’attaque, nous vimes tout 4 coup le sergent
Bardet passer doucement son fusil par un créneau pour coucheren
Joue et nous dire 4 voix basse : « Aux armes! les voila, ne tirez qu’a
coup sir. » Le coeur nous battit trés-fort ; chacun de nous, un ge-
nou en terre choisit rapidement unc embrasure par laquelle il pour-
rait faire feu ct attendit, le doigt sur la détente....; sur le pont s'a-
vancait une masse noire, informe..., sans doute, se disait-on, un ou
deux d’entre eux qui viennent en rampant et précédent les autres.
En ce moment un rayon de la lune vint éclairer l'objet de notre an-
goisse. Malgré la solennité du moment ect la violente émotion 4 la-
quelle nous étions en proie, un grand éclat de rire salua cette appa-
rition : c’était un gros chien noir qui circulait paisiblement sur la
voie! D’ou venait-il? comment était-il 1a sur un pont fermé
par deux barricades? Je n’en sais rien, toujours est-il qu'une
hilarité folle vint succéder 4 une résolution désespérée. Ce fut la
derniére émotion de cette vie accidentée : quand le jour parut, cha-
cun de nous se glissa doucement en bas du talus ; les insurgés nous
envoyérent cn vain un obus en signe d’adieu et quelques instants
aprés nous avions rejoint dans la tranchée nos camarades parmi
lesquels s’était déja répandu le bruit de notre mort.
A neuf heures du matin, nous fimes remplacés par la premiére
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 601
compagnie et nous partimes pour Courbevoie qui, comme on le sait,
esta peu prés 4 vingt minutes de marche d’Asniéres: je me suis
étendu un peu longuement sur ces deux premiéres Journées, parce
que, pendant prés de six semaines, que nous avons passées devant
Paris, la plus grande partie de notre temps s'est écoulée 4 Asniéres
dans ces mémes tranchées et dans ce méme village. Ces deux pre-
miéres journées donneront, 4 quelques incidents prés, une idée
exacte de la vie que nous menions la-bas. Nous entrdmes dans
Courbevoie ot: nous fiimes accueillis avec une bienveillance dou-
teuse : il y avait dans cet endroit beaucoup de sympathies pour la
Commune ; mais le pére de Vresse n’y regardait pas de si prés: il
ordonna aux trois clairons une fanfare triomphale dans laquelle ils
n'entassérent pas moins de vingt-sept couacs et notre petite com-
pagnie prit majestucuscment possession du parc ct du chateau La-
riviére ; une magnifique habitation tout reécemment construite alors,
a cause des ordures qu’avaient faites les Prussiens et qui, je dois
Vavouer, aura sans doute nécessité quelques nouvelles réparations
aprés ce séjour des volontaires: on ne loge pas impunément deux
cents volontaires. On nous avait envoyé a Courbevoie en repos ct en
réserve, mais a pcine y étions-nous depuis quelques heures les obus
commencérent a tomber dans le parc. Il fallait s’y attendre du reste,
au Moment of nous arrivions un monsieur fort bien mis disait phi-
losophiquement : « Le pére Lariviére n’a pas de chance. — Pour-
quoi cela? — Oh! parce que naturellement les Parisiens vont ¢tre
prévenus de l’endroit ot vous étes campés et alors la maison sera
criblée de projectiles. » Quatre heures aprés un obus éclatait sur le
perron du chateau ; il en tomba plus de soixante dans le parc, mais
personne ne fut atteint. Le lendemain c’était mon tour de prendre la
garde : elle fut semée d’incidents assez grotesques ; quelques volon-
taires ayant célébré leurs exploits par des libations aussi copieuses
que bruyantes furent internés dans une grande voliére située prés
du chateau. Un autre qui avait commis un fait plus grave, un vol,
aprés avoir échappé a grand’ peine a la fureur de l’honnéte et bouil-
lant capitaine qui voulait lui brdler la cervelle «comme a un chien »
fut enfermé, cn attendant micux, dans la cage a pigeons 4 cdté de
la voliére. Le poste de la garde fut installé dans un chenil entre les
deux cages, et nous passdmes toute la journée en faction devant les
Prisonniers ou a l’entrée du parc. Au jour nous repartimes pour
Asniéres afin de relever dans les tranchées la compagnie des offi-
clers; nous ne trouvames rien de changé, le feu des insurgés était
toujours d’une extréme violence et nous n’avions pas d’artillerie
pour lui répondre : aussi nous etimes encore plusieurs blessés ce
jour-la. Dans la soirée, M. de Vresse nous prévint qu'il allait faire
602 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS.
une reconnaissance avec les hommes de bonne volonté; nous étions
alignés sur deux rangs : « Que ceux, dit-il de sa voix la plus gra-
cicuse, qui sont mal disposés ou fatigués se présentent, ils n’iront
pas en reconnaissance. » La journée avait été rude ; un peu plus de
cinquante hommes sortirent des rangs; le capitaine les laissa faire,
puis quand ils furent bien rassemblés : « Fainéants! triples couards!
poltrons qui ne veulent pas aller 4 l’ennemi! cria-t-il d'une voix
tonnante; sous-lieutenant, dit-il 8 M. Lamoureux, vous allez me
faire travailler ces hommes-la aux tranchées, sans une seconde de
repos. » Et voila pourquoi lorsqu’on demanda le lendemain a ceux
qui étaient fatigués de sortir des rangs, personne ne bougea, et le
capitaine Arnaud de Vresse put constater avec emphase que toute
sa compagnie se présentait comme volontaire. Dans ces excursions
nocturnes le plus grand bonheur de notre petite bande était d’ac-
compagner le capitaine de Vresse. On ne saurait croire, pendant
ces longues nuits passées 4 200 métres de l’ennemi, avec dix piéces
de canon et deux mille fusils qui liraient 4 chaque instant dams no-
tre direction, combien de fous rires il nous a donnés. Ce soir-la,
nous allions retrouver notre ancienne connaissance, le pont d’As-
niéres : l’ordre d’dter les bidons et tout autre objet dont le frotte-
ment contre les fusils pouvait faire du bruit avait été donné ; le
capitaine avait recommandé le plus profond silence: « Le premier
qui dit un mot, je le fais fusiller! » Tous 4 quatre pattes, nous
grimpions le talus avec des précautions infinies : tout 4 coup M. de
Vresse se retourne et apergoit un de ses hommes qui se tenait pru-
demment en arriére. Il bondit sur ses pieds: « Il y a donc des
fouinards ici? » cria-{-il d’une voix qui retentit comme un coup de
tonnerre au milieu de la nuit....; naturellement les coups de fusils
et les obus se mirent 4 pleuvoir dru comme gréle..... D’autres fois
quand la nuit nous étions de grand’garde sur la berge de la Seine,
le capitaine, aprés nous avoir fait coucher a plat ventre dans le plus
grand mystére,'ne manquait jamais de se promener la téte haute
frisant sa moustache et faisant des hum ! hum! sonores, et nous lui
faisions alors une petite plaisanterie fine que nous appelions le coup
de la redingote grise : disposés en sentinelles perdues de cent mé-
tres en cent métres, nous entendions de loin venir le pas pesant et
les hum! hum! du capitaine: « Qui vive? criions-nous. — C'est
moi, mes enfants, répondait le pére de Vresse. — Qui moi! il n'y a
pas de moi ici, le mot d’ordre ou nous tirons. — C’est bien, mes
enfants, disait aprés avoir donné le mot d’ordre M. de Vresse dé-
mesurément flatté : on a une consigne ou on n’cn a pas. » Une autre
fois M. de Vresse eut l’idée baroque que le pont d’Asniéres était
miné. Le sergent-major fut envoyé pour s’assurer du fait, il sepre-
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 603
mena pendant quelque temps a quatre pattes sur le pont, aprés
quoi il revint en déclarant qu'il n’était pas miné. Le capitaine le
félicita du dévouement avec lequel il avait accompli cette périlleuse
mission qui devint le sujet des éternelles plaisanteries des volon- -
taires. « Est-il miné? criait sans cesse la moitié de la compagnie. —
ll n'est pas miné, » répondait l’autre moitié en chceur. Le 30 avril,
le général de Ladmirault qui commanda Ja division, publia l’ordre
de l'armée suivant: « Les volontaires de la Seine, arrivés le 20 avril
au premier corps d'armée ont demandé aussitdt & étre employés aux
avant-postes. Du 20 au 25, ils ont pris part aux attaques les plus
sérieuses 4 Asniéres et fait preuve d’audace et de dévouement; plu-
sieurs d’entre eux ont été blessés! » Le général commandant le pre-
mier corps, en adressant aux volontaires de la Scine les éloges
quils méritent cite particuli¢rement le colonel Valette, le comman-
dant Durieu ; M. Geercy, lieutenant; Watbled, lieutenant (de la 1"
compagnie) ; de Vresse capitaine ; de Grandpré, lieutenant ; de Com-
piégne, volontaire. Inutile de dire que cette premiére citation 4
lordre de l’armée me causa une grande joie.
Nous restames seize jours, alternant tous les deux jours entre
Asniéres et Courbevoie : je ne fatiguerai pas le lecteur du récit un
peu monotone de notre vie pendant ce temps-la. Ce qui s’était passé
durant les quatre premiers jours se passa, 4 peu d’incidents prés,
pendant les douze autres. Dans Jes premiers jours de mai, on nous
accorda quatre ou cing jours d’un repos bien mérité, pendant les-
quels nous fiimes campés dans le ravissant parc de la Malmaison;
les murs étaient en ruines et le chateau, criblé d’obus, portait en-
core la trace des nombreux combats qui y ont été livrés pendant la
guerre avec les Prussiens : le parc était devenu un vaste camp qui
renfermait cing ou six régiments de ligne. De 1a, je pus aller deux
fois 4 Versailles; en général, nous consacrions nos journées, Ben-
Aben, Piot et moi, au plaisir innocent de la péche @ la ligne dans
une petite piéce d’eau, connue sous le nom de Villeneuve-!’Etang;
nous étions frais et dispos quand nous repartimes pour Asniéres.
Amon grand chagrin, Duruy et Delacroix ne revinrent pas : pour
des motifs, qu’il est sans intérét d’expliquer ici, mais qui, est
inutile de dire, étaient parfaitement sérieux et honorables, ils quit-
térent les volontaires : ce fut avec un vif regret que je vis partir
ces amis si intrépides et si dévoués. A Asniéres, nous ne trouvames
rien de changé : les obus continuaient 4 pleuvoir; la population
s'y était habituée et semblait n’y point prendre garde; elle était ce-
pendant terriblement éprouvée : un obus tomba dans la maison
d'un marchand de fruits au moment ou il était 4 table avec sa fa-
mille: la mére et un enfant furent tués sur le coup; le pére eut la
604 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS.
jambe emportée et les deux enfants qui restaient furent blessés 4
la téte. J’ai vu ces deux pauvres petits orphelins, la té'e envelop-
pée de linge tout sanglant, pleurant tristement devant la porte de
la maison ot se mourait leur pére! Ce jour-la surtout le bombar-
dement fut effroyable :.onze civils périrent. La ligne perdit beau-
coup de monde. Dans unc compagnie, qui était a la tranchée 4 cété
de nous, quatre furent tués d’un coup et le cinquiéme cut la jambe
détachée du corps; trois hommes emportérent le malheureux qui
perdait tout son sang, tandis que l'un d’eux portait cette pauvre
jambe! Nous edmes aussi plusieurs blessés parmi les volontaires.
Mais aussi nous fimes briler énormément de poudre aux insurgés,
et le pére de Vresse fut fameusement content. Six d’entre nous avaient
demandé au capitaine la permission d’aller tirailler dans une tran-
chée creusée dans le fameux parc de Crémorne, tout 4 fait sur les
bords de l'eau et juste en face d’unc batterie ennemic. A peine
avons-nous commencé 4 tirer que, de toutes les maisons et de
toutes les tranchées ennemies, partent des centaines de coups de
fusil; bientdt toutes les batteries se mettent cn mouvement et font
un vacarme tellement grand que le général Pradié, qui était 4 Cour-
bevoie, crut 4 une sortie. Une dizaine d’hommes vint nous rejoindre
au bout d’une heure ou deux; c’était donc unc quinzaine d’hommes
en tout; nous courions d'un point 4 un autre, tirant trés-vite pour
faire croire que nous étions plus nombreux; ou bien encore nous
grimpions dans la maison aux trois quarts démolie de Sans-Souci,
ou dans celle non moins éprouvée, et, aprés avoir fait feu sur
l’ennem!, nous redescendions au plus vite, car, quelques instants
apres, trois ou quatre obus venaient tomber sur la pauvre maison
qui n’en pouvait mais. M. Berthelemont, homme a la parole fleu-
rie, ne se pressant pas assez, se trouva culbuté du second au rez-de-
chausséc et recut d’assez fortes contusions dont il ne se plaint pas
aujourd hui, car elles lui ont valu la médaille militaire. « Vraiment,
dit-il modestement plus tard en la recevant, j’ai fait bien peu de chose
pour unc si haute distinction. Aprés cela, je sais bien qu’il y avait de
'audace a rester dans cette maison, que dis-je de !’audace? c’était
méme de la témérité. » Un trés-brave garcon, nommé Hanin, eut
les deux jambes traversées par une balle au-dessus du genou. le
sergent Durand fut meurtri par un obus; je recus moi-méme une
légére blessure qui fit pleurer le caporal Gervoise, parfaitement
gris, comme de coutume, et que le capitaine de Vresse me forga de
faire solennellement constater par le chirurgien. Cette journée fut
pour nous une des plus amusantes de la campagne. Le capitaine
de Vresse était dans une joie..., mais dans une joie. Je crois méme
qu'il fit, contre ses habitudes, quelques libations pour féter le
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 605
combat glorieux de ses volontaires; car, le soir, il se promenait a
grands pas dans le petit jardin de la maison ot nous étions caser-
nés, chantonnant des airs Joyeux et s’arrétant 4 chaque instant
pour répéter 4 mi-voix : « Cing hommes hors de combat dans une
compagnie! Cing hommes! On me tuc tout mon monde; cela ne
peut pas durer... » Une nuit, 4 peine étions-nous revenus 4 Cour-
bevoie, que nous recimes l’ordre de prendre les armes. Le bruit
courait qu’on devait, avant le jour, entrer dans Paris par une porte
livrée, aussi nous partimes de grand cceur; on descendit lentement
jusqu’a Puteaux, puis jusqu’a Suresnes, ct nous fimes halte sur les
bords de la Seine; un pont de bateaux avait été jeté sur le fleuve;
la nuit était sombre, mais Vhorizon s’allumait, 4 chaque instant
éclairé par les obus, et les coups de canon retentissaient sans
relache. Echelonnés tout le long du pont, qui tremblait comme
une feuille sous le poids de lartillerie, des soldats d’infanterie
se tenaient immobiles, leur fusil d’une main ct une torche en-
flammée de l’autre; a cette lueur rougedtre, on voyait défiler des
milliers d’>hommes, sac au dos, silencieux et résolus; la marche
était lente ct pémible; enfin nous atteignimes le bois de Boulogne;
on nous massa dans le champ de course de Longchamps, prés de
ces tribunes 4 moitié démolies, dont la vue évoquait en moi le sou-
venir de tant de jours brillants, alors que tout Paris, en proie a une
véritable ivresse, saluait de hourrahs frénétiques le triomphe de
Gladiateur et de Fervacques. Aujourd’hui le spectacle avait changé,
et une autre partic allait se jouer! Des milliers et des milliers
d'hommes debout ou couchés 4 terre devant leurs fusils en fais-
ceaux, fumaicnt, dormaient ou causaicnt 4 voix basse en attendant
le signal de l’attaque. A quatre heures du matin, au moment ou le
Jour commengait a4 poindre, toute la colonne s’ébranla dans la di-
rection de la capitale. Comme le coeur nous battait fort en appro-
chant toujours de plus en plus de notre cher Paris! Tout 4 coup
une effroyable fusillade éclate en téte de nous: ceux qui étaient en
avant se replient en désordre, on nous fait faire volte-face et battre
en retraite : le coup était manqué. On avait, a ce qui a été raconté
depuis, lésiné sur la somme de 25,000 francs comptant que de-
mandait le commandant Cerisier pour prix de sa trahison; celui-ci,
furieux, tout en promettant d’ouvrir une des portes de Paris, et en
empochant le peu d’argent qu’on lui avait payé d’avance, concentra
sur ce point les troupes de la Commune. II nous fallut revenir
Voreille basse, honteux comme un renard qu'une poule aurait pris ;
épuisés de fatigue, nous n’atteignimes Asniéres qu’a midi. Nous
espérions que notre service allait étre considérablement allégé par
larrivée d'une nouvelle compagnie de volontaires de la Seine, qui
606 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS.
était venue, sous les ordres du vaillant commandant Delclos,
depuis, tué a Belleville, prendre part 4 la lutte; mais nous n'y
gagnames qu’une chose, ce fut de ne plus aller nous reposer 4
Courbevoie. Ces trois compagnies restérent pendant huit jours con-
sécutifs 4 Asniéres; toujours méme vie; ni la fatigue, ni le danger
ne pouvaient altérer notre gaieté; ils lui donnaient, au contraire,
de la saveur. J’avais toujours avec moi mes deux fidéles amis, Piot
ct Ben-Aben, dont l’entrain et la verve toute parisienne semblaient
s’accroitre 4 mesure que le péril augmentait. Je vois encore Ben-
Aben, une nuit que nous étions tous deux 4 cété l’un de l’autre, en
sentinelles perdues, sur la berge méme de la Seine; 4 cent métres,
derriére nous, les soldats du génie creusaient une tranchée; on
apercevait, au milieu de la nuit, cette ligne sombre de travailleurs
silencieusement courbés sur leurs pioches, et s’enfoncant, presque
sans bruit, 4 chaque coup plus avant sous eux, jusqu’a ce qu'lls
eussent complétement disparu, et que la terre, qu’ils rejetaient sur
le bord du fossé, mdiquat seule leur présence. Nous étions, Ben-
Aben ct moi enticrement 4 découyert sur les bords de l’eau. Tout
coup, les insurgés ayant entendu le bruit des pioches qui heurtaient
quelques pierres, ouvrent, dans notre direction, un feu enragé, et
une gréle de projectiles vient s’aplatir tout autour de nous. En ce
moment, Ben se léve ct va, de l’air le plus grave, ramasser trois
cailloux gros comme le poing, il les étale devant nous, et faisant
un grand salut du cété des insurgés : « Si vous avez votre barricade,
dit-il, nous avons notre barricade. » On eut juré Léonce, disant 4
papa Piter, dans Orphée : « Si vous avez votre groupe, nous avons
notre groupe. » I] faut voir aussi comme il imitait Ia grosse voix
du capifaine disant : « Allons gooéche, serrons goodche. »
Un matin j’éfais allé avec Piot dans les ruines du restaurant de
Sans-Souci ou nous avions tiraillé sur les gardes nationaux ¢ en re-
yenant, nous passdmes devant la pauvre église d’Asniéres, qui étail
criblée d’obus ct 4 moitié en ruine: le clocher, éventré par trois
ou quatre projectiles, laissait passer l’échelle du sonneur qui, sus-
pendue aux rebords, se balangait au vent et ressemblait 4 l’aile d'un
moulin; c’était un dimanche, nous entrames, le sol était jonché
de débris de toutes sortes! Tout 4 coup, un touchant spectacle
vint s’offrir 4 nos yeux : dans unc toute petite crypte, située a droite
de l’église, un prétre célébrait la sainte messe; derriére lui, debout
ou agenouillés sur les dalles, se tenaient notre colonel, le comman-
dant Durrieu et cing ou six autres officiers qui, le revolver 4 la
ceinture, le visage et les mains noirs de poudre, assistaient au
saint sacrifice de la messe, calmes et recueillis au milieu du bruit
incessant du canon qui grondait et des obus qui éclataient. Je de-
&”
SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 607
mandai au prétre, que je vis quelque temps aprés, eomment il se
faisait qu’il restat dans un endroit aussi exposé? « Mais, me dit-il
simplement, il y a beaucoup de gens tués ici tous les jours, je ne
veux pas que tout ce pauvre monde meure sans moi... »
Cependant les tranchées avancaient; on en avait creusé une im-
mense qui s‘étendait depuis le pont du chemin de fer de Versailles
jusqu’au grand pont de fer situé 4 gauche de l’ile des Ravageurs.
Notre compagnie y prit position en face méme d'une batterie ennc-
mie; un créneau permettait d’apercevoir la gueule béante d’un ca-
non braqué justement sur nous. La lutte s’engagea acharnée entre
nous et cette batterie : quinze ou vingt des nétres tiraient sans rela-
che sur le créneau ; il n'est pas besoin de dire avec quelle ardeur
hous jouions cette rude partie; chaque fois que les artilleurs par-
venaient a recharger, un obus yenait- éclater 4 quelques pieds de
nous et nous couvrir de terre; nos coups portérent juste, car le
feu de la piéce se ralentit sensiblement, puis, au bout de quelque
temps, nous vimes l’embrasure du créneau bouchée par une énorme
plaque en tOle. Deux heures aprés, le créneau était brusquement
rouvert, et un obus, éclatant dans la tranchée, blessait un de nos
camarades; en un instant, tous ceux d’entre nous qui se sentaient
le courage de se mettre en face de la piéce étaient réunis devant
embrasure, tirant sans relache, et au bout de cing minutes, nos
hourrahs saluaient une nouvelle apparition de la plaquc en téle. Pen-
dant trois ou quatre jours, il nous: fallut avoir incessamment l’ceil
au guet; aussitét qu’un homme chargé de surveiller la batterie
apercevait la gueule du canon: « Gare la grosse piéce! » criait-il;
chacun s’aplatissait le nez contre terre, puis, aussitét le coup
parti, tirait sans relache dans la fumée ct dans l’ouverture. Nous
avions aussi deux ou trois hommes qui surveillaient les batteries
de l'imprimerie Dupont et celles situées a la sortie d'un égout, en
fice de Sans-Souci; aussitdt qu’ils voyaient jaillir l’éclair de Pun
des canons, ils criaient : « Gare la bombe! » ct toute la ligne de ti-
railleurs s’abattait comme des capucins de carte. Pour répondre un
peu a l'artilleric ennemie, on finit par nous donner quatre ou cing
mortiers; rien de plus amusant que ces petits outils; d’abord il y a
“installation, le fil, le petit baton, 4 l’aide desquels on vise; puis,
quand Je coup part, on voit trés-distinctement tomber chaque pro-
jectile, comme une sorte de boule noire, juste 4!’endroit ot l’on
sait que sont les ennemis; la nuit on peut suivre comme une trainée
umineuse tout le chemin que parcourt la bombe, absolument
comme celui d'une fusée dans un feu d’artifice. Le pére de Vresse,
en sa qualité d’ancien officier d’artilleric, voulut pointer lui-méme
un des mortiers, et, aprés trois ou quatre coups tir¢s, il déclara
608 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS.
triomphalement qu’il avait écraaasé une des batteries ennemies; je
ne sais si elle était écrasée, mais nous recimes terriblement de
projectiles. Un moment j’avais quitté mon créneau favori pour un
autre poste qui m’avait été désigné; ce créneau restait vide; passe
dans la tranchée un malheureux soldat de la troisiéme compagnie,
gris comme plusicurs et ne sachant pas ou étaient ses camarades.
La vigoureuse main du pére de Vressc l’empoigne par la peau du
cou : «Que fais-tu 14 fouihard? mets-toi a ce créneau et observe-moi
la lucarne de la grosse piéce. » Le pauvre diable s’installe a l’endroit
indiqué et s’y endort profondément : il eut un rude réveil; un obus
vint frapper le créncau, le démolit complétement et envoya livrogne
rouler & quinze pas de la dans la tranchéc. On le crut tué cent fois;
pas du tout, il se releva 4 peu prés en bon état et parfaitement de-
grisé : il ya un Dieu pour les pochards... « Affreux veinard! me di
le capitaine quand je revins, vous l’avez échappé belle, seulement
vous allez trouver votre habitation un peu démolie. » En effet, mal-
gré des efforts déséspérés pour remettre nos sacs a terre 4 peu pres
en ordre, jc fus obligé de me résigner 4 occuper un débris de cré-
neau. Quelqucs instants aprés, un brave soldat, nommeé Michel,
paysan normand, roule 4 son tour au beau milieu de la tranchée,
frappé au-dessus du front par une balle morte : « Je crée ben que
suis mort, nous dit-il au moment ou nous le ramassions. — Mais
non, Michel, ca ne scra rien. — Oh! si, je suis mort, Je crée ben
que je suis mort. » On ne put jamais le sortir de 14; mais, malgré
cette conviction, Michel est fort bien portant aujourd’hui, et proba-
blement en train d’arracher des pommes de terre 4 Caudebec. Ce
fut, si je ne me trompe, Ie 18 mai, le dernier jour que nous pas-
simes 4 Asniéres, jour de triste souvenir pour nous, car ccst
celui-la que notre pauvre capitaine fut mortellement blessé.
La nuit, il m’en souvient, avait été glaciale. Rentrés a huit heu-
res du matin, aprés onze heures passées dans la tranchée, nous
nous étions, Piot, Ben-Aben et moi, étendus sur des matelas dans
Yusine de la douce revalesciére Dubarry, qui nous servait de refuge
habituel, et nous dormions d’un sommeil de plomb. Tout 4 coup la
porte s’ouvre et le brigadier Croz apparait, en faisant un bruit .ca-
pable de réveiller une famille de marmottes : le brigadier Cros était
spécialement chargé de venir nous avertir en cas d’alerte; mais
cette fois il fut accueilli par un torrent de malédictions. Quatre
mots y coupérent court : « Les insurgés ont passé la Scine a Genne-
villiers; cela va étre chaud! » — « Au diable les insurgés! cridmes-
nous en cheeur ; pourquoi n’attendent-ils pas 4 demain? Nous dor-
mions si bien! » Cependant, en une minute, nous étions debout.
nos ceinturons bouclés; nous jetames un regard de douloureux
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 609
adieu 4 un poulet qui fricotait pour nous, ct nous rejoignimes le
capitaine de Vresse, qui, dans sa joie d’¢ire prés de se mesurer
avec lennemi, nous appela quatre ou cing fois : Carrdabiniers!...
Encing minutes nous avions alteint la plaine de Gennevilliers. Déja,
en avant de nous, assez mal abritée par quelques arbres, la pre-
mire compagnie tiraillait dans la plaine. Dés ce jour-la, on put
voir combicn les volontaires s’élaicnt aguerris. « En avant! » cria
le capitaine, et presque tous ses hommes s’¢lancérent derriére lui
au pas de course au milieu des balles et des obus, sans que la
moindre hésitation, le moindre temps d’arrét trahit que nous
étions sous le feu de l’ennemi et que c’était folie de courir ainsi sur
des forces vingt fois supéricures aux ndtres. Cependant les insur-
gés, soit qu’ils ne voulussent faire qu’une démonstration, soit qu’ils
nous crussent suivis par l’armée réguliére, se repliérent sur la
Seine et repassérent'l’cau sans ¢tre autrement inquictés du reste.
Le capilaine laissa tout prés de la plaine de Gennevilliers quelques
hommes, avec mission de surveiller les mouvements de l’ennemi.
Jen faisais partic. A huit heures du soir sculement on vint nous
chercher pour retourner a Asniéres. Enfin! pensions-nous, nous
allons pouvoir dormir... Comme nous allons rattraper le temps
perdu! Nélas! nous avions compté sans notre hdle. Au moment ot
nous entrions, nous trouvames le capitaine en train de boucler son
ceinturon. « Dans une heure, nous dit-il, j’ai besoin de vous pour
une grande reconnaissance dans la plaine de Gennevilliers. » I
fallut prendre le pas de course pour aller chercher notre repas et
remplir nos bidons de vin. Un instant aprés notre retour, le capi-
taine rassemblait les hommes de, bonne volonté pour la fameuse
reconnaissance. Nous n’étions guére que quarante ou cinquante,
car toute la compaynie était bicn fatiguée. La nuit était trés-noire ;
nous marchames quelque temps a tatons, trouvant 4 grand’ peine
notre chemin ‘au milieu des jardins et des murs en bréche. Tout a
coup, un sifflement se fait entendre, un éclair brille et une boite a
balles éclate au milieu de nous! Nous entendons quelque chose
comme un corps qui tombe lourdement 4 terre. « Qui est blessé? »
demandérent plusieurs voix. « C’est moi, mes enfants, » répondit le
capitaine. Pauvre homme! un biscaien |ui avait broyé la jambe au-
dessus du genou. Son énergie ne se démentit pas un instant. Comme,
ignorant naturellement ou il était touché, nous le prenions par les
bras ct par les jambes pour |’emporter : « Imbécile, dit-il tranquil-
lement 4 j’un de nous, tu prends justement ma jambe 4 l'endroit
ou elle est cassée! » Si l'on songe a l’effroyable soutlrance qu'il
dut endurer 4 ce moment, on trouvera comme moi que jainais
stoicisme ne fut poussé plus loin. A la guerre, il ne faut pas regarder
10 Aovr 1875. 40
4 SOUVEKIRS D'UN VERSARLAB.
derriére soi : quand quelqu’un tombe, on serreles rangs ct on ce
tinue. M. Lamoureux et l’adjudant de la 1° compagnie, M. Darvor,
prirent la direction de notre petite troupe ; nous batlimes teute la
plaine de Gennevilliers, entrant dans toutes les maisons le reselver
au poing; mais nous ne trouvames pas les msurgés ot |'on avait
dit qu’ils étaient. Piot ef Ben-Aben se signalérent une fois de ples
cette nuit-la en sautant, au risque de se rompre le cou cent feiset
d’éine égorgés en arrivant, dans une earriére of l'on. nous avail
dit qu'il y avast des gardces nalionaux eachés. Nos recherches se
prolongérent jusqu’au jour sans plus de succés. Pour remplacer
M. de Vresse, M. de Grandpré prit le cemmandement de la compa
gnie. Le 18 mai nous quiltames Asniéres; 1! ¢tatt temps, car nous
élions épuisés de fatigue. Heureusement, nous allames camper lout
prés de Bougival : des parties dans la Grenouilldre, des pdctes de
goujons, des fritures mangées chez la mére Souyent, nous reposé-
ren joyeusemnent. Vers cette époque, il 7 eut plusieurs récompenses
accordées au bataillon : M. de Grandpré fut décoré, ct j’eus le bon-
heur de lui annoncer Ie premier cette bonne nouvelle; sa joic me
fit plaisir a voir. M. Lamoureux recut la médaille; il espérait la
croix; mais il n’y cut rien de perdu pour lui, car 1 lebtint plus
tard. Du Coudray fut aussi médaillé, ainsi que plusieurs blessés
des derniércs affaires. Nous allames deux ou trois fois voir netre
capitaine, qu'on avait transporté 4 Nanterre; nous le trouvdmes
dans une jolie pclife maison transformée en ambulance: il fumait
son cigare ct nous recut gaiement. Les médecins étaient données de
son état; jamais ils n’avaient yu chose parcitic : de blessé n'avatl
pas méme la fiévre. « Si seulement, neous disait-il, c'étart un bras
au lieu d’une jambe, je serais avcc vous! Mais if n'y a pas meyer;
il faudra que mes volontaires entrent 4 Paris sans moi... Une betle
coispagnie, mes volontaires! ja plus belle de larmée!... » Nows ne
penstons guére, en le quittant, quc nous ne devions plus le revoir!
Cepoendamt, cing jours aprés, il était enlevé par une congestion c-
rébrale!
Le dimanche 22 mai, j’avais demandé une permission de vingt-
quaire heures pour aller 4 Versarlhes. Je dinais tranquiltement
dans un restaurant, quand.an monsicur entra ca disant a verx
haute: « Les troupes de Versailics entreat dans Paris! » J’avais va
la veille des officicrs d’état-major qui m’avaient dil qa’ y en avaal
encore pour plus de huit jours ; aussi je continuai a diner, parfai-
tement incrédule. Cing minutes aprés arrive un second monsicar.
« Je viens des environs de Paris, sous dit-l, ct j’ai vu be drapeau
tricolore flotter sar la porte de Saint-Cloud » — « C'est imposst-
ble ! » — «Je vous en donne ma parole d*honnear! » Pour le coup,
a,
— ee
“."“2aws =.
SOUVENIRS BUN VERSAILLAIS. 1
je m'élancai comme un fou hors du restaurant, et empoignant lc
premier véhicnle disponible que je trouvai, je lui dis d’aller cote.
que codte, dc toute la vitesse de soa cheval, prés de Rucil, ob nous
dlions alors campés. Toute la route, je ne cessai d’invectiver mon
autemédon, son cheval, tes passants... Comme le coour me hattait
en approchant ! Si mon bataillon allait étre parti! Comment le re-
trouver? Deux meis de fatigues et de dangers pour ce seul jour de
entrée dans Paris, et la manquer!... Il était huit heures quand
jarrivai 4 Rueil. Tout autour de moi des troupes se meitaient en
moavement : c’était le 3° et le 94° de ligne, qui n’étaiemt pas de
ma division. Je commencais & désespérer, quand tout 4 coup, au
milieu des sonneries qui retentissaient de tous cétés, je distinguai
lair populaire : Et ta sceur, est-elle heareuse? C’était le refrain des
volontaires. Je me précipitaé de ce cdté, ef trouvai mes camarades
sac au dos. M. de Grandpré me serra la main. « Je savais bien que
vous trouveriez toujours moyen d’arriver, » me dit-il. Cing minu-
les aprés on nous donnait le signal du départ. Rien de plus lent que
cette marche dans l’obscurité, avec des milliers d’hommes mar-
chant devant nous, le bruit incessant du roulement de l’artillerie
et des haltes presque 4 chaque cent ou deux cents métres. Neus
traversimes le rond-point de Courbevote, puis Puteaux, puis la des-.
cente de Suresnes, puis enfin le pont de Neuilly. Une vive clarté
éclairait Paris, et a chaque pas en avant nous entendions plus dis-
tinct le brait des canons ct des mitrailleuzes. Une heure’ avant le
jour, on commanda halte dans le bois de Boulogne. Etait-ce vrai
cette fois? ANions-nous enfin entrer dans Paris, ou éprouverions-
neus encore une cruelle déception? Nes esprits étaient en proie a
une vive anxicté. Pas celui du brigadier Croz, cependaat; il n’y
voyait pas de si loin, et tuait le temps en nous proposant des bouts-
rimés ou en nous posant des questions historiques comme celle-ci :
« Je parie que vous ne savez pas comme moi le nom du professeur
de violan de Louis X1V? » Et durant les huit jours de la prise de
Paris, il se rejouit parce qu'il nous avait collés...
Cependant, le jour paraissail petit 4 petit; nous nous remimes en
marche au lever du soleil. Du bois de Boulogne, crcusé en tous
sens de tranchées et litiéralement labouré par les projcetiles, nous
pimes alors saluer le drapeau tricolore qui flottatt sur les remparts
ca ruines. Nous entrames par la bréche, sur une espéce de pont yeté
ala hate... Je n’oublierai jamais le spectacle qui s’offrit alors & mes
Yeux : les fortifications trouécs par les boulcts, ies casemates effon-
drées; partout sur le sol des gabions, des sacs, des paquets de car-
louches, des morecaux de fusil, des lgmbeaux de tuniques ct d’uni-
formes, et des hoites de conserves a demi-pleines ; des caissons qui
612 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS.
avaient fait explosion ; des chevaux éventrés, une quantité.de morts
et de mourants; des artilleurs hachés sur leurs piéces, d’énormes
canons aux roues brisées, couverts ct entourés d’une mare de sang,
mais encore braqués sur |’endroit ot étaicnt nos positions ; ct pour
encadrer ce sinistre paysage, les murs de quelques maisons debout
encore ct fumants au milicu de tant de ruines!... Une compagnie
de ligne gardait cing ou six cents prisonnicrs, qui, immobiles, les
bras croisés, nous langaient des regards farouches ou de cyniques
plaisanteries. Il y en avait la de tout age, de tout grade et de tout
uniforme ; des enfants de quinze ans et des vieillards; des chefs de
bataillon tout galonnés et des mendiants en guenilles ; des vengeurs
de Flourens et enfants du pére Duchéne, des chasscurs & picd, des
zouaves, des lascars, des turcos, des housards ; Jamais je mai Ww
un pareil ramassis. Nous fimes halte aux Terncs; nous avions trés-
faim, mais toutes les boutiques étaient fermécs, et nous ne pumes
rien trouver de plus substantiel que du lait, dont nous ne fimes pas
ti, du reste. Deux volontaires trouvant sans doute cette boisson pru
pratique, eurent la coupable idée de descendre faire une razzia
dans la cave d’une des maisons abandonnécs ; mal leur en prit, car
au moment ou ils se penchaicnt sur les bouteilles, ils virent bondir
sur cux une grande masse nuire dont les yeux brillaicnt comme des
escarboucles, qui les einpoigna a la gorge, les jeta a terre et se
sauva en courant! Ils crurent avoir affaire au diable en personne.
Ce n’était pas tout a fait lui, cependant, mais un grand négre por-
tant l’uniforme des turcos de la Commune, qui s’était caché 1a. Il
profita de la stupéfaction générale pour s’échapper avant qu'on ait
pu lui adresscr un seul coup de fusil... Trois quarts d'heure apres
nous étions au Trocadéro, et Paris se déruulait 4 nos picds. La joie
débordail sur tous les visages... Comme je le revoyais avec bon-
heur, ce cher Paris!... Et cependant c’¢tait un triste spectacle : le
canon, la fusillade se succédaient sans relache dans toutes les di-
rections; la ligne de la Seine surtout était le théatre d'un combat
acharné, dont nous pouvions presque suivre les péripétics; une
épaisse fuméc s’élevait sur les deux rives du cdté du palais de !'ln-
dustrie, cl prenait, en arrivyant aux Tuileries, une intensilé ef-
frayante. Devant |’Arc-de-Triomphe nous fimes haltc ; il avait heu-
reusement été peu endommagé; deux obusicrs étaient encore sur
son sommiet, ot le drapeau tricolore venait de remplacer le dra-
peau rouge. Sur le rond-point, les gardes nationaux avaient cn-
tassé une quantité énorme de pitces de canon de tout calibre ct de
toute forme. Nous stationnames la assez longtemps, au milicu d'un
-grand nombre de troupes. A chaque minute se succédaicnt des dé-
tachements amenant des prisonniers, qu’on parquait au fur et @
SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 613
mesure dans un grand jardin. On cut le tort de Jes injuricr beau-
coup, et, comme toujours, ccux qui avaient été les moins vaillants
au feu étaient les plus ardents 4 Vinsulte....Un convoi de déser-
tcurs, encore en uniforme, avec leurs capotes retournées, faillit
étre écharpé. Je vis passer une enfant de quatorze ans, en costume
de cantiniére, avee une écharpe rouge autour dc la taille, qui était
certainement une des plus jolics filles que j’aie jamais vues; elle
avait, du reste, le sourire sur les lévres et marchait la téte haute.
Ce matin-la je ne vis fusiller personne ; je crois qu’on tenait a ame-
ner des prisonniers a Versailles comme trophée de la victoire. Vers
une heure on nous donna Ie signal du départ; nous descendimes
du cdolé du boulevard Malesherbes : tout lc monde était aux fenétres,
et dans beaucoup d’endroits de bruyants applaudissements nous
saluaient au passage. J’éprouvais une sensation éirange cn passant
ainsi l'arme au bras, souillé de poudre et de poussiére, ct mar-
chant au combat sur cet asphalte que j’avais foulé tant de fois en
me promenant en désceuvré ou en courant 4 quelque plaisir! Mais
comme les bravos, les témoignages de sympathie que nous rece-
vions nous allaient au ceeur!... Ce moment nous payait de deux
mois de peine et de dangers. Une autre joie bien plus grande allait
métre donnée : arrivés en face de la caserne de la Pépiniére, nous
lournames brusquement sur le boulevard Haussmann, puis sur
l'avenue de Messine. Presqu’en face du couvent du Carmel, nous
fimes halte ; je me précipitai pour voir ma sceur !... Quelle joie elles
me {émoignérent ces bonnes touriéres qui, une heure auparavant,
avaient encore un piquet d’insurgés dans leur cour!... Pour un
peu, elles m’auraient embrassé... Puis derriére le tour j'cnten-
dis une voix toute tremblante d’émotion qui me disait : « Est-ce
loi, Victor? Tu n’es pas blessé? Est-ce que tu vas te battre encore? »
—~ « Mais non, répondis-je, tout est fini!... » Malheureusement, le
ruit incessant de la fusillade et le craquement des mitrailleuses
q wi retentissaicnt sans reldche, me donnaient un démentt. Je n’eus
Pas méme le temps de voir ma sceur 4 visage découvert; je courus
rejoidre mon bataillon. Nous fimes une longue halte au haut du
Parc Monceaux. Dans le parc, on fusillait les prisonniers pris les
ames 4 la main; j’en vis tomber ainsi quinze, puis une femme.
Deja un bruit sinistre était répandu que Paris était en feu; aussi on
redoublait de sévérité. ;
Tandis que la premiére compagnie occupait les barricades en
avant de nous, nous fdmes casernés jusqu’a la nuit dans des bara-
{Wements qui avaient, pendant le siége, été faits a Courcelles pour
les mobiles. A la nuit, les hommes de bonne volonté, et il y en eut
aucoup, furent demandés pour relever la 1° compagnie de la
6144 SOUVENIRS D'UR VERSAILLAIS.
garde des barricades ; il y cn avait une que les msurgés avaient
plusieurs: fois essayé de reprendre, et sur laquelle s’acharnaient
en ce moment seurs obus. et leur fusillade. Dewx ou troas votontai-
res de la {™ compagnie. y avaicnt déja été blessés ; mais, & la clarté
de la lune, on distinguait aussi cing ou six cadavres d'msurgts
étendus 4 quelques pas en avant: M. Lamoureux porta derriére cetic
barricade une vingtaine de ses hommes ; dix métres plus loin, a
intersection dc deux rwes, se trouvait une grande maisen qui ser-
vait de cabaret ct d’estaminet : c’étart notre extréme avamt-poste.
M. Lamoureux en confta la garde a Prot, 4 Ben-Abem et 4 moi; il
venast de temps en temps y faire des rondes. Nous neus instal-
lames dans. ha salle de bthlard, a plat ventre, chaeun & une fenttre,
échamgeant de nombreux coups de feu avec la harvicade den face
et les maisons des cnvirows. Nous avions l’ordre formel de- tirer
parteut ou 1} y aurait uné lumiére; mais nous ne vimes pas d'aulre
lumiére que |’éclair dic leurs fasils. Nous fimes prisonazers, durant
cette nuit, um assez grand nombre de gardes nationaux qui winrent
se rendre # nous; aussitét que |’um d’cux se préscatant la erosse cn
l’air, nous tur eriions d’avameer jusque sows la fenétre, ct pour lu
dter toute velléité de changer d’avis, deux d’entre nous le tenaient
en jouc, tandis que le trosiéme descendait, et le faisamt mareher
devant luz, le conduisait aw lieutenant. Vers deux heures du matin,
au moment ou je me penchais par la fenétre pour tirer dans la rue
4 gauche, je fws atteint dans le bas de Yoreille par une balle qui
vint, en ricochant, m’effleurer la nwqae. Le licutenant arriva faire
une rende quelques mimutes aprés, et comme ma blessure, bien
que légére, saignait beaucoup, il voulut, malgré mes réckamatsons,
que le caporal me conduisit auprés d’um chirurgicn; nous en cher-
chames un pendant plus d’wne heure sans pouvoir en trouver, ce
qu? promettait bien de |’agrément pour le cas o& }'on aurait une
jambe brisée ou toute autre blessure grave ct cxigeant wn panse-
ment immeédiat. Je revins donc paisiblement 4 mon poste, quey 0c
cupai jusqu’a sept heures, heure @ laquelle jc pus offrir quelque
chese en pdture @ un appétit dévorant; puis un elsirurgien de la
ligne, installé dans une petite voiture d'ansbudance, me recolla mor
oreille en passant au travers. deax kengues épingles naires, ef je
rejoignis le bataillon, qui s’étast déja remis.cn mavche. Ce jeardiail
le mardi 25 mai, qui s’est profondément gravé dams mea mémoire-
La division Grenier, du corps Ladmirault, devait premdre Moat
martre: @'assaut, et ’honreur de mercher en téte était néservé aux
volontaires de la Seine. Mais auparavant il fablait débbayeg l’énerme
paté de maisons qui se trouve entre Montmartse ct Coureelles, ¢t
qui était encore au pouvoir des gardes nationaux. Alors eommen¢®
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 615
cette guerrc terrible qu’en appelle guerre des rues, ou l’en se bat
chacum pour sor, homme & homme ; oit il faut lutter pted a picd,
prendre maisos par maison, sauter le revolver & la main dans #es
caves ou grimmper par quelquc escalier étroit dans bes greniers; ov
'emmem: Ure par derriére, et le plus souvent re porte méme pas
duniforme. Deux ow trois coups de fasib, tirés presqu’a coup str, par-
lent dune maison, et chacan d’eux. fait.une victime parmi vos ca-
marades. Exaspéré, vous briser ka porte, vous bondissez dans la
maison : il faut que le crime so poni, que ke meurtrier soit fu-
sulé immédiatemcnt; mais il y a ka dix hommes, tous jurent
qw ils som innoecnts! Alers il faut que chaque soldat se transforme
en juge supséme, qu’il regarde si le fusil a été récesament déehargé,
si les mains sont moires de poudre, si 4a blouse et le pantalon du
civil ne recemvrent pas l’uniforme dw garde national! Nul ne lui
demandena comple du.droit de vie et de mort qu'il va exerccr au
malicu des femmes et des enfants qui se trainent en suppliant;
dams toute la maison on n’entead que gémissements, eris. et déte-
nations d'armes 4 feu! Au coin de chaque rue on voit des cadavres
élendus ow des. hommes qui vont meurir fusillés! J’ai assistd ce
your-la a un spectaele affreux ct j’ai senti un poids énornme se sou-
lever de mon cceur quand est venu le mement de lassant, de la
gucrre framche et belle avec l’élan du combat, les trompettes qui
sonnent da charge et l’cnnemi en face. Netre oniforme’ donnait sea-
vent liew a des méprises sanglantes = une fess, un, des volomtaires
de la 4" compagnie, qué avait des galons de lieutenant, entre dans
une maison ; up hommes’ ytrouvait. « Vouls! voila! mon heutenant!
s'écriat-il em le voyanf entrer. Mon fils yest déja cm train d’cxpédier
les Versaillais ; jc prends mon fusil et jc viens. » Un instant aprés,
le panvre diable était aux mains de la prévété. Dans un autre me-
mem, on venait de tirer par wnc fenétee et de nous tuer um ser-
gem. Nows faisons voler la porte en éclats: M. de Grandpré entre le
premies ; je le suis et fouille la maison en tout sens. Dame um cou-
loir eescur je me sens saisir bes deux mains par unc femme en
chemise toat éehevelée. « Je me:veux pas, criast-elke d'une voix. dé-
chiraste, que l'on tise pas ma fendtre! » Jc ne pus jamais lox fare
contprendre que je n’étais pas un insurgé; il me faut la renverser
et. passer outre. Dans cette maison, nous ne trouvames qw ull
hemenc: il y avait dans sa chambre un fasil fraichcment-déchssge :
lai, sa fesame ct ses enfants se trainaient 4 nos genouz, yurans
qu'il n'étais pas coupable, que le meurtrier s’étaié enfai apres avosr
tiré. Je m’cfforeai en vaiw de le sauver; les présevaptions ebasent
trop grandes, et mon intereession ne fat pas écoutée : i fut passé
par les armes au pied méme de sa maison...
616 SOUVENIRS D'UN VERSAILLATS.
Le général Pradié, notre général de brigade, marchait en téte
de nous; toujours Ie premier, bicn que son uniforme 1|’exposit ter-
riblement, dans unc gucrre de désespérés qui visaient surtout les
chefs. Un insurgé, que nous venions de prendre, s’arrache de nos
mains, saisit la bride du cheval du général, et le menace d'un
revolver qu'il avait encore a la ccinture. Le général, ivre de fu-
recur, criait : « Fusillez-le! fusillez-le! » Mais c’était impossible:
ils étaient trop prés Pun de l'autre; tout a coup, linsurgé fait un
bond énorme, se dégage et s’élance dans une petite rue tortucuse
qui se trouvait prés de la : vingt d’entre nous se pressent et se
poussent 4 la fois pour le tirer, mais avec tant de précipitation,
que le communeux, qui sautait comme un cabri, aprés avoir essuyé
plus de vingt balles presque 4 bout portant, finit par s’échapper.
Le général était vert de rage. Cependant, nous avancions pied a
pied, lentement, mais sans reculer jamais; a trois cents métres en
avant de Montmartre, dans les maisons en construction et dans
des chantiers qui se trouvaient par 1a, s’étaient réfugiés un nombre
considérable d’insurgés, qui faisaicnt pleuvoir sur nous unc gréle
de balles; les chasscurs 4 pied grimpérent sur le toit des maisons ;
nous fimes déployés en tirailleurs derriére des murs que nous
crénelames en un instant, et aprés une lutte de fusillade assez
vive, nous arrivames 4 éteindre le feu de !’cnnemi ct a occuper ses
positions. Il y cut alors environ deux heures d’arrét, pour faire
les préparatifs suprémes au moment de l’assaut. Nous cdmes un
repos relatif : les uns échangeaient des coups de fusil avec les
ennemis placés sur les hauteurs; les autres fouillaient les maisons
et ramenaient de nombreux prisonnicrs; d’autres cherchaient a
manger, ce qu’ils ne trouvaicnf pas, du reste. En conduisant des
prisonniers 4 la prévdté, je trouvai 4 acheter douze harengs saurs,
quatre litres de lait, neuf livres de pain, des prunes, du sucre
d'orge, et une livre de saindoux; je pris tout ce qu’il y avait, selon
ma louable habitude. Ce fait énormément débrouillard me valut
des félicitations chaleureuses du corps des officiers; colonel en
téte, ils mouraient de faim, et furent tout heureux et tout aises de
partager mes provisions; tandis que j’étais paisiblement assis sur
unc poutre, a déjeuner avec eux, les insurgés n’étaient pas sur un
lit de roses : la butte Montmartre était devenue comme une im-
mense cible sur laquelle le Mont-Valérien, Montretout, les forttfi-
cations et tous les autres points ot nous avions des batteries ti-
raient sans relache; l’artillcrie de notre division avait installé- 4
cété de nous, sous un hangar, deux amours de petites piéces de 7,
dont pas un coup n’était perdu : chaque fois qu’un obus éclatait
dans les tranchées ennemies, on voyait sortir de dessous terre une
SOUVENIRS v'UN VERSAILLAIS. 617 -
veritable fourmiliére d’étres humains qui se sauvaicnt des tran-
chées comme des lapins d’un terricr. Nos chassepots les accom-
pagnaient dans leur fuite, et ne contribuaicnt certes pas a la
ralentir.
Cependant, l’heure de l’assaut approchait, nous ne savions pas
encore que notre bataillon était désigné pour téte de colonnc, mais
nous marchions toujours en ayant. Arrivés a la rue Mercadet, le
feu des insurgés devint terrible; une barricade dominait la rue et
nous barrait entiérement le passage; nous nous arrétaémes un
instant, nous mettant a l’abri dans une ruelle. En ce moment, le
commandant Durieu, capitaine de la 1° compagnie, vint 4 moi : le
commandant Duricu était un vaillant soldat et un excellent coeur,
mais il avait un caractére trés-vif; cing semaines auparavant, a la
suited’un malentendu, nous avions eu ensemble unc querelle trés-
violenle qui, sans linteryention de sa compagnie et les ordres for-
mels du colonel, se serait dénouée par un duel; je fus donc trés-
surpris de le voir m’adresser la parole. « M. de Compicgne, me
dit-il, votre capitainc vous a recommandé a moi; il ne peut étre
question, en ce moment, de nos petites rancunes personnelles; je
vais prendre dix hommes de ma compagnie, si vous voulez venir
avec dix hommes de chez vous, nous donncrons I’assaut de la bar-
ricade. » Je lui serrai les mains avec effusion en le remerciant de
Vhonneur qu’il me faisait; tous ceux de mes camarades qui se
trouvaient 1 s’offrirent 4 m’accompagner. Un instant, nous cher-
chimes, cn passant par les jardins, & tourner la barricade; mais
ii fallait faire deux ou trois bréches dans les murs et un asscz
grand trou; nous n’cdmes pas la patience d’attendre. « Baionnctte
au canon! » cria le commandant Durieu en agitant son képi en
lair; nous courdmes droit 4 la barricade; grace 4 mes longues
jambes, j'eus la chance d’arriver le premicr dessus. Les insurgés,
stupéfiés, ne firent qu’un simulacre de résistance et, deux minutes
aprés, le drapeau tricolore y avait remplacé le drapeau rouge.
Jétais trés-excité; je voulus crier : Vive la France! mais il me fut
impossible de faire sortir un son de ma gorge.
lly avait, autour de la barricade, quelques maisons dans les-
quelles s’étaient réfugiés pas mal de gardes nationaux, nous les enle-
vames el les fouillames toutes l'une aprés l'autre; tous les hommes
pris les armes & la main étaient immédiatement fusillés. M. de
Grandpré avait fait, a la téte de volontaires frangais, sous le drapeau
du Sud, la guerre de sécession en Amérique, ct dans cetle guerre-
rs on ne faisait pas de prisonniers. Du reste, les ordres ¢talent
ormels,
Je vais avoir a raconter Ja mort du commandant Durieu : on a
618 SOUVENIRS D’GN VERSAILLASS.
donné, & ce sujet, dans les journawsx, beaucoup de détails dont plu-
sieurs somt controuvés, je puis le ecrtifier, car jc ne l’ai pas quitté
un instant depuis Passau de la barricade Mercadct jusqu’au me-
ment ou il est tombé en haut de Montmartre, 4 quatre ou cing me-
tres de moi. Du restc, sa mert n’a pas besoin d’embelhssements
pour étre héroiquc. Aprés que nous avons eu enlevé Ia barricade
de la rue Mereadet, nous sommes entrés um instant dans ume serte
de cabaret borgne pour étaneher la soif qui nous dévarart ; le eom-
mandant Duricu, aprés m’avorr domné une chaleurense poignée de
Main, ct m’aveir exprimé tous ses regrets du différend qui sétart
élevé entre nous, se tourma vers. ceux qui étaient présents ef leer
dit qu'il avait pris avec lui l’élite des volontaires et qu'il comptait
sur nous & ke vic, 4 ba mort, pour l'assaut de Montmartre. Neus ha
répondimes par les cris de : « A Montmartre! 4 Montmartre! »
Mais if neus dit qu’tl fallait attendre encore un peu et eceuper nos
leisirs en déblayant les masons environmantes. Comme jentrais,
avec Ben-Aben, dans une de ces maisons, fermée par une grande
porte cochére, j’apercus, dans la cour, um assez beau chevat tout
sellé, avee des fontcs et une seble militarre; il appartenait évidem-
meat & quelque insurgé; je me précopitai daws-. la maison, pour
trouver le proprictaire: ou pbutde le détenteur de la béte, lorsque
tout a coup je fos assaslli par une nuée de fermmes, de jeunes filles,
de vieilles, pleurant, wurlant, me saisissant par mes gcneux, par
ma tunique, par mes bras. « Monsieur, mon fils! monsfeur, mon
petit-fils! monsicur, mon friére!. » criaient-clles 4 qui mieux. mieux;
e’etait 4 fondre la téte. « F...-moi la paix! Ou est le chef insargé? »
eriai-ge de toutes. mes forces. « Monsieur, il est parti il y a une
heure vers Montmartre; mais monsiewr, mon fils! mon petit-fils!
mon frire! Un si bon jewne homme! si iwnecent! si doux! jaca-
pable de tuer une mouche. » — C’étaié a ne plus saven- que de-
venir! — « De qui pariez-vous? OU est-il? » demandai-je ahuri.
Enfin, toutes ces pleureuses m’amenérent un grand jeune hemme
de dix. ‘sept ans en uniforme de garde national et plus mort que vil.
Il avait une grande figure de mouton ef l’air st béte qu "i semblait
tmpossible qu'il edt commms qucique méchenesté; j'eas pitié de
lui: d’un vigourcux coup de poing dans le das, je le poussai dans
une petite chambre devant laquelle je montas la garde, et chaque
Seis qu’tl se présentait quebque sobdat, je disais que javars déya
wisité la maisen. et qw'il n’y avait riew de suspect. Cepoendant: Ben-
Abcn s'ciatt occupé 4 cmporgner le cheval de Pinsurgé; on l'amena
ea grande pompe au commandant Dueten, qui s’élanga dessus avet
son chassepot en bandouillére. Nous étions au pied de Montasastre,
demandant Passaat 4 grands cris; 4 mi-chemm de la butte, #
SOUVENIRS D'UN VEBRSAHLAIS. 64
trouvait un petit mur. « Allez jusque-la avec deux ow trois hom-
mes, dit le général Pradié & M. Duriew, mais surtout arrétez-vous
ace mur ci n’allez pas plus loin. » Le commandant partit au
tret; un de mes camaradcs, nommé Robitaillé, et moi, nous le
suivimes courant & toutes jambes, agitant nos képis en )’air et
criant: « Vive laFranee! » bt. Durieu atteignit le mur, et, oubliant
les ordres donnés, continua & gravir ja colline; naturellement,
Robitaillé et moi de courir derriére lui. Les insurgés, saisis d’une
panique folle, pensant que toutes les troupes nous suivaient, se
sauvcrent de fous cétés sans tirer un coup de fusil; en méme
temps, les volontaires, M. de Grandpré en téte, nc pouvant contenir
leur impatience, s’élancérent 4 Vassaut; ils cntrainérent les chas-
seurs 4 pied, ct toute la ligne suivit. En un instant, le comman-
dant Duricu était au sommet de Montmartre, ct nous |’y rejoi-
gnions. Il mit pied a terre, attacha son cheval et, sans rien vouloir
altendre, s’élanca 4 la poursuite des insurgés, qui fuyaient dans
la direction de la Tour Solférino; naturcilement, nous ne le quit-
lames pas. Cependant, les insurgés en déroute vinrent tomber dans
la division du général Douai, qui avait tourné la butte Montmartre,
et la gravissait de l’autre coté. Accueillis par une fusillade meur-
inére, ils s'apercurent qu’ils étaient pris entre deux feux et que
loule retraite leur était coupéc, ils revinrent alors de notre cdté et,
avec le courage du désespoir, s'apprétérent 4 se frayer un chemin
par la. Je les vis qui se reformaient dans toutes les directions; vai-
hement, Robitaillé et moi,-nous criames au commandant Durieu
de s'arrdicr; il était comme grisé par la poudre, il continuait a
courir, ne s’arrétant que pour tirer. Il avait sept ou huit métres
d’avance sur nous et venait de faire feu sur la fenétre d'une mai-
son, lersque nous le vimes tout & coup tomber comme uae masse
inerte. Deux balles l’avaient atteint mortellement. Je me retournai
et vis unc dowzaine de volontaires qui arrivaient avec M. de Grand-
pr. Je eriai au capitaine Paurée, de la 1 compagnie, qui était le
plus prés de moi: « Le commandant est tué, il faut l’emporter. »
« Oecupez-vous des yivants, me cria-t-il, revenez vite, la position
est mauvaise. » En un instant, je fus prés de lui; la position état
on effet terrible, nous n’étions que seize sur ce point; le reste des
Velontaires s’était jelé en avant, d’un autre cété des buttes Mont-
Martre. De l’endroit of nous élions, nous dominions deux rues,
Situées 4 soixante metres l'une de l'autre; Pune d’elles était la rue
Fontaine. Une barricade, abandonnée par les insurgés, formait la
tte de ces deux rues; en allant a la barrieade de larue Fontaine,
Japereus, au bas de la rue, 2 cent métres de nous, frois ou quatre
cents gardes nationaux rassembiés : il y en avait déj& qui circu-
600 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS.
laient dans toute la rue. « Ils arrivent de tous cétés 4 cette barri-
cade, » criai-je 4 M. de Grandpré. — « Alors, il ne faut pas vous
en aller, » me dit-il de l’air le plus tranquille du monde. Ces pa-
roles me firent monter le sang au visage; avec Ic capitaine Paurée,
Robilaillé et cing autres, nous occupdmes cette barricade, tandis
que M. de Grandpré ct huit hommes défendaient l'autre rue. Nous
tinmes ainsi pendant (trots quarts d'heure, montre en main, re-
gardée, minute par minute, par M. de Grandpré, qui m’a avoué
que c’était un des mauvais moments qu’il a jamais passés. Heu-
reuscment, le éceur manqua aux insurgés: eu face de nous, au
bout de la rue qui n’avait pas plus de cent métres de longueur, il
y avait une tranchée assez profonde, dans laquelle ils s’étaicnt
tous massés; au lieu de nous charger en masse, et d’enlever notre
barricade, ve qui, vu leur immense supériorité numérique, eut
été l’affaire d’un moment, ils s’élancaient hors de leur tranchée
par groupe de quatre, cing ou six au plus; chaque fois qu’un
de ces groupes se produisait, nos coups de fusil, tirés presqu’a
coup sir a une si courte distance, l’abattaient en entier; alors
ceux qui s'apprétaient a les suivre s’arrétaient immédiatement,
hésitant, tiraillant, ou essayant de parlementer, en criant : « Vive
la Commune! nous sommes tous {réres! » ils espéraient ainsi nous
engager 4 nous rendre. Au bout de quclques minutes, une dizaine
d’hommes marchaient de nouveau sur la barricade, cing ou six
tombaient sans entrainer les autres; bientét il y cut, devant leur
tranchéc, un tel amas de cadavres, que plusieurs gardes nationaux
se glissérent derriére les morts ct s’en firent un abri pour tirer sur
nous plus 4 leur aise. Quelqucs-uns, il faut le dire, se firent tuer
avec une bravoure intrépide, criant : « Vive la Commune! » et
appelant les autres qui ne venaicnt pas. Un enfant de quinze ans
sortit d’une maison, agitant un drapeau rouge, cl excitant, de la
voix et du geste, les insurgés 4 le suivre : il resta ainsi pendant
prés de deux minutes, nous lui tirames plus de trente coups de
fusil, et, chose incroyable, nous ne le tudmes pas. Cependaat, le
nombre des gardes nationaux allait sans cesse en augmentant, leur
feu devenait trés-vif et notre position de plus en plus insoute-
nable. Robitaillé recut une balle dans Veil droit. « Mon pauvre
ami, me cria-t-il, je suis fichu. » Je l’aimais bien, car c’était un
brave et loyal soldat. Pourtant, je ne pus que lui serrer la main,
sans m’occuper de lui. Il descendit la colline comme un fou, te
nant sa téte entre ses mains ct tournant sans cesse sur lui-méme,
ainsi que j'ai vu faire souvent au liévre atteint d’un grain de
plomb dans !’ceil. Sa bonne étoile le conduisit du cété des ndtres,
il aurait aussi bien pu sc jeter dans les insurgés, car il ne savait.
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 621
plus ce qu’il faisait; pour moi, le terrible se mélait au grotesque
dans cette situation critique : dans les provisions que j’avais ache-
tées une heure avant l’assaut, se trouvait une livre de graisse
blanche qui avait été le dessus d’un paté de foie gras : je l’avais
mise dans la musctte qui mc tenait licu de sac; malhcureuscment,
dans la chaleur de l'action, ce comestible s‘était entiérement li-
quéfié, puis mélé 4 mes cartouches, ct 4 mesure gue celles-ci de-
venaient plus rares, j’étais obligé de les pécher dans un marécage
de graisse, cn sorte que mcs mains, mon uniforme, mon ltusil, en
étaicnt tout couverts. Pour comble de disgrace, 4 un moment
donné, mon fusil, qui avait déja tiré plus de deux cents coups,
me refusa tout service! I] me fallut donc rester 1a, inactif, tirant
seulement de temps & autre quelques coups de revolver 4 diffé-
rents points de la barricade pour faire constater ma présence a
ennemi; je réfléchissais mélancoliquement que cela ne pouvait
durer et je songeais 4 ce que les insurgés feraient de nous, si par
malheur nous n’étions que blessés au moment de tomber entre
leurs mains. Ajoutez 4 cela qu’un coup de fusil, tiré trop prés de
mon oreille, m’avait pour ainsi dire crevé le tympan, et qu’en
conséquence chaque coup de fusil tiré prés de moi me faisait atro-
cement mal.
Cependant, M. de Grandpré avait envoyé Bourgaud du Coudray,
qui n’avait plus de cartouches, chercher du renfort; pendant prés
d'une demi-heure, il attendit.sans rien voir venir; il se décida
alors 4 détacher encore un homme; c’était dur, car il n’en avait
plus que douze valides pour les deux barricades ; quelques instants
apres, le secours arriva : ce ne furent d’abord que deux soldats,
Ben-Aben ef du Coudray; je ne saurais dire quelle joie j’éprouvai
en voyant ces dcux amis et quelle énorme poignée de main je
donnai a Ben-Aben, quand il s’agenouil:a 4 cOté de moi derriére
la barricade. L’ingrat me récompensa cn tirant un coup de fusil
si prés de mon oreille, que je crus qu'il ne restait rien de ma
pauvre tate, déja si endolorie; je ne pus m'empécher de lui don-
ner un grand coup de poing dans le dos. Trois ou quatre minutes
aprés, unc compagnie de francs-tireurs de la ligne arrivait au
pas de course et prenait position prés de nous; nous étions sau-
vés! — Néanmoins, la lutte ne s’arréta pas 1a : les insurgés, voyant
les képis rouges, perdirent tout espoir d’enlever d’assaut la barri-
cade, mais, enveloppés dans un cercle de feu qui allait se rétrécis-
sant, ils voulurent 4 tout prix sortir de la. — Aussi, un instant aprés,
nous vimes paraitre au bout de la rue la gueule d’une mitrail-
leuse qui se remuait comme par enchantement, poussée par des
hommes cachés dans la tranchée. Tous nos efforts se concentré-
622 SOUVENTRS D'UN VERSAILLAIS. 8
rent sur cette terrible mécanique, qu’sl s’agissait de ne pas fatsser
pointer sur nous. Chaque fois qu’un artilleur ou un soldat de la
Commune essayait de remucr linstrument, quarante coups de
feu l’étendaicnt mort 4 cété desa piéce : ils y mirent une énergie
dont le désespoir seul pouvait tes rendre capables; tantét l'un
d’eux se sacrifiait, se découvrait entiérement ct ne tombatt qu’s-
pris avoir donné une assez forte impulsion 4 la mitraillense;
taniét un autre, se glissant au milicu des morts, poussait a fa
roue; nous fimes alors obligés de tirer sans relache dans le tas
des cadavres; enfin, Véclair jaillit; le coup partit. Mais il dart
pointé avec trop de précipitation, ct les projectiles passérent en
siffant bien au-dessus de nos tétes. Quelle ne fut pas notre sur-
prise, quand l’épaisse fumée qui obstruait toute la rue se dis-
sipa, de voir une sorte d’énorme paravent qui nous masquail
la mitrailleuse! les insurgés avaient poussé devant une grande
porte arrachée 4 quclque maison voisine et rechargeaicnt mamte-
nant tout 4 Icur aisc. Ileureusement, quelques-uns de nous eurent
la bonne idée de tirer dans ce rempait improvisé, et quelques
petits jours apparurent immédiatement, qui nous montrérent
qu'il n’était pas 4 Vabri de la balle; cn un instant, id fut criblé
comme un écumoir. Les insurgés purent pourtant encore faire
partir trois ou quatre fois ‘cur mitrailleusc, mais sans plus de
succés que la premiére. Notre nombre augmentait a chaque
instant, et le feu de l’ennemi se ralentissait en proportion. A quel-
ques.métres devant notre barricade, sur le coté, ect le cdté droit de
ja rue Fontaine, il y avait une grande maison d’ou étaient partis
bon nombre de coups de fusil 4 notre adresse. Un des volontuatres,
nommé Simon, s’élanga par-dessus notre barricade ct; sans souci
des coups tirés sur lui deja tranchée, sc mit en devoir d’enfoncer
la porte en question. Quatre ou cing d’entre nous vinrent fe re-
joindre, et un instant aprés, le revolver au poing, nous fouillions
la maisen en tous sens. Une petite pancarte, collée sur la porte
d'une chambre et surmontée d’unc inscription, attira bientél au
plus haut degré notre attention. fl y avait la-dessus un nom que
je ne me rappelle pas exactement, mais qui était accompagné de
ia mention suivante : « Ancien quartier-maitre du Louis Quatorte;
potnteur de la Joséphine et de 1a Valérie; » puis les états de service
trés-brillants de ce marin dont on a beaucoup parté pendant te
premier siége, et enfin : « Chargé par la Commune des siqnewx
entre Asniéres et Montmartre, et de la surveillance des batteries
de Montmartre. » Un coup de crosse fit voler la porte en éelats.
un horame était couché dans un Ht, s‘étirant et élendant les bras
comme quelqu'un qui se réveille; notez que, depuis une heure,
SOUVENIRS D'UK VERSAILLAIS. 25
en enfendat uB vaearme a ressusciter plusieurs morts : « De-
bout! » lui crions-nows; i4 se idve; il étast encore teut habillé
d'un wniforme de marm. — « Que faites-vous 14? — Vous ie
voyez, j Htais fatigué ct je dormais. — Ga suffit, descendez. » Noirs
Je fimes descendre en lui appuyant notre revolver sur la tempe, et
nous Je cemduisimes 4 N. de Grandpré. En chemin, il criait ot
suppliaié : « Vous. ne me fusillerez pas! je suis un maria; wn
mana rerosamé pour la mandére dont je tire; je suis un quartier-
maitre da Louis Quatorze. —(C’cst votre condamnation, » lus dis-je
froidermment. Nous trouvdmes M. at Gramdpré, qui s’amusait beau-
cowp; il avart pris, dans unc matson située auprés de la barr
cade, quutre ou cing individus plus que suspccts, mais ils avaient
juré, au moment ou als furent faits prisonniers, qu’ils étaient dé-
voués pisqu’a la mort a l’'arméc de Versailles. « Trés-bien, leur
dit M. de Grandpré, alers vous allez avoir une magnifique occa-
sion de prouver votre dévouement. » Et al jes oblicgea 4 travailler
immédiatement a une barricade trés-expesée au feu de l’ennemi.
Rien de plus extraordinaire que Ics figures de ces harricadiers
malgré eux, dont deux éetaemt en chapcaa et en redingotc noire.
Je dois dire, da reste, qu’aucum d’cux ne ful atteint, ct on finit
par les remvoyer chez cux, ce dont ils témoignérent une joie
bruvante. M. de Gramipré sous demanda quel était le prisonnicr
que nous lui amenioas. « Men capitaine, iwi répondis-je, vous me
reprochez toujoms d'étre trop bon pour les communeux, mais en
voici ua que je vous abandonne. C'est un marin qui a déshonoré
son uniforme; da reste, c'est le fameux pointcur de ia Vaiérie, et
ll est beaucoup trop adroit pour ne pas avoir tué plusieurs des
aéires.a Asniércs. » Le capitaine tira son revolver de sa ceinture et
lai bréla la cervelle de sa main.
C'est seulement vers ce moment que nous pimes aller chercher
le paayre commandant Duriew ; il n’était pas encore mort, mas
déja il ralait sans comnaissamce : une bal‘e lav avait fendu la téte
et mis le crane 2 découvert, et unc autre l'avait frappé dans les
Fems. Il n’avait que trente ans, avait été décoré la veille et était
marié! Notre second docteur, M. Quéval, qui était toujours 1a peur
*digner les bless¢s, sows le feu méme de l’cnnemi, lava secs plaies
e1 4 un pansement qu'il savait lui-méme étre inutile. Comme nous
m’avions pas de civiére pour l’emporter, on m’envoya en demander
ae 4 des soldats d’un régiment de ligne qui se trouvait 4 deax ou
{reais cents macires de a, sur l’autre rewers de la butte. La je faéllic
Paw la premizre fois, mais non pour la dernsére, étre tué comme
*DSurgé. Tandis qme je traversais 4 mi-cdte la butte Montmartre, des
S0ldats qui étaient de ta butte me prenaient pour un garde national
624 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS.
et me tiraient dessus, tandis que ceux vers lesquels j‘allais, croyant
que jélais un ennemi qui venait se rendre, me tenaient tous en
jouc, afin de ne pas me manquer si par hasard il me prenait une
yelléité de rebrousser chemin. J’étais donc obligé de marcher la
téte haute, le fusil en bandouliére, sans méme saluer les balles,
car un faux mouvement m’aurait couté la vie! Au moment ou j'ar-
rivais 4 eux, les lignards me criérent : « Eh bien, citoyen! com-
ment vont les affaires de la république? » Heureusement, mon ba-
taillon n’était pas loin et je n’eus pas de peine a leur faire com-
prendre leur crreur et le but de ma mission; mais ils n’avaient pas
de civiere et il nous fallut attendre longtemps avant d’en trouver
une : nous finimes cependant par pouvoir transporter le pauvre
commandant dans une maison peu éloignéc, qui était justement
cclle de la rue des Rosiers dans laquelle avaient été fusiblés les gé
néraux Lecomte et Clément Thomas; je ne |’ai su que depuis, en
sorte que jc ne l’examinai pas avec beaucoup d’attention dans le
moment, mais il me souvient que c’était une belle habitation, avec
un grand jardin et une serre; le propriétaire demanda avec une
grande bonté qu'on laissdt le commandant chez lui, promettant
d’en avoir grand soin: au reste, il était déja a l’agonie et expira
quelques heurcs aprés. Ce fut vers huit heures environ que les
dernicrs coups de fusil furent tirés 4 Montmartre, le drapeau trico-
lore flottait déja depuis plus de quatre heures sur le Moulin de la
Galette et sur la tour Solférino. Nous couchdmes sur la butte méme,
aupres du moulin, au milicu d’une immense quantité d’artillerie
qui, sans la promptitude des Versaillais, aurait ravagé Paris:
Mais, comme si les pertcs que notre bataillon avait faites dans cetle
glorieuse journée n’étaient pas assez douloureuses, un cruel acci-
dent vint encore nous attrister : un coup de chassepot parti par
imprudence des mains d’un sergent de notre compagnie, nommé
C..., vint tuer raide deux jeunes gens d'un grand avenir, officiers
de mobiles, qui servaient dans la premiére compagnie.
Telle fut cette journée du 24 mai dans laquelle les volontaires
de la Seine curent, comme le constate officicllement dans son rap-
port le maréchal de Mac-Mahon, I’honncur de planter le drapeau
tricolore sur les buttes Montmartre, un des plus redoutables re-
paires de l’insurrection : je l’ai racontée telle que je l’ai vue avec
un petit groupe dans lequel je me trouvais ; mais comme, pendant
lassaut, les volontaircs furent divisés sur plusicurs points, il s'ac-
complit naturellement de trés-beaux faits d’armes dont je ne pus
étre témoin; ainsi, tandis que lc capitaine Pauréc se battait comme
un enragé a cdté de nous, ruc Fontaine, son fils, un enfant de
quinze ans, qui était arrivé, pendant la premiére guerre, 4 ¢tre
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 625
nommé sergent de chasseurs, et servant alors de clairon a la pre-
mitre compagnie, accomplit des prodiges de valeur, courant sur
toutes les barricades, son clairon d’une main, son fusil de l’autre
et sans que ricn put l’arréter.
Sile mardi 24 mai a été un des plus beaux jours de ma vie, je
n'en dirai pas autant du mercredi 25 ot je faillis étre fusillé comme
communeux! Mais n’anticipons pas. Vers dix hcures du matin,
aprés quelques perquisitions et pas mal d’arrestations d’insurgés
aux alentours de Montmartre, nous descendimes dans Paris par la
rue des Martyrs : quelques obus tombaicnt encore envoyés par Bel-
leville; nous eimes méme deux blessés cl un homme du nom de
Thomas fut tué : tout en cheminant, nous défaisions les innombra-
bles barricades que nous rencontrions sans cesse et sur lesquelles
fottait déja, au milicu de beaucoup de cadavres, le drapeau trico-
lore planté par la ligne. Nous primes la direction du boulevard Ma-
genta et de la gare du Nord ou !’on entendait une fusillade et une
canonnade des plus violentes; nous croyions qu’on allait encore
nous faire donner, mais il n’en fut ricn, heureusement, car nous
élions épuisés de fatigue. On nous mit en réscrve derriére l’église
Suint-Vincent-de-Paul, tandis qu’en avant de nous les troupes atta-
quaient la gare du Nord et Iles barricades qui barraient le boule-
vurd Magenta, défendu ‘par les insurgés avec une grande énergie.
Notre colonel nous dit que nous couchcrions 1a, ct ceux qui avaicnt
encore des sacs commencérent a établir leurs tentes sur le trottoir.
Aprés avoir longtemps cherché en vain un endroit of nous puis-
sions trouver quelque chose 4.manger, nous finimes par trouver,
Piot, Ben-Aben et moi, un petit restaurant, le scul ouvert a trois
kilométres 4 la rondce. Le propriétaire, tout en se livrant 4 quelques
considérations sur la politique, dans un sens un peu trop libéral,
nous servit avec empressement a diner. Cependant je savais qu'on
s était énormément battu sur la place de la Trinité et dans tous les
environs ; j’étais trés-inquiet d’une maison qui appartenail 4 un de
mes oncles et que j’habitais avec toute ma famille rue de Clichy;
J avais aussi besoin de faire panscr ma blessure 4 J'oreille qui me
faisait un peu souffrir; je résolus donc de m’en aller voir ce qui se
passait rue de Clichy. Je n’avais aucune inquiétude, car je savais
que Paris était 4 nous depuis Montmartre jusqu’au boulcvard Ma-
genta. Aussi jc partis tranquillement les deux mains dans mes poches
et le revolver 4 la ceinture. Jusqu’a la rue de Clichy, tout alla bien;
mais au moment ou j’étais déja cn vue de chez moi, je rencontrai
un officier d’artillcrie qui se mit 4 me regarder d’un air singulier.
Jele saluai militairement en passant. [] me répondit par un « bon-
jour monsieur » légérement ironique, et, quelques secondcs aprés,
10 Aour 1875. H
626 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS.
j‘entendis derriére moi des: psitt! psitt! qui me firent retourner :
c’étaicnt quatre lignards qui m/invitaient a les suivre. « Ow sont
vos papicrs? » me dit l’officier d’artilleric? Je répondis que je
n’avais pas de papicrs, qu’un soldat n’en portait généralement pas
sur lui, mais que ma compagnie était tout prés de la, a l'église
Saint-Vincent, qu’il était facile de m’y envoyer avec quatre hom-
mes et un caporal et de vérificr que j’'appartenais aux volontaires de
la Seine : Vofficier hésitait, lorsqu’un monsicur qui écoutait ce
dialogue s’avanca d’un air aimable et dit au lieutenant : « Mon lhicu-
tenant, c’est un traquenard que vous tend ce garde national : \’é-
glise Saint-Vincent est encore aux communeux!... » Du coup je
partis pour le poste de la gare Saint-Lazare entre trois soldats donl
un négre. Telle était la terreur qui pesait alors sur Paris que plu-
sicurs personnes du quarticr qui me reconnurent parfaitement n'o-
scrent pas faire la moindre démarche pour me réclamer. En passant
devant la boutique d’un fruitier de la rue de Londres, dont la fille
était sur la port¢ du magasin, je lui criai : « Soyez donc assez
bonne pour aller dire, 10, rue de Clichy, que M. de Compiégne est
arrété. » En arrivant & la gare Saint-Lazare, j’eus @ subir quelques
douccurs des curicux : « Comment! criait un grand monsieur qui,
probablemcnt, s’était tenu caché dans sa cave tout le temps que du-
rait le danger, comment ! vous faites encore des prisonniers parmi
ces bétes féroces ? Mais il faut les fusiller tous!... » Quand je fus
introduit auprés du lieutenant du poste, un jeune officier du 94",
il regarda d’abord, et sans écouter ce que je pouvais lui dire, ma
téte enveloppée d'un linge tout saignant. puis mes mains noires de
poudre : « Pris les armes a la main! » dit-il aux soldats qui me
conduisaient. « Mais oui, dit l’affreux négro, voila son revolver! »
Justement il y avait trois cartouches brilécs dans mon revolver !...
« C'est bien, me dit simplement l’officier, mettez-vous le long du
mur!» Je savais ce que ccla voulait dire: j’en avais vu fusiller
cing ou six cents, auxquels on avait dit aussi : « Mettcz-vous le long
du mur! » Heureusement, je restai calme, car si j’avais crié ou st
je m’étais débattu, mon affaire était claire ; je fis observer au lieu-
tenant, avec beaucoup de loquacité, que j’étais un volontaire de la
Seine, que c’était une grosse affaire de fusiller un innocent: « Yous
étes fa quarante ou cinquante autour de moi, ajoutai-je, attaches-
moi les pieds et les mains, vous aurez toujours le temps de me
tuer demain. » Enfin on finit, aprés m’avoir fouillé et refouillé, par
me fourrer dans un wagon & bestiaux, o je me trouvai avec sept
ou huit fréres et amis de la Commune. L’officier daigna me préve-
nir que la sentinelle avait ordre de tirer sur le premier qui met-
trait le nez a la portiére. Il y avait 1a sept ow huit prisonniers, lows
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 621
jarant qu’ils étaient innocents. De temps en temps on poussait un
nouveau venu dans le wagon. Le premier qui entra ainsi n’était
autre que lc restaurateur chez lequel j’avais mangé dans la journée
et que sa langue un peu trop longue avait fait arréter par des soldats
un peu trop zélés. [1 me reconnut parfaitement, mais son témoi-
gnage m’aurait plutdt nui que servi; on aurait dit que nous nous
entendions comme larrons en foire.
Au bout d'une heure le wagon s’ouvrit et je vis passer la téte
complétement effarée du concierge de ma maison qui, prévenu par
la fruitiére, était accouru en toute hate. « Comment! c’est vous,
monsieur le marquis? ¢a n’est pas possible? — C’est trés-possible
puisque me voila. — Monsieur sait que j'ai perdu ma femme cet
hiver? » — Au diable sa femme! Jc le priai de courir de toute la
vitesse de ses jambes prévenir mon capitaine ; 11 me le promit et
partit... Je m’assis alors dans un coin tout 4 fait tranquillisé et ne
doutant pas que mon capitaine ne vint immédiatement me cher-
cher. Au lieu de lui, ce fut encore mon pipelet, pale comme un
mort: a Monsieur, me dit-il, 11 tombe une gréle de mitraille et de
balles du cété de Saint-Vincent-de-Paul, impossible d’y aller! —
Imbécile ! j'en viens ; donnez cent sous 4 un commissionnaire. —
Est-ce que monsieur croit qu’un commissionnaire ferait pour de
l'argent ce que je ne ferais pas par dévouement pour la maison.
me dit en fondant en larmes ce subalterne aussi honnéte que pol-
tron; pour dix mille francs, pas une 4me n‘irait. — Alors, reve-
nez demain matin 4 six heures. » I! me le promit et s’en alla pleu-
rantcomme une Madelcine... Je m’étendis philosophiquement sur
le plancher, tandis qu’un de mes collégues en détention, un mon-
sleur paraissant fort au courant, nous expliquait qu’en supposant
que nous ayons la chance de ne pas étre immédiatement dirigés
sur Versailles, nous irions, & dix heures du matin, au dépét du
boulevard Malesherbes ov l’on pourrait s’cxpliquer. L’officier vint
deux ou trois fois faire des rondes, mais comme, a chacune de mes
réclamations, il me répondit que je l’em...bétais et que j’avais le
droit de me tairc, je pris le meilleur parti qui était de m’endormir.
Vers minuit, jc fus réveillé par l’intruduction dans notre comparti-
ment d'un vicillard qui geignait beaucoup; j’entendis un des sol-
dats qui venaient de l’amener dire qu’il fallait qu’il s’en retournst
ruc de Maubeuge. Alors je lui adressai quelques paroles éloquentes
qui, avec une picce de cing francs, le déterminérent de se charger
pour mon capilaine d’un billet qui contenait ces seuls mots: « Jc
Sus arrété, vencz me dégager. » Vers sept heures du matin, en
effet, M. Lamoureux, notre licutenant, accourait me serrer la main
él me réclamer; je me croyais délivré cette fois, pas du tout : Ie
628 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS.
capitaine commandant le poste déclara que tout cela ne le regar-
dait pas, qu'il avait vingt-six prisonniers 4 rendre ct que tout ce
qu iil pouvait faire, c’était de m’expédier au dépdét du boulevard
Malesherbes, que mon lieutenant allat m’y attendre, et que la il
me ferait aisément dégager. On attacha deux par deux les prison-
niers; nos conducteurs voulaient m’attacher aussi, mais M. La-
moureux, qui était encore 1a, dit qu'il avait quatre hommes avec
lui et qu’il emploierait plutdt la force que de me laisser mettre les
menottes. On lui fit cette concession et il partit en avant : au reste,
comme nous élions cinq, j’avais lair de ne pas avoir été lié, parce
qu’on ne pouvait pas en licr trois ensemble. Je me mis en marche
pour le boulevard Malesherbes, suivant larue delaPépiniére ct traver-
sant ainsi, au milieu des huées de la foule et des soldats, mon propre
quartier. Je m’en consolai aisément, du reste, pensant que, dans
dix minutes, j’allais recouvrer ma hiberté. Quatre hommes et un
caporal nous conduisaient ; au moment ot nous ventions d’atteindre
le rond-point qui est devant l’église Saint-Augustin, nous rencon-
trons un convoi d’environ deux cents prisonniers, attachés deux
par deux pour la plupart et gardés par une quantité de sergents de
ville ct de gendarmes qui les menaient a Versailles. Jugez de ma
satisfaction en entendant le dialogue suivant s’engager entre notre
escorte ct le commandant de la gendarmerie : « Ou menez-vous ces
cochons? — Boulevard Malesherbes, mon capitaine. — Qu’est-ce
quwils ont besoin d’aller a Versailles ? F...-moi toutes ces canailles-
la avec Ics autres. Fusillés tout de suite ou 4 Versailles, voila ce
qu'il Icur faut!» Ainsi ful dit, ainsi fut fait, me voila incorporé
dans le groupe partant pour Versailles. « Mais, mon commandant,
hasardai-je, j'ai été arrété par crreur; mon capitaine & moi m’at-
tend pour me faire délivrer boulevard Malesl:erbes. — Brigand!
cochon! assassin! il est en uniforme encore tout saignant ei oul
noir de poudre ! Il n’est pas fusillé et il ose parlcr! Sergent de ville.
mettez-moi votre revolver sur la tempe de ce grand 1A ct bralez-lui
la cervelle au premier mouvement... » Me voila marchant avec un
revolver tenu 4 la hauteur de mon ncz! Partout sur mon passage
j'entendais dire : « Oh! la béte féroce! la béte venimcuse! ¢a doil
étre un pétroleur !... » Quand j’essayais de parlcr 4 un sergeant de
ville ou 4 un gendarme, je recevais de grands coups de poing. Un
insurgé qui marchait 4 coté de moi insulta un sergent de ville, ce
lui-ci lui fend le nez d'un coup de coupe-chou, et, comme pout ap-
puyer cette manifestation, le sergent de ville qui marchait derniere
moi m’allonge un grand coup de pied quelque part... J’avouc que
mon flegme commengait 4 se démentir! La perspective de faire
ainsi cing lieues 4 pied pour étre ensuite fourré avec vingt-cing ou
La
Vit oe “nee. se.
SOUVENIRS D’'UN VERSAILLAIS. 629
trente mille communeux, dont je me scrais dépétré Dicu sait quand!
me flattait fort peu : une lueur d’espoir me restait : nous suivimes
larue de la Pépiniére, puis la rue Lafayette, puis la rue de Mau-
beuge dans la direction de Saint-Vincent! Si j’allais passer devant
ma compagnie!... le coeur me battait bien fort !... Nous étions en
vue de l’église quand nous tourndmes brusquement 4 droile!... Ma
dernitre espérance s’évanouit... et cependant j’approchais de ma
délivrance. — Nous fimes halte dans la caserne de la Nouvelle-
France, ot nous fimes bien hcureux de ne recevoir que des injures
des soldats qui étaient la. A cété de moi se trouvait un gendarme
qui avait |’air moins méchant que les autres. Au risque de recevoir
encore des coups de poing : « Mon ami, lui dis-je, ce n’est pas ainsi
que vous nous avez recus quand nous sommes venus vous dégager
a Colombes? — Comment cela, & Colombes? — Oui, lui dis-je,
avez-vous oublié les volontaires de la Seine?... » Ce détail intime
fit réfléchir Phonnéte représentant de la force publique..., il alla
trouver son commandant qui, pendant quelque temps ne voulut
rien entendre ; & Ja fin cependant il me fit comparaitre devant lui :
« Quel est votre capitaine? » me dit-il. Je répondis que c’était M. de
Grandpré, en remplacement de M. A. de Vresse. « Cela suflit, me
dit-il, je connais M. de Grandpré. Gardien de la paix ! menez-moi
cet homime-la jusqu’a l’église Saint-Vincent; si sa compagnie y est,
vous le relacherez. » Le cceur me battait encore bien fort en arri-
vant a l’église : si le malheur voulait que ma compagnie ait démé-
hagé au point du jour, c’était 4 recommencer. Aussi, dés que j’a-
percus sur les marches de I'église le ruban bleu d’un volontaire de
la Seine qui montait la garde, je ne pus m’empécher de crier de
toutes mes forces, malgré les gardiens : « A moi les volontaires ! »
ils accoururent en foule ct j’eus grand’peine 4 les empécher d’as-
sommer les deux sergents de ville qui me conduisaient, en leur ex-
pliquant que ce n’était pas eux qui m’avaient arrété. Le colonel et
le capitaine faillirent mourir de rire au récit que je leur fis de cette
mésaventure qui est pourtant classée dans ma mémoire parmi les
incidents les plus pénibles d'une vie fertile en incidents pénibles. On
attendit jusqu’au milieu de la journée M. Lamoureux qui, avec
mes fidéles amis Piot, Ben-Aben ct Ducoudray, avaient battu tout
Paris, désespérés de ne pouvoir me retrouver. Le colonel me céda
trés-aimablement un lit et unc chambre qu’on avail mis 4 sa dispo-
sition, dans une papeterie religieuse qui se trouvait en face de !’é-
glise; je me jetai dessus tout habillé et pris quelques heures d'un
repos dont j’avais absolument besoin. Vers sept heures du soir, je
fis partie d'une patrouille qui ne manquait pas d’intérét au milieu
de Paris en flammes ; M. Lamoureux nous commandait : nous sui-
650 SOUVENIRS D'UN YERSAILLAIS.
vimes d’abord les boulevards; je n’ai rien vu d’aussi triste! Toutes
les naisons étaient pavoisées de drapeaux comme pour un jour de
féte, et cet aspect de réjouissance formait un contraste aavrant avec
la morne solitude de ces Jongues avenues dont la monotonie n'était
rompue que par des barricades a demi détruites, des armes brisées,
des cadavres de gardes nationaux; autour de nous étaicnt allumés
d’imimenses incendics. Nous allames d’abord dans. le quartier des
Champs-Elysées ; nous avions a y opérer l’arrestation de phusicurs
individus désignés comme communeux. La plus amusante fut celle
de l’ancien pipclet de M. de Grandpré et de sa digne moitié. Ce resper-
table couple, pendant la Commune, n’avait cessé d’injurier madame
de Grandpré a Paris, la traitant de chouanne, femme d’assas-
sin, ctc., etc. Madame Pipelet avait méme poussé la vivacité jusqu’a
la griffer au moment ot elle déménagcait pour se sauver de Paris. —
C’était impayable de les entendre : « 0 ma femme! criait le concierge
a son épouse en pleurs, c’est-il possible qu’il soit venu dans la
malice des hommes de t’arréter, 6 ange d’innocence! toi qui es c¢
qu'il y a de plus pur au monde. » On chercha quatre ou cing fois
a ics faire taire, mais ils se seraicnt plutdt fait couper la langue...
Nous arrétdames ainsi sept ou huit bonnes pratiques, males ou
femelles.
Des patrouilles de gardes nationaux de l’ordre se pavanaient ces
jours-la dans toutcs les rues, avec d’énormes brassards tricolores
au bras; ils étaient forts pour injuricr les prisonniers. A chaque
instant, leurs officiers supéricurs, tout galonnés d@’or, passaient A
cheval d’un air superbe. Tout ce monde aurait micux fail de se
montrer au moment ot on sc baitait, et maintenant qu'on ne sé
battait plus, d’aller faire la chaine aux incendies, oi l’on manquail
absolument de mondc. Quand nous arri\dmes rue Royale, il ny
avait personne pour aider les quelques soldats qui travaillaient.
On nous supplia de rester 1a; mais il nous fallait d’abord mettre nos
prisonniers en licu sir. Tout Paris en était encombré : on n’en you-
lut pas place Vendéme, ct nous dimes les conduire au Chitelet.
Nous suivions lentement la rue de Rivoli, nos armes chargées, !’ail
fixé sur nos prisonniers. Derriére nous, le ministére des finances
brulait; 4 notre droite les Tuileries brdlaient; devant nous s’éle-
vaient jusqu’aux cieux les-flammes.de l’Hétel de Ville, du -Thédtre
Lyrique, et de tant d’autres incéndies; les rues étaient hérissées de
baricades gardées par des sentinelles qui nous envoyaient sans esse
leur : Qui vive? Les cadayres a’étaicnt pas enlevés! [ls étaient li,
hideux, sinistres, étendus péle-méle au milieu des lignards qui,
épuisés de fatigue, dormaicnt sur les trottoirs et au milieu de Ja
rue. Belleville et le Pére-Lachaise tiraient sur Paris, Montmartre tL
SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 631
rait sur Beflevitle. De temps 4 autre, quelque obus venait méler sa
détonation au fracas de l’incendic, ou une balle, tirée du haut des
maisons par quelque desperado de la Commune, sifflait 4 nos oreil-
les. Nous atteignimes enfin le Chatclet. De tous cétés arrivaient des
prisonnicrs; le thédtre en était rempli. Dans le café du théatre
était installée une cour martiale devant laquelle se succédaient
tous les prisonniers qui arrivaient. Quelques-uns étaient condam-
nés 4 dtre passés immédiatement par les armes, les autres étaient
divisés, de prime abord, en trois catégories, selon leur ‘degré de
culpabilité. De cette prison provisoirc, ils pouvaient de temps a au-
' tre entendre les feux de peloton : on fusillait 4 gauche du théatre,
sur les rives de la Seine. Nous nous en allames aprés avoir remis
nos prisonniers en bonnes mains et pourvu nos pipelets d’une bonne
recommandation qui ne les a pas empéchés d’étre relachés quelque
temps aprés.
Nous rejoignimes notre bataillon vers minuit. Nous le trou-
vames sommeillant dans un grand manége situé non loin de Fé
glise Saint-Vineent. Je me laissai tomber plutét que je ne me cou-
chai dans le sable destiné au cavalier maladroit. Le lendemain,
mum de panters et de brassard, je me donnai la trés-grande satis-
faction d’aller déjeuner chez moi avec mes trois amis. J’allai en-
suite voir une de mes tantes et lui, annoncer que je viendrais lui
demander & diner le soir. Mais l’homme propose et-Dicu dispose.
En me rendant, vers deux heures, a la gare du Nord, of mon batad-
lon était installé depuis le matin, je trouvai qu'une autre division
nous avait remplacés, et que les volontaires étaicnt partis Dieu
savait ob. Heureusement leur passage faisait une certaine impres-
sion, et je pus les suivre 4 la trace. Je les rejoignis prés des rem-
parts, sur le boulevard extéricur qui méne 4 la Villette, dont les
docks, par parenthése, brdlaicnt encore. Il avait plu a torrents
toute la journée; mais le mauvais temps cessait, et un rayon de se-
lel commencait & percer les nuages, comme pour éctairer l’assaut
qui se préparait. Presque au pied des remparts de l'autre cété de
Paris, on pouvait voir tous les soldats prussiens rangés en bataille,
l'arme au pied, attendant que messieurs les Francais s'égorgeas-
sent sous leurs yeux! Sur le sommet de Belleville tombait unc pluie
dobus, et plusieurs maisons étaient en feu. Plusieurs drapeaux
rouges flottaient au vent, et on en voyait deux se promenant sans
cesse sur les hauteurs occupées.par les insurgés. Nos troupes dé-
houchaient de partout et se rangeaient au pied des buttes, tandis
que les colonnes d'assaut, en téte desquelles marchaient les volon-
taires de Seine-ct-Oise et la deuxiéme brigade de notre division,
grevissaient sileacieusement 1a colline et faisaient halte 4 mnt-céte,
@2 SOUVENIRS D’'UN VERSAILLAS.
attendant, derriére des épaulements qui les rendaient invisibles a
I’ennemi, le signal de l’attaque. — Nous étions rangés sous des
hallcs situées auprés du bastion; tout 4 cdté de nous, plusicurs bat-
teries tiraicnt sur les insurgés, dont l’artillerie ne répondait plus
que faiblement. Un de leurs obus vint cependant tomber dans nos
battcries et tua deux officiers. Nous étions admirablement placés
pour ne pas perdre un détail du drame sanglant qui allait se jouer.
D'abord, un drapeau tricolore ct un drapeau rouge s'avancérent
Yun vers l'autre ct parlementérent. Leur entretien fut long, et un
instant le bruit se répandit que Ics gardes nationaux s'étaient ren-
dus 4 discrétion. Mais bientét nous vimes le drapeau tricolore et le
drapeau rouge s’éluigner & toute vitesse l’un de l'autre; un instant
aprés, une épaisse ligne de fumée enveloppait toutes les hauteurs
occupécs par les insurgés, et l’on entendit le roulement incessant
de la fusillade. Les Versaillais s’étaient élancés hors de leur abri, et
l’assaut commengait. Bien qu’acharnéc, la lutte ne fut pas longue,
et bientét le drapeau tricolore, planté par un volontaire de Seine-
et-Oise, flottait sur les murs d'un parc qui dominait la colline.
Mais ce n’était pas tout que d’étre arrivé en haut; chaque rue,
chaque maison élait défendue pied a pied par les insurgés, réduils
au désespoir. De plus, il leur restait un bastion de fortification sur
Iequel ils furent, par parenthése, cernés et fusillés en masse. Les
colonnes d’assaut avaient beaucoup souffert; de tous cdtés on rap-
portait des morts ct des mourants : nous partimes’ au pas de course
pour aller remplacer les volontaires de Seine-et-Oise. Le terrain
était détrempé par la pluie, la montéc rude, et le feu de leanemi
trés-meurtrier. Je me souviens d'avoir, en ce moment, admire le
courage d’un lieutenant d’artilleric, volontaire dans la premiére
compagnic. Ce jeune homme, blessé assez griévement 4 |’armée de
Faidherbe, ne pouvait marchcr que sur des béquillcs; néanmoins,
il avait employé son congé de convalescence a s’engager aux volvn-
taires de la Seine, dans les rangs desquels il avait fait toute la cain-
pagne. En ce moment, son fusil en bandouillére, appuyé sur >:
deux béquilles, il gravissait la butte, Dicu sait avec quelle peine:
mais presque aussi vite que les autres. Il a eu la médaille militaire.
et l’a bien méritée. |
Arrivés 4 grand’peine au haut des buttes, nous commengdmes a
déblayer, maison par maison, Belleville, dans laquelle la résistance
fut plus acharnéc encore qu’é Montmartre. Cette nuit-la, et le jour
qui l’a suivi, ont été remplis de scénes si tristes et si horribles, que
Jaime mieux ne pas en parler. C’est une horrible chose que cette
guerre de rue! Les ordres de fusiller tout ce qui serait pris étaient
formels, et les soldats étaient exaspérés par les incendies de Paris
.- ape poe
SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 635
et par cette derniére résistance sans espoir et sans but. Certes, je
ne suis pas suspect pour les insurgés; j’aurais vu fusiller avec joie
tous ceux qui ont été les meneurs de la révolte, qui l’ont préparée
de parti pris, froidement, dans le seul but de satisfaire leur ambi-
tion ou leur vengeance; ceux dont les écrits et la parole ont, sans
tréve ni relache, pendant de longucs années, miné le peuple, cor-
rompu son esprit, fait appel a ses plus mauvaises passions; ceux
qui ont profité des désastres de la patrie et des miséres récemment
endurées pour pousser tant de malheureux dans l’abime. Mais ces
gens-la, les Pyat, les Rochefort, les Paschal Grousset, ne se trou-
vaient pas sur les barricades; et quand je vois des hommes comme
Courbet, membre de la Commune, destructeur de la colonne Vén-
dime, d’autant plus coupable qu’il est plus intelligent, s’en tircr
pour six mois de prison, je ne puis m’empécher de me sentir pris
d'une pitié profonde pour cette foule d’ouvriers qui, exaspérés par
le besoin, n’entendant, depuis leur enfance, que des injures et des
calomnies contre les classes élevées de la société, font comme leurs
péres ont faiten juin 1848, prennent un fusil et payent de leur per-
sonne. Mais ce n’est pas le moment de revenir sur ce qui s'est passé
dans ces jours-la; qu’il nous soit seulement permis de prier Dieu
qu'il nous préserve d’en revoir de semblables!
le jour de la prise de Belleville fut le dernier jour militant du
corps auquel j’appartenais. Elle couta encore la vie 4 un de nos
meilleurs ofticiers : le capitaine de Pouligny, qui commandait la
\roisitme compagnie, trouva sur la place des Fétes, 4 Belleville,
une mort glorieuse. Ainsi, dans cette guerre, ngs trois compagnics
eurent le malheur de perdre leurs chefs. La part qu’eurent les vo-
lontaires de la Seine dans la prise de Paris leur valut individuclle-
ment de nombreuses citations 4 l’ordre de l’armée, parmi lesquelles
Jeus encore le bonheur de figurer; et, avant de se séparcr de nous,
hotre vaillant général de brigade, le général Pradié, que la mort
nent récemment d’enlever a sa brillante carriére, adressa 4 notre
bataillon un ordre du jour qui restera gravé, avec un légitime or-
gueil, dans le souvenir de tous ceux qui en ont fait partie.
Marquis pe Compitene.
LES POETES CONTEMPORAINS
Nouvelles poésies, par Achille Millien. — 1 vol. grand in-8. Paris, 1875. — ls
Maison, par le comte de Ségur. — Sursum corda, par le méme. — Réves a
Devoirs, par Th. Froment. — Fleurs d'été, par madame Barutel. — Nowselles
Elévations, par Marie Jenna, etc.
Le Tasse disait en son temps :
Sai che la corre il mondo ove piu versi
Di sue dolcezze il lassinghier Parnaso.
(Tu sais que 14 court la foule ot Ie Parnasse trompeur verse ses douceurs
avec plus d’abondance.)
Le Tasse ne dirait plus cela aujourd’hui. Il verrait la foule
prendre un chemin tout différent et courir non vers le Parnasse
trompeur, mais vers la Bourse bien plus trompeuse encore. Notre
siécle est dur pour la poésie. Ce n’est pourtant pas que les poétes
lui manquent; mais a-t-il le temps de les lire? Il va & ses affatres;
ou plutét non, il n’y va pas, et peut-étre le souci des affaires est
aprés tout ce qu’il faut le moins reprocher & notre siécle. Tout
simplement il a bu son petit verre, il achéve de fumer son cigare,
il lit ou il est censé lire son journal, et il baille. Voila la vraie
peinture de ce siécle de progrés. L’eau-de-vie, le cigare, le journal,
sont trois excellents moyens pour s’exempter de penser & quot que
ce soit, méme aux affaires!
Dans ces esprits-ld, par ot voulez-vous qu’aborde la poésie? Elle
est femme, I’odeur du tabac lui répugne; son palais est délicat et
V'absinthe lui fait mal; elle a l’esprit vif et les éternelles redites du
journal }’ennuient a la mort. L’ivresse du vin chante (tant bien que
mal); Vivresse de l’eau-de-vie ne chante pas. Horace a célébré le
LES POETES CONTEMPORAINS. 635
Cécube et le Falerne; il s’est trouvé des Allemands et des Flamands
pour poéliser méme leur triste biére; un latiniste hollandais du
dix-septiéme siécle a glorifié le thé dans un poéme qui commence
ainsi : .
I, puer, I; theam confestim in pocula misce
et ses confréres hellénistes déclaraient a — thée l'homme quin’aime
pas le thé‘; Qlivier Basselin, le poéte normand, a écrit en vers
son Apologie du cidre; l’abbé Delille a chanté le café; Schiller a
pu faire une ode en l’honneur. du punch; mais qui donc a jamais
composé une ode en !’honneur du trois-six?
Et le journal donc! Mais lire un journal, ce n’est pas lire, c’est
parcourir, quelquefois avec une curiosité fiévreuse, le plus souvent
avec une indolence ennuyée, ces longues colonnes qui nous pro-
metient toujours quelque chose de nouveau, et qui, le plus sou-
vent, ne nous donnent ricn; cette lanterne magique (sauf cependant
que I’éclat des couleurs lui manque) qui fait passer devant vos
yeux un peu de tout et pas assez de quoi que ce soit; ce papier,
docteur universel, qui parle. politique, littérature, finances, arts,
religion, sans avoir le temps de vous instruire de rien; cet éternel
réveille-matin qui, chaque jour, vous tire de votre sommeil et vous
donne l’alarme, et, lorsque vous demandez : Qu’y a-t-il? Le plus
souvent, il vous répond : rien; cette lecture préoccupante et jamais
salisfaisante, qui coupe court 4 toute autre lecture, vous fait quit-
ter le roman qui vous amusait, ou le livre d’histoire qui pouvait
vous instruire, vous en dégoute et ne les remplace pas.
Un peuple qui lit des journaux ne lit plus. Un peuple qui saurait
sabstenir d’cau-de-vie, de tabac et de journaux, serait, avant dix
ans, le premier peuple du monde.
Ainsi pourchassée par la fumée du cigare et par la prose du jour-
hal, la pauvre poésie s’en va.
« Aimable vierge, a dit un poéte, elle est la premiére a s’enfuir
devant invasion des joies sensuelles. » |
\
Thou, loveliest maid,
The first to fly when sensual joys invade.
Elle s'en va, ek vous croyez sans doute qu’elle s’en va morfondue;
expulsée, comme elle l’est du club, du cabaret, du cercle, et méme
du salon. Pas le moins du monde : la poésie n’a pas besoin de la
loule, elle 1a craint bien plutét ou elle la méprise : avec Horace,
elle « éloigne d’elle le vulgaire profane. » Avec la Fontaine, elle
‘ Atheum interpretabantur hominem ab herba the aversum.
656 LES POETES CONTEMPORAINS.
« hait les pensées du vulgaire. » Avec une femme poéte de ce temps,
loin d’avoir besoin dela multitude et de lui faire la cour : « Qu’est-e,
dit-elle :
Qu’est-ce de plaire 4 tous et d’étre leur élu
Si tu n’as jamais fait que ce'qu’ils ont voulu?!
Elle est indépendante; j’aime cela d’elle, en ce temps ow 81 peu
de gens sont réellement indépendants, et, moins que personne, ceux
qui parlent le plus d’indépendance. Ne la consolez donc pas de sa
disgrace. Elle s’en console, et c’est elle, au contraire, si vous voulez,
qui vous consolera de bien des peines. L’>homme qui la comprend
et qui l’aime, trouve, dans son commerce, bien de douces et secrétes
joies. Il la porte dans le monde, tout en la cachant, parce qu'll la
sait impopulaire; mais, de retour chez lui, dans sa paisible soli-
tude, il la revoit avec bonheur, comme un précieux diamant, et se
réjouit 4 la contempler :
My shame in courts, my solitary y pride,
dit le méme poéte anglais que je citais tout 4 l’heure®. Prét a subir
les longs ennuis du voyage, et l’insipide monotomie du chemin de
fer, le favori de la poésie la prend avec lui, et, en devisant avec
cette douce compagne, il se console de tout, méme de la puanteur
du charbon, de l’absence de paysage et de l’éternelle ressemblance
des gares. Il n’en est pas ainsi de ses prosaiques compagnons de
voyage :
: . Accablés, nos compagnons moroses
Trahissent leur ennui par d‘indolentes poses ;
On fume, on baille, on dort, on cause tristement ;
Notre corps est noyé dans la prose : qu’importe?
Tandis que vers son but le train glisse et l’emporte,
Notre ame bat de l’aile et vole au firmament*?
AY
Done, si notre siécle n’aime pas la poésie, ce n’est pas la poésie
qu'il faut plaindre, c’est notre siécle.
Aussi ne croyons pas que la poésie soit éteinte. Les dédains de
notre siécle, la toute-puissance du progrés, ne sont pas encore pal-
venus 4 la tuer. Loin de la. — C’est presque un secret que je vals
vous dire, un secret, non pas pour les gens qui lisent, mais si peu de
gens lisent! Loin de la, c’est qu’autour de nous et de bien des cbtés.
il se fait des vers charmants. Je suis du bien petit nombre de ceus
* Madame Barutel, Fleurs d été.
* « Ma honte dans le monde, mon orgueil dans Ia solitude. » (Goupsmrt.)
> Grimaud, Chants du bocage.
LES POETES CONTEMPORAINS. 631
qui survivent encore, témoins du grand mouvement littéraire de la
Restauration. La poésie était gloricuse alors et presque populaire.
On sortait, on croyait étre sorti pour jamais de la révolution, cette
époque hideuse et antipoétique, qui n’eut jamais d’autre hymne
que sa plate Marseillatse qui, en guillotinant André Chenier, sem-
blait avoir guillotiné d’avance la poésie moderne. On était libre
et on chantail. Cette paix intéricure et extéricure des peuples, ce
rafraichissement de la vie européenne, ce réveil de la pensée ct du
veritable progrés, faisait partout naitre des poétes. Q’avaient été
Geethe et Schiller, pour Allemagne; c’étaient, pour I’Angleterre,
Byron, Moore, Wordsworth, Coleridge: c’était chez nous, Lamar-
tine, Hugo, Guiraud, Soumet, et d’autres encore, méme des de-
meurants de cette grande époque qui sont encore debout au milieu
de nous, tels qu’Auguste Barbier. Ceux-14, on les lisait et on les
admirait; il y avait pour eux des triomphes; que voulez-vous? On
n'était pas encore parvenu & ce degré de perfection sociale ot le
Rappel, éclairé par un verre d’eau-de-vie, le Figaro, commenté par
la fumée d’un londrés, forment le nec plus ultra de la satisfaction
intellectuelle, et ot l’on garde de l’activité de la penséc, tout au
plus juste ce qu’il faut pour joucr a la Bourse. En un mot, on
était alors assez enfant pour lire des vers; mais méme aujourd’hui,
ces poétes du premier age ont des disciples ct des disciples qui ne
sont pas indignes d’eux. Comment le Correspondant ne citerait-il
pas son ami ct l’'ami de tous ses lecteurs, M. de Lapradv, dont la
poésie, elle, est toute séricuse, ne part pas sculement de l’imagina-
lion, mais du coeur; ne se joue pas avec des fleurs, mais se débat
contre des fers, et qui peut dire, avec autant, sinon avec plus de
vérité, que Juvénal : Facit indignatio versum? Comment oublie-
rait-il M. Autran dont les vers sont encore dans la mémoire de tous
nos lecteurs, que dis-jc? de tous les lecteurs? comment oublicrait-
on que, sur les planches méme de nos théatres, habituées a d’autres
suceés, la muse patriotique de M. Coppée, sans drame et sans mise
en scéne, s’est fait applaudir 4 cette heure solennelle, cette pre-
miére heure aprés nos revers, lorsqu’il semblait que notre nation
sentit sa douleur et fut préte 4 s'unir pour s’en relever? Et bien
d'autres noms qui me viennent a la penséc!
Mais, prenons-y garde, contre ces imprudents chantcurs, le
siécle qui ne veut pas les entendre, a ses gricfs. (Quand je dis le
siécle, je veux dire les gens qui parlent en son nom, les grands
pontifes du progrés, les panégyristes des révolutions passées et les
prédicatcurs des révolutions futures.) D’abord, disent-ils, tous ces
poétes, tous, sans exception, ont un grand tort, qui en améne
aprés lui beaucoup d'autres; plus ou moins, la pensée de Dieu
638 LES PORTES CONTEMPORAINS.
perce dans leurs vers; ils sont, plus ou moins, ou chrétiens ou
croyants. Ils ne savent donc pas étre dignes d'un siécle qui a db
capité la création et se déclare produit du singe pour éviter de se
croire enfant de Dieu. Le progrés, la libre pensée (qui n’admet en
général de liberté pour personne), l’athéisme officiel les condamne.
Mais aussi, répondent les poétes, comment faire de la poésic sans
Dieu? Qui dit poésie, dit idéal; qui dit idéal, suppose un Dieu. Avec
l'homme arriére-petit-neveu du gorille, avec l'homme « tube di-
gestif perforé par les deux bouts, » avec le cerveau qui secrdle la
pensée comme le foie secréte la bile, ou comme les reins seeré-
tent..... autre chose, vous n’aurez jamais un Homére ni un Pir
dare. Les anciens, il est vrai, nommaient, dans leur mythologie,
une .déesse Cacina, et un dieu Cloremitus; mais, s'il n’y eu pas eu
d’autre divinité dans leur Olympe, jamais ils n’eussent fait d'lliade
ni d’Enéide. Lucréce a fait un tour de force qui ne se renouvellera
pas, et encore, qu’est-ce que la poésie de Lucréce? Le matéria-
liste n’est pas poéte; il est trop occupé de ce qui se passe en bas
pour regarder ce qui est en haut. Il contemple la boue qui est a
ses pieds; voulcaz-vous donc qu'il compte les étoiles qui sont au-
dessus de sa téte? Ce n’est pas 4 lui qu'il arrivera, comme 4 l'as-
trologue de la fable, pour avoir trop regardé les astres, de tomber
au fond du puits; il y est déja. .
La poésie a donc le tort de ne pas étre incrédule, ct, par suile,
elle a un autre tort. Elle n’est pas socialiste. Elle a toutes les fai-
blesses de la famille. Elle aime les enfants; elle est mére, je 4i-
raivvolonticrs, elle est grand-meére.
Je dis grand-mére, parce que j’ai 1a un charmant volume dc
poésies enfantines adressé, par une grand-mére, a son petit-ils,
qu’clle prend au premier age, depuis l’époque ot, le tenant sur ses
genoux, elle lui conte des histoires, et elle le conduit jusque vers
l’époque ov le collége va s’ouvrir pour lui, ce triste collége ou il
n'y a plus de grand-mére, plus de. mére, plus de famille, plus
d’innocence, plus de cette poésie du toit paternel que l'on appréac
tant lorsqu’on n’y est plus. Elle dit 4 cet enfant :
Poor toi, j'ai fait ce livre, 6 mon ange que j’aime,
Souvent, petit poéte, ignoré de toi-méme,
Souvent tu I'as dicté sans en soupgonner rien
C'est le sourire ému de ma vieille sagesse,
C’est le livre de ta tendresse
C’est ton livre autant que le mien '.
Or le siécle (j’ai dit ce que j’entends par le siécle) n’aime pas
les grand-méres, ni méme beaucoup les péres et méres. Yoyét
‘ Les Maternelles, par Madame Sophie Hue.
LES POETES CONTEMPORAINS. 630
comme il habitue les enfants 4 les traiter et comme il repousse
toutes les innovations législatives qui tendraient 4 fortifier quelque
peu le pouvoir paternel. Il n’aime pas la famille; car il est socia-
liste, c’est-a-dire ennemi de la propriété, et il comprend bien que
cest surtout sur le principe de la famille que le droit de propriété
repose. Le foyer domestique, le home, la maison lui déplait. Et
justement, voici l’impertinente poésie qui se met a chanter, & em-
bellir, 4 enguirlander la maison. Elle charge un de ses plus ar-
dents zélateurs de parer de ses vers la maison au détriment du
club et de la taverne. Ces vers, les plus délicieux peut-étre d’un
écrivain qui en a fait de si beaux‘, ces vers qui, 4 eux seuls, nous
feraient aimer, si nous ne l’aimions déja, la demeure de notre
famille, ces vers, qui nous rappellent les plus vives joies de notre
enfance et les plus douces consolations de notre vieillesse, ne sont-
ils pas un crime contre notre siécle?
Salut, toit paternel, maison qui m’a wu naftre;
Salut, bois et chemins tant de fois parcourus,
Lieux ov je fus enfant, ou je reviens en maitre,
Heureux des biens laissés, triste des biens perdus.
Et plus loin, ce qui sanctifie et, pour ainsi dire, divinise la
maison :
Dans la maison, il est une chambre bénie
Qu’une lampe fidéle éclaire nuit et jour,
Maitres et serviteurs y viennent tour a tour
Désaltérer leur 4me 4 la source de vie.
Est-il en ¢e bas monde une gloire plus haute?
Tout le ciel est chez moi. Le Seigneur est mon héte :
La maison du pécheur est la maison de Dieu.
Le siécle qui n’aime pas la maison, par suite, n’aime guére les
eafants. Il a inventé contre eux ces vilains mots de voyou et de
moward, que le siécle passé ne connaissait pas. Cependant, comme
ce peuvent étre de futurs clubistes, la démagogie voudrait les acca-
parer. Les enfants, dit-elle, appartiennent a |’Etat, et elle ajoute,
avec plus d’arrogance que n’en eut jamais Louis XIV: « L’Etat,
Cest moi. » Elle a donc dressé contre eux ce systéme, hostile &
la famille, tyrannique envers l'enfant, d'enseignement obligatoire,
gmidurt (dit-elle, il ne sera jamais gratuit) ef laigue (lisez athée).
Ce systéme, qui destitue le pére de famille, et, bon gré mal gré,
Rousse du pied |’enfant a |’école, dont on a eu soin d’dler tout ce
‘ La Maison, par M. le marquis de Ségur.
640 LES POETES CONTEMPORAINS.
qui peut purifier, élever, embellir !'dme de l’enfant, faisant ainsi
de Vécole Pantichambre du cabaret.
Cette révolution, prosaique s'il en fut jamais, ne plait pas la
poésie. Quand on aime les enfants, on aime sans doute l'école oi
ils s’instruisent; mais on l’aime avec discernement, et surtout on
n’aime pas l'école ou ils se dépraveraient. On n’aime pas I'école
qui prétend tuer le fuyer domestique. Sil n’est possible d’appren-
dre 4 lire qu’a de telles conditions, mieux vaut ne pas savoir hire.
Dans ma maison, nous dit la poésie.
Dans ma maison demeure une bonne servante,
Qui jamais ne lira Renan, ni Michelet;
Elle ne sait pas lire et n’en a, linnocente,
Pas le moindre regret,
Ses parents ne pouvaient l’envoyer a |’école
(Enseignement obligaloire, ox élaistu?)
Pauvres simples Bretons, courageux, n'ayant rien,
Sans cesse travaillant pour gagner une obole
Et le pain quotidien.
Je n’ai besoin de rien.
C’est ainsi qu'elle parle avec un franc sourire,
Et puis elle s’en va, disant son chapelet.
Quel malheur, n’est-ce pas, qu’elle ne puisse lire
Renan ni Michelet ?
Qui a écrit cette monstruosité? Qui a commis cet attentat a la
majesté de l’instruction primaire? Je ne veux pas nommer le cou-
pable; je l’aime trop.
Mais ici il faut révéler un attentat vraiment intolérable de la
poésic contre l’instruction primaire, secondaire, tertiaire, comme
vous voudrcz l’appeler. Nous avons certes taché de faire de fos
colléges ce qu’il y a de plus anti-poétique au monde; I’école, elle,
du moins, a jour sur la ruc et sur la campagne; le collége n’a jour
que sur ses cours aux muraillcs sombres et grises; de plus, nous
avons peuplé le collége de maitres d’étude, de pions, comme on dit,
de chiens de cour, de pensums, de longs bancs de bois bien uni-
formes, sur Iesquels il faut passer des heures sans jouer et, le plus
souvent, sans étudier; aussi avons-nous fini par changer son nom.
et l’avons-nous appelé lycée, d’un mot grec qui veut dire caverne
aux loups; nous en avons méme voulu expulser le vers latin
comme étant quelque chose de trop poétique. Et voila qu'un des
ndtres, maitre d’étude ou professeur lui-méme, paryient 4 y glisser
la poésie; il prétend idéaliser la classe, le pensum, le pion, et, s'il
n’y réussit pas tout a fait, sa tentative nous vaut des vers charmants
intitulés Réves et Devoirs, joli volume qu'il ne faut cependant pas
LES PORTES CONTEMPORAINS. 641
que ses écoliers lisent; car, la of les devoirs soat ennuyeux, les
réves sont bien dangereux. Ce coupable-la, il faut que je le nomme,
il s'appelle M. Fromenty il a fait un charmant livre; mais le livre
le moins universitaire qui soit au monde’.
Voila bien des torts, et la poésie en a encore un autre, ou, du
moins, il existe une autre divergence entre elle et le siécle.: Elle
aime la campagne, ct le siécle ne l’aime pas. Qu’il le veuille, ou
qu'il ne le yeuille pas, il attire de la campagne vers la ville, et de
la France vers Paris, les coeurs, les bras, les intelligences; il ne dit
pas, comme Virgile,
Rura mihi et rigui placeant in vallibus omnes ;
mais, comme madame de Staél, dans l’amertume de son exil, il
préfére, non-sculement au lac Léman, mais a tous les ruisseaux des
plaines virgiliennes, le ruisseau de la rue du Bac.
Eux, au contraire, les poétes, tiennent bon. Lamartine ne peut
pas oublier son Milly, et M. Millien, dont j’ai le livre sous les
yeux, ne se sépare pas de ses bonnes plaines du Nivernais; il nous
parle de sa vigne, de son champ, de ses rustiques paysages; il
nous donne la Légende du hétre et la Légende de la charrue; il
nous donne aussi, il est vrai, la Légende de la vapeur. Mais yoycz
comme il l’idéalise! La vapeur pour lui, c’est un instrument que
Dieu a donné & l'homme pour amener la paix universelle,. et, dans
un avenir (trop idéal, hélas!), il entrevoit une autre conquéte que
celle des richesses, un but plus noble que celui de la satisfaction
matérielle, un jour
Ou les races que vit se disperser Babel
Les enfants de Cain et les enfants d’Abel,
Oubliant leur haine stérile.
Jurérent alliance, et la main dans la main
Scelleront 4 jamais un fraternel hymen.
M. de Bismark, ce roi de notre siécle, trouverait M. Millien bien
Un autre rural, c’est M. Calemard de la Fayette; non-seulement
habitant de la campagne, mais cultivateur, habile, zélé, intelli-
gent, couronné dans les concours et lui-méme juge des con-
cours et appelé par le suffrage de l’agriculture son amie, 4 siéger
dans I’Assemblée nationale. Lui, c’est l’agriculture sérieuse, sa-
vante, réfléchie, qu’il enseigne dans de beaux vers, comme Virgile
1 Réves et Devoirs, par Théodore Froment, Paris 1873.
40 Aour 1875, 42
642 LES POETES CONTEMPORAINS.
les faisait pour les ruraux de son temps; en les prémunissant, ce
que Virgile n’avait pas besoin de faire, contre les ennemis de I’agri-
culture, du travail, de la paix sociale.
Mais il faut que je vous présente M. Matabon; lui n’est pas rural,
et je ne suppose pas qu'il ait lu Virgile. Il est, dans une grande
ville commercante, non pas commercant ni manufacturier, mais
ouvrier, simple ouvrier imprimeur. Seulement, lorsqu’1l n’était
guére qu’apprenti, ct cmployé surtout 4 porter des épreuves, en
cheminant il lisait quelque peu ces épreuves. C’étaient parfois des
vers, et il était tenté de faire des vers; puis il lisait ses propres
vers 4 ses camarades, au sortir de l’atelier, ct ses vers plaisaient a
ses camarades. Puis il les lisait dans un cercle de Marseille, ou ils
étaient applaudis ; puis il les portait 4 une revue, et cette revue les
imprimait (au profit des pauvres, dois-je ajouter, car tous les béné-
fices de cette revue vont aux pauvres); puis il les envoyait aux Jeux
Floraux, et Clémence Isaure lui donnait une de ses couronnes. C'est
ainsi que cet ouvrier est devenu poétc, restant toujours ouvrier,
travaillant avec courage et avec intelligence, ayant amélioré sa po-
sition dans |’état qu’il a embrassé, mais ne voulant pas sortir de
son état. Ce n’est certes pas 14 un rural; et cependant lisez sa piéce
intitulée l’Usine, la plus remarquable peut-étre de son recueil, ct
voyez comme il rappelle 4 la campagne ceux qui sont tentés de la
quitter; comme cet ouvrier-la est différent des soi-disant ouvriers
hommes de lettres ct hommes de tribune qu’on nous exhibe parfois.
Tout en louant la campagne, il a bien travaillé 4 la ville; il aime sa
famille et il aime son Dieu; ce n’est pas un homme de son siécle.
Je nommce plusieurs poétes et j’en pourrais nommer davantage.
{eux que j’oublie nc sont pas les moindres. J’ai prononcé deux noms
de femmes et j’en pourrais ajouter d’autres encore : la poésie, a cette
heure, tend a devenir le privilége du meilleur sexe. C’est une malen-
contreuse idée de M. Duruy, ce ministre du temps passé, qui, de
peur de manquer d’idées, acceptait au hasard toutes celles qui se
présentaient 4 lui, que l’éducation des femmes est, en notre siécle,
inférieure a celle des hommes. Il plaignait ces pauvres petites filles
que l’on éléve sans thémes et sans pensums, parfois méme sans
géographic et sans grammaire; et il s’apprétait, et il n’avait déja
que trop bien commencé, a construire pour elles un beau systéme
d’éducation savante, bicn pédantesque et bien renfrognée, armée
d’examens et de diplémes. S’il edt voulu prendre la peine de regat-
der autour.de lui et de juger par les résultats au lieu de juger pat
sa logique, il edt pu voir qu’en ce siécle-ci surtout la femme est,
intellectucllement parlant, supérieure a l"homme; je ne dirai pas
|
|
LES PORTES CONTEMPORAINS. 643
plus savante, mais plus distinguée. Que de ménages ot le mari
a appris le latin et le grec, mais les a complétement oubliés; on n’a
enseigné & la femme que le francais, plus son catéchisme, les bons .
sentiments du coeur et le savoir-vivre; mais tout cela, elle ]’a par-
faitement retenu ! Dans nos habitudes actuelles d’éducation, l’homme
apprend plus, la femme apprend mieux.
Faut-il s’étonner alors que la poésie sourie aux intelligences fé-
minines? Le triple ennemi dont je parlais tout 4 Vheure ne se ren-
contre pas dans le gynécée. Il n’y a 1a ni cigare ni petit verre; il y
a méme peu de journaux. Je ne voudrais pour preuve de cette
atmosphére plus pure et plus poétique ot vivent les femmes que les
poésies de madame Jenna, si tendrement et si héroiquement chré-
tennes. Ces paroles, qu’elle fait adresser 4 un Jeune missionnaire par
sa mére a la fois déchirée et ravic, qui pleure son fils partant pour le
martyre, et qui cependant, pour rien au monde, ne voudrait le rete-
nir! Et cet enfant ressuscité, qui, avant le miracle qui l’a rendu 4 la
vie, a vu le Paradis et les gloires du ciel, et qui, revenu en ce monde,
4 toutes les caresses de sa mére, 4 toutes les offres de joies enfantines
qu'elle lui fait, répond en lui demandant... « des ailes pour s’en-
voler'! » Grande et belle pensée qui, il y a bicn des années, sous la
plume d’une autre femme, se produisait en un roman idéal, sur-
humain, je dirais volontiers paradisiaque, que toute une généra-
tion aconny et aimé?*.
C'est M. Millien qui m’a donné Il’occasion de parcourir ainsi, non
sans commettre bien des omissions, le cercle de ses rivaux. Il est
temps de revenir & lui. Lui, du moins, n’a pas trop a se plaindre de -
la haine du siécle pour la poésie. Aprés avoir publié successivement
diverses ceuvres poétiques, il les réunit aujourd’hui pour la plupart
dans un magnifique volume. L’impopularité de la poésie n’a pas été
telle que, pour ce poéte-la du moins, la main de l’artiste ne vint
compléter la parole du poéte, au fond toujours inégale en quelque
chose a la pensée, et que le burin ou le pinceau compléte si bien.
Les eaux-fortes qui, elles, nous transmettent la pensée de l’artiste
sans emprunter l’intermédiaire du graveur, sont bien le digne ac-
compagnement de cette ceuvre si spontanée de intelligence hu-
maine que l'on appelle la poésie. Figurez-vous ce que serait pour
hous un Homére avec des eaux-fortes de Zeuxis ou d’Apelles !
Du reste, j’ai déja parlé de M. Millien par cela seul que j’ai parlé
de la poésie. Il a tous les mérites, ou, si vous voulez, il a tous les
' Nouvelles élévations poétiques et religieuses, par Marie Jenna. Paris, 1869.
* L'Ame exilée, par Anna-Marie (comtesse d’Hautefeuille).
644 LES POETES CONTEMPORAINS.
torts que le siécle impute aux poétes. Il est chrétien; il n'est pas
du nombre de ceux qui du paysage antique effacent le clocher de
l’église; ses paysans ont une tombe bénic; ses morts reposent sous
la croix. Il ne ménage pas aux oreilles délicates de notre temps la
salutaire legon de la souffrance :
Et, si quelqu'un de nous, dans son dme inquiéte.
Sent le souffle du Verbe et brile d’acquérir
Le droit de parler haut et le nom de poéte,
Il doit, le premier, croire, aimer, prier, souffrir,
Souffrir, afin qu’ayant dompté |’épreuve insigne
Qui, contre tout essor, dresse son bras fatal,
Hi ait la majesté du vainqueur, et soit digne
De marcher devant vous au supréme idéal.
i] est rural, je l’ai déja dit; quelquefois méme, nous, citadins,
nous sommes tentés de trouver qu’il l’est trop, et que son langage
est un peu trop spécial.
Ainsi :
Vaguement s’exhale un chant de sarcleuse.
Et:
Le large foyer rempli de chenevottes...
Et :
Autour du chanteau noir et du pichet-d’eau claire.
Lui aussi, tranche cette éternelle question du départ pour ka ville
par une sorte de petit roman versifié, roman hélas! trop vrai. La
vieille Germaine était veuve avec un fils. A force de travailler, ils
trouvaient le moyen de vivre. Le fils devient méme tournenr, et
gagne a ce métier. Mais que peut-on gagner au village? Ce sera bien
autre chose, s’il va 4 la ville! La pauvre mére pleure et le laisse
partir. Bient6t une premiére lettre arrive et la réconforte; une
seconde lui dit que tout va bien, et que la vie de la cité est char-
mante; mais il faut un peu d’argent. La mére envoie le fond de son
escarcelle. — Troisiéme lettre : tout va de mieux en mieux, mats
il manque cependant quelques louis. La mére vend ses pauvres
meubles. — Quatriéme lettre : on est malade, 4 l’hépital; il fau-
drait une bonne somme pour se bien faire soigner et revenir. La
mére vend sa derniére escabelle, reste sans ressources, attend son
fils qui ne vient pas, et, au bout de quelques années, meurt men-
diante, « vieille de chagrin plus que d’age. » Et comme on I'enterre,
voici venir un voyageur, qui semble inconnu, pale, ridé, vouté, mal
vétu, couvert de poussiére. C'est le fils qui se rencontre 1a avec le
LES POETES CONTEMPORAINS. 645
cercueil de cette mére tuée par lui. Ce n’est pas ]4 un roman, c’est
une histoire trop vraie, et qui a dd se répéter bicn des fois.
Etenfin, il est un éloge qu’il faut bien donner aux poétes, et que
le sitele lui-méme sera forcé d’accepter : ils sont bons Frangais.
Quand je dis le siécle, je ne dis pas tout le monde; car il y a en
ce pays-ci des réserves contre le patriotisme, soit de la part de ces
excellents communards, qui se sont montrés si aimables envers les
Prussiens jusqu’a abattre la colonne Venddme pour leur faire plai-
sir, soit de la part de ces dévoués internationaux, Garibaldiens et
autres, qui tig¢nnent les intéréts de la France pour peu de chose, en
face du supréme intérét de la république universelle. Ces gens-la
ne sont pas poétes, et les poétes n’ont ricn de commun avec ces
gens-la. Les poétes, eux n’ont jamais sacrifié la France ni a |'Inter-
nationale, ni 4 la république, ni & M. Garibaldi, ni 4 un Nicois, ni a
un Génois quelconque, ni 4 personne, ni surtout 4 cette haine de
Dieu qui rend tant d’hommes ennemis de la France.
Ainsi voyez M. Ducros de Sixt, un poéte depuis longtemps connu,
mais dont je n’ai pas encore parlé; un poéte chrétien, lui aussi, et
hardiment chrétien, mais non moins hardiment Francais; lisez ses
Chants du droit et de 'épée, ot: il reprend 4 son tour le glaive poé-
tique dont Koerner se servit contre nous en 1843, et qui a contribué
pour sa bonne part 4 mener l’Allemagne sur le champ de bataille.
Voyez encore M. Albert Delpit, se faisant Francais au moment méme
ouil yoyait la France dans la douleur, et poussant jusqu’a I’hyper-
bole, ce qui ne semble pas possible, l'invective contre nos ennemis.
Voyez enfin M. Millien, dans cette partie de son oeuvre intitulée : Voix
des ruines, et dans ce morceau de la Taverne de Metz que je veux
citer tout entier, 4 cause de ce qu’il a de vrai, de simple et d’éner-
giquement patriotique :
Its sont trois, céte a cdte, assis non loin de |’4tre;
Trois hommes au front brun, sur la table accoudés ;
De leurs pipes s'éléve un nuage bleudtre
Et leurs brocs sont remplis aussitét que vidés
Crest 4 Metz, ils sont seuls restés dans la taverne
Par la vitre enfumée, une lumiére terne
Descend d’un ciel brumeux ow s’affaiblit le jour.
Un silence de mort enveloppe la rue,
Que ferment aux regards une muraille nue
Et le noir profil d'une tour.
Ils sont trois ; le premier, robuste garde chasse,
Tient son fusil, Iuisant comme de l’argent fin;
Un autre, prés de lui, compére a large face,
646 LES POETES CONTEMPORAINS.
Roule un fouet de roulier sous sa blouse de lin:
Posant sur le vieux banc la cognée au long manche
Du bicheron qui vit en plein air, sous la branche,
Le troisiéme est sorti pour un Jour des grands bois.
Du méme régiment tous les trois, fréres d’armes,
Par le méme triomphe et les mémes alarmes
Passérent ensemble autrefois.
Quel bonheur de revoir, aprés dix ans d’absence,
Ses amis dispersés au hasard des destins!
Adieu l’ennui présent! C’est une renaissance
Du temps passé, des beaux espoirs, hélas éteints !
Périls bravés jadis, victoires partagées,
Tout revit, douce erreur, aux dmes allégées!...
— Ainsi les compagnons pour I’instant réunis,
Des jours qui ne sont plus évoquant la mémoire,
Raménent ‘un foyer d’orgueil male et de gloire
Dans leurs cceurs soudain rajeunis.
— Rappelle-toi, dit l'un, cette lutte acharnée
Ou nous fumes blessés, non loin de Mascara!
— Et ce rude combat (fut-ce la méme année 2)
— Et le pont de Traktir ot lon te décora!
Ah! le fier regiment que le ndtre! L’histoire
N’enregistre son nom qu’aux pages de victoire.
— Et les anciens soldats racontaient tour a tour
Les prouesses sans fin de leur troupe vaillante...
Tout 4 coup apparut, par la porte béante,
Le drapeau fixé sur la tour!
Le drapeau noir et blanc de la triste conquéte,
Flottant dans l’air, chargé d’une lourde vapeur,
Semblait vouloir jeter son ombre sur la téte
Des trois amis frappés d’une morne stupeur.
Les pleurs aux yeux, les poings crispés, la pipe éteinte
lis se taisaient. Chacun, frémissant, mais sans plainte,
Sous la déception courbait son front pali;
Rendu violemment 4 I’épreuve réelle
Chacun payait au prix d’une angoisse cruelle
Un rapide moment d’oubli.
Et moi, qui médisais tout 4 ’heure de la pipe et de la taverne:
En{finissant, il faut que je demande pardon au lecteur. M. Mill
lien (c'est un peu sa faute; pourquoi tous ces poétes ont-ils un tel
air de famille?) m’a entrainé 4 parler des poétes, ses rivaux. ll en
est résulté que je n’ai pas assez parlé de M. Millien et que jen4!
pas non plus assez parlé de ses rivaux, et que, somme toute, J 4
trop parlé. Il faut cependant que je reproche a M. Millien certaines
libertés un peu trop grandes que l’école moderne prend avec !2
LES PORTES CONTEMPORAINS. 647
rime. Comment fait-il rimer atomes avec hommes? Ne rimons plus
pour les yeux, comme nos prédécesseurs; mais rimons bien et plei-
nement pour I’oreille. Il faut aussi que je revienne sur ce que j’ai
dit de ses rivaux, j’aime mieux dire, de ses fréres, en poésie. J'ai
nommé M. de Ségur, et je n‘ai pas dit, qu’outre l’injure qu'il a fait
au socialisme de notre siécle en écrivant sa Maison, il calomnie
encore le matérialisme et le positivisme de notre siécle par un
Sursum corda (c'est le titre de son livre), ot tout ce qui éléve le
ceur de l’homme, foi, piété, amour de la famille, amour de la
patrie, est opposé 4 tout ce qui, autour de nous, travaille 4 le
rabaisser. Noble labeur poétique, dont notre siécle avait besoin, ~
et que notre siécle ne saurait trop apprécier! Et, d'un autre cété,
je n’ai pas nommé le soldat poéte, M. Déroulede, qui chante la
guerre aprés l’avoir faite, et qui, de ses souvenirs de combattant,
de vaincu hélas! et de prisonnier, compose un hymne qui com-
mence par ce cri: Vive la France’! |
Mais je n’en finirais pas si jc voulais no mmer toutce quil y< d
poétes en ce siécle de prose, d’autant plus poétes peut-étre, que le
monde n’est pas avec eux. Le monde romain, aprés ses soixante-
dix ans de guerres civiles, revint écouter Virgile et Horace. Le monde
moderne, quand il sera las de ses quatre-vingts ou cent ans de révo-
lutions, reviendra peut-¢tre écouter les poétes, et trouvera qu’ils ont
plus de charme et méme plus de bon sens que les tribuns.
Comte pE CHAMPAGNY.
1 Les Chants du soldat. 1875
REVUE SCIENTIFIQUE
I. L'Exposition de géographie. — JI. Premier groupe : géographie mathématique,
" géodésie, topographie. — III. Deuxiéme grovpe : hydrographie, géographie m-
ritime.
I
A l'occasion du Congrés international des sciences géographiques, qui
se tient en ce moment 4 Paris, la Société francaise de géographie a orga-
nisé, dans le pavillon de Flore et dans la partie sud des Tuileries récem-
‘ment reconstruite, une vaste Exposition de tout ce qui touche, de prés ou
de loin, & l'étude de la terre. Le Correspondant publiera, dans un de ses
plus prochains numéros, une appréciation d’ensemble de 1’Expositian et
des travaux du Congrés, due 4 une plume plus compétente et plus auto-
risée que la mienne. Je veux seulement aujourd'hui signaler awx Jec-
teurs de la revue ce qui, au point de vue scientifique proprement dit,
m’a paru le plus digne de fixer l’attention des visiteurs.
Le nombre des objets qui peuvent se rattacher plus ou moins directe-
ment a |'étude ou a la pratique de la géographie est trés-considérable.
Aussi, pour introduire de l’ordre dans l'Exposition et pour faciliter les
recherches des visiteurs, la commission exécutive chargée de |’organis®-
tion a-t-elle adopté un systéme rationnel de classification des produits
exposés. Tous les objets sont répartis dans sept groupes correspondant
aux sept grandes branches dont la réunion peut étre considérée comme
constituant la géographie générale.
Le premier groupe, consacré a la géographie mathématique, la géodesie
et la topographie, comprend les instruments de géométrie pratique, les
appareils qui servent 4 l'arpentage, au levé des plans, aux triangulations
et aux grandes opérations géodésiques, telles que détermination des ba
ses, mesure des arcs de méridien ou de paralleéle, etc.
Tout ce qui a rapport 4 l’hydrographie et 4 la géographie maritime col-
stitue le deuxiéme groupe : instruments portatifs et de précision relatifs
4 l’hydrographie, appareils de tous genres pour !'étude de la mer et l’et~
ploration des fonds, cartes marines et hydrologiques, tels sont les princi-
paux objets réunis dans ce groupe.
REVUE SCIENTIFIQUE. 649
Le troisiéme comprend la géographie physique et les sciences qui s'y
rattachent, a savoir : la géologte, la metéurologie, la botanique, la zoologie
et l'anthropologie. Les objets exposés dans ce groupe consistent en instru-
ments météorologiques, cartes, atlas et globes représentant la distribu-
tion des différents terrains, des phénoménes météorologiques, des
plantes, des animaux,-de l’homme a la surface de la terre.
Le quatritéme groupe embrasse la géographie historique et I’ histoire de
la géographie, \'ethnographie et la philologie; le cinquiéme groupe: la
géographie économique, commerciale et statistique; le sixiéme groupe :
l'enseignement et la diffusion de la géographie, et enfin le septiéme groupe :
les explorations, les voyages scientifiques, commerciaux et pittoresques.
Ainsi que nous l'avons dit tout 4 lheure, nous aborderons seule-
ment la partie plus spécialement scientifique de ce vaste programme:
nous himiterons done nos excursions au terrain qui comprend les trois
premiers groupes et une portion du septi¢me. Nous examinerons d'ail-
leurs successivement la maniére dont les différents pays qui ont pris
part 2 l’Exposition sont représentés dans chacun de ces groupes.
IT
Quand on pénétre dans la salle réservée 4 la Russie, on est de suite
frappé de nombre et de l'importance des travaux géodésiques et topogra-
phiques qui ont été exécutés dans ce pays : tout l'immense territoire qui
sétend du centre de l'Europe a l'empire chinois, d'une part, et des mers
polaires aux frontiéres de l'Inde, d’autre part, est aujourd'hui parfaite-
ment connu et déterminé dans tous ses détails. Les cartes de la Russie
d'Eurepe et de la Russie d'Asie ont élé dressées par les officiers de la sec-
lion: topegraphique de l'état-major, d’aprés des levés topographiques
basés sur des points dont la position a été déterminée par les méthodes
astronomiqques et trigonométriques les plus précises.
Indépendamment de ces travaux géographiques proprement dits, ‘ica
grandes opérations géodésiques ont été exécutées en Russie. La premiére
est la mesure d'un arc de méridien d'une longueur de 25° 20’, qui s’é-
lend d’un point situé ‘sur le bord de la mer glaciale jusqu’aux bouchesdu |
Danube, en traversant le nord de la Norwége, une petite partie de la
Nuéde, la Russie occidentale et une partie de la Turquie d'Europe. Cette
immense opération, qui a demandé quarante années de travail (de 1846 a
1855), a été exécutée sous la direction de C. de Tenner, aujourd'hui gé-
néral d’infanterie de l’état-major impérial de Russie, et avec la collabora-
lion de W. Struve, directeur de l’Observatoire-Central-Nicolas de Russie,
de N.-H. Selander, directeur de l'Observatoire royal de Stockholm et de
Chr. Hansteen, directeur du département géographique royal de Nor-
wege.
650 REVUE SCIENTIFIQUE
Une autre ceuvre géodésique due principalement a la Russie est la me-
sure d'un arc de paralléle, situé sous le 52° degré de latitude nord, et
partant de l’ile de Valencia (Irlande) pour aboutir 4 Orsk, en Russie, eu
passant successivement sur les territoires anglais, belge, allemand et
russe. La longueur totale de l'arc mesuré est de 69°, dont 40° appartien-
nent 4 la Russie. L’idée primitive de cette entreprise scientifique appar
tient 4 l’astronome russe W. Struve; le plan des travaux a été élaboré
par-W. Struve, l’astronome anglais Airy et le général prussien de Beyer.
Quant aux opérations sur le terrain, elles ont été exécutées sur toute
létendue du paralléle, de 1861 4 1868, par des astronomes prussiens et
des géodésistes russes, sous la direction du général russe Forsch et du
colonel Zilinsky. Les calculs qui doivent conduire au résultat définitif se-
ront achevés seulement en 1877.
Le lever topographique de la Suéde, qui n‘est pas encore complétement
terminé, est fait par un corps spécial d’ingénieurs militaires créé en 1805,
et qui porte le nom:de section topographique de l'état-major général. Le
créateur et le‘premier chef de ce corps fut un officier suédois de I’école
de Napoléon, le général Tibell, qui, en sa qualité de chef du corps du
génie italien, avait recu la mission de travailler 4 la confection d'une
carte topographique de I'Italie.
La méthode de projection adoptée pour 1'Atlas topographique de la
Suéde est celle dite conique crowssante, qui a été proposée au commence-
ment du siécle par le comte G. Spens. Ce systéme de projectien a pour
but de donner au terrain, pourvu qn’il ne soit pas trop vaste, sa forme
absolument vraie. On obtient ce résultat en adoptant une échelle crois-
sante, tant vers le nord que vers le sud, 4 partir du paralléle moyen de
la contrée 4 représenter. Le céne par le développement duquel on obtient
la surface des cartes coupe le sphéroide terrestre suivant deux paralléles
qui sont situés 4 égale distance entre le paralléle moyen et les deux p2-
ralléles extrémes de la contrée. Les méridiens sont indiqués par des
lignes droites convergentes, et les paralléles par des cercles concemr-
ques. Le méridien principal adopteé par les officiers suédois est celui qui
passe 45 degrés 4 l’ouest de l’observatoire de Stockholm, et qui coincide
assez exactement avec le méridien moyen de la Péninsule scandinave.
La Norvége est représentée, dans le premier groupe, uniquement pat
U' Institut géographique de Norvége, établissement de |’Etat, dirigé per le
lieutenant-colonel L. Broch, et qui est chargé de Ja confection et de la
publication des cartes topographiques et hydrographiques de ce pays. Les
objets exposés dans ce groupe consistent principalement en photogra-
phies d'instruments de géodésie et en quelques appareils de nivellement.
construits par un habile fabricant de Christiania, G. Olsen.
Dans le Danemark, la topographie et l’arpentage du pays sont partages
entre le corps d’état-major général de l'armée et l'administration du
REVUE SCIENTIFIQUE. - 631
cadastre. La mesure d’un are de méridien danois a été effectuée, dans
ces derniéres années, sous la direction de M. Andree, chef du cadastre.
L'Inde est aujourd'hui, pour les Anglais, le thédtre de travaux géodé-
siques et topographiques, aussi importants par la superficie du pays ex-
ploré que par le soin et l'exactitude apportés dans les opérations. Le
Bureau trigonometrique et topographique de [' Inde a exposé au pavillon de
Flore les cartes générales et les cartes détaillées des différents districts,
qui ont été établies sur la base de la grande triangulation commencée
en 1847, et d'’aprés les arpentages topographiques et les opérations du
cadastre qui se poursuivent encore actuellement. Les immenses travaux
dont ces cartes sont le résultat ne peuvent étre comparés qu’d ceux exé-
cutés par les officiers russes sur toute la surface du vaste empire mos-
covite.
Les colonies néerlandaises sont également l'objet d’opérations géodé-
siques entreprises par le gouvernement de la métropole. La Société de
geographie d’Amsterdam a exposé le calque d'une carte qui fait connaitre
état d’avancement, en 4874, de la triangulation de l'ile de Java.
Parmi les objets exposés, dans le premier groupe, par l'Autriche-Hon-
erie, hous avons remarqué les plans et les instruments de M. Alexandre
Halacsy, chef de la section de géodésie de la municipalité de Buda-Pesth.
Le conseil municipal de Buda-Pesth est en train, depuis quelques années,
dhaussmanniser la capitale de la Hongrie, et M. Halacsy a effectué tous
les travaux de triangulation, de nivellement et d'arpentage nécessaires -
pour létablissement des projets et leur exécution. Cet ingénieur a ima-
giné, pour ces différents objets, des appareils spéciaux qui nous ont paru
reunir une trés-grande exactitude de mesures a une suffisante commodité
d'emploi. |
Nous avons de méme a signaler, dans l’exposition de la Suisse, les beaux
instruments de géodésie et d'arpentage fabriqués par M. Kern, d’Aarau,
et particuli¢rement son théodolite altazimuthal, répétiteur dans les deux
sens, et ses planchettes avec alidade nivellatrice, etc.
L'éspagne posséde, dans le général Ibafiez, le premier peut-étre des
géodésistes de l'Europe. Ce savant officier, qui est général du génie et
directeur de l'Institut géographique et statistique de Madrid, a été élu
comme président par la Commission internationale du métre. Ses princi-
paux travaux relatifs 4 la mesure des bases, aux nivellements géodésiques
et de précision, etc., figurent parmi les volumes exposés dans le premier
eToupe. C’est actuellement, sous sa direction, que se publie la grande carte
de I'Espagne, 4 l’échelle 1/50,000°, avec courbes de niveau espacées de
20 en 20 metres, pour la représentation du. relief du sol.
La grande carte de la France, au 80,000°, dite carte de l’état-major, est
enfin terminée, aprés cinquante-sept années de travaux incessants consa-
Cres & sa publication : elle occupe, a l'Exposition, le mur du fond tout
652 REVUE SCIENTIFIQUE.
entier de la grande salle des Etats, et l'on peut se faire une idée de la
somme de travail qu'a dd couter l'exéculion de cette ceuvre, par leffet
que produit cette immense surface gravée, dont on peut méme étudier
les détails au moyen d’une lunette placée au milieu de la salle.
Le Dépét de la guerre a, en outre, exposé quelques spécimens des ni-
nutes manuscrites établies par les officiers d’état-major, 4 l'échelle de
1/40,000°; c’est en réduisant ensuite de moitié ees minutes pour la gra-
vure qu’on obtient les différentes parties qui, rassemblées, constituent
chacune des feuilles de la carte.
. Nous devons encore signaler, dans la salle des Ktats, la collection des
instruments qui ont servi 4 |’établissement de la nouvelle méridienne et
et de ceux employés aux opérations topographiques exécutées par les
officiers du corps d’état-major.
On se rappelle que, l'année derniére, M. le capitaine d’état-major Rou-
daire a signalé la possibilité de créer, dans le sud de l’Algérie, une mer
intérieure en mettant en communication, par le percement de l'isthme
de Gabés, les chotts algériens et tunisiens avec la Méditerranée. Cette pro-
position avait paru assez importante pour que l'Assemblée nationale votat,
sur l'initiative de M. P. Bert, un crédit de 10,000 francs destiné aux étu-
des préliminaires. Le ministre de la guerre et le gouverneur général de
l’Algérie organisérent alors une mission dont le commandement fut confié
au capitaine Roudaire, et qui devait avoir pour but de déterminer par des
nivellements de proche en proche le périmétre du bassin inondable. La
minute 4 1/100,000° des travaux de niyellement exécutés par cette mis-
sion, du 5 décembre 1874 au 42 avril 4875, est exposée sous le n° 361 du
Catalogue. Cette carte prouve qu’il existe dans la région sud de la pro-
vince de Constantine, un bassin inondable, occupant une superficie de
prés de 6,000 kilométres carrés, et dont la profondeur varie, dans les
parties centrales, entre 20 et 27 métres. Mais la région des chotts se pro-
longe vers le sud de la Tunisie jusqu’a la Méditerranée. La mission fran-
caise ne devait pas franchir la fronti¢re tunisienne; cependant elle a pu
s'assurer qu'un second bassin inondable existe dans cette qontrée, et
qu'il n’est séparé du bassin algérien que par un isthme de sable d'une
vingtaine de kilométres de longueur, et dont l’altitude ne dépasse pas
6 47 métres. Ce passage pourrait donc étre franchi par un canal, dont le
percement he serait pas trés-difficile. Mais Vincertitude existe encore 4
lrégard de la possibilité de mettre le bassin tunisien lui-méme en cont
munication avec la Méditerranée. M. Fuchs, ingénieur des mines, qui a
exploré cette contrée, assigne a la partie de |'isthme de Gabés voisine de
la mer, une hauteur de 40 450 meétres, ce qui rendrait le projet absolu-
ment irréalisable. Le capitaine Roudaire conteste l’exactitude des déter-
minations de M. Fuchs. Il est done indispensable de fixer, par un nivel-
lement précis, analogue 4 celui qui vient d’étre fait en Algérie, la pro-
=2 oe pee “
sonny <a ogee
REVUE SCIENTIFIQUE. 633
fondeur du bassin tunisien et le relief de l'isthme de Gabés dans toute
son étendue. li parait qu'une Commission italienne a entrepris cette tache;
i] serait 4 désirer cependant que le gouvernement frangais s‘occupat de
terminer les études relatives 4 une question qui l'intéresse si directe-
ment et dont 11 a pris l’initiative.
L’emploi de la photographie pour les levers tonaprapmigiea. qui a été
proposé d’abord par M. le colonel Laussedat, a été l'objet d'études ap-
profondies de la part du capitaine du génie Javary. Grace aux perfection-
nements que cet officier a apportés 4 la méthode du colonel Laussedat, ce
mode de lever des plans est entré complétement dans la pratique. Le Dé-
pot des fortifications, qui l’a adopté pour les cas ot l'on doit opérer
avec rapidité, a exposé l’appareil photographique tel qu'il a été modifié
parle capitaine Javary, et une collection de vues ayant servi a l'exécu-
tion des levers. Ainsi utifisée, la photographie peut rendre de grands ser-
vices A une armée en campagne, soit pour effectuer des reconnaissances
de places fortes ou des reconnaissances d'itinéraires, soit pour reproduire
rapidement et en grand nombre les cartes des pays successivement par-
courus.
Nous avons encore remarqué, parmi les objets exposés par le Dépot
des fortifications, les appareils de MM. Peaucellier et Wagner (boussole
auto-réductrice, stadiométre, homolographe). Ges différents instruments
sont des applications des magnifiques découvertes de M. le heutenant-co-
lone! du génie Peaucellier, relatives aux propriétés des systémes de tiges
articulées.
Pour achever l’examen des objets classés dans le premier groupe qui
nous ont paru présenter le plus d'intérét, il nous reste 4 parler de lex-
position organisée par le ministére de l’instruction publique, dans le but
de donner une idée des travaux exécutés par les missions frangaises du
passage de Vénus. Nos lecteurs savent‘! que six expéditions, dont trois
pour l’hémisphére austral et trois pour l’hémisphére boréal, ont été or-
ganisées par la commission de !’Académie des sciences. Les quatre mis-
sions de premier ordre avaient emporté un matériel identique, dont la
composition est représentée 4 peu prés complétement a l'Exposition géo-
graphique. Les instruments destinés 4 l’observation directe des contacts
comprenaient deux lunettes équatoriales, l'une de 8 pouces et l'autre de
6 poucds d'ouverture, munies de régulateurs isochrones de Foucault, et
un appareil photographique, constitué par une lunette horizontale munie
d'un écran spécial pour l'exposition instantanée de la plaque sensible a
Vimage solaire, et par un miroir plan en verre argenté, vérifié par
M. Martin d’aprés les méthodes de Foucault, et destiné a renvoyer l'image
du soleil suivant l’axe optique de la lunette. Outre ces instruments, la
mission du Japon avait emporté une lunette spéciale, munie du revolver
" Yoir les numéros du Correspondant du 10 septembre 1874 et du 10 mars 1875.
654 REVUE SCIENTIFIQUE.
photographique de M. Janssen, que ce savant astronome, chef de la mis-
sion, a employée lui-méme 4 I’observation directe des contacts. Enfin,
pour la mesure du temps et la détermination des coordonnées géographi-
ques, chaque mission possédait une lunette méridienne, un pendule as
tronomique muni d'un interrupteur électrique, et un chronographe ex-
registrant automatiquement les observations de chacun des appareils.
De nombreuses photographies représentent I’installation des observa-
toires de l'ile Campbell, de Vile Saint-Paul, de Nagasaki et hobé (Japon),
et de Nouméa: elles permettent de se rendre compte des difficultés de
tous genres qu’ont eu 4 surmonter nos courageux et habiles mission-
naires.
L’observation du passage et les mesures astronomiques accessoires ne
furent pas d’ailleurs leur seule occupation. Ainsi, la mission de Chine,
retenue 4 Pékin, par les glaces du Pei-ho, plusieurs mois aprés le pay
sage, en profita pour dresser, malgré les démonstrations peu sympathi-
ques des habitants, un plan géométrique et détaillé de la capitale du (e-
leste-Empire.
Des cartes topographiques des iles Saint-Paul et Amsterdam, 4 peu
pres inconnues jusqu’alors, dressées par MM. Turquet, lieutenant de
vaisseau, et Ch. Vélain, géologue, sous la direction du commandant
Mouchez, chef de la mission; d'intéressantes observations meétéorologi-
ques et magnétiques dues 4 MM. Rochefort et Cazin; enfin de précieuses
collections zoologiques, botaniques et géologiques recueillies par MM. Ro-
chefort, de I'Isle et Vélain; tels sont, indépendamment d’une réussite
complete au point de vue astronomique, les principaux résultats de | ex-
pédition dirigée par le savant commandant Mouchez, qui, pour dermeére
récompense de ses travaux, vient d’étre tout recemment élu membre de
"Académie des sciences.
La mission de Vile Campbell, qui avait pour chef M. Bouquet de Ja
Grye, ingénieur hydrographe de la marine, n’a pas été aussi heureuse au
point de vue de I'objet principal de ses efforts : le soleil est resté caché
par des nuages pendant toute la durée du passage de la planéte. Pour se
dédommager de cet insuccés, que le climat détestable de la station leur
avait fait prévoir dés leur arrivée, les membres de la mission ont recueilli
des observations de physique du globe et de météorologie, et des collec-
tions d’histoire naturelle tras-intéressantes et trés-précieuses, en raison
du peu de documents que la science possédait sur cette partie de I’hémi-
sphére austral. Citons, en particulier, les observations des microséismes
ou petites secousses terrestres, faites par M. Bouquet de la Grye au moyen
du pendule enregistreur électrique qu'il a imaginé dans ce but, et que
l'on peut voir fonctionner dans la salle XXX! de l'Exposition de géogra-
phie.
REVUE SCIENTIFIQUE. 655
Il
Les travaux hydrologiques russes ne sont ni moins nombreux ni moins
importants que ceux exécutés par la section topographique de |’état-major
impérial. Les cartes particuliéres des nombreuses mers qui avoisinent.le
vaste empire russe, ainsi que celles des mers intérieures et des grands
lacs qui couvrent une partie de son sol, prouvent que le département
hydographique du ministére de la marine posséde un personnel considé-
rable, et 4 la hauteur de sa tache.
Les objets exposés dans le second groupe par la Suéde se rapportent
plus particuliérement a la pratique de l'art naval et 4 l'étude physique
dela mer, et consistent surtout en lochs de divers systémes pour la me-
sure de la vitesse en mer, et en appareils de draguage et de sondage,
parmi lesquels nous avons remarqué spécialement la sonde 4 emporte-
piéce du docteur Wiberg. Signalons dans |'exposition de la Norvége le ba-
thothermomeélr-e, ou.thermométre sondeur, du docteur Dietrichson, au
moyen duquek on peut, par la rupture de la tige au moment voulu, dé-
termmer la température de la mer, dans le cas ot cette température n’est
pas constamment décroissante avec la profondeur, et ou, par suite, les
thermométres a minima ordinaires ne peuvent plus étre utilisés.
Quill nous soit permis, 4 propos de |’exposition anglaise, de regretter
absence compléte d’appareils ou documents quelconques. relatifs a la
grande exploration scientifique des mers par le Challenger, dont nous
avons récemment signalé l’importance aux lecteurs du Correspondant.
Les appareils de recherches au fond des mers, et, en particulier, la
sonde prenante, pour extraire le sable, la boue, les herbes, et autres ob-
jets qu'on peut y rencontrer, exposés dans Ia section italienne par
M. Toselli, nous ont paru ingénieusement imaginés et habilement con-
struits.
Recommandons enfin aux visiteurs que ces matiéres intéressent, la
trestompléte et trés-remarquable exposition du Dépdt des cartes et plans
de la marine francaise. Ce n'est, évidemment, qu’en en faisant un fré-
quent usage, que l'on peut apprécier le mérite d'une carte, et surtout
d'une carte marine. Mais il n’est pas besoin d’avoir recours 4 ce moyen
de contrdle, quand on connait toute la valeur scientifique du corps de
nos ingénieurs hydrographes, et quand, en méme temps, on peut con-
slater de visu la perfection des instruments de toute sorte que I’Etat met
‘leur disposition. C’est ld une occasion qui ne se représentera peut-ctre
jamais, et dont les marins doivent le bénéfice a l"heureuse initiative de la
Société de géographie.
Limite par l’espace, nous remettons a un prochain article l'examen des
objets classés dans les troisiéme et septiéme groupes.
P. Sainre-Ciatre Devitte.
MELANGES
Appelé dans le Midi pour présider la distribution des prix du
Collége d’Orange (Vaucluse), M. Léopold de Gaillard a ouvert la
séance en prononcant le discours suivant :
Chers éléves,
En venant occuper ce fauteuil, of tant d’autres que je vois dans cette
enceinte devraient étre assis 4 ma place, j’obéis 4 l’appel du digne chef
de cet établissement et 4 la confiance des autorités universitaires. Lasser
moi vous dire tout de suite que cet appel est pour moi un honneur et une
joie.
Au moment méme ow nous nous trouvons réunis ici, une réunion plus
imposante encore et plus solennelle a lieu dans l‘amphithéatre de la vieille
Sorbonne de Paris. C'est le jour, c’est l'heure de la distribution des prix
du concours général. Aucun des amis de la jeunesse et des fortes études
n’a garde de manquer A ce rendez-vous anruel, donné et présidé par le
ministre de l’'instruction publique. Vous ne me demandez certainement
pas de tenter une comparaison entre cette féte A part dans la ville des
fétes, et notre humble féte de collége de province: mais je tiens % vous
affirmer que je me trouve plus 4 ma place, et le cceur plus A I'aise, a0
milieu de vous qu’a la Sorbonne. Pourquoi cela? Parce que nous sommes
ici entre compatriotes, sous le ciel bien-aimé de notre Midi, et que je
vois en face de moi cette belle jeunesse vauclusienne qui, par sa bonne
conduite et ses succés, me parle si éloquemment de l'avenir de notre
cher pays. ,
Outre ce lien sacré de la terre natale, qui se fait sentir d’autant plus
qu’on est plus éloigné et qu’il est plus tendu, je trouve dans le caractére
méme de cette maison un attrait nouveau et puissant, I'attrait d'une
grande question scolaire qui est 4 l'étude, et d’une grande expérience
qui réussit. Vous étes, en effet, un établissement d’instruction publique
ala fois classique et professionnel, c’est-’-dire, pour parler le langage
de l'Université, un collége ot l'on donne tout ensemble l’enseignement
MELANGES. 657
secondaire et l'enseignement spécial. Votre maison, chers éléves, s’ouvre
sur le monde par deux issues : d’un cété, la porte étroite des carriéres
libérales, par ot passe et ne doit passer que le petit nombre; de l'autre,
la porte plus large, mais toujours encombrée, des carriéres industrielles
et commerciales.
Quoi qu’on dise, il y aura toujours lieu de compter sur ce partage
entre les jeunes gens au sortir du collége.—Dés lors, pourquoi ne pas le
faire avant le collége, ou dans le collége méme, comme vous I’essayez
ici?
Sachons enfin ne pas abuser jusqu'a l’absurde du principe juste et neé-
cessaire d’égalité. Nous ne pouvons pas tous étre avocats, médecins, ma-
gistrats, fonctionnaires ou littérateurs, pas plus que nous ne pouvons tous
étre, comme on dit, dans les affaires. Les uns ont le temps; les autres
sont forcés de se rappeler, suivant le proverbe anglais, que le temps
est de I'argent, et que cela est deux fois vrai pour le temps du collége,
puisqu’au lieu de rapporter de Il’argent, il en codte. Vouloir imposer a
tous le méme pas, les mémes études, c’est abaisser fatalement le niveau
général de l’enseignement, c'est tenter un compromis désastreux entre
la théorie que les uns viennent chercher, et la pratique dont les autres
ont besoin : théorie et pratique s’en trouvent également mal.
Je ne serai certes jamais de ceux qui vont répétant partout : « A quoi
bon tant de latin, tant de grec, tant de philosophie, tant d'histoire, tant
d’années perdues pour les enfants, tant de sacrifices perdus pour les famil-
Jes? » — C’est exactement comme si vous disiez: « A quoi bon tant de
degrés a cette échelle? » — Eh! mon Dieu! c'est tout bonnement pour
Monter plus haut. Le tout est de savoir Jusqu’ou vous voulez monter.
Mais j’ai toujours pensé qu’en fait d’instruction publique comme de
Politique, il importe avant tout de connaitre son époque et de lui accor-
der sans marchander non pas tout ce qu'elle exige, mais tout ce qu'elle
4 droit d’exiger. Or, en un temps de civilisation démocratique comme le
Q&tre, ou chacun doit se faire par le travail sa place au soleil, il est natu-
Tel, il est méme inévitable que la culture intellectuelle soit recherchée
M€oins pour elle-méme que pour les fruits qu'on en peut tirer. I] en est
"aéme qui oublient que la saison des fleurs — qui est la votre, chers en-
=anis! — doit précéder la saison des fruits, et qui voudraient recueillir
& moisson dés les premiers mois du printemps. L'Amérique offre, sous
“= rapport, des exemples que nous devons nous garder de suivre, mais
T ®y'ill est bon de connaitre.
Au milieu de cette crise d’idées qui est au fond une crise d’intéréts,
1 Wa'y atil 4 faire pour sauvegarder ce premier des intéréts nationaux,
Xnstruction publique? I] y a, messieurs, 4 mettre en pratique I’art su-
b m~tme de la politique, qui se résume en deux mots : résister et céder.
“sister A tout ce qui est inique ou déraisonnable; céder a tout ce qui
10 Aovr 1875, 45
658 MELANGES.
parait juste et possible. En d’autres termes, mettons de cété, abritons avec
un soin jaloux et pour le plus grand nombre d’écoliers possible, le trésor
sacré de nos vieilles études classiques. Elles seront toujours, en dépit des
novateurs, l’honneur et la force de l'esprit francais, et elles auraient vite
péri 4 ce régime d'instruction 4 la vapeur qui, suivant le mot d’un pen-
seur illustre, ne laisse pas le temps au temps. Mais, du méme coup,
ouvrons aux besoins nouveaux, depuis le collége jusque dans les rangs
les plus serrés de la concurrence sociale, de nouvelles issues, de grands
horizons ot il leur soit facile de se caser, et en se casant de se disci-
pliner.
Pour ma part, tout en accordant hautement aux lettres ce droit de se
gneurie qui est le droit méme de la civilisation, je n’hésite pas a recon-
naitre que les sciences doivent prendre une plus grande part que jadis
dans l'instruction de la jeunesse, et que pour un certain nombre de pro-
fessions, cette part doit devenir prépondérante.
Remarquez, messieurs, que ce probléine d'un enseignement nouveau
4 instituer pour les temps nouveaux ou nous sommes, ne date pas d’ajr
jourd’hui, et que la plupart des remaniements de programmes, parfois st
malheureux, que l'instruction secondaire a eu 4 subir depuis cinquante
ans, n’ont eu d’autre prétexte que de chercher a le résoudre. Que cher-
chait en effet M. Guizot, lorsqu’aprés avoir, 4 son immortel honneur, re-
levé l’instruction primaire en France par sa loi de 1853, il essayait de
fonder dans les lycées ce quil appelait si justement l’enseignement pri-
maire supérieur ? Que cherchait M. Villemain en décrétant a son tour |'en-
seignement annexe? Que cherchait M. Saint-Marc-Girardin en recomman-
dant l’enseignement intermédiaire? Et dans un moment ow le pouvoir se
donnait pleine licence, que cherchait M. Fortoul en imaginant la bifurea-
tion? On ne savait, vous le voyez, de quel nom baptiser cette innovation
dont s’indignait l’esprit de routine, mais on la sentait de jour en jour
plus proche et plus inévitable.
Et maintenant, me demanderez-vous, pourquoi le succés, um succes
définitif s’est-il refusé jusqu’ici 4 couronner tant d’effurts sincéres, tant
de hautes et puissantes bonnes volontés? Uniquement, 4 mon humble avis
parce qu’on a reculé devant toute la vérité & dire et devant toute la réforme
4 faire. On s'est obstiné 4 confondre et brouiller les deux enseignements,
non-seulement dans le méme collége — ce qui est un essai tout naturel et
trés-louable — mais dans les mémes programmes. I] en est résullé une
invasion, une série d'usurpations de l’accessoire sur le principal qui fait
qu’on n’a plus l’air de savoir aujourd’hui quel est le principal et quel est
l’accessoire, et qu’en définitive le principal, c’est-d-dire les études litte
raires, a subi un déplorable affaiblissement. On n’a pas osé dire que
s'il n’est pas possible A tout le monde d’aller 4 Corinthe, non omnibus
licet adire Corinthum, ce n'est pas une raison pour détruire Corinthe-
MELANGES. 659
Fortifions, au contraire, embellissons encore ce noble asile des hautes
études et du travail désintéressé, et montrons-le de Join 4 ambition des
familles, au courage des jeunes gens comme le but glorieux et désiré du
pelerinage scolaire.
Jentendais raconter naguére qu'un professeur de rhétorique qui avait
a diriger une classe nombreuse dans un des premiers lycées de Paris,
commenca par éprouver un 4 un ses éléves pendant quelques semaines,
puis fit passer sur les bancs les plus rapprochés de sa chaire les dix ou
quinze qu'il avait distingués, et dit aux autres: « Cuant 4 vous, mes-
Sieurs, tout ce que je vous demande, c'est de ne pas faire de bruit et de
me pas nous empécher de travailler! »
Franchement, messieurs, cela suffit-il? Est-ce 14 résoudre le prc-
bléme? Et mettons-nous nos enfants au collége seulement pour qu'ils ne
fassent pas de bruit? Eh bien! vous pouvez m’en croire sur parole, ce
que disait, il y a une trentaine d’années, ce professeur d'ailleurs des
plus renommés, beaucoup de professeurs le pratiquent sans le dire. Et
comment fe leur imputer 4 crime? Connaissez-vous un moyen d’obtenir
travail de la part des enfants, aide de la part des familles, lorsqu’en-
fants et families n’ont aucun goit et ne voient aucun profit aux études
qu'on leur impose? Forcément, la classe ne se fait que pour ceux qui
sont capables de la suivre; le reste tratne et végéte, depuis la sixiéme
jusqu’a la philosophie, dans la plus honteuse et bientét la plus incu-
rable fainéantise. Ne vaudrait-il pas mieux avouer une bonne fois que
fous les Francais ne sont pas destinés 4 étre bacheliers, désencombrer
0s classes de latin et multiplier soit les établissements proprement
dits d'enseignement spécial, soit les établissements mixtes, comme le
col lége d’Orange. De ce jour, le mérite des écoles, publiques ou libres,
ne serait plus d'avoir beaucoup d’éléves, mais beaucoup de bons
C16 ~yeg.
(hers compatriotes, en évoquant pour un moment devant vous cet utile
et seprave débat de l’enseignement classique et de l’enseignement profes-
SlQmennel, c’est toujours de vous que j'ai parlé, car il s’agit de votre collége
Cl emades lecons de vos excellents maitres. A Orange, d’ailleurs, vous étes, de
loL_ite facon, des écoliers privilégiés, car, dans cette antique petite
“aE itale, tout vous est enseignement et profit. Depuis l’époque gallc-
or maine jusqu’A nos jours, les pierres parlent et vous racontent lhis-
Oimmere locale la plus variée et la plus souvent mélée 4 la grande histoire.
“Wai, quand on est, comme Orange, une des rares cités ou la grandeur
} mmaine a laissé son empreinte, non sur des vestiges a peine reconnais-
| ‘itmmeles, mais sur des monuments entiers et superbes; lorsqu’on a eu,
‘am |e temps de la primitive Eglise, ses saints, ses docteurs et ses con-
""==5; lorsqu’on a, comme Orange, écrit son nom dans l’épopée ces
Timm isades par l'épée d’un héros; quand on’ a été, pendant de longs
660 MELANGES.
siécles, un petit Etat indépendant, et qu'on peut montrer, parmi ses
princes, des conquérants de royaumes et des fondateurs de dynasties;
quand on a eu, jusqu’a la veille de 1789, son parlement, ses évéques,
son université; quand on a cdétoyé ainsi les destinées de la France
jusqu’au jour ow le ruisseau devail se perdre dans le grand fleuve qui,
de ce temps, élargissait ses rives 4 chaque régne; alors sans doute, mes-
sieurs, on a droit d’étre fier et de porter haut son écusson parmi ceux de
nos premiéres villes historiques.
Mais pourquoi faut-il que sur ce noble écusson apparaissent deux taches
de sang: la tache de sang des guerres de religion, la tache de sang du
tribunal révolutionnaire? — Ah! ne remuons pas cet affreux passé, ‘en
suis bien d’'accord; mais ne l’ignorons pas non plus! Puisqu’on a voulu
que l'histoire d’hier soit enseignée dans les colléges, que du moins
elle serve & nous rendre meilleurs; qu’il n’en sorte que des conclusions
de tolérance et de pressants conseils de réconciliation; qu'elle nous ap-
prenne dans quel pays nous sommes destinés 4 vivre et combien sont
dangereux et coupables, ici plus qu’ailleurs, ceux qui soufflent sur les
passions populaires! Que la politique ne franchisse donc jamais, chers
enfants, les murailles de votre cour de récréation! Une seule politique
est permise a votre age, — et ne vous en plaignez pas, car c’est la
meilleure de toutes, celle qui devrait régner seule partout, — c'est le
patriotisme! Aimez de tout votre coeur cette pauvre patrie déja si cruel-
lement dépecée par l’étranger, et que les partis continuent 4 se disputer
comme une proie! Jurez de lui rester 4 jamais fidéles et de donner votre
sang, s'il le faut, pour la relever de son humiliation passagére! Portez
dans vos familles, portez dans vos villages, la paix qui régne dans cette
heureuse maison! Portez-y aussi cet esprit d’ordre et de subordination
aux autorités, sans lequel il n’y a ni peuple, ni société, et de république
moins encore que de monarchie! Portez-y surtout cette flamme de pa-
triotisme que vos dignes maitres ont su allumer dans vos Ames et qu'on
nous reproche si fort de laisser s'éteindre dans la bourrasque des que-
relles locales et des passions de parti.
En résumé, chers éléves, — et ce sera 14 mon dernier voeu de cox
patriote et de vieil ami, — soyez ici de bons écoliers, et vous seret
dans le monde de fermes chrétiens, de courageux citoyens, et pour tou!
dire en une parole, vous serez toute votre vie, de bons Francais.
LéovotD pe GalLUARD.
MELANGES. 664
VIE DE LA REVERENDE MERE MARIE DE L'INCARNATION
xée Manse Guyarp
Premitre supérieure des Ursulines de Québec, par l’abbé P. F. Ricuavpgav, aumdnier
des Ursulines de Blois. — Un vol. in-8.
Ce serait, selon nous, une erreur de croire que les biographies de
personnages renommeés par la perfection de leurs vertus, les vies de
saints, pour les appeler par leur nom, ne sauraient étre lues que par les
gens d'Eglise.
On peut classer ces sortes d’écrits en trois catégories. Il y a ceux qui
ont été composés effectivement 4 destination principale, sinon unique,
des ecclésiastiques ou des maisons religieuses, et dont les auteurs se
sont placés exclusivement au point de vue mystique, ascétique ou de la
théologie; —- ceux, au contraire, dans lesquels on a cherché a grouper
autour d'un saint personnage les faits historiques auxquels il a été mélé,
ou a faire ressortir l’action politique ou sociale qu'il a pu exercer sur
son époque. Enfin, il y a les ouvrages en quelque sorte intermédiaires, ou
les événements publics sont relatés plus accessoirement, et ou la part
est faite plus large a la vie intérieure du héros.
Sidonc les écrits de la seconde catégorie, plus historiques qu’hagiogra-
phiques, sont particuliérement destinés aux gens du monde, aux lecteurs
sculiers, on peut dire que les derniers, précisément en raison de leur
caractére mixte, s’adressent aux lecteurs laiques aussi bien qu’aux ecclé-
slastiques. Cependant, comme entre deux termes donnés les intermé-
diaires peuvent varier et se succéder en plus ou moins grand nombre, on
concoit aissment que les vies de saints du troisiéme genre conviennent
plus particuligrement a l'une ou A I’autre de ces deux classes de lec-
teurs, suivant qu’ils se rapprochent davantage du premier ou du deuxiéme
ferme. °
Le dernier ouvrage de M. l’'abbé Richaudeau se rattache évidemment
au troisiéme, en inclinant toutefois vers le premier. Mais, étant donné
un laique chrétien instruit des choses de la religion, comme tout chré-
tien devrait l’étre, et par conséquent dépourvu de préjugés aussi bien fa-
vorables qu’hostiles aux ordres monastiques, il est certain que la Vie de
la révérende Ursuline Marie de |’Incarnation sera pour lui tout aussi rem-
plie d'intérét, lui offrira tout autant d’objets d’admiration, tout autant
d’exemples de sentiments atteignant a l’idéal et au sublime, qu’au moine
le plus austére ou a la religieuse la plus mystique.
Cette Vie est l'histoire d’une jeune Tourangelle du commencement du
dix-septiéme siécle, qui, aprés deux années de mariage, veuve et mére
d'un enfant de six mois, lutte pendant douze ans pour sa propre existence
et pour subvenir 4 l'éducation de son fils, entre ensuite en religion,
malgré la plus active et la plus énergique opposition de sa famille, et
662 MELANGES.
bientét, guidée par une impulsion divine, quitte la France et s'embarque
pour le Canada, qu'elle ne connaissait pas méme de nom, et concourt
d'une manieére aussi efficace qu'humble et modeste 4 la prospérité et a la
consolidation de la jeune colonie.
Il faut étudier l'influence étonnante acquise en peu de temps par la
Mére Marie de I’Incarnation et ses religieuses sur toutes les fribus indi-
génes (les farouches Iroquois exceptés), influence mise tout entiére au
service de la gloire de Dieu d’abord, de celle de 1a France ensuite; ou
plutét au profit de toutes deux en méme temps, car la, comme dans tout
le cours de notre histoire, l'intérét de I'Eglise et celui de la France, de
la société chrétienne et de la nation des Francs, ne sont-ils pas indissolu-
blement liés entre eux?
Le mérite principal du livre de M. l’abbé Richaudeau consiste dans un
choix judicieux de citations remarquablement agencées et parmi les
quelles se rencontrent de trés-belles pages. Avec une abnégation et une
modestie qu’on ne saurait trop louer, l’auteur s’efface le plus posstble
pour laisser la parole tantét 4 Marie Guyard elle-méme, dont il publie
beaucoup de fragments inédits; tantét 4 dom Claude-Martin, son fils, bé
nédictin de la congrégation de Saint-Maur, ou 4 dom Edm. Marténe, dis-
ciple et historiographe de ce dernier, et dont les écrits, réduits @ un
nombre extraordinairement restreint d’exemplaires, sont aujourd'hui
introuvables; tantét au P. de Charlevoix, jésuite (1624); tantdt a
M. l'abbé Casgrain, prétre de Québec, auteur estimé au Canada. Souvent
aussi il fait d'habiles et sagaces emprunts aux Relations des Jésuttes du
Canada, et a l’Histoire du monastére des Ursulines de Quebec, publicc
en 1863, dans cette derniére ville, par une religieuse du couvent.
On voit que l’auteur a puisé aux sources les plus authentiques et le:
plus respectables; et — redisons-le, car c’est l4 un vrai mérite — il a su
srouper et disposer ses citations de maniére 4 en former un tout homo-
géne et suivi. De telle sorte que si quelque prise était laissée ici a la
critique, ce pourrait étre sur le ciment a ]’aide duquel l’auteur a scelles
ensemble et jointoyé ces magnifiques matériaux, non sur ces matériau’
eux-mémes.
On en citera un exemple: l’auteur nous apprend que, entre 164 ¢!
{648, madame de la Peltrie, une riche veuve qui, sans entrer elle-méme
en religion, s'était vouée de sa personne et de ses biens & l’ceuvre entre
prise et poursuivie par les Ursulines, les quitta tout 4 coup, ayanl, par
un revirement inexplicable, passé du respect le plus tendre et de la plus
profonde vénération pour la Mére de I'Incarnation, « 4 des sentiments
qui étaient plus que de l'indifférence. » Le lecteur est done fondé 4
croire que cette précieuse auxiliaire est & jamais perdue pour la jeune
communauté, car de longues pages suivent sans qu'il soit plus questiol
delle. Arrive le récit, d'ailleurs si pathétique et si émouvant, de I'mcer
die subit du monastére en 1650, au milieu d'une nuit glaciale de 4
° “seme eases
MELANGESS 663
cembre; et voild que madame de la Peltrie se retrouve mentionnée
incidemment et dans un simple membre de phrase, comme se trouvant
parmi les religieuses, comme elles privée de vétements et pieds nus dans
la neige. Puis une petite maisonnette, qu'elle avait antérieurement fait
construire pour elle et sa suivante, sert de refuge provisoire 4 la commu-
nauté, en attendant la reconstruction de l’édifice incendié. Le lecteur
est bien contraint de conclure de 14 que madame de la Peltrie était
revenue auprés de Marie Guyard. Quand, comment, par suite de quelles
circonstances? Pas un mot qui en donne le moindre indice.
Ailleurs, aprés avoir retracé la mort héroiquement édifiante de la Soeur
SaintJoseph, l’une des compagnes de la Mére de I'Incarnation, M. l’abbé
Richaudeau nous apprend qu'elle était fille d’un chatelain millionnaire,
mais il omet de nous dire quel était ce chdtelain. Or, en aucun siécle,
méme au dix-septiéme, les chatelains millionnaires ne sont gens absolu-
ment inconnus, et il edt été intéressant de nommer celui dont on fait
connaitre la fille. .
Qn trouverait encore quelques-unes de ces critiques de détail qui s’a-
dressent 4 l’historien. On en ferait peut-étre aussi a l’endroit du littéra-
teur dont les comparaisons pourraient parfois étre plus heureuses. Ce
sont la des taches secondaires, et de l'ensemble du travail de M. l’abbé
Richaudeau, l'on peut dire avec le critique de }’antiquite :
Ubi plura nitent in carmine
Non ego paucis offendar maculis.
Qn aime 4 suivre dans ce récit les efforts patriotiques de nos natio-
naux et de nos soldats ; la sage et habile administration de gouverneurs
tels que MM. de Champlain, de Montmagny, d’Argenson, de Tracy; la
sympathie croissante pour nous des pauvres sauvages, Hurons, Algon-
quias, Montagnais, etc., qui savaient apprécier et reconnaitre le dévoue-
ment des filles vierges, comme ils appelaient nos Ursulines, pour leurs
enfants et pour eux-mémes. Et lorsque, en 1672, aprés trente-trois ans
de séjour, on voit Marie Guyard mourir & Québec, au milieu de ses filles,
on éprouve un sentiment de fierté patriotique a voir ]’immense et publi-
que douleur dont cette mort est la cause, non-seulemet parmi tous les
Franeais de la colonie, mais surtout de la part des indigénes, y compris
méme un grand nombre de familles iroquoises qui, depuis la derniére
victoire remportée, sur leur nation par M. de Tracy, étaient venues se
fixer 4 Québec.
On dit que le procés de béatification de la Mére Marie de I'Incarnation
du Canada est pendant A Rome. S’il est vrai qu'il en soit de méme pour
Jeanne d’Arc, la rédemptrice de la France au quinziéme siécle, et pour
Louis XVI, notre roi-martyr, n’est-il pas permis d'espérer encore dans
Vavenir de la France, qui comptera de tels avocats auprés de la misé-
Ficorde divine? Jean D'ESTIRNNE.
QUINZAINE POLITIQUE
9 aott 1875.
Voici l’Assemblée séparée pour trois mois. En interrompant ses
travaux, elle a laissé, le 4 aout 1875, le gouvernement muni de
pouvoirs réguliers dont chacun a désormais la force d’un droit:
e'le l’a établi sur des lois constitutionnelles; il ne vacille plus, et
avec lui ordre, dont il est la sauvegarde, dans l’incertitude d'un
vague provisoire. C’est la une raison qui rend plus légitime et plus
confiant que l’an passé l’espoir de sentir dans le pays, pendant cette
paix parlementaire, une tranquillité sire et un repos fécond. Sans
doute, il y a d'inquiétes et tumultueuses volontés qui trouvent tou-
jours en elles-mémes un motif de s’agiter; nous n’avons pas la nai-
veté de croire que M. Gambetta et ses amis veuillent bien enchainer,
trois mois, la fiévreuse et bruyante activité de leur parti : le radi-
calisme ne connait pas de tréve. Mais, au moins, l’Assemblée a-t-elle
mis fin 4 cette dispute incessante qui, violente ou subtile, a, du-
rant quatre années, fatigué la France avec les mots de République
et de Sénat, de défini et de définitif, etc. Les mots qui restent au
journalisme, pour ses querelles, ne suffisent que trop, nous le sa
vens, 4 tenir en haleine ses polémiques et a troubler le sommeil
du pays. Pour l’heure, toutefois, on est las d’entendre parler de dis-
solution, de loi électorale, d’état de siége, de loi de la presse. Les-
prit public, comme ]’Assembiée, est avide d’un peu de loisir: ce
besoin va, pendant quelque temps, le rendre insensible aux cris
habituels des partis; et plat & Dieu que, jusqu’au 4 novembre, le
silence de Versailles régnat dans toute la France!
Aux derniers jours de cette session, nous avons vu le ministére
présidant 4 une majorité plus constante et plus compacte. La gau-
che avait comme perdu sa direction ordinaire : elle se concertail
QUINZAINE POLITIQUE. 665
mal; elle se divisait méme; ses trois groupes se résistaient l’un a
l'autre. M. Madier de Montjau ne trouvait que quatre-vingt-quatre
républicains pour dissoudre l’'Assemblée : faute d’en trouver davan-
tage, M. Brisson ne pouvait proposer la suppression de la loi Cour-
celle, ni M. Pascal Duprat la levée de |’état de siége. La gauche ou-
bliait jusqu’aux secrets de sa vieille logique, Jusqu’aux préceptes
les plus simples de la vie parlementaire : clle ne savait plus accor-
der ses votes avec ses discours; elle approuvait, au scrutin, les lois
qu'elle critiquait 4 la tribune : comédie un peu ridicule o& M. Chris-
tophle et M. Ernest Picard ont joué un réle qu’ils ont dd regretter.
On sait enfin que la gauche, érigeant son impuissance en sagesse et
voulant que les radicaux lui pardonnassent le crime de rester inac-
tive et silencieuse, a imaginé de démontrer, dans un de ses pro-
cés-verbaux, que sa politique méme lui commandait de ne rien faire
n de ne rien dire; elle avait peur « d’une crise ministérielle; »
elle ne voulait pas « de manifestations stériles! » C’est une délicate
prudence, en vérité; et si cet abandon de ses traditions n’était que
volontaire, om en pourrait féliciter la gauche. Mais personne
Nignore comment cette vertu inespérée lui était devenue obliga-
loire, et c’est surtout M. Buffet qui mérite honneur d’étre loué de
la pacifique résignation a laquelle la gauchc s’est réduite : il a su
'vcontraindre par sa vigueur ct sa fermeté.
M. Laboulaye, il est vrai, juge que M. Buffet n’a pas eu l’attitude
assez « républicaine : » il l’a déclaré dans ce manifeste de la der-
niére heure ou il a glorifié le centre gauche avec une bonhomie si
lyrique. Mais si M. Buffet n’a pas cu l’air assez « républicain, »
c'est précisément le défaut que certains des moniteurs du radica-
lisme remarquent eux-mémes dans la personne politique de M. La-
boulaye, dont le républicanisme leur parait inerte et pale: « On
n'a pas agi, on parle, » disaient, au lendemain de ce manifeste, ces
farouches contempteurs de la rhétorique professée par M. Labou-
laye au centre gauche. Oui, les reproches que M. Laboulaye adresse
iM. Buffet et qui vont frapper M. Dufaure aussi, s'ils ne sont pas
le pur amusement d’un grondeur débonnaire, s’ils ne sont pas les
feintes d’une parade faite pour contenter de loin les yeux de la
Masse, ce sont au moins des coups bien tardifs et inutiles. Pour-
quoi M. Laboulaye et le centre gauche soupirent-ils aprés une dis-
solution, qu’ils ont pu et qu’ils n’ont pas voulu demander avec
M.Madier de Montjau? Pourquoi gémissent-ils d’un état de siége
qu’ils ont pu et qu’ils n’ont pas voulu, avec M. Pascal Duprat, pro-
poser de lever immédiatement? Pourquoi se plaignent-ils de len-
leurs qu’ils n’ont pas abrégées eux-mémes? Pourquoi M. Ricard et
666 QUINZAINE POLITIQUE.
M. Jules Favre n’ont-ils apporté qu’a la derniére minute, l'un son
rapport sur la loi électorale, l’autre ce projet de loi sur la presse
qu’il n’a pas méme eu la peine d’élaborer? Ces impatiences, dont
on frémit déja pour le 4 novembre, pourquoi n’en avoir pas senti
Vaiguillon avant le 4 aot? Et, de bonne foi, les radicaux n’ont-ils
pas raison de trouver singuliérement platoniques ces récriminz
tions, ces regrets et ces promesses du centre gauche.
Le discours de M. Laboulaye n’est guére qu’une redite des doc-
tries bien connues par lesquelles le centre gauche se justifie ou
se console d’étre républicain. M. Laboulaye commet toujours ke
méme sophisme : il continue de vanter la République comme le
seul gouvernement qui permette au pays de se gouverner lu:
méme. On dirait que le savant publiciste ne sait plus ot est né le
mot de self-government, ce mot qui est la loi de dix monarchies
constitutionnelles formées sur l’exemple de ]’Angleterre, ce mot
dont la France a, dans ce siécle méme, éprouvé la glorieuse ¢t
bienfaisante vérité pendant plus de trente années d’état monar-
chique. M. Laboulaye n’est pas plus heureux dans la définition par
laquelle il essaie de caractériser la république du 25 févner.
Voyez, dit-il 4 la droite, c’est «-une république parlementaire; »
voyez, dit-il 4 la gauche, c’est une république « démocratique, »
puisqu’elle a un président et qu’elle garde le suffrage universel.
Or, si cette « république parlementaire » est trop peu monarchique
pour la droite, elle l’est trop pour la gauche : la gauche, qui
seule a compétence pour bien connaitre les qualités dune wraie
république, doit trouver peu de rigueur scientifique dans la défini-
tion de M. Laboulaye. Car, que valent les deux signes qu’il a spéci-
. fiés? Non-seulement toute république a pour condition supréme
_ Lélection de sa présidence, et, sans ce trait constitutionnel, elle
ne serait pas unc république; mais tous les républicains ne sac-
cordent pas sur la nécessité ou sur le mode de cette présidence:
M. Grévy, M. Louis Blanc, M. Gambetta et M. Thiers ont chacun, 3
ce sujet, une opinion différente. Quant au suffrage universel, pat
quelle vertu propre pourrait-il donner 4 un Etat républicain une
marque particuliére de démocratie? Est-ce que Napoléon Il 13
pas accommodé le suffrage universel au césarisme? Est-ce qué
l’Espagne ne I’a pas accepté dans la constitution de sa monarchie!
Est-ce que M. de Bismark n’a pas combiné l’usage du suffrage unl-
versel avec les lois de l'empire allemand?
On ne saurait nier qu’il ne respire dans le discours de M. Labou-
laye une aimable honnéteté, nous allions dire le charme des illu
sions. Si Salente, au temps de Fénelon, avait eu des journaux, S*
QUINZAINE POLITIQUE. 667
lente n’aurait pas recu de lui pour la presse des lois plus bénignes
que celles dont M. Laboulaye concoit lidée. Les journaux, pour
M. Laboulaye, doivent se reconnaitre, comme les femmes de Salente,
au costume, a la ceinture, 4 la couleur de la robe; il estime que ce
moyen de les distinguer suffit A la morale publique. Car, 4 l’enten-
dre, les uns sont honnétes : ils ont donc le droit d’étre libres. Les
autres « ne se respectent pas: » mais, attendu que « personne ne les
respecte » non plus, attendu que « le mépris » de la nation ct « le
dédain de ceux qu’ils injurient » les réduisent « 4 l’impuissance, »
M. Laboulaye estime que ces journaux-la aussi doivent étre laissés
libres. Quelle facile et douce législation! Comme M. Thiers, aux
jours d'un de ses ministéres et surtout pendant son principat, edt
complaisamment souri a celte sereine philosophie de M. Laboulaye !
Peut-¢tre M. Thiers, au souvenir de M. de Rémusat accueilli comme
on sait dans la république de M. Barodet, a-t-il entendu, en souriant
aussi, ces paroles ot: M. Laboulaye célébre l’hospitalité fraternelle
que la République donne a tout le monde, passant curieux ou voya-
geur fatigué : a Notre république est ouverte 4 tous, ct, comme dans
la vigne de I’Evangile, les ouvriers de la derniére heure n’y sont pas
les moins bien venus. » Jusqu’é ce moment, on savait, comme
M. Laboulaye, que la République recoit dans « sa vigne » tous les
travailleurs de bonne vulonté; mais on y avait compté trop de bu-
veurs rougis de son vin et plus d’un parasite mangeant le raisin
d’autrui ; et puis l’on avait toujours vu les ouvriers de la premiére
heure jaloux de garder pour ceux la meilleure part de la vendange,
parfois méme la vendange tout entiére. Au dire de M. Laboulaye, les
moeurs sont devenues évangéliques dans le vignoble républicain.
Nous attendrons, pour l’en croire, le printemps de 4876.
M. Laboulaye n’augure-t-il que paix et fraternité dans la Répu-
blique? Croit-il que le centre gauche puisse éternellement jouir de
Vamitié de ses, « fidéles alliés? » Quoi qu’il en dise au public, nous
le soupconnons d’en douter. Nous en avons pour preuve la raillerie
méme avec laquelle, le regard tourné vers M. Louis Blanc, il traite
les chimériques qui révent l’absolu et qui songent a l’impossible.
Nous en avons pour preuve encore ces mots mémes de son discours :
« I! n'est pas impossible qu’une fois en pleine possession de la répu-
blique, les partis ne se classent autrement qu'ils ne sont aujour-
d’hui. » Ce pressentiment est juste. L’union des gauches périra
dans la victoire : on se séparera en face du butin. L’histoire l’en-
seigne et les grondements des radicaux !’annoncent déja. Oui, il
adviendra, cet événcment tant de fois prédit au centre gauche. Nous
lui donnons rendez-vous pour ce jour-la, nous autres conservateurs
~
668 QUINZAINE POLITIQUE.
et libéraux, qui n'avons jamais voulu, comme M. Christophle et
méme comme M. Laboulaye, admettre dans nos rangs des alliés
qui s‘appellent Gambetta ou Marcou, et c'est dans cette prévision,
dans cette attentc, que, malgré bien des regrets, nous disons aux
honnétes gens de tous les partis modérés : « Ne nous décourageons
pas les uns les autres en nous rendant irréalisables, par les dis-
cordes du présent, les alliances de l’avenir! »
Avant de se séparer au bruit de ce panégyrique du centre gauche,
l’Assemblée avait activement travaillé : elle achevait la loi du Sénat;
elle opérait, dans la loi des conseils généraux, la correction de l’ar-
ticle qui concerne la vérification de leurs pouvoirs; elle réglait le
budget.
Tout a été dit sur le Sénat. Il ne nous reste plus qu’a faire l'er-
périence de la nouvelle Assemblée que la loi décore de ce vieux
nom, tout en la créant par des procédés jusqu’a ce jour inconnus.
Nous reconnaissons volontiers que les conservateurs ont placé dans
cette loi autant de.garanties qu’ils ont pu. M. Buffet a eu raison de
ne pas vouloir, dans les réunions électorales du Sénat, unc liberte
si publique que tout le monde y cut été convié ou admis, meme
ceux quin’ont ni a élire ni a étre élus. Il était non moins raison-
nable de ne pas proclamer |’incompatibilité absolue qui, au gré de
la gauche, devait proscrire du Sénat tous les fonctionnaires : c’eut
été en écarter bien des capacités spéciales, bien des talents utiles ;
M. Dufaure a parfaitement indiqué la juste mesure, celle que Léon
Faucher précisait jadis. Mais nous regrettons que, « dans les com-
munes oi il cxiste une commission municipale, » on ait remis 4
« Pancien conscil » le choix du délégué : rien de plus anormal et
de plus illogique ; le gouvernement a frappé d’indignité un conseil
rebelle & la loi ou ennemi de I’ordre, ct voici que, pour un des in-
téréts supéricurs de I’Etat, il lui rend plus de pouvoir qu’il ne lui
en avait 6té dans la commune! Nous croyons également qu’en sala-
riant les délégués, on a fourni 4 une démocratic de jour en jour plus
« athénienne » 4 la maniére de M. Gambetta, de jour en jour plus
disposée au socialisme, l’autorité d’un exemple dont elle s’armera
pour pratiquer sa doctrine de la rémunération égalitaire et univer-
selle. Puissions-nous nous tromper, et puisse, avec cette loi ot tout
est transaction ou expédient, se former un Sénat capable des grands
services que les conservateurs attendent de lui!
On ne saurait qu’applaudir a la loi qui, rectifiant celle du 10
aot 1871, reprend aux conseils généraux le droit de vérifier eux-
mémes leurs pouvoirs. Ce droit, on a vu, dans |’Hérault, dans
Vaucluse, dans la Loire, la Corse et les Bouches-du-Rhdone, les opi-
QUINZAINE POLITIQUE. 669
niatres et scandaleux abus que les radicaux avaient l’art d’en faire,
soit en sophisticant les nombres, soit en répudiant la volonté des
électeurs. Quand, en 1874, la droite sanctionna cet article 16, ce
ne fut pas sans hésitation : il y avait quarante ans que le conseil
de préfecture s’acquittait convenablement de cette vérification. Au-
jourd’hui la réforme est devenue nécessaire : la droite corrige ce
quelle avait innové, tandis que la gauche, maintenant si zélée pour
celte méme loi du 10 aout 1874 a laquelle alors elle refusait son
vote, edt voulu garder ce qu’elle rejetait en ce temps-la. L’Assem-
blée, entre dix ou douze systémes différents, a choisi celui qui confie
au conseil d’Etat le droit que l’expérience 1|’a contraint de retirer
aux conseils généraux. Peut-tre est-il facheux d’accroitre ainsi les
charges accumulées sur le conseil d’Etat. Mais c’est une juridic-
tion aussi impartiale que haute : on n’en pouvait désigner une plus
digne. Que les radicaux ne s’en plaignent pas : eux sculs ont vrai-
ment aboli l’article 16 de la loi du 10 aout; ils changent la liberté
en tyrannie : quoi d’étonnant que !’ordre réagisse a la vue de leurs
exces?
Parmi tant de difficultés et aprés tant de désastres, l’Assemblée
aura eu la gloire de rétablir |’équilibre dans nos finances : elle aura
eu la joie, avant sa séparation définitive, de pouvoir constater les
heureux effets de ses efforts, Empire avait laissé un découvert de
628 millions dans ses guerres et, dans les calamités de l’invasion,
il avait détruit en France 40 milliards de capitaux. Grace au ciel,
grace a la terre fertile de notre patrie, grace au travail et a l’écono-
mie de notre nation, grace aux sages. mesures de l’Assemblée, si
hous avons pour 4876 a dépenser 2 milliards et 569 millions, nous
avons pu nous créer des ressources égales. Il y a plus : comparées a
celles de 4875, ces dépenses auront diminué de 15 millions et
demi ; ct, d’autre part, malgré l’inclémence du temps et la défaveur
des circonstances, le Trésor a déja recu, cette année, prés de
30 millions de plus qu’on ne l’avait espéré dans l’évaluation des im-
pots. C’est une premiére satisfaction que de pouvoir nous dire avec
lerapporteur, M Wolowski : « Le budget de 1876 pourvoit a l’indis-
pensable ct ne demande aucun impét nouveau. » Sans doute, il est
eflrayant de penser que, sur une somme de 2 milliards 569 mil-
lions, la dette publique et les frais de régie absorbent presque la
moitié du total, et que, de l’autre moitié, les services de la guerre
ede la marine nous prennent les trois cinquiémes ; la France dé-
pense pour son armée 44 francs par téte d’habitant, pour les travaux
publics 4.francs 45 centimes, et seulement 4 franc pour l’instruc-
tion. Comme ces chiffres nous rappellent cruclicment notre histoire!
670 QUINZAINE POLITIQUE.
Et si on songe que, dans quelques années, toutes les améliorations
que l’état de la France rend obligatoires, nous forceront d’ajouter
encore 4 nos dépenses une centaine de millions, que de raisons
pour restcr un peuple laborieux et probe, pour étre un peuple mo-
deste et sage, pour aimer l’ordre et: pour garder la paix!
- Les vacances de l’Assemblée suspendent, a Versailles, ce mouve-
ment de nouvelles incessantes qui vont tous les jours émouvoir la
curiosité de la France. Cette curiosité pourra se tourner vers l’Eu-
rope ; le spectacle qu’en ce moment elle offre 4 nos regards a pour
nous un intérét presque exceptionnel.
Des événcments importants out commencé 4 nos frontiéres ou
non loin d’elles. Prés des Pyrénées, la guerre civile qui dévaste le
nord de |’Espagne est plus violente que jamais : ses coups sont de
plus en plus serrés. Nous ménage-t-elle, comme d’habitude, quel-
que dramatique surprise? Que peut-on prévoir sur cette terre de
Vimprévu? Par dela les Alpes, les élections municipales ont eu,
dans toute I’'Italie, un caractére qui attire l’attention non-seulement
de ses hommes d’Etat, mais de |’étranger : les catholiques ont été
victorieux. Cette victoire aura-t-elle 4 Rome des effets marqués, des
résultats prochains? C’est une question qui déja se pose en Allema-
gne et qui doit se poser en France aussi. De méme, les catholiques
et les particularistes, c’est-a-dire les ennemis de la politique qui
régne 4 Berlin ct qui dominel’empire allemand, ont cu |’avantage
dans les élections de la Baviére : leur majorité, qui n’est que de
deux voix, restera-t-clle unic? Aura-t-elle une force suffisante pour
changer la direction du ministére? Que pourra-t-elle 4 Munich?
que fera-t-elle vis-a-vis de M. de Bismark? L’Autriche enfin a vu
se renouveler le Parlement hongrois : l’union des deakistes et de
la gauche modérée, dont M. Koloman Tisza était naguére le chef,
a formé dans ces élections un parti puissant qui apporte au dua-
lisme de l’empire austro-hongrois l’appui le plus assuré que le
gouvernement put souhaiter. Cette majorité, toutefois, consentira-
t-elle au sacrifice que réclame 4 Vienne le ministére de la guerre?
Refusera-t-elle de voter les dix-huit millions dont l’Autriche a be-
soin pour son artillerie et pour son état-major? Peut-elle laisser,
sans compromettre les destinées de l’empire, l’Autriche impuis-
sante et désarméc entre l’Allemagne et la Russie, d’un cdté, et
l’Orient qui s’agite, de l’autre?
La France aura a suivre du regard ces événements ct leurs con-
séquences : dans la solidarité actuelle des choses européennes, au-
cun ne lui est indifférent. Mais aucun non plus, malgré certaines
conditions d’éloignement, n’a plus de gravité pour elle que les
QUINZAINE POLITIQUE. 674
troubles de l’Herzégovine. Si cette insurrection, en dépit de tous les
efforts et contrairement a nos veeux, ¢branle la Turquie et met en .
mouvement toutes les causes qui menacent de ruine le caduc em-
pire du sultan; si toutes ces religions opprimées et toutes ces natio-
malités impatientes du Joug se soulévent, des monts de |’Albanie
aux bords du Danube, on ne peut savoir ce que cette nouvelle
guerre d’Orient jetterait de périls et de maux en Occident. Quelle
est la main qui remue tout cela? Nous lignorons encore. I faut
d ailleurs fairc taire nos soupcons. Mais 1 est facile de comprendre
que, si ces affaires d’Orient occupaient 4 Constantinople l’inquié-
tude de l’Angleterre, si l’activité de l’Autriche et de la Russie était
engagée dans la vallée du Danube, il resterait au pied des Vosges,
face 4 face avec Ja France, unc puissance gigantesque et libre, que
ses vicloires n’ont pas satisfaites, dit-on, et dont les moindres que-
relles nous sont devenues redoutables.
Le paix de l'Europe nous est doublement chére: c’est la nétre.
Comment supposer que la France put vivre une heure dans un cer-
cle de flammes, sans que lec souffle de Vincendie se répandit sur
son territoire? Nous le répétons donc: chacun des changements
qui peuvent survenir en Europe a pour la France un intérét parti-
culier, un intérét d’autant plus grave qu'elle est plus faible. Le len-
demain du jour ou l’Assemblée a prorogé ses travaux, nous n’avons
pas seulement 4 souhaiter qu’un peu de repos calme les passions
de nos partis et laisse la France continuer heureusement, pendant
ces trois mois, le travail de sa réparation intéricure; nous avons
encore a désirer vivement que l'Europe voie bientét s’éteindre tous
les feux qui s’allument et toutes les étincelles qui volent aujourd'hui
a sa surface.
Avcuste Bovcuer.
L’un des gérants ; CHARLES DOUNIOL.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
Conférences sur les connaissances les plus
utiles aux habitants des campagnes, par
M. Howserc, conseiller honoraire & la
Cour de Rouen. — 1 vol. in-12, Douniol.
On dirait, en vérité, qu'il n’y a, chez
nous, de peuple que dans les villes; c'est
pour lui que l'on fait tout, que l'on écrit
lout. Du peuple des campagnes, qui s’en
occupe? Voici pourtant un petit livre fait
exclusivement a son adresse et bien fait.
Ce livre a un double but : prévenir les gens
de la campagne contre les idées subver-
sives qui se répandent aujourd'hui partout
en Jeur donnant de justes notions de la
chose qui les intéresse le plus, — la pro-
priété,—et leur fournirjles indications les
plus précises et les conseils les plus sages
sur les moyens a prendre pour l’acqué-
rir, la gérer, J’améliorer et la trans-
mettre. I) débute par un excellent chapitre
sur le mariage, qui est pour beaucoup
d’hommes, au village, le commencement
de la fortune. Celui de l'épargne qui suit
naturellement explique avec beaucoup de
clarté les moyens nouveaux et sirs qu'a
maintenant le peuple de faire fructifier ses
économies ;: caisses d'épargne, tontines, so—-
ciétés de secours mutuels, assurances de
toutes sortes, contre lesquelles régnent
encore au village plus d'une prévention.
Quelques observations sommaires, mais
étincelantes de bon sens sur le socialisme
et le communisme servent de prélude au
long chapitre sur la propriété fonciére qui
fait, A proprement parler, le corps et le
sujet propre de l'ouvrage et qui témoigne,
chez l'auteur, d'une connaissance trés-
pratique de l’esprit des lecteurs pour les-
quels il écrit. Suivent, comme conséquence,
de bonnes pages sur la médecine au village
pour les hommes et les animaux, couron-
nécs a leur tour par de bons avis sur les
avantages de l'éducation rurale et le carac-
tére qu'il convient de lui conserver. Ces
pages portent l’empreinte d’une grande
expérience de la vie en général et de celle
des paysans en particulier et respirent ce
chaleureux amour des hommes dont la
source n'est que dans |'Evangile.
Les Crotsades, par M. E. Léotanp, ancien
éléve de |'Ecole normale, professeur d'bis-
toire. — Lyon, imprimerie Pitrat.
Cette brochure est la lecon d’ouverture
et le programme d'un cours public qui
deviendra sans doute un livre. Nous en
faisons du moins bien sincérement le veu.
Il y a, en effet, bien des choses 4 dire en-
core sur les croisades, méme depuis qu'elles
ne sont plus a4 justifier, et M. Léotard
nous parait plus prét que personne 4 en
parler comme il convient. Son discours
d'introduction en présente, en effet, use
vue d’ensemble plus large et plus comi-
pléte que celles qu'on en a données jus-
qu'ici, et il en signale des aspects quon
n’avait pas encore mis ea lumieére. L'éten-
due et la durée de leur influence est du
nombre de ces apercus véritablement
neufs et qui garantissent au livre, pour le
jour ou il paraitra, le succés qu'il obtient,
nous n‘en doutons pas, sous la forme ov il
se produit aujourd hui.
Accord de TEglise et de UEtat dans le
temps présent, Lettres & un catholique,
par J.-B. Jaucer, prétre, docteur en théo-
logie. — Paris, chez Douniol.
Voici en quels termes l’auteur de cet
ouvrage expose lui-méme le but de son
travail : :
« Mon desscin, dit-il, est de montrer
comment un catholique peut concilier les
| dogmes de sa foi religieuse avec les dé-
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 675
plorables nécessités du temps présent, et
par quels moyens il lui est possible de
garantir, dans une mesure suffisante, les
droits et l'indépendance del’Eglise au mi-
lieu des sociétés modernes. Dieu, qui nous
a fait naitre dans un siécle ot la foi «st
faible, ou Jes bases de l’autorité civilc et
religieuse sont violemment ébranlées, veut
que nous soyons de notre temps; i! veut
que nous nous mélions aux affaires de ce
monde, dans la mesure compatible avec
les exigences de notre foi, afin de travailler
plus efficacement 4 ramener dans le droit
chemin nos fréres égarés. C'est ce que fait
la sainte Egiise, et c'est ce que nous devons
tous faire selon nos moyens.
« Mais la sagesse nous commande de
prendre garde 4 ne pas nous perdre nous-
mémes, en voulant sauver nos fréres, et a
ne pas tomber dans l’abime, en essayant
d'en retirer les autres. Il est donc néces-
saire que nous sachions bien ce que nous
pouvons accepter, en sdreté de conscience,
dans ce qu'on appelle les institutions mo—
dernes, ce*que nous devons rejeter, et
d'aprés quels principes nous devons régler
notre conduite. Le lecteur, je l’espére,
trouvera dans ces lettres un exposé suc-
cinct de ce qu'il lui importe de savoir a ce
sujet. »
Nous aurons suffisamment fait I’dloge de
ce livre en disant que l'auteur a pleine-
ment atteint le but qu'il s'était proposé.
Ajoutons seulement que M. l'abbé Jaugey
n'a pas fait une ceuvre de polémique, mais
une wuvre d'union, et que ses Jelires a
un catholique, écrites avec un grand esprit
de justice et de charité, ne peuvent blesser
aucun de ses fréres dans la foi.
Une Semaine de vacances en Suisse. —
1 vol. in-12 avec carte et gravures. —
Librairie Hachette.
Vfallait autrefois des mois pour visiter,
non pas la Suisse, mais un de ses can-
4ons. Grace & la vapeur et aux rails qui
franchissent ses vallées et ses riviéres et
grimpent jusqu’a ses sommets hantés jadis
par les chamois, on peut la voir dans ce
qui ta constitue essentiellement, en une
semaine, C'est ce qu’atteste le petit livre
que voici. « Il a pour but, dit l'auteur, de
retracer une excursion sur le lac des Qua-
tre-Cantons et dans l'Oherland, les joyaux
de la Suisse.» Ces joyaux gagnent-ils beau-
coup a étre sertis comme ils le sont chaque
jour de plus en plus par l'industrie mo-
derne? Ses glaciers ne perdent-ils pas de
leur éclat 4 la fumée des locomotives? Et
les pentes vertigineuses du Rigi font-elles
éprouver 4 qui les monte en chemin de fer
les mémes sensations qu’au voyageur qui
les gravissait le baton a la main? Sans
doute, & en juger par le ravissement de
auteur d’Une Semaine en Suisse, i) reste
encore quelque chose du plaisir que don-
nait l’ancienne maniére de voyager. Mais,
évidemment, le charme physique de ces
contrées s'en va. Ce qui ne s’en va pas
moins, c'est le charme moral qui provenait
du tableau des libres expansions de la
piété catholique des habitants. La régne
aujourd’hui la plus odieuse des oppres-
sions, l'oppression religieuse, — décrétée
au nom de la liberté. Comme le dit l'auteur,
ces violences hypocrites sont un moyen,
- non-seulement de dépoétiser la Suisse, mais
de la tuer comme Etat, en brisant sa vieille
unité. « Combien de temps encore se main-
tiendra }'unité? Tusques 4 quand la natio-
. nalité résistera-t-elle aux coups acharnés
que lui portent les sectaires’ placés a la
téte du gouvernement bernois, ces hom-
mes qui persécutent avec un veéritable fa-
natisme leurs compatriotes catholiques, et
qui subissent servilement l'influence étran-
gére? Dieu seul le sait : le calme renaitra
quand il aura commandé aux vents et a la
mer. Quant 4 présent, la tempéte est vio-
lente et le péril est grand, non pour la foi
religieuse qui sortira plus vive de cette
rude épreuve, mais pour la patrie tant
vantée, exposée aujourd hui au démembre-
ment-ou 4 de honteux abaissements »
Pour les articles non signés : LEROUX.
PARIS. —— IMP. SIMON RACON ET COMP., RUE D'ERFUATH, 1.
10 Aovr 1875.
44
INDUSTRIE, LIBRAIRIE, BEAUX-ARTS
Bulletin de Commerce du Correspondant, paraissant le 19 et le 25 de chaque mois,
LIBRAIRIE HACHETTE ET C", BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79; A PARIS |
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Cet ouvrage fait partie de la collection d’éditions savantes des principaux classiques latiws et grecs.
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TACITE : Annales, tivass I-VI, par Emile Jacos, professeur de rhétorique au lycée Saint-Louis. -
A vOl as PEig ne! 50 fee 15 aony: ae ee es ve des saw SS), Se eae Be ee au eH weed ifr. 3
DEMOSTHENE : Les Harangues, par M. H. Wei, correspondant de |’Institut, doyen de la | tig
des lettres de Besancon. ed WOls —— PPIKG 6 5st oc ee eS ee Re A Se SS fr. 8
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par H. Wer.
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LES CONSOMMATIONS DE PARIS
PAR ARMAND HUSSON
DEUXIEME EDITION, ENTIEREMENT REFONDUE
Un volume in-8, broché. ........-0c0.50 ce ce eeavaeee 9 fr.
LE CORRESPONDANT DU 10 AOUT 41875.
M. ODILON BARROT
ET L’OPPOSITION SOUS LE REGNE DE LOUIS-PHILIPPE |
Hémoires posthumes de Odilon Barrot. — Charpentier, éditeur.
Lorsqu’aprés la révolution de Juillct, M. Odilon Barrot se fit pré-
senter, dans les couloirs de la Chambre, 4 M. Royer-Collard, celui-ci
lui dit, avec le sourire ironique et hautain qui lui était habituel :
« Ah! monsieur, c'est inutile ; il y a quarante ans que je vous con-
nais ; alors vous vous nommiez Pétion ! »
Adressé 4 un homme récemment honoré des remerciements du roi
Charles X partant pour l’exil, le mot était dur et certainement injuste.
Le préfet de la Seine de 1830 ne rappelait aucunement le maire de
Paris de 1792, car l’apologiste trop confiant du gouvernement des
classes moyennes différait, par la nature de ses idées comme par la
dignité de son attitude, de l’ambiticux vulgaire toujours incliné
devant Ja populace plus bas que Dangeau ne le fut jamais devant
Louis XIV. Si tous les deux eurent le gout périlleux de 1a popularité,
l’un n’hésita pas a l’acheter par des crimes, tandis que le principal
tort de l'autre fut de délayer des généralités imprudentes dans une
phraséologie assez vague pour aller a toutes les nuances de l’opposi-
tion en n’y décourageant aucune espérance. Pétion fut l'un des
étres les plus médiocres que le drame révolutionnaire ait hissés
pour un jour sur le thédtre de V’histoire : complice silencieux
du 20 juin et du 40 aout, il ne racheta ses actes coupables ni par
Véclat du talent ni par celui du courage; et le piétre avocat de
Chartres ne saurait étre comparé 4 l’oratcur éminent demeuré le
partisan obstiné dela monarchie parlementaire, lors méme que,
dans son imprévoyance, il frappait des plus terribles coups l’édifice
NM. Sm. T. LXxrv (c* DE LA comect.). 4° uv. % Aoor 1875. 4d
674 M. ODILON BARROT.
4 la fondation duquel il avait concouru. Chargé par |’Assemblée
constituante de ramencr Louis XV1 de Varennes a Paris, Pétion
avait uni, durant ce sinistre voyage, les violences de l'homme
de parti & toutes les indélicatesses de homme mal élevé. Lors
donc que M. Barrot, qui venait d’accompagner a Cherbourg le roi
Charles X tombé du tréne, aprés avoir déployé dans cette mission
délicate la plus respectueuse déférence, entendait un personnage
tel que M. Royer-Collard placer son nom 4 cété d'un nom aussi
compromis, il aurait pu et dd protester contre un pareil rappro-
chement.
On peut douter cependant que le chef de l’opposition s’en soil
tenu pour blessé, et je ne serais pas surpris qu'il edt vu dans ces
paroles une sorte d'’éloge. Le tort principal de M. Odilon Barrot
fut de n’avoir guére étudié l’histoire avant d’entrer dans la vie pu-
blique. Un autre malheur, plus imputable 4 sa situation domesti-
que qu’a sa volonté réfléchie, c’est d’avoir tout accepté de la révo-
lution frangaise, sans porter dans l’observation des faits complexes
qui s’y enlacent le sérieux discernement du bien et du mal, con-
stamment mélés et confondus dans tout le cours de cette longue
crise. Elevé par un pére ancien conventionnel dans le culte de la
Gironde, grandi sous l’Empire, durant Icquel il vit le génie, enivré
par usage du pouvoir absolu, se précipiter sans résistance vers
l’abime, le jeune avocat, dont le tempérament était bien plus ora-
toire que philosophique, fut conduit 4 se faire de |’époque révolu-
tionnaire une sorte d’idéal, et la jugea surtout par ses débuts si ri-
ches en espérances. Son imagination se jouait dans ce large horizon
ou elle admirait tout, hommes et choses, & moins que de sinistres
souvenirs ne vinssent, comme des ombres sanglantes, s’interposer
entre lui et les acteurs, la plupart trés-vulgaires, de ce drame le
plus souvent odieusement travesti. Dans sa naive honnéteté, M. Bar-
rot eut certainement toujours horreur de Robespierre Pincorrup-
teble, mais je n’affirmerais pas qu’il n’ait point un peu cru a Pétion
de vertueux. Il acceptait les yeux fermés toute la légende de 1792,
ne doutant pas plus de l’héroisme des enrdlés volontaires que de
esprit conservateur de la garde nationale; confondant enfin de la
meilleure foi du monde les généreuses aspirations de la France vers
légalité civile et la liberté constitutionnelle avec les stériles agita-
tions qui, durant quatre-vingts ans, lont si tristement ballottée
entre le’ despotisme et l’anarchie.
Depuis les journées de Juillet 1830 jusqu’a celles de Février 1848,
le chef de l'opposition dite dynastique professa 4 la tribune, avec
une chaleur d’ailleurs assez peu contagieuse parmi les siens, toutes
les doctrines de 1791, sorte de Credo que la bourgeoisie dans la
M. ODILON BARROT. 675
nation et l’opposition dans les Chambres continuaient & répéter,
quoique ces croyances y fussent déja singuliérement altérées par
les influences sceptiques auxquelles n’échappe jamais un peuple ou
les révolutions ont passé 4 l’état chronique. Au lendemain d’un
triomphe dont il n’avait soupconné ni la proximité ni la plénitude,
M. Barrot ne tarda pas 4 en faire Ja cruelle expérience. Lorsqu’en
1848 il demeurait noblement fidéle 4 son vieux symbole politique,
plusieurs de ses amis parlementaires s’empressérent de le quitter
pour gravir les pentes les plus abruptes de la nouvelle montagne,
et deux ans plus tard un bien plus grand nombre encore prenait
congé afin d’aller sur les bancs du nouveau Sénat se reposer de
tant de vicissitudes.
Le chef de la gauche parut fort surpris de la désertion 4 peu prés
générale qui suivil de si prés la crise qu’il avait ouverte sans le
vouloir. Rien n’était pourtant moins difficile 4 expliquer. La sur-
prise de M. Barrot provenait, 11 faut bien le dire, de son peu d’esprit
politique. L’absence de cette qualité-la chez un homme aussi heu-
reusement doué d’ailleurs demeurera, en effect, le trait saillant de
sa physionomie. Jurisconsulte disert, orateur abondant n’appor-
lant rien 4 la tribune des habitudes du barreau, ce personnage
imposant manquait de la qualité fondamentale des hommes d’Etat,
car il ne mesurait guére mieux la portée des événements que celle
de ses propres paroles. Ce défaut lui était tellement congénial
qu'il a résisté chez lui aux plus rudes lecons de l’expérience et
du malheur. La lecture de ses Mémoires posthumes constate que
tant de déceptions éprouvées depuis vingt-cing ans par tous les
partis n'ont guére modifié ses jugements, ni sur les personnes ni
sur les choses. Trés-sévére, malgré un grand fond de bienveillance
naturelle, pour d’anciens adversaires auxquels il persiste 4 impu-
ter tous les désastrcs de son pays, il ne consent 4 prendre aucune
part dans la responsabilité commune. L’homme qui commenga sa
vie parlementaire par une lutte violente contre le ministére répa-
rateur de Casimir Périer et l’acheva par la campagne des banquets,
se contemple avec une sorte d’impassible béatitude dans le miroir
du Moniteur, et emprunte 4 ses colonnes la moiltié du texte de ses
Mémoires. C’est ainsi que s'est trouvé composé, sans beaucoup
d’efforts, ce livre écrit avec une naiveté désespérante, et pour le-
quel il aurait fallu réserver cet heureux titre : Mémoires d’un
homme qui ne s’est jamais trompé!
Si M. Barrot avait vécu lors de cette publication, il s’étonnerait
et se blesserait probablement de m’entendre dire que, dans le long
plaidoyer consacré A l’apologie de sa vie politique, la seule partie
676 M. ODILON BARROT.
qui satisfasse pleinement I’esprit, parce qu’elle va droit au ceur et
ne saurait provoquer aucun dissentiment, c'est la portion du livre
consacrée 4 |’évocation des joies tranquilles de sa vie domestique.
Au lieu et place du personnage que nous avons tous vu a la tribune
dans une attitude emphatique et toujours un peu gourmée, on est
agréablement surpris en rencontrant la un homme droit et simple,
dont l’enfance et 1a jeunesse sc révélent sous un aspect naturel et
charmant. Aprés le saint-cyrien condamné 4 porter le mousquet et
l’uniforme malgré lui, et contractant sous une discipline mil-
taire qu’il abhorre la haine du despotisme et l'amour de I'inde-
pendance, on voit apparaitre l’avocat débutant au barreau avec un
succés inespéré. Il se montre sans robe et sans rabat, a cété de
Berryer, de Dupin ainé, de Mauguin et d'autres encore, tous prédes-
tinés 4 la vie pariementaire, et dont il esquisse le portrait avec une
verve spirituelle, cn les observant dans la famuiliarité de leurs
meeurs professionnelles. Avocat au conscil d’Etat et a la cour decas-
sation presque au lendemain de sa majorité, Odilon Barrot ne ren-
contre devant ses premiers pas aucun obstacle. Il voit venir 4 lui,
comme 4 l’appel d’une fée bienfaisante, le succés et la renommée,
suivis bient6t aprés d’un don qui compleéte et couronne tous les
autres, un mariage selon son coeur. Infatigable au travail, il se dé-
lasse des labeurs toujours croissants imposés par la faveur publi-
que, en goutant les joies calmes et profondes d'une union bien
assortie.
Ce fut dans ces conditions si saines pour l’esprit qu'il avait vu
tomber |’Empire sous les coups de l'Europe, armée tout entiére
contre la France par la démence d’un seul homme. A la chute de
Napoléon, auteur de sa propre ruine, il respira comme délivré d'un
lourd cauchemar, et consacra 4 la liberté un culte auquel il est
.demeuré fidéle. En élevant deux tribunes et en proclamant le gou-
vernement représentatif, la Restauration venait d’ouvrir des perspec-
_ lives qu'il accepta sans hésiter pour son pays comme pour lui-méme,
malgré la situation difficile ot le plagait le retour de la vieille
royauté. Le nom de son pére et le souvenir d’un vote fatal séparait
en effet M. Odilon Barrot de la branche ainée des Bourbons, ce qui
ne l’empécha pas d’applaudir, avec toute la bourgeoisie parisienne,
a l’établissement de la monarchie constitutionnelle, cette Ithaque
entrevue et si vainement poursuivie depuis 1789.
Il s’associa donc sans réserve, en 1814, & des espéramces
alors 4 peu prés unanimes au sein de la nation. Dans la nuit du
19 mars 1845, le fils de l’ancien conventionnel montait la garde
aux Tuileries, 4 la porte de Louis XVIII partant pour un nouvel exil,
M. ODILON BARROT. 677
«> poussait le cri de Vive le Roi! comme une derniére protestation
«les amis de la liberté contre l’audacieux violateur d’un traité au
mmainlien duquel se rattachait la paix du monde.
Mais la situation changea complétement en 1815, quelqu’effort
que fit !'auguste auteur de la Charte pour maintenir a son gouver-
mement le caractére transactionnel qu’il s’était efforcé de lui donner.
Trop justement exaspéré par le crime des Cent-Jours, le parti roya-
liste se crut le droit et la force de réclamer le bénéfice d’une vic-
toire 4 laquelle il n’avait pas concouru. Il entreprit d’exercer sur
tout le passé de la Révolution unc justice rétrospective, et M. Odi-
lon Barrot eut 4 redouter pendant plusieurs mois de voir le nom de
son pére inscrit sur la liste des exilés. Ses sentiments s’aigrirent 4
mesure que se transformaient ceux de ces classes moyennes dont il
était déja l'un des orateurs les plus écoutés. L’homme qui le
20 mars avait son sac de volontaire tout fait pour se rendre a
Gand, ne tarda pas 4 s’engager dans toutes les voies ouvertes a la
résistance légale, soit au barreau, soit dans la presse ou dans les
associations politiques. Je m’empresse d’ajouter que la droiture de
Sa conscience ct le respect de son serment professionnel Ic laissérent
d’ailleurs étranger aux conspirations si nombreuses sous la seconde
Restauration, et l'éloignérent constamment des sociétés secrates,
dont l’action fut alors si considérable. .
Les membres de ces sociétés, profondément divisées par leurs
tendances, mais réunies par le lien d’dne haine commune, poursui-
vaient un double but, également antipathique au jeune avocat libé-
ral, le rétablissement de l’Empire, dont ils cultivaient la légende, et
l"avénement d'une république démagogique greffée sur le vieux
tronc jacobin. Ses moeurs douces, sa parfaite droiture, ‘et plus
encore peut-étre les impressions de son enfance, écoulée dans le
culte de la Gironde, lui inspiraient un repoussement invincible
contre les hommes de la Terreur, et les tristes imitateurs qui, de
sang-froid, s’efforgaient, aprés un demi-siécle, de réveiller d'odieux
souvenirs pour se donner la fiévre du crime. Si opposé qu’il fut au
fouvernement de la branche ainée, M. Barrot ne voyait alors dans
le parti républicain, avec lequel son ministére d’avocat I'appelait
si souvent & communiquer, qu’une cohue de sectaires, incptes
ou fanatiques, incapables de formuler jamais un programme sé-
reux ct de le faire accepter par la France. Il faut reconnaitre, en
effet, que pendant tout le cours de sa vie parlementaire, le repous-
sement contre la forme républicaine a été une idée fort arrétée chez
le chef de la gauche dynastique, idée de laquelle il ne s'est pas dé-
parti un scul jour. Ce sentiment s’était déja révélé sous la monar-
chie légitime, quelque repoussement instinctif que lui inspiral la
678 “M. ODILON BARROT.
royauté de la ‘maison de Bourbon; il est donc naturel qu'il se soit
manifesté d’une maniére moins équivoque encore sous la monarchie
de 1830, 4 laquelle V’attachaient de vives et persistantes sympa-
thies.
Mais si, durant le cours de la Restauration, l’avocat aux conseils
du roi et & la Cour de cassation demeura parfaitement étranger de
sa personne aux complots dont il défendait les auteurs devant tou-
tes les juridictions, M. Barrot, par une conséquence & peu pres
forcée du réle que lui avait créé ce ministére de défenseur attitré
de tous les accusés politiques, se trouvait engagé: dans un monde
interlope ott V'hostilité contre le pouvoir établi était générale, les
conspirations bonapartistes ou démagogiques y demeurant perpé-
tuellement 4 l’ordre du jour. Dés sa jeunesse il contracta donc la
périlleuse habitude de tenir un langage calculé pour ménager des
passions qu'il ne partageait point. Aussi se trouva-t-il constamment
obligé, méme aux heures décisives de sa vie politique, de compter
avec des hommes dont la pensée ne correspondait point 4 la sienne.
et qui ne demeuraient pas moins étrangers 4 ses vues qu’a ses scru-
pules. La fut Virréparable malheur de sa carriére et linfirmité
originelle dont il ne triompha jamais.
Une singuliére coincidence semble avoir encadré la partie prin-
cipale de la vie publique de M. Barrot entre deux banquets restés
célébres. Ces manifestations, ot le réle principal lui appartint
comme orateur, lui fournirent occasion d’affirmer avec un incon-
testable courage son respect permanent pour la légalité; mais il
dut le faire devant de redoutables alliés appelés 4 avoir bientot
aprés le dernier mot dans des luttes ot la puissance de la force
était 4 la veille de prévaloir sur celle de la discussion. Au mois de
mai 1830, la bourgeoisie parisienne offrit un banquet aux 221 dépu-
tés signataires de l’adresse provoquée par l’avénement du ministtie
Polignac. Chargé d’y porter la parole au nom de l’ordre des avocats,
M. Barrot demanda et obtint que le toast d’usage au roi y fut portéen
des termes qui ménageaient d’ailleurs toutes les susceptibilités de
l’opposition la plus vive. Toutcfois ce ne fut pas sans un débat des
plus violents que cette rédaction strictement réguliére fut acceptée,
M. Godefroy Cavaignac, alors ’homme principal du parti républi-
cain, ayant déclaré que lui et ses amis se léveraicnt immédiatement
pour protester contre toute mention faite de la royauté. Dans cetle
crise intérieure 4 laquelle les Mémoires de M. Barrot nous font as-
sister, celui-ci l’emporta par une fermeté digne de tous les respects.
comme il l’emporta une seconde fois en 1847, a Lille, lors du ban-
quet présidé par lui, malgré les efforts de M. Ledru-Rollin, hér-
tier du role de M. Godefroy Cavaignac, qui se refusait, commic
M. ODILON BARROT. 679
Yavait fait celui-ci, a rendre hommage 4 la royauté constitution-
nelle. Mais ces deux victoires demeurérent stériles, et les événe-
ments suivirent leur cours fatal, M. Barrot ne disposant d’aucun
moyen pour faire reculer le flot révolutionnaire aprés l’avoir sou-
levé. Chez lui l’imprévoyance politique rendit toujours l’honnéteté
inutile. Les habitudes d’csprit contractées durant sa jeunesse étaient
devenues si indestructibles, qu’elles furent 4 peine modifiées par
l’événement qui semblait appelé 4 donner un autre cours a sa pensée
avec une direction toute nouvelle a sa vie.
La révolution de 1830 éclata. Aux ordonnances de juillet, dont la
résistance légale n’aurait pas tardé 4 triompher, tant le sentiment
du pays était unanime, Paris répondit par une insurrection, dans
laquelle les partisans de la Charte eurent tout d’abord pour auxi-
haires, et bientét aprés pour dominateurs, les anciens révolution-
naires de toute provenance, provisoirement groupés autour du
méme drapeau. La monarchie élective, 4 laquelle on ne songeait
point la veille, sortit de cette périlleuse extrémité, et se trouva sou-
dainement acclamée, parce qu'elle fut jugée la seule transaction
alors possible avec le parti républicain, qui, bien que représentant
une évidente minorité, suppléait 4 sa faiblesse numérique par une
indomptable énergie. Improvisée, bien moins par des théoriciens
préoccupés d’analogies historiques, que par la bourgeoisie pari-
sienne affolée de terreur, cette monarchie s’éleva par le concours,
ou tout au moins par la tolérance de démocrates de profession,
pour la plupart fonciérement hostiles 4 |’idée qu’elle représentait ;
et durant les trois fiévreuses journées, les faits conspirérent plus
que les hommes.
Les personnages principaux, ralliés au nouveau gouvernement, ne
cachaient point leurs regrets d’avoir été conduits, par la pression
des circonstances, 4 sacrifier la garantie de l’hérédité royale, dont
le maintien aurait beaucoup fortifié le nouvel établissement poli-
lique; et, conséquents avec eux-mémes, ils s’efforcérent de cir-
conscrire les changements organiques reconnus inévitables dans les
plus étroites limites. Cette politique de résistance, appliquée 4 tous
les intéréts du dedans comme du dehors, venait se résumer dans
le maintien de l’ordre et de la paix. Elle s'inspirait, a bien dire,
d'une seule penséc : éviter une guerre générale ot la révolution
cosmopolite était le seul allié possible pour la France, a l’heure ot
l'Europe entiére, depuis le Tessin jusqu’a la Vistule, était troublée
par le bruit sourd des insurrections.
En face de l’école conservatrice, une autre s’était élevée dés le
lendemain du 9 aout. Toujours flottante entre la monarchie con-
Suilutionnelle et les institutions républicaines dont elle aspirait 4
680 M. ODILON BARROT.
entourer celle-ci, embrassant des horizons peu définis, cette éeole
résumait son ceuvre dans une guerre de propagande immédiatement
déclarée. Elle s’efforcait de grouper, afin de provoquer un confit
appelé a devenir européen, les vétérans de la Révolution et de l'Em-
pire, animés de vues les-moins concordantes, mais tous surexcités
4 un degré égal ou par d’ardentes convoitises ou par des haines
implacables.
M. Barrot ne pouvait manqucr d’adhérer de grand coeur 4 la mo-
narchie nouvelle. L’établissement du 9 aout 1830 correspondait, en
effet, 4 toutes ses idées, cette royauté étant appelée 4 servir les
intéréts de sa juste ambition, en méme temps qu’clle le protégeait
contre de trés-pénibles souvenirs. La solution sortie des événements
avait fait écarter la République, vers laquelle rien ne I’attirait,
quelque ménagement qu’il edt toujours gardé pour le personnel du
parti républicain; au droit inamissible de la monarchie légitime,
cette solution avait substitué une origine purement contractuelle;
elle avait enfin placé sur la téte d’un prince d’Orléans la couronne
qu’avaient successivement portée les deux fréres de Louis XVI.
' Mais appelé a la préfecture de la Seine, et bientét aprés nommé
député par le département de |’Aisne, M. Barrot entreprit de servir
4 sa maniére et par des moyens que les relations antérieures de
l’avocat pouvaient déja laisser pressentir, le gouvernement auquel
le rattachaient ses convictions les plus sincéres, et dont l'avenir
garantissait sa fortune politique. Repoussant systématiquement
Yappui donné 4 |’établissement de 1830 par les esprits pratiques
qui en avaient été les adhérents les plus utiles, il crut que le nou-
veau régime serait plus efficacement servi par les hommes qui
n’avaient vu, dans cette monarchie hybride, qu'une étape vers la
République, parti bien moins puissant qu’agité, mais dont il lui
paraissait habile de conjurer a tout prix l’hostilité bruyante.
Ce ne fut pas en secondant MM. Casimir Périer, de Broglie,
Molé, Thiers ct Guizot, chefs des divers cabinets formés par le ro!
Louis-Philippe, qu’il entreprit de fonder un édifice élevé sur un 90
tremblant encore, et qui rencontrait en face de lui, 4 ses débuts,
l'Europe de la Sainte-Alliance toute pleine encore des passions ¢t
des souvenirs de 1845. Non-seulement il refusa son concours 4 ces
hommes de haute expérience, mais il crut devoir se séparer méme
de M. Laffitte, non parce que ce dernier hésitait dans la répression
de désordres devenus intolérables, mais parce qu’il le jugeait sus-
pect de faiblesse pour le prince, que ce ministre, dans la crise de
Hotel de Ville, avait nommé la meilleure des républiques. Ce fut
4 MM. de Lafayette et Dupont (de l’Eure), dont les liens avec le parti
républicain étaient notoires, que le préfet de la Seine, aux jours
M. ODSLON BARROT. 681
orageux qui suivirent l’avénement de !a royauté de 1830, souhai-
{ait en voir confier l’avenir; et bien loin de travailler 4 sauvegarder
la paix du monde, seule garantie sérieuse de tous les intéréts alar-
més, le député de l’Aisne adopta, avec une simplicité qui confond,
les conceptions stratégiques du général Lamarque, faisant manceu-
vrer nos armées sur le Rhin et sur |’Escaut aussi lestement que sur
un échiquicr des piéces duquel i! aurait été maitre; ajoutons que
l’écrivain, qui a tracé de son confrére Mauguin un portrait des
moins flatteurs, sembla fasciné par les plans fantastiques de ce
diplomate improvisé, et parut croire avec lui qu’au premier coup de
canon, les grandes monarchies continentales tomberaient comme
des chateaux de. cartes au chant de la Marseillaise, entonné par
nos nouveaux volontaires; il restait, en effet, bien convaincu que
esprit de la Révolution leur infuserait l’enthousiasme de Jem-
mapes, et par surcroit, sans doute, la savante discipline d’Austerlitz.
Répudiant comme impuissante et rétrograde l’école de la résis-
lance, laquelle s’efforcait de restreindre la portée de la révolution
de Juillet au lieu de I’étendre a toutes les questions soulevées dans
les deux mondes, l’éminent orateur, que le barreau avait préparé
pour la tribune, entreprit de persuader 4 la France, dans de nom-
breuses harangues ov la droiture du but contrastait avec la témé-
nité des moyens, que la voie la plus sire pour fonder une nouvelle
dynastie, c’était d’attirer 4 soi les partisans de la guerre, issus du
commerce du césarisme avec la démagogic, agitateurs sans but
comme sans responsabilité, qui voyaient dans un conflit européen
une sorte de loteric dont le résultat incertain laissait 4 tous la
chance d’en profiter.
L’honorable député de l’Aisne était comme possédé par cette idée
fixe que la royauté nouvelle devait prendre, en toute chose, le con-
trepied de la Restauration, afin de se créer, tout d’une piéce, une
politique sans aucun lien avec le passé. I] oubliait, dans son mex-
perience, qu’il n’y a pas deux maniéres pour bien gouverner un
pays, et que durant quinze ans de monarchie représentative, la
France, aprés avoir réparé tous les désastres de l’Empire, s’était
sentie tranquille, prospére et libre. I) paraissait pleinement ignorer
que telle était, au fond, l’opinion de ces classes moyennes dont il se
croyait l’organe, et ne soupcgonnait pas que, si vive qu’edt été leur
résistance au fatal ministére Polignac, la grande majorité de celles-ci
aurait vu avec plaisir, sur toute la surface du royaume, Paris peut-
€tre excepté, le cours de l’insurrection commencée le 25 juillet
S'arréter & l’abdication du roi Charles X et 4 la formation du mi-
tistére Mortemart.
682 M. ODILON BARROT.
Sous l’empire de cette préoccupation, il aspirait a faire du nov-
yeau 4 tout prix : parlant un jour de la décentralisation administra-
tive, une autre fois de la séparalion de I’Eglise et de I’Etat, étudiant
surtout notre systéme électoral, afin d’arriver 4 faire substituer le
droit de la capacité 4 celui du cens, sans prétendre jamais, d’ail-
leurs, y associer le droit du nombre; c’est un juste hommage qu'll
faut rendre 4 sa mémoire. Mais quand i) arrivait au brillant avocat,
devenu chef de l’opposition, d’aborder ces redoutables problémes
qu’il n’avait pas eu le loisir d’approfondir, il se tenait le plus sou-
vent dans ces régions brumeuses ou la phrase se déroule avec am-
pleur, comme ces belles plantes, d’autant plus riches en fleurs
qu’elles ne sont point appelées 4 porter des fruits.
Si, dans les premiéres années du régne de Louis-Philippe, le chef
de la gauche avait été appelé au ministére, il aurait nécessairement
partagé le pouvoir avec des hommes bien moins sincéres que lui
dans leur dévouement dynastiquc, et trop ménagers de leur popvu-
larité pour engager jamais contre les factieux la lutte, dont le sou-
venir restera élernellement uni au nom du seul ministre qui, du-
rant la monarchie de 1830, ait été assez résolu pour les faire reculer.
Un cabinet de gauche, formé sous la présidence de M. Odilon Barrot,
avant la solution des grandes difficultés diplomatiques alors pen-
dantes, aurait été bientst conduit, soit par les affaires de Belgique,
soit par l'mtervention autrichienne en Italie, & une guerre dans
laquelle était venu se résumer tout le programme de Il’opposition,
guerre d'une issue plus que douteuse, malgré le concours d'une
propagande qui, en 1831, tout aussi bien qu’en 1870, se serail
beaucoup plus occupé d’organiser la République que d’organiser
la victoire.
Le désaccord, toujours persistant entre les doctrines personnelles
et les liaisons politiques de M. Barrot, ne pouvait manquer d’en-
trainer un trouble profond dans la vie administrative et parlemen-
taire du magistrat député. On en eut, pendant six mois, des preuves
surabondantes, car il resta démontré que M. Barrot appartenail
beaucoup plus 4 l’opposition, dont il était déja l’organe, qu’aa
pouvoir dont i] restait encore l’agent.
Durant le procés des ministres, si ardents que fussent ses veux
pour sauver.ceux-ci, il voulait qu’on s’en remit 4 la générasité du
peuple et 4 la seule intervention de la garde nationale, que s@
vieille foi le faisait considérer comme toute-puissante et infaillible.
Plein de confiance dans cette force: morale, ii déclina toute partici-
pation dans les dispositions 4 prendre, et alla jusqu’a se croire au-
lorisé, comme préfe¥ de la Scine, 4 blamer publiquement une dis-
M. ODILON BARROT. 6835.
position, votée par la Chambre des députés avec le concours du
cabinet, cn la qualifiant de mesure znopportune dans une procla-
mation affichée sur tous les murs de Paris. Lors des scandales de
Saint-Germain-l’Auxcrrois, suivis de la mise & sac de l’Archevéché,
il crut devoir, quelque dégout que lui inspirassent ces sauvages
saturnales, se désintéresser aussi de l’événement, par ce seul motif
quc le ministre de l’intérieur avait, au début de la crise, omis de
réclamer directement son concours! Personne n’a oublié que, lors-
que cette triste affaire fut évoquée devant la Chambre, M. Barrot
répondit 4 M. de Montalivet, son chef hiérarchique, qui se refusait
a comprendre une pareille susceptibilité dans un moment sembla-
ble, en lui jetant dédaigneusement sa démission du haut de la tri-
hune : étrange procédé pour asseoir un gouvernement, et singuliére
maniére de comprendre la distinction des pouvoirs !
Quand M. Barrot croyait devoir se séparer du cabinet de M. Laf-
fitte, en accusant celui-ci de méconnaftre l’esprit de la révolution
de Juillet, ct de lui refuser ses conséquences, on pouvait prévoir
quil ne comprendrait rien a la salutaire mission que se donna 1’é-
minent successeur de ce ministre, lorsqu’il vint enfin opposer son
fier courage 4 l’anarchie, pour lui arracher une victoire qu’un pou-
vor toujours hésitant semblait avoir renoncé 4 lui disputer. En-
core moins préparé que M. Barrot 4 l'étude des grandes affaires,
M. Casimir Périer avait sur celui-ci l’avantage de posséder & un de-
grérare ces aptitudes natives sans lesquelles il est interdit de gou-—
verner les hommes, car il avait l’esprit sur et le coeur résolu. Une
logique intrépide, dont aucune influence débilitante ne venait ar-
réter l’essor, le conduisait toujours droit au but, soit qu’il fat ques-
ion d’opposer la force a l’insurrection, ou de garantir la paix du
monde, constamment menacée par les perturbateurs du repos pu-
blic. Mais, plein de confiance dans la toute-puissance de la loi, il
repoussait comme inutiles toutes les mesures d’exception que lui
offrait une majorité effarée, et s’il s’inclinait devant les traités,
c’était en exigeant de tous le respect qu’il entendait leur porter lui- -
méme. Ainsi se fonda la politique qui répondit 4 l’invasion des
[égations par l’occupation d’Ancdne, et bientét aprés, aux menaces
contre la Belgique par le siége d’Anvers.
Plus parlementaire que personne, M. Périer entendait n’exercer
le pouvoir qu’avec I’énergique adhésion des Chambres, mises cha-
que jour en mesure de se prononcer entre ses adversaires et lui.
Pendant que l’opposition reprochait au roi Louis-Philippe une pres-
sion constante sur les actes de son gouvernement, son premier
Ministre faisait mieux que de formuler des théories 4 la tribune ou
684 NW. ODILON BARROT.
dans la presse; il déclarait respectueusement chaque jour au mo-
narque, au sein du conseil, que le cabinet, seul constitutionnelle-
ment responsable, entendait diriger les affaires en dehors de toute
influence, et jamais, durant le cours du régne, la Couronne ne fut
aussi efficacement ramenée au rdéle que lui avaient tracé les insti-
tulions.
Qu’opposait la gauche 4 ces actes si sensés, & ces déclarations si
précises? Quelle était l’attitude de M. Odilon Barrot, pendant que
M. Casimir Périer grandissait chaque jour dans l’opinion de l'Eu-
rope, et qu'il assurait ala France, sans aucun préjudice pour ses
libertés, le bien que ce pays fait passer avant tous les autres, un
gouvernement sachant ce qu’il veut, et ne doutant jamais de lui-
méme? Ses Mémoires posthumes mettent en mesure d’apprécier au-
jourd’hui, sous le reflet de nos déceptions récentes, la portée de la
politique rétrospective qu’avaient entrepris de réchauffer au sein
d’une société riche, tranquille et libre, les orateurs du genre hu-
main et les Tamerlans de propagande, escaladant chaquc jour la
tribune dans l’intérét de la Belgique, de I’Italie ou de 1a Pologne.
Cette lecture, contrairement 4 la penséec persistante de l’écrivan,
suffit pour révéler 4 tous les esprits droits )’abime ota de pareils
projets auraient jeté la France, si l’expérience personnelle du mo-
narque, servie par celle de ministres résolus, n’avait alors détourné
le péril d’une dutte contre l'Europe, beaucoup plus unie, aprés la
révolution de Juillet succédant aux traités de 1815, qu’elle ne l’était
aprés celle du 4 Septembre, succédant aux traités de Prague.
On croit vraiment assister aux débats de la délégation de Tours,
lorsqu’on lit le discours prononcé en 1834 par M. Barrot, pour dé-
fendre )’étrange projet d’ Association nationale élaboré 4 Metz, sorte
de fédération départementale, patronnée par l’honorable membre
ct quarante de ses collégues, dans le but d’imprimer directement @
la nation, en vue d'une guerre réputée certaine, l’initiative a le
quelle résistait le gouvernement central par l’instinct manifeste de
sa propre conservation. Ge qui confond dans cette partie des Mémot-
res, c’est que tant d’événements aujourd’hui accomplis, et tant de
récentes legons si chérement payées, aient aussi peu profité a l'é-
ducation politique de l’écrivain. Durant quatre ans, toute la con-
duite du parti dont M. Barrot fut l’organe principal reposa sur
cette double illusion, qu’il était donné & quelques hommes d’ino-
culer a volonté la fiévre chaude & tout un pays, et qu’en évoquant
Vesprit de 92, la France serait toujours invincible, méme en com-
hattant 4 un contre trois. )
Durant cette premiére période du régne de Louis-Philippe tous
M. ODILON BARROT. 685
les efforts de l’opposition demeurérent stériles, parce qu’elle per-
sistait 4 parler la langue de la Révolution conquérante 4 un peuple
quien avait pour jamais traversé le cycle fatal. Etrange aveugle-
ment, qui n’était guére moins profond en matiére administrative
que dans les questions diplomatiques. A chaque insurrection dé-
magogique qui éclatait soit 4 Paris, soit a Lyon, l’opposition répé-
tait que les insurgés étaient trés-coupables, sans doute; mais que le
pouvoir ne l’était pas moins, puisque les mimistres se refusaient a
faire droit aux griefs signalés par les classes laborieuses. Aux ten-
tatives d’assassinat périodiquement reproduites sur la personne du
monarque, on protestait avec-une indignation parfaitement sincére
assurément, mais en laissant bien comprendre que ces attentats
pouvaient s’expliquer par ]’intervention personnelic du prince dans
les choses du gouvernement. Aux contradictions de la tribune ve-
haient se joindre celles des manifestations parlementaires. Celles-ci
rappelaient parfois la harangue en partie double du candidat pro-
mettant aux ouvriers de Birmingham, groupés d’un cété des hus-
tings, que le pain serait toujours & bon marché, et aux fermiers
rassemblés de l’autre, que le blé serait toujours cher. Aprés la clé-
ture des sessions, la gauche adressait, en effet, 4 ses commettants
de solennels comptes rendus ot l’on établissait lurgence de fon-
der, dans l’intérét des populations, un vaste systéme de travaux
publics et d’enseignement gratuit, en méme temps qu’on y récla-
mait l’abolition de l’impot du sel et le dégrévement des petits
patentés.
les choses se passérent ainsi de 1832 41836, sous le cabinet du
11 octobre, qui riva d’une main résolue la France 4 Vordre et a la
paix. Les ministéres du 22 février et du 6 septembre suivirent la
voie o le pouvoir s’était engagé, soutenu par le sentiment du pavs
dans sa lutte contre |’opposition, sous les pas de laquelle le terrain
semblait manquer. Aux griefs rarement précisés de la gauche, qui
se résumaient presque toujours dans des demandes de destitutions
dirigées contre les fonctionnaires du régime précédent, a ses plain-
tes contre l’abaissement de la France, M. le duc de Broglie répon-
dait en terminant honorablement les affaires de Belgique et en si-
guant le traité de la quadruple alliance; M. Guizot donnait a la
France la grande loi sur l’instruction primaire, pendant que le
gouvernement préparait et faisait voler 4 des majorités toujours
croissantes les lois*relalives 4 l’organisation municipale et aux at-
tributions des conseils généraux, en les fondant l'une et l'autre sur
Vapplication, toute nouvelle alors, du principe électif & l’adminis-
tration du pays. En respectant le droit commun, méme au milicu
e®
686 M. ODILON BARROT.
des crises les plus graves, la politique libérale avait manifestement
triomphé de la politique révolutionnaire, et 4 ce point qu’au con-
mencement de 1857 l’opposition était vaincue dans la conscience
publique aussi bien que dans les Chambres.
Cet état de choses ne tarda point 4 changer. Sous le cabinet du
45 avril, présidé par M. le comte Molé, on put remarquer un cer-
tain ébranlement dans l’esprit de cette bourgoisie sur laquelle s’ap-
puyait la monarchie de 1830. Les conséquences lointaines de ce
mouvement, tout d’abord peu sensibles, n’étaient pas méme soup-
connées par les hommes auxquels i] faut bien en faire remonter la
responsabilité premiére; mais la perturbation des idées ne tarda
pas 4 suivre dans le pays celle qui s’était opérée dans la situation
des personnes, lorsque le pouvoir fut attaqué par ceux-la mémes
qui, aprés l’avoir établi 4 force de luttes et de talents, semblaient
pouvoir seuls en garantir la durée.
L’agression inattendue contre laquelle eut 4 se défendre le mi-
nistére du 15 avril fut d’autant plus périlleuse qu’elle ne poriail
sur aucun grief défini, et que la coalition ne fit guére au chef du
gouvernement qu’une sorte de procés de tendance. Ni M. Nole, ni
la plupart de ses collégues, n’étaient d’humeur aventureuse. Aprés
une crise ministérielle qu’aucun de ses membres n’avait concouru
4 provoquer, ce cabinet n’avait pris le pouvoir qu’afin de continuer
sans innovation la politique pratiquée par les cabinets précédents.
Doué d’une rare habileté dans le maniement des hommes, M. Molé
était plus propre que nul autre 4 conjurer les difficultés. Durant
dix-huit mois d’ailleurs, il ne s’en produisit 4 peu prés aucune, 0
dans l’administration intérieure, ni dans les relations diplomali-
ques. Et pourtant jamais lutte parlementaire ne fut aussi vive, 0
poursuite plus implacable, quoiqu’on n’evt guére a imputer a -
crime 4 ce ministére que le fait de sa propre existence. Ne pouvaal
l’attaquer sur ses actes, on déclara que M. Molé « ne couvrait pas
assez la Couronne. » Le gouvernement personnel, dont le pays ne
se préoccupait guére, lorsqu’il ne constituait encore que l'un des
thémes préférés des orateurs de la gauche, lui apparut dés lors
comme un danger. Les spéculateurs politiques tirérent le plus heu-
reux parti de cette imputation, lorsqu’ils eurent la bonne fortune
de voir cette élastique formule commentée par des glossateurs au
premier rang desquels figuraient les personnages les plus considé-
rables des deux cabinets précédents.
A dater de la coalition, ct jusqu’a la fin du régne, opposition
se trouva donc fortifiée de tout ce qu’avait perdu le pouvoir, et une
impulsion toute contraire 4 celle qui avait longtemps prévalu ful
-M. ODILON BARROT. 687
imprimée tout & coup a l’opinion publique. Ayant 4 ses cétés
M. Guizot et M. Thiers, M. Odilon Barrot sembla transfiguré par
l’éclat de ces alliances. L’orateur de la gauche fut, en effet, durant
quelques mois, le chef véritable d’une armée 4 laquelle il avait
fourni son plus gros contingent, et ot lui seul occupait sa place
naturelle. Cet état de choses, qui semblait rendre possible l’accés
prochain de l’opposition aux affaires, exerca une influence pronon-
cée sur l’attitude de celle-ci. Alléchée par la perspective de partager
les avantages du pouvoir, la gauche prit des allures plus discrétes,
renonca aux vaines déclamations, afin de poursuivre des résultats
plus effectifs. M. Barrot parvint 4 la discipliner, au point d’y étre
trompé lui-méme et de la tenir pour inspirée par sa propre pensée
politique, sincérement renfermée dans la limite des institutions
existantes. Mais, au fond, le langage ct la conduite se modifiérent
bien plus que les instincts, et l’opposition se montra trés-disposée
adevenir ministérielle, sans abdiquer d’ailleurs aucune de ses ten-
dances propres, cn demeurant cn pleine disponibilité pour toutes
les révolutions de l'avenir, ainsi que |’événement ne tarda point a
le prouver.
Des attaques au Gouvernement personnel étant le terrain sur le-
quel les coalisés pouvaient le plus facilement s’entendre, celles-ci
défrayérent 4 peu prés seules la session si passionné de 1858. Aprés
que le succés de l’opposition aux élections générales eut amené la
retraite de M. Molé, scul résultat sur lequel concordat la coalition,
le parti conservateur fit sans doute les plus grands efforts pour se
reconstituer, mais s'il y parvint dans le parlement, il n’y réussit
aucunement dans le pays. Avec une autorité fort amoindrie, ses
chefs vinrent reprendre le poste qu’ils avaient quitté, mais trop
divisés et trop compromis pour présenter désormais une résistance
bien compacte A des adversaires qui venaient de jouer le réle d’al-
liés. On vit passer d’abord le ministére du 13 mars 1840, formé par
M. Thiers avec une adjonction notable du centre gauche; puis,
aprés la crise diplomatique ouverte par le traité du 15 juillet, se
constitua, sous la direction de M. Guizot, le ministére du 29 octobre,
appelé 4 durer sept années, et 4 disparaitre, entouré d'une armée
fidéle, devant une bande d’émeutiers, dans tout l’éclat du talent et
du succés parlementaire. Le parti conservateur retrouva sans doute
la majorité dans les Chambres et méme dans le corps électoral,
mais il ne la retrouva point dans |’opinion, de plus en plus incer-
‘tame, et la modération calculée des amis politiques de M. Barrot
contribua plus que toute autre cause a la terrible victvire sous
laquelle sombra la monarchie de 1830, victoire dont nul moins
«
688 M. ODILON BARROT.
que le chef de la gauche dynastique n’avait soupconné la nature et
la portée.
Deux questions soulevées, dans l’intérét des professions libérales
et des classes moyennes par les organes autorisés de celles-ci, suf-
firent pour renverser le seul gouvernement qui pdt en assurer la
suprématie politique. Ges deux questions se rapportaient a Ia ré-
forme parlementaire et a la réforme électorale.
Le nombre des fonctionnaires allait toujours croissant dans la
Chambre élective, et quoique ces députés siégeassent en proportion
& peu prés égale aux divers cétés de |’Assemblée, un pareil état de
choses offrait tout au moins un spécieux prétexte pour mettre en
doute leur parfaite indépendance en face du pouvoir dont ils étaient
les agents salariés. Plusieurs causes, parmi lesquelles i! faut faire
figurer au premier rang la gratuité d’un long mandat, avaient con-
couru 4 cette extension, dont les avantages balangaient peut-étre
les inconvénients, mais qui fournissaient un texte redoutable aux
débats de la tribune et de la presse. Des intéréts plus nombreux,
servis par des passions plus ardentes, se rattachaient a I’adjonc-
tion de la seconde partie de la liste du jury 4 la liste électorale.
Cette seconde partie embrassait, sans aucune condition de cens,
les membres des corporations lettrées, citoyens qu'il était impos-
sible de repousser sous un régime ot la capacité, légalement pré-
sumée, constituait le principe méme du droit constitutionnel. En
présence des sourdes agitations déja provoquées par les prophétes
du suffrage universel, se donner un tel tort aux yeux de la logique,
et refuser de se fortifier par un pareil rempart contre les préten-
tions du nombre et de la force, était un acte d’imprévoyance que
la monarchie de 1830 a payé de sa déchéance, et qu'il faut bien
faire remonter jusqu’au monarque lui-méme. Originairement pro-
posée en 1832, par un ministre trés-conservateur, cette mesure
n’avait été repoussée que par suite d’un malentendu. Aux derniéres
élections générales, un trés-grand nombre de membres de la ma-
jorité ministérielle s’y étaient montrés favorables, et n’auraient
pas manqué d’en réclamer l’accomplissement, si une pression vio-
lente ne s’était malheureusement exercée pour les en détourner.
Il arriva au roi Louis-Philippe de mériter, aux derniers temps de
son régne, des reproches originairement peu fondés, et de provo-
quer, par une persistance opiniatre, une catastrophe encore plus
funeste & la France qu’a lui-méme. Dans les négociations diplome-
tiques 4 ’issue desquelles se rattachait la paix du monde, Vinter-
vention personnelle du monarque avait sans doute obtenu des suc-
cés trés-profitables 4 son pays. lls lui avaient assuré en Europe une
st
M. ODILON BARROT. 689
situation dont l’importance ne tarda pas 4 troubler son sens politi-
que trés-droit et son esprit d’ordinaire fort dégagé. Il voulut, dans
les affaires du dedans comme dans celles du dehors, étaler une
influence qui aurait gagné a étre exercée avec moins d’éclat. Sur
l'extension du droit électoral, le roi s’engagea dans la lutte au point
de rendre une transaction 4 peu prés impossible, et son cabinet crut
devoir le suivre, quoique lillustre chef du ministére, en _persis-
lant, sur 'insistance du souverain, 4 restreindre un droit que les
menaces de l’avenir auraient commandé d’étendre, fit un acte aussi
contraire 4 ses théories historiques qu’aux tendances naturelles de
son esprit.
La politique royale, engagée dans une résistance a4 outrance con-
tre toutes les innovations, remporta donc, au sein du Parlement,
de 1845 4 1847, des victoires qui concoururent 4 tromper la Cou-
ronne sur l’état véritable de l’opinion. Ces succés portérent le
monarque 4 confondre la parfaite tranquillité du pays, expliquée
par les intéréts satisfaits, avec cette adhésion morale qu’il ne ren- -
contrait plus, surtout a Paris dans ces classes moyennes dont la
garde nationale formait la représentation armée, et qui constituait
la force vive de l’établissement de 1830.
Dans les débats concernant la double réforme de la Chambre et
du corps électoral, M. Odilon Barrot, qui croyait toucher au pou-
voir, déploya, avec un talent oratoire dont il avait souvent donné
des preuves, une autorité qui lui avait manqué jusqu’alors. Mais soit
impatience provoquée par une attente trop prolongée, soit défé-
rence pour des esprits ardents auxquels sa nature molle résistait
peu, il ne tarda pas 4 faire appel, pour triompher de la majorité
législative, 4 des moyens cxtra-parlementaircs, moyens dont la léga-
lité lui paraissait démontrée, mais desquel!s son imprévoyance poli-
lique ne lui laissait pas soupconner l’extréme péril.
S'il faut blamer la résistance obstinée de la Couronne a ces nou-
veautés, en mesure peut-étre de retarder dans I’avenir le néfaste
avénement du suffrage universel, il est juste d’étre plus sévére
encore pour les hommes qui jouérent une pareille partie dans le
seul but d’avancer d’une ou deux années une réforine d’un succés
déja assuré. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent en Angle-
lerre. L’emancipation catholique, la suppression des bourgs pourris,
le changement des lois céréales, ces grandes conquétes ont été con-
testées durant un demi-siécle avant d’arriver a se voir sanctionnées.
Quoiqu’elles aient rencontré durant deux régnes l'hostilité de la
couronne et la résistance persistante de la pairie, aucun homme
Politique n’imagina de les hater au prix d’une crise menagante
25 Aour 1875, 45
690 M. ODILON BARROT.
pour les institutions britanniques. En France, ou les meeurs publi-
ques sont si peu formées, un pareil souci ne vint 4 personne, et
depuis la Cour jusqu’a la gauche chacun crut pouvoir se passer ses
fantaisies.
Sous l’empire d’une irritation, suite presque nécessaire de décep-
tions réitérées, le chef de l’opposition entreprit cette campagne des
banquets, 4 laquelle son nom reste si malheureusement attaché.
Durant sept mois il parcourut la France, prodiguant son éloquence '
dans de démocratiques agapes, avec aussi peu de profit pour sa
gloire que pour son pays, inspiré par une scule pensée, celle de
répondré, 4 laide de bruyantes manifestations, 4 l’objection spé-
cieuse que la tranquillité du pays constatait la plus parfaite indif-
férence en présence des questions de réforme alors si ardemment
débattues 4 la tribune.
Les banquets successivement organisés dans les villes les plus
populeuses du royaume suscitérent, en effet, une agitation géné-
rale; mais, comme il aurait été trés-facile de le pressentir, cette
agitation passa bientot du pays légal, le seul auquel M. Barrot enten-
dait s’adresser, 4 ces nouvelles couches sociales, déja groupées
derriére une bourgeoisie mécontente mais inerte afin de combat-
tre sous son abri pour mieux la supplanter. Le mouvement échappa
donc trés-vite 4 M. Barrot ct 4 ses amis, qui, selon le sort ordinaire
des chefs de parti, en portérent la responsabilité aprés en avoir
perdu la direction.
Si ceux-ci purent en douter, 4 toute rigueur, tandis que cette
campagne se poursuivait dans les départements, l illusion devint
impossible quand le moment fut venu de donner son complément
. au sein de la capitale a une entreprise ot la légéreté le disputait
a Vaudace. Le programme du banquet projeté dans le douziéme
arrondissement ful imposé par les agitateurs de la presse aux dé-
putés, auxquels la puissance légale était a la veille d’échapper. Des
écrivains sans mission convoquérent, de leur seule autorité, la
garde nationale de Paris, pour qu'elle vint, en uniforme et le sabre
au cété, faire cortége a cette formidable manifestation populaire,
afin d’assurer |’ordre public et le respect des lois 4 la maniére
dont cette milice était depuis cinquante ans accoutuméce 8 les ga-
rantir. Devant cette conséquence, imprévue quoique naturelle de
leur ceuvre, M. Odilon Barrot et ses honorables amis ouvrirent en-
fin les yeux, et comprirent qu’au cri de : Vive la réforme! on
les conduisait tout droit 4 une révolution démagogique précédée d'un
conflit sanglant. Mais tous les repentirs comme tous les courages
se trouvérent inutiles. Si le pouvoir avait manqué de sagacité pour
M. ODILON BARROT ie ” 691 .
prévenir la crise, l’opposition dynastique manquait de force pour
la détourner ; pour elle aussi, ze étazt trop tard !
Le ferme refus de M. Barrot d’assister 4 une manifestation diri-
gée contre des institutions dont il demeurait le défenseur convaincu,
empécha le douziéme arrondissement d’étre le foyer d'un vaste in-
cendie. Mais Paris n’y gagna rien, car, durant la plus longue et la
plus violente discussion d’adresse qu’eut jamais entendue la Cham-
bre, un feu souterrain s’était allumé dans les bas-fonds de l'immense
ville, 8 l’ardeur de toutes les convoitises et de toutes les espérances
quotidiennement surexcitées. Dans les rues et les carrefours, la
résistance armée s’organisa pour ainsi dire d’elle-méme, a la voix
de ces professeurs attitrés de barricades dont l’opposition consti-
tutionnelle avait ignoré l’existence. La surprise venant d’heure en
heure aggraver le danger, toutes les ambitions firent silence, et le
pouvoir, soudainement abandonné par le monarque, ne put. se
fixer dans la main d’aucun ministre, ni l’épée du commandement
dans celle d’aucun général. Dans cette effroyable confusion, le
nom encore respecté de M. Barrot était le seul auquel put se
rattacher une derniére chance de salut, la garde nationale tout en-
liére s’anclinant alors devant lui, et conservant, comme l’honora-
ble député, Pillusion que le cri de : Vive la réforme! pourrait en-
core étouffer celui de : Vive la République! Le chef de la gauche
dynastique le comprit a l’instant parce que tous les voiles étaient
enfin tombés; et dans une situation désespérée, il accepta, sans hé-
siter, le fardeau du gouvernement comme un devoir, ct peut-étre
comme une expiation : dévouement inutile, puisque, porté un
moment dans un hdétel ministériel par un premier flot populaire,
M. Barrot fut bientdt rejeté par un autre dans la retraite.
Si funeste qu’elle ait été pour la France, la journée du 24 Fé-
vier demeurera pourtant, pour M. Odilon Barrot, la grande date
de sa vie, car il retrouva soudainement, devant les périls publics,
la perception lucide et prompte des obligations qu’ils venaient de
lui imposer. On le vit, durant les courtes heures ou le pouvoir re-
posa sur sa téte au soin de la ville en détresse, allant de barricade
en barricade rappeler au respect des lois les hommes égarés ; on
rentendit confesser 4 la tribune sous le fusil des émeutiers sa foi
persistante dans la monarchiec constitutionnelle, alors représentée
par une femme et par un enfant; enfin l’histoire dira que, tandis
que d’autres personnages associérent leur fortune 4 la cause de la
République dont semblaient devoir les détourner toutes leurs tra-
ditions, le fils d’un conventionnel s’inclina devant la royauté abat-
tue plus profondément qu’il ne l’avait jamais fait devant la royauté
triomphante.
692 M. ODILON BARROT.
Je termine avec joie cctte étude en rappelant ce noble souvenir
qu’aucun acte de la vie publique de M. Barrot n’est depuis lors venu
infirmer. Je ne pense pas que le dernier volume promis par les
éditeurs des Mémoires posthumes soit de nature a modifier d’une
maniére sensible le jugement 4 porter sur cette carriére éclatante
quoique stérile. Chef de l’opposition sous le roi Louis-Philippe ou
premier ministre durant la présidence de Louis-Napoléon, M. Odilon
Barrot, dans ses paroles comme dans ses actcs, demeura toujours
fidéle 4 ce gouvernement parlementaire qui fut sa seule religion
politique. Mais, en gardant a ses doctrines un dévouement qui I’ho-
nore, il ne devint ni plus sagace ni plus prévoyant, et peu d’ hommes
ont moins profité de l’expérience. Le césarisme le dégut comme
l’avait fait la démagogic; et ne soupconnant guére la- formidable
conspiration ourdie 4 ses cétés pendant qu’il occupait le pouvoir,
il ne ‘se mit pas plus en garde contre le 2 Décembre qu’il ne l’avait:
fait trois années auparavant contre le 24 Février.
Le gouvernement n’était pas le fait de M. Barrot, qui ne fit guére
de politique que du haut de la tribune. Coeur élevé, esprit confus
quoique dogmatique, caractére facile et souvent dominé, il a eu,
dans les affaires publiques, une action plus brillante qu’efficace,
et son pays gardera un meilleur souvenir de ses qualités que de
ses services.
Comte pe Carné.
L°’ILE DE SUMATRA
ET LA GUERRE D°ATCHIN
Les lecteurs assidus du Correspondant, ou du moins ceux d’entre
eux qui s’intéressent au mouvement colonial des Etats européens,
4 histoire des pays exotiques, si obscurs et si éloignés qu’ils soient,
se souviennent peut-étre des études publiées dans leur revue! a
propos des graves événements survenus dans le golfe de Guinée a
la fin de 1873 et au commencement de 1874 : nous voulons parler
de la guerre des Achantis, qui jeta tant d’éclat sur les armes an-
glaises et qui mit en relief le beau talent militaire du major-général
sir Garnet Woolseley.
La guerre des Achantis cut pour cause déterminante la substitu-
tion du pavillon anglais au pavillon hollandais dans les comptoirs
et les forteresses que le gouvernement des Pays-Bas occupait 4 la
Céte-d’Ur, depuis le dix-septiéme siécle. En cédant ses établisse-
ments de Guinée, Ja Hollande avait obtenu de l’Angleterre de se
substituer 4 elle dans le nord de Sumatra, et c’est 1a l’origine de
celte guerre d’Atchin, longue et implacable, dont nous voudrions
faire connaitre les phases diverscs et les résultats.
Et d’abord ot se trouve au juste ce pays d’Atchin dont le nom,
inconnu naguére, s'est trouvé répété, pendant plus de deux ans,
par tous les organes de la presse européenne? D’ou partaient ces té-
légrammes annoncant successivement : débarquements de troupes,
4 Voir les numéros du Correspondant des 25 janvier et 10 avril 1874.
694 VILE DE SUMATRA
bombardements, négociations, batailles, siéges, assauts, revers
momentanés, succés plus fréquents et finalement victoire?
Pour étre bien rensecignés, géographiquement parlant, mettons-
hous un instant en campagne et parcourons & vol d’oiseau la route,
moins longue qu’on ne le pense, qui sépare la France du théatre de
la guerre’. :
Rendons-nous 4 Marseille et prenons-y l’un de ces magnifiques
paquebots des Messageries maritimes qui desservent notre Cochin-
chine. Traversant rapidement toute la Méditerranée, nous sommes
bientdét 4 Port-Said, a l’entrée du canal de Suez. Cent soixante-quaire
kilométres franchis commodément, en douze ou quinze heures, et
nous arrivons 4 Suez, tout prés de )’endroit ot les Hébreux‘traverse-
rent la mer Rouge. La, continuant pour Aden, nous voyons succes-
‘ sivement défiler sur notre gauche : le Sinai-et ses cimes radieuses;
les cotes de ’'Hedjaz et de l’Yémen; Djeddah, le lieu de concentra-
tion des pélerins de la Mecque; Hodeidah, qui a supplanté Moka.
Sur notre droite, ce sont les rivages arides de la Nubie et de l’Abys-
sinie, tristes, en général, mais bien animés du temps ot les Anglais
combattaient le Négus. Puis voici le port d’Obock, ot la France fit,
en 1862, un essai de colonisation si intéressant. Enfin, ce promon-
toire of flotte, orgueilleusement campé, le pavillon britannique,
c’est Aden, la ville aux citernes gigantesques, ceuvre présuméc des
Romains, Aden, l’avant-poste des possessions anglaises de I'Océan
indien.
D’Aden, le paquebot se dirigera sur Pointe-de-Galles, en passant
entre le cap Guardafui et l’tle de Socotora, terre inhospitaliére ; puts
il entrera dans une grande mer, l’Océan indicn, que nous parcou-
rons jusqu’a Puinte-de-Galles, un bouquet de cocotiers émergeant
de la mer. Encore trois jours, et nous verrons 4 la fois la terre sur
notre droite et sur notre gauche; 4 gauche, ce sont les fles Nicobar;
a droite, c'est notre point d’arrivée : la pointe N.-O. de Sumatra,
le royaume d’Atchin. Partis depuis vingt-cing jours, nous pouvons
avoir tracé sur la mer un sillon de quelques douze mille kile-
métres.
i]
Atchin, c’est l'un des rivages qui forment le détroit de Malacca, ce
long canal qui, de la mer des Indes, conduit aux mers de Chine ct
dans ce vaste bassin ot la petite Hollande, trop 4 l’étroit chez elle,
‘ Nous pensons que le lecteur suivra moins difficilement notre travail s'il veut
bien se munir d'un Atlas.
ET LA GUERRE D’ATCHIN. 685
sétend et s’enrichit dans ses splendides colonies de l’archipel in-
dien. Mais il nous est interdit de pénétrer trop avant dans ce ma-
gnifique domaine. Nous n’avons & parler ni de Java et de ses cul-
{ures si variées, ni de Bangka et de ses richesses minicres, ni de
Bornéo, ni de Bali, ni des Célébes, ni d’aucune de ces innombra-
bles iles dominées par la Hollande. Tout ce qui nous est permis,
c'est d’en examiner superficiellement |’ensemble, juste assez pour
concevoir l’organisation politique et pour expliquer comment Su-
matra se rattache a cette vaste confédération.
Ce n'est pas absolument en propre que la Hollande posséde toutes
ces colonies de Malaisie, aussi vastes que la France, l’Allemagne et
I'ltalie réunies. L’autorité de la métropole s’exerce 4 des degtés di-
vers. Au faite de la hiérarchie, nous trouvons les ferritotres sou-
mis, ou les Hollandais sont maitres en personne et ont pris cn main
tout ce qui tient au gouvernement et a l’administration. Viennent
ensuite les terres princiéres, Etats indigénes dont les chefs regoi-
vent l’investiture de la Hollande et gouvernent eux-mémes le pays,
sous la surveillance d’un résident hollandais dont ils s‘engagent,
en montant sur le trone, a suivre les inspirations et les conseils. En
dernier lieu viennent les ¢erritoires insoumis, dont les chefs regoi-
vent aussi, pour la plupart, l'investiture de la Hollande, sont hiés
par des traités leur imposant de gouverner dans un sens déterminé,
mais ne sont pas assujeltis & la direction de tous les instants par
un résident nécrlandais.
Toute cette administration, l’unc des plus distinguées qui soit au
monde, est dirigée par un gouverneur général civil, véritable vice-
roi, qui réside tantot a Batavia, tanlét 4 Buitenzorg, ville de
150,000 habitants, trés-voisine de la premiére. Vingt millions de
Malais fougueux et passionnés, des Chinois et des Arabes, telle est
la population de couleur que le gouverneur doit maintenir dans le
devoir, tout en n’ayant A ses ordres qu’une trés-petite armée. Il
nous faut dire quelques mots de cette force militaire, car son orga-
nisation est tout a fait spéciale, et c’est elle que nous verrons tout
a l'heure a I'ceuvre en face du sultan d’Atchin. |
Sur les 30,000 hommes dont le gouverncur général dispose pour
appuyer sa politique, il n’y a que 13,000 blancs, dont 1,300 offi-
ciers et assimilés; enfin, sur les 14,700 sous-officiers et soldats
restants, 5,800 seulement sont des Hollandais, tous les autres sont
des étrangers : Francais, Suisses, Allemands, qui se rangent sous
le pavillon néerlandais, gagnés par l’appat des primes offertes lors
de engagement. Les 17,000 soldats de couleur sont de deux na-
tionalités : des Malais, d'une part, et des négres de Ja cdéte de Gui-
née, de l’autre. Il va sans dire que les réglements maintiennent in-
606 L'ILE DE SUMATRA
tact et méme grandissent, autant que possible, le prestige du soldat
européen. Par exception, la cavalerie, peu nombreuse d’ailleurs, ne
se compose que d’EKuropéens.
Cette armée bigarrée est commandée par des officiers d'étite,
trés-richement rémunérés. Constamment, elle est tenue en haleine,
soit par des marches militaires et des manceuvres de campagne,
soit par des expéditions particlles dirigées contre des radjahs en ré-
bellion. |
itl
-
Avant que les divisions de Sumatra aient été modifiées par les
événements qui nous occupent, en 1870 par exemple, cette ile im-
mense (grande comme les huit dixiémes de la France) comprenait
six régions ‘distinctes au point de vue politique. Au nord toute une
tranche, donnant sur les deux mers, était occupée par les Atchi-
nois, dont les Anglais garantissatent l'indépendance; leur royaume
pouvait valoir neuf départements francais.
Au sud d’Atchin, et sur la céte est, les peuplades malaises étaient
groupées en deux résidences hollandaises, celle de Riouw et celle
de Palembang, avec un haut fonctionnaire 4 la téte de chacune
d’elles. A Popposé d’Atchin était la résidence de Lampongsche, et
toute la céte occidentale se partageait entre la petite résidence de
Benkoolen et le grand gouvernement de Sumatra’s West Kust, avec
Padang pour capitale, Padang, grand centre administratif et com-
mercial.
Au résumé, les sept huiti¢mes de l’ile dépendaient de la Hol-
lande, et le dernier huitiéme était Atchinois. Il faut cependant ajou-
ter, pour étre tout 4 fait exact, qu’entre le royaume d’Atchin et. les
dépendances hollandaises existaient des territoires vagues, soit ha-
bités par des tribus sauvages, soit possédés par de petits radjahs
oscillant constamment entre la suzeraineté hollandaise et la suzerai-
neté atchinoise.
Au point de vue géographique, les divisions ne sont pas moins
accentuées. A cheval sur l'équateur, l’ile est parcourue d’un bout 4
l'autre par une puissante chaine de montagne, le Boukit-Barisan,
qui la divise en deux régions distinctes. La bande orientale est beat-
coup plus large que la bande occidentale, et la différence des deux
bassins est caractérisée par la masse des eaux qui, de chaque ver-
sant, se jettent dans la mer; on en compte un cinquiéme pour la
partie occidentale et quatre cinquiémes pour l’autre.
Le climat de I’ile est variable. Les provinces basses, prés du bord
‘ET LA GUERRE D’ATCHIN. . 697
de la mer, sont généralement trés-chaudes. En allant vers |’inté-
rieur, les maladies sont moins fréquentes et la température heau-
coup plus supportable. On cite des plaines ou l’on est obligé d’allu-
mer du feu pendant une bonne partie de la matinée. Les orages sont
frequents et d’une violence excessive. La céte orientale est la plus
habitable pour les Européens. A Palembang, ville de 50,000 habi-
tants, l'un des centres les plus importants, le climat est considéré
comme excellent, et c’est la que les soldats convalescents des gar-
nisons voisines sont envoyés pour se refaire.
La cote ouest est fort malsaine. On l’appelle quelquefois la Céte
du potvre, 4 cause des nombreux ports ow les navires font la cueil-
lette; mats on l’appelle aussi la Céte de la peste, & cause des mias-
mes dégagés par ses nombreux marécages. On a conservé le souve-
nrd’équipages empoisonnés presque en entier pour avoir bu, sans
Passainir, eau fétide des lagunes. Au nord de )’équateur, le littoral
decette cdte est bordé d’ilots et semé de rochers. De l’équateur a la
pointe Buffalo, ce ne sont que plages de sable ow le ressac est dan-
gereux, ol, sans cesse, de grosses lames viennent rouler bruyam-
ment a terre.
IV
L'ile est peu peuplée, et l’'ardeur au travail n’est pas précisé-
ment ce qui distingue les habitants clairsemés; on comprendra
donc que, malgré la fertilité du sol, les exportations soient faibles.
Elles ne s’élévent pas 4 plus de 40 millions pour la partie hollan-
daise, et de 5 a6 millions, peut-étre 8 millions, pour la partie
atchinoise.
Toutefois, la variété des produits permet de croire que Sumatra,
pacifiée ct peuplée, ne le cédera pas 4 Java comme importance com-
merciale. C’est l’ile la plus riche de l’Archipel, au point de vue mi-
néral. On y trouve de l’or et des minerais de fer ; il s’y fabrique un
acier de qualité tout a fait supéricure! L’étain, bien qu’inférieur 4
celui de Banca, s’exporte dans l'Inde, en Chine, et méme en Europe.
On adécouvert du soufre, du salpétre, de l’alun, de l'arsenic, diver-
ses terres colorées et de l’anthracite trés-inflammable, mais don-
hant peu de chaleur et peu de gaz.
les indigénes cultivent diverses espéces de grains, mais surtout
le riz, qui y est cependant de mauvaise qualité et ne se conserve
pas. On y rencontre du camphre d’une qualité particuli¢re ; de la
casse (plante médicinale), du benjoin, de l’aloés, du gambier, de
Vigname, de la pistache, du ricin, du sésame, de la canne a sucre,
698 L'ILE DE SUMATRA
de la cannelle; le poivre, qui se récolte deux fois l’an; le café, le
tabac, le coton, des noix de bétel et de coco, du sel, de la térében-
thine, des gommes rares, de magnifique ivoire dont l’exportation va
sans cesse diminuant, des nids d’oiseaux, l’arbre & pain, |’ananas,
la goyave, le limon, le citron, l’orange, etc. La gutta-percha a été
abondante, mais devient rare. Dans les foréts, il y a du bois de teck,
de trés-bel ébéne, des bois d’aigle, de fer, de sandal, et dans les jun-
gles des joncs comparables 4 ceux de Malacca.
Nous mentionnerons, avec un peu plus de détails, le sagoutier ou
palmier-amou, dont les feuilles servent pour la construction des
habitations et pour les clétures; les cétes pour la confection des
sagaies, dont le bourgeon terminal est aussi délicat que le chov-
palmiste, dont la séve, s’écoulant par des incisions faites au tronc,
devient une boisson alcoolique aussi estimée que le vin de palme;
la moelle, enfin, est un aliment nourrissant et sain. Sur le méme
sol croit la plus grande fleur du monde le Rafflesta-Arnoldi, qui
a un métre de diamétre, plus de trois de circonférence, et dont le
calice peut contenir huit litres d'eau.
Dans l'état actuel. de la colonisation, le produit le plus lucratif
est la noix d’arec. C’est la graine du:palmier-arec, dont on mélange
l'enveloppe avec la feuille de bétel et un peu de choux pour former
un masticatoire qui excite les facultés digestives affaiblies par la
chaleur. Les indigénes en ont constamment a la bouche, et cet abus
nuit, dans une large mesure, 4 leurs facultés intellectuelles. En
méme temps, ce bétel altére les dents, les noircit, les gate et les
fait tomber. Au sud d’Atchin, dans le Pédir, la céte est hérissée de
ces précicux palmiers, et c’est pour cela qu’on l’appelle la Céte du
Bétel.
Les produits si variés que nous venons de nommer croissent pres-
que tous a létat sauvage, et les essais de culture perfectionnée
n’ont porté que sur Ie sucre, le tabac et le café. Les deux premiers
de ces produits sont aujourd’hui un peu abandonnés, tandis que le
café est de plus cn plus en faveur; le meilleur vient de l’intérieur
et de la cdte occidentale, il est d’une trés-grande légéreté et est
cependant fort estimé en Amérique ov il prime celui de Java.
Citons, parmi les animaux, les volailles de toutes sortes, le gros
gibier ; des oiseaux au magnifique plumage; des chevaux petits,
mais bien faits, patients et admirables pour le service des monta-
gnes ; des beeufs; des buffles et des chévres; des singes de grande
espéce, dont unc variété est, assure-t-on, employée avec succés
pour la récolte des noix de coco. Les animaux nuisibles sont repré-
sentés par le tigre et par de trés-nombreux reptiles.
ET LA GUERRE D'ATCHIN. G90
iV
Au point de vue de la guerre, ce qui nous importe le plus, c’est
de connaitre le moral des habitants.
Rejetons les quelques tribus sauvages du genre des anthropopha-
ges Battaks, écartons les quelques milliers d’Européens, de Chinois
et d’Arabes mélés 4 la population indigéne, et nous nous trouvons
en présence de deux races distinctes : les Malais, qui, au-nombre
de deux millions et demi ou trois millions, sont disséminés sur
l'immense espace qu’occupe la Hollande, et les Atchinois, dont on
estime le nombre 4 300,000 ou 400,000.
Les Malais, on le sait, sont originaires de la presqu’ile de Ma-
lacea; mais, depuis longtemps déja, les rejetons de la presqu’ile sont
beaucoup plus nombreux que les habitants de la mére-patrie, et
nétait le témoignage de Vhistoire, on croirait bien volontiers que
les habitants de Malacca ne sont que la colonic du grand archipel
indien.
Quoique trés-voisins de Malacca et des iles de la Sonde, les At-
chinois sont absolument différents des Malais ; l’ceil le moins exercé
les discerne au milieu des habitants de la partie sud. Ils sont plus
grands, plus beaux, leur peau est plus foncée, tirant sur le noir ;
mais s'il est aisé de les distinguer de leurs voisins, il l’est beau-
coup moins de les ratfacher d’une maniére certaine 4 quelque bran-
che bien définie de la famille humaine.
Certains ethnographes en font les rejetons de Singhalais, popu-
lations originaires de la céte de Malabar, qui auraient émigré a
Sumatra vers le premier siécle de l’ére chrétienne et s’y scraient
mélangés avec les Battaks, plus nombreux qu’a l'heure actuclle.
D’autres veulent qu’ils soient d’origine chinoise; d'autres d'origine
siamoise. Un savant Anglais, Logan, quia longtemps dirigé le Jour-
nal of the Indian Archipelago, et quia passé sa vie dans |’étude
de Yextréme orient, était d’avis qu’il y a, dans l’Atchinois, du Ma-
lais et de l’Annamite. Nous ne voyons pas, du reste, en quoi tou-
les ces opinions sont inconciliables et comment un pays presque
inhabité, offrant les meilleures conditions pour la colonisation par
les gens de couleur, situé a mi-distance, cxactement, entre-!’Inde et
la Cochinchine, tout voisin de la presqu’ile de Malacca et de la Ma-
laisie, n’aurait pas recu, A diverses époques, des essaims de tou-
700 VILE DE SUMATRA |
tes ces contrées, que le temps aurait fondus et qui formeraient
aujourd’hui le peuple qui nous occupe.
Les Atchinois ont le plus détestable caractére, et le récit qui va
suivre en donnera, hélas ! des preuves surabondantes. De tout temps
les navigateurs et les marchands les ont dépeints comme insolents,
altiers, perfides, cruels, et cupides. Pourtant ils ne sont pas abso-
lument dénués de loi morale et punissent avec une énergie sauvage
le vol et l’adultére.
Le propriétaire victime d'un larcin a le droit de tuer le voleur
s'il le surprend, chez lui, en flagrant délit. Dans les autres cas, le
voleur comparait devant la justicc, et méme, pour des soustractions
de peu d’importance, on lui coupe une main. Lorsque l'objet volé
est de valeur plus grande, on coupe les deux mains; en cas de réci-
dive, on s’altaque aux deux pieds. C’est 4 peu prés la pénalité en
usage au Japon, renforcée comme cruauté, si cela est possible;
mais si, dans ce dermer pays, la sévérité sans pitié du code a pro-
duit des résultats merveilleux, quant au respect scrupuleux de la
propriété, il n’en est pas de méme chez les Atchinois ow les larcins
sont, malgré tout, extrémement fréquents. Toutes les victimes des
lois de fer dont nous venons de parler sont reléguées dans l’ile de
Way, avingt kilométres au large du cap Atchin, ot elles y périssent
misérablement, soit de faim, soit par suite des mutilations hideuses
du supplice légal.
Les manquements 4 la fidélité conjugale ne sont pas réprimés
avec moins de sévérité quand il s’agit d’une femme mariée sé-
duite par un homme marié. Contrairement 4 ce qui se passe
dans bien des pays, ce n’est pas l’épouse séduite qu’accablent
les rigueurs de la loi et de l’opinion publique, c’est l’époux séduc-
teur. Et quoi de plus original que le chatiment trouvé? Le séduc-
teur est livré aux parents de sa premiére femme, de celle qu'il a
déshonorée, ridiculisée en la trahissant. Les dits parents rassem-
blent aussitdt leurs amis ct tous prennent leurs meilleures armes.
Formant le cercle, au milieu du village assemblé, ils placent seul,
au centre, linfidéle dont le dévergondage a terni l’honneur de leur
famille. lls lui donnent une arme dont il doit se servir pour
faire une trouée dans la muraille qui l’entoure, et s’il sait ga-
gner les champs en sabrant 4 droite et 4 gauche, sa faute est par-
donnée ; il peut reparaitre dans sa tribu, s’y présenter le front
haut, y vivre non-seulement tranquille mais encore honoré. Si, au
contraire, sa rage n’est pas assez intense pour qu’il l‘emporte sur
tant d’ennemis, si ses charges ne sont ni assez véhémentes, ni assez
imprévues pour qu’il trouve en défaut l’un des points de la circon-
ET LA GUERRE D’ATCAIN. 701
ference, il est percé de coups de lances, lacéré, mis en lambeaux,
par ses bourreaux en délire. C'est la glorification du courage, de
lintrépidité, effacant par leur vertu le crime réputé comme entrai-
nant a sa suite la plus grande dose d’infamie.
La valeur militaire ct la fougue dans Ics combats sont, d’ailleurs,
avec l'amour de l'indépendance, les seuls cétés séduisants du carac-
tére atchinois. Leur plus grand luxe réside dans leurs armes, sans
lesquelles ils ne sortent jamais. Ils ont des mousquets, des fusils ct
des pistolels, mais les prisent beaucoup moins que les armes blan-
ches. Par un contraste assez bizarre, ils n’ont plus la. moindre
énergie dés qu’on les sort des travaux de la guerre ou de la mer; ils
passent lear temps 4 fumer l’opium, a jouer, 4 chiquer du bétel et
aregarder les combats de cogs pour lesquels ils ont une passion
lout aussi prononcée que les Anglais d’'autrefois. ls laissent aux
femmes.la plupart des travaux, méme ceux de la terre. Pour étre
tout a fait juste, cependant, il faut mettre a leur actif une trés-
grande sobriété, qualité qu’ils partagent avec la plupart des habi-
tants de l’Asie. Gomme en Chine, comme au Japon, comme dans
Inde, le riz, les legumes et le poisson constituent l’ordinaire, d’un
bout a l'autre de l’année, chez les riches aussi bien que chez ics
pauvres.
Comme vétements, ils sont assez couverts pour qu’on puisse les
ranger parmi les peuples décents. Au point de vue de la construc-
tion et de la propreté de l’habitation, ils sont aussi au-dessus des
' négres de la cdte d'Afrique et du pays des Achantis qu’au-dessous
des Indiens, des Chinois ct des Japonais. Ils sont trés-habiles pé-
| Cheurs et fort experts dans la construction et la manceuvre des
Mavires. |
Au point de vue des ceuvres littéraires, nous arrivons au
méme classement. Chez les négres pas de documents écrits et
méme absence presque absolue de traditions; chez les Atchinois,
au contraire, ilse trouve plusieurs chroniques et quelques ouvra-
ges assez intéressants comme les Coutumes du Port d’Atchin et les
Devoirs du Prince, le dernier, décrivant le cérémonial de la cour.
Le dix-septiéme siécle a méme donné le jour 4 des livres de propa-
gande religicuse dans le sens musulman. L’histoire a conserveé le
nom d’un certain Shamsuddin-Ibn-Abdallah-Shamatrani, dont les
écrits, poursuivis aprés son décés, eurent l’honneur d’étre brilés
publiquement devant la mosquée principale.
La religion n'est pas moins difficile 4 qualifier que la race. On y
j Youve trace du bouddhisme qui pénétra dans le royaume vers le
Sixitme siécle, et que développérent des relations actives avec la
hine. A cdté, c’est l’islamisme importé au treiziéme siécle par des
»
702 LILE DE SUMATRA
marchands arabes; il a développé dans le pays les propensions déja
trop grandes vers la guerre et la traite. Des superstitions paicnnes se
greffent sur le tout. Le résultat n’est qu’un mélange bizarre et inco-
hérent. |
On affirme que l'islamisme pura fait de grands progrés depuis
une vingtaine’ d’années et que la, comme ailleurs, il est en recrv-
descence d’exaltation et d’hostilité contre les sectateurs des autres
religions. On a méme signalé comme un véritable revival musul-
man gagnant les peuples malats et grandissant, chaque année, sous
l’influence des pélerins qui profitent des facilités de la navigation
pour aller se retremper 4 la Mecque, aux sources mémes de leur
foi. C'est a ce réveil qu’il faut attribuer l'acharnement inoui dé-
ployé contre les Hollandais pendant la guerre de deux ans qui
s’achéve en ce moment, et qui a été dirigé par le parti arabe. -
La constitution politique est assez curieuse. A la téte de chaque
village est placé un chef nommé Panghoulou ou Radscha. Les ter-
ritoires de plusieurs villages réunis forment un district ou une
province (sagi) a la téte de laquelle est placé un chef héréditaire,
un noble qui porte le nom de panglima. I] ne restait au commence-
ment de la guerre, que six provinces réellement soumises au sul-
tan d’Atchin.
Les panglimas sont les plus importants des personnages atchi-
nois. Ils ont une grande autorité sur les chefs de village, et c'est
dans leur réunion, en conciliabule, que réside la véritable souve-
raineté. Ce sont eux qui nomment le sultan ; ils conservent le droit
de le révoquer, s'il ne gouverne pas sclon la coutume, ou sil trahit
les intéréts du pays. Souvent tracassé par ses panglimas qui lui mar-
chandent leur concours, le chef du pouvoir exécutif n’a, en réalité,
qu’une médiocre situation, et son seul dédommagement du souci des
affaires, c'est un pauvre traitement, prélevé sur les droits de douane,
et qui ne monte guére, maintenant, 4 plus de 100,000 francs,
somme qui s’ajoute aux revenus beaucoup plus considérables qu’a,
sur ses propres domaines, le seigneur élu sultan.
A n’en juger que par ses effets, cette constitution laisse a désirer,
car il y a souvent lutte entre le sultan et ses panglimas. Tantot le
premier trouve des points d’appui et trame des coalitions qui lui
permettent de dominer les chefs de district, de les écraser sous son
despotisme ; tantdt l’assemblée des panglimas contrecarre le pou-
voir exécutif central et l’annule assez pour que le pays soit livré a
l’anarchie.
ET LA GUERRE D’ATCHIN. 703
VI
C’est par les Portugais, ces pionniers de l’extréme orient, que
les Européens ont eu, pour la premiére fois, connaissance de ce
pays d’Atchin, qui vient d’acquérir jusque dans nos contrées une
célébrité momentanéc. Dés 1511, des marins portugais s’emparé-
rent de Malacca, qu’ils fortifiérent solidement ; c’est par leurs rap-
ports qu'on eut des notions exactes sur Sumatra. Depuis lors, les
marins de tous les pays sont venus y commercer.
Beaucoup de documents historiques sommeillant d’ordinaire dans
les archives et dans les bibliothéques ont été exhumés a I’occasion
de la guerre d’Atchin, les communications les plus détaillées ont
été faites aux Chambres néerlandaises. Les récits les plus circon-
stanciés ont été publics en France et a |’étranger, de sorte qu'il
serait aisé de faire, en ce moment, unc histoire compléte du
royaume d’Atchin ‘.
Nous restreindrons, cependant, cette partie de notre travail aux
simples apercus nécessaires a |’intelligence de la question, laissant
a d'autres le soin d’entrer dans les détails du sujet et d’élucider
complétement les origines et le développement de cette branche
originale de la race asiatique.
Au moment ot les lieutenants du grand Albuquerque s’établis-
saient & Malacca, Atchin dépendait du royaume de Pédir, lequel
élait, 4 son tour, sous la suzeraineté de Pasei. Le chef d’Atchin des-
cendait d’un musulman, venu dans le nord de Sumatra, au com-
mencement du treiziéme siécle, pour y répandre |’islamisme. Ayant
acquis une grande influence, ce personnage se fit acclamer par la
population ; le sultan de Pédir ratifia le choix du peuple, et l’étran-
ger fitsouche de rois. L’un de ses descendants, nommé \brahim, se
révolta contre son pére (1524) et résolut d'user de son énergie
pour s'affranchir de la tutelle de Pédir.
Les Portugais étaient venus de Malacca pour venger le pillage d’un
navire et le massacre de l’équipage. Ibrahim les battit, s*empara de
leur artillerie, et les poursuivit jusque chez le roi de Pasei, ou ils
étaient allés se réfugier dans une ville forte. Cette manceuvre ne
* Parmi les travaux francais, nous recommandons surtout les études publiées
par la Revae militaire de Uétranger (numéros 144, 145, 148 et 153), par la Revue
Politique et littéraire (numéro 40, 1874), par la Revue des Deux Mondes (numéro
du 4 juillet 1874). Nous avons nous-mémes consulté ces recueils avec fruit.
706 L'ILE DE SUMATRA
sauva pas les Portugais ; assiégés par les Atchinois, ils voulurent
se retirer a bord de leurs navires, mais les troupes d’[brahim leur
couptrent la retraite et en tuérent un grand nombre. Ce fut ensuite
le tour des rois de Pasei el de Pédir a se soumettre & son joug : le
vassal était devenu suzerain.
De 1528 4 1556, régne Alla-Eddin-Shah, qui étend encore ses
frontiéres vers lec sud, mais qui échoue dans ses attaques contre
Malacca. Il cherche 4 nouer des relations amicales avec le sultan de
Constantinople. Son successeur, type de férocilé bestiale, n’avait
d’appétit qu’é la condition d’avoir vu couler du sang.
En 1567, la couronne change de famille, et est donnée a un indi-
géne de Pérah (détroit de Malacca). Il se nommait Mansour-Shabh et
se fit remarquer par sa haine des Portugais. Il se ligua contre cux
avec diverses peuplades de l’archipel et fit équiper, en trés-peu de
temps, une armée de 15,000 Atchinois, ayant 200 piéces de canon.
Quatre cents Turcs se trouvaient dans cette armée, dont les efforts
furent absolument stériles.
Quoique ayant victorieusement résisté dans Malacca, les Portu-
gais se reconnurent incapables d’aller attaquer leur ennemi sur son
propre terrain, et le sultan d’Atchin utilisa ses armements en con-
solidant sa puissance. Son pays acquit une grande renommée, ct fil
un commerce considérable avec tous les pcuples de Asie, depuis
lArabic jusqu’au Japon.
Bientdt, de nouveaux pavillons européens vinrent augmenter Ics
profits, mais aussi les préoccupations des peuples de Sumatra. En
1599, apparaissent deux navires nécrlandais, le Lion et la Lionne,
équipés par de Moucheron, le plus fameux des armateurs de ce
temps. De véritables drames se déroulent alors. Les Portugais exci-
tent les Atchinois contre les nouveaux venus, dont les baliments
sont traitreuscment attaqués. Les Hollandais se défcndent avec
acharnement. L’un des capitaines, Cornélis Houtman, perd la vic:
Pautre, son frére Frédéric, est. fait prisonnicr.
L’année suivante, nouvelle arrivée de Hollandais ; nouvelles in-
trigues des Portugais. Le chef hollandais se venge en brulant plu-
sieurs navires portugais et atchinois chargés de poivre. Frédéric
foutman est toujours prisonnier, et si nous en avions le loisir, nous
conterions un trait de sa captivité, qui le met tout 4 fait 4 la hau-
teur du Régulus des classiques. En 1604, de Moucheron expédia de
Hollande quatre grands navires fortement armés ; en dehors deleur
mission commerciale, ils devaient tout faire pour délivrer les pti-
sonniers, et pour conclure avec Atchin un traité avantageux. Le
chef de l’expédition, Gérard de Roy, était porteur d’une Ictire auto-
graphe du stathouder de Hollande, le prince Maurice de Nassau.
ET LA GUERRE D'ATCHIN. 705°
Nous regrettons vivement de ne pouvoir reproduire ce curieux
monument du style épistolaire de l’époque. Les Portugais n’y sont
pas ménagés, ct les motifs de leur hostilité sont clairement dé-
voilés.
Cette fois, les Hollandais se firent entendre et ils obtinrent méme
de ramener avec eux une ambassade atchinoise. C’est en revenant
en Europe, avec les ambassadeurs, qu’'ils firent, prés de Sainte-
Héléne, la capture d’un navire de guerre portugais, le San-lago,
chargé d’une cargaison de perles, valant trois millions. |
Depuis l’envoi en Hollande de l’'ambassade atchinoise, c’en fut fait
4 Sumatra de Vinfluence portugaise. En 1615, Malacca fut méme
l'objet d'une nouvelle attaque, encore plus Turieuse que les précé-
dentes. Trois cents navires et soixante mille hommes étaient aux
ordres du sultan, qui commandait l’expédition en personne. Il y eut
une bataille navale qui dura plusieurs jours et plusicurs nuits. Le
détroit de Malacca était parsemé d’épaves, brilant pendant la nuit
en répandant de vives clartés; c’étaient des navires pris 4 l’abor-
dage et aussit6t incendiés. L’action fut indécise, car les Atchinois
se relirérent, ayant perdu plus de cinquante batiments et des mil-
liers d’hommes ; mais les Portugais n’osérent les poursuivre, tant
ls étaient eux-mémes fatigués et éprouvés.
En 14624, une escadre portugaise, commandée par Martino
Alfonso, se présenta devant Atchin pour poursuivre les hostilités.
le corps de débarquement prit un fort aux indigcnes, mais fut en-
suite mis en piéces.
Dés lors, et pendant de longues années, les Hollandais prédomi-
nent. D’ailleurs les vertus guerriéres d’Atchin s’obscurcissent pour
quelque temps, et tout ce qui tient au harem occupe beaucoup
plus les sultans que le gouvernement. C’est alors que régnait Ali-
Mag-Hayat-Shah, qui imagina de faire faire le service du palais par
une garde de trois mille femmes.
Cependant, en 1628, le sultan voulut une fois de plus se lancer
contre Malacca; mais ses troupes essuyérent une défaite compléte
Aussi nombreux que dans |’expédition de 1615, les Atchinois per-
dirent presque toute leur flotte et une grande partie de leurs hom-
mes. Ce fut un coup terrible porté & leur puissance, qui s’en est
toujours ressentie depuis.
Vil
' Aux Portugais évincés, aux Hollandais progressant, se joignirent,
sur un plan secondaire, les Anglais et les Frangais. L’Angleterre fut
25 Aovr 1875, , 46
706 L'ILE DE SUMATRA
représentée en 1621 par l’amiral Lancaster, qui portait une lettre
des plus flatteuses du roi Jacques I". L’envoyé anglais fut accueilli
avec courtoisic, et l’on rapporte que le sultan lui demanda, comme
une grande faveur, de chanter devant lui un psaume de David. L’a-
miral fit appel 4 la bonne grace de ses officiers, et tous ensemble
entonnérent I’'hymne réclamée. Avant que le batiment anglais re-
partit, le sultan répondit lui-méme 4 la lettre de Jacques I*'. Il lui
demandait deux Anglaises, et s’engageait, si l’une d’elles lui don-
nait un héritier, 4 le nommer roi de la Céte du poivre, et & donner
liberté de commerce & tous les navires anglais qui n’auraient plus
4 venir dans la partie de ses Etats qu’il garderait pour lui. Le roi
d’Angleterre répondit que, dans son pays, on ne disposait pas des
femmes comme on le faisait 4 Sumatra, et il fit don au sultan,
comme compensation, de deux belles piéces de canon qui furent
fort bien accueillies.
De France, le roi Louis XIIf envoya l’amiral de Beaulieu, qui ré-
sida assez longuement 4 la cour du sultan, vers 1625 ou 1630. Cet
officier fit, dans ses rapports, les descriptions les plus pompeuses
de la cour d’Atchin. [l rapporte que le sultan Iskander possédait
dans son trésor 18 millions de livres, quantité de pierres précieuses
et de gros lingots d’or. Ses danseuses ¢taient couvertes d'or et de
diamants. Sa flotte comportait trois cents voiles, ct possédait le se-
cret de l'utilisation d’une huile minérale (le pétrole, pense-t-on)
pour incendier les navires ennemis. Le sultan daigna confier a la-
miral qu’il pensait un peu a faire détruire tous les poivriers de son
royaume. « Cet arbuste, disait-il, attirait trop d’étrangers, et lui
causait beaucoup d’ennuis. » Le méme témoin dépeint Iskander
comme un type d’avarice, et rapporte qu'il fit écorcher vif un de
ses courtisans, dont le coq, ayant été battu par un rival, avait oc-
casionné 4 Son Altesse une forte perte d’argent. De Beaulieu s‘étend
aussi sur la capacité militaire des Atchinois, qui lui semblent les
meilleurs soldats de l’Océan indien, montrant le plus grand mépris
de la mort. Les éléphants de guerre étaient aussi fort admirés par
notre enyoye.
Ii ne semble pas que ces deux ambassades aient eu des résultats
commerciaux importants; car, en 1637, les Hollandais avaient, a
l’exclusion des autres étrangers, le monopole du commerce sur la
cote occidentale. C’est parce que Ics indigénes ne respectérent pas
leurs priviléges, qu’ils s’emparérent, en 1660, de Padang et de di-
vers autres points. ;
En 1644 commence.une dynastie de femmes qui ont grand’peie
4 ‘se déméler au milicu des traités faits avec les étrangers et des m-
trigues de toutes sortes auxquelles ils donnent lieu. En 1699 finit
ET LA GUERRE D’ATCHIN. 107
cette bizarre anomalie, par suite de l’incapacité de Kramalat-Shah,
qui est déposée sur les représentations d’un envoyé de la Mecque.
Les femmes, d’aprés le Coran, ne sont pas aptes 4 gouverner, et il
importe de faire cesscr au plus tot un scandale aussi contraire aux
rites.
Pendant tout ce temps, les Hollandais gagnent toujours du ter-
rain, non sans payer leurs progrés de la vie de bien des leurs, et
méme de résidents, tués pendant les émeutes, qui ne leur sont pas
ménagées. En 1704, le commerce avait assez d'extension pour
qu Atchin comptat bon nombre de belles maisons de pierre, habitées
par des négociants étrangers de l'Inde, de la Chine et de l'Europe.
Le dix-huitiéme siécle n’offre que peu d’intérét. C’est la déca-
dence de plus en plus grande de Yempire d’Atchin. Le parti arabe
reprend le dessus. Chaque élection de sultan donne lieu & des guer-
res civiles, et le commerce entre Européens et indigénes est de
moins en moins sur. La piraterie exerce ses ravages. Successive-
ment, une foule de vassaux se séparent d’Atchin.
Vers la fin de ce méme siécle, la Hollande, conquise par la France,
est englobéc dans l’anéantissement maritime et colonial qui fut
pour nuus le résultat des guerres de la république et du premier
empire. Les Anglais en profitérent pour s’emparer de tout l’empire
colonial échafaudé avec tant de peine en Orient par le gouvernement
néerlandais. Ils n'échouérent que devant l’ilot de Décima, au Japon,
le seul coin du monde ou le pavillon hollandais put flotter sans in-
terruption, oublié qu'il était au milieu de la conflagration géné-
rale.
Vill
Survint la paix de 1845. L’Angleterre, se retrouvant sans rivale
dans l'Inde, consentit a rendre 4 la Hollande ses possessions de la
Malaisie. A la Grande-Bretagne |’immense bassin formé de la réu-
nion du golfe d’Oman et du golfe du Bengale; 4 la Hollande tout ce
continent émietté qui s’étend entre |’Australie et l'Indo-Chine, entre
lamer des Indes et la Polynésie. Mais les deux domaines étaient sé-
parés par un mur mitoyen : Sumatra. L’Angleterre voulut s’y réser-
ver la prépondérance : elle conserva le fort Marlborough, sur la céte
occidentale de l’ile, et interdit aux Hollandais de traiter sans son
asscntiment avec les chefs indigénes. Elle se montra méine jalouse
de dominer a Atchin, et conclut en 1819, avec le chef de cet Etat,
une convention qui assurait aux négociants anglais un comptoir
dans la capitale; un résident britannique aurail été accrédité prés
7108 - VILE DE SUMATRA
du sultan; aucune autre puissance ne pouvait jouir du méme privi-
lége.
‘I y eut alors enchevétrement d’intéréts. Les Anglais possédaient
dans le détroit Poolo-Penang et la province de Wellesley; en 1819,
ils acquirent l’ile de Singapoor, qui devint en peu de temps un port
important. D'un autre cété, les Hollandais prétendaient qu’aux ter-
mes du traité de Vienne, le port de Malacca leur appartenait, comme
étant une de leurs anciennes possessions sur laquelle ils avaient ré-
gné sans conteste de 1641 4 4795. En cela ils avaient raison. En
méme temps ils ressaisissaient un 4 un tous les fils qui leur avaient
permis de gouverner énergiquement et de faire rentrer dans l’ordre
cette race malaise, remuante et ‘pirate.
Entre Java et Sumatra il n’y a que le détroit de la Sonde, et sans
cesse les populations des deux files étaient en contact. Un jour ou
l’autre, des conflits devaient éclater, et lorsqu’en 1824, les Hollan-
dais durent déclarer la guerre au sultan de Palembang, pour ven-
ger un affront fait 4 leur pavillon, les Anglais comprirent qu'empé-
cher la Hollande de s’établir dans les régions qu’elle venait d’occu-
per, c’était faire le jeu des pirates de la cdte et préparer des embi-
ches aux navires de commerce.
Ayant par ailleurs beaucoup 4 faire pour assurer la prospérité de
ses propres colonies du détroit, Angleterre ne pouvait avoir sur
les immenses cétes de Sumatra qu’une action tout & fait insuffi-
sante. Les entraves qu’elle mettait aux progrés de la Hollande ne
servaient donc qu’a entretenir chez les chefs indigénes le mépris de
l’Europécn, ct chez les pirates une hardiesse désastreuse. D'ailleurs
4 la place de l’Angletcrre, qui ne pouvait pas assez, et de la Hol-
lande, que les traités liaicnt, surgissaient les Etats-Unis, qui parais-
saient tout disposés 4 profiter d’une improductive rivalité.
Menacé d’une ingérence qui ne lui était rien moins qu’agréable,
le cabinet anglais se ravisa. En 1824, il conclut & Londres, avec le
gouvernement des Pays-Bas, un traité dénotant un revirement com-
plet dans la politique relative au détroit de Malacca. La Hollande
abandonnera toute prétention sur une portion quelconque de la
presqu’ile; mais, en revahche, l’Angleterre ne revendiquera plus
aucun droit sur Sumatra et ne s'immiscera en rien dans les démé-
lés qui pourront surgir entre le gouverneur général des Indes néer-
landaises et les divers chefs de Vile Sumatra.
Pourtant le gouvernement anglais ne put se résoudre a pousser
la doctrine absolument jusqu’au bout. Laisser les Hullandais s éla-
blir dans le nord de Sumatra, c’était partager avec eux la posses-
sion du détroit, la garde du passage conduisant a l’empire @An-
mam, 4 l’empire chinois, 4 l’archipel japonais. Ne pouvoir se trouver
ET LA GUERRE D’ATCHIN. 799
sur les deux cétés a la fois, c’était bien facheux déja; mais instal-
ler de son plein gré la Hollande en face de soi, c’était trop cruel.
C'est pour cela que fut imaginée la neutralité du sultan d’Atchin.
Comme influence maritime et politique, ce personnage était nul;
mais, au demeurant, c’était un occupant. En sauvegardant son in-
dépendance, |’Angleterre était certaine de ne pas voir un Etat @ ma-
rine partager avec elle la clef d’un détroit appelé, dans l'avenir, a
étre sillonné par les navires marchands de toutes les puissaaces.
Donc, aux Hollandais la haute main sur tout le sud et sur l’ouest
de Sumatra; libre & eux de batailler, de conquérir, d'annexer,
pourvu qu‘ils garantissent contre les pirates la sécurité des routes
de lamer; mais s'il venait a s’agir du royaume d’Atchin, alors
plus de prudence, plus de ménagements; pas de conquéte surtout,
et s'il se produisait des contestations, employer, pour en empécher
le retour, « l’exercice modéré de l'influence européenne. »
IX
Le traité de 1824 eut des conséquences de deux sortes. Libres a
l'égard de Vile entiére, excepté la partie nord, les Hollandais s’y li-
wrérent avec succés 4 la reconstitution de leur empire colonial. Ils
débutérent par la reprise de leurs anciens comptoirs de Ben-Kou-
len, de Padang et de Sibogha, mais ne s’en tinrent pas & cette res-
tauration du passé : une guerre de quinze ans leur donna I’Etat de
Menang-Kabau, au centre méme de I’ile. L’armée eut de grandes
difficultés 4 vaincre; elle luttait contre des musulmans fanatiques
défendant un de leurs principaux sanctuaires. Puis vint l'occupa-
tion, sur la cote nord-ouest, de Baros, de Tapou et de Singkel. Deux
de ces postes avaient appartenu, avant la débdcle des Hollandais,
a la Compagnie néerlandaise, dont le pavillon avait été remplacé
par les couleurs atchinoises. Les Atchinois firent les plus grandes
difficultés pour rendre ces positions aux Hollandais; ils invoqué-
tent l’appui de |’Angleterre, se basant sur le traité de 1824, mais
rm he pensa pas qu'il s‘appliquat 4 d’anciens comptoirs hollan-
A mesure qu’ils s’établissaient sur un point, les agents du gou-
.Verneur général attiraient & eux les chefs du voisinage, se les
liaient par des traités; et c’est par suite de leur politique, tout a la
fois habile et énergique, qu’en moins d’un démi-siécle, les sept-
huitidmes de l’ile étaient rangés sous la domination hollandaise, et
740 L'ILE DE SUMATRA
formaient les cing résidences on gouvernements dont nous avons
parlé ci-dessus.
Dans le nord, les affaires étaient moins brillantes. Ainsi qu'il
convenait, les Etats européens laissaient 4 ta Hollande la haute po-
lice de ces mers qu’elle avait avec tant de succés purgées de la pi-
raterie. Cette police s’améliorait chaque jour dans tout le centre de
l’archipel malais; mais elle était bien insuffisante dans Ie voisinage
d’Atchin. Se basant sur l’appui des Anglais, les sultans faisaient
bon marché des représentations de la Hollande, et celle-ci mettait
dans ses relations avec ses voisins du nord une circonspection,
une timidité qui enlevaient toute valeur 4 son action diploma-
tique.
fl ne faudrait pas croire que la piraterie malaise ait été, de toul
temps, ce qu'elle est aujourd’hui, une simple géne pour le com-
merce. Depuis la découverte de l’archipel, et jusqu’a ces derniéres .
années, on ne pouvait naviguer dans ces mers qu’a Ia condition
d’étre bien armé et de veiller constamment.
Longs et pointus, montés par cent rameurs, ordinairement es-
claves, les navires pirates portaient, en outre, trente, quarante el
méme quatre-vingts combattants. Leur avant était blindé. Pour le
combat, les équipages s’habillaient en rouge, se distinguant ainsi
des simples commercants, dont les vétements étaient de ces nuan-
ces sombres que préférent les manufactures indigénes.
Ces pirates étaient trés-rapides et manceuvrés avec adresse.
Leurs croisiéres duraient quelquefois plusieurs années. On en a vu
faire le tour de la Nouvelle-Guinée par 1’est, continuant par les dé-
troits et par la céte sud de Java, allant méme jusqu’a Rangoon,
longeant la presqu’ile malaise, allant porter le trouble dans I'tle
Bintang, dans les groupes voicins de la mer de Linga, puis dans
les iles de V’entrée de la mer de Chine, et enfin dans les Philip-
pines.
Pour les expéditions de moindre importance. la période d’actt-
vité s’étendait du 4° mai a la fin de novembre. Le détroit de Macas-
sar était le lieu de passage des plus grandes flottes. Quelquefois les
croiseurs de Java; dont l’habileté est cependant connue, ont été obli-
gés de fuir pour ne pas tomber sous les coups de ces nuées d’en-
nemis.
En 1847, une flotte de quarante 4 soixante prawhs ravagea une
grande portion de l’archipel et les cétes du détroit de Banca, bréla
un village tout voisin du grand établissement anglais de Singapoor,
emmena en esclavage un trés-grand nombre d’habitants, et tira
méme sur un fort hollandais de la céte de Bornéo. En mai de la
méme année, le vapeur de guerre anglais, Némésis, eut 4 combattre
ET LA GUERRE DATCHIN. Mi
onze prawhs 4 la fois : l’action dura huit heures et six bateaux ma-
lais purent s’échapper.
Dans les fles de l’est il existait aussi de nombreux centres de pi-
rateric. Mais depuis 1850, depuis que les croiseurs 4 vapeur ont
commencé & sillonner ces parages, cette plaie va se guérissant, soit
par suite de la destruction des hordes et des villages les plus com-
promis, soit 4 cause de la frayeur inspirée aux chefs par les exem-
ples de répression. En outre, l’occupation européenne, en créant et
en développant des industries indigénes, en donnant des moyens
d’existence 4 ces populations malfaisantes, change peu & peu le
cours de leurs habitudes et de leurs idécs.
C’est dans les criques inhabitées de la céte N.-E. de Sumatra que
ces brigands de la mer ont trouvé leurs derniers refuges, et c’est
pour s'étre mélé 4 leurs méfaits, pour avoir entravé, eux aussi, la
liberté de la navigation, que les Atchinois ont été privés de |’ap-
pui de l’Angleterre et livrés, sans restriction, 4 leurs propres res-
sources.
C'est ce que va nous prouver, d’une maniére surabondante, la
courte revue des principaux actes de vandalisme des vingt derniéres
années.
X
Le quartier général des pirates du nord était aux iles Nias, et de
Ja sortaient continuellement des prawhs courant sus aux bateaux
arabes ou malais, quelquefois méme aux batiments européens. Ces
iles servaient en méme temps d’entrepét pour les esclaves capturés
par les brigands sur toutes les cdtes du voisinage.
En 4834, le navire américain Friendship fut pillé par la popula-
tion de Qualla-Batou. En 1836, une goélette, frétée par le gouverne-
nement de Batavia pour {ransporter des fonds, fut saisie et bralée.
La Hollande ne put obtenir réparation complete de ce vol outrageux.
Dans la seule année de 1844, quatre navires anglais furent pillés.
En 1854, ce fut le tour du trois-mats napolitain, Clementina. Un
de nos navires de guerre, le Cassini, essaya d’obtenir justice, mais
ce fut peine inutile. En 1852, un autre navire anglais, le Country-
Castle, fut odieusement dévalisé.
Chaque pillage était accompagné de luttes, d’assassinats, de scénes
de carnage et « l'usage modéré de l’influence européenne » ne cor-
rigeait en rien les détestables habitants de la céte. Loin de se re-
pentir de leurs déprédations, ils se considéraient comme trés-bicn-
42 LILE DE SUMATRA
veillants par ce fait seul qu’ils n’attaquaient pas tous les navires.
Selon eux, chaque pillage n’était que représaille; dans chaque cas,
les naturels avaient attaqué pour se venger de vols, de meurtres ou
‘de désordres commis par les équipages européens. Il est hors de
doute que les torts n’étaient pas toujours du cété des Atchinois, mais
l'Europe voulait les déshabituer de ces procédés sommaires et les
-amencr a se faire rendre justice par la voie consulaire. ll était done
urgent d’obtenir un traité sérieux, afin d’étre en droit de chatier
sévérement lors de tout manquement un peu grave au respect du
droit des gens.
Plus la Hollande était pressante, plus les Atchinois essayaient de
se dérober, et ne voyant plus l’Angleterre se mettre avec autant de
zéle en travers des démarches de Batavia, sentant de ce cété-la l’ap-
pui faiblir un peu, ils recherchérent d’autres alliances et envoyérent
en Europe un agent secret. Leur choix se porta sur un aventurier,
du nom de Sidi-Mohamed, qui joua plus tard un grand role dans le
pays et dont l'histoire est curieuse :
Né en 4828, Sidi-Mohamed avait, pendant son adolescence, ou-
vertement manqué 4 son pére, ct celui-ci, usant du droit que lui
donnaient les coutumes, avait condamné son fils 4 périr. Il le mit
donc dans une pirogue, le fit conduire, par un autre bateau, en
pleine mer, loin de toute terre, sans vivres et sans vétements. Le
jeune Atchinois était 4 l’agonie, lorsqu’un navire frangais, passant
dans ces parages, apercut le fréle esquif ballotté par l’Océan. [I s’en
approcha, recueillit le moribond qui se rétablit 4 bord et continua
pour la France. Le capitaine, désireux de compléter son sauvetage,
et ayant trouvé Penfant intelligent, lui fit donner, & son arrivée,
une éducation convenable. Devenu homme, Sidi-Mohamed voulut
retourner chez lui; il éblouit ses concitoyens par ses dehors vernis,
et donna a entendre qu’il avait en France les plus hautes relations;
-il se fit fort de contrebalancer l’influence hollandaise par influence
francaise. |
Pris au sérieux, plus qu'il ne.le méritait, le sauvé des eaux se
mit bientot en route et arriva 4 Paris en 1852. Napoléon Ill, alors
.prince-président, le regut avec bienveillance au palais de Saint-
Cloud et Sidi-Mohamed, exagérant la portée de paroles amicales,
qui n’étaient sans doute que courtoisic d’étiquette, quitta la France
en se vantant d’avoir obtenu pour son pays une trés-puissante al-
liance. — L"heureux ambassadeur se rendit.ensuile & Constantino-
ple, ou il vit le sultan, et de la & la Mecque ow il fut regu par le
chérif.
De retour 4 Atchin, Sidi-Mohamed devint un personnage impor-
tant, dont le rdle spécial fut de s’opposer a l'influence hollandaise.
ET LA GUERRE D’ATCHIN. 73
Ce n’était pas une mince besogne, car |’action diplomatique était
engagée et les agents de Batavia comptaicnt la poursuivre avec cette
prudence, cette méthode et cette persistance qui assurent le succés
des négociations.
Le premier envoyé de Batavia fut un officier de marine, le capi-
taine Courier, qui commandait le brick de guerre, le Haai. Le sultan
le trouva trop petit personnage pour traiter avec un personnage de
son importance et faillit lui faire un mauvais parti. Le rapport de
lofficier hollandais est extrémement intéressant. Les détails d’éti-
quette, la réception solennelle dans le palais de Kraton, les discus-
sions avec le sultan et le récit des dangers courus par le navire et
par l’équipage, mériteraient d’étre reproduits, mais ils sortiraient
du cadre qui nous est imposé. Détachons-en cependant quelques
lignes qui prouvent jusqu 4 quel point Sidi-Mohamed avait spéculé
sur ses relations avec la Frdnce et avait brodé le chapitre de ses
réceptions 4 la cour. L’un des griefs du sultan était que le gouver-
neur de Batavia edit eu l’'audace d’entrer en relations avec lui sans
lui faire au préalable quelque cadeau gracieux. On se basa sur la |
bienveillance de Napoléon III pour réclamer une entrée en matiére
plus cordiale, plus généreuse. On tenait surtout 4 de beaux présents.
« Ainsi avait fait Pempereur Napoléon Ill, fut-il dit au capitaine
du Haai, dans son désir de nouer avec le sultan des relations ami-
cales; il avait envoyé, en méme temps que sa lettre, un sabre ma-
gnifiquement orné de diamants, beaucoup d’autres présents, ct
avait méme offert au sultan de le nommer capitaine de vaisseau
dans la marine francaise, et de lui faire cadeau d’une frégate de
guerre, ce qu'il avait refusé!. »
En 1856, la mission du Haai fut reprise par la frégate Prinz Fre-
derik der Nederlanden, ayant 4 bord un officier de rang élevé. Le
sultan fut plus traitable que l’année précédente; mais la conclu-
sion du traité ne fut cependant que pour 1857. Par une convention,
passée cette année-la avec le général Van Swieten, gouverneur de
la céte ouest, il fut convenu que les Européens auraient droit au
commerce, qu’entre Atchinois et Hollandais il y aurait protection
réciproque des sujets des deux nations, que tous les griefs ante-
rieurs étaient oubliés; mais que c’en était fait pour jamais de la
traite, de la piraterie et du vol d’épaves.
' Extrait du rapport du capitaine du Haaz.
144 LILE DE SUMATRA
XI
Armés de cet engagement écrit, les Hollandais vont maintenant
surveiller de prés les agissements d’Atchin, et tout manquement au
traité sera l’objet soit de représentations sévéres, soit de répression.
Les griefs furent assez nombreux pour que nous n’en fassions con-
naitre qu’une faible partie. C’est, par exemple, en 1861, la saisie
par le radjah de Kloewang de deux navires du port de Siak, navi-
- guant sous pavillon hollandais. En 1863, les Atchinois bombardent
Batoe-Bara ow flottait le pavillon hollandais; les réparations sont
insuffisantes. « Le sultan ignorait, dit il, la présence du pavillon
hollandais 4 Batoe-Bara. » En 1864, quelques Chinois de Poolo-Pe-
nang, sujets anglais, sont assassinés 4 Tamrang par des Atehmois.
La traite continue comme par Je passé, surtout sur la cdte ouest.
Les Hollandais sont obligés d’entreprendre trois expéditions sacces-
sives contre l’ilc Nias, et d’entretenir une croisi¢re constante pour
protéger la céte. En 1868, un navire anglais, le Good-Fortune, est
de nouveau attaqué, et les dispositions des indigénes sont partout
$i mauvaises que le gouvernement de Singapoor doit lancer une pro-
clamation pour avertir les commergants européens du danger qu'il
y avait a trafiquer sur les cétes atchinoises. De son cédté, le gouver-
nement francais multipliait les avertissements dans les instructions
aux navigateurs, publiées en 1867 par le département de la marine
et des colonies, sur les iles et passages du grand archipel d’Asie.
Tout le mécontentement retombait sur la Hollande qui avait si
admirablement pacifié tout le reste de l’archipel; mais celle-ci se
rejetait sur l’Angleterre qui lui liait les bras par son traité de 4824.
Touché au vif dans ses intéréts les plus directs, le commerce de
Singapoor, de Penang et de Malacca s’insurgeait contre la protec-
tion inconsciente accordée aux pirates d’Atchin, et demandait a
grands cris qu’on abandonnat une politique aussi contraire a |'n-
térét du commerce.
Aprés de longues hésitations qui nous conduisent jusqu’en 41870,
deux traifés connexes furent conclus. Par celui d’Elmina, la Hol-
lande abandonne a ]’Angleterre ses établissements de la Céte-d’Or.
Par celui de Siak, l’Angleterre cesse toute protection au sultan d’Al-
chin et reconnait 4 la Hollande le droit d’agir 4 Sumatra exacte-
ment comme elle l’entendra. Elle demande seulement que les navires
anglais soient traités sur le méme pied que les navires hollandais
ET LA GUERRE D'ATCHIN. 715
dans tous les ports soumis au contrdle du gouverneur de Batavia.
Libre d’Atchin, la Hollande aurait pu débuter dans ses relations
nouvelles par des menaces et des ultimatums, mais elle agit beau-
coup plus sagement. Peu lui importait la manicére dont elle exer-
cait ’autorité, pourvu que son influence fat réclle. Si elle parvenait
a diriger le sultan d’Atchin et que celui-ci fut obéi par son peuple,
c'était tout ce qu'il lui fallait, c’était ce qu’elle préférait, car ses
domaines sont déja si vastes qu’elle n’est pas absolument désireuse
de les étendre encore. Tout ce qu'elle voulait, c’était d’avoir des
yoisins pacifiques et srs. Le moment était bien choisi pour chan-
ger de politique, car le sultan Mantsour Shak venait de mourir, et
son successeur Mahmoud-Aladin-Iskander, jeune homme de seize
ans, pouvait étre accessible 4 des idées de bon accord.
Cet espoir fut bien cruellement décu : l’enfant tomba sous I’in-
fluence du chef des patriarches, le plus hostile aux Européens, et
du fameux Sidi-Mohamed qui préchait la guerre sainte avec ardeur.
Quoique n’osant plus se vanter d’aller prendre Batavia avec l'aide
de la France, cet intrigant exaltait la valeur guerriére de ses con-
citoyens et leur promettait la destruction compléte de l’armée hol-
landaise si elle se hasardait 4 venir débarquer sur le sol atchinois.
S'il ne parlait plus de nous, car alors les Orientaux nous croyaient
bien plus malades que nous ne |’étions réellement, encore faisait-il
sonner bien haut ses relations avee son ami, le sultan de Constan-
tinople, qui ne manqucrait pas de l’assister en cas de conflit.
Done en 1874, le contréleur Krayenoff se présenta devant Atchin
pour faire des communications importantes, pour rappeler le mé-
pris constant du traité de 1857 et pour demander qu’il fat exécuté
d'une maniére un peu plus sérieuse. A ses réclamations, le mt-
nistre des relations extérieures (c’était Sidi-Mohamed) répondit,
hon par des promesses, mais par la réclamation de Singkel et de
Baroes que les Hollandais avaient repris en 1840! Ce n’était pas la
le moyen de s’entendre. Aussi le contréleur retourna-t-il avec la
corvette le Djambi pour demander une nouvelle entrevue. Elle
lui fut refusée, les ministres s’étant fait excuser pour cause d’ab-
Sence et de maladie. Une lettre personnelle du gouverneur général
des Indes néerlandaises ne fut pas recue moins cavaliérement :
elle arriva le 1" novembre, et pour toute réponse le ministre fit
Savoir que le Ramadan interrompant les affaires, la lettre ne serait
ouverte que le 7 décembre.
Puis on donna aux Hollandais quelques bonnes paroles, de véri-
table eau bénite de cour. Tout en gagnant du temps, on entama
simultanément des démarches auprés du sultan de Constantinople,
des gouvernements anglais et frangais, de ce dernier surtout l’exis-
116 LILE DE SUMATRA
tence duquel on recommengait acroire. Informé de ces menées, le
roi de Hollande demanda aux cabinets européens de le laisser ab-
solument libre dans le réglement de ses affaires avec Atchin. Nulle
opposition ne fut faite 4 cette requéte, et aussitét commenga un jeu
plus serré, plus énergique, dont les diplomates atchinois eurent
peine a parer les coups. Il n’était que temps, du reste, ou d’avoir
la paix séricuse ou de faire la guerre, car on remarquait depuis
six mois, dans le commerce des armes et des munitions, un re-
doublement de fort mauvais augure.
XII
Sans perdre de temps, le gouverneur de Batavia nomma commis-
saire extraordinaire le vice-président du conseil des Indes, M. Nieu-
wenhuizen ; on le fit accompagner par une division navale portant
3,000 hommes de débarquement, et ordre lui fut donné d’arra-
cher du sultan des excuses et des garanties ou de lui déclarer im-
médiatement la guerre. Ses troupes étaient commandées par le
général Keehler. Le 22 mars 1873, la Citadelle d’Anvers qui portait
le négociateur jettait l'ancre devant Atchin et les espérances de
solution pacifique s’évanouirent ce jour-l4 méme. La population
était toute surexcitée ; des gens armés parcouraient la ville; on éle-
vait des retranchements. Aux demandes catégoriques de M. Nieu-
wenhuizen, le sultan répondit qu’il ne pouvait rien prom: ttre avant
d’avoir regu une réponse qu’il attendait de la Turquie, et que si
l'on voulait revenir dans six mois, il y aurait peut-étre, alors,
moyen de régler les questions pendantes. Impossible d’obtenir d’av-
tres explications.
Le 26 mars, la guerre est déclarée; les 8 et 9 avril a lieu le dé
barquement. Nous pouvons le suivre dans tous ses détails, ayant
eu la bonne fortune de consulter 4 loisir un croquis du terrain
communiqué par le ministre des colonies de La Haye 4 M. le duc
Decazes.
La mise a terre des troupes se fit 4 l’ouest de la capitale, 4 envi-
ron 4 kilométres de Kraton, résidence du sultan et principale for-
teresse du pays. En mettant pied a terre les troupes furent accueil-
lies par un feu épouvantable, mais heureusement sans justesse,
partant d’ouvrages invisibles. Sortant méme de leurs abris, les
Atchinois s’élancérent 4 la baionnette, et il ne fallut rien moms
que la mitraille des chaloupes 4 vapeur, pour les rejeter dans leurs
ET LA GUERRE D’ATCHIN. 47
lignes. La marche dans la direction de Kraton fut extrémement dif-
ficile. Le sol, trés-marécageux, entrecoupé de flaques d’eau, empé-
chait de se servir de l'artilleric; les ennemis fourmillaient ca-
chés dans des bosquets de bois, abrités par des haies de bambou
et méme par des redoutes. Leur tir était un pétillement continu.
Bientdt on reconnut qu'ils se servaient des chassepots : c’étaient nos
armes, les propres fusils tombés des mains de nos soldats 4 Metz et
a4 Sedan. Ils avaient été vendus au commerce allemand et aboutis-
saient, comme derniére étape, a l’ile de Sumatra!
Mais les troupes hollandaises étaient vaillantes, la fusillade ne
les arrétait pas; doucement, pied-a-pied, elles s’emparaient du
terrain; n’ayant plus pour elles toute la supériorité d’armement
sur laquelle on avait compté, elles écrasaient néaninoins ]’ennemi
par la justesse de leur tir. Le 441, le 12 et le 13 on avance pénible-
ment; le 14 on s‘empare d'une mosquée, le Missigit, servant d’ou-
vrage avancé au Kraton. Cette conquéte, hélas! était bien éphé-
mére! Les Hollandais n’y étaient pas installés depuis une heure,
qu'ils s’y trouvaient eux-mémes attaqués! Un feu épouvantable
partait de l’invisible Kraton et massacrait les compagnies établies
dans le Missigit! Dés les premiéres balles, le général Koehler de-
mande une longue-vue pour examiner, avec plus de certitude, d’ou
vient cet ouragan de fer; mais, au moment oi il la braque vers
l’ennemi, une balle le frappe droit au coeur et le foudroie sur place.
Le colonel van Dalen, prit aussitét le commandement, il abrita
ses hommes de son mieux et résolut d’attaquer sans plus tarder
la place forte de l’ennemi, le redoutable Kraton. [1 ne prit que le
temps de faire venir quelques piéces d’artillerie légére et prépara
son attaque pendant la journée du 15.
Rien de plus original que le chateau fort du sultan. Il est défendu
par des enceintes successives de brique; chaque muraille est do-
minée par la suivante et surmontée par des terrasses avec embra-
sures et créneaux. On réalise ainsi un triple ou quadruple étage
de feux. Mais ce qui fait surtout la force de l’ouvrage, c'est d’étre
absolument invisible, dissimulé qu’il est derriére un impénétrable
rideau de végétation. En avant des fossés s’étendent des haies en
bambou et en aloés dont les tiges piquantes sont encore renforcées
par des pointes de fer. [Il y a la un obstacle'difficile a franchir et
que le boulet traverse sans lui faire ombre de mal.
Le 46, deux bataillons s’élancent a l’assaut, mais ils sont recus
a 500 pas par d’affreuses décharges; 105 hommes sont couchés par
terre. Pendant deux heures on renouvelle les efforts, mais on n’a-
vance pas et la retraite est ordonnée. On se replie vers le rivage en
bon ordre, et sans étre inquiété par ’ennemi, mais malgré tout,
718 LILE DE SUMATRA
c’est plus qu’un insuccés, c’est un désastre. En effet les premiers
souffies de la mousson de N.-Q. vont se faire sentir, la cdte sera
intenable, le soleil va devenir insupportable, les maladies vont faire
rage. li n’ya qu’une chose 4 faire : partir et revenir dans la bonne
saison, en plus grand nombre et avec de gros canons qui ruineront
le Kraton, qui le feront succomber sous le bombardement. Ce n’est
pas une courte expédition qui aura raison du sultan et de son
peuple guerrier, c’est une véritable guerre.
MII
Donec, au milieu de la consternation des Hollandais ct de lallé-
gresse des Atchinois, le corps expéditionnaire regagna tristement
ses navires. Etre battu par des Européens, c’est pénible assurément,
mais plus grande est la doulcur, lorsqu’on est Hollandais et qu’on
bat en retraite devant des Noirs qui n’étaient que quatre contre un.
10,000 Francais et 10,000 Anglais ont soumis la Chine, empire
de 300 millions d’habitants; 5000 Frangais ct 600 Espagnols ont
conquis la Cochinchine, et 5,000 Hollandais venaient d’échouer con-
tre un misérable peuple comptant 500,000 ou 400,000 ames et
n’ayant mis que 20,000 hommes en ligne! Frappante contradiction
qui montre combien les Atchinois sont supérieurs a leurs voisins
comme valeur militaire et combien, 4 mesure que le temps mar-
che, il devient nécessaire de compter de plus en plus avec les
peuples de )’Asie. Ils s’arment mieux; ils n’ont plus devant nous
les terreurs superstiticuses qui les dominaient d’abord, et c’est pour
avoir méconnu des considérations de ce genre que les troupes
hollandaises durent revenir & Batavia pour s’organiser sur une
plus vaste échelle.
Lorsqu’on tient sous sa domination 20 millions de sujets étran-
gers avec 30,000 hommes de troupes, le moindre échec a de la gra-
vité. A plus forte raison, lorsqu’il s’agit d’une expédition ayant eu
quelque retentissement et s’étant annoncée comme devant se ter:
miner en quelques semaines. Aucun lecteur ne s’étonnera donc
qu'un immense cri de‘douleur et de honte ait retenti d’un bout a
l'autre des possessions hollandaises et que lopinion publique ait
réclamé trés-énergiquement une revanche immédiate.
On ouvrit 4 la Haye des engagements pour l’armée des Indes et
Varsenal marilime de Nieuw-Diep, travaillant nuit ct jour, fut
bientét en état d’envoyer devant Achin des renforts considérables.
Un vieux général, ancien soldat des Indes, populaire entre tous,
ET LA GUERRE D’ATCHIN. "ag.
sortit de la retraite et vint offrir au roi sa capacité militaire et sa.
vieille expérience des affaires malaises. Nous avons nommé Van
Swiéten, ex-gouverneur de la céte oucst de Sumatra, l’auteur du
traité de 1857. ll obtint les pleins pouvoirs du roi, le commande-
ment de l’expédition, aussi bien que la direction politique des négo-
ciations.
Son premier acte fut de donner l’ordre de ne pas abandonner les
cétes d’Atchin, mais d’y maintenir une croisiére efficace chargée de
bloquer la cdte, d’empécher la sortie des prawhs de l’ennemi, et de
bien veiller surtout 4 donner la chasse aux navires étrangers qui ne
mangueraicnt pas, sans cette surveillance, d’introduire dans le
pays des armes et des munitions. Les commandants des croiseurs
feraient en outre tout ce qui dépendrait d’eux pour entretenir dans
des dispositions favorables les princes tributaires portés 4 se sépa-
rer du sultan; ils ne négligeraient rien pour répandre sur les cétes
une proclamation promettant aux Etats qui se désintéresseraient de
la lutte protection et appui de la Hollande.
La croisiére fut parfaitement dirigée. Dés le début, les navires
hollandais capturérent bon nombre de bateaux indigénes, ils vist-
térent plusieurs navires européens aux allures suspectes, et saisi-
rent méme une goélette anglaise, le Conqueror, qui avait tenté
d'introduire & Atchin des picces d’artillerie dissimulées dans sa
cargaison. Comme les soldats, les équipages des prawhs montrérent
plus d’une fois la plus grande bravoure. Luttant sans espoir de suc-
cés, ils bravaient la mort avec un héroisme qui arrachait des cris
d'admiration aux officiers de |’escadre. Quelques captures semblé-
rent aussi indiquer que les Atchinois avaient parmi eux des forbans
européens leur prélant aide et conseil : c’est ainsi que sur une
seule prawh on trouva un Anglais, un Hollandais et un Danois.
En plusieurs endroits les efforts politiques furent couronnés de
succés, mais il n’en fut pas de méme & Djoloek, sur la céte orien-
tale. La I’hostilité et linsolence furent si déclarées que les croi-
seurs durent renoncer 4 leur mission, toute d’observation, pour en-
trer dans la voie du chatiment sans merci. L’escadre débarqua ses
hommes, qui livrérent sur terre un combat trés-acharné et tout a
fait 4 lear honneur.
XIV
En méme temps, les renseignements les plus circonstanciés
étaient pris sur la position intéricure d’Atchin. Un indigéne de Ba-
tavia, homme d’un sang-froid vraiment extraordinaire, avait offert
720 . LILE DE SUMATRA
au gouverneur-général de s’introduire chez Vennemi. Bahra-Oedin,
c’était le nom de cet agent secret, se rendit 4 Sumatra suivi de deux
serviteurs. Dés les premiers jours |’imprudence d'un de ses com-
pagnons faillit le perdre, mais il eut assez de présence d’esprit pour
conjurer le danger ; que]ques semaines aprés son débarquement on
elit pu le trouver installé‘au Kraton, en possession de la confiance
et de l’amitié du sultan. Il s’informa donc de tout ce qui se passail,
et lorsqu’il fut bien entré dans le secret de la défense, 11 se mit en
devoir de regagner Batavia.
Pour y parvenir, il offrit d’aller dans une baic voisine pour en
soulever les habitants contre la Hollande. Puis, dés qu’il fut en
mer, il prit le gouvernail et fit route de maniére a se trouver sur le
passage de l’escadre hollandaise. En le voyant diriger sa route de
maniére 4 aborder le croiseur hollandais Watergeus , les Malais
comprirent qu’ils étaient trahis et voulurent s’emparer du gouver-
nail. Tirant son poignard, Bahra-Oedin se défendit, tint téte a tout
son monde, et ce ne fut qu’au moment ot les marins du Watergeus
montérent a bord de la prawh pour la capturer, que l’espion se fit
connaitre et demanda @ rendre compte de la périlleuse mission
dont il s’était chargé.
L’avis de l’agent rusé fut que les Hollandais ne seraient que prv-
dents en doublant l'effectif de leur premiére expédition. Partout ré-
gnait l’enthousiasme et la confiance. La population avait aban-
donné les champs et s’occupait 4 fortifier, 4 barricader le pays. On
s’exercait au maniement de Ilartillerie; les femmes et les enfants
s étaient civilisés. Le sultan avait eu 20,000 hommes pour la pre-
miére campagne, mais il se vantait d’en avoir 60,000 pour la se-
conde. Le général Van Swiéten allait donc avoir fort 4 faire, et
ferait bien d’amener avec lui beaucoup d’artillerie pour battre le
Kraton. Cette place était encore plus forte qu’en avril. Pourtant la
défense péchait de deux maniéres. Persistant dans leur préférence
pour l’arme blanche, les Atchinoés ne s’exercgaient pas assez au tir
du fusil, et en second lieu il y avait bien les armes perfectionnées
provenant de la guerre franco-allemande, mais il n’existait que
peu de cartouches : la croisiére avait intercepté les arrivécs! Enfin,
les effets du blocus avaient été de renchérir les vivres ; le poisson
manquait absolument, les pécheurs n’osant plus sortir, et la popu-
lation regrettait beaucoup de ne plus voir arriver d’opium.
De toutes ces nouvelles, il en était une que chacun connaissait
dans l’escadre hollandaise. Les marins de la flotte voyaient de leurs
navires assez remuer de terre pour savoir que la population ne mé-
nageait pas son concours au génie militaire de l’endroit, et qu'elle
s¢ plaisait dans la profusion des redoutes et des épaulements. Sur
ET LA GUERRE D'ATCHIN. 731
le rivage méme‘on voyait les travailleurs, qu’on se gardait bien de
déranger. Les troubler par des obus, c’eut été les envoyer préter
leur concours aux fortifications de Vintéricur, que l’on redoutait
bien autrement que celles du bord de la mer. Avec ces derniéres,
il serait toujours temps d’envoyer des navires 4 gros canons qui y
jetteraicnt le désordre, tandis que, pour les premiéres, il fallait
transporter l'artillerie par terre, et l'on connaissait par avance les
difficultés qu'elle rencontrerait dans ce pays sans chemins, couvert
de maisons, de palissades, de mares, de riziéres, de haies, de ca-
naux dirrigation, et de bouquets d’arbres cachant partout la vue,
et donnant a l’assaillant des désavantages incontestables.
Van-Swiéten prit ses précautions en conséquence. Assisté par un
commandant en second énergique ct capable, il hata les préparatifs
et réunit un petit corps d’armée comme jamais peut-¢tre un radjah
malais n’en avait vu devant lui. Son corps comptait 15,000 hom-
mes, dont 10,000 combattants (infanterie, génie, artillerie, cavale-
rie), et 5,000 auxiliaires pour les services non de combat. 4,500
forcats et coolees assuraient le transport des vivres et des muni-
tions. Puis il y avait des interprétes, des agents politiques et des
espions. Le service de santé et le service religicux avaient été orga-
nisés sur un pied grandiose; 243 femmes étaient aux ordres. des
médecins pour soigner les blessés; on emmenait des aumdniers,
des prédicateurs d’armée, des prétres indigénes. Citons encore des
rameurs malais pour traverser les cours d'eau, des radeaux démon-
tables en bois et fer, des chaloupes 4 vapeur, une chaloupe-ambu- -
lance, un troupeau de 500 b eufs ct 74 piéces d’artillerie, dont plu-
sieurs des plus gros calibres.
Gette immense caravane avait 400 lieues a faire pour se rendre de
Batavia au lieu du combat, et toute l’escadre hollandaise était oc-
cupée au blocus. Il fallut recourir a la marine du commerce, 4 des
navires anglais, 4 des navires italiens, qui vinrent la par spécula-
tion et qui se louérent chérement, de 1,200 & 2,800 francs par jour,
pour n’offrir aux Hollandais qu'une place bien insuffisante. Ce fut
la le point faible de l’organisation matérielle.
Le 14 novembre, le premier navire quitta Java, et les autres sui-
virent de prés, partant, qui de Sainarang, qui de Samabaya, suivant
lelieu de résidence des troupes. Une brigade de réserve fut dirigée
sur Padang, ne devant rallier Atchin qu’en cas de besoin. L’embar-
quement se fit silencieusement, le général en chef ayant sévérement
interdit la moindre manifestation. Le 20, Van-Swiéten s’embarqua
lui-méme. Une foule nombreuse assistait au départ et se serrait,
muette, suivant la consigne du chef de l’expédition. Les colons ne
comprenaient pas l’auslérité demandée, mais le général se chargea
95 Aour 1875, 47
122 LILE DE SUMATRA
de leur expliquer sa conduite; en mettant le pied dans le canot et
tout en serrant, fort ému, la main du gouverneur-général, il se re-
tourna vers la foule. « Si j’ai désiré, dit-il, pour nos bataillons, un
départ sans éclat et sans solennité; si j'ai coupé court a toute ova-
tion, aux cortéges en musique, aux manifestations bruyantes, cela
tient autant 4 la gravité des circonstances qu'au désir que j’ai de
ne pas surexciter inutilement les émotions du soldat partant pour
une campagne périlleusc. Les sentiments de tristesse de ceux qu'il
laisse derriére lui doivent aussi étre ménagés. Je crois donc avoir
agi dans J’intérét de tous, et je crains que ceux qui ont blamé ma
maniére de voir n’aient ni coeur, ni intelligence. » Unc heure aprés,
Van-Swiéten prenait le large 4 bord du Prins Alexander der Neder-
landen.
La gravité, l’inquiétude méme, étaient du reste commandeées par
une triste nouvelle. On venait d’acquérir la cerlitude que |’armée
emmenait avec elle un ennemi interne redoutable, implacable: le
choléra! Depuis quelques jours, des cas assez fréquents de I'inexo-
rable mal avaient été signalés a terre; au moment ou le Chancellor
levait l’'ancre, on signalait 4 bord des malades dont il était inutile
de dissimuler |'affection! De plus, les navires étaient peu nom-
breux, la place était rare, et il avait fallu entasser les hommes
d’une maniére démesuréc. Le Maddaloni en portait & lui seul un
peu plus de 2,200! Les batiments étaient mal organisés, assez mal
commandés. L’un d’eux, le Sumatra, un anglais, n’avait pas de
’ mécanicien capable de diriger la machine. Son capitaine le jeta sur
un banc et finit par aller relacher & Singapoor, ot 11 déclara ne
pouvoir continuer sa route sans étre escorié. Les vivres se distri-
buaient irréguliérement, les soldats souffraient, tout le monde était
mécontent. Heureusement le temps resta beau et la traversée des
quinze navires s’opéra sans accident grave. Le 29, toute l’escadre
de transport était devant Atchin, inais pendant le voyage !’odieux
choléra avait fait du chemin: treize navires sur_quinze en étaient
-atteints.
XV
Prét &4 combattre, et méme 4 combattre vaillamment, Van-Swié-
ten n’en désirait pas moins ménager, s’il était possible, le sang de
ses soldats. Son premier acte fut d’adresser une lettre au sultan
d’Atchin. Il lui déclara que le peuple atchinois n’avait rien a crain-
dre ni pour sa religion, ni pour ses propriétés; que le gouverne-
ET LA GUERRE D’ATCHIN. 7233
ment hollandais n’avait aucun intérét 4 l’assujettir complétement,
et qu'il demandait un simple traité, parfaitement compatible avec
le maintien de V’autorité du sultan, dont les Etats seraient les pre-
miers a profiter des garanties données au commerce et a la naviga-
tion. Nans le cas, seulement, ot ces ouvertures seraicnt repous-
sées, on recourrait 4 la force, ct le général en avait assez pour
anéantir dix Kratons.
Ce langage conciliant ne fut pas écouté, et méme T’indigéne por-
teur de la lettre fut livré & d’odieuses tortures qui lui codtérent la
vie. Il n’y avait plus a hésiter, il fallait marcher et ne plus traiter
que sur le Kraton en ruines. Pendant quelques jours, cependant,
force fut de patienter; des pluies torrentielles inondaient le pays et
rendaient les opérations impossibles. Le choléra sévissait toujours,
modérément, il est vrai, mais il avait un auxiliaire dans le beri-beri,
maladie mystérieuse que l'on attribue aux miasmes, et qui produit
sur l'économie l’effet d’une paralysie momentanée. Enfin, le 6, les
valides débarquent; la flotte canonne les ouvrages établis au bord
de la mer. Le 11, le corps tout entier est a terre.
La deuxiéme expédition suivit une route toute différente de celle
qu’avait choisie la premiére. C’est pour n’avoir pas eu de gros ca-
nons devant le Kraton que le général Koelher avait échoué; et
comme il était impossible de les transporter 4 travers les terrains
cou pés bordant la ville 4 Pouest, on attaqua par le nord. De cette
mamiére on pouvait utiliser la riviére d’Atchin ; du Kraton elle se
rend 4 la mer, en courant du sud au nord; en la remontant on était
.sir de pouvoir transporter l’artillerie devant le refuge du sultan.
Les troupes avaient débarqué un peu a Vest de la riviére, sur une
plage favorable, au lieu dit Pedro-Point. Cette premiére opération
s’était faite trés-facilement, avec une perte de douze blessés seule-
ment. Puis on chemina vers l’embouchure de la riviére, en s’em-
parant, au passage, de quelques fortifications. Le premier combat
sérieux fut livré sous la forteresse de Cotta-perak. Les Atchinois
s’y montrérent héroiques ; ils supportérent sans découragement un
bombardement terrible, et ne furent pas effrayés par le pétillement
du fusil Beaumont, tiré sur eux presque a4 bout portant : on en
vint a l’arme blanche, a la lutte corps a corps.
Nous voudrions que le lecteur se rendit un compte exact des ter-
ribles souffrances auxquelles les Hollandais étaient exposés; il
pourrait alors admirer en connaissance de cause ces intrépides
soldats. Nous demandons donc la permission de lui mettre sous les
yeux les quelques lignes suivantes empruntées 4 une lettre parti-
culiére : |
« Toute la journée du 11 décembre nous avons marché pas a pas,
724 L'ILE DE SUMATRA
nous nous arrétions pendant que I’avant-garde sondait le terrain,
et nous restions sous un soleil de feu. Mes lévres, mes joues, mes
mains étaient tellement brilées, que, le soir, la peau s’en délachait
par lambeauz. Le 14, dans !a soirée, nous arrivémes au misérable
campement de Maésapi. C’était un grand marais ot les cadavres
des chevaux et des bestiaux empestaient l’air; la nuit était noire;
bien que dans l'eau jusqu’é mi-jambes je m’endormis pourtant de
lassitude. Au jour, je me réveillai comme hébété; ma figure, mon
nez, mes oreilles disparaissaient sous les bosses : des moustiques
de la grosse esp'‘ce et d'énormes fourmis rouges avaient festoyé a
mes dépens. Je crus que je deviendrais fou. »
Le 16, le corps expéditionnaire se mit en route pour remonter
la riviére, et comme on ne pouvait se servir du cours qu’aprés avoir
déblayé les bords, comme il était d’ailleurs impossible d’assiéger
le Kraton en laissant entre soi et la mer tout un pays couvert oc-
cupé par I’cnnemi, c’est par terre qu’il fallut cheminer. Neuf jours
entiers furent employés pour avancer de quatre kilometres, en ti-
raillant sans interruption ; les Hollandais firent des pertes sérieuses,
et quoiqu’ils n’aicnt jamais reculé d’une semelle, si lente fut leur
progression que des bruits alarmants se répandirent : les Atchi-
nois triomphaient; la seconde expédition avait eu le sort de la pre-
miére. Cette fausse nouvelle engagea le sultan de Pédir & se ranger
du cété du sultan d’Atchin, auquel il envoya 1,500 réguliers pour
renforcer la garnison du Kraton. Dés que les espions eurent affirmé
le fait, une division navale se détacha de l’escadre; elle brila Pé-
dir, fit sauter le fort ct ravagea la contrée, n’ayant payé cette dt
version que de 2 morts et 9 blessés.
XVI
Le jour de Noél, ics Hollandais se retrouvaient en face de ce Mis-
sigit ot l’infortuné général Koslher avait perdu la vie. Cette fois,
heureusement, ils possédaient le fleuvé, et, sans se laisser entrainer
4 des attaques de vive force, ils prirent quelques jours de repos et
commencérent & loisir l’établissement de batterics bien protégtes
dont ils cernérent 4 Ja fois ect Kraton et Missigit. Puis ils bombar-
dérent 4 outrance. Le 44 janvier 1874, le Missigit succombait, et
8a prise codtait aux Hollandais 17 morts et 197 blessés. Chaque
Jour de nouvelles batteries ouvraient le feu, s’étendant de plus en
plus 4 droite et 4 gauche pour cerner le Kraton et le rendre inte-
nable. De temps en temps les Atchinois faisaient des sorties furieu-
ET LA GUERRE D’ATCHIN. 1D
ses; on en cite une de nuit pendant laquclle ils laissérent 400 cada-
vres sur le terrain.
Les procédés méthodiques du général en chef devaient forcément
triompher des pauvres troupes indigénes, et, malgré tout leur cou-
rage, les défenseurs du Kraton finirent par perdre patience. Aprés
vingt jours de bombardement, les Hollandais s'apergurent que les’
reconnaissances n’éveillaient plus de coups de feu lorsquelles se
rapprochaient de l'ouvrage. Ons’enhardit, on avanga, et, le 24, une
compagnie pénétra dans l’intérieur de la citadelle, juste a temps
pour voir les derniers défenseurs se retirer précipitamment par la
seule issue qui ne fat pas encore battue par les canons hollandais.
L’échec de 1873 était réparé. Le drapeau néerlandais flottait sur
le redoutable ouvrage.
XVII
Les gros projectiles de l’artillerie européenne avaient labouré,
ruiné, effondré la citadelle atchinoise qui présentait le plus morne
aspeet; 56 piéces de position restaient sur les remparts, et l’on
trouva parmi elles les deux canons offerts par Jacques I* d’Angle-
terre. On y lisait en caractéres encore distincts :
JACOBUS REX 1617
Il y avait aussi un obusicr monstre du calibre de 66 centimétres,
dépassant, par conséquent, tout ce qui se fait en ce moment en fait
de canons; mais l’épaisseur du métal n’était pas en rapport avec
le diamétre de la piéce, qui n’était, somme toute, qu’une inutile
curiosité. Certaines parties du fort étaient blindées d’une maniére
fort intelligente. Enfin, on trouva parmi les papiers abandonnés
par le sultan une lettre du roi Louis-Philippe I", datée de 1843.
L’heurcuse issue de la deuxiéme expédition effaga le triste souve-
nir qu’avait laissé la premiére, et ce fut sans aucune préoccupation,
du c6té de l’Inde, que le peuple hollandais put se livrer aux réjouis-
sances du jubilé qui consacra le vingt-cinquiéme anniversaire de
l’inauguration du régne de Guillaume III.
Pourtant il cut été plus prudent de ne pas considérer la lutte
comme aussitét terminée: en effet, les Atchinois s’étaient retirés,
emportant artillerie légére, armes portatives et munitions. Leur
sultan était mort ou mourant d’une attaque de choléra; mais, huit
jours aprés, il était remplacé par son cousin Toimankoi-Dased,
que dirigeait réellement un conseil de régence composé de quatre
princes, tous choisis dans le parti arabe, le plus intraitable de tous
726 - LILE DE SUMATRA
a l’égard des Européens. Puis )’armée se réorganisa, éleva quel-
ques redoutes pour former une sorte de camp retranché, et com-
menca a en faire sortir des colonnes mobiles chargées d’aller in-
quiéter les Hollandais et d’essayer de les surprendre. Attaquées
vigoureusement dans le Kraton démantelé, les troupes de Vaa
Swiéten durent s'y fortifier 4 leur tour et élevérent, entre l’ancienne
forteresse du sultan et la nouvelle position des Atchinois, une
série d’ouvrages sérieux, occupant un développement de six kilo-
métres.
C’est tout ce que le- général en chef jugea opportun de faire. ll
ne voulut pas suivre l’ennemi sur le terrain difficile qu’il avait
choisi et se confia au temps ct aux moyens conciliants pour désar-
mer les Atchinois. Chaque jour, du reste, de petits chefs reniaient
la cause du sultan et venaient faire leur soumission. Il ne restait
plus, en fait d’ennemis, que les habitants voisins de la capitale,
du pays qu’on appelle le Grand-Atchin. Van Swiéten s’occupa donc
d’installer ses troupes confortablement et de leur assurer des posi-
tions sires. Baraquements convenables, hépitaux et routes furent
bientét achevés, la vie ordinaire reprit le dessus pour les habitants
restés dans la capitale; en fin d’avril Van Swiéten considérait sa
mission comme terminée. Plus de marches en avant, plus de com-
bats a l’extéricur : les troupes hollandaises devaient laisser l’ennemi
s’user lui-méme en venant se briser sans artillerie, autant de fois
qu'il le voudrait, et toujours avec insuccés, contre les positions
inexpugnables du Kraton et des environs.
Plusieurs bataillons, les forcats et une partie des coolees retour-
nérent donc 4 Batavia, et Van Swiéten lui-méme revint en Europe
pour y reprendre la retraite d’ou le roi l’avait fait sortir dans l’in-
térét du pays. Le général Peel; parti comme colonel et nommé sous
le feu de l’ennemi, succéda, pour assurer l'occupation, au vétéran
de l’armée des Indes.
XVII
Alors les Hollandais se considérérent comme complétement libé-
rés de la question de Sumatra. Les écrits qui se publiérent en
France et en Hollande, pour rendre compte de la guerre, la repré-
sentent comme absolument terminée. On assimila le sultan & un
de ces chefs sauvages qui sont toujours en armes dans la forét, et
l'on publia trés-haut qu’il ne s’écoulerait pas de longs mois sans
que, mourant de faim, il ne vint implorer la clémence des vain-
queurs.
ET LA GUERRE D'ATCHIN. 727
Mais voici qu’en septembre le télégraphe de Penang, un instant
silencieux, se remit a jouer fréquemment. Tous les quinze jours,
puis tous les huit jours, puis exactement comme du temps de la
guerre. Les dépéches sc succédent annoncant de petites rencontres :
c’était un jour trois morts et unc vingtaine de blessés, le lende-
main quelques blessés seulement, mais enfin l'état de guerre était
patent et l'inquiétude se répandit de nouveau. Le gouvernement su-
bit des assauts terribles. Van Swiéten lui-méme, le populaire Van
Swiéten ne fut pas épargné, ct les pessimistes en vinrent 4 affirmer
que les Hollandais allaient étre coupés de la mer, qu’une troisiéme
expédition était devenue nécessaire.
On était alors 41a fin de novembre 1874, et l’inquiétude était bien
permise : en récapitulant les sacrifices faits par la Hollande on ar-
rivait alors au chiffre de 2,042 soldats morts (nous ignorons le
nombre des blessés) et 4 une dépense de prés de cinquante millions.
Si l'on compare le nombre des morts a l’effectif des combattants,
on voit combien le petit corps d’armée avait été éprouvé et combien
ll était pénible de penser qu’un roitelet de Sumatra allait peut-étre
nécessiter de nouveaux et pénibles armements.
Avant de venir 4 cette extrémité, le gouvernement nécrlandais
voulut cependant essayer l’effet des forces d’occupation dirigées
dune autre maniére. On abandonna de suite la tactique d'expecta-
live pour diriger en avant des détachements bien armés. Surpris
chez eux, les Atchinois furent décontenancés. En février 1875,
quatre forts de l’intérieur succombent sans grandes pertes pour
les attaquants ; aussitdt divers chefs sont pris de panique. Les rad-
jahs de Kloempang, de Pasangan, de Gighen et le gouverneur d’Edi
Ketjel, font leur soumission. |
En avril, nouveaux succés. La résistance des Atchinois va s’affai-
blissant constamment. En mai, les troupes occupent Lamtelve, Se-
toe ef Ketjie-Ocleyve. Ce n’est plus la-guerre, c’est une promenade
militaire, une véritable poursuite A l'heure actuelle (fin mai), il
nest personne qui ne considére la guerre comme absolument ter-
minée. C'est l’opinion qui prévaut d’une maniére fort arrétée a la
légation de Hollande a Paris.
‘De nouvelles déceptions peuvent-elles étre prévues? Nous ne le
pensons pas. Si décidé qu’il soit, le sultan sera toujours, un jour
ou l'autre, pris par le manque complet de munitions. I] ne peut en
fabriquer de lui-méme, et les Hollandais tiennent et tiendront la
cOte. Sa soumission immédiate lui vaudrait peut-étre encore l’in-
dulgence de: Hollandais. S’il reste, au contraire, dans !'attitude in-
lransigcante qui est pour lui le beau réle, c’en est fait de sa cou-
ronne : l’Etat d’Atchin sera incorporé, purement et simplement,
728 LILE DE SUMATRA
dans les possessions néerlandaises. Un fonctionnaire hollandais gou-
vernera le pays et ce sera la fin d’un royaume qui fut, en son temps,
le premier de Sumatra et dont les habitants sont assez courageux
pour avoir inquiété, pendant plus de deux ans, un peuple européen.
Quelle que soit celle des deux solutions que l'avenir réserve, nous
en avons dit assez, ce nous semble, pour que le lecteur puisse com-
prendre 4 demi-mot les télégrammes et nouvelles que pourra sus-
citer pendant quelques mois encore, la question d’Atchin. De quel- .
que maniére que les affaires tournent, le triomphe de la Hollande
est assuré : il comporte avec lui la fin de la pirateric, la sécurité
des cétes au point de vue du commerce et de la navigation, 1l est
avantageux pour tous les Européens ct pour nous, en particulier,
qui confinons par la Cochinchine avec le grand archipel d'Asie.
Les Hollandais n’ont pas été longs 4 profiter de leurs succés. De-
puis plusieurs mois ils travaillent 4 ériger dans le nord d’Atchia un
phare de premier ordre qui rendra les plus grands services a la na-
vigation. Ils s’occupent aussi de faire un bon port que des jetées
puissantes protégeront contre la mauvaise mousson. Nous regret-
tons sculement que l’esprit de parti se soit mélé de la question, et
que les attaques dont il a été l’objct aient amené le gouverneur-gt-
néral, M. de Loudon, 4 donner sa démission. Nous euss ions aimé ale
voir compléter lui-méme I’ceuvre qu’il avait entreprise ; la lenteur
des affaires ne saurait lui étre justement imputée.
XIX
Aux considérations générales qui ‘précédent, nous en ajouterons
quelques-unes qui intéresseront plus spécialbment les lecteurs du
Correspondant. lis sont loin de mépriser les efforts du soldat qui
cherche a reculer les bornes de la patrie, de "homme d’Etat qui
crée de nouveaux débouchés pour les industries de son pays, qui
augmente l’importance des échanges internationaux, mais ils tien-
nent aussi & savoir ce que les expéditions rapportent au point de
vue de la civilisation morale, de l’extension du christianisme, de la
propagation de la foi. Or, la Hollande est en grande partie peuplée
par les disciples de Luther, de sorte que les esprits inquiets pour-
raient voir dans ses succés l’accroissement d'une influence reli-
gieuse hostile au catholicisme.
Nous tenons a écarter toute idée de ce genre: sans doute, il ya
des protestants dangereux qui haissent le catholicisme, le poursul-
— we
ET LA GUERRE D'ATCHIN. 729
vent de leurs sarcasmes et de leurs machinations, mais il y a aussi
des protestants tolérants et éclairés pour qui le christianisme est
avant tout l’interdiction de la haine. Les premiers sont de la nuance
d'un chancelier dont il vaut mieux taire le nom, et leur puissance
est une plaie, mais les seconds sont honnétes et sympathiques a
tout ce qui est sincérement religieux. C’est parmi ces derniers que
nous classons un grand nombre d’Anglais et presque tous les Hol-
landais avec leurs mceurs simples, ct le caractére bienveillant et
poli qu’ils semblent avoir emprunté aux Francais des meilleurs
temps.
Le détroit de Malacca n’est pas dépourvu de missions catholiques.
A Penang, fleurit un établissement d’une haute importance ou se
forme tout le clergé asiatique; 4 Singapour, 4 Malacca, 4 Bombea,
a Menang-Kabou (sur Sumatra méme) il y a des prétres frangais,
des fréres de la doctrine chrétienne, des sceurs, des écoles, pension-
nats, orphelinats, hospices, etc... Que l’influence hollandaise se
substitue 4 l’influence arabe dans le nord de Sumatra, et les cen-
tres que nous venons de nommer ne pourront qu’y gagner.
A quelque point de vue qu’on se place, il est donc impossible de
he pas se réjouir du succés des Hollandais et c’est pour ccla que
hous demanderons au lecteur d’accorder, comme nous I’avons fait,
ses sympathies et ses louanges 4 la bienveillante troupe qui vient
€ porter encore plus avant le drapeau de l’influence européenne ;
elle ’'a fait au prix d’une lutte vraiment héroique avec un ennemi
acharné, un climat meurtrier ; les vertus militaires dont elle a fait
preuve commandent le respect et l’admiration.
Pau. pE VILLENEUVE.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS' |
XXHI
AVANT L AUDIENCE.
Le jour fatal arriva enfin. Depuis le matin, on ne s’entretenait,
dans tout Saint-Pétersbourg, que de l’audience de la cour di'assises.
Une foule immense encombrait les abords du palais de justice. De
trés-rares privilégiés avaient pu, ce jour-la, obtenir des cartes
d’entrée. L’audience avait commencé 4 neuf heures et demie.
A dix heures et demie, la voiture de gala du nabab indien avait
traversé la place de l’Amirauté et s’était engagée dans la perspective
de Nevsky. Le nabab était assis dans le fond, auprés d'un homme a
la figure mutilée. André Popoff et Ivan Kolok étaient sur le devant.
Deux laquais en livrée se tenaient derriére. C’étaicnt Bello et Poleno
déguisés.
Aprés avoir longé la perspective de Nevsky, la voiture s‘engagea
dans la rue des Italicns et s’arréta devant l’hdtel de Schelm. La
grille était large ouverte, et une autre voiture, attelée et préte 4
partir, attendait devant le perron.
Bello descendit, traversa la cour et entra dans l’antichambre;
quelques minutes aprés, 1] revint et s’approcha de Muller.
— Le baron consent a recevoir Son Altesse le Nabab de Cadov-
poure, dit Bello, et mademoiselle de Schelmberg, qui va se rendre
4 l’audience, prie M. André Popoff de Vattendre a au salon.
— C'est bien! dit Muller.
Il se tourna vers André :
— Je vous ai permis de faire une tentative, mais souvenez-vous-
en, c'est la derniére : soyez éloquent! Quant 4 vous, Dakouss, vous
ne le Correspondant des 25 mai, 10 et 25 juin, 10 et 25 juillet, 10 aout
FON€TIONNAIRES ET BOYARDS. TH
resterez dans la voiture, et regardez si c’est bien la maison ov
Darine vous a conduit. Mais vous n’essayerez pas de fuir. Vous
savez que vous éles perdu,. quoi que vous fassiez, n’est-ce pas?
Dakouss courba Ia téte.
— Que la voiture m’attendeici; tenez-vous tous 4 votre poste et
préts a tout événement, ordonna Muller.
Ii descendit suivi d’André Popoff.
Ils pénétrérent dans le salon. Louise, vétue de noir, les y atten-
dait. Muller s’inclina gravement et, sans dire un mot, passa. André
resta en présence de la jeune fille.
— Eh bien, dit Louise, quand elle fut seule avec le jeune homme,
m’apportez-vous les preuves de l’innocence du comte Lanine ?
— Non, répondit André, mais ces preuves existent, et elles se--
ront produites a l’audience.
— Dans quelle intention alors, demanda-t-elle d’un ton hautain,
m’avez-vous priée de vous recevoir?
— Louise, dit André, le nabab a résolu de sauver le comte! C'est
un homme fort entre les forts et ses valontés ne connaissent pas
d'obstacles. Cet homme me protége ct m’aime; il m’a permis de
venir yous dire que de votre déposition dépend votre sort et celui
de votre pére. Louise, au nom de votre amitié pour Alexandra, per-
mettez-moi d’invoquer le souvenir des années de votre enfance. Je
ne sais rien, je ne puis rien vous dire, mais, je vous en supplie,
pour votre pére, pour vous-méme, n’allez pas a l’audience, n’acca-
blez pas le comte de votre déposition.
Louise se redressa.
— Vos supplications. ressemblent 4 des menaces, dit-elle!
— Ce n’est pas moi qui menace, c’est lui, cet homme devant qui
tout tremble. Jeles ai vus la-bas, les néophytes des idées nouvelles:
ils s’aplatissaient devant lui. Il peut tout et ne menace jamais en
vain. Il m’a dit qu’il avait eu pitié de vous. Louise, ce n’est pas
pour le comte que je vous implore, c’est pour vous. Je vous aime,
moi! J’ai peur pour vous.
— Assez! cria-t-elle, j'accomplirai mon devoir. Je me rends a
l’audience et, sans remords, sans passion, je dirai ce que j'ai vu,
et je déposerai selon ma conscience. ;
— Louise, vous..
— Je crois que le comte Lanine a voulu faire épouser Vadime a
sa fille et qu'aveuglé par l’ambition, i] a pu commettre un crime. Je
n’affirmerai rien, car Dieu lit seul dans le coeur des hommes, mais
je dirai ce que j’ai vu et ce qui me fait croire 4 sa culpabilité.
— Louise, s’écria André, vous brisez votre vic, vous perdez votre
pére.
732 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Ma vie est brisée ; quant 4 mon pére, s’il est coupable, il est
juste qu'il soit chatié. Place! dit elle en se dirigeant vers la porte.
Il est onze heures, la justice n’attend pas.
André saisit sa robe a pleines mains.
— Je vous en conjure, vous n’avez donc aucune pitié.
— Si, dit-elle, je vous plains, car vous m’aimez, et vous étes
pusillanime.
— Oh! je vous jure...
Elie s’arréta.
— Alors, dit-elle, qui me menace? que m’arrivera-t-il? pourquoi
ces réticences? Parlez.
ll baissa la téte.
_— Vous voyez ! dit-elle avec mépris.
— Mais je ne sais rien! protesta André avec un accent doulou-
reux, je vous jure que je ne sais rien.
— Vous étes trop crédule alors?
— Louise, murmura-t-il, je ne vous demande rien, pas méme un
regard, mais croyez-moi...
Elle retira sa robe de ses mains d’un mouvement lent mais r-
solu, lui montra du doigt la pendule qui marquait onze heures et
se dirigea vers la porte.
— Par pitié, cria-t-il, vous vous préparez une catastrophe épou-
vantable, arrétez.
— Non, dit-elle, je ferar mon devoir.
Elle sortit sans vouloir entendre un mot de plus. Quelques se-
condes aprés, André entendit le roulement de sa voiture; mademoi-
selle de Schelmberg se rendait a l’audience.
Une scéne d’un tout autre genre se passait dans le cabinet de
Schelm ot: Muller avait été introduit. Schelm ne parut nullement
mtimidé a l’aspect de son ennemi. Il le regarda de son cil rouge,
une contraction sarcastique plissa ses lévres et il dit :
— C'est toi, Muller! Sois le bienvenu! Je t’al regu, car tout va
finir et ce sera probablement notre derniére conversation. Il est tout
simple que je me donne la jouissance de te voir humilié, car je vals
t’humilier, Muller! Tu vois, nous sommes seuls, mais je ne te craims
pas ici. Aun simple mouvement de mon doigt,, toute la maison se
lévera pour me défendre. Je ne suis plus au phalanstére de ]'Asiz-
_ tique. Mais tu ne ris pas, Muller, {a figure exprime la stupéfaction.
Tu croyais done que j’étais vaincu? Oh! oh ! ton intelligence baisse.
Je t’ai promis tout ce que tu voulais la-bas : j’étais en ton pouvoir;
ici, je ne te crains pas...
En effet, l'impudence de Schelm avait stupéfié d’abord Muller
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 735
qui l’avait laissé parler. Cependant une paleur livide couvrit ses
traits, et il demanda 4 Schelm, d’une voix basse et menacante :
— Qu’espéres-tu donc, Schelm ?
— Ce que j’espére, c’est ce que j’ai réussi 4 rendre inévitable!
la perte de Wiadimir. Elle est consommeée a cette heure. Ah! ah!
tu te croyais bien fort, mais tu es impuissant... Je sais tout.
Dakouss est entre tes mains, ou peut-¢tre l’as-tu bralé avec le pha-
lanstére. Dans l'un et l’autre cas, comment te tireras-tu de la situa-
tion of tu t’es mis? En trahissant tes fréres? Non, Muller, je te
connais, tu ne feras pas cela. Si tu le faisais, du reste, tu irais dux
galéres; car Darine sait qui tu-es : il te ferait arréter 4 l’audience et
ton titre de nabab ne te protégerait pas. Ma fille dépose en ce mo-
ment, elle chargera Wladimir. Tes millions? Eh! que veux-tu qu’en
fasse un paralytique comme moi? Je suis assez riche. J’ai feint de
Vobéir pour pouvoir me redresser au dernier moment et te crier :
Muller, j’ai ma revanche et tu ne peux rien contre moi.
Muller, peu 4 peu, était parvenu 4 maitriser sa colére, mais son
cal, fixé sur Schelm, n’avait rien perdu de son expression mena-
¢ante. |
— Sais-tu, lui dit-il d’une voix calme, ce que je suis venu faire
ici, Schelm ?
— Belle question ! Me sommer de remplir mes engagements ; tu
m’apportes ‘peut-étre dans ta poche les cing millions; André Popoff
est ici, il t’attend dans l’anticlambre. Tu es venu me prier, me
forcer méme d’employer toute mon influence pour que- ma fille
dise devant les juges : « Le comte Lanine est innocent, je le jure, je
me suis trompée. » Cela parait 4 premiére vue utile; mais, comme
tu connais les hommes, car tu es trés-fort, Muller, tu sais que cela
produira une impression heureuse sur le jury. Puis, tu dois avoir
une autre corde 4 ton arc pour sauver le mari de Tatiana sans
compromettre tes fréres. Ces deux circonstances...
— Tu te trompes, Schelm, ce n’est pas pour tout cela que je suis
venu.
Alors Schelm. palit et commenca a avoir peur, car le calme de
Muller l’inquiétait. Cette dénégation froide produisit sur lui un effet
irés-désagréable. ,
— Ah! dit-il. .
Et, involontairement, il avanca la main vers la pelote.
— Je suis venu, Schelm, car j’ai eu pilié de toi et de Louise;
cette affaire déshonorera ta fille qui vaut mieux que toi. Quant a
Moi, je suis trés-atteint, trés-malheureux, trés-abattu. Je voulais
te pardonner et faire le bonheur de ta fille ; si j’avais trouvé en tol
le moindre sentiment humain, je me serais laissé fléchir.
134 FONCTIONNAIRES ET. BOYARDS.
Muller parlait d’une voix douce et triste.
— Ah! ah! dit Schelm, il t’est arrivé quelque chose de vexant?
— Un malheur affreux, Schelm. Une heure a suffi pour dissiper
tous les réves de ma vie, et je suis mort avant d’étre descendu dans
la tombe; je n’ai plus ni haine, ni ambition, ni amour.
L’abattement de Muller était si réel que Schelm comprit qu'il
était sincére.
— Eh bien! répondit-il avec un sourire affreux, puisque c'est
pour me dire cela que tu es venu chez moi, tu n’as plus rien 4
fetre. Ta as réusm & m ‘apitoyer sur ton sort. Maimtenant, je t’ai
assez vu, va-t-en!
Muller cependant examinait Schelm sans bouger de place :
— Rien ne peut te fléchir? demanda-t-il.
— Tu comprends, dit l'autre — jouissant de l’accablement de cet
homme si fort — tu comprends que Wladimir n’en échappera pas
cette fois. Cela t’est devenu, parait-il, égal! Tant pis. Je m’en con-
sole cependant enconstatant que tu éprouves une trés-grande douleur
qui te rend indifférent 4 tout. Allons, assez! nous ne nous reverrons
plus. Tant que je te saurai 4 Saint-Pétersbourg, je ne bougerai pas
de ce cabinet. Tu te venges par ta présence, car.tu m’empéches
de respirer l’air pur.
-~ Tu te trompes encore, Schelm, je me vengerai autrement.
— C'est bien, répondit le paralytique, venge-toi, mais sors!
Il pressa la pelote, une porte s’ouvrit sur |’antichambre ot deux
laquais .se tenaient attentifs aux moindres mouvements de leur
maitre et qu’une sonnette correspondante 4 la mécanique avail
. avertis. Schelm de son doigt crochu désigna la porte 4 Muller.
— Tu vois! Si la fantaisie te prenait de m’assassiner, cela te
serait difficile. Tu irais aux mines une seconde fois.
— Si cependant j’étais résolu 4 le faire, répondit Muller, comme
je suis résolu 4 dénouer le socialisme, 4 trahir mes intéréts, que
dirais-tu, Schelm ?
Schelm le regarda, ne croyant pas qu’il parlait séricusement.
— Trahir! dit-il, toi?... non pas... je te connais.
— Je puis me trahir moi-méme et me tuer si tel est mon bon
plaisir.
Il fit deux pas en avant.
— Il me reste, ajouta-t-il, une heure encore 4 vivre de la wie
active qui cst mon seul bonheur, et je puis tout me permettre.
Schelm, croyant qu’il était devenu fou, 1’écoutait, un sourire
étonné et satisfait sur les lévres.
— Je tai dit que je navais pas de haine contre toi, continua
Muller de sa méme voix placide, mais il ne serait pas juste que je
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 735
laissasse sur cette terre un gredin de ton espéce. Tu es infirme, je
puis te tuer d’un souffle, n’est-ce pas? tes os sont faciles 4 briser?
Il se redressa tout 4 coup, leva le poing, et en asséna un coup
terrible sur la téte de Schelm.
— Meurs, vipére! dit-il d'une voix basse comme parlant &
l’oreille de son ennemi.
La téte de Schelm s’enfonca entre ses deux épaules! Un bruit
sec, le craquement de vieux os qui se cassent et ce fut tout. Le
paralytique resta immobile, la téte pendante sur la poitrine.
Les domestiques avaient assisté a cette scéne; ils n’avaient pas
entendu de dispute, car Schelm et Muller parlaient sans élever la
voix. Le coup de poing asséné sur la téte de leur maitre, ce coup de
poing vulgaire les avait étonnés sans les effrayer autrement; ils ne
pouvaient le supposer mortel. Ils eurent une seconde d’hésitation
qui suffit 4 Muller pour bondir jusqu’a l’antichambre, les écarter
d’uine main robuste, courir au salon, saisir André par la main,
franchir le perron et se trouver dans la cour.
Alors seulement il entendit un bruit de pas derriére lui, et une
nusée de valets sortit de ’hdtel en criant :
— A l’assassin! Il a tué notre maitre!
Muller entraina André et courut vers la grille.
— Fermez la grille, criérent les valets, arrétez-le!
Le concierge voulut lui barrer le passage, Muller l’envoya rouler
a terre, et, suivi d’André, sauta dans la voiture. Le cocher devait
avoir recu des instructions préalables, car 4 peine eut-il vu le nabab
et André déboucher de la grille, il avait ramassé les guides, et
avant méme qu'ils se fussent assis sur les coussins, il fit claquer
son fouel. Les chevaux, renversant un valet de Schelm qui avait
essayé de les saisir 4 la bride, partirent au galop. La meute des
domestiques, quin’était plus qu’a deux pas, poussa un hurlement
de rage.
— Arrétez-le! criaient-ils, il a tué le baron!
Mais, 4 Saint-Pétersbourg, il n’y a pas d’agents de police dans
toutes les rues, surtout le jour. Les passants d’ailleurs ne pouvaient
supposer que ces cris s'adressaient 4 cet équipage dont ils admi-
raient le luxe; ilss’arrétaient en cherchant des yeux l’assassin.
Peu & peu les cris s’éteignirent. La voiture, trainée par des che-
vaux pur-sang, avait promptement disparu et s’avancait vers le
Palais de Justice. Devant la grille de l’édifice, Muller fit arréter e¢
descendit. Cette fois, Ivan, Dakouss et les deux laquais descen-
dirent avec lui.
— Vous pouvez retourner & l’hdtel, dit Muller au cocher.
fl s’avanga résoliment ct franchit la grille.
736 . PONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Bello, dit-il, et vous, Poleno, vous pouvez maintenant vous
éloigner. Lorsque nous serons dans la salle des témoins, vous irez
a l’audience. Mettez-vous derriére les spectateurs et agissez selon
votre bon plaisir. Mon banquier a regu mes ordres, vous pourrez
vous adresser 4 lui quand bon vous semblera. Adieu ! Puis, s'adres-
sant 4 Popoff: André, dit-il en lui tendant la main... Nous ne nous
reverrons plus sur celte terre... Allez, allez, je n’ai plus rien a vous
dire |
Il s’engouffra sous la vote du palais, suivi d’Ivan qui trainait
Dakouss. Sur l’escalier, Muller se tourna vers le médccin.
— C’est bien la maison ow l'on vous a conduit, la nuit...
— Qui! répondit Dakouss d'une voix sourde.
— C'est le baron de Schelmberg qui y demeure.
— Je le crois...
Dakouss tremblait comme la feuille. Le nabab, Ivan, Dakouss,
suivis des deux nihilistes en livrée, avaient pénétré dans la salle
des Pas-Perdus. André avait disparu, il était entré par une autre
porte. Muller dit 4 Bello et 4 Poleno :
— Allez maintenant et écoutez bien ce que I’on dira.
Les nihilistes s’éloignérent. Dans l’immense salle, des avocats,
des curicux, des magistrats se promenaient bras dessus, bras des-
sous, L’entrée du nabab fit sensation.
Muller appela un huissier :
— Priez, maitre S..., le défenseur du comte Lanine de venir 1c!
immeédiatement; dites-lui que les témoins qu’il attendait sont
arrivés.
L’huissier pénétra dans la salle du tribunal. Muller tira alors un
portefeuille de sa poche et dit 4 Dakouss qu’Ivan contenait toujour:
inostensiblement de la main :
— Vous vous nommerez 4 l'homme qui viendra vous parler. Aus-
sitét aprés je vous tendrai ce portefeuille qui contient deux million:
de roubles.
Dakouss fit mine de répondre.
— Inutile, dit Muller, vous ne pouvez plus reculer, on vous ar-
rétera au premier mot prononcé par moi! Vous n’avez plus qua
m’obéir! Vous vous vengerez et vous:serez riche. Ne tremblez pa
ainsi. Relevez la téte, vous avez été criminel, mais vous vou:
repentez.
Maitre S... accourut tout pale. A l’aspect de Muller, il s’élanga
vers lui avec les signes de la plus vive joie. )
_— Enfin! dit-il, la comtesse déscspérait déja! Elle a été trés-
digne, mais vous étes en retard.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 131
— N’était-il pas convenu que je n’apparaitrais, pour mieux con-
fondre les accusateurs, qu’au milieu de l’audience?
— Qui, mais l’audience est presque finie. Le jury s’est retiré pour’
délibérer.
— Mais il n’est que deux heures. :
— Qui, Darine a parlé trés-vite; quant 4 moi, j’avais basé mon
discours sur les incidents; comme ils ne se sont pas produits,
e nal...
— Ah mon Dieu! comment faire alors? dit Muller.
— Oh! si vous apportez de quoi éclairer la justice, rien n’est
perdu encore.
Muller lui dit quelques mots 4 l’oreille; ’'avocat s’élanca vers
Dakouss.
— Vous étes le docteur Dakouss? demanda-t-il.
Le médecin sentit sa voix se glacer; il voulut parler, mais ne lé
put pas. Muller le regarda avec des yeux terribles ; l’avocat fut obligé
de répéter sa question.
— Oui, murmura Dakouss d’une voix si faible qu’on l’entendit 4
peine.
Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du nabab; l’avo-
cat dit :
— Yous demandez 4 témoigner 4 décharge?
— Oui, répondit Dakouss.
— C’est bien, on va vous conduire dans la chambre des témoins.
Vous serez entendu, je vous cn réponds. Le jury est dans la salle
de délibération. Mais n’importe.
Ilse tourna vers un huissier pour lui donner un ordre. Alors
Muller tendit 4 Dakouss le portefeuille dont le médecin s’empara
avec une avide rapidité. L’avocat revint :
— Que Votre Altesse daigne suivre l’huissier! Vous aussi, mon-
sieur Dakouss. On vous conduira dans Ia salle réservée aux témoins!
Quant 4 moi, je rentre & l’audience.
— C'est bien, dit Muller, et tendant la main a Ivan :.
— Adieu, Ivan! Kloignez-vous.
Le Sibéricn avait les larmes aux yeux et hésitait visiblement.
— Permettez-moi d’assister, Je...
— Oublics-tu tes engagements? dit Muller 4 voix basse. Dans‘quel-
ques instants, tu ne seras plus en sireté ici. Pars, je l’exige! je te
'ordonne. |
Et comme Ivan semblait hésiter encore, il lui serra fortement la
main : |
— Je t’en prie! ajouta-t-il.
Le Sibérien poussa un profond soupir ct s’éloigna. Muller se diri-
95 Aor 1875. 48
738. FONCTIONNAIRES:- ET BOYARDS.
gea. alors. vers une porte que lhuissier lui indiquait de. la main.
Avant de passer le seuil,.11 murmura :.
— Allens! c’est bien fini!
Dakouss avait embrassé la salle des Pas Perdus d’un regard cir-
culaire. Tous les yeux étaient braqués sur lui ;. des sentinelles
étaient.4 toutes les portes; il pénétra 4.son. tour dans la chambre
des témoins..
XXIV
L AUDIENCE.
Nons l'avons dit, l'audicnce avait commencé a neuf heures et
demie. La physionomie en. était trés-accentuée. Une foule de spec-
tateurs se pressait dans la partie réservée au public : cette foule
se partageait en deux partis; tout ce qui portait un chapeau et
des gants,. tout ce qui était tant soit peu conservateur, s’indignait
du traitement infligé 4 un des premiers personnages de l’empire, a
un aide de camp de l’empereur. Les bruits commengaient déjp &
courir que l’accusation n’était pas fondéc; ce revirement de l’opi-
nion publique était dd. 4 la contenance de Tatiana pendant les
deux mois de l’instruction.
Une partic du public était donc favorable a l’accusé; mais il y
en avail une autre composée des ouvriers — auxquels on avait tant
de fois répété que ce procés était un triomphe pour eux, et que
le jugement public d’un aide de camp de l’empereur allait avoir
une influence favorable sur leur sort. 4 venir,. que ces malheu-
reux, en partie égarés, en partie mal-intentionnés, étaient accourus
a l’audience ayec l’espérance de voir l’accusé.condamné, Si la salle
était divisée en deux, il en était de méme du tribunal. On se ra-
contait dans Saint-Pétersbourg que le président. des assises, vieux
magistrat intégre et bien pensant,. avait. gami de l’obligation qui
lui était dévolue de juger un des hommes qu’il estimait le plus, et
qui appartenait 4 un monde auquel il s’honorait d'appartenir lu-
méme. Un des deux assesseurs était dans les mémes sentiments.
Quant a autre assesseur et au procureur impérial, tout le monde
saccordait.a.dire quiils étaient.décidés & tout.employer pour perdre
le comte Wladimir Lanine.
Le jury, composé, en Russie comme en France, de gens de toutes
les castes tirés au sort, n’était pas, celte fois, trop bien disposé,
disaient les conservateurs. Depuis l’installation des tribunaux
réguliers, tous les Russcs font cn effet partie du jury. Les serfs,
FONCTIONNAIRES ETF BOYABDS. 709
nouvellement libérés, formant la grande majorité de la populatien,
aurasent eu aussi une écrasanle majorilé dans les assises. Pour re-
meédier aux périls quien. seraient résultés, le gouvernement a mis
une restriction 4 l’exercice de leurs droits 4 cct égard. Ceux-la seule-
ment des.anciens serfs, qui ont obienu, dans leurs communes,
quelques distinctions honorifiques, qui ont été maires, conseillers,
bedeaux ou marguilliers, peuvent faire partie du jury. Mais ce n’est
pas ici le lieu d’expliquer au lecteur comment le gouvernement de
Yempereur de Russie est parvenu 4 faire fonctionner les tribunaux
réguliers sans porter attcinte ni aux droits des paysans, ni a l’é-
quité générale; bornons-nous & constater que cette immense ‘ré-
forme, que l’on aurait cru impossible dans le premier moment, est,
aVheure of nous écrivons, complétement acclimatée. Les tribu-
naux, ceux de Saint-Pétersbourg et de Moscou surtout, fonctionnent
aussi réguligrement qu’a Paris.
En 1866, il n’en était pas encore ainsi, et les amis que Wladimn,
grace au dévouement de Tatiana, avait encore conservés 4 Saint-
Pétersbourg, attendaient avec anxiété de connaitre la composition
du jury. Quoique, 4 celte époque déja, la population bourgeoise et
marchande des deux capitales fut de beaucoup supérieure mora-
lement a celle du reste de I’ empire, il y avait alors, surtoul a Saint-
Rétershourg, une si grande quantilé d’adhérents aux idées subver-
sives, que l’on pouvait tout craindre, si le sort amenait des
individus. dévoués au socialisme.
Or le sort, dans la composition du jury chargé de juger Wladi-
mir, n’avait pas été favorable a l’accusé. Des douze membres, six
étaient réputés socialistes farouches; trois nobles sculement en
faisaient partie, et les trois autres étaient. des notables commer-
cants de Saint-Pétersbourg.
ll était facile de reconnaitre sur la physionomie de ces hommes,
appelés pour la premiére fois 4 ces fonctions, quelles étaicnt leurs
opinions respectives : les socialistes ne pouvaient dissimuler une
joie maligne; les nobles étaient tristes et semblaient honteux de se
trouver 1a; les commergants faisaient tout leur possible pour con-
server une impassibilité @emprunt et masquer l’or gueil que leur
Inspirait leur mission, eux qui, la veille encore, n’avaient pas le
droit de remplir la moindre fonction publique. Les socialistes se-
raient implacables, les nobles indulgents, les commergants juge-
ti selon la plus scrupuleuse équité; cela était écrit sur leur
figure.
Darine, assis sur un fauteuil, était leggrement pale; unc certaine
inquiétude percuit dans ses gestcs saccades. If fouillait d’un oul ra-
740 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
pide, presqu’a tout moment, les profondeurs de la salle publique;
parfois, quand il tournait son profil anguleux du cété du tribunal,
les muscles de sa face se contractaient brusquement, et une palpi-
talion, ou plutdt une sorte de frisson douloureux, agitait ses traits
durs et austéres. Alors il passait 4 plusieurs reprises sa main
gauche sur son front, et sa main droite feuillctait rapidement les
feuilles d’un volumineux dossier. Puis il relevait de nouveau la téte
et examinait de rechef la salle, semblant espérer ou craindre de
voir apparaitre quelqu’un ou entendre quelque communication
mystérieuse.
Quand, par-dessus le banc des témoins vide, son regard tombait
sur la physionomie intelligente de M°S..., défenseur de Wladimir,
son ceil devenait dur, provocant, résolu. L’avocat s’apergul a un
moment de l’attention dont il était l'objet et regarda fixement a son
tour le procureur; alors ces deux hommes semblérent voulorr lire
dans leurs cceurs le programme de leurs discours respectifs.
Un drame intime se jouait visiblement entre ces deux person-
nages. Cette scéne dura quelques minutes, entre le moment de
Youverture de l’audience et l’introduction de l'inculpé.
Il y eut un long frémissement dans l’auditoire et parmi les jurés
quand Wladimir vint prendre place sur le banc des accuses.
Les deux mois de prison préventive avaient vieilli le malheureux
comte Lanine de dix ans. Avant son emprisonnement, il portait ver-
tement ses quarante-cing ans et semblait presque un jeunc homme.
Maintenant, ses cheveux avaient grisonné et ses épaules s’étaient
voulées. Cependant, sés traits respiraient un calme confiant. Il
jeta sur l’assemblée un regard rapide et sourit avec tristesse en
voyant vide le banc des témoins; puis se détourna et regarda le
président, duquel, pendant tout le temps de l’audicnce, il ne dé-
tourna plus les yeux.
Le président dit d’une voix émue et tremblante :
— Accusé, levez-vous.
Wladimir obéit.
— Votre nom?
— Wladimir, fils d’Alexandre, comte Lanine, général de cava-
leric, général aide de camp de S. M. l’empereur, grand’croix de
tous les ordres russes, etc. |
L’énumération des titres de Wladimir dura longtemps, et la
partie socialiste de l’assemblée laissa éclater de tels murmures
que le président, indigné, allongea la main vers la sonnette. Wladi-
mir dit avec hauteur :
— Ces titres et dignités, qui me sont transmis par mes aieux, ou
que j'ai gagnés sur les champs de bataille et au service de Sa Ma-
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 1H
jesteé, m’appartiennent tant que vous ne m’aurez pas déclaré cou-
pable, et je ne suis pas encore condamneé, que je sache.
ll s’assit. Wladimir n’était faible qu’en préscnce d’un danger
inattendu. Cette audience attendué et dont tous les incidents pa-
raissaient prévus par lui depuis longlemps, le trouvait digne et
ferme.
Mais l’accusé est obligé de répondre debout. Le président enjoi-
git, d'un geste si timide qu’il en était suppliant, au comte de se
lever. Wladimir comprit et obéit immédiatement. L'interrogatoire
commenca. Aprés les informations ordinaires et les premiéres
questions relatives aux relations de Lanine et du prince Gromoff,
au duel avec Bello, 4 la transportation de Vadime chez les Lanine,
le président demanda :
— Vous aviez l’espoir de faire épouser votre fille au prince
Gromoff ?
— Qui, ma femme et moi désirions ce mariage.
— Cette union était-elle dans vos projets depuis longtemps?
— Non... depuis un an.
— Depuis que le prince Gromoff est devenu riche?
— Oui, répondit Wladimir avec calme. L'idée de faire violence
aux sentiments de notre fille n’a jamais traversé ma pensée ni celle
de ma femme; mais la réunion sur la {éte de notre enfant d’une
grande fortune nous paraissait une ambition raisonnable. Vadime
et Alexandra étaient (es camarades d’enfance. Nous avons cru qu’ils
Saimaicnt. Je reconnais que nous nous sommes trompés. Tant que
Vadime était pauvre, nous n’allions pas au-devant de ses senti-
ments; j’ajoule que si ma fille Vavait aimé, nous lui aurions
accordé sa main sans songer a sa fortune. J’aimais mieux qu'il fut
riche, je l'avoue... Je posséde une grande fortune, mais ma fille
peut avuir de nombreux enfants.
— Savicz-vous, demanda le président, que le prince Gromoff
Mourant sans hériliers, sa fortune vous revenail tout enticre, ses
autres parents étant morts?
— Certainement! Je connais la loi.
— Ah! dit le président un peu étonné, vous l'avouez?
— Quoi? Que je savais étre Phéritier de Vadime? Certainement.
— Cest un aveu trés-grave.
— Je ne trouve pas, monsicur le président; je me parle plus de
mes sentiments, je me défends, et je parle au nom de la logiquc.
Linstruction s’est fait donner l'état exact de ma fortune : jai
200,000 roubles de rentes; en vivant trés-largement, j’en dépensc
les deux tiers 4 peine. Dans ces conditions risquer un crime..,
Le président l’interrompit.
7423 FOXCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Dans ce siécle de convoitises, l’idéc de la puissance que dorac
une immense fortune trouble la conscience de gens qui pouvaient
étre parfaitement heureux, mais qui succombent a la tentation. fl
nous arrive souvent de voir 4 cette barre de ces malheureux dgarés.
Votre haute situation, qui dans d'autres temps vous aurait presque
assuré l’impunite... )
Malgré son calme Wladimir, légérement impatienté, imtcrrompit
le président. ,
— Sic’est sur de telles preuves que l’on me juge, si !’accusa-
tion n’a pas d'autres bases...
L’assesseur, un socialiste, choqué de l’interruptien, s’écria alors:
~— Qn vous juge sur des faits sur lesquels yous aurez a répondre.
Vous avez interrompu le président...
Mais Wladimir s’était calmé; il répondit :
— Vous avez raison, excusez-moi, monsieur.
L’interrogatoire continua. Aprés avoir entendu les réponses de
Wladimir sur plusieurs faits connus de nos lecteurs, lec président
Vinterrogea sur l’expulsion du docteur Dakouss le jour de l'em-
poisonnement.
— Pourquoi avez-vous chassé le médecin?
Wladimir eut un mouvement nerveux ct répondit d’une voix 1é-
gérement tremblante :
— Jai surpris cet homme aux pieds de ma fille; il osait lui
adresser une déclaration d'amour.
— Ah! dit le président. Il vous a cependant averti que son départ
pouvait étre la cause de la mort du blessé?
— Qui, mais je ne l’ai pas cru; un autre médecin me semblait
tout aussi capable que lui de continucr le traitement.
— Vous avez versé une partie de la potion dans un vase. Dans
quelle intention ?
— Pour la faire analyser par un chimiste.
— Ne serait-ce pas plutdt pour que le blessé bit bien tout, et
qu’il ne restat plus de traces du poison, car vous avez avoué a
instruction avoir brisé la fiole contenant le reste de la potion?
— Qui. Un mouvement involontaire de stupeur a l’aspect de cette
mort subite, l’exaltation de mademoiselle de Schelmberg, son accu-
sation, ont troublé mon esprit; j’ai laissé tomber le vase que j¢
tenais 4 la main.
Darine se leva & ce moment.
~- Monsieur le président, je désire poser une question a I’accusé.
— Faites, monsieur le procureur. Accusé, répendez au ministére
public.
Darine dit alors de sa voix séche :
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. "iS
— Comment expliquez-vous que ce médecin, un mdlheureux
commencart, .un-prolétaire, pour'lequel l’entrée ‘de votre maison
était un bonheur ‘inespéré, ait osé jeter les ‘yeux ‘sur ‘mademoi-
selle'Lanine ?
— Cet homme était trés-beau de figure, ‘trés-infatué de son
mérite...
— Cela ne suffit pas. N'y at-il pas-eu de-votre part une proe-
messe de mariage, et, de la part de votre fille, des encouragements”?
— Non! dit Wladimir en rougissant d’indignation.
‘Le président posa d’aulres questions, auxquelles Wladimir 'ré-
pondit avec le méme calme. |
‘Quand Vinterrogatoire fut épuisé, ‘Barine demanda pour ‘le
deuxiéme fois la permission d’interroger le prévenu.
— Vous souvenez-vous que déja une fois ‘je suis intervenu dans
vos affaires, parce que l’on vous avait dénoncé 4 mon parquet? Je
parle de la lettre anonyme que je recus au ‘mois de décembre. On
m/avertissait d’un crime qui se commettait dans votre: maison.
‘Cette fois, Wladimir fut stupéfait.
-— Comment, dit-il, monsieur le procureur, vous osez rappeler
@ela? J’en ai parlé dans I'instruction, et si vous ne m’aviez pas in-
Gerrogé, j'aurais...
— Accusé, dit te président, vous parlez au ministére-publie...
— Mais vous vous étes rétracté quand ma femme-vous a donné
une'lettre émanant d’une société secrete...
Darine:’interrompit :
— Nous intervertissons les rdles, et vous semblez accuser le pro-
‘careur impérial. N’importe, je vais vous répondre..La lettre n’énza-
mait pas d'une société secréte, mais bien du nabab Dougall-Sabihb,
président d’une:association de bienfaisance dont je fais partie. Le
nabab est un homme connu pour sa haute honorabilité. Le proca-
reur impérial n'est chargé que ‘de poursuivre les crimes commis ;
thous Re sommes pas en mesure:de:les prévenir. Le. prince Gromoff
était vivant, le duel ne m’était pas'prouvé; je me suis arrélé. dans
kes poursuites, croyant vous avoir donné un avcrtissement salutaire,
et j'ai pris en considération la requéte du Nabab de Gadoupour qui
‘mtercédail pour-vous !
Wladimir-s’écria exaspéré de: ce mengonge audacieux :
— Ah! vous étes parmi mes ennemis! Depuis deux mois que je
suis au secret, je me-suis tu;:mais la trame dont je suis victime...
‘Le président l'arréta avec sévérité.
— ecusé, vous:me forcez 4 vous rappeler .au ‘respect de la jus-
tice. Asseyez-vous; votre interrogatoire est terminé. Il est mat
‘heureux pour vous que ce Dakouss soit introuvable.
144 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Wladimir eut un geste de désespoir. L’aspect du jury n’était pas
rassurant : les socialistes étaient rayonnants, la figure des négo-
ciants était sévére et les nobles courbaient tristement la téte.
L’audition des temoins commenga. Cette cérémonie a un caractére
plus solennel en Russie qu’en France. Un pupitre est dressé a cote
de la barre; sur le pupitre, un Evangile surmonté d’une croix. Un
prétre, réquisitionné a cet effet (orthodoxe, catholique ou protes-
tant, suivant le rite des témoins), vétu d’habits sacerdotaux, de
demi-cérémonie (epatrichia), conduit chaque témoin vers les saints
livres, ct l'assiste pendant sa déposition, apré; lui avoir fait répéter
la formule suivante : « Je jure, au nom de Dieu omnipotent, devant
son saint Evangile, que dans cette cause, Je ne me laisserai influen-
cer ni par les liens de l’affection, ni par ceux de l’amilié ou de la
parenté, ni par l'amour, ni par la haine, et que jc déposerai selon
mon ame et conscience, comme si j'élais devant le tribunal supréme.
En foi de quoi je baise la croix ct les paroles de mon Sauveur. »
Le défilé des témoins a charge commenca. Ce furent d’abord les
domestiques de l'hotel Lanine. Tous déposérent de la méme fagon.
Ils avaient assisté 4 la scéne ot Arsenieff et Darine avaient accusé
Wladimir de tentative d’empoisonnement. Ils n’avaient rien vu,
mais ils constatérent que l'hotel avait revélu un aspect étrange et
mystéricux, depuis que le prince Gromoff, blessé, y avait été trans-
porté. Tatiana avait eu raison de.dire 4 sa fille de ne pas laisser
voir aux domestiques son anxiété. La plupart des serviteurs de
l'hotel, mus par ce sentiment qui consiste 4 vouloir donner quand
méme des renseignements a la justice, peut-étre ne sachant méme
pas ce qu’ils faisaient, constatérent la profonde anxiété 4 laquelle
la femme ct la fille du comte étaient en proie depuis }’arrestation.
Tous, sans exceplion, paraissaient croire 4 la culpabilité de leur
maitre.
Puis ce fut le tour du médiateur Arscenieff. 11 se soumit sans
scrupule a la prestation du serment, et déclara qu'il était venu déja
a Vhdtel Lanine. Le procureur Darinc l’avait prié de l’accompagner,
car il avait recu une lettre anonyme l’avertissant qu’un crime allait
se comm ‘ttre.
Louise de Schelmberg, vétue de noir, apparut a la barre. Elle
préta le serment d'une véix résolue et commenca sa déposition.
Cette déposilion fut terrible pour l’accusé. Aprés avoir raconté les
faits que nos Iccteurs connaissent déja, elle ajouta :
— Nous nous aimions, le prince Gromoff et moi, et notre ma-
riage élait décidé dans notre esprit. Ce mariage, je le sais, était
mal vu par le comte et la comtesse Lanine. J’ignore et n "oserals
assurer que le comte Lanine aii commis ce crime; je ne ra-
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 745
conte que des faits. J’ai assisté & la scéne de l’expulsion du méde-.
cin: la mort de Vadime avait élé prévue, le médecin l’avail pré-
dite ; le comte est resté seul dans la salle ot se trouvait le poison.
Yai vu tout cela. Je n'ai cependant aucune certitude, et je prie la
Cour d’apprécier ma déposition 4 sa véritable valeur : une_expo-
sition pure et simple des faits.
. Cette déposition, grace 4 sa modération méme, était foudroyante.
Wladimir le comprit si bien, qu’aprés avoir lancé un regard de re-
proche 4 Louise, il courba la téte sur sa poitrine, et unc Jarme,
premier signe de défaillance, roula sur sa figure pale. Louise conti-
nuait dune voix caline et mesurée :
— Dans le pre.i.ier moment de douleur, j’ai accusé le comte.
Javais donné le poison de mes mains 4 celui que j’aimais. On peut
facilement comprendre mon exaltation. Vous avez appris mon crime
et ne me punissez pas. Je me chatie moi-méme; ma vic est brisée.
Je croyais que je hairais éternellement celui qui m’a fait com-
mettre ce crime épouvantable ; aujourd’hui, la douleur a étouffé la
haine dans mon cceur. Je n’accuse pas, je raconte; la Cour appré-
clera.
Le président demanda :
— Croyez-vous l’accusé coupable?
— Signore, dit-clle, s'il est seul coupable et s’il n’a pas de com-
plice! mais je crois 4 sa culpabilité.
Elle s’enveloppa dans son voile et alla lentement s'asseoir sur le
banc des témoins.
Alors on appela les témoins 4 décharge, il n’y en avail quetrois :
Akouline Ivanowa Popoff, Tatiana et sa fille. Darine, 4 ce moment,
abandonna Ia contenance dédaigneuse qu’il avait prise pendant l’au-
dition des témoins 4 charge, et dirigea son regard pergant vers la
partie de la salle réservée au public.
Akouline Ivanowa préta serment. Elle repoussa avec énergie l’ac-
cusalion, raconta la vie de Wladimir, parla de sa bonté, de sa mora-
lité, de ses services, de ses quarante ans de vie loyale, elle s’at-
tendrit jusqu’aux larmes, mais ne put alléguer aucun lait justificatif.
Ses soupcons contre Schelm et sa fille ne reposaient sur aucune
base. Elle n’osa méme pas les formuler craignant de nuire a son
bienfaiteur.
La loi ne reconnait pas, pour valable, la déposition d’une mére
ou d'une épouse, et la justice n’admet leur témoignage que pour
séclairer. Aussi la formule du serment n’existe-t-clle pas pour
d’aussi proches parents. Tatiana et Alexandra furent appelécs en
méme temps (ce qui ne se fait pas pour des témoins ordinaires’.
Un frémissement de curiosité parcourut la foule, quand: les deux
745 FONCTYONNAIRES ‘ET ‘BOYARDS.
-.femmes apparurent 4 la barre. Ce fut d’une voix triste mnis
calme que Taliana protesta de innocence de son mari. Elle-n'allé-
gua aucun fait, ct dit seulement, en langant 4 Wladimir un regard
qui remplit d’espérance le coeur du malheureux :
— Mon mari est innocent, messieurs, ‘je le jure sur ma vie, sur
mon honneur, et j’en prends Dieu 4 témoin.
— Avez-vous quelques preuves 4 nous donner? demanda le pré-
sident avec la plus grande douceur.
— Non, pas encore... Dieu les fournira!
Elle prit sa fille par la main et s’assit sur le méme banc 08 Louise
était déja. Mademoiselle de Schclmberg se recula avec un frémis-
sement, mais Tatiana lui sourit doucement et lui fit de la téte un
signe bienveillant. Toute la salle fut stupéfarte de l’attitude calme
de ‘la comtesse. Darine palit visiblement, car la comtesse, en pa
sant auprés du fauteuil du ministére public, avait détourné frot-
dement les yeux.
Le médecin expert chargé de l’autopsic du corps:de Vadime fut
appelé. Il déposa longuement, parla de la strychine, se langa dans
la science 4 perte de vue.
Le président l’intcrrompit.
— Ainsi, dit-il, vous avez trouvé des vestiges de poison dans les
erttrailles de la victime ?
— Oui!
— Vous en étes sir?
— Absolument str.
— Pouvez-vous le jurer sur l’Evangile?
‘Le-médecin étendit la main et dit :
— Je le jure.
Il n’y avait plus de témoins a entendre, le président se consulla
avec ses assesseurs et dit :
— La parole est au ministére public pour soutenir 1l'accusation.
Alors seulement Darine sembla renaitre. Un flot de sang monta 3
ses joues pales. Il se leva, promena sur la salle un regard hautain
qui s’abattit dur et implacable sur le banc ow était Tatiana.
étendit la main du coté du défenscur de Wladimir, saisit un.papier
sur son bureau ct sc tourna vers les jurés. La figure du procureur
était sombre.
Il-était une heure et l’audience durait depuis quatre heures.
FONCTIONNAIRSs ET BOYARDS. RT
XXV
LE REQUISITOIRE.
Darine débuta par la lecture d’une lettre ainsi congue :
«Moi, Aristide, fils de Pierre, Dakouss, docteur‘en médecine, de
l'Université de Suint-Pétersbourg, déclare par la présente que je
me reconnais coupable devant Dieu et les hommes de.l’empoison-
nement du prince Vadime Gromoff. Pauvre et inconnu, je me suis
laissé tenter par le comte Wladimir Lanine, qui m’a promis la main
de sa fille, un million de dot, l'avenir, la richesse. la considération,
si je consentais a faire mourir le prince Gromoff sans exciter les
soupcons. J’employais un traitement destiné a le faire mourir
lentement, quand le comte me forca d’user d’un poison violent.
Aprés quoi, sir de l’impunité que lui assurait sa haute position
sociale, il m’a outrageusement chassé. Je me venge de lui et vous
adresse, au moment de disparaitre pour toujours, cette lettre qui
servira de preuve. J’espére que le temps est venu ou les grands
seigneurs ne pourront plus commettre impunément des crimes. Ul
est inutile de me rechercher. Je quitte la Russie et l'Europe.
« Signé : Aristide Dakouss. »
La lecture de cette lettre, entrée cn matiére d’une habileté réelle,
impressionna défavorablement le président, les assesseurs et le jury.
Le défenseur de Wladimir lui-méme se troubla, mais il vit l'oeil clair
et confiant de Tatiana fixé sur lui et se rassura aussitét. Quant a
linculpé, il se dressa en criant :
— C'est une calomnie infame!
— Faites faire silence 4 l’accusé, gendarmes, ordonna le prési-
dent sévérement. On n’interrompt pas le ministére public.
Darine continua :
— ll est inulile de vous dire, messicurs les jurés, que |’instruc-
lion a usé des pouvoirs discrétionnaires que lui accorde la loi pour
retrouyer le médecin. Toutes les damarches ont été vaines, il avait
dit vrai. Il a disparu sans laisser de traces. Nuus avons décou-
vert cependant dans nos perquisitions faites 4 son domicile ses notes
et ses lettres, ct nous en avons comparé l’écriture avec celle du
billet que je vous ai lu. Le témoignage des experts nous a pleine-
ment éclairé: l’écriture-est identiquement la sienne. La culpabilité
du docteur Dakouss nous est donc prouvée par son propre ayeu.
748 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Il s'agit maintenant de rechercher le degré de la culpabilité de
l’accusé ict présent.
Dans la prem.ére phase du crime, il n’était qu’instigateur et
complice, mais en dernicr lieu, nous l’avons vu par les débats,
c'est lui qui est devenu le véritable meurtrier. C’est lui qui a pris
le poison apprété par un autre, qui l’a apporté et qui, avec une
cruauté infernale et dont je suis encore 4 me demander la raison,
a forcé une pauvre fille, une amante, la fiancée de la victime, a!'ad-
ministrer clle-méme au blessé. Vous frémissez, messieurs les jurés!
Darine énuméra les fails, tous étaient a la charge de Lanine.
Cette énumération laconique était foudroyante.
— Notre mission est souvent pénible, messieurs, continua Darine.
Chargés de requérir l’'application des lois contre des membres
égarés de la société, nous avons parfois des moments ou notre étre
tout enlier tressaille de compassion, ot les paroles sortent de noire
bouche avec effort, of notre mission enfin nous parait cruclle. Les
procureurs impériaux sont des hommes comime vous, messicurs les
jurés, et nos terribles fonctions n’ont pas endurei notre cour. Nous
sommes heureux quand le tribunal, mieux éclairé par Les debals,
donne raison au défenseur de l’accusé et décide contrairement a
nos conclusions. Ici, ce n’est pas le cas, messicurs, c'est le ceur
léger, le front haut, l'dme tranquille, que je vous demande d’ap-
pliquer a Vaccusé toute la sévérité des lois, car je me trouve en
face d'un veritable criminel, d’un monstre d’iniquité que la societe
doit retrancher de son sein. Ma tache me parait sainte. Nous avons
tous entendu l’énumération pompeuse des titres que cet hommea
osé jeter 4 la face du tribunal qui le juge et du public qui lécoute.
Comme général aide de camp, président de divers établissemeats
militaires, chef.de la commission d’enquéte du comité chargé de
poursuivre les sociétés secrétes, l’accusé touchait des sommes
importantes. Il n’a pas craint d’avouer le chilfre de sa fortune
personnelle, 250,000 roubles de rente. Done, Dieu fit naitre ce!
homme riche, heureux et puissant; la société, souvent injuste.
augmenta encore ses biens et sa puissance.
Mais cela ne lui suffisait pas. Non content de peser sur les pau-
vres de toule la force de son bonheur, de prendre sans travailler 4
la caisse de I’Etat des sommes dont il privait ainsi des hommes plus
utiles mais moins protégés que lui, l’accusé, il vous I’a avoué lul-
inéme, étail rongé par une ambition démesuree. H révait une fortune
colossale, ct, poussé par cet égoisme immense que la vicille société
appelél’honneur du nom, il réva pour sa famille une de ces puissances
qui, dans ce siécle d’agglomération de capitaux, équivalent & des
royautés. Ce rédve lui parut réalisable une nuit ou, couché sous s
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 149
lambris dorés, 11 songeait & des lambris de diamants. Alors il
combina froidement son crime, discuta les chances de réussite et,
aprés avoir bien compté ses roubles, aprés s’étre bien rendu
compte de la situation élevée qu’il occupait dans !’empire, aprés
avoir récapitulé toutes les iniquités de sa vie écoulée sous un régime
d’arbitraire, cet homme, aveuglé par la Providence, oubliant que
le temps avait marché, ou n’ayant pas pu voir de son piédestal la
réforme qui s’était produite en Russie, cet homme s’est cru sur de
limpunité. Cet orgueilleux ne songea méme pas 4 prendre les
precautions en usage chez les criminels vulgaires, il acheta une
conscience en lui jetant dédaigneusement quelques roubles, ct fit
de sa propre inaison le thédtre du crime. ll a commis le meurtre
le plus lache de tous, le meurtre par l’empoisonnement.
Aucun sentiment quelque peu excusable ne Panimait, nous ne
voyons chez lui que le sentiment lc plus bas, le plus vil des senti-
ments humains, la cupidité. Qu’on ne vienne pas nous dire que,
jusqu’a quarantc-cing ans, la vie de cet homme a été pure de
toute tache ! Qui de nous a pénétré derri¢re les murs de son palais
somptucux, ot un monde de domestiques l’isolait du commun des
mortels, alors que ses aiguillettes d’aide de camp le faisaient saluer
jusqu’a terre par ses ¢gaux de-naissance et de fortune? La vie de ces
hommes qui ont traversé un demi-siécle d’injustice ne fut jamais a
jour; on ne connait d’cux que ce qu’ils veulent laisser voir. Qui
sait par quelles intrigues souterraines il a conquis ccs grades dont il
est si fier? :
Wladimir se dressa & ces mots. Le gendarme qui se tenait 4 cété
de lui le saisit par le bras. Darine vit le mouvement, s’essuya le
visage et regarda la comtesse Lanine. Tatiana élait un peu pale.
Ledéfenseur, de plus en plus troublé, cherchail un encouragement
dans l’ceil de la comtesse, mais il ne put le rencontrer et y puiser
une assurance qui fuyait son esprit 4 mesure que les débats s‘a-
vancaient. Tatiana venait de sentir l’ceil de Darine sur elle; elle
reunit toutes ses forces et sembla braver le regard cruellement im-
placable du magistrat. Un lourd silence pesait sur la salle. Les ju-
rés avaient l’aspect sévére. La main de Wladimir sc crispa sur le
bras du banc, mais il se maitrisa presque aussilét, et, grace & un
énergique effort, parvint & se contenir.
Darine continua.
— Le voyez-vous ! Il affecte un calme qui est loin de son ceeur, il
espére cependant, il esptre toujours, non en Péquité des hommes,
mais. en ’intervention de quelque puissance qui lui assure l'impu-
nite. Quand je suis venu l’avertir qu’on l’accusait de preparer un
crime, il m’a presque chassé en me criant: « Yous oubliez que je
730 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
suis aide de camp de l'empereur ! » Aujourd’hui, il teurne & tous
moments les yeux vers la porte, il espére voir apparaitre une épav-
lette qui viendra nous apporter l’ordre de cesser ces débats. Telle est
la raison de son calme simulé! Et cependant il connait notre sou-
verain, lui qui a eu Vhonneur de le voir de prés, il sait que les
libertés que le chef de I’Etat a daigné nous accorder, il ne les re
prendra plus. L’empereur nc le veut pas, je dirai plus, il ne le peut
lus.
: A ces mots, le président fronga énergiquement le sourcil et quel-
ques légers murmures éclatérent dans le public. Darine compnt
qu’il était allé trop loin, mais, nous l’avons vu, le procureur ne
se démontait pas facilement.
— Si j’ai dit que ’empereur ne pouvait pas intervenir dans ces
débats, continua-t-il, j’entendais par 14 que son intervention était
moralement impossible, car Sa Majesté a pour principe de respec-
ter strictement les lois promulguées. Je n’ai jamais eu la pensée
de nier la toute-puissance de notre souverain, qui est le maitre
de nos yies et de nos personnes, et qui peut, en tout ct pour fout,
agir selon son bon plaisir. Ce que j’en ai dit, messieurs les jurés,
c’était pour écarter de vos consciences toute crainte et toute hésila-
tion. Sa Majesté a abandonné un serviteur indigne a la vindicte des
lois. L’accusé est un coupable vulgaire, la main de |’empereur s'est
retirée de dessus sa téte.
Darine parla encore quelques instants. Tatiana devenait de plus
en plus inquiéte. Quant 4 M° S..., il semblait sur des charbons
ardents; a tout moment il regardait, tantét la porte, tantét Tatzana,
tantot 'huissier audiencier, et une abondante sueur découlait de
son visage.
Darine acheva ainsi son réquisitoire :
— La fatale influence de l’accusé a précipité dans l’abime un
misérable mille fois plus 4 plaindre que lui, car il était pauvre et
malhcureux! Criminel et complice, mcurtrier et empoisonneur,
vil, bas et cruel, l’accusé est indigne de votre pitié. Je réclame
contre lui toute la rigueur des lois!
Barine se rassit, ‘au milieu d’un silence de mort.
— La parole est au défenseur de l'accusé, dit le président.
Ce fut épouvantablement triste. M° S... comptait évidemment
sur un incident qui ne se produisait pas, et sur lequel il avait
basé tout son systéme de défense. Lillustre avocat, une des célé-
brités du barreau russe, parla peu et mal. 1] plaida l’innocence,
mais il semblait n’y pas croire lui-méme, tant sa voix était voilée,
ses raisons faibles, sa diction embarrassée. I] se laissa tomber,
plutot qu’il ne s’assit, aprés une péroraison banale. Darine était
\
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 754
rayonnant. Le discours de M°S... avait provoqué, parmi les jurés,
des sourires dédaigneux. Le président demanda @ Wladimir :
— Accusé! avez-vous. quelque chose 4 ajouter?
La voix du magistrat était glaciale. La conviction que Lanine
était.coupable venait de pénétrer dans son cceur.
Wladimir se leva et étendit la main vers le crucifix.
— Sur la téte de ma fille, sur mon honneur et devant ce cru-
cifix, je proteste que je suis innocent! Je suis victime d’une trame
épouvantable et j’accuse le procureur impérial d’avoir trempé dans
cette trame.
Le président se leva, la Cour et le jury se retirérent dans leurs
salles respectives: Darine sortit & son tour. Alors NM’ S... se pré-
cipita vers Tatiana et lui dit.d’une voix agitée :
' = Ce nabab nous a trompé! Il en est temps encore, dites-moi
ce que vous savez.
— Je ne le puis, j'ai engagé ma parole.
— Mais il sera condamné, c’est sur! J’ai plaidé d’une facon dé-
plorable! Vous m’avicz tellement assuré...
— Hélas! j’étais persuadée...
— Votre parole, en présence du déshonncur de votre mari, ne
peut....
— Hélas! interrompit-elle, le cas avait 6té prévu.
— Vous le laisserez condamner?....
— Dieu ne )’abandonnera pas.
Mais Tatiana ne put se contenir,.et éclata en larmes. Louise: dé-
tourna la téte. L’huissier audiencier s’approcha alors-de l’avocat
et lui fit passer une carte.
— Le nabab! cria M* S... Ah! rien n’est encore perdu peut-
étre. “=
Tatiana leva les yeux.au ciel.
— Je ne pouvais croire 4 son abandon, murmura-t-elle.
M° S.... resta absent dix minutes. Rentré dans la salle, il écrivit
quelques mots sur un papier et ordonna 4 l'huissier audiencier de
transmettre ce papier au président.
A ce moment, la porte s’ouvrit, et le premicr huissier an-
nonga :
— La Cour! Messieurs.
Le président entra suivit des assesseurs. L’huissier auquel
M‘S... avait recommandé de donner le billet: au président avait
compris, 4 lair de l’avocat, que ce papier contenait quelque
révélation supréme: il dit au magistrat :
_., — De la part du défenseur, trés-urgent ct trés-pressé!
Au moment ow le président ouvrait le billet, Darine s’asseyait
152 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
sur son siége. Le jury venait de rentrer en séance, et le chef du
jury-avait la main sur son coeur. Le président lisait avec atten-
-tion ce qui venait de lui étre remis. Le silence était mortel. Le chef
du jury dit :
—. Sur notre ame et conscience, devant Dieu et devant les hom-
mes. Oui! l’accusé est coupable !
Il y eut un frémissement. Tatiana poussa un cri de douleur et
s’affaissa.
Tout 4 coup le président éleva la voix.
— Arrétez, dit-il. Un incident d’une gravité exceptionnelle vient
de se produire.
Mais le chef du jury continuant venait d’ajouter :
— Il n’y a pas de circonstances atténuantes.
XXII
L INCIDENT.
Cependant le président des assiscs s'était levé.
—En vertu du pouvoir discrétionnaire dont je dispose, dit-il.
j'admets comme valable Vincident qui vient de se produire, cl
j’autorise le défenseur a faire paraitre les témoins.
A ces mots, Darine devint horriblement pale. Le public, qui s¢
dirigcait vers la porte, reflua confusément.
- —M. le président, objecta Darine, le jury a délibére...
— La loi, en ces circonstances, me fait seul juge des décisions
4 prendre. J’ai dit... M°S... vous avez la parole.
A l’aspect de Tatiana, dont la belle physionomie était transii-
gurée, ct des regards de triomphe de M°S..., Darine perdit toule
prudence, et, fou de terreur, comprenant que quelque chose allat
se passer qui lui serait préjudiciable, il cria, d’une voix profonde-
ment troublée : ;
— M. le président, le verdict est prononce.
— Ignorez-vous donc que nous avons le droit de nous éelairer
jusqu’au moment d’appliquer la loi. L’introuvable docteur Dakouss
vient d’étre retrouvé, il est urgent de l’entendre. Vous devez col-
naitre la loi, M. le procureur impérial, il, m’est pénible, de vous la
rappeler.
— Mais....
— Assez, j’ai dit... M° S..., vous désirez que nous entendions le
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 153
témoignage du nabab Dowgall Sahib, qui a amené l’accusé Dakouss.
C’est ce que vous nous avez écrit.
— Qui, M. le président.
— C’est bien! En vertu de l’autorité sans limites dont S. M. l’em-
pereur, notre maitre 4 tous, dit-il en regardant sévérement Da-
rine, m’a revétu, je vous autorise, huissier, a introduire le té-
moin Dowgall Sahib, nabab de Cadoupoure! Gardes, vous vous
emparerez de l’accusé Dakouss, qui se trouve dans la salle des té-
moins, et le ferez placer sur le banc des accusés. Allez!... Le nabab
n’est pas chrétien, je recevrai moi-méme son serment. C’est un
prince dans son pays. Huissier, approchez un siége. ;
Wladimir murmura :
— Oh! je ne suis pas encore perdu!
Les assistants se haussaient sur la pointe des pieds pour voir
le témoin ct le deuxiéme accusé. Dakouss apparut sur le banc des
accusés, et montra son horrible figure contractée par la ‘peur.
Muller s’approcha 4 son tour de la barre des témoins, conduit par
un huissier.
En ce moment, un mauvais sourire crispa les lévres de Darine,
qui plongea son regard dans celui de Muller, comme s’il voulait le
fasciner. Mais le nabab ne semblait méme pas remarquer la présence
du procureur impérial. [1 avancait lentement entre une haie de
spectateurs qui se bousculaient pour l’examiner mieux a leur
aise.
Quand il fut 4 la barre, avant de saluer le président, il jeta
un coup d’eil sur le banc des accusés. A l’aspect de Dakouss, il
eut un sourire satisfait. Le président des assises accueillit le nabab
d’un geste courtois, ct lui indiqua le siége placé auprés de la barre
par Vhuissier.
— La cour prie Votre Altesse de s’asseoir. Le serment qu’exige
nos lois peut étre prété par Votre Altesse entre nos mains, selon les
rites de votre religion.
Le nabab s’inclina profondément.
Le président alors :
— J’ai Phonneur de connaitre personnellement Votre Altesse,
mais la régle exige que je lui demande son nom.
Le nabab se croisa les bras; Darine se leva et ouvrit la bou-
che pour parler, mais l’Indien disait déja, d’une voix haute et
ferme :
— Je ne suis pas le nabab de Cadoupoure. Je m’appelle Muller de
Mullerhausen, sujet russe, forcat en rupture de ban, pillard, voleur
et assassin. J’ai lutté vingt ans contre la société. Aujourd’hui, Je
25 Aocr 1875. 49
154 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
viens, de mon@ropre gré, courber la téte sous cette‘lei que j'ai mé-
prisée jusqu’ici.
Il y cut un cri de stupéfaction, qui sortrt involontairement
de la poitrine des assistants et du jury. Darine, épouvanté, re-
tomba sur son fauteuil. Wladimir tressaillit, et cria, oubliant quid
était accusé :
— Muller!
Le président, puissamment intéressé, avanca la téte.
Le nabab leva la main vers le Christ, qui était exposé sur le
pupitre.
— Je suis chrétien, et je jure, sur cette croix, de dire la vériié,
rien que la vérité. Je ne suis pas encore accusé, et avant d’expier
moi-méme les crimes que j’ai commis, je viens témoigner et de-
mander justice contre des criminels aussi coupables que moi.
Il étendit la main vers le fauteuil du ministére public, et
tous les yeux suivirent la direction de sa main. Darine, pale, acca-
blé, ployé en deux, en proie 4 une terreur folle, frémissait de tout
son corps.
— Cet homme, commenga Muller...
Tout & coup il s’arréta.
— Non,... cet homme représente la loi, et je désire aujourd hui
prouver mon respect pour la loi. L’indignation m’entrainerait
peut-étre 4 employer des termes inconvenants dans cette enceinte.
J'essayerai de modérer ma colére ct de raconter froidement les
faits. M° S... me conseillera.
Le président, impressionné par cette scéne solennelle, les asscs-
seurs, les jurés, écoutaient avec avidité. Muller commenga :
— Aprés avoir fui la Russie, pour ne pas expicr le chatiment
mérité des crimes que j’avais commis, je suis revenu dans
mon pays avec des intentions criminelles. Aveugle et outrecui-
dant, je trouvais trop lentes, a mon gré, les réformes consenties
par notre vénéré et auguste maitre, ct je voulais avancer la mar-
che des choses. Ma richesse me donnait la possibilité de fonder des
sociétés secrétes, dont je suis le chef supréme. J’avais beaucoup de
complices. Un de mes principaux agents était André Darine, procu-
reur impérial au parquet de Saint-Pétersbourg.
Cette accusation rendit 4 Darine un peu de sa présence d’esprit,
il se leva et dit au président :
— Est-ce donc l’usage aussi, de permettre au témom de calom-
nier ct d'insulter le ministére public ?
Mais le président était profondément intéress¢. fl ne répondit pas.
Ses opinions personnelles, d’ailleurs, avaient été froissées par le
réquisitoire haineux de Darine.
FONCTIONNAIRES ET BOARDS. 5
— La défense est libre, dit-il. Sile témein outrepasse ses droite,
il en-répondra.
Et al ajouta :
— Continuez!
La curiosité des assistants était.devenue de la fidvre; jamais
les débats n’avaient ¢té aussi intérassants. Le precureur .impérvl
sur la sellette des accusés est un fait anormal; on éeoutait avec
recueillement.
Muller continua :
— Quelles raisons ont poussé le procureur Darine a.trahir, 4
notre profit, la société qui lui avait confié de si importantes fonc-
tions, je ignore. Ce que je sais, c’est qu’il nous a trahis 4 notre
four, au profit de son ambition personnelle. J’ai entendu, caché,
cet homme proposer 4 la comtesse Lanine, dont j'invoque le té-
moignage ct que je dégage solenncllement de toute promesse faite
4 ma personne, de sauver son mari. Pour condition, il exigeait la
fortune et la main de mademoisclle Lanine. (était un épouvantable
sacrifice pour le coeur d’une mére, que de donner son unique en-
fant 4 un homme pareil. Mais la mére et la fille, pour sauver I’hon-
neur de leur nom, étaient prétes & l’accomplir, quand j’intervins,
promettant de sauver le comte Lanine, de démasquer les traitres.
Je viens ici pour remplir mes engagements.
Tatiana jeta 4 Muller un regard de reconnaissance ineffable.
Alexandra joignit les mains avec admiration. Muller, qui regardait
en ce moment les deux femmes, rougit de plaisir. Louise rahattit
son voile ct courba la téte.
Le président dit 4 Tatiana :
— Comtesse Lanine, reconnaissez-vous la vérité de ces paroles?
Tatiana se leva et répondit d’une voix ferme :
— Qui!
Il y eut un frémissement dans l’auditoire. Le président dit au
mabab :
— Continuez!
— Jétais, je vous l’ai dit, le chef de ces hommes. Leurs trames
ne pouvaient, par conséquent, me rester inconnues. Je connaissais
celle dont ils voulaient envelopper le comte Lanine, la basse ven-
geance d'un de leurs chefs, un homme dont j’ai fait justice, action
dont je suis prét 4 répondre en temps et lieux, avait arganisé toutes
ces intrigues. J’avais confiance en l’avenir du socialisme, et connais-
sant cette trame indigne, j’étais, dans les commencements, résolu a
laisser commettre l’iniquité. Bo la dévoilant, je perdais l’association
dont j’étais le chef, et je ne voulais pas faire cela. Mais Dieu m'a
éclairé. Ce que je croyais juste, je le recannais aujourd'hui, était
756 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
inique ; les idées que je croyais réalisables, j’en comprends a cette
heure l’impossibilité. Je reconnais ma démence, et je courbe la
téte devant les institutions en vigueur chez les hommes depuis que
le monde est monde. I] n’appartient pas, je le vois, 4 un seul indi-
vidu de changer la marche des choses. Parmi les sectaires, les
réveurs sont fous, ceux qui raisonnent sont des ambitieux cupides.
Le président acquiesca de la téte. Darine se leva et dit :
— C’est une profession de foi qui nous éloigne de l’affaire. Vrai-
ment, cet homme est fou!
— Je demande pardon a la cour, dit Muller; il fallait expliquer
ma conduite, qui aurait pu paraitre étrange & ceux que j’appelais
jadis mes fréres. Je les abandonne, parce que je les méprisc et les
crois coupables. Ils ont commis une iniquité, et je crois de monde-
voir de la constater. Or donc, les socialisles dont j’étais le chef réso-
lurent de stupéfier les populations de l’empire russe par le procés
solennel d'un général aide de camp de l’empereur. Il n’était pas facile
de trouver un criminel parmi les aides de camp, que Sa Majesté ne
choisit pas parmi les premicrs venus. Il fallait un coupable. Le
procureur Darine, le baron de Schelmberg, le médiateur Arsenieff
ont conduit tout cela. Le comte Lanine était président des enquétes
contre les sociétés secrétes. La proie n’en était que plus belle. Une
occasion se présenta : le duel du capitaine Bello et du prince Gro-
moff. La perte du comte Lanine servait la vengeance du baron de
Schelmberg, les projets d’ambition de Darine, les aspirations des
socialistes. Elle fut décidée. Le docteur Dakouss, ici présent, un
des chefs de l'association, mais lié par des licens indissolubles au
procureur Darine, fut chargé de V’exécution.
Le président se tourna alors vers l'homme a la figure mutilée et
lui demanda :
— Vous étes le docteur Dakouss?
Un mouvement imperceptible d’angoisse contracta les traits de
Muller. Dakouss pouvait nier encore. Mais le médecin, a l'aspect de
Darine qui l’avait privé de sa beauté, avait senti renaitre toute sa
rancunc; la confession de Muller, d’un autre cété, lavait profon-
dément impressionné. Il se sentait perdu, condamné dans tous les
cas.
— Qui, répondit-il.
Muller continua :
— Ce fut Dakouss qui, 4 l’insu du comte Lanine, versa le poison,
ce fut lui qui averlit la justice. Cet homme était sous la dépen-
dance absolue du procureur Darine, qui avait connaissance d'un
crime odieux commis par lui dans l’exercice de sa profession. Le
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 757
magistrat lui promit l’impunité de son premier forfait 4 condition
d’en commettre un second.
Le président regarda alors Darine, et révolté de sa contenance,
dit :
— Mais vous ne-protestez pas, monsieur le procureur impérial !
Darine murmura :
— Crest faux!
Le président secoua la téte.
_ Quand tout fut consommé, continua Muller, quand le procu-
reur Darine eut obtenu, par intimidation, du docteur Dakouss la
preuve écrite de son crime et de la complicité du comte Lanine, il
fallut assurer 'impunité au médecin, le faire disparaitre... On lui
avait promis une fortune, une position : cet insensé avait eu con-
fiance en ces hommes. On lui assura cependant |’impunité. Cet
homme que yous voyez la était beau : dans les rues, on s’arrétait
pour le voir, et il était connu dans toute la ville sous le nom du
beau Dakouss. On le défigura avec du vitriol et on l’enferma dans
un réduit mystérieux servant de lieu de réunion aux chefs des
socialistes. C’est ainsi qu’on lui paya son crime. Ce fut le procu-
reur Darine qui présida l’opération. |
Le président demanda une deuxiéme fois 4 Dakouss :
— Reconnaissez-vous la vérité de ces paroles ?
Le médecin répondit encore:
— Qui!
— J'ai fait incendier le phalanstére de l’Asiatique et j’ai dispersé
les nihilistes; mais si vous voulez ordonner une perquisition dans
mon palais, vous trouvercz dans mon cabinet de travail les cachets,
les papiers de l'association, les preuves matérielles de tout ce que
Javance.
Alors Darinc, yoyant crouler tout son échafaudage, se leva ct
cria :
— Nabab Dowgall-Sabib, vous étes un traitre!
li y eut un cri dans toute )’assembléc 4 ces mots du procureur
impérial. Muller secoua la téte.
— Non! j’ai mis les crédules et les hallucinés hors des atteintes
de la justice. Je chatie les criminels, et je commence par vous,
monsieur le procureur, dit-il. La cheville ouvriére de tout était
un homme, chef mystérieux d’une des ventes de notre association,
le baron de Schelmberg. C’était un monstre de perversité. J’ai fait
justice de ce misérable... je l’ai tué! On doit me rechercher a cette
heure ; mais on ne s’est pas avisé de venir ici. Je suis prét a ré-
pondre de ce nouveau crime.
Louise se dressa 4 ces mots :
T5e\ FONCTIONNAIRES EF BOYARDS.
— Vous avez tué mon ptre?
— Oui, j’ai écrasé le reptile!... Quant 4 vous, jeune fille, dit-il,
ex étendant la main, vous avez chargé 4 eetle barre le comte
Lanine, et cependant vous connaissiez les menées de votre pére:
Je ne vous dénonce pas. ct j'ai pitié de vous; mais souvenerz-vons,
dans votre vie 4 venir, que vous avez commis une mauvaise action
quand vous pouviez vous en abstenir.
Le président causait avec vivacilé avec les.assesseurs.
Muller se redressa, rejeta ses cheveux en arriére :
— Procureur Darine, traitre 4 la soeiété, traitre a l’associatien
criminelle dont vous vous étes fait un des membres, je vous accuse
de meurtro, de prévarication et de crime de lésc-majesté. Je me
déclare votre-complice, et reconnaissant les crimes de toute ma ve,
je viens mettre ma téte sous le glaive de la loi.
Il se courba devant le président et dit:
— Ma place est sur le bano des accusés!
It enjamba la balustrade et se placa auprés des gendarmes qui
gerdaent Wladimir.
Tatiana s:écria :
— Bien! Muller!
Le président se leva :
— En vertu de lartiole 848 du Code pénal, article décidé en
seance du département de cassation sous Ic n° 686, mes assesseurs
et moi nous nous constituons en jury. Gardes, veillez sur les trois
accusés. Messieurs, suivez-moi.
— Wladimir, murmura Muller, es-tu content de moi?
—Oh! Muller! tu es grand! je t’admire! Ton dévouement, ton
abnégation sublime...
— Non, Wladimir, ne me loue pas; ce n’est pas de l’abnégation,
c’est du désespoir. Je te le dis, en vérité, que ma vie est brisée...
Il n’y a ricn de commun entre ces hommes et moi. Mes réves ple
naient trop haut, j’ai été précipité 4 terre.
Dans la salle, aussitét le départ de la cour, il se fit un vacarme
effroyable. Les assistants privilégiés de cette mémorable séance
discutarent entre cux. Ceux qui ne connaissaient pas les nouvelles
lois, s'étonnarent que: le: président n’edt pas fait arréter le procu-
reur imperial, dont la contenance démontrait suffisamment la culpa-
bitit#. D'autres, plus avisés, assuraient que Darime était en fuite 4
ce moment.
Profttant du: tumulte, Beilo et Poleno, qui assistaient 4 la séance,
s’éclips¢reat sans: bruit. Hs avaient' été trés-peu rassurés pendant
toute la déposition de Muller, et craignaent que Dakouss ne les
dénoncat pour se venger d’cux.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 759
André Popoff, au contraire, qui se trouvait au milieu du public,
se rapprocha du banc des (émoins et s’assit auprés de Louise de
Schelmberg, qui, enveloppée de son voile, avait la t¢te entre ses
mains et semblait frappée de la foudre.
Alexandra et Tatiana se tenaient étroitement serrées; M° S... était
4 leurs cétés.
— ll est sauvé, n’est-ce pas? demanda Alexandra a |’avocat.
— La loi russe permet au président, assisté de ses assesseurs, en
se formant en jury, d’annuler le verdict du premier jury, sans avoir
leméme droit sur un verdict négatif. Ge cas se présente maintenant.
Espérez.
—- Maman, dit Alexandra, vous aviez raison d’admirer Muller...
Quel air imposant! quelle grandeur !
Tatiana tressaillit et répondit :
— Hélas! ma fille, nous payons cher notre triomphe... Muller
est sous le coup de la loi!
La porte de la salle des délibérations s’ouvrit,et, 4 ’immense stu-
péfaction d'une partic du public, Darine retourna 4 son fauteuil.
Etait-ce orgucil provenant de l’inviolabilité de la magistrature, ou
envie invincible d’assister 4 la fin des débats, Darine n’avait pas
fui. Il était pale, et ses traits étaient horriblement contracteés. Il se
laissa tomber dans un fauteuil.
La cour rentra. Le président. prononca & haute voix ces paroles :
— QObéissant aux prescriptions des lois, qui nous autorisent, si
le verdict du jury déclare l’accusé coupable, et si un doute sur la
culpabilité s’éléve dans nos consciences, de nous réunir, mes
assesseurs et moi,en jury extraordinaire, ayant droit de provoquer
un verdict contradictoire, nous avons usé de ce privilége, et aprés
avoir délibéré, nous, tribunal formant jury, déclarons, selon notre
ame et conscience : Non, l’accusé n’est pas coupable !
Et, en présence des deux verdicts contradictoires, et en vertu de
Yarticle 823 du Code pénal, nous renvoyons de droit la cause de-
vant la Cour supréme de cassation. Gardes, ramenez les accusés
en prison. La séance est levée. °
Prince Josern Lupoxirskt.
La fin au proehain numéro.
NOS ORIGINES BOURGEOISES
UN PERE DE FAMILLE
DE L’AN 1800 A 1822'
Ce ne sont pas des moeurs imaginaires que l’on raconte ici. On
en a vu la représentation vivante et le type accompli dans ses
pére et mére; et si l'auteur de ces récits réveille aujourd'hui dans
la poudre de leur commun sépulcre ces deux honnétes gens, morts
en Jésus-Christ, s'il les appelle 4 rendre témoignage de |’ancienne
sagesse de nos maisons, ce n’est pas qu’il attribue cette sagesse
une famille bourgeoise plutét qu’a mille autres du méme temps,
chez lesquelles des mceurs semblables ont fleuri; c'est qu’1l est per-
suadé que tous les bons fils, nés de tcls parents et sortis de ces con-
ditions du milieu, retrouveront dans ces portraits quelque air de
famille, et les traces vénérables de leur généalogie.
Notre cher pére était de moyenne stature, d’une complexion
gréle, mais d’un ressort extraordinaire, avec un sang bouillant et
capable des mouvements les plus vifs. Il avait de petits traits, ac-
centués, d’unc expression fine, relevéc, légérement moqueuse; des
yeux ou brillaicnt la bonté et l’esprit, toutes les fois que leur feu
n’était point amorti par un peu de tristesse; un regard qui allail
droit cliercher le vdtre, et qui pergait plus 4 fond. De petits mouve-
ments du sang, brusques et pétulants, paraissaicnt de temps en
4 Voir le Correspondant du 10 aout 1873, Une mére de famille en 1800.
UN PERE DE FAMILLE DE L’AN 1800 A 41822, 164
temps sur cet aimable visage. C’étaient moins des saillies d’impa-
tience que des secousses venant d'un tempérament souffreteux. Il y
aune action, des gestes, des maniéres d’étre, des riens, pourvu
quils aicnt été journaliers, qui nous rendent tellement présentes
les personnes desquelles la mort nous a séparés, qu’il semble que
nous les avons devant nous, et que nous allons coller nos lévres
sur leurs visages aimés :
Ter conatus ibi collo dare brachia circum...
C'est principalement de ces petites choses, tant de fois répétées,
que notre imagination est le plus fortement saisie. N’est-ce pas que
nous nous reprenons 4 ce simulacre de }’étre évanoui comme & une
forme palpable? Au moins nous avons dérobé cela 4 la mort avare.
Ce sont de faibles lueurs de la résurrection de la chair; ct pour peu
que la foi, achevant ces images, y mette la. derniére netteté, nous
possédons en cette vie méme des preuves non douteuses de }’im-
mortalité de nos ames et de la résurrection de nos corps. Et c’est
ainsi que le sentiment et la créance ne font qu’un dans cet intérét
capital of notre personne tout entiére, l’actuelle et la future, est
engagée.
Avec une raison et une volonté que des charges de famille exces-
sives et de faibles ressources exercérent ct tinrent en haleine jus-
qu’a la derniére heure, cet excellent homme en était venu a mai-
triser sa complexion ehétive, et 4 lui faire faire l’office des tempéra-
ments les plus robustes. Il tenait pour la meilleure des hygiénes
quilne fallait pas permettre aux muscles de se rouiller, méme au
milieu des travaux de cabinet les plus assujettissants, et qu'il n’y
avait pas de profession, pour sédentaire qu’elle fit, 4 laquelle on ne
dit dérober une heure ou deux pour les donner a quelque exercice
du corps. Aussi en toute saison il usait de la promenade, chemi-
nant d'un pas court et accéléré, ayant toujours avec lui deux ou
trois de ses six enfants, et son chien, son fidéle Miraut, qui arpen-
lait la plaine en avant de la bande. Il goutait én véritable écolier la
douceur de la récréation au grand air; et, comme il avait été dans
son jeune age l’un des coureurs les plus vantés de son collége, il
avait acquis dans cette salutaire gymnastique un jarret 4 fournir
une pleine carriére avec lel de ses fils qui l’aurait défié, el méme
a mettre notre fanfaron sur les dents. Il s’en montrait glorieux
avec ses fils, comme V’edt été un coureur émérite d’Olympie
Provoqué par de jeunes rivaux, et leur faisant rendre l’dme 4 la
moitié du stade. Dans tous les jeux d’écoliers ou l’avantage est
aux plus lestes, ses fils n’avaient pas 4 lui en remontrer. Est-il
762 UN PERE DE FAMILLE
rien de plus charmant que ces retours de jeunesse et ces enfantil-
lages des péres ou les ages se confondent un moment, sans qu'il y
ait peril pour l’affection ou le respect? La triste institution que la
paternité romaine! En vérité, elle n'est point a regretter.
Les belles matinées de juin, encore un peu fraiches, entrainaient
nos écoliers et leur guide un peu plus loin que le mail de la ville et
ses plantations correctes. On se sentait des jambes pour courtr les
champs, el, comme on disait, pour aller voir les blés. L’expédition
était d’importance. Que de bluets et de coquclicots 4 moissonner!
Nos fourrageurs s’étaient bientét perdus dans un de ces petits sen-
tiers qui sont la frontigre mitoyenne des propriétés rurales, et que
les grands seigles, inclinés par le vent, cachent sous |’amas de leurs
tiges. Quand chacun avait sa brassée de fleurs, la file de nos pro-
meneurs se reformait en avant du pére de famille. Celui-ci, doué
de sens exquis, goutait avec un parfait contentement le frais du
matin, les bonnes odeurs des champs, et cette faible brise qui
court sur la téle des biés. 1] aimait la mature avec cette vivacilé du
sentiment qu’on voit chez les personnes d'une petite santé, auxquel-
les le spectacle de tant de beaux objets procure seulagement et
quiétude. Mais surtout il aimait dans la nature l’ouvrage d’un
Dieu tout-puissant ct tout bon, et la manifestation la plus éclatante
de sa providence. Cet amour provincial (il est si peu parisien!) de
la nature il l’'a bien communiqué 4 ses fils; et ceux-ci, venus a
vieillesse, l’en remercient comme d’un bien d’éducation. Notre
pére ne se tendait pas |’esprit sur ces choses faites pour cadrer avec
lentendement humain. II les contemplait, et il en élait ravi. Cela
le dispensait de philosopher, quoiqu’il eut de l’esprit 4 toucher a
tout sans trop de suffisance, et, s'il Pedt voulu, a s’amuser aux
disputes d’école les plus subtiles. Comme tous ceux qui ne font pas
leur état d’étre philosophes, il était revenu, non pas des extrémités
de la raison, qui sait bien ow clle doit s’arréter, mais des extrémi-
tés du raisonnement, qui aime les pays perdus et les voies sans re
tour. Chrétien sincére et de bon exemple pour ses enfants, il était
tranquille sur |’essentiel quant A cette vie-ci et pour ce qui regarde
Pautre; et les efforts qu’il a faits, tant qu’il a vécu, pour rester
homme de bien, au milieu de tentations que Dieu seul voit, prou-
vaient la solidité de son christianisme et l’assurance qu'il avait aux
vérités révélées.
A Végard de le nature et des magnificences ou des graces-qu’elle
étale 4 nos yeux, il était redevenu simple comme un enfant, tendre
pour Dieu, autcur de ces belles choses, et petit devant lui jusya'a le
témoigner, en présence de ses enfants, par Ics abaissements Ics plus
profonds de sa raison et de sa vive intelligence. ll faisait des auses
@
LAN 1800 A 1822. 7105
aux endroits les plus fourrés des blés, et promenantses regards sur
ces vertes plaines, il admirait cette abondance étonnante par la-
quelle l'homme est payé de ses peines. Il n’avait garde de s’échaué-
fer la téte 4 raisonner sur la wie merveillcuse des plantes, quand!
un brea d’herbe est un prodige accablant pour notre esprit. Il s’en
remettait 4 Dicu de l’agencement de toutes ces choses. Il pensaiti
que c’était beaucoup pour |’esprit humain que la sagesse éternelle
nous eut assurés de la bonté de ces ouvrages par ces simples paro~
les prononcées au commencement : « Ht vidit quod ista erant
valde bona. » « Elle vit que ces choses étaient trés-bonnes. » i
tenait ces paroles pour convaincantes, et. d'une précision 4 arréter
court non-seulement les épilogueurs superbes de la divine Prow-
dence, mais encore ceux‘d’entre les plus sages esprits que travaille
une curiosité intempérante. Il aimait a répéter 4 ses enfants ces
paroles expresses de l'Esprit créateur qui se loue lui-méme de sa
fécondité et de son industrie. |
IT
Cette créance de religion en la perfection essentielle des ceuvres
de Dieu rendait notre pére singuliérement attentif aux objets qu'il
avait sous les yeux, et sur lesquels s’épanchait la lumiére du ma-
tin. Il leur trouvait 4 tous une beauté et un agrément de nouveauté
extraordinaire. On edit dit qu’il était touché pour la premiére fois de
leur diversité charmante. Cela, et le grand air des champs avec
Jeurs senteurs vivifiantes, jetaient l’A4me de ce contemplateur dans
un doux transport. Nous l’avons vu un jour d’automne, presque 4
Paube, pleurer bel et bien, tandis qu’il regardait le soleil poindre
la-bas, du cdté de la route de Dijon, et envoyer ses premiers traits
aux pauvres arbres de notre promenade de la Charme. Cette joie.
intérieure, répandue: sur son visage, en faisait briller ]’expression:
fine et bénigne. Son discours, ordinaircment net et sobre, s’élevait
beaucoup, il nous en souvient, dans ces moments-la. Sous cette
volte azurée, et par ces beaux matins d’éteé,
Primordiis lucis nove
Mundi parans originem.
(je lis ceci.dans. un: Hymne du Dimanche) tout homme.qui croit en
Diea n’a.pas-de pensées faibles, ou de paroles vides et languissan-
tes. Un paysan,. je le suppose bon homme, et poiat esprit fort dans
son village, ni endoctriné-par le médicastre du: lieu, s'il se met a
764 UN PERE DE FAMILLE
regarder, les bras croisés sur sa béche, Ja vaste étendue des cieux,
devient, sans qu’il s’en doute, un théologien sublime. Mettez-le sur
ces merveilles; il vous étonnera par le sérieux de ses discours, par
la hauteur naive de ses raisons, et par une foule d'images exactes
et du plus vif relief. C'est la sagesse primesautiére des simples.
Dieu le permet ainsi, afin que nous ne soyons pas trop vains, en
présence de ces théologiens de campagne, de notre science de
collége. |
Dans ces courses 4 travers champs, rien n’était de régle. L’occa-
sion mélait tout, les folles gambades des enfants et les lecons de
morale du pére, dont nos étourdis attrapaicnt quelque chose a la
volée. Celui-ci ne catéchisait point ses enfants; ce n’était ni le lieu,
ni le moment. Et d’ailleurs la chose était faite et bien faite par le
curé de la paroisse. Mais sur ce fond tout neuf de religion et de foi,
ce bon pére répandait les semences de ces vérités communes dont
Dieu aussi est l’cxemplaire, et sans lesquelles le genre humain ne
ferait rien de sensé. Il entait pour ainsi dire sur la connaissance
de Dieu la science de la vie. Il traitait la raison de ses fils avec une
gravité aisée que peu de péres soutiennent; et, de propos en propos,
il amenait ces étourneaux 4 entendre le sérieux de la vie humaine,
sans en étre attristés prématurément. Ces moralités ne venaient
jamais seules ; toujours quelque exemple pris dans la vie réelle, ou
quelque incident de la promenade donnait lieu 4 ces aimables Ie-
cons. C’était une fleur des champs, cueillie par ]’un de ces marmots,
fleur que personne n’avait vue au monde avant lui, et que notre in-
nocent botaniste apportait 4 son pére d’un air de triomphe. Elle
était éclose (lu matin et encore toute chargée de rosée. Ni l'enfant
ni le pére n’auraient su dire le nom scientifique de la plante. Ence
temps-la les péres étaient, en botanique, d’aussi grands ignorants
que leurs fils. Ils étaient peu farcis de ces beaux termes grecs
au moyen desquels on est bien aise de faire l’entendu avec son
jardinier. Ils appelaient bonnement de loseille de l'oseille et un
bluet un bluet (nous prononcions alors bleuet dans notre dialecte
départemental). Ils allaient par la campagne sans microscope,
sans lentille grossissante, et surtout sans marteau de géologue.
Un marteau de géologue sur le dos, quel bat d’ane, je veux dire,
de savant! lls regardaient les choses avec leurs yeux, qu’ils avaient
bons; ils les touchaient et maniaicnt avec Icurs mains, assez rus-
tiques et pas des plus propres, mais qui n’avaicnt pas peur de
s‘écorcher aux piquants de l’églantier. Le chant de la caille dans
les blés verts, ou quelque alouette 4 l’essor que nos marmots sui-
vaient de |’ceil au plus haut des airs, le fermier de !’endroit visi-
tant ses blés, et que l’on questionnait sur la moisson prochaine,
DE L'AN 1800 A 1822. 765
quelque pauvre femme courbée sous sa charge @herbes ou de bois
mort, tout ce qui travaille et fait la volonté de Dieu sous le soleil,
était pour le pére de famille matiére 4 discourir, chemin faisant.
Nos promencurs n’avaient que ]’embarras du choix parmi ces exem-
ples sans nombre de la grandeur de Dicu, du bon sens et de la pa-
tience humaine.
Notre pére avait autant de littérature qu’homme de son temps.
I] était tout a fait rouillé sur le latin, en ayant a peine taté comme
ceux de sa génération que la Révolution frangaise était venue pren-
dre sur Ices bancs du collége pour faire d’eux des soldats, des tri-
buns, des proconsuls. Néanmoins il avait assez bien digéré le peu
qu'il avait pris de cette nourriture succulente pour n’avoir dans
l’esprit rien que de ferme et de sain. En fait de connaissances clas-
siques, ce n’est pas la quantité, c’est la qualité qui forme le gout.
On I’a dit et redit; si peu qu’on ait appris de latin, il ne s’en en va
rien de l’esprit. C’est du solide bien digéré et qui nous a passé en
substance. L’antiquité, pour user ici autant qu’il convient du lan-
gage de la théologie, nous communique le don inamissible de
penser juste. Un médecin fort célébre de notre époque et fort
homme d’esprit, avait coutume de dire des personnes qu’il avait
rencontrées dans le monde, et dont I’cntretien lui avait paru fade
ou vide: « Homo sine latinitate et grecitafe; c’est une personne
sans latinité ni grécité. » C’était sa maniére de diagnostiquer sur le
fond des gens. Le procédé l'avait rarement trompé. Ces esprits de
bonne marque se font reconnaitre 4 leur goit pour les bons au-
teurs de leur pays, et en particulier pour ceux de ces auteurs
qui ont donné les peintures de l’homme les plus parlantes et
les moins fardées. Il va sans dire que les auteurs de prédilection
de notre pére étaient ceux du grand siécle. Il les tenait tous pour
des maitres inimitables. C’étaient Boileau ct La Fontaine qu’1l prati-
quait le plus volontiers. I] avait la mémoire farcie des vers les plus
heureux et les plus substanticls du premier, de ces vers qui, « bien
ou mal, disent toujours quelque chose. » Il n’avait jamais soup-
conné que Boileau ne fit pas un poéte marquant et l’un de nos plus
parfaits écrivains. 11 pensa toute sa vie que la raison ne pouvait
pas s’exprimer en des termes plus choisis et plus agréables. L’excel-
lent homme est mort dans cctte damnable opinion. 11 était réservé
4 ses enfants, en expiation de l’hérésie paternelle, d’entendre trai-
ter- Boileau de petit esprit par les arriére-nevcux des Sofal et des
Scudéry. |
Ce qui maintenait nos péres dans ces saines opinions et dans cet
inaltérable respect des génies de Icur nation, c’est qu’ils n’usaient
pas pour les juger d’esprit tout pur et d’arguties littéraires. Ils
766 DON PERE DE FAMILLE
n’étaient pas si fins que nous, et ils voyaient plus juste dans oes
choses-la. Ils ne chargeaient pas leur nez de ces lunettes 4 verres
grossissants dont les grammairicns se servent pour découvrir des
fautes.de francais dans Bossuet-et dans Moliére. ils estimaient qu'il
suffit d'avoir vécu vie d’homme et réfléchi, pour qu'on devienne en
cette matiére des lettres aussi entendu que les critiques profés, et
moins sujet aux éblouissements du métier. Ils élatent Join de pen-
ser que deux ou trois importants en critique, encore a la flour de
leur Age, fusscnt tout le public. C’est pourquoi tls décidaient du
mérite des ouvrages de l’esprit avec tant.de bon sens ct de bonho-
mic. Lire ces beaux livres, qu’est-ce autre chose en effct que lire
dans son propre cceur avec les yeux pergants d’autrui? « Lynx en-
vers nos pareils... » C’est un commerce-de vérilé que vous avez avec
les grands écrivains. Voila pourquoi tout le monde, ceux des aeadé-
mies et ceux qui n’en sont pas s écrient: Oh! que-ccla est vrai!
Tous sont connaisseurs, les uns plus subtilement, les autres plus
naivement ou par le scul usage qu’il ont du monde et de la vie.
Notre poéte aimait Boileau comme la raison veut étre aimée,
avec sincérité el constance. Mais il aimait La Fontaine comme on ne
peut pas s’empécher de l’aimer, 4.la passion. I faisait ses délices
de la lecture du fabuliste. C’était le plus cher trésor de sa mémoire,
Je sel de ses discours, la source toujours jaillissante de sa morale
familiére. Il savail par coeur son fabuliste, c’est trop peu dire; il
en faisait des sujets d’oraisons mentalcs. Il récitait 4 ses enfants,
un peu partout, les vers les plus beaux des fables. Il les disait pen-
dant nos promenades : c’était le moment et le lieu aussi. Ges vers
ne sont-ils pas nés au grand air du ciel, sous la voute éthérée, parmi
les blés, les sainfoins et les violettes des bois ? [ls sentent si peu le
cabinet, le pupitre, en un mot, le renfermé! Notre pére nous les
disait au logis, dans l’aprés-dinée, au milieu de ces objets de la vie
domestique, parmi ces tracas continuels ou ces plaisirs passagers,
que notre poéte a si bien décrits. I] y avait des jours ou ce bon per,
excédé par les travaux de sa profession, nous récitait devant I‘itr,
aprés le repas du soir, la fable du Bacheron et de la Mort. lly
mettail un accent si fort et si touchant que ses enfanls ne se mépre-
naient guére sur le véritable personnage de l'apologuc. Ils compre-
naient trop, hélas! que ce « pauvre bicheron tout couvert de ra-
mée, » c’était leur pore. La lecon avait de quoi les attendrir. Mais
ils apprenaient de bonne heure quel mal ont 4 vivre les petits de
ce monde, ct combien Dieu les y soutient, en leur faisant amet
cette vie, mali¢re de leur misére.
ll y avait encore une fable qu’il goudtait entre toutes.pour la force
ct la diversité de l’invention, et & cause de la morale vigoureuse
DE L’AN 1300 A 4822, 167
dont elle est pleine. C’est celle du Chasseur et du Loup. On sait
qu'elle s'adresse aux avares et aux convoileux, et de quel crayon
les choses y sont touchées. Ce magnifique commencement :
« Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux
« Regardent comme un point tous les bienfails des dieux. »
transportait d’admiration cet honnéte homme, si net de ces vile-
nies, « de ces deux vilaines bétes, » comme parle madame de Sévi-
gné. Mais en méme tomps cela l’irritait contre ces deux vices, au
point de le jeter dans des excés pareils & ceux d’Alceste. Avarice
et convoitise ! cela le passait; 11 en perdait la tranquillité du juge-
ment; et il avouait que, dans ces deux choses, la nature humaine
était pour lui incompréhensible. Aussi avec quelle véhémence de
la verx et du geste il débitait-cette fable! Comme il entrait dans les
sentiments du poéte, se metiant avec lui contre ce chasseur et ce
loup, auxquels il connaissait de trés-proches parents. dans son en-
droit! Il ne savait pas d’action oratoire assez forte pour bien dé-
peindre ces deux monstres 4 ses enfants, et pour les leur faire
prendre en horreur. Il n’y a pas trop mal réussi.
Que dirai-je de la fable des deux Pigeons? Ceux qu'elle touche
jusqu’aux larmes devinent de quelle maniére elle nous était récitée
par notre pére. C’est beaucoup qu’avoir chez soi de bons livres;
encore faut-il les lire et les lire bien, ceux-l4 surtout qui nomment
notre vice par son nom, qui en marquent l’espéce, et qui vont le cher-
cher, non pas dans le commun bourbier de la perversité humaine,
morale banale et complaisante! mais au dedans de nous, et tout
a fait sous l’épiderme, comme dit le poéte romain, intus et in cute.
On ne lit plus guére aujourd’hui 4 ses enfants ces livres véridiques.
On les a encore dans sa bibliothéque. Ils font partie du menu
meuble de la maison.
Hi
C’est le moment de dire quelle était la profession de notre pére,
et de quelle maniére il l’exercait. Il appartenait au barreau de
Ch.-S.-S., étant a la fois avoué et avocat, ainsi que la pratique sen
est maintenuc, et menant de front procédure et plaidoirie. Ch.-S.-S.
n’était pas sa ville natale. Il était de Paris; il y avait fait ses études
4 batons rompus, ct plus tard son droit camme on le faisait en ce
temps-la, un peu chez le procureur et dans les dossicrs. un peu dans
les livres de jurisprudence. La pratique des affaires suppléait 4 la
eo
768 UN PERE DE FAMILLE
longue 4 la médiocrité des études théoriques. Le barreau de la capi-
tale, ot il n’a été facile en aucun temps de percer, aurait néap-
moins retenu notre pére, s'il n’en edt été détourné par des consi-
dérations de santé, et beaucoup plus par une sage défiance de ses
moyens. Mais ce qui le décida tout a fait a s’éloigner de cette aréne
pleine de périls ct 4 se fixer en province, ce fut son mariage. Sai
relaté les circonstances de cette union, plus que modeste sous le
rapport de la fortune.
Les enfants se firent désirer pendant un, deux, trois ans. On sc
désolait de ne pas les voir venir; et méme on avait tellement pris
son parti, si c’est la un parti que |’on prend, de n’en point avoir,
qu’on avait adopté, attendu ces quatre années de stérilité, une
petite fille, une niéce du cdté paternel. De leur cété, les vieux
parents commengaient 4 se désespérer, quand il leur naquit, année
mémorable dans la maison! une petite fille. 11 y a commencement
a tout. Le grand-pére put bénir cette enfant avant de mourir. Au
bout de deux ans, c’était un fils. On le présenta 4 la grand’mére,
devenue aveugle, pour qu'elle le touchat. Il en vint un second, puis
un troisiéme, puis un quatriéme. On dépassa grandement la demi-
douzaine. Ce fut une tribu. Il y avait beau temps que la niéce adop-
tée avait été rendue a ses parents. On n’avait plus que faire d’elle.
C’étaient bien des charges a la fois pour un si petit établissement.
On n’en faisait pas moins un joyeux accueil 4 chacun des nouveaux
venus; et les enfants des rois ne sont pas plus fétés 4 leur nais-
sance que ne l|'étaient ceux-ci, garcons ou filles. 1 ne manquait a
ee baptémes que les compliments en vers dont on se passat fort
-bien.
La maison, quoique des plus petites et des plus mal agencées,
Jaurai l'occasion de la décrire, pouvait contenir tous ses holes,
les anciens et les nouveaux. A force de se ranger, un peu 4 droile,
un peu 4 gauche, un peu dans tous les sens, pére, mére, enfants
et les grands parents se trouvaient assez au large. On mettait les
garcons deux par deux dans un lit; ct comme tous les fréres ne
sont pas de bons coucheurs, on avait soin d’apparier, de peur de
noise, ceux qui étaient d’humeur semblable ct de complexion paci-
fique. Une grande chambre au rez-de-chaussée, avec une alcdve 3
deux lits, servait 4 la fois de salon, de salle 4 manger, de dortoir et
d’infirmerie. C’était l’affaire de quelques petits changements a wwe
de décorations. Toute la famille se ramassait 1a sans trop se fouler.
Les grands parents maintenaient le bon ordre parmi les marmols.
Les vicilles gens font une telle paix autour d’eux, outre qu’ils sont
d’admirables gardiens et policiers des petits enfants. Bientot la mort
donna congé au grand-pére et 4 la grand’mére. L’un et l’autre mou-
DE L’AN 1800 A 1922, ; 166
rurent, dans la méme année, au milieu de toutes ces naissances qui
avaient réjoui leurs vieux jours.
Une vieille tante leur survécut un assez bon nombre d’années en-
core. Ce fut une vraie grace de Dieu. D’une caducité encore trés-
allante, elle rendait 4 sa niéce mille petits bons offices auxquels les
vieilles filles (celles qui aiment les enfants) sont admirablement
propres. Elles sont mamans a leur maniére, et elles s’y possédent
tout & fait, n’étant point du tout sujettes & ces grands troubles de
la chair qu’éprouvent les pauvres méres, et qui, en mainte occa-
sion critique, leur renversent le sens. La bonne vieille prenait soin
des plus petits. Elle en avait toujours deux ou trois autour de sa
grande chaise. Elle leur racontait ceci et cela avec des ressources
d'imagination infinies, ayant a elle un art de peindre qui jetait nos
marmots dans de véritables ravissements. Ils en devenaient immo-
biles et muets. C’est ot la vieille tante voulait en venir: et plus
elle étendait ses récits, plus longtemps elle assurait la tranquil-
lité du logis. C’étaient des tréves de Dieu entre nos petits anar-
chistes. Matin et soir elle leur faisait dire leurs priéres, prononcant
elle-méme les divines paroles, afin qu’ils les redissent aprés elle, et
‘levant le doigt vers le crucifix pour qu’ils tournassent leurs yeux
vers le bon Jésus. Si prés de retourner & lui, la sainte fille parlait 4
ses petits enfants de la divine personne du'‘Fils avec une foi qui res-
semblait 4 la claire vue des 4mes bienheureuses; tant cette foi était
lumineuse et tranquille! On sait quelle affaire c’est dans un mé-
nage de petites gens que la garde des enfants. Un berger, qui a son
troupeau cantonné dans quelque endroit, le laisse paitre sous la
garde de ses chiens. Mais ce n’est pas trop des cent yeux d’Argus
pour veiller sur trois ou quatre bambins, et pour empécher qu'ils ne
transgressent les choses licites. On sait qu’ils ne demandent qu’a
s’abandonner « au crime en criminels. » Il y a de plus le chapitre
des accidents. Ow nos petits sots n’iront-ils pas donner de la téte, si
vous n’étes la pour vous mettre entre eux et quelque chausse-
trappe? Il est peu de familles nombreuses qui n’ait, hélas! ses ré-
chappés de l'eau ou du feu, dont ceux-ci portent des marques piteu-
ses. Les bonnes s’acquittent de la chose en mercenaires ; elles en
prennent 4 leur aise, quand elles ne font pas pis, comme d’étre
elies-mémes la cause occasionnelle des accidents ou de les taire aux
pauvres méres. Qui, certes, il n’y a que les vieilles gens, les vieux
parents, qui sont les gardiens, institués de Dieu, des enfants. C'est
qu’on leur donne a garder ce qui est 4 eux. Il semble qu’ils recou-
vrent pour ce tendre office l’intégrité de leurs sens et la verdeur
de leurs jeunes ans.
Telle était la vieille tante L... avec sa grande coiffe ; il serait plus
25 Aour 4875. 50
ee
770 Ut PERE DE FAMILEE
topique de dire, sous sa grande coiffe d’un empesé qui avait la rai-
deur du fer-blanc. Quand la bonne . vieille tombait en somnolence,
‘les deux barbes gauffrécs de cette coiffe faisaient ume manitre
d’encadrement 4 ce visage majestueux et reposé. Nous. la voypna
encore assise dans son grand fauteuil, d’ot elle ne bougeait pas vo-
lontiers, et de ce siége révéré, catéchisant, régentant, ou bien amv-
sant tout ce petit monde. Un trait achévera de la peindre, Elle était
sans cesse cherchant et ramassant dans la maison ceci ou cela, une
noix, une noisette, « le moindre grain de mil, » et elle le mettait de
cété par horreur du gaspillage et pour faire ses petites largesses
maternelles. « Cherchez et vous trouverez, » disait-elle avec I'Evan-
gile, quand on la tourmentait de questions sur cette matiére. Aussi
avait-elke toujours, dans l’une ou |’autre des deux poches profondes
de sa robe 4 ramages, quelque victuaille ou friandise. Celui des
marmots qui l’avait le plus contentée pendant la semaine avait la
permission de fouiller dans les poches de sa grande tante, et d'y
prendre ce qui lui revenait comme au plus sage. C’était vite fait, et
les autres en étaient pour leur envie. La vieille tante mourut dans
son grand fauteuil. Les pauvres petits s’y rassemblérent comme de
coutume, la croyant seulement endormie. Elle avait passé douce-
ment a Dieu. Elle s’attendait chaque jour a cela, chaque jour la trou-
vant préte et, comme elle avait coutume de dire, en régle avec le
bon Dieu. Ges bonnes filles qui, pour étre un peu plus a Dieu sans
renoncer aux tendresses du sang, prenaicnt charge d’enfants chez
leur frére ou chez leur sceur bien-aimée, sont certainement parmi
les ancétres les plus respectables de notre bourgeoisie. Elles méri-
tent: bien qu’on les mette de pair avec les meilleures méres de fa-
mille. Aux yeux de Dieu, elles ont accompli la tAche de celles-ci.
La-haut elles ont recu de lui la méme récompense.
La vieille tante morte, ce furent un grand vide et un grand dé-
sarroi dans.la maison. Tout y alla de travers durant les premiers
jours qui suivirent cette mort. On ne savait que faire des mar-
mots. On n’en pouvait plus chévir. Eux-mdmes n’étaient plus A per-
sonne. Ils s'appartenaient 4 eux-mémes. On était en pleine révolu-
tion. Le grand fauteuil de la vieille tante, d’ou partait le comman-
dement,. était devenu pour nos mutins le soliveau de Ja fable. On le
prenait et le reprenait par escalade. L’interrégne fut court, mais
terrible. Il fallut bien que Ia mére retirat 4 elle tout le gouverne-
ment. Elle avait une téte et, grace a Dieu, unc santé a ne point
craindre la. peine et 4 ne se rien retrancher du fardeau,. pour si
pesant qu’il fut. D’abord l’école la délivra des plus séditieux. Ceux-
ci y furent casernés pour toute la journée. On n’avait ni gouverneur
ni gouvernante a leur donner, et tout ce que pouwvait la servanle,
DE LAN 1800 A 1822, m1
chargée du gros du ménage, c’était, les priéres faites et les gaudes
(c'est la Pollenta de Bourgogne) avalées, de conduire ta bande des
mutins,. chez,une viele chanoinesse, 4 l’air rechigné, a la voix ton-
nante, qui tenait une maniére d’école, disons une garderie d’en-
fants, dans le bourg Chaumont, tout au bout de la ville. La pauvre
servanie, avail toutes les peines.du monde a trainer nos marmots
jusqu’a,.cette demeure redoutable. Celui-ci jetait les hauts cris
comme gsi on l’eit mené rouer; celui-la feignail quelque foulure
du pied pour ne pas aller plus loin ; un-autre avisait quelqué ruelle
par oa s esquiver ; cet autre en venait 4 1a révolte ouverte et aux
voies de fait. Le peuple d’Israél ne se montra pas plus indocile dans
le désert. La malheureuse Jeanneton, 4 bout d’efforts et de remon-
trances, priait les passants de lui préter ‘main forte. Tout ce tu-
multe se terminait par l’internement de nos séditieux qui allaient
se ranger, d’un air contrit,.sous le martinet de ‘la terrible gedliére.
Le sour, quand la servante venait les chercher pour les rameter a
la mason, c’étaient des échappés de prison. La pauvre fille n’avait
pas assez de jambes pour les suivre. A ees conditions, ta paix ré-
gnait au logis, non pas la paix de Syburis, mais celle qui periet
aux petites gens, chargées de famille, de vaquer 4 leurs travaux et
de pourvoir a la subsistance de tant.de bouches.
lV
Notre pére,,en sa double qualité d’avoué et d’avocat, avait a s’oc-.
cuper d'affaires. relatives aux deux professions, a savoir, ‘de procé-
dure et de plaidoirie, Il pe s’était marié qu’aprés avoir traité de la
premiére des deux charges, et pour entrer en ménage: ce qui était
alors d’une sagesse élémentaire. Il avait donc. contracté une obli-
gation fort lourde, celle de payer presque intégralement le prix de
son office avant d’en bénéficier pour son propre compte. Ges char-
ges valaient-clles bien alors de, 10 4 42,000 franes?.Je ne sais pas
la chose au juste. Majs cala ne devait pas dépasser les 45,000: €’¢-
tait comme les cinquante mille francs d’aujourd’ hui. Notre pére au-
rait pu, la chose commengait a étre de pratique, se mettre en quéte
d'une femme quelconque pour payer avec la dot de ladite femme
(uxor dotalis) le montant de l’office cédé. Mais, outre que lidée
ne lui en serait jamais yenue, il avait épousé, comme on |'a
vu, whe personne a son gout, et non une liasse de billets de
banque. La sagesse de l’homme est si courte, et l’avenir est un livre
172 UN PERE DE FAMILLE
tellement fermé pour lui, que nos actions les plus conformes au
scns commun ont souvent d’aussi mauvaises suites que nos sottises.
Quand notre pére traita de son office, lui septiéme de la compagnie
dans une ville de cing mille dames, et le plus jeune de ses confréres,
il émit et fit prévaloir l’avis que le premier des sept offices qui de-
viendrait vacant par le décés du titulaire, ne serait plus vendable
ni transmissible. La charge s’éteignant avec le titulaire, la clien-
ttle de ce dernier revenait aux six confréres survivants, et les
affaires en étaient un peu moins misérables pour chacun d’eux.
Aujourd’hui, au prix ol sont ces sortes d’offices et 4 supputer, au
bas mot, le chiffre de leurs produits, on aurait pceine & se figurer
ce qu’étaient alors les affaires dans la partie, et ce que rapportait,
bon an, mal an, une charge d’avoué en province. Il n'y avait pas,
comme on dit, de l’eau a boire.
Non pas que les procés fussent plus rares en ce temps-la qu’ils ne
le sont dans le nétre, et les plaideurs plus gens d’accommode-
ment. Depuis que la vierge Astrée a quitté cette terre, la chicane
n’y a pas beaucoup chémé. Mais, en conscience, les honnétes avoues
d'autrefois n’étaient pas rémunérés de leurs peines. Que leurs con-
fréres d’a-présent en jugent par ce petit état des procés et des he-
noraires d’alors. lls se plaindront peut-étre un peu moins, ces pau-
vres officiers ministériels, de la dureté des temps actuels et du
procédé mesquin de leurs clients.
Or nous nous souvenons d'affaires, trés-graves et trés-difliciles,
évoquées devant le tribunal civil de Ch.-S.-S. Les parties engagées
étaient, d’une part, des nobles, anciens émigrés, lesquels ne pas-
saient pas pour étre mal avec la justice du roi; d’autre part, des
paysans, acquéreurs de biens nationaux, a cheval sur leurs droits
et bien décidés 4 n’en rien abandonner. Il s’agissait le plus sou-
vent d’un simple bornage, d’une rote, comme on dit dans le pays.
laquelle servait de frontiére 4 deux domaines contigus. Mais de la
bour en labour cette roie allait gagnant de ce domaine sur autre.
Le fermier de monsieur le marquis de X. soutenait que ses
tiraient des lignes au cordeau, et qu’il n’avait rien a faire qu’a les
suivre avec l'aiguillon. A l’entendre, ces pauvres bétes étaient i2-
capables de faire tort d’un pouce de terrain & Jérdme M..., le pr
priétaire d’a-cté. Celui-ci, qu’on entamait sur toute sa ligne, e
qui, d’une Saint-Martin a l'autre, voyait sa frontiére reculer de plu-
sieurs semelles, n’était pas homme & donner dans ces belles rr
sons. Ii plaidait donc.
Ce n’étaient pas de petites affaires, encore qu'il y allat dune
main tout au plus de terre arable. La partie actionnée était en Cla!
de se faire redouter. Elle avait le verbe haut (je dépeins ce ’™P*
DE LAN 1800 A 1822. 773
la et les passions de nos péres) et un pied partout, au parquct et
chez messieurs les avocats du bon bord. Ainsi se dénommaient cux-
mémes les avocats royalistes. [Il y avait alors, comme aujourd’hui,
hélas! les royalistes et les non-royalistes. Les clients de messieurs
les royalistes étaient tous issus de la céte de saint Louis. Il fallait
compter avec les gentilshommes de l’ancien régime, pour qui le
code Napoléon était du galimatias révolutionnaire. Ils avaient pour
eux tout ce qui était quelque chose dans le gouvernement, 4 com-
mencer par le garde champétre, lequel n’cst, en aucun temps, un
petit personnage. Notre paysan, la partie plaignante, avait pour lui
ou prétendait avoir pour lui tout le droit. Or les paysans ne des-
serrent pas aisément les dents sur ce point. Ils savent, 4 ne plus
Poubher, qu’ils vivent en pays d'égalité civile. Bien des choscs,
comme on le voit, envenimaient le litige, et de petit le faisaicnt
grand devant le tribunal de province. C’étaient vilains contre nobles,
mais vilains ayant du bien au soleil et payant l’impét foncier. (é-
tait le droit de tous et d’un chacun en France contre le droit sci-
gneurial ou se prétendant tel, de M. le marquis de X., grand-croix de
Saint-Louis. L’affaire allait se gater par la politique. Chacun y cn-
trait pour ses opinions. L’occasion était belle pour l’ancienne gen-
tilhommerie de prendre sa revanche sur les manants affranchis de
89, et de les faire malmener par les gens de la justice du roi. De
part et d’autre, avocats et avoués, juges et greffiers, messieurs du
parquet et leurs amis, la haute et la petite bourgeoisie, les campa-
gnards surtout, se donnaient un mouvement extraordinaire. Au-
jourd’hui on vide 4 la douzaine, devant nos tribunaux civils, et
sans qu’il y paraisse, ces petits procés-la. Alors ils faisaicnt événc-
ment.
L’état de violence ou d’inquiétude des esprits, des ferments de dis-
sensions civiles qu’une apparence de paix publique couvrait mal,
des antipathies de caste 4 tout moment ravivées, les blessures cn-
core saignantes de la France vaincue, accablée, le milliard aux émi-
grés, milliard di, en bonne justice, aux dépossédés de 92; tout
cela était cause que les plus petits conflits de possession en venaient
a ne le céder, ni pour le fond, ni pour les intéréts engagés, aux
débats judiciaires les plus considérables. Il y allait d’une rote de
terre! Or cette terre l’émigration l’avait laissée vacante, et le pay-
san l’avait payée, pas cher, il est vrai, mais payée bel et bien de
ses deniers, arrosée de ses sueurs, et en dernier lieu défendue a
coups de fourche contre l’étranger. Hélas! c’est ce qu’il n’a pas su
faire en 1870. Pour qui se reporte 4 ces temps-la et se les repré-
sente bien, il est manifeste que la tache d'un avocat de province
n’était pas du tout aisée. Il y fallait encore plus de tact et de con_
114 UN PERE DE FAMILLE
naissance des hommes que de faconde. Le parlage de palais, les
grands gestes et les éclats de voix auraient mis l’affaire 4 vau-l'eau.
Combien de personnes 4 ménager, sans trahir la vérité et les inté-
réts de son client! Combien de puissances ombrageuses qu’ll fallait
ne pas craindre, et néanmoins ne pas offenser bétement! Quelle
brigue! C’était le plus considérable fonctionnaire de'l’endroit qu’on
ne manquerait pas de mal noter en haut lieu, si la noblesse du pays
perdait ce procés. Le pauvre homme se remuait comme s'il eit ev
sa téte 4 sauver. C’était madame de X..., petite vieille, toujours
montée sur ses cing quartiers, et qui ne voyait au-dessus d’elle
que la reine de France. Elle était rentrée en. conquérante dans les
grands biens de ses ancétres, et, il faut le dire 4 sa louange, elle fat-
sait' de ces biens le plus noble usage. Elle avait un esprit, unc
bonté et une grace qui ont fait, disons-le nettement, leur temps en
France.
Charitable comme une Sceur de Saint-Vincent-de-Paul, elle avait,
4 cause de cela, tout le monde pour elle dans cette petite ville.
Elle menait tout, l’Eglise, l’administration, la judicature et meme
les plus farouches parmi les bourgeois libéraux, dont elle venait 4
bout par ses maniéres charmantes. C’était une de ces grandes da-
mes ge l’ancienne monarchie, qui avait du peuple l’idée qu’en
avait madame de Maintenon, 4 savoir, qu’il faut le respecter et ne
pas le craindre. Mais le seul point sur lequel on n’eut su lui faire
entendre raison, c’est qu’un noble put étre actionné par la justice
devant un roturier. Cela lui renyersait le sens, et confondait toutes
ses idées touchant l’ordre social. Elle en devenait déraisonnable et
. presque injuste. — A vrai dire, toute l’affaire revenait 4 elle pat
Vintérét qu’elle prenait a la partie assignée, et par les ressorts
qu’elle remuait. Juges, substitut, greffier, les avocats de l'une ¢l
de l'autre partie, amis et ennemis, elle visitait tout le monde, %
faisant bien venir des uns et des autres, et ne marchandant ses hon-
nétetés pas plus 4 ceux-ci qu’é ceux-la. Tous étaient charmés, S!-
non tous gagnés. Comprenez-vous a présent toute l’importance de la
cabale et toute la difficulté du.cas pour lavocat du défendenr? fn
vérité la cause ne requiérait pas moins que Jes facultés d’un Hor-
tensius et d’un Cicéron. L’égalité civile périclitait dans 1a personne
de ce plébéien.
Cela se voyait bien le jour oi Vaffaire était appelée. Le procs
de Roscius ne réunit pas plus nombreuse assistanee. On venal! de
la ville; on accourait de la campagne. Les paysans encombraiett
ce petit prétoire; et, comme c’était pour eux une oecasion de faire
quelque petit gain en ville, ils arrivaient chargés de toutes gortes de
denrées. Celles dont ils n’avaient pas trouvé 4 se défaire, ils les
DE L’AN 1800 A 1823. 715
gardaient prés d’eux dans |’enceinte du tribunal réservé au public.
Thémis souffrait volontiers ces vendeurs dans le vestibule de son
temple. Je ne dis pas toutes les odeurs qui de la montaient au nez
de la sévére Déité. Les conversations de ces bonnes gens étaient a
l’avenant. Ils y faisaient de leur micux en patois, n’épargnant_ni le
sel du terroir, ni les métaphores expressives, ni ces terribles bons
mots des petits sur le compte des grands. Chacun y disait la sienne.
La-dessus les tétes de s’échauffer, et les Chicaneau de l’endroit de
prendre la parole sur le prooés pendant. Ils s’y montraient, ma foi,
aussi sublils que pas un des bonnets carrés du tribunal, argumen-
tant 4 outrance et dans le fin des choses. Ils savaient le code Napo-
Iéon comme ils savaient le. compte de leurs moutons, par esprit
naturel et pour avoir beaucoup plaidé dans leur vie : si bien que,
Ja cause appelée par l’huissier, elle était t Jugee en référé par nos
campagnards.
V
Trois juges siégeaient au tribunal, et, 4 leur droite, le ministére
public en la personne d’yn substitut. Ils avaient tous trois les qua-
lités requises pour bien juger ; cela ne fit jamais question. On n’ap-
pelait 4 ces graves fonctions que les plus fortes tétes de la pro-
vince. Il y avait bien quelques médisants qui prétendaient qu'on
_ B’avait pas mis dans ces siéges des aigles en fait de droit romain,
voire en fait de droit frangais. On poussait la méchanceté jus-
qu’a dire que le président et doyen d'dge de cet aréopage, appelé fort
vieux & ce poste éminent, n’avait pas fait gros comme cela de droit,
et que la langue des Pandectes était pour lui de l’hébreu. Il est
bien yrai que le bonhomme n’était pas trés-ferré sur les législations
anciennes et modernes, et qu'il avait, en ces matiéres, de grandes
obligations 4 ses assesseurs de droite et de gauche. En outre il était
atteint de deux infirmités qui empéchent le plus de bien juger. ll
était sourd au moins autant que sa chaise et privé de l’ceil droit;
un ceil de verre comblait la cavité de l’organe absent, et faisait que
l’ensemble du visage n’en paraissait pas trop gdté. On comprend
que ce hon, président ne se plaignit pas toujours de cette demi-cé-
cité. Car les avocats, l’ennuyant souvent, cela arrive aux meilleurs
de la Compagnie, il tenait clos son bon cil, autre ne cessant pas
d’étre tout grand ouvert. Ce qui faisait dire que M. le Président
dormait d'un ceil et veillait de l’autre. Ajoutons qu’il avait des ha-
bjtudes d’hygiéne avec lesquelles il ne transigcait pas facilement. Il
776 UN PERE DE FAMILLE
s’arrangeait donc pour qu’elles cadrassent avec les devoirs de sa
profession et avec la bonne administration de la justice. Ainsi i]
n’aimait pas 4 se remuer incontinent aprés le repas de midi; cela
n’allait point 4 son estomac. Un peu de sieste au logis lui était né-
cessaire. C'est pourquoi il avait renvoyé 4 deux heures de l'aprés-
midi les audiences qui ordinairement avaient lieu & une heure. Il y
venait achever le petit somme réparateur de l’aprés-dinée. Ancun
avocat, si disert qu’il fut, ne l’edt retenu sur son siége passé cing
heures. II levait la séance au beau milieu de |’argumentation la plus
véhémente. Il y mettait quelque malice avec les avocats. Il appelait
cela « baisser la vanne du maulin. » S’il edt su le latin, il n’edt pas
manqué d’ajouter : Sat prata biberunt.
La justice n’en était pas moins rendue, comme il convicat, les
procés vidés, et les plaideurs expédiés. Et l'on ne se plaignait pas
trop des arréts, grace aux deux assesseurs, qui étaient les Egéries
de ce bon président.
Je ne m’étendrai pas beaucoup sur la police de |’audience. Les
moeurs des assistants, décrites plus haut, en ont déja donné quelque
idée. La publicité des débats était cause de toutes sortes d’incidents
burlesques. Entrait la qui voulait, quadrupédes et gens, de compa-
gnie, les campagnards avec leurs matins toujours ants et le
poil hérissé, les citadins avec leurs bétes de luxe. Epagneuls, bar-
bets et matins ne se génaient pas plus dans le prétoire que « cette
famille infortunée » des Plaideurs de Racine. Plus d’une fois leurs
querelles égayérent les intermédes entre deux plaidoiries. L'huissier
audiencier, chargé de cette police, s’en acquittait fort débonnaire-
ment, sans permettre toutefois qu'on manquat de respect a la verge
noire. Cet huissier était un priseur d’une capacité vraiment mons-
trueuse. I] avait une bofte d’une dimension proportionnée aux vastes
appétits de son nez; et chaque fois qu'il en portait le contenu a ce
nez, il aspirait la poudre sternutatoire avec un tel bruit que !’au-
dience en était troublée; et plus les avocats s’étendaient dans leurs
discours, plus notre homme se bourrait de tabac. Quand on le plai-
santait sur son vice, il répondait, montrant sa tabatiére, que depuis-
vingt-cing ans qu'il exercait la charge d’huissier audiencier, aucun
avocat n’était venu a bout de l’endormir. Ce priseur épique n’a pas
été remplacé.
Enfin on appelait la premidére affaire inscrite au role: « N...
contre B... » tout court. Cette formule de la loi, ot l’on ne dit que
le nom des parties, en omettant leurs titres et qualités, sonnait de
la maniére la plus désagréable aux oreilles des gentilshommes de
la contrée, présents: 4 l’audience. Est-ce que dire M. le marquis
de B..., chevalier de Saint-Louis, edt écorché la langue de ce grel-
DE L’AN 1800 A 1892. 717
fier mal appris? Dans quel temps vivait-on? Et la Révolution
n’était-elle pas, au vu et su de tout le monde, un fait nul et non
avenu? Du cété de l’assistance campagnarde on pensait d’autre
sorte, et le greffier avait fort bien parlé. La-dessus les avocats de
Vune et de l'autre partie en venaient aux mains et se lancaient l’un
a Vautre de vigoureux arguments. On remuait tout l’arsenal des
lieux intrinséques et extrinséques. L’affaire tournait au sérieux. Il
n’était pas un seul des grands principes d’ordre public et de sécurité
sociale qui n’allat étre agité dans ce procés en soi si petit. La pro-
priété et les vicissitudes auxquelles elle est sujette; ce droit de pos-
session auquel rien n’est changé, si l’'acquéreur a été de bonne foi ;
I'Etat devenu, dans des temps calamiteux et sous le coup de néces-
sités extrémes, le vendeur de biens vacants, et ne pouvant, sans
fraude, revenir sur des contrats passés en due forme; la possession
confirmée par la durée dans ces mains-ci, ou ayant passé en d’au-
tres mains en vertu d’actes notariés; l'absurdité de ces prétentions
& des reprises prépostéres; en un mot, le droit nouveau faussé dans
les esprits par d’implacables préjugés de caste, par des souvenirs
encore saignants de proscription ct d’ostracisme; tout cela rentrait
naturellement dans la cause, ou y était introduit par la passion
habile des avocats. Ceux-ci ne se contentaient plus de plaider serré,
et de traiter l’affaire par la dialectique du métier. Ils avaient a
compter l'un et l’autre avec l’opinion publique, aussi vive, dans ce
petit endroit, et aussi partagée sur les questions d’égalité civile
qu’elle l’était partout ailleurs en France. Il fallait que chacun d’eux
donnat satisfaction 4 la nouvelle société civile, sans heurter les sen-
timents secrets des personnes. Aussi arrivait-il que Pun et l'autre
champion, poussés par le vent des opinions amies, laissaicnt de
cété le menu de la cause et la chicane proprement dite, pour abor-
der la vraie éloquence judiciaire. Je ne dis rien de trop. ll n’est que
de s’entendre sur l’éloquence. Or nous la mettons partout of il y a
un homme de bien, de quelque esprit et de beaucoup de cceur, et
qui est persuadé de la vérité de ce qu’il dit. Quant 4 la matiére du
bien dire, on conviendra qu'elle n’est nulle part méprisable. Le lieu
n’y fait rien. Ici ou 13, c’est le juste que l’on tache de faire préva-
loir contre l’injuste. Et quand la violence ou l’aigreur des esprits
est telle que les contestations les plus minimes entre particuliers
deviennent l’affaire de tout le monde, et relévent de la raison pu-
blique, alors commence pour I’avocat un réle ou la parole a béau-
coup moins 4 s’entremettre que la connaissance des temps et la
pratique consommée des hommes.
A Paris, on se fait une idée trop petite de l’avocat de province,
de l’avocat honnéte et occupé s’entend, et point de l’avocat coureur
778 UN PRRE DE FAMILLE
de popularité comitiale. En province, on le met trop haut. Ici etla
on n’a point l’exacte mesure de l'homme, parce qu’on le: juge uni-
quement d’aprés le personnage qu'il fait 4 la barre, et sur la fa-
conde qu'il y déploie. Or cette faconde, un peu plus brillante en ce
heu-ci qu’en cet autre, ne fait pas tout l’'avocat. Elle n’est que I’é-
qaipement de rigueur avec lequel il va plaider. L’essentiel de l'élo-
quence, c’est ce qui fait le moins de bruit et qui agit le plus. Ce
sont les meurs, comme les appelaient les anciens. Voila ce que les
avocats n’ont pas tous au méme degré, et ce qui met entre eur, a
Paris comme dans le moindre de nos municipes, de notables diffé-
rences. Toute la solidité de l‘homme, sous la toge, consiste dans
les meeurs. C’est donc par elles qu’il faut juger de l’avocat de pro-
vince, et le mettre en son rang dans la compagnie. Se figure-t-on
une conduite plus difficile 4 tenir que la sienne, eu égard 4 la pet}
tesse du lieu et aux délicatesses infinies de l’opinion dans les petites
villes? De quelle habileté de bon aloi n’a-t-il pas besoin pour sou-
tenir devant les magistrats cette idée favorable que l’orateur doit,
en tout procés, donner de sa personne? Qu’on joigne a cela les ho-
norables nécessités de 1a profession, le ‘souci de la clientéle, les pe-
tites affaires 4 ne point négliger de peur de manquer les grandes,
tous les intéréts 4 sauvegarder, et de tous cdlés des susceptibilités
4 ménager ou a conjurer. Certes on ne peut nier qu'une telle pro-
fession et uné telle existence ne soient parmi les plus contentieuses
de ce monde. Voyons |’ayocat de province dans le vif des affaires
et dans la chaleur du combat. Pour lui le péril est partout, dans le
prétoire et hors le prétoire ; péril du cété des magistrats, puissances
redoutables en tout temps; péril du cété de la clientéle. Celle-ci
vous reste ou yous remercie; cela dépend d'un procés gagné ou
perdu. En outre cette clientéle n’est pas si nombreuse et si en peime
de trouver 4 qui parler que l’avocat puisse faire le difficile, et ne
prendre que la fine fleur des procés. Il mourrait de faim sur des
dossiers de choix. Les plaideurs ne sont point inféodés a maitre ua
tel ; aujourd’hui ils sont 4 lui, demain ils iront & un autre. Il faut
retenir cette clientéle sans cesse flottante. C’est l’une des plus gran-
des miséres de la pratique, quand l’avocat est résolu 4 ne subsister
que par des moyens honnétes. ,
A Paria, le plaideur, malmené par la partie adverse et de plus dé
bouté, sen retourne chez lui, peu.content et maugréant. Il payera
les dépens; au préalable, il a satisfait son avocat et: son avoué, pet-
sonnes fort exactes a tenir leurs livres de comptes, Chartam rations.
Cela fait, rien ne l’oblige & les revoir. Mais dans les petites villes,
juges, avocats et plaideurs, avant comme aprés le procés, se rejol-
gnent un peu partout, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent pas. Is
DE L’AN 1800 A 1822. 119
sont toute la bonne compagnie de I’endroit. On s’y revoit journelle-
ment avec des petites rancunes secrétes. On se touche par tous les
points -douloureux de l’intérét et de l’amour propre. C’est le pays
des mortifications et des commerces aigre-doux entre les plus hon-
nétes gens. Toute sociabilité serait bannie de ces chefs-lieux d’ar-
rondissement, si chacun n’y prenait beaucoup sur soi, et si un
savolr-vivre trés-perfectionné n’y prévalait pas contre les mosurs.
On ne peut pas dire que chaque sous-préfecture, en France, soit.un
centre d’exquise civilité; mais on prend les hommes dans le miheu
ot: ils ont & vivre de leurs talents, et 4 gouverner leurs passions
envers et contre les passions de leurs semblables. On peint ici ce
que l'on a vu, sans le diminuer ni l’exagérer.
VI
Quel avocat était notre pére? Je le dirai ingénument. La piété fi-
liale ne m’aveugle pas; elle m’aide 4 préciser mes souvenirs; ce
qui est cause que je me représente tout 4 fait .au naturel la chére
personne de notre avocat. D’ailleurs la petite gloire qu'il avait ac-
quise, gloriolam, dans \e barreau de Ch.-S.-S.,.n’a pas péri dans la
mémoire des gens du peuple. Jl n’y a pas bien longtemps qu’un
bon vieillard de l’endroit me disait : « C’est lui, monsieur votre pére,
qui plaidait bien! » Cela ne laisse pas de chatouiller le coeur d’un
bon fils. En effet il plaidait d’une maniére remarquable, pas seu-
lement pour l’endroit, mais pour tout pays oi se rencontrent des
esprits délicats et des oreilles sensibles au bon langage. N’oublions
pas que notre avocat était Parisien par ses origines et par son édu-
cation, et qu’il avait été transporté tout vif de la capitale dans la
province; en sorte que le bien dire lui ayant passé en nature, il ne
lui fut pas difficile de joindre & cela un certain sel de ce terroir
chéri de Bacchus, ot il était venu se fixer. Il devint bientét un
composé assez exquis de franc Parisien et de franc Bourguignon. Tel
il se montrait dans sa maniére de plaider, n’usant que de bons
termes et jamais ne s’y négligeant, pour petit que fit le litige, ja-
mais ne galvaudant la langue par fureur de chicaner et pour mieux
embrouiller les choses. Il tenait béaucoup 4 dire bien ce qu’il avait
a dre, non par vanité de littérateur, mais afin qu’on pensal tou-
jours de lui qu'il était un homme bien élevé. Sur ce point, il faisait
autant de cas de l’opinion d’un paysan de Bourgogne que de celle
du président du tribunal et des juges ses assesseurs. Son discours
était net, aisé, uni, dans les affaires qui ne demandaient que cela.
780 UN PERE DE FAMILIE
Quoiqu’il edt de bien petits flancs (il devait manquer par 1a 4 un
age peu avancé) et pas beaucoup de souffle, et la voix trés-voilte,
il se faisait écouter de l’assistance avec une faveur marquée. Quand
l’affaire « se corsait, » comme disent messieurs du Barreau, et que
les intéréts en jeu se compliquaient de polilique et de passions de
partis, ce qui arrivait fréquemment, notre avocat, pour le coup,
descendait dans l’aréne, la toge retroussée pour le combat, la to-
que campée fiérement sur le chef, et mesurant de I’ceil son adver
saire. C’est aux répliques, les anciens de l’ordre s’en souviennent,
qu’on l’attendait. Ce petit homme, je veux dire de petite circonfé-
rence, car il était de taille moyenne, déployait des moyens physi-
ques extraordinaires. fi avait de la voix, du timbre et:unc haleine
d‘enfer. Tout cela sortait on ne savait d’ou. [1 semblait alors que
toute sa personne prit feu, yeux fins et malicieux, lévres moqueuses,
mais sans venin, ct ces mains, que je vois encore frémissantes, agi-
ter certaines piéces 4 produire au proces. I} avait action ardente,
il ne l’avait en aucun cas immodérée et mal apprise. Ce n’est pas
que, dans la chaleur de la plaidoiric, il retint toujours sa languc
attique. La cause, pour peu qu’elle mit en lumiére des intéressés
ridicules ou d’une réputation douteuse, lui donnait l’occasion de
tirailler 4 droite et 4 gauche, et de faire feu de ses bons mots, les-
quels touchaient en plein dans le blanc de la cible. Avec lui I’ad-
versaire et sa partie n'étaient pas toujours a la féte; cela se voyait aux
bonds que celui-ci faisait sur son banc. Je dois dire qu’aucun des
confréres, avec lesquels ce loyal jouteur s'est escrimé, ne se plai-
gnit qu’il edt manqué, dans ses passes d’armes les plus vives, a la
confraternité de la toge. Les personnes 4 qui allaient ses traits les
plus mordants étaient les pseudo-gentilshommes. Il ne manquatt
pas, dans nos provinces, 4 cété de la noblesse de vieille roche, de
hobereaux de souche authentiquement bourgeoise. De cela seul
qu’ils avaient émigré avec les princes, ils concluaient que la par-
‘ticule leur revenait de droit, ct qu’ils étaient les amés et féaux du
roi de France tout autant que les Montmorency.
Il importe de se bien rendre compte des passions et des préjugss,
c'est tout un, de cette époque et de ce monde de province, si l’on
veut avoir une idée vraie du personnage de notre avocat, person-
nage qui n’était pas peu de chose en sa localité. Qu’on veuille bien
faire attention 4 ce qu’était la France de 1800 4 1822. Il ne s’agit
pas ici d’écrire l'histoire de ces vingt-deux années; je m’en tient
aux menus faits qui se passaient dans nos provinces, et dont celies-
ci n’étaient pas médiocrement affectées. Il n’est si petit endroit daa
pays de forte centralisation, comme est le nétre, qui n’ait sa part
‘grande du contre-coup des affaires publiques. Notre avocat était un
DE L'AN 1800 A 1822. 781
enfant de la Révolution. Nul, que je sache, n’a le choix des temps
non plus que des lieux ow il plait & Dieu de lui faire voir Je jour.
Sorti de la bourgeoisie, de ce « Tiers, » comme il s’appela lui-
méme avec ’humilité d’Aristippe, Jusqu’'au jour ot il trouva moyen
d’étre tout dans I’Etat, nolre avocat avait commencé par aimer la
Révolution d’un amour aussi naif qu’immodéré. Les jeunes aiment
toujours ainsi; ils songent si peu & ce qui leur doit gater un jour
Vobjet de leur passion! Notre avocat, 4 l’exemple des jeunes du
Tiers, s'était enflammé pour cette nétaphysique de gouvernement,
ambitieuse et creuse, pour ces a priori de liberté, d’égalité et d’hu-
maine fraternité qui allaient restituer & la France d’abord, et, de
proche en proehe, au genre humain tout entier, les beaux jours de
la vierge Astrée. Vinrent les saturnales et orgies de sang des trois
soeurs, la Liberté, ]’Egalité et la Fraternité, que le Tiers n’avait pas
su retenir dans les bornes de l’honnéte. Vinrent les corrompus, les
scélérats et les laches, ceux d’en haut et ceux d’en bas, ministres et
esclaves des séditions, sedilionum servi ac ministri, a dit Cicéron.
Notre avocat, qui était homme de bon jugement, fut yite corrigé de
ses illusions et de son enthousiasme candide. Les fureurs extrémes
des factions, les déchirements intérieurs, les proscriptions par les
parlements ou par les maillotins, l’anarchie sans intermittence, et
la société civile qu’il vit prés de se dissoudre, lui firent souhaiter,
comme 4 beaucoup d’autres, l’avénement d'un pouvoir fort et répa-
. rateur. On sait quel a été ce pouvoir, et comment tout ce qui était
par terre, ou méme qui paraissait anéanti, fut relevé par lui: la
religion, le culte public, les lois, l’honneur de la patrie, et ce qui
restait de mceurs honnétes chez nous au sortir de la Carmagnole et
des aprés-dinées du Dircctoire. Les grandeurs du Consulat, et sur-
tout cette entrée en possession du gouvernement de la France, si
simplement effectuée, et que légitimaient aux yeux de tous le génie,
la gloire et les nécessités publiques, avaient saisi l’esprit et em-
porté le coeur de notre apprenti avocat — alors il était simple ba-
sochien. — De cette premiére secousse 4 une admiration passion-
née pour l’homme 4 qui la France était redevable de tant de biens,
il n’y avait pas loin. L’enivrement, ou, comme on voudra |’appeler,
l"éblouissement chez lui était achevé. Il ne vit rien au-dessus du
premier consul; il n’aima que lui : il l’aima consul, il l’aima em-
pereur. Ii fut pour Napoléon I* dans toutes les fortunes que tra-
versa le grand capitaine; il resta fidéle au vainqueur d’Austerlitz et
d’léna, fidéle au vaincu de Waterloo, et au captif de Sainte-Héléne
bien davantage. Quel Francais, quel honnéte homme, le blimera
de cette constance dans sa foi et ses sentiments? En 1824, quand
la nouvelle de la mort de l’empereur se répandit dans notre petite
182 UN PERE DE, FAMILLE
ville, et aprés que les papiers publics nous l’eurent confirmée — la
chose est pour moi comme d’hier — nous étions attablés pour la
dinée de midi. Notre pére nous dit: « Mes enfants, |’empereur est
mort! » Et il se leva de table, les yeux remplis de larmes. Je n’é-
cris ceci, ni pour plaire ni pour déplaire a tel ou tel des partis qu
divisent notre malheureux pays; je raconte, avec une piéte fille
qu’on ne peut m’dter du coeur, ce que je connais bien de cet excel-
lent homme, et ce qui représente au vrai l'état des esprits en ces
temmps-la. Il n’y a que,la basse envie et la basse démagogie 4 qui
déplaisent le génic, le commandement et la gloire, et qui s‘enten-
dent pour renverser dans la fange les_colonnes triomphales et les
prouesses des grands soldats Icurs ancétres. Notre pére est mort
dans cette foi, ou, comme disent ceux du contraire parti, dans
cette superstition nationale. Il y a persévéré jusqu’a l'umpénitence
finale.
L’empercur tombé en 1845, et les affaires de sa dynastie déses-
pérées, notre pére avait fait comme tous les hommes sensés de ce
temps-la. Il s’était rangé au gouvernement des Bourbons, faisant
passer avant ses plus chéres affections le rétablissement des affai-
res de France et la recouvrance de ce brave pays, épuisé de sang et
de héros. Ii se disait qu’avec la Charte, et sous le sceptre d'un rul
sage, avisé et « libéral » (le mot était déja fait) plus qu’on ne pen-
sait, on avait devant soi un bon nombre d’années pour travailler,
se refaire de ses pertes, bénéficier de ‘la paix générale et gouter les
douceurs de la vie civile. Notre gloire militaire n’avait pas son égale
sous le soleil; nous étions les vaincus de Waterloo, mais les vain-
cus de l’Europe trois et quatre fois conjurée contre nous. Le cceur
francais du chef de la Maison de Bourbon s’était soulevé a Iidée
qu'une des puissances alliées eut décidé ct méme entrepris d'anéan-
tir les trophées de nos victoires. Il était donc bien le roi de France,
puisque, vaincue, il la défendait de l’outrage des vainquewrs cl de
représailles dignes des Huns. Tout faisait présager un gouxerneme:t
tempéré et équitable. Au moins la personne et le génie du monar-
que semblaient répondre des choses. On pouvait ne pas s’engager 4
la monarchie restaurée, en prenant du service pour elle dans les
emplois publics; mais ne pas acccpter les faits agcomaplis ct ne pas
se rallier d'honneur au nouveau Statut royal, c’cut été d’un homme
peu sensé ct d'un mauvais citoyen. Ainsi raisonnait de la Restawa-
tion, en gros, et ses affections réservées, notre impérialiste rallié;
et ilse prescrivit une conduite a l’avenant, de laquelle il ue s'est
jamais départi. .
Comme sa personne était fort en vue dans sa petite ville, et soa
curactére fort cestimé, il arriva qu’il fut grandement prié par sc
DE L’AN 1900 A 1822. 783
compatriotes d’accepter la charge honorifique, et point du tout 6i-
sive, d’adjoint en second. [l l'accepta pour ce qu’elle lui donnait a
faire, le maire et V’adjoint en premier prenant le moins de peinc
qu’il se pouvait aux affaires municipales. I! avait déja exercé ces
fonctions en 1814 et 18415, au temps des deux invasions. Je revien-
dirai aces jours malheureux, dont j’ai la mémoire encore sai-
ynante. Notre pére tenait donc pour nécessaire au pays le gouver-
nement des Bourbons; ct quand un peuple a le nécessaire, en fait
d’institutions, il est bien prés d’avoir le meilleur. Néanmoins, pour
rendre 4ces temps-la leurs vraies couleurs, je dois dire que 'l’im-
périalisme, chez beaucoup de Francais — notre pére était de ce
nombre — n’avait fait retraite que pour se ramasser peu a peu
sous un nouveau drapeau, d’opposition, bien entendu, sous le dra-
peau du libéralisme. Telle fut alors la grande métamorphose de l’im-
périalisme. Les conséquences de cette métamorphose, on les con-
nait. Le libéralisme, habile et persévérant, nous mena, soit par des
pratiques secretes, soit par des éclats de faction, 4 la catastrophe
de 1830. Nous sommes suffisamment payés aujourd'hui de ces
beaux coups de téte de notre jeunesse ignorante et brouillonne pour
qualifier de eatastrophes les révolutions, quelles qu‘clles soient, et
quels que soient les bénéficiaires ct usufruitiers d’icelles. Il advint
bientot que le libéralisme, trés-raisonnable en ses commencements,
de notre cher pére, s'échauffa et s’aigrit, non pas, certes, jusqu’a se
tourner en vin de faction : cela ne passa jamais, dans cette téte
vive, une pointe de fronde et de raillerie gauloises. Les plus roya-
listes que le roi commengaient 4 le géner et & lui remuer.la bile.
Or il y avait beaucoup de ces ultras, comme on les appelait alors,
dans notre province. Ou n'y en avait-il pas en France? Je distingue
fort notre pére de ces libéraux, outrés ou sots, qui croyaient, ou
faisatent semblant de croire que le roi allait revenir sur ses eonces-
sions 4 l’esprit nouveau de la I’rance, et nous ramener la dime, la
main-morte, le vasselage, les justices hautes et basses des seigneurs
chatelains, et d’autres droits fort vilains & nommcr. Ce sont Cro-
quemitaines dont nos malins révolutionnaires d’aujourd’hui se ser-
vent pour faire peur 4 la gent paysanne. Mais l’égalité devant la
loi! tel était le bien par excellence, nous disait notre pére, et méme
il ajoutait : «le seul bien effectif qui nous avait été apporté par la
Révolution. » Il avait vu,.de ses propres yeux vu, ce qu’était la li-
berté de 93, nue, ivre, barbouillée de lie et de- sang, et la frater-
nité, cette autre bacchante, avec ses piques en maniére de thyrses,
agrémentées de tétes humaines, et hurlant ses évohé! & la sainte
guillotine. [len eut pendant toute sa vic le cceur oppressé et l’Ame
confusionnée. Que la France, avec ioul ce qu'elle pussédait au so-
0
7184 UN PERE DE FAMILLE
leil, avec tout son honneur et toutes ses gloires antiques, celle des
armes et celle de l’esprit, edit supporté dix-huit mois (c’est peu dans
la vie d’une nation, mais c’est assez pour la déshonorer !), edt sup-
porié, dis-je, d’appartenir 4 une bande de scélérats, rhéteurs ou
hommes de main, il ne pouvait pas digérer ce souvenir plein d’op-
probre et de douleur. Il en avait honte, comme d'une souillure de
sa jeunesse; et il l’imputait a ces politiques imbéciles, emphatiques
et laches, qui avaient fait la Terreur.
La Révolution francaise, purgée de ses deux pestes intestines, la
liberté et la fraternité, celles de 93, se réduisait, aux yeux de notre
pére, 4 l’avénement laborieux et inéluctable del ’égalité civile. I avait
gouté d’elle avec cette avidité premiére des émancipés de 89, de ceux
du Tiers, d’ou il était issu. On ne pouvait pas dire que l’égalité civile
eut périclité, sous l’empire, aux armées ou dans les carriéres civi-
les; chacun ayant pu, avec ou sans parchemins, faire sa percée et
le reste du chemin par lui-méme. Notre avocat rompait des lances
en faveur de sa chére égalité civile toutes les fois qu’on la traitail
de haut en bas, lui présent. Les tribunaux étaient le lieu oi il avait
le plus d’occasions de montrer les dents 4 messieurs les hobereaux
de ville ou de campagne, contempteurs des petites gens et renégals
de la roture. Mal leur en prenait de venir le chercher sur ce ter-
rain-la. Il accommodait de la belle sorte ces gentilshommes sans
grands-péres ni grands-méres, affectant de ne les nommer pas,
dans le cours de sa plaidoirie, par leur de, et puis se reprenant
tout 4 coup a ce de, et s’excusant auprés du tribunal d'un lapsus
linguz aussi malséant. 1] avait cette maniére a lui, fort plaisante,
d’anoblir les gens et de les désanobdlir, selon leur degré de sottise.
Ceux qu’il ne ménageait pas du tout, c’étaient « les enrichis du
péage de nos riviéres, » lesquels s’étaient fabriqué 4 eux-mémes ce
de grotesque, et lui avaient donné cours dans le pays avec leurs si-
gnatures de négociants. Cela égayait beaucoup les procés, et l'au-
dience en était toute exhilarée. Le bon président lui-méme, homme
de roture, était tiré de son somme par cette explosion de gaieté, et
il en ouvrait tout grand son osil unique. Ce de, mis de cété par.l's-
vocat en pleine audience du samedi, avait tot fait son tour de
France, je veux dire son tour d’arrondissement, et ]’on s’en gaus-
sait en ville et dans les lieux circonvoisins. Il est de notoriété pu-
blique, et non encore périmée 4 Ch.-s.-S., que notre avocat gagna
plus d’un procés, grace 4 cette méthode ingénieuse. Solventur risu
tabule.
« Que nous font 4 nous ces petites anecdotes d’antan? Gardes-les
pour vous! me dira-t-on. Cela n’intéresse que les enfants d'ul
méme lit. » Erreur : cela avait son importance politique et sociale
BE LAN 1800 A 1822. 78
dans nos provinces, on ya le voir. Il y allait, sinon de la concorde,
au moins d'un modus vivendi supportable entre ces gens de la
méme province et du méme canton, impérialistes ou libéraux, et
royalistes, acquéreurs de biens nationaux et anciens émigrés, les
uns et les autres aigris par ces fortunes changeantes de la France
et par ces vicissitudes cruclles des affections politiques des Fran-
gais. Nous nous souvenons, nous qui étions alors des enfants, de ces
levains de guerre civile dont les eceurs étaient pleins. Un rien, une
cocarde blanche, affichée avec cranerie par quelque royaliste des
quartiers de la ville haute, prét 4 mettre flamberge au vent, des
cris de, Vive le roi! un peu fortement accentués par des fiddles,
apres boire, mettaient Ic feu au pays et les partis contraires en pré-
sence. On ne parlait que de cartels entre royalistes et libéraux. Le
lieu du combat, les témoins, avee renfort de chirurgiens, rendez-
vous pris, tout annongait un massacre. Les affaires ne tardaient
pas & s’arranger, ef pas une goutte de sang n’était répandue. H n’y
avait de blessées et de pourfendues que les opinions politiques des
deux champions. Nais chaque incident de ce genre, quoiqu’il finit
toujours par un armistice, intéressait vivement Yégalité civile : elle
se rebiffait, en ces occasions-la, avec une violence de propos et de
procédés qui sentaient le Guelfe et le Gibelin. Les choses s’apai-
salient un peu, et des tréves ayaient lieu, grace 4 la médiation de
l’autorité administrative, laquelle, il faut le dire 4 ’honneur du
gouvernement de la Restauration, se montrait le plus ordinaire-
ment mesurée et conciliante. Il se rencontrait en plus d’un endroit
de France, des préfets, des sous-préfets et méme des maires bien
élevés, quoique royalistes. Il est certain que l’égalité était, en ces
temps-la, si je peux m’exprimer ainsi, la personne de France la
plus sensible, la plus ombrageuse et la plus inflammable. Elle était,
pour suivre ma métaphore, la Dulcinée des libéraux. Ceux-ci ne
manquaient pas une occasion de descendre en champ clos et de
rompre des lances pour leur mie.
Du cété des nobles royalistes, on se tenait sur le grand « quant 4
nous » de la race et des parchemins. La fusion sociale, comme on
dirait aujourd’hui, avait grand'peine a se faire. Elle ne se fit méme
pas du tout pendant ces premiéres années de la Restauration. On
en était revenu 4 la Madame la Baillive et ala Madame I’ Elue des
comédies de Moliére. Les cing 4 six familles nobles de notre petite
ville — c’étaient de vrais nobles & quartiers — avaient leurs de-
meures situées dans ce qu’on appelait, un peu fastueusement, la
haute ville, une maniére de Palatin ot |’on accédait par des rues,
ou plutét par des pentes mal pavées, et trés-abruptes pour de vieilles
jambes. Par ces mémes pentes, ot I’herbe des prairies n’a pas cessé
25 Aour 1875. Sf
786 UN PERE DE FAMILLE
de pousser entre les pavés mal joints, on gravissait jusqu’au Palais
et 4 la Maison de Justice. On appelait ces rues, l’une la rue des avo-
cats, et l’autre la rue de la prison. Le quartier lui-méme avait nom
le quartier de la noblesse. Ces cing & six familles titrées, qui te-
naient ces hauteurs et qui habitaient de vastes maisons hanteées
par les ombres des preux leurs ancétres, n’avaient de commerce de
société qu’entre elles. Tout au plus — et elles faisaient cela par
pure bonne grace — admettaient-elles & leur compagnie certains
fonctionnaires du roi, ceux de la magistrature et ceux de l’admi-
nistration. Ce noble monde allait 4 la méme messe et aux mémes
vépres dans la méme église, et fournissait le méme personnel au
banc des marguilliers et aux processions. I] se portait aussi aux
mémes Cours ou promenades; si bien qu’on avait fini par s’y adju-
ger le nom, pas peu superbe et pas peu exclusif, de « la société ».
On était « la société » de Ch.-s.-S. Et nous autres de la petite bour-
geoisie nous disions, voyant ce beau monde s’étaler sous les grands
arbres de ses promenades : « Ah! voila la société. » Ce vocable ab-
solu : « la société, » était devenu dans nos provinces 1’équivalent
de noblesse. C’était parfaitement ridicule, et cela ne servait qu’a
faire sortir des gonds nos enragés d’égalité civile.
Vil
Notre avocat, homme, avant tout, bien élevé, n’était point mal
avec la noblesse du pays, bien au contraire. Non qu’il la hantat; il
était un trop petit bourgeois pour avoir ses entrées « dans la so-
ciélé », et il portait le coeur trop haut pour les demander ou les
faire demander. Mais on venait & lui, et les plus huppés, pour
leurs petites et grandes affaires contentieuses. On venait, ni plus
ni moins que le commun des plaideurs, sonner 4 la porte de l'avo-
cat et tourner le bouton de son Etude. Je les vois encore, ces clients
ou ces clientes de haute volée, qui entraient chez nous. Cela met-
tait toute la maison en l’air, la mére, les enfants, la domestique.
Nous regardions, nous autres enfants, d’un ceil farouche et mali-
cieux, ce beau monde qui avait affaire 4 notre pére. Nous n‘étions
pas moins tout enflés d'un tel honneur. Notre mére, quoique des
plus simplement embéguinées, recevait ces grandes dames avec V'ai-
sance la plus exquise. Sa dignité naturelle et sa grande aménite
Vavaient faite leur égale dés les premiers propos. La petite bour-
goise n’était aucunement décontenancée. Ce que c'est que d'etre
une femme de bien! Il y a chez ces honnétes femmes je ne sais
DE L’AN 1800 A 1892. 787
quelle hauteur de mine et de maniéres qui ne leur fait jamais faute
ences occasions-la. Je me souviens (il me semble que la chose a eu
licu ’'an passé) que l'une de ces clientes du beau quartier de notre
petite ville entra un jour chez nous 4 I’heure de midi, pendant que
nous étions 4 table, sans plus se faire annoncer. Le diner de midi
aussi bien que le repas du soir avait lieu dans la grande salle d’en
bas, grande, comme nous disions, non par ses dimensions archi-
tectoniques, mais parce qu’elle nous contenait tous les huit, et la
domestique par surcroft, laquelle trouvait, je ne sais comment, a
sy mouvoir. Donc, nous étions tous 4 table, nous acquittant du
menu de midi (la soupe et le bouilli, de la bien petite viande en
1820!) avec la méme prestesse que le renard trailant sa commére
la cigogne, quand madame de X... tourna le bouton de la porte, ct
sen vint, avec une familiarité charmante, prendre place a la droite
de notre pére, nous priant de ne point nous déranger, ce qui la fa-
cherait, et « de la laisser faire sa confession », nous dit-elle, 4 son
avoué. La consultation qu’clle demanda a notre pére, lui parlant a
l’oreille, ct se servant avec lui des termes juridiques les plus perti-
nents, ne nous fit pas perdre un coup de dent. N’était-ce pas exquis
a cette grande dame de venir ainsi chez nous toute seule, sans tout
ce train de laquais, et de prendre son avoué 4 table et en famille?
N’était-ce pas aussi bien honorable pour notre pére? Il est certain
que de tels procédés de la part de la noblesse provinciale envers la
bourgeoisie de nos petites villes étaient ce qu'il y avait de plus pro-
pre 4 rapprocher les uns des autres ceux d’avant et ceux d’aprés 89,
et 4 les faire vivre ensemble civilement et galamment. Le mal était
que peu de nos gentilshommes descendaient a ce plain-pied avec
les petites gens. Ils eri usaient avec eux ni plus ni moins que s’ils
eussent été en pleine jonissance de leurs anciens priviléges. Ils fai-
saient grand tort au gouvernement du roi. C’était bien d’eux qu’on
pouvait dire qu’ils n’avaient rien oublié et rien appris. Avec ces
demeurants de l’ancien régime notre avocat ne se contenait pas
toujours. Plus d’une fois il les remit 4 leur place ct dans les choscs
du temps présent, et cela en plein prétoire, in luce fori. Mais son
bois vert le plus vert, il le réservait pour ces larrons de particule,
pour ces messieurs du village, qui, ayant eu pour pas grand’chose
des biens d’émigrés, s’étaient bombardés barons ou chevaliers du
fait d'une métairie ou d’un étang poissonneux, épaves des biens de
quelque arriére-petit-fils des croisés. Ah! ceux-la n’avaient pas licu
de se réjouir de l’avoir contre eux dans un procés! — Il haissait
tant le faux et l’emprunté!
Comme il était bon avocat, et de beaucoup Ie meilleur de l’en-
droit, pourquoi ne le dirais-je pas? il lui venait beaucoup de plai-
788 UN PERE DE FAMILLE
deurs, et de touta espace. Ni les comtesses de Pimbéche, ni les Chi-
coineau de la campagne ne manquaient chez nous aux jours de
grande audience ; « lasonnette n’arrétait pas, » comme disait notre
« fille »; alors an appelait aimsi sa domestique. Je vais encore s'en-
tre-suivre, dans le corridor étroit et sonore par ow l'on entrant chez
nous, cas braves campagmards, hommes ct femmes, ceux-ci leur
baton de route 4 la main, et leur matin ou harbet sur les talons,
eelles-la chargées de leur marchandise, d’un petit beurre 4 peine
fait au d’un fromage trés-cansommé, Jes uns et les autres que le
démon de la chicane poussait vers l’officine de l’avoué plaidant
Ils arrivaient Ja avec. des esprits échauffés ct tout pleins de l'objet
du litige, et, dans le cerridar méme, ils commengaient a dégoiser
leur affaire en leur patois salé. C’était, pour nos oreilles, du pur
attique de Bourgogne. Mais le comble du tapage ct du divertissement
pour nqus autres marmots, ¢’était quand les chiens des plaideurs,
matings, harhels ou croisés de toute provenance, venant 4 se ren-
contrer dans ce corridor, les poils se hérissaient, les grognements
précurseurs de la hataille se fajsaient entendre et que s’ensuivait la
mélée. Martin haton faisait son office de draite et de gauche, qui
mettait 4 la raison ces plaideurs de la gent canine, non moins en-
ragés que leurs maitres. Ah! les bons jours pour nous. que ces jours
de marché! La pitance en ceufs, beurre, légumes frais ou farineux
était renouvelée au logis pour toute la huitaine.
e.... Dat escam pullis corvorum invocantibus eum.
Les affaires venaient, venaient a notre pére. Ten avait plus qu’iln’en
pouvait plaider. Noussentions comme un petit vent de’ prospérité pas-
ser sur cette chére petite maison. Tout le monde s’y ‘portait bien, le
pére et fa mére, Dieu merci § et les enfants, chacun en leur rang d’age.
Je ne sais pas si les enfants, nés et élevés dans les maisons opu-
lentes, ont un sentiment bien délicieux de leur condition. Ce qui
est de état de l'homme ici-has ne dit pas grand’chose a ces demi-
dieux. Mais ce dont je me souviens bien et qui m’est comme actuel,
c’est cette joie du corps et de l’4me qui nous possédait tous les six.
au milieu de ces médiocrités temporelles et sous ce toit du pére el
de la mére préservé par le bon Dieu. Ah! que nous ne pensions
guére que le moment approchait ou Dieu, ayant jugé bon de nous
affliger, ce toit du pére et de la mére s’écroulerait sur nos tétes, et,
de six heureux que nous étions, ferait, en moins de deux mois, six
orphelins tombés en euratelle! Les enfants ne pensent pas 4 cela. A
vrai dire, il n’y a pas pour eux de biens caducs. Ils ne croient pas
que leur pére et leur mére puissent mourir, et les quitter eux_st
DE LAN 1800 A 1829. 789
petits et si nécessiteux. Les aimables ignorants sc regardent comme
en possession, dés ce monde, de la félicité éternelle ; ct il est bien
vrai qu’ils en ont quelque avant-godt. Quel sot irait leur redresser
le sens touchant les établissements d’ici-bas et les faire philoso-
pher contingent et transitoire? |
VIII
Un type de ces temps-la du plaideur rural, que nous n’avons pas
oublié et qui mérite une mention particaliére, c’est celui-ci: notre
homme était d’unc commune trés-processive, la plus processive
qui fat aux environs. La ils plaidaient tous, et pour des riens ou
pour pas grand’chose. lis étaient tous a s’actionner les uns les au-
tres. Le sang, la parenté, la longue possession, les actes notariés,
le droit de celui-ci ou de celui-la clair comme le jour, le bien jugé
du juge de paix, rien n’y faisait. Le mari contre la femme, le pére
contre le fils, le frére contre le frére, le neveu contre l’oncle, et les
cousins, donc ! -— iis n’en finissent pas dans cette Bourgogne ave:
le cousinage, — contre les cousins; e¢'élaeit la guerre civile avec
toutes ses horreurs. Aussi cette commune-la était la vache a lait -
des avoués et avocats du pays. Notre homme, le pére M... (son nom
est resté célébre dans l’arrondissement) aurait appelé Diew lui-
méme en jugement, comme fit le saint homme Job. |} avait en sou
sac et poor chaque jour de ja semaine son petit procés;, ef los gens
que, par amour de la chose, 11 actionnait le plus constamment, c’é-
taient ses plus proches parents dans la ligne masculine et feémmince :
si bien qu’ayant amené un jour son propre fils devant les tribu-
naux pour je ne sais quelle « roie » de terre dont le pése ct le fils
n’étaicnt pas bien d’accord, l’huissier qui appelait la cause (i) était,
comme on sait, d’humeur facétieuse), ne manqua pas de dire, haus-
sant la voix plus que de coutume : « M... contre M... » On pul
croire dans l’assistance que le pére M... s’actionnait lui~méme en
justice. Et notre homme l’eut fait; si, chose invraisemblable! 2} eut
manque de partie adverse. Notre pére avait le malheur d'étre l’avo-
cat du bonhomme, lequel ne lui était qu'un trop fidéle client. Il ve-
nait chez nous une fois la semaine, quand pas deux, appartaat son —
avocat un petit procés tout frais né, ou s’enquérant de quelque
autre affaire en voie de purge. Notre pére le redoutait comme la
fiévre, et il avaid donné 4 la domestique la consigne de ne le laisser
jamais monter jusqu’a |'Etude. II le verrait asscz i l’audience. Le
pére M... ne se tenait jamais pour éconduit. Il rembarrait la do-
790 "UN PERE DE FAMILLE
mestique et tirait droit vers I’Etude. La il recommengait la kyrielle
de ses griefs, ct, comme I’ Intimé devant Georges Dandin, il redisait
son affaire ; mais il ne parlait pas du « quartaut de vin ». Notre pére,
forcé dans son chez soi par ce plaidailleur assassin, ne savait qu'un
moyen d’en débarrasser son plancher; c’était de l’emmener avec
lui 4 l’audience et de mettre entre son bourrcau et lui la barre au-
guste du prétoire. Au reste, le pére M... ne se ruinait pas plus lui-
méme en procés qu’il n’enrichissait son avocat. Comme il aimait le
litigicux pour le litigieux, et qu'il tenait fort 4 ses petits écus, il
donnait dans les toutes petites affaires seulement, dans lc fretin de
la chicane. Contester beaucoup et toujours ct payer peu, ou en faire le
-semblant, c’était tout l’homme. Dans le réglement des frais et ho-
noraires de l’avoué, et quand venait pour le bonhomme ce dur
quart d’heure, il était bien amusant. Il s’exécutait, mais avec quel
mauvais vouloir et aprés combien de cérémonies! Délier les cor-
dons de cette grosse bourse en cuir! ll y avait toujours a cette bourse
un diable de nceud, duquel il ne pouvait venir 4 bout. « Ma (mais)
comben (combien) don que j’vous devions pour c’te (cette) fois-ci,
monsieur N... — Vous le savez bien, pére M...; c’est un écu de six
francs. — Tant que ca, monsieur N..., as-ce que (est-ce que) ce
ne serdt pas (ce ne serait pas) assez de trois francs? — Mais, eo
conscience, pére M..., je ne peux pas vous demander moins que
cela. — Ma je seu (je suis) point riche, monsieur N...; J’ons pas
(nous n’avons pas) fait de vin c't’année. — Allons donc, pére M...,
vous avez de la terre de tous les cotés! » — Et c’élait vrai. Et le
vieux plaideur, pestant contre la justice qui le ruinait en frais,
finissait par aveindre cet écu de six francs qu'il remettait a son
avocat, non sans l’avoir tourné et retourné de pile & face et de face
a pile dans ses mains terreuses. Un écu de six francs, 4 l’effigie du
bon roi Louis XVI, pour deux heures de plaidoirie, ce n’était vrai-
ment pas cher, méme pour le temps! Allez donc offrir aujourd'hui
un écu de six francs 4 MM. les avoués plaidants de Ch.-s.-S.! ly
a beau temps qu’on n’y connait plus cette monnaie-la. Qu'll cul
gagné ou qu’il eut perdu son procés, le pére M... recommencait de
plus belle 4 plaider. L’affaire gagnée, et quoiqu’il se fat séparé
douloureusement de son écu de six francs, il prenait congé de notre
pére, le coeur léger et la téte haute. « J’ons (nous avons) tout méme
gaingné (gagné) not’ procés, » disait-il se parlant & lui-méme, él
faisant résonner sous le poids de ses gros souliers ferrés les degrés
en bois par ou l’on montait & I’Etude de notre pére. Quand il avait
perdu son procés, il ne manquait pas, en malin paysan qu'il était.
a tirer bon parti de sa détresse, ct voici comment. Sachant a quel
avocat humain il avait affairc, il l’amenait tout doucement a con-
DE L'AN 1800 A 1822. 194
sentir de petits rabais, comme de six francs 4 cing, 4 quatre, a
trois francs. Notre avocat n’y faisait pas trop de difficulté, parce
que son client était sorti échaudé du tribunal. [} lui arriva maintes
fois de dire au pére M..., au lendemain de telles catastrophes :
a Non, pére M..., ce sera, pour cette fois-ci, le plaisir de vous obli-
ger. » Notre mére, qui avait ses six poussins 4 nourrir, ne se gé-
nait pas pour le blamer devant nous de ce désintéressement peu
raisonnable. Mais il avait le coeur ainsi fait; et il était, le cher
homme, si net de cupidité que, méme en se faisant payer de son du,
il aimait mieux avoir du dessous avec son débiteur que de penser
quil le renvoyait de chez lui mécontent de ses procédés et de sa
personne. [] n’était qu’un simple honnéte homme, et point un
saint; eh bien! il avait des pudeurs de conscience a se faire ac-
croire 4 lui-méme que, dans cet honnéte argent qu'il gagnait a la
sueur de son front, il entrait peut-étre du bien d’autrui. Il y a
soixante ans de cela; et jc ne sais comment le souvenir que jen ai
gardé m’attendrit jusqu’aux.larmes.
lesamedi de la semaine suivante ramenait le pére M... au seuil
de notre maison. Il ne lui fallait pas plus d’une semaine pour se-
mer et faire pousser un procés. Il revenait donc sonner 4 notre
porte; et, comme on savait le jour et l'heure de ces visites calami-
leuses, la domestique avait l’ordre de fermer la grosse porte du
corridor d’entrée, du plus loin qu’elle verrait le pére M... déboucher
dans notre rue. Le bonhomme n’en secouait que plus violemment
lasonnette. On ne lui ouvrait pas. Alors il criait de la rue de cette
voix enrouée par la chicane et par le petit vin ducrd: « Monsieur
N... ya-ti (y est-il)? — ¥ n’y a pas (il n’y est pas), vous repassérins
(vous repasserez) in niautre jour (un autre jour), » lui répondait de
lintérieur la domestique. Et le pére M... des’en aller de son petit
pas en maugréant.
On l’avait si bien accoutumé 4 ces renvois 4 huitaine, qu’un jour,
sur le coup de midi, un peu avant l’audience, comme il hélait de
la rue notre domestique, lui demandant si M. N... y étét (était),
notre pére en personne se montra 4 sa fenétre et lui répondit qu'il
n'y était pas. C’était un samedi de gagné sur ce vampire, et cela de
moins de sang qu'il tirait de notre pére. On n'est pas toujours plai-
dant pas plus qu’on n’est toujours vivant. Un samedi, je ne sais. plus
trop en quel an et en quel mois, le pére M... ne vint plus secouer
notre sonnette. Nous apprimes par des gens de sa commune qu'il
était mort des suites « d’un chaud et froid » qu’il avait gagné le
samedi d’avant, 4 sa sortie de l’audience. Les consanguins et cohé-
ritiers du bonhomme le pleurérent peu. Il leur laissait son bien,
et i] ne-les actionnerait plus, au moins en ce has monde. On dit que
102 UN PERE DE FAMILLE
ses enfants trouvérent parmi les papiers de la succession plusieurs
assignations 4 comparaitre concernant chacun deux. La mort les
avait rendues nulles et de nul effet.
Toute profession bien exercée et en conscience ne donne pas peu
de tablature. Un honnéte homme y consumera toutes les forces de
son corps et de son dme, 3’il veut faire les choses avec tout le déli-
béré de l’honneur et de ja vertu. Joignons a cela, pour ce qui re-
garde ‘notre pére, les pointes de fer de la nécessité, comme dit le
poéte. €’était le bon temps de l’honorabilité professionnelle, €a pro-
vince particuli¢rement. Je ne veux pas dire qu'on ne |’y trouve plas
aujourd hui telle que nous l’avons connue,'& Dieu ne plaise! mais
alors elle était véritablement.en son état virginal. J’aurai l'occasion
d’en reparléer 4 propos de. certains notaires, contemporains de notre
pére, lesquels ont vécu et sont morts, tout notaires qu’ils étaient,
on peut dire, en état de sainteté. Notre. pére, en sa double qualité
d’avoué et d’avocat des mémes parties, fut plus d’une fors constitué
confident et gardien des intéréts les plus délicats. Comme on le sa-
vait homme de lumiéres naturelles grandes, et d'une bonté a 6'é-
mouveir pour son client d’un cas perplexe et douloureux, 11 n'était
rien que ce client ne lui cenfidt du plus particulier de ses affaires.
J'ai dit plus haut qu’on se confessait 4 ce galant homme, et c’était
vrai; ‘il écoutait si bien, de si prés, et, comme les bons magistrals
instructeurs, plus des yeux que des oreilles! J] n’aidait pas moms
bien les gens 4 lui dire tout ce qu’ils avaient a lui dire, ‘les paysans
notamment : non pas qu’ils soient des bétes en aucun canton de
France ; mais, quand ils plaident, il est nécessaire d'user avec eux
de la méthode socratique et d’accoucher ces esprits violents que le
trop plein de la chicane oblitére. Et puis ils ont tant de roweries a
eux dans leur sac! Et quelle casuistique en matiére d’intéréts! lis
ne manquaient pas de dire, sortant de |’Etude de notre pére : « Ah!
par ma fi (ma foi)! c’en est un c’tula (celui-a) qui sésit ben ce qu’on
n’y dit (saisit bien ce qu’on iui dit) !
Certains procés, non de ceux que les paysans apportaient au mar
ché du samedi avec leur petit beurre et leurs poulets maigres, mais
de ceux ol de grands intéréts se compliquaient de tristes discerdes
domestiques, causaient un vrai tourment d’esprit 4 notre pére.
va de soi qu’il se portait aces affaires extraordinaires avec toute sa
généreuse ardeur et tous ses moyens. La profession je veut ainsi, et
le public n’attend pas moins d’un avocat jaloux de sa réputation.
Mais notre pére avait un sens trés-vif et trés-humain des persennes.
Un dossier & compulser, c’était la moindre des choses pour ce bon
praticien. Ce qui touchait fartement cet homme de bien, je dis for-
tement, et non pas d’une maniére sentimentale, c’étaient la natore
DE L’AN 1800 A 1892. 798
du différend, la qualité et la condition sociale des parties. Il s’affli-
geait pour notre pauvre nature humaine des passions basses ou per-
verses dont tes gens bien élevés eux-mémes ne sont pas exempts,
et qui Jes amment les uns contre les autres jusqu’a l’action en jus-
lice. En sa qualité d’avoué et de conseil de Pune ou de Vautre des
parties intéressées, il recevait les confidences les plus candides,
comme cela a lieu de consultant & consulté, et les plus abandon-
nées sur la: matiére, les origines et la levure de ces gros proces. On
les appelait dans l’ancienne judicature les causes grasses. Cette le-
ture, je tiens 4 mon image, c’était toujours l’argent, l’argent qui
mei la brouille entre ceux du méme sang et de la méme nitée, l’ar-
gent qui edi! brouillé Castor et Pollux, sits n’eussent pas été fils des
deux, au moims par leur pére, et 4 cause de cela exempts des cu-
pidités du commun des mortels. Cet argent, soit qu’il-provienne de
successions, de partages mal faits, d’hoiries ot il y a du plus pour
les uns, du moins pour les autres, soit qu’il ait été distrait de bé-
néfices communs par des mains d’associés peu délicates, cet argent
est la torche d’Erynnis qui met le feu & nos maisons. Comme cet
argent, que nous soutenons dtre le nédtre, nous enflamme en effet !
quels emportements sar notre droit! quelles cupidités déclarées et
qu'on étale toutes nues devant son avoué ou son avocat! quelle vio-
lence des sentiments et du langage a l’égard de la partie adverse !
quelles imputations ou quelles insinuations! Comme un plaideur
vous habille son prochain! Et l’affreux personnage que .)’intérét,
« ce dien du monde », Bossuet l’appelle ainsi, quand il parle pour
lm et contre quelqu’nn, dans le téte-a-téte d’une consultation! Il
n’a plus ni éducation, ni retenue, ni pudeur. Il a une éloquence et
des fureurs de harengére. Un homme en. cet état — que dirons-nous
d'une femme? — est tout a l’argent, aux ressentiments, & la van-
dicte par les lois, aux reprises. [i ou elle ne respire que frais de
Justice et papier timbré. Ah! la nature humaine entendue en con-
fession par an homme de loi n’est pas belle 4 connaitre ! Ces pro-
cés, pleins des ferments de la chicane et du venin des inimitiés
privées, outre qu’ils sont les plus difficultueux dans l'espéce,
donnaient bien de l’occupation a ce petit avocat de province. Ils
Febligeaéent. aussi 4 beaucoup instrumenter avec son sens physio-
logique. Il étudiait ses parties en praticien et en philosophe. Et
comme, 2 connaitre les hommes, c’est moins le nombre qui sert
que léoffe dont certains originaux sont faits, il avait dépouillé
dans sa pratique assez de ces derniers pour ne rien ignorer du coeur
hwemain, du ceur humain intéressé et passionné! De tout cela il
S wait fait une sagesse un peu triste, haute, railleuse, nullement
@risanthropique, et, au demeurant, bonne et indulgente. Il vivait
194 UN PERE DE FAMILLE
des procés, hélas ! comme le médecin vit de ses malades. Mais l’en-
geance processive lui était odieuse : il la traitait de peste des soci¢-
tés et des familles; et quoique le génie propre de la profession d’a-
voué consultant et plaidant soit de trainer d’une Saint-Martin 4
l’autre le plus petit procés qu'il y ait au monde, et, ce faisant, de
lengraisser dans |’épimette a la maniére des chapons, ce trop
homme de bien faisait toute diligence pour expédier l’affaire et
pour donner satisfaction a son client. ll lui arrivait bien rarement
de demander au tribunal le renvoi 4 huitaine. Pour qu'il prit ce
parti-la, il fallait qu'il fat véritablement sur les dents.
Ce n’est pas un idéal d’avoué plaidant que j’ai imaginé pour
l’ornement de ces Mémoires, non, c’est un ayoué plaidant de pro-
vince que j’ai vu et entendu, un bon pére que nous avons aimé de
toutes les forces de notre filial amour, et que nous aimons encore,
tout poudre qu’tl est.
C'est l'un des meilleurs hommes dont se souviennent encore
notre petite ville et les lieux circonvoisins. Thémis, aux balances
divines, m’est témoin que je n’ai rien avancé qui ne soit vrai.
Nous mourons tous du métier que nous exercons, et cela un peu
plus t6t, un peu plus tard. La chose vient plus vite pour ceux qui
veulent servir deux maitres & la fois, le travail et le plaisir. Notre
avocat, vous savez, n’était pas d’une constitution bien robuste. Chez
lui la musculature était pauvre, elle était quasi nulle; les nerfs y
suppléaient, et tout ce que ce petit homme avait d’esprits vitanx, il
le dépensait, pour ne pas dire qu’il l’exhalait dans 1a plaidoirie.
C’était ainsi. Il y payait de toute sa personne ct de quelque chose de
plus qu’on sentait douloureusement, et comme si ‘homme allait
vous manquer. Le barreau de Paris |’aurait dévoré en moins de dix
ans. La province et ses petites judicatures nous le conservérent pen-
dant vingt ans. Je ne dis rien du régime local, du bon air de nos
coteaux, de la tempérance pythagoricienne de notre maison et des
tendres soins de notre mére pour ce cher époux. Dans ces vingt an-
nées de grace que lui fila la Parque, notre mére a bien été pour
plus de moitié. Dans quel état il nous revenait de Paudiencee, épuisé
d’esprit, la voix éteinte (il n’en avait qu'un filet dont nos oreilles
ont gardé une perception si distincte), ses pauvres flancs tout hale-
tants, son linge collé 4 sa peau, ne soufflant mot ni & sa femme ni
& aucun de nous. En hiver il allait s’asseoir devant Vatre de la
grande salle, tournant le dos 4 un bon feu qu’on avait fait pour lui.
ct s’y ressuyant de son mieux. Notre mére, tout empressement au-
prés de lui, ne le quittait pas des yeux. Ah! quelle maniére elle
avait de regarder cet homme sur Icquel toute notre maison reposatt,
et qui, venant 4 manquer 4 celle-ci, la précipiterait 4 terre! Quel
DE L'AN 1800 A 1823. 705
regard, en effet! il percgait jusqu’aux moelles de cet époux, de ce
chef de famille qui déja mourait a la peine. Dirai-je le détai) que
voici? il est du dernier familier, mais il est si humain et il éton-
nera si peu les épouses dévouées ! Notre mére se tenait 14, derri¢re
son mari, s évertuant a frictionner avec de la flanelle ces flancs en-
doloris et cette poitrine rompue, comme pour rappeler ce qui s’en
était écoulé de sang et de force vitale. Elle y allait de toute cette
énergie tendre que metlent 4 la chose nos meilleures et nos der-
niéres garde-malades. Hélas! elle n’avait pas 4 lui rendre un long
temps ce conjugal office !
IX
Je donne ces antiques mceurs pour ce qu’elles étaient. Je me dé-
fendrais comme de mentir d’appliquer de fausses couleurs sur ce
fond de simplicité provinciale, et de barbouiller de je ne sais quelle
lie romanesque ces honnétes visages de nos péres et de nos méres.
Ceux de notre petite bourgeoisie qui commettent l’impiété de renier
leurs origines ect de renoncer leurs anc¢tres, les sots! — il en est
encore beaucoup parmi nous — qui, aprés 89, ont trouvé le moyen
de se « gentilhommiser », soit en s’allongeant d’un de qui ne leur
appartient pas, soit en retranchant du nom paternel la racine de
roture, et n’en retenant qu’un surgcon de noblesse subsidiaire,
comme de s’appeler M. de Champclos tout court au lieu de M. Lam-
bert ou Bernard de Champclos, ceux-la n’aimeront pas ces petites
annales de la gent bourgeoise de 1800. Elles paraitront basses et
igmominieuses 4 ces arriére-petits-fils de M. Jourdain; mais elles
ne déplairont point, 4 cause de la vérité des temps et des milieux, a
tous les bons fils qui n’ont pas oublié leurs origines, le sang du pére
et celui de la mére qui coulent dans leurs veines, et ce toit paternel, .
la premiére école de religion, d’honneur, de travail, de médiocrité
difficultueuse et patiente. Ceux-la je les appelle les bons parvenus
de Ia petite bourgeoisie, pour qui
« Point de franche lippée
Tout a la pointe de l’épée. »
Eux aussi ils sont « de race », bien qu’il leur manquc blason et ar-
moiries; je m’explique : ils sont de la race, encore saine ct fort
accrue depuis 89, de ce tiers état que les vicissitudes les plus ino-
pinées et les plus cruelles de la politique ont corrigé, au moins
cela devrait étre, de sa premiére infatuation constituante, et qui
706 UN PRRE DE FAMILLE
travaille encore aujourd’hui, Dieu lui vienne en aide! & déterminer
ce que notre cher pays peut porter d'autorité et de liberté. Ces bons
parvenus ont par-dessus tout l’amour du travail et le génie des ac-
quisitions. Ils se comportent, encore un peu! dans la vie conformé-
ment 4 des traditions et 4 des exemples domestiques d’une bonté,
et pourquoi ne pas dire d’une grandeur morale véritable. Tout ce
qui s'est passé dans les maisons de nos péres, et qui se continue
dans beaucoup des ndtres, n’a pas été étalé aux yeux du monde.
Ces choses a du dedans » (7a Zev), comme les appelle le tragique
grec, ne se publient pas 4 son de trompe. Dieu seu! les voit ef
les loue. Et ceux qui se travaillent beaucoup la cervelle pour
nous démontrer qu’on ne rencontre plus d’épouses et de filles
chastes dans nos maisons n’ont qu’a y venir pour se convaincre
que beaucoup de ces honnétes personnes demeurent chez nous, ou
tout prés de chez nous. II faut le dire aujourd’hui et le dire haut :
c’est dans les Classes moyennes, comme on les a justement dénom-
mées et sans esprit de particularisme, c’est dans ce milieu
sensé, honnéte, industrieux que naissent les meilleurs hommes
et les citoyens tes plus rangés 4 leurs devoirs et aux lois. Et comme
ces classes moyennes ne cessent pas de se recruter de tous ceux
qui travaillent 4 cété d’elles ou un peu au-dessous, de tous ceux
qui savent acquérir, épargner et conserver, il s’en suit que, bien
loin de faire caste et souche de privilégiés, elles attirent a elles et
s’agrégent naturellemcnt tous les bons ouvriers que le maitre a
loués et envoyés travailler 4 sa vigne. La est le vrai mouvement dé-
mocratique et égalitaire des sociétés chrétiennes. C’est un mouve-
ment mesuré, soutenu, perpétuel. Et les choses ne se font pas déja
si lentement a voir le nombre étonnant de ceux qui, depuis soixante
ans, ont leur place au soleil dans le domaine temporel et spirituel
de la haute et moyenne bourgeoisie. Nier ce fait-la ou vouloir y
attenter en remuant tout ce qui est au-dessous et qu’on a appelé du
terme grossier de couches inférieures, c’est se comporter en fac-
tieux, mieux que cela, en contempteur cynique du petit peuple.
X
Ces enfants des Classes moyennes, sortis de maisons qu’avait ha-
hitées la médiocrité besogneuse, la trés-proche pareste de la pau-
vreté, sont doués sans contredit des vertus civiles du meilleur aloi.
Regardes un peu quels ont été leurs commencements, et quel est
leur tempérament dés le bas Age, et plus tard dans leur jeunesse,
DE L’AN 1860 A 1822. 197
aprés quills ont eu revétu la prétexte. Tous ils ont fait par eux-
mémes leur destin ; tous ils ont mangé le pain sec et les pois chi-
ches qu’on donne aux apprentis des petits métiers. Dans la maison
et 4 la table paternelle, nul régal que je sache, et pas la plus petite
chatterie. On les hahillait avec du gros drap a soldats, tout fils de
messieurs gu'fls étaient ; et il fallait voir comme ils sortaient fa-
gottés des mains des couturiéres. C’était rustique ; mais c’était ga-
ranti pour |’éternité. Et dés qu’on les avait sevrés, on les donnait 4
dégrossir, 4 durcir serait plus juste, au magister du lieu plagosxs
Orbilius, lequel 4 grands coups de férule leur imprimait sur la
main et, par corrélation, dans le cerveau les premiers principes du
discours. Excellente école du patir pour l’4me et pour le corps!
Dérivatif parfait aux lendresses maternelles et a toutes les espaces
de lachctés du sang! Bientét ils venaient aux Humanités et 4 ces
huit années de régime pénitentiaire qu'on appelle le collége, et que
notre sentimentalité nouvelle a imaginé de trouver inhumain;
comme sil esprit et le caractére du jeune homme, de ce fier et fou-
gueux animal, ne devait pas étre malmené et maté dés les premiers
emaportements de nature.
Et les Humanités terminées, — qu’elles aient été médiocres ou
brillantes, cela n’importe! ce sont les Humanités. Voici le temps
pour ces fils de petits bourgeois de faire 4 leur tour leur pereée au
plus dru de cette mélée du monde, ot chacun « fait pour soi p,
comme me disait un bon égoiste « je fais pour moi », et se pousse
en passant sur le ventre de celui-ci et de celui-la, et de cet autre
encore qu'il a devant lui. Les durs el longs apprentissages ! Et
quelles quarantaines aux voies d’entrée des carriéres ! Lequel d’en-
tre nous n’a pas, comme on dil, mangé, dix années durant, de la
vache enragée, avant d’étre quelqu’un, non pas d'importance, mais
qui a simplement 4 gagner sa vie? Et cet argent du pére de famille,
ce saint argent, duquel il s'est saigné aux quatre veines, et qu'il
avance 4 ce cher fils, soit pour ]’aider & conquérir ses degrés, soit
pour lui ménager |’acquisition d’une charge ou d'un office ! Honte
et malheur aux fils qui font un mauvais usage de cet argent pater-
nel amassé sou 4 sou, et qui le dissipe en débauches! C’est vrai-
ment la substance et le sang de leurs péres qu'ils mangent et qu’ils
boivent. Mais les bons fils de petite provenance bourgeoise, ces hé-
riliers secs, tant du cété paternel que du maternel, songe-t-on assez
a la peine qu’ils ont eue a faire leur chemin? La famine, oui, la fa-
mine au propre, ils l’ont connue, ayant toutes leurs mdcheliéres,
et pendant tout le temps de leur noviciat professionnel. lis ont pati
des intempéries de |’air, étant tout juste vétus. Ils ont perché dans
la mansarde du pauvre ; ils ont soufflé dans leurs doigts, tout en
-
198 UN PERE DE FAMILLE
étudiant leur Corpus Justinianum, ou leur Aphorismata Hippocra-
tica, ou les maitres d’Athénes et du Latium. Ils ont eu plus de mal
a gagner leurs premiers quinze cents francs qu’Alexandre le Grand
a faire la conquéte de!’Asie. Ce premier argent qu'on touche de ses
honnétes mains comme on le trouve bon! Comme on le pése et le
soupése! Ce sont les prémices du travail et de la vie civile; car du
jour ou vous gagnez votre vie, vous étes quelqu’un dans ce monde.
Les niveleurs et les tristes maniaques d’égalité qui veulent mettre
en bas ce qui est en haut, et reguinder en haut ce qui est en bas,
ces destructeurs de l’ordre social, se gardent bien d’examiner com-
ment s'est faite et continue a se faire cette hiérarchic, raisonnable
et nécessaire, des conditions. Ils ne voient partout que des gens
nantis au mieux dans leurs affaires, pleins de la graisse de la
terre, ou bien en grande autorité et crédit parmi leurs concitoyens.
Ils ne voient partout que du monde au-dessus d’eux, et des tétes
de pavots 4 abattre. Et ils ne veulent pas voir, ayant les yeux
injectés du pus de l’envie, que ces hommes des classes moyennes,
arrivés, comme on dit aujourd’hui, ont cent et cent fois roulé leur
rocher de Sysiphe jusqu’au haut du mont. Celui-ci sans doute n’est
pas devenu, dormant le jour, et la nuit courant le guiidou, le bon
avocal, le légiste entendu, le médecin en renom, l’artiste ou Pé-
crivain du premier ordre qu’il est aujourd'hui. Cet enrichi du né-
goce, de la grande industrie, voire de la boutique, que votre
rhétorique, factieuse et basse, dépeint et dénonce aux multitudes
comme une sangsue gorgée du sang des petits, a-t-il donc fait ses
affaires, qui sont bien un peu celles du public, et les soutient-il
encore en poussant la fumée de son narguillé aux lambris de ses
salons, et michant le haschish ? Disant cela vous-méme ou le fai-
sant répandre par vos agents de révolution, vous mentez, vous ca-
lomniez ; vous mettez l'escopette aux mains des briseurs de coffres-
forts, des pillards et des escarpes. Quand le travail, qui est le bat
de nous tous en ce monde, et qui 4 lui seul ferait les bonnes
mceurs, est noté chez un peuple pour la proscription, on peut dire
que ce peuple a vécu. Il est vide de religion, vide de justice, et tout
4 l'heure des distinctions du tien et du mien ; il n’a plus rien a faire
sous le soleil. Dieu a rejeté de devant sa face cet enfant d’Adam qui
hait le travail, et qui ne veut plus manger d’un pain trempé de ses
sueurs.
C'est le prendre bien 4 son aise avec les Classes moyennes que de
prononcer, du haut de sa suffisance, quelles ne sont plus bonnes
qu’a pourrir en terre, et a faire du fumier pour « les couches s0-
ciales du dessous ». Et d’abord qu’est-ce que « ces couches sociales
inférieures », selon cette nouvelle géologie démocratique ? Il n’cxiste
DE L'AN 1800 A 1329. 79
pas « de couches » inférieures dans les démocraties, puisque le
propre des démocraties est de faire que tout ce qui est en bas se
pousse en haut naturellement, a son heure. Quand cela se passe vio-
lemment et par des coups de faction, ce n’est plus un fait de démo- —
cratie ; c'est un fait d'usurpation démagogique; c’est un attentat a
la chose publique elle-méme. Le terme de « couches inférieures »
appliqué a un Etat et a des personnes vivant en démocratie est donc
un terme faux et méprisant; outre qu'il est on ne sait de quel dia-
lecte ou patois. Au contraire, « Glasses moyennes » est le terme qui
convient par excellence 4 notre ordre social moderne. II est vrai-
ment civil et populaire. Il dit 4 la fois ce qu’est le plus grand nom-
bre parmi nous, et ce que chacun de nous peut devenir et devient
immanquablement par le travail, l’épargne et les bonnes meeurs. Je
n’ajoute point, par le génie et l’excellence des dons naturels: cela
n’a jamais manqué dc se produire. Que |’on dispute du sens politi-
que des Classes moyennes et deleur aptitude diriger les affaires pu-
bliques; ala rigueur cela n’est pas hors des choses disputables. Mais
que l'on conteste ce qui a fait dans tous les temps leur vraie force
et importance sociale, a savoir, ce génie souple et multiple qui ne
se refuse 4 rien, qui n’est en rien au-dessous de lui-méme dans les
professions, les arts et les métiers, voila ce que nous ne pouvons
pas supporter, nous les enfants de ces Classes moyennes, nous fils
de petites gens qui « labourons, laboramus » comme on disait au
quimziéme siécle, depuis que nous sommes au monde, el qui, la
chose est sire, rendrons |’Ame, courbés sur notre sillon. Nos ori-
gines sont saines, honnétes, respectables. Nos personnes, pour
n’étre pas les premiéres de 1]’Etat, ne sont pas‘ inutiles 4 la chose
publique. Nous composons le gros des abcilles ouvriéres de la ru-
che. C'est des Classes moyennes que l’impdt tire son suc le meilleur,
et le moins sujet 4 manquer. Des Classes moyennes sortent, il y pa-
rait bien, l’élite des talents et des capacités au civil ct au militaire.
On y amasse beaucoup d argent: on y fait de grandes fortunes, et
beaucoup plus vite qu’autrefois. On les fait méme trés-vite, et par
des moyens ignorés de nos péres, et néanmoins conforimes a l’éthi-
que financiére des temps modernes. Mais qui dira que pas un de
ces favoris du dieu Mercure se soit enrichi en dormant? Comme ils
ont été 4 la peine, ils sont aux bénéfices. On ne voit, on ne connait,
on n’envie ect on n’appéte que leur argent d’aujourd’ hui ; et déja des
milliers de mains scélérates sont tendues pour leur ravir cette
proie opime au jour de l’universel Partage. Que ne nous parlez-vous
un peu de cet argent avec Iequel ils ont commencé d’opérer? C’est
ce petit argent des débuts qu’il faut regarder, et avoir en grande
estime. Ce sont les deux ou trois petits écus avec lesquels cet
800 UN PERE DE FAMILLE
homme est venu de son village a Paris, et qu’il a fait se centupler
par des prodiges d’industrie, d’épargne, de patience et de bon cal-
cul. Si cet argent des commencements, quia fait celui d’aujourd’bui,
n’est pas la sueur et le sang de cet homme, qu’est-il donc? Et en
vertu de quel droit sauvage lui voulez-vous dter ce qui est son bien
et non le vdtre?
Oui. Il y a du vilain argent, et qui est dans de bien vilaines
mains. C’est celui que l'Evangile a appelé |’argent de Mammon. Il y
a pire encore que ce fruit de coquincries mconnues ct impunies.
C’est argent que détiennent les avares. Oh! les abominables mains
que celles qui ne se sont jamais desserrées pour les pauvres | Elles
sécheront, au jour du grand jugement, a la parole du souverainJage
des vivants et des morts, comme a séché ce figuier maudit par le
Sauveur. Mais quelle compensation & l’argent mal acquis ou mil
retenu que ces milliers de fortunes honnétes et rondelettes que nous
voyons réparties entre ceux des Classes moyennes! C'est |'annuelle
moisson du travail, de la sagesse et. de la probité commerciale. Que
Dieu la préserve des charangons du socialisme ! Hélas ! ils y soni
déja dévorant le grain, peur se rabattre aprés sur la paille!
XI
Pour estimer les vieilles sociétés, les sociétés chrétiennes, au
plus prés de ce qu’elles valent moralement, il faut les reprendre a
soixante ans en arriére, et pas plus au dela. Nous tenons ainsi 00s
origines vraies et, pour ainsi dire, vivantes. La lignée est directe:
elle n‘a pas passé le premier degré. C’est le sang tout pur des peres
et des méres qui coule dans les veinesdes fils. Ceux-ci ont donc qua
lité pour connaitre des meeurs actuelles, et pour nous dire en quol
celles-ci soutiennent l’exemplaire de l’antique simplicité, em qua
elles l’ont défiguré et gaté. Oui, défiguré et gaté, en, si peu d’annte
et en tant de maniéres ! Et qui ne voit combien le gouvernement é¢
la famille, 08 consistent la force et l'honneur principal des (asses
moyennes, est différent de ce qu’il était il y a moins d’un dem
si¢cle? Les plaisants péres que ceux d’a-présent ! Des Géronte deo
médic. Térence les a appelés avec une malice toute grecque, pro
pitii patres. Il edt mis fatui, pour spécifier ceux de notre temps
fatui n’est-il pas mon fait et le votre? ceci soit dit entre nous.
li n'est que trop vrai; les Classes moyennes ont perdu depuis
soixante ans beaucoup de leur bon sens originel et de leur solidit
morale; et le peu qui leur reste de l'un et de l'autre est aujourd hu
DE L’AN 1800 A 41822. 801
et plus que jamais a l’aventure. Nous avons vu tout récemment,
sous les coups redoublés de la fortune adverse, nos plus fortes tétes
et nos meilleurcs langues aussi se déconcerter et baltre l’air d'une
rhétorique vaine et pitcusc. Elles avaient mis la main sur I'Etat a
la faveur d’un mauvais coup de la plébe: elles ne font que cela
depuis 1792. Elles pensaient « avoir retiré a elles », sclon la belle
expression de Bossuet, tout sens et toute vigueur politiques.
On connait les belles suites de cet acte d’infatuation inouic. La
France est tout prés d’en mourir. Depuis, ce qui ne manque pas
d’arriver aprés chaque commotion intérieure, les pestes morales
qu’on peut dire propres ct inhércntes aux Classes moyennes, a sa-
voir, lenvie, les vanités d’imitation, ct certaines sensualités que
nous avons tant reprochées aux privilégiés de l’ancienne monar-
chie, n'ont pas cessé de s’accroitre et, gagnant plus petits que nous,
de se « démocratiser ». Eh! n’avons-nous pas vu, pendant les mau-
vais jours de la Commune, des étalages d’épicurisme déguenillé et
de crapule en talons rouges qui n’étaient pas du tout plaisants?
Certes, ce ne sont pas la des faits de peu 4 la charge des Classes
moyennes ; ct il n'est que trop manifeste que l’ancien esprit bour-
geois a péri parmi nous; j’entends l’esprit de la condition, qui de
soi est raisonnable, avisé, bon économe de la chose privée,
ennemi-né — voycz madame Jourdain! — du clinquant et des
semblants de richesse, de noblesse ct de grandeur. C'est l’esprit le
moins imitaleur qui soit au monde; au moins ce l’était au temps
de nos péres.
Or, parce que les Classcs moyennes se sont dérangées de leur
assieltc, ce n’est pas une raison au Socialisme de les vouloir man-
ger et digérer. Si ceux d’en dessous, ou « des couches inférieures »,
valent mieux que les bourgeois par les mceurs ct les vertus civiles,
et que cela soit bien démontré, oh! alors, il est juste que le pire
soit dévoré par le meilleur; et le Socialisme n’a plus qu’a procéder
4 Ja maitresse opération de la transfusion du sang. Plus tot ce sera
fait, micux ce sera pour le patient. Mais si le cas est encore a
prouver; si le mal moral est le méme, avec de moindres raffine-
ments chez ceux des basses classes; si vos vices 4 vous, plébéicn,
ne différent des miens que par un peu moins de fard et d’cnduit
pharisaique, votre athéisme par un peu moins de bel esprit et de
fatuité, vos sensualités ct vos abandonnements de nature par un
peu moins de décence et de genlillesse, pourquoi vous diles-vous
meilleur que moi, et me voulez-vous mettre sous vous? En quoi
étes-vous un membre du corps social plus sain que moi? Et qu’aura
gagné le corps social, aprés que vous men aurcz oté, moi que
25 Aovr 1875. " o2
S02 UN PERE DE FAMILLE
vous dites atteint de la gangrénc? Gangréne, soit; mais pas plus
micnne que votre.
Non, les Classes moyennes n’ont ricn au-dessous d’elles qui soit
de race mcilleure et de mcilleur sang; et je ne vois pas qu’il y ait
lien au mort de saisir le vif. La successton des Classes moyennes
n’est nullement ouverte, puisqu’elles ne cessent pas de s’agréger
ceux qui, leur pécule fait, viennent 4 elles. A proprement parler,
elles sont tout le monde. Or, ce qui est tout le monde, est par la
wréme exempt de caducité civile, sinon de caducité naturelle. Et les
Classes moyennes, n’ayant plus de privilégiés 4 nourrir de leur
substance, ne peuvent pas faire la méme fin que les privilégiés de
ancien régime. Une autre fin les attend : c’est celle des nations que
lears discordes intérieures et leur métaphysique politique ont ré-
duites 4 n’¢tre plus que de la paille battue dans Vaire et vide de
grain. Un coup de vent, soufflant du Nord, l’emporte et la disperse.
On n’enterre pas ainsi Ics sociétés toutes vives, comme on en-
terrait Ics Vestales en rupture de voeux. Or les Classes moyennes
sont encore trés-vivantes, en dépit de leurs viccs et corruptéles de
toute espéce. Et le principe de cette vitalité tenace, c’est le travail,
4 savoir, ce qu'il ya de plus efficace cn ce monde et de plus respec-
table. Si les ennemis des Classes moyennes et de l’ordre social,
c’est tout un, si les loups ravisseurs qu’on excite ct amcute contre
elles, prenaient la peine de considérer qu’elles sont toujours tra-
vaillant et acquérant, et que véritablement elles ne se reposent en
Ia possession de quoi que ce soit, ils les hairaient moins. Ils re-
connattraient qu’ils ne sont pas déja tant distancés par elles dans
la voie des acquisitions Jégitimes. Car la passion de l’argent elle-
méme, qui est la dominante de tous et d’un chacun, n'est pas,
j'imagine, la passion des paresseux et des contemplatifs. Nos cupi-
dités ne sont pas un médiocre aiguillon au génie qui travaille, pro-
duit, amasse ct dépense. En aucun temps ce génie ne s’est montré
plus fort ct plus fécond chez ceux des Classes moyennes. I} sur-
monte nos corruptions morales; il est notre dernier rempart contre
Péconomique égalitaire et les entreprises du Socialisme ; il empt
che que nous n’allions trop précipitamment 4 l’extréme décadence;
et il nous assure pour quelques années encore la possession de nos
biens, l'indépendance de nos personnes, la liberté de tester et de
transmettre, et les autres avantages attachés & la qualité de c-
toyen.
Tel est le génie du travail, et telle la vertu de préscrvation mhé-
rente aux richesses elles-mémes, quand celles-ci, que bien que
mal acquises, abondent dans un Etat, et qu’il se fait d’elles un
DE L’AN 4800 A 4822. 903
épanchement immense aux mains des 'particuliers. Salluste, par-
lant de sa république pourrie d’avarice et dés lors dévolue 4 un
maitre unique, a caractérisé en des termes admira!iles cet état des
sociélés vieilles et opulentes. On y consomme beaucoup; on y a des
appétits énormes de toutes choses. Il est nécessaire qu’an y travaille
et produise d’autant. Il semble que tout va manquer du jour au
lendemain sous le poids ‘de ces effroyables richesses et des vices
qui s’en engraissent. Catilina, le socialiste de cctte ancienne école
le plus simple dans ses vues'et le plus expédilif dans sa maniére, a
pu, en une nuit, faire de la fortune publique la sienne et celle des
bandits qu'il menait_au pillage. Il n’en a rien été, grace 4 la vigueur
vraiment consulaire de Cicéron, je le sais bien. Mais il faut consi-
dérer aussi avec Salluste, que la fermeté de l'Etat romain tenait a sa
grande opulence et au travail servile (c’était le seul alors), nourri-
cier de cette grande opulence. On ne culbute pas en une nuit une
fortune publique assise sur le monde conquis. Et voila comment
l’Etat romain a pu, comme Salluste nous le dit avec sa simplicité
toute politique, « se négliger », entendant par la se dépraver et s’en-
gourdir dans sescorruptions : « Etenim tanta opulentia negligentiam
tolerabat. » Une telle opulence permettait qu’on se négligeat. Si bien,
pour en revenir au temps présent, qu'une nation, gatée jusqu’aux
moelles, sans Dieu, sans foi, sans vertus publiques ni privées, per-
due d’athéisme, d’épicurisme raffiné ou grossier, de logomachie
politique et de verbiage comitial, travaillée de discordes intestines
et toujours en parturition de guerre sociale, en outre vaincue,
abaissée dans ses armes, diminuée de son grand nom, et devenue
tributaire des barbares, qu’une telle nation, dis-je, 4 ce point
affligée et déshonorée, se soutiendra longtemps encore, en dépit de
ses hontes et de ses miséres, par la finance, par le travail et par le
genie économique de ses enfants. Certes ce n’est pas la un idéal
bien gloricux de la chose publique et duquel cette nation doive
s‘enorgucillir; et l’argent tout seul c’est de la bien petite morale et
de honnéteté bien caduque. Mais il s’agit de se rendre compte des
ressources vitales qui restent aux peuples en mal de décrépitude ;
et ces ressources il faut bien les prendre ou elles gisent, dans l’ar-
gent qui incite au travail, quand on ne peut plus les demander a la
vertu et aux bonnes meeurs. C’est Salluste qui nous apprend cela; ,
et son autorité est grande dans la connaissance ct la description
des maladies des Etats, dites de consomption. Ces maladies vont
un peu moins bon train pour les peuples que pour notre pauvre in-
dividu, quand il en est 1a. Elles n’en vont pas moins, par la méme
loi de la nature, au dénouement que I’on sait.
804 UN PERE DE FAMILLE DE L’'AN 1800 A 4829.
Pour conclure, il ne servirait de rien aux égalitaires du Socia-
lisme de nous faire bouillir dans sa chaudiére comme firent du
vicil Eson les filles de Pélias. L’opération ne nous rajeunirait pas,
ni eux non plus; ct leur crime n’en monterait pas moins jusqu’a la
face de l’Eternel. Car ils auraient tenté de détruire leur patrie; et,
tentative plus cxécrable encore et bassement perverse, ils auraient
mis la main, en un jour de sac et de pillage, sur le dernier argent
honnéte de la France, sur l’argent du travail.
Toutefois, les Classes moyennes, si bien établies qu’elles soient
dans leurs affaires, ne peuvent pas, quoi qu’en dise Salluste, se
négliger. Il ne leur est plus permis de dormir en assurance sur
leurs écus. Jamais elles n’ont été plus assiégées ct serrées de plus
prés par les barbares du dedans. Les enfonceurs de caisses publi-
ques et Ies brdleurs d’immeubles (ils sont plus de mille) rédent
autour de nos demeures, leurs rossignols et leurs torches a la
main. Souvenons-nous de Juin 1848 ect de Mai 1872. Il faut nous
altendre 4 un troisiéme assaut. Dieu sait quel il sera ! Malédiction
et honte 4 ceux: des Classes moyennes qui, par perversité d'ambi-
tion, par lacheté de coeur ou par imbécillité de sens, auront pré-
paré et ménagé l’escalade, et fait la tortue, comme au temps de la
Stratégie romaine, pour faciliter aux Jacques du dix-ncuviéme sié¢-
cle les travaux de la sape et du bélier.
Aucusty Nisan.
LES ORIGINES DE LA LIGUE
GASPARD DE SAULX-TAVANES EN BOURGOGNE
D APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE
Les guerres de religion ont donné leur nom & une des périodes
les plus tristes de notre histoire. La France est alors un champ-
clos, livré, pendant trente ans, a deux partis inégaux cn forces,
mais aussi ardents Pun que l'autre au combat. Pour le premier, il
s’agit d’établir le régne sans partage du pur Evangile; on l'appelle
la Réforme. Le second s’est donné pour mission de conserver a la
vieille religion nationale sa suprématie absolue; c’est la Ligue.
Dans les deux camps, les ambitions princiéres, les rancunes féo-
da les, les passions de la foule se donnent libre carriére, en s‘ar-
meant du nom du Christ. Ici et la l’on pourrait répéter la famcuse
for-mule du dixiéme siécle : « Sous le régne du Christ, en attendant
un roi.» Le roi, au lendemain d’une époque ot tout cédait 4 son
bon plaisir, est devenu trop faible pour imposer la paix ou trop
vicieux pour étre obéi: il en est réduit 4 changer de politique ct
de parti avec la fortune. Il n’ose ni accepter la Réforme, ni don-
ner ouvertement raison 4 la Ligue; il faudra un Henri 1V pour
désarmer l’unc et l'autre, et rendre 4 la royauté le premier
rang.
La Réforme francaise a été souvent étudiéc dans ses origincs; il
n’en est pas de méme de la Ligue. Comment expliquer pourtant
-cette apparition soudaine de la Sainte-Union de 1576, surgissant
comme un Etat dans I’Etat, armée de toutes pitces? Les intrigues
dies Guises ou l’or espagnol n’auraient pu amener en un instant
cetle irrésistible prise d’armes. On doit donc convenir que Phi-
lippe II et le Balafré ont détourné a leur profit un mouvement an-
806 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
térieur 4 leur intervention dans les affaires de la France. Dés \e
début des guerres de religion, en face des huguenots unis entre
eux pour le triomphe de leurs doctrines, les catholiques de tout
rang et de toute condition avaient compris le besoin de s’appuyer
les uns sur les autres, afin de rendre efficace leur résistance. lls
formérent ca et ld des associations armées, sous la surveillance
des lieutenants du roi. On a attribué au cardinal de Lorraine la
premi¢re idée de ces ligues, qui, plus tard, devaient si bien servir
les intéréts de sa maison. I] serait plus juste de dire qu’elles fu-
rent l’ceuvre de tout le monde, parmi les catholiques. Le gentil-
homme qui voulait voir, méme a l’église, tous ses vassaux derriére
lui; le bourgeois qui craignait la guerre civile en permanence au-
tour de sa maison; le magistrat ct le prétre, qui ne séparaient
pas lunité dans la loi de l’unité dans la foi, virent tout d’abord
quelle force l’union donnait 4 leurs adversaires, et ils s’empressé-
rent de leur emprunter leurs armes pour les combatire.
Mais ces ligues partielles, créées-4 différentes époques, obligées
parfois au secret, entravées ou méme désorganisées par la poll-
tique prudente de Catherine de Médicis, n’eurent qu’une existence
précairc. Les souvenirs qu’elles oni laissés dans les documents
contemporains sont rares et peu précis. Toutefois s’il cst un pays
ou l'on peut suivre leurs progrés, étudier leur esprit et leur in-
fluence, c’est la Bourgogne. La un des plus illustres capitaines du
seiziéme siéclc, Gaspard de Saulx, comte de Tavanes, fut lame du
mouvement.
Il était Bourguignon lui-méme. Cadet de famille, il avait quitté,
& treize ans, son pays natal, pour aller faire fortune a la cour et
sur les champs de bataille. Sa faveur auprés du duc d'Orléans,
second fils de Francois I, sa valeur attestée par de brillants faits
d’armes, notamment 4 Cérisoles ct 4 Renty, l’éleverent successive-
ment aux plus hauts ‘emplois. En 1556, il rentra dans sa province
avec le titre de lieutenant-général. Sa dignilé nouvelle lui conférait,
sous l’autorité du gouverneur, le duc d’Aumale, le commandement
des troupes et des places fortes.
Il n’était pas depuis longtemps en Bourgogne, quand il y vt
éclater la guerre civile. Quel fut son rdle? Les Mémoires signés de
son nom, et écrits par un de ses fils, quarante ans aprés sa mort,
ne suffisent pas 4 le faire bien connaitre. Sa vaste correspondance,
encore presque tout entiére inédite, est bien plus instructive. Elle
nous offre l'expression primitive et spontanée de sa pensée; cha-
cune de ses lettres contribue 4 nous le révéler tel qu'il était, sans
lintermédiaire d’un apologiste suspect. Ce sont ses véritables Mé-
moires, composés par lui, au jour le jour, dans le feu de l’action.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 807
La nous le voyons, sous le titre de licutenant-général, gouverger ls
Bourgogne en maitre absolu, ou, pour mieux dire, en grand feu-
dataire du moyen age. Toujours sur la bréche contre les bugue-
nots, souvent en qucrelle avec la cour, il léve les impdts et les
armées, organise la Ligue catholique. Il transmet 4 tout un peuple
ses convictions ardentcs et ses passions belliqueuses, et prolonge
longtemps aprés lui, dans les mes, I’ impression de ses exemples et
le retentissement de son nom.
Sous les régnes d’Henri II et de Francois I, la Réforme protes-
tante s’était introduite dans la province comme dans le reste du
royaume. Dés 1554, elle a ses partisans 4 Dijon. Les années sui-
vantes, des églises calvinistes s’établissent 4 Macon, 4 Chalon et a
Autun; puis 4 Beaune, 4 Chatillon, 4 Auxerre. La secte a pour pro-
pagateurs un petit nombre d’ecclésiastiques ct de magistrats, des
bourgeois ct surtout des artisans pour prosélytes.
D'aprés certains documents, les protestants de la Bourgogne ma-
nifestaient plus vivement que partout ailleurs des tendances aux
réformes politiques et 4 la révolution sociale. Les catholiques ci-
taient un conciliabule a Chalon, ow il avait été parlé de « jeter
hors de la république les trois vermines, que l’on disait étre les
moines, la noblesse et les gens de robe longue scrvant 4 la justice
du roi. » Ils ajoutaient qu’a Macon, au milieu d’un préche, des
menaces avaient été proférées contre les riches. La stricte vérité
est, qu’ici comme ailleurs, les novateurs ne cachaient pas leur
désir d’abolir complétement le « papisme », ef marchaient 4 leur
but avec un zéle bien supérieur 4 leurs forces. Tout outrage envers
leurs adversaires était bon; ils dérobent ou ils brisent les statues
des églises et les madones des carrefours; on en vit bapliser ua
chien en pleine rue. Enfin, partout ou ils furent un moment, les
plus forts, ils interdirent la messe et dépouillérent les lieux saints.
La réaction ne se fit pas attendre, et, tantét au nom du roi, tantit ae
levant de lui-méme pour venger les symboles de son culte profané
ou détruit, le peuple catholique infligea aux huguenots les plus
cruelles représailles. .
Nulle part ailleurs la lutte ne fut plus vive. Placée sur le
grand chemin de Genéve 4 Paris, la Bourgogne subissait le pre-
mier flot de ces émissaires de toute sorte, combattants par la pa-
role ou l’épée, dont la Rome protestante inondait le royaume.
808 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
Voisine de la Lorraine et de la Suisse, de la Franche-Comté et de
la Savoie, elle sentait la gucrre étrangére inséparable pour elle
de la guerre civile. Elle cit voulu écarter 4 tout prix ces dissen-
sions religieuses qui livraient périodiquement son territoire aux
bandes italiennes ou allemandes; et quand le calvinisme s'intro-
duisit chez elie, elle le repoussa, autant comme une souree de
troubles intérieurs que comme un démenti donné a sa foi tradi-
tionnelle. Dans chacune de scs villes, deux peuples étaient en
présence : d'un coté, les catholiques, supéricurs cn nombre, se
réunissant sous les banniéres et au son des cloches de leurs pa-
roisses, pour fermer au culte nouveau l’entrée de la cité; de l’au-
tre cdté, les protestants disséminés ¢a ct 1a, abritant Icur préche
sous une grange de faubourg, s’appelant la nuit dans les rues a
coups d’arqucbuse, et révant moins la tolérance pour eux que lex-
termination de leurs adversaires.
L’esprit de concorde n’habite plus nulle part, si ce n’est a la
cour, dans la penséc de L’Hospital; mais, comme on le sait, la
« messe » du chancelier était aussi suspecte aux catholiques qu’o-
dieuse aux protestants, et son éloquence, qui finit par importuner
le roi, ne pouvait étre comprise de la foule. Parlout apparait, avec
plus ou moins d’intensité, ce fléau qui prolongea et cnvenima les
guerres de rcligion, ]’intervention continue et violente de la mul-
titude aveugle et cxaltée. Dans les deux camps, les excés commis
appelérent la vengeance; les représailles s'cnsuivirent, et les épo-
ques de tréve officiclle n’étaient pas moins troublées que celles de
guerre ouverte. La Saint-Barthélemy fut un grand crime politique,
parce qu'un roi en avait donné le signal; mais auparavant, par
toute la France, il n'y cut guére de ville qui n’edt subi une Saint-
Barthélemy catholique ou protestante. Les archives et les rela-
tions locales attestent, par mille, récits plus ou moins lugubres,
combien le fanatisme et d'autres passions plus basses faisaient
oublier souvent le respect de la vie et de la propriété d’autrui, de
l’autorité royale, de la foi jurée, de la charité chrétienne.
Au-dessus du peuple, les hommes éloquents se combattaient
avec d’autres armes. L’activité intcllectuclle des Bourguignons, lon
d’étre ralentic, fut surexcitée par cette lutte violente. Théodore de
Béze était né aux portes de la province; Hubert Languet y grandit,
avant d’aller écrire en Allemagne son manifeste politique et reli-
gieux contre la tyrannie (Vindici# contra tyrannos). Le premier
magistrat d’Autun, Jacques Bretagne, 4 l’Assemblée de Saint-Ger-
main, en 1560, s’inspira de l’indépendance hardic de Philippe. Pat
aux Etats de 1484; il réclama la confiscation des biens du clergé et
une liberté sans limites pour les apétres de la pure parole de Diew.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 809
- En face des novateurs s'élévent successivement un savant juriscon-
sulte, Bégat; un diplomate célébre depuis, Pierre Jeannin; un ha-
hile homme d’Etat, Etienne Bernard, qui furent les uns et les autres,
4 un moment de leur vie, des voix éloquentes au service de la cause
catholique. Derriére eux, tout ce qui est investi d'une autorité
quelconque, Etats, conscils élus, Parlement, officiers de justice,
déploient un zéle ardent contre la Réforme. Chacun commente avec
em pressement dans sa conduite la vieille devise : Une foi, une loi, un
roi. Tous se glurifient d’avoir été chrétiens avant les autres Francais,
car c’est une Bourguignonne, disent-ils, Clotilde, qui a apporté la
vraie foi 4 Clovis. La chambre de vil'e de Dijon, tout en réprimant
les moines trop violents dans leurs prédications ou trop libres dans
leur vie, bannit quiconque mange de la viande en caréme, interdit
le chant des psaumcs en frangais, remet en vigucur les ordonnances
de saint Louis contre les blasphémateurs, et surveille sous chaque
toit les serviteurs soupconnés d’hérésie'. Le clergé livre les trésors
des égliscs pour les frais de la guerresainte, et, 4un moment donné,
enrdlera les fidéles dans les Confréries du Saint-Esprit.Le Parlement
multiplie les arréts rigoureux contre les préches; il présente au
roi les célébres remontrances de Bégat contre les édits de tolérance *.
Enfin, Gaspard de Saulx donne l’unité et la force au mouvement en
s’y associant par ses ordonnances, en armant au besoin toutes les
mains fidéles qui pouvaient tenir unc épée.
fi subissait I’cntrainement populaire, mais il le subissait volon-
tiers. Comme gentilhomme et comme soldat, il voyait dans la lutte
4 outrance le plus sacré des devoirs et la meilleure des politiques.
Il se croyait tenu de combattre les hérétiques par son serment de
chevalier, comme le roi par son serment du sacre. Béze émet a son
égard une étrange assertion, que rien ne confirme : « Homme d’au-
tant plus dangereux, dit-il, qu’il avait eu connaissance des vérités
de la religion*. » En tout cas, edt-il, comme tant d’autres, assisté
par curiosité 4 un préche ou chanté les psaumes de Marot au Pré-
aux-Clercs, il n’en fut pas moins le plus implacable ennemi des re-
ligionnaires. Habitué 4 la discipline militaire, n’aimant pas plus
voir s’affaiblir l’obéissance que le commandement, i] entra dans la
guerre civile sans hésitation, mais sans ardeur. L’honneur de faire
exécuter les ordres du roi lui était encore plus 4 cceur que le succés.
S’il mit les pieds dans le sang, il ne s’en repentit pas, mais il ne
s’en glorifia non plus jamais. Ce n’était point un fanatique, c’était
‘ Registres de la chambre de ville, de 1559 4 1563.
2 Ces remontrances sont imprimées dans les Mémoires de Condé, t. IV,
p. 556-442.
3 Histoire ecclésiastique, liv. V.
810 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
l’esclave de sa consigne, quelle qu’elle fit. Ne sachant ni dissimu-
ler, ni faiblir, il n’était pourtant pas étranger aux tempéraments
qu’exige, surtout en temps de guerre civile, le gouvernement des
hommes.
Ainsi, 4 la premiére nouvelle que les huguenots s’agitent autour
de lui, il écrit au roi: « Si je puis savoir qu’ils s’assemblent pour
faire tels sermons ou pour chose qui vous importe, je départira
avec votre autorité l’assemblée si rudement que les autres y pren-
dront exemple. Voila tout le sermon que je sais*. » Cependant celle
rudesse n’excluait pas une modération habile. Quand il fut envoyt
en Dauphiné pour y étouffer les troubles naissants, il lui était ex-
joint d’étre sans pitié envers les novateurs. Il se borna a gagner
lés uns et a effrayer les autres. Les chefs se laissérent lier les mains
par des pensions et des honneurs, et les bourgeois de Valence cé-
dérent quand Tavanes, se présentant dans leur assemblée, eut soul-
fleté brusquement, emprisonné et menacé de la potence le plus
hardi d’entre eux. Plus tard, au plus fort de la lutte, il enverraau ler-
rible baron des Adrets ces mots qui font honneur & la fois 4 laclar-
voyance de son esprit ct & la générosité de son coeur : « Ne faut
point que sous ce manteau de religion ou il se trouve si peu de dil-
férend puisque tous voulons Jésus Christ, nous nous coupions ainsi
la gorge les uns aux autres*.... » Néanmoins, la tréve achevée, la
_ qui avait écrit ces lignes restait ferme et maniait vaillamment
"épée. .
Cette loyale attitude, qui augmenta si promptement son prestige
en Bourgogne, n’était pas aussi appréciée 4 la cour. La reine-mére
tantot laissait les Guises l’exhorter a étre intraitable, tantot lui re
commandait les ménagements et la prudence. Une semblable pol
tique avait, aux yeux de Tavanes, le double défaut de manque de
suite et de manquer de sincérité. Il répugnait 4 la dissimulatiod,
qu’il estimait « en ce temps autant ou plus punissable au magistrdt
que le méfait au sujct® ». Aussi demandait-il 4 son maitre de ne
plus aller d’un parti 4 l’autre, et de faire la lox 4 tous. S'agissaitil
de ses intéréts personnels? On voyait reparaitre le courtisan atten
4 ne heurter personne, le gentilhomme ambitieux, avide d'argetl
comme de gloire. S’agissait-il des intéréts de son gouvernemen! :
de l'Etat, sa franchise était entiére, et. lui était parfois impulée @
crime. Il présentait alors sa défense comme il avait offert ses Col
_seils, & visage découvert, et Catherine de Médicis recevail de Ini des
lettres comme celle-ci :
{ Lettre du 1° février 1560.
: * Lettre au baron des Adrets, 9 juillet 1562.
3 Lettre au lieutenant de Macon, 4 juillet 1565.
|
|
ei
| LES ORIGINES DE LA LIGUE. 811
« J’ai vu ce qu'il vous a plu m’écrire de votre main, et ne sais
encore bien que vous y répondre, d’autant que cela cst tant éloigné
dela raison qu'il n’y a homme hors de sens qui dit penser que vou-
lussiez ruiner votre propre sang et cette couronne qui vous honore
tant. S’il vous plait me dire ceux qui vous ont dit que j'ai parlé de
vous, je m’essaycrai de leur fermer la bouche, de sorte quils ne
mentiront jamais d’un si:homme de bien que je suis, ni plus
affectionné a votre service. Je ne vous en ferai point d’autre excuse
sinon de vous supplier trés-humblement penser que je ne suis point
changé depuis le temps que vous me connaissez votre serviteur, et
demeurerai en cette opinion tant que ma vie pourra durer... Ce
que je me plains le plus est de savoir quelles gens je dois tenir
pour neti de Sa Majesté, et a qui je dois faire la guerre résold-
ment '.
Un j jon: il ne se contenta pas d’écrire ; il. envoya 4 Fontainebleau
un gentilhomme avec charge de demander expressément a la cour
une attitude plus franche, ou tout au moins des instructions plus
précises. Catherine, pour éviter de répondrc, prit le parti de tour-
ner ja chose en plaisanterie. « Ne connaissez-vous pas Tavanes? dit-
elle 4 ses conseillers. Je sais quel il est ; nous avons été nourris pa-
ges ensemble! » Elle écartait ainsi une demande sérieuse comme
une boutade sans portée : elle affectail d’abandonner un fidéle scr-
viteur, préte 4 le laisscr se compromettre, pour profiter de son au-
dace s'il réussissait, pour dégager sa propre responsabilité en cas
d’insuccés. « Quant 4 moi, répétait en vain Tavanes, je n'ai point
de masque, passion ni rien de caché, et suis résolu de faire du tout
la guerre ou du tout la paix, ou, pour ne savoir servir mon maitre
avec dissimulation, ne m’cn méler plus.» Et il était heureux quand
il pouvait ajouter : « Les élcments de la politique montrent tous
Jes jours qu'il n’y a guére a gagner aux dissimulations ; aussi le
roi n’entend point que l’on ae mais veut des serviteurs
qui exécutent raidement ses ordres °.
Ce rude soldat n’était guére fait Soil appliquer une politique
d’atermoiements et de compromis, qu’il savait du reste imposée &
la cour par la nécessité, et qu’il ne jugeait pas utile en Bourgogne.
La reine-mére, dans des avis secrets ou dans des ordres verbaux,
lui laissait entrevoir le fond de sa pensée, et dans ses instructions
officielles se démentait elle-méme. Tavanes n’était pas d'un carac-
tére assez souple pour la suivre pas a pas et se contredire volontai-
rement avec clle. Poussé aujourd’hui au combat pour étre enchainé
4 Lettre du 29 mai 1562.
* Lettres des 9 juillet 1562 et 10 juillet 1569.
8412 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
le lendemain devant l’ennemi, il chercha autour de lui un point
d’appui solide, ct le trouva au milieu d’une population trés-ardente
dans sa foi et trés-passionnée pour ses libertés. Dés lors l’esprit de
la Ligue est.le maitre en Bourgogne; c'est la guerre sans repos ni
tréve avec la Réforme qui s’engage. Tavanes est au centre du
champ de bataille : en face de lui les hugyenots qu'il n’épargne
pas pendant la lutte, qu'il désarme durant l’intervalle des tréves
conclues malgré lui, et qu’il protége 4 peine comme des rebelles
impénitents; autour de lui une foule ardente, dont il voudrait ré-
gler le zéle militant, qu’il ne contient qu’a regret et dont il sait mal
punir les excés ; au-dessus de lui, une cour impénétrable ou plutét
indécise dans ses résolutions, 4 qui 11 doit obéissancc et dont il in-
terpréte souvent a son gré les ordres. Telle fut pendant dix ans la
situation en Bourgogne.
Dés 1564, on peut voir par les séditions de Dijon et d’Auxerre
quelle était l‘effervescence des esprits. « Il y eut alors, dit de Thou,
une grande émeute a Dijon. Le peuple vint fondre sur les protes-
tants qui étaicnt assemblés... ct ils marchérent tambour battant,
comme s’ils cussent été 4 un combat. Les protestants se servirent
pour se défendre dcs armes qu'ils avaient, et repoussérent leurs
ennemis. La populace, n’ayant pu avoir aucun avantage sur les pro-
testants, tourna safureur contre leurs maisons ct en pilla quelques-
unes‘. » C'est la sans doute le récit lég¢rement cxagéré d'une que-
relle qui éclata entre Ics vignerons du quartier Saint-Pl:ilibert et ies
armuricrs de la rue des Forges, a l'occasion d'une statue de la
Vierge que ceux-ci étaient accusés d’avoir dérobée. Pendant plu-
sieurs jours les chaines furent tenducs dans les rues et les ha-
bitants sous les armes. Un mois auparavant, a Auxerre, plus de
deux mille personnes étaient venues cerner unc assemblée calvi-
niste qui se dispersa 4 leur approche; furicuse de sa déconvenue.
cette multitude se jeta sur les maisons des bourgeois accusés d'hé-
résic et en pilla une trentaine. Tavanes, chargé d’informer sur ce
tumulte, fit pendre trois des pillards ; aprés celte satisfaction donnée
a l’ordre public, il n’oublia pas les huguenots, cause premiére, a ses
yeux, du désordre; il en bannit cing, dont il confisqua les biens, et
en condamna cing autres 4 mort en effigic. C’était leur faire payer
cher la protection qu’il leur avait accordéc.
It pensait par 1a « tenir en crainte » les uns et les autres ; mais il
faisait ainsi dans chaque ville, de la population proiestante, une
bande de suspects désarmée et menacée, irritée, et toujours préte
4 la révolte. De leur cété, les catholiques n’étaient préoccupés que
' Mislotre universelle, liv. XXVIII.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 813.
des moyens d’écraser complétement leurs adversaires. Quand parut
’édit de janvier 1562, qui autorisait dans une certaine mesure le
culte calviniste, le désordre fut & son comble.
Dés le premier jour, l’édit sembla a Tavanes « la porte par ot: les
huguenots sont entrésen France», ct, sur de l’assentiment populaire,
il en fit ajourner l’enregistrement par le Parlement, ce qui était en
suspendre l'exécution. Qu’on juge de la situation qui s’ensuivit :
dans les autres provinces, les religionnaires étendant, comme dit
d’Aubigné, |’édit par dela les bornes, voulaicnt aussitét substituer
leur domination exclusive a la tolérance restreinte qu'on leur ac-
cordait. fn Bourgogne, au contraire, cette tolérance elle-méme leur
était refusée, faute d’une formalité légale. Ne pouvant comprendre
que le Parlement et le gouverneur méconnussent, en vertu de pri-
wiléges particuliers, la volonté royale, ils n'hésitérent pas a dé-
sobéir. A Chalon, las de précher sur les places et sur le pont de la
Saodne, ils s’emparérent des abbayes déscrtées par les moines, et tes
concessions que Icur fit le lieutenant royal pour obtenir le rétablis-
sement de la messe ne les empéchérent pas de faire monter dans
\es chaires catholiques leurs prédicants. A Dijon, ils occupérent les
Tues en armes et forcérent les passants 4 se joindre 4 leurs céré-
monies. On lut sur les murs des placards imcendiaires. Le premier
président du Parlement, 'alors malade, vit sa maison envahie et lui-
méme menacé de mort par une bande de fanatiques. Enfin Tavanes
craignait un coup de main contre lui.
D’'aprés ses Mémoires, les huguenots étaient « douze cents, réso-
lus de le tuer et de se saisir de la ville. Ils avaient, percé les mai-
sons de la rue des Forges,... et se pouvaient secrétement assembler
tous en une quand ils le voulaient. Les gens de métier huguenots
s'étaient fournis chacun de cing ou six soldats qu’ils disaicnt étre
leurs serviteurs ou apprentis ». Averti de leurs projets, le lieute-
nant-général se retira dans le chateau, prét 4 tout événement. On
essaya de lui persuader que les religionnaires étaient les plus forts,
et que toute résistance était inutile. Il répondit que le lendemain
toute la ville serait debout pour se défendre, et il interdit, sous
peine de mort, de sortir des maisons de nuit. « La rébellion était si
préte, que les huguenots tiraient des arquebusades aux trompettes
qui publiaient ce commandement.» Les catholiques effrayés se
cachaient au fond de leurs maisons; il n’en vint pas cent se ranger
en armes autour de Tavanes. Cclui-ci paya d’audace : ayant pu in-
lroduire dans le chateau la compagnie d’hommes d’armes de son
beau-frére Montrevel, il s’empara a l’improviste de douze otages
Choisis parmi les citoyens suspects, et les garda derriére les murs
de la forteresse comine caution de sa vie menacée. Ce coup de main
S14 __ LES ORIGINES DE LA LIGUE.
lui donnait la victoire sans combat. Il l’assura en faisant apporter
3 la maison de ville toutes les armes, et plus de quinze cents étran-
gers huguenots récemment introduits dans les corps de métiers
furent expulsés comme fauteurs de troubles.
Théodore de Béze a raconté avec détails les vexations que subirent
alors ses corcligionnaires. Un trait cité par lui prouve cependant
que Tavanes avait l’A4me moins dure que son impitoyable consigne.
« Ayant Tavanes, dit-il, mandé une bonne partie de ceux de la re
ligion de se trouver devant son logis (ce 4 quoi ils obéirent), et sur
cela leur ayant fait plusieurs aigres remontrances, jusques a user
souvent du mot de pendre, un sellier, nommé Hugues Grflliére, en
s’approchant, lui dit tout haut ces mots : « Monsicur, je vous sup-
« plie de commencer par moi. » Laquclle parole émut tellement
Tavanes qu'il fut contraint de larmoyer devant tous. Ce néanmoins,
contre sa conscicnce, il leur fit commandement de sortir hors la
ville, et de fait, en fit mener hors la ville plusieurs par le come de
Montrevel'. »
Tavanes compléta ces mesures par deux ordonnances qui achevé-
rent de terrifier le parti calviniste. Dans les villes, il fit distribuer
des armes 4 tous les catholiques; dans les campagnes, les paysans
durent refuser l’hospitalité aux protestants fugitifs et leur counr
sus, sous peine d’étre regardés comme criminels de lése-majesté. De
tels faits attestent que si la Ligue n’était pas encore une institution
provinciale, son armée était toute préte, énergiquement comman-
dée, et prenait méme l’offensive. Au jugement de Tavanes, il n’était
que temps de couper court au désordre, car un autre ennemi se
montrait 4 la frontiére du duché. C’était le moment ou, dana tout
le royaume, Condé ct Coligny appelaient aux armes leurs partisans,
ou la cour, contrainte a la lutte, se réfugiait sous la protection de
Francois de Guise et de ce qu'on appelait le Triumvirat. Les hugue-
nots, maitres du Dauphiné, avaient occupé Lyon le 1* mai 1562, ef
la révolte, comme une marée montante, envahit aussit6t la Bourgo-
gne. Le 3, les images étaient abattues & Macon. Quelques jours
aprés, ce fut le tour de Chalon : le fameux Montbrun, a la téte des
bandes recrutées dans le Midi, occupa cette derniére ville. Dans
toute la vallée de la Sadne, les églises et les couvents furent dévas-
tés, la messe interdite au nom du roi. Dijon était menacé. Si le sou-
lévement dépassait la Bourgogne, |’armée du Triumvirat était prise
entre deux feux; la route était ouverte aux reitres pour pénctrer
jusqu’au coeur du royaume. Tavanes, par sa campagne de 1562,
* Histoire ecclésiastique, liv. XV. — Ce livre est consacré tout entier a Vhis-
toire du protestantisme en Bourgogne.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 815
dispersa l’aile droite des forces protestantes, ct son mérite fut d’au-
tant plus grand qu'il dut coumbattre 4 peu prés avec les seules for-
ces de la province, et sans savoir jusqu’au bout si le roi lui saurait
gré de sa victoire.
Au début de ses opérations, tout lui faisait défaut, l’argent et les
hommes. La cour cit été fort embarrassée de le seconder active-
ment, quand trois provinces seulement sur dix-huit restaient fidé- -
les. Ce fut donc de la Bourgogne qu’il dut tirer toutes ses ressources.
Les emprunts forcés sur les huguenots ne suffisaient pas 4 remplir
sa caisse militaire; 1! s'adressa au Parlement et & la chambre des
comptes, 4 la mairie de Dijon et au clergé, qui s’imposérent extra-
ordinairement pour subvenir aux frais de la campagne. « J'ai été
contraint, écrivait-il le 14 mai, d’engager un peu de vaisselle d’ar-
gent que j'avais, ne trouvant, a cette heure, un seul grand blanc a
emprunter sur mon bien, 4 cause des temps ow nous vivons... car
vous savez que sans cela on ne peut assaillir ni se défendre. » Le
roi lui répondit en l'autorisant 4 saisir et 4 vendre l’argenterie des
églises, « allendu qu’il est question de la conservation de religion. »
Six cents chevaux et douze cents arquebusiers, telles étaient les
forces de l’aventureux capitaine, quand, quelques jours aprés, il
entra en campagne.
Eo méme temps, une expédition d’une autre nature se préparait.
Le Parlement avait décidé l’envoi de deux députés au roi, pour sol-
hiciter 'abrogation de |’édit de Janvier. L’un de ces députés était le
conseiller Jean Bégat, le savant commentateur de la Coutume de
Bourgogne et le plus brillant orateur de sa compagnie. Ce magis-
trat, mort en 1572 4 quarante-neuf ans, fut célébre, durant sa
courte carriére, non-seulement dans son pays, mais au dela méme
des fronti¢res de France. Non moins zélé catholique que profond
jurisconsulte, il fut avec Tavanes le fondateur de la Ligue bourgui-
gnonne, et il agit, parla, écrivit pour elle avec une égale activilé.
S’il n’appartient pas a |’école de L’Hospital, il sut néanmoins se gar-
der de tout excés, et on peut dire qu’il a été le modéle de ces grands
magistrats, comme Pierre Jeannin et Etienne Bernard, qui surent
honorer leur pays natal sous les drapeaux de la Ligue, et bien ser-
vir ensuite la France aux cétés d’Henri lV.
Introduit dans le conseil privé du roi, Bégat plaida sa cause,
dit-on, avec une éloquence dont les preuves nous manquent, mais
dont le retentissement fut grand alors et la victoire complete. Le
Parlement non-seulement obtenait que l’exécution de l’édit serait
suspendue, mais il recevait les félicitations du roi sur sa sagesse ;
et, afin de resserrer les liens qui unissaient déja les catholiques de
la province, il imposa, par arrét, & tous les officiers royaux de son
816 _ LES ORIGINES DE LA LIGUE.
ressort une solennelle profession de foi. Le discours de Bégat, le
formulaire promulgué par ses collégues, telles furent les premidtes
manifestations de la Ligue en Bourgogne. J."Hospital lui-méme
avait jugé prudent de leur céder, et il laissait le dernier mot am
arguments que l’épéc de Tavanes ne devait pas tarder 4 produire.
Nous n’avons pas 4 raconter ici la campagne de !’armée catholi-
que et de son chef : elle aboutit 4 la reprise de Chalon et de Macon
sur les rebelles, et se termina quand Tavanes, parvenu aux portes
de Lyon, se vit remplacé dans son commandement par le duc de
Nemours. Mécontent de cette sorte de disgrace, il rentra aussildt
dans son gouvernement, et s’appliqua tout enticr a pacificr les pro-
vinces qu’il avait soumises.
La nécessité de contenir les huguenots irrités ct frémissants, le
désir de chaticr exemplairement ceux qu’il avait réduits 4 l'obéis-
sance, l’impuissance ow il se trouva peut-étre de contenir la rac-
tion populaire, donnérent 4 sa victoire, dans ceriaines villes, la
couleur d’une vengeance. On lui reprocha en outre d’avoir été
plus sensible a l’argent qu’a la gloire. Cupidité et cruauté, ce sont
la les vices les plus communs aux héros de guerres civiles, et le
parti protestant ne pouvait manqucr de les imputer & ses plus
implacables adversaires. Tavanes a partagé sa haine avec le ter-
rible gouverneur de la Guyenne, Blaise de Monluc. Celui-ci est allé
‘méme au-devant des reproches en se vantant d’avoir orné de ca-
davres les arbres des chemins ot il passait, et Brantéme affirme,
4 tort ou a raison, que les troubles l’enrichirent subitement de
cent mille écus. C’est & peu prés 1a histoire de Gaspard de Sault;
ces deux capitaines devaient subir la méme renommeée, aprés avoir
montré le méme caractére et affronté les mémes ennemis. Dans
leurs campagnes a l'intéricur, ils ne séparérent jamais le protes
tant du factieux; ils déclarérent hautement qu’un manteau de 1
ligion voilait ici des ambitions plus ou moins lévitimes, et, mal-
eré leur rigueur calculéc, ils furent acccssibles, et plus qu'ls
‘n’ont voulu i’avoucr eux-mémes, a des idées de tolérance et de
générosité.
Enfin, et c’est ce qui compléte la ressemblance entre ces deus
soldats de fortune, ils furent les premiers organisateurs des ligues
-provinciales. Au commencement de 1563,.Monluc donne I'cxem-
ple; 4 Bordeaux, & Toulouse, & Agen, des associations se formen!
ou entrent a l’envi les scigneurs, les bourgeois, le clergé. A Dion.
on aurait pu suivre leur développement complet, si quelque mala
brutale ou intéressée n’avait détruit les registrcs sccrets du Pat-
lement et de la chambre de ville. En tout cas, elles existent dé
‘de fait en 1563. Tavanes a fait campagne pour le comple de Ia
LES ORIGINES DE LA LIGUE. — 817
province autant que pour le service du roi. Le Parlement, la ville
de Dijon, les églises ont soldé ses troupes; derri¢re lui, tout un
peuple veille en armes. La lutte finie, il ne regoit pas le baton de
maréchal qu'il espérait : en revanche, un bref du pape le félicite.
de ses victoires, et il s’entend proclamer, par un poéte bourgui-
gnon, l’égal des héros de la Fable et de I’Histoire, d’Ulysse et de
‘César'. Il est désormais, dans sa patrie, l’dme et le chef presque
indépendant du parti catholique.
Nées du fanatisme populaire, ces ligues aboutiront aux massa-
cres; plus tard sculement, lorsqu’unc idée politique commune
inspirera les chefs, elles formeront les éléments de la Sainte-
Ligue. A ce moment, ce sont les associations de ce genre qui, se
posant cn face des associations protestantes, déchainent la guerre
-et forcent la main aux politiques. Guizot a parfaitement saisi ce
point de vue, que justifient, pour la Bourgogne, les documents sur
jesquels s’appuie ce récit, et il dit avec raison, des excés qui ont
déshonoré les guerres civiles du seiziéme siécle : « C’est une mé-
prise ct unc injustice trop communes de faire peser presqu’exclu-
sivement de tels faits, et la réprobation qui leur est due, sur les
grands acteurs historiques dont le nom y est resté attaché; les
peuples eux-mémes en ont été bien souvent les principaux acteurs;
ils ont bien souvent précédé ou poussé leurs maitres dans les dé-
sasireux attentats qui ont souillé notre histoire, ct c’est sur les
masses comme sur les chefs que doit pceser le juste arrét de la
postérité. Dés qu’on parle de la Saint-Barthélemy, Charles 1X, Ca-
therine de Médicis et les Guise semblent sortir de leurs tombcaux
pour subir cet arrét. A Dieu ne plaise que je veuille les en affran-
chir; mais il frappe les générations anonymes de leur temps aussi
bien qu’eux-mémes, et les massacres pour cause de religion ont
commence par des mains populaires bien plutot que par des mains
royales?. »
Liillustre historien aurait méme pu ajouter que la cour se dé-
fiait de l’aide souvent génant qui lui était donné par ces associa-
tions populaires. Elles les suspectait, quoique organisées sous sa
surveillance, et se hatait de les dissoudre, dans les intervalles de
tréve. Elles lui apportaicnt bien, en cas de lutte, un sccours effi-
cace; mais elles lui rendaient sa tache impossible, s’il devenait
nécessaire de transiger avec l’ennemi. Elles apprenaient enfin a la
noblesse et au peuple des provinces & ne plus compter que sur eux
4 Discours en vers des iniséres de ce temps, anonyme. — Bibl. Nat., portefeuille
Fontette 36 A, f. 106-107.
2 Guizot, Histoire de France raconiée & mes petils-enfants, t. Ill, p 291
25 Aour 1875. O09
818 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
mémes. C’était ouvrir la carriére aux élans désordonnés de la
foule, ldcher la grande levriére, comme dit Regnier de la Planche;
c’était donner, dans chaque ville, une couleur de religion aux con-
voitises ou aux prétentions des plus hardis'. On edt dit que la
royauté pressentait les excés démagogiques des Seize, les intrigues
des Guises et de Philippe II.
Les premiers auteurs des ligues provinciales ne voyaient pa
si loin dans l'avenir. fl leur paraissait tout naturel de rester unis
et préls au combat, en présence d'une armée de sectaires debout
au scuil de leurs églises. On a la lettre curieuse ot: les preétres
du clergé de Bordeaux défendent l'association dont .ils faisaieat
partie, et que la paix d’Amboise venait de dissoudre. Ce n'étail,
disent-ils, qu’une bonne et sainte intelligence entre les trois Etats
« pour plus religieusement reconnaitre l’honneur de notre Dieu
et de son Eglisc, et nous maintenir en l'amour, crainte et obéis-
sance que nous devons a notre roi, et rien de sinistre. » Ils sup-
plient ensuite la reine-mére de peser la différence qu'il y a entre
les synodes et colloques et les confédérations, les uns cause de
troubles, les autres garants du repos public. Ils ont regu la paix
a bras ouverts, puisqu’elle leur promettait entiére protection; par
malheur, elle a amené une recrudescence de meurtres parmi les
personnes ccclésiastiques. Ils demandent 4 étre défendus, ou tls
sollicitent la permission de sortir du royaume’. Rien ne con-
state mieux que cette piéce singuliére l’attitude des deux partis
aprés la paix, les coléres et les défiances qui survivaient, dans
les dmes, 4 une guerre qu’en fait rien ne pouvait plus in-
terrompre.
En Bourgogne, la paix d’Amboisec, conclue 4 l’improviste entre
la reine-mére et Condé, trompa également les espérances des deus
partis. L’émotion s’accrut & la réception des lettres ot Catherine
blamait la sévérité des officiers de justice envers les réformés, el
enjoignait d’euvrir les portes des prisons 4 tous les détenus pour
le fait de religion. Le Parlement résolut de surseoir, comme I'at-
née précédente, 4 lenregistrement de l’édit. Les Etats, alors rév-
‘ Dans les remontrances envoyées par Condé au roi, en 1568, on lit : « Il fut
fait commandement par le capitaine de la garnison de Chablis 4 un personnage
qui était de la religion audit lieu de sortir... On lui remontra que c’était contre
les édits du roi: il répondit qu'il savait bien l’intention du roi, et que le peuple
le voulait ainsi, comme si la puissance eat été transférée au peuple; qui sont
faits de trés-dangereuse et pernicieuse conséquence... » (Dans les Mémoires sur
la troisiéme querre civile, par Jean de Serres, liv. 1.)
* Lettre du clergé de Bordeaux a Catherine de Médicis (s. date). Bibl. Nat..
Ms. francais 15881, f. 581.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 819
nis, lui envoyérent une députation pour lui dénoncer les « trou-
bles et inconvénients » apporlés par l’édit a la province, et lui
exprimer leur intention de s’unir 4 ses remontrances. Le Parle-
ment chargea de résumer tous ses griefs l’orateur qui l'avait déja
si bien représcnté, Jean Bégat. Celui-ci partit, ayant pris soin,
cette fois, de rédiger sa remontrance, qui nous a élé conserveée.
Dans ce plaidoyer habile, sous sa forme pédantesque, la tolé-
rance entre les deux religions était représentée comme injurieuse
4 Dieu, fatale au repos des familles, funeste 4 la prospérilé de
"Etat. On rappelait, avec intention, les prédications anarchiques,
les désordres qui avaient accompagné lintroduction des nouvelles
doctrines. Si chaque ville est divisée, par la religion, en deux par-
lis, disail-on, dans un pays ow les priviléges municipaux sont si
étendus, c’est la guerre civile en permanence.
Un autre argument, particulier 4 la Bourgogne, reposait sur
les dangers de la désunion dans un pays de frontiére, « vraie
descente et avenue de tous les pays d’Allemagne. » Tavanes les
connaissait bien, lui qui craignait sans cesse unc irruption de
reitres ou la violation de la neutralité franc-comtoise; dans plus
d'une place, comme le témoignent ses réclamations fréquentes, les
soldats n’étaient pas payés, l’artillerie était incomplete, les forti-
fications tombaient en 1uines. Bégat montre 4 son tour les milices
des villes partagées en deux camps, se divisant sur le choix de
leurs chefs, s’irritant réciproquement par leurs pratiques reli-
gicuses, les huguenots suspects de connivence avec l’ennemi s’ils
sortent de la ville pour aller a leurs préches. Il faudrait alors, et
Bégat ne parait pas envisager cctte perspective sans appréhension,
que le roi se chargeat a ses frais de la garde des villes : tant l’esprit
bourguignon d’alors était passionné a la fois pour la religion catho-
lique et les priviléges innombrables qui faisaient de chaque cité,
dans la province, une véritable république!
Ces considérations n’ont plus aujourd’hui qu'une valeur histori-
que; elles étaient irréfutables 4 une époque ou la tolérance entre
les cultes était regardée comme une chimére ect un sacrilége. L’Eu-
rope catholique les lut et les accepta comme la défense la plus com-
pléte de l’ancien ordre social et religieux. Les réformés répondirent .
par une Apologie de U'édit du roy. C’était un appel a la charité évan-
gélique qui laissait de cdté, on le comprend, les arguinents fondés
Sur l'état des esprits ct des moeurs en Bourgogne. Sur ce terrain,
Bégat se sentait invincible : au dernier moment, voyant ses remon-
lrances repoussées, il se retrancha obstinément derriére les privi-
léges de sa province comme derriére un rempart inviolable, et c'est
820 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
alors que L’Hospital lui répondit aigrement par un argument décisif,
celui du bon plaisir royal.
Bientdt en effet, le Parlement recut commandement exprés d’en-
registrer l’édit sans modification ni restriction. Il n’obéit qu’a moi-
tié, et accepta le traité d’Amboise « par provision, et jusqu’a ce
qu’autrement en fat ordonné. » Tavanes, tout en protestant de son
obéissance, multiplia les objections, Ics difficultés et les retards.
ll voyait que protestants et catholiques n’invoquaient l’édit que la
ou ils étaient les plus faibles; que les uns et les autres croyaient
avoir droit 4 une revanche jugéc de part et d’autre inévitable. Sa
ligne de conduite était toute tracée : ne pas heurter trop vivement
les réformés, mais lentement, doucement, leur lier les mains, et a
mesure qu’on sentirait Icur zéle diminuer, leur foi céder et faiblir,
détruire piéce 4 piéce leurs priviléges. Tout en proclamant son res-
pect pour les consciences, il en youlait 4 la profession avouée du
culte dissident, qu’il confondait avec l’impunité donnée aux fac-
tions, et il avait le vain cspoir de la faire disparaitre peu a peu,
sans troubler la paix publique. Au fond, la reine-mére était d’ac-
cord avec lui, si bien qu’elle croyait pouvoir interdire 4 ses sujcts
de se battre entre eux, dans les édits ot elle déclarait la guerre aux
protestants, el dans ceux ot elle leur accordait la paix. C’était la
conséquence d'une situation ou chacun reconnaissait d’avance a
son adversaire la liberté de croire, et lui refusait obstinément Ia li-
berté de pratiquer sa foi'. Catherine regardait donc comme une
convention provisoire le traité d’Amboise, et ne le faisait exécuter
‘Tigoureusement que 1a ot les calvinistes dominaient. Aussi, comme
s'il se fit conformé 4 sa pensée secréte, le lieutenant-général de
Bourgogne ne permettait pas sans mille précautions la rentrée des
réformés dans son gouvernement, et le rétablissement légal de leur
culte. :
La paix religieuse était donc loin d’exister en Bourgogne, quand
Charles IX et sa mére y vinrent en 1564. Tavanes se rendit avec cm-
pressement au-devant d’eux : « Ceci est 4 vous, leur dit-il en met-
tant la main sur son coeur. » Et il ajouta, en placant l’autre sur son
épée : « Voila de quoi je puis vous servir. » Tout l'homme est dans
cette courte et significative haranguc.
La reine-mére reconnut l’empressement de son féal sujet en al-
lant loger a l'hotel de Saulx, et il y cut 14 certaincment entre evs
' Le témoignage le plus curieux de cette disposition des esprits, est l'arrtte
promulgué par les hugnenots, maitres de Lyon : ... Art. 5. Il ne se dira plus de
messes. Art. 4. Chacun sera libre dans sa religion.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. : $21
des entretiens sur la conduite 4 tenir envers les réformés. II ne se-
rait pas (éméraire d’attribuer aux conscils de Tavanes les édits ren-
dus peu aprés 4 Lyon et & Roussillon, qui restrcignirent les conces-
sions de }’édit d’Amboise. S’il est vrai que Catherine acu & Bayonne
la premiére idée de la Saint-Barthélemy, ce fut de méme en Bour-
gogne quelle commenga 4 prévoir la reprise des hostilités contre le
parti huguenot. Et de fait, dés le lendemain du passage de Charles IX,
les épécs sortaient du fourreau comme d’elles-mémes : les protes-
tants essayaient de troubler une procession a Dijon, les catholiques
d’empécher 4 main armeée le préche de Cravant. En dépit des trai-
tés, les ligues catholiques se reforment sous le nom de Confréries
du Saint-Esprit, et Tavanes en favorise discrétement la résurrec-
tion, « pour prévenir la guerre, » disait-il; « pour la provoquer et
la rendre inévitable, » disaient ses adversaires.
Il
Ses Mémoires rapportent a l’année 1567 ce qu’on pourrait appe-
ler la reconnaissance officieuse faite par lui de ces confréries,
comme institutions de salut public contre les novateurs. Il avait
pénétré l’organisation redoutable des huguenots, et voulait les com-
battre par leurs propres armes. ll ne se dissimuluait pas les dangers
d’une semblable taclique; aussi le serment qu'il imposa aux pre-
miers ligucurs avait-il pour but de les faire servir 4 la défense du
tréne comme de la religion. Les membres de la confrérie acceptaient
d’avance un chef de la main du roi. Toutefois, il est 4 remarquer
qu’ils ne juraient fidélité qu’é la maison de Valois, comme s'1ls
eussent déja pressenti l’avénement des Bourbons héréliques. En ou-
tre, ils se promettent un secret absolu envers les étrangers, « sinon
autant gue par Iedit chef il nous sera permis et commandé pour
l’exécution et emploi d’icelle.. » Ce chef, ce devait étre naturelle-
ment Tavanes, qui, sans doute, annonga confidenticllement a la
reine-mére les forces nouvelles qu’il mettait 4 son service. De toute
leur correspondance 4 cette époque, il ne nous reste qu'une lettre
de Catherine, trés-significative, pour peu qu'on en veuille peser les
expressions et lire, comme Tavanes a di le faire, entre les lignes :
« Vous verrez, lui dit la reine, ce que le roi monsieur mon
fils vous écrit de l’ordre qu’il désire étre mis en Bourgogne,
pour éviter que les villes dudit pays ne tombent en Il’inconvénient de
beaucoup d’autres de ce royaume, dont je m’assure que vous savez
assez de nouvelles; et pour ce que c’est le plus grand service que
822 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
pour cette heure vous lui sauriez faire, je vous prie n’y oublier ne
y épargner rien, et que pour cet effet ne craindre (sic) point de
yous faire si fort que vous ayicz de quoi commander a 1a fureur du
mal et empécher qu'elle ne passe plus outre, qui sera un service
fait & votre maitre et 4 moi, dont nous aurons 4 jamais souve-
nance.
« Depuis cette lettre écrite, est arrivé votre courrier avec vos
lettres, par ol nous avons vu que vous ne pouviez mieux faire que
vous avez fait’... »
Quel que soit le mystére dont s’enveloppe ici la reine, il est aisé
de voir qu'elle se prépare, non sans terreur, 4 unc lutte prochaine,
et qu’elle cst résignée 4 accepter toutes les alliances contre l’en-
nemi commun. Les événements du dehors devaicnt précipiter la
crise.
En 1567, le duc d’Albe passe prés de la frontiére bourguignonne
avec une armée, marchant contre les révoltés des Pays-Bas. Catho-
liques et protestants croient que c’cst le signal d’une nouvelle
guerre civile. Tavanes sentait la Bourgogne remuer sous sa main,
et il multipliait les précautions militaires. C’est ainsi qu’il expulse
tous les étrangers de Macon, et qu'il ordonne 4 Dijon une revue so
. lennelle des gardes bourgeoises. Ces mesures successives, une levée
extraordinaire de Suisses ordonnéc par la cour, firent croire aux
huguenots qu’un vaste complot se préparait contre cux. Ils crai-
gnirent d’étre surpris, et résolurent de se lever partout 4 Ia fois,
d’enlever le roi et de s’emparer du gouvernement. Le mot d’ordre
fut répandu et fidélement gardé, et au jour dit, la révolte éclata. Le
25 septembre, dans toules les villes de la Bourgogne, on vit sortir
et se mettre en campagne des bandes de gens armés. Les conjures
franchissaient les portes de Dijon par troupes de cing ou six, por-
tant seulement 'épée, comme pour une promenade, et tout le jour
suivant ils cheminérent dans la direction de Rosoy-en-Bric, ot était
le rendez-vous commun. Les gentilshommes catholiques du haut
de leurs donjons, les capitaines des villes derriére leurs murailles,
les voyaient passer avec effroi, et, tremblants pour eux, ne pou-
vaient répondre aux appels pressants du lieutenant-général. Celui-ci
apprenait bientét qu’Auxerre et Macon étaient aux mains des réfor-
més. Isolé, retenu dans Dijon par crainte d'une surprise, il osait
4 peine écrire 4 la cour, les chemins n’étant pas sdrs. Sa caisse
militaire était vide, et, comme il le disait, «la ot le soldat trouve
a gagner, il n’est plus question de religion *. »
1 Lettre du 10 mai 1567.
® Lettre av roi, 26 septembre 1567.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. "99g
Pendant tout le mois d’octobre, il fut appelé 4 l’armée, royale de
la facon la plus pressante. Dés qu’il crut avoir assuré la sécurité
du duché, il s‘offrit a partir. Cette fois, il croyait aller 4 une guerre
sérieusc, décisive pour le salut de l’Etat et sa propre fortune , avant
son départ, il fil son testament et régla toutes ses affaires de fa-
mille. On le vit jusqu’a la fin de la guerre en Lorraine et en Cham-
pagne, au milieu des capitaines qui se disputaicnt le commande-
ment sous le nom du jeune duc d’Afjou. Il se préoccupait néanmoins
de la défense de la Bourgogne, qu’il savail menacée 4 ses deux extré-
mités. Son cousin de Vantoux y commandait en son nom avec des
forces insuffisantes. L’arrivée du duc de Nevers et d'une armée
d’Italiens changea la face des choses. Macon fut repris. Toutefois, le
vainqueur ne put arriver assez a temps pour empécher le prince
de Gondé de traverser le nord de la Bourgogne, et de le livrer aux
ravages de ses auxilianres allemands.
La paix de Longj;umeau fut conclue sur ces entrefaites (mars
1568), paix qui, de toutes les tréves arrachées a la lassitude des
combattants, fut la plus courte et la moins sincére. Pendant les six
mois qu’elle dura, elle ne fut, pour ainsi dire, pas observée. Entre
toutes les provinces, la Bourgogne fut la plus agiléc, car les plus
ardents des deux partis paraissaient s’y étre donné rendez-vous.
Nous y assistons au prologue d’une tragédie, ot chacun parle de
paix ct se prépare 4 la guerre, ment aux autres et 4 lui-méme, et
embrouille un réseau d’intrigues que l’épée seule pourra briser. La
Réeforme a deux citadelles dans la contrée, Noycrs et Tanlay; Noyers
surtout, assis au sommet d'une colline, entouré par une rivicre et
un triple fossé, protégé par un vaste donjon, paraissait imprenable.
Condé et Coligny viennent s’y installer, et dans toutes ces villes, aux
portes desquelles passent les reitres licenciés et chargés de butin,
exaltation populaire grandit rapidement; les Confréries du Saint-
Esprit sortent de l’ombre, prétes 4 combattre, et, au dernier mo-
ment, la fuite des chefs protestants donnera le signal de la troi-
siéme guerre civile. |
Tavanes, en rentrant dans son gouvernement aprés la paix, s’é-
tait trouvé en face des plus séricux embarras. C'est en vain qu’il
publie, le 30 avril, une ordonnance dans laquelle il recommande
a ses compatriotes, « de quelque religion qu’ils soient, (de) se com-
porter modestement les uns avec les autres, sans aigreur ni souve-
nance des troubles passés... » Partout, 4 toute heure, sous le moin-
dre prétexte, les deux partis sont aux prises. Chaque jour voit s’ac-
cuser davantage l’intervention de la multitude, et, dés le 27 avril,
Tavanes la signalait clairement 4 la reine, en lui insinuant qu'il
fallait la diriger si l’on ne voulait pas étre entrainé par elle : « Pour
St LES ORIGINES DE LA LIGUE.
ne vous rian cacher, tout esclame contre la paix, contre le roi ef
contre vous. Ce pays qui est de frontiére et ot il y a gens de téte &
de cervelle, veut tre traité un peu plus doucement, méme que
vous n’en avez point qui soit demeuré tout en son entier en obdis-
sance aux autres troubles et 4 ceux-ci. Et est nécessaire de se gar-
der de retourncr souvent 4 de telles rudesses pour la conservation
de votre Etat. Personne n’est payé aux places fortes, méme ceux de
l’ordinaire et morte-paies, ce qui est toute la sireté, et c’est un
grand mal que votre susdit Etat repose sur des gens mangés de
poux et qui meurent de faim dans lesdites places; on leur doit
quatre ans. Et faut que je vous dise davantage que, sans les amis
que j'ai, vous y auriez bientét beaucoup de gens mal affectionnés,
étant pratiqués partout a tour de bras, mais j’espére qu’a la fin
tout ira 4 votre contentement, comme je vous le ferai plus am-
plement entendre. » La fin de cette lettre, en dépit de ses obscu-
rités calculées, est trés-claire. Tavanes songe 4 organiser définib-
vement, en vue d’une lutte prochaine, sous les banniéres des coa-
fréries, une arméc auxiliaire sortie des entrailles de la province,
une réserve des garnisons royales. Il veut tenir sous sa main, ea
se mettant a leur téte, ces populations frémissantes contre un ea-
nemi qu’elles accusent de tous leurs maux. Dés ce moment, le pas-
sage des reitres et la remise d’Auxerre aux autorités royales étaient
le signal des plus graves désordres.
Les Allemands ne quittaient qu’ regret le beau pays de France,
d’ou ils emportaient, dit Haton, tant de butin, « que leurs chevaux et
harnais ne purent emmener le tout en leur pays. » Aussi ne sen al-
laient-ils que pas a pas, s’attardant, sous divers préiextes, dans les
riches campagnes de la Bourgogne, et, en attendant le complément
de la solde qu’on leur avait promise, ils dévastaicnt le pays. La cour
crut un moment qu’elle serait obligée de recourir a la force pour
leur faire repasser la frontiére; elle laissa méme entendré a Tavanes
qu'il pourrait précipiter leur retraite par une attaque 4 main ar-
mée. Celui-ci déclina la proposition, sous prétexte que les troupes
lui manquaient pour une entreprise aussi hasardeuse, et qu'il ne
fallait pas ajouter 4 la misére du pays. Tout le monde n’imitait pas
sa sagesse ; les catholiques d’Auxerre arrétaient et dépouillaient un
gentilhomme de Coligny qui portait aux Allemands une partie de
_ leur solde. Le passage de ces étrangers prés de Dijon réveilla toutes
les passions populaires :
« Quand les reftres, écrivait Tavanes au roi, passérent prés de
cette ville y étant conduits par des Francais jusques aux faubourgs
pour saccager, il s’y attacha une escarmouche, ou furent tués cing
ou six reitres et autant de ceux de la ville. Il se trouva deux heures
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 825
aprés ladite escarmouche deux huguenots qui furent tués hors la
ville, et encore que cela se fit avec celte furie, ct qu'il n’ y avait
aucune occasion de plainte, si est-ce que j’ordonnai a la justice
d’en faire informer, et n'ai jamais vu un seul des leurs qui s’en soit
plaint : mais bien dire ceux de cette ville qu’ils ne tiennent la vic
que de moi a cause de la furie du peuple qui était ainsi ému de voir
tuer les leurs... L'on est contraint d’en endurer beaucoup, encore
que vos édits soient violés 4 yue d'ceil et méme par les plus grevés,
de peur de recommencer les troubles, et si cela ee 4 la longue
il ne faudra plus parler de justice, et de régner'.
Le départ des Allemands ne rétablit ni la concorde: ni méme la
tranquillité. Auxerre était en proie & une réaction violente; les pro-
testants, aux termes du traité de paix, avaient remis la ville aux
mains du roi. Les catholiques, en butte depuis six mois 4 toutes
sortes de vexations ct d’outrages, se vengérent cruellement. Leurs
oppresscurs de la veille furent désormais traités en criminels, tra-
qués, emprisonnés, massacrés. Le gouverneur, envoyé par le roi,
était impuissant 4 réprimer ces excés. Ce qui surexcitait encore les
esprits, c’était la présence, 4 quelques lieues de la, des chefs du
parti ennemi. Vers la fin d’avril, Gondé, ne se sentant pas en sireté
dans ses autres résidences, était arrivé, avec sa famille, dans son
chatcau fort de Noyers. Coligny et Dandelot ne tardérent pas @ venir
habiter prés de lui, 4 Tanlay, et leur reunion, en augmentant les
défiances de Catherine et de Tavanes, fut une cause indirecte d’agi-
tation, ajoutée 4 tant d’autres.
C’est alors que le lieutenant-général, pour éviter les surprises de
l'année précédente, songea a tirer parti de l'association secréte, ré-
cemment formée sous ses auspices, et la rendit publique. A ce mo-
ment, Ics Ligues catholiques, dissoutes par la paix de Lonjumeau,
se réorganisaient ouvertement. Ainsi l’on voit se rassembler en Lan-
guedoc une « Sainte Armée de la Foi, » bénie d’avance par le pape,
enrdélée dans les églises, et s’inspirant des souvenirs de la croisade
albigeoise. La noblesse, le clergé ct Je tiers Etat du Maine et de
l’Anjou, établissaient aussi leur confédération. Deux cent trente-
huit notables catholiques, réunis, le 18 mai, dans la grande salle
de l’archevéché de Bourges, s’unissaient par un serment solennel ;
le 24 juin, l’acte constitutif de la Ligue provinciale de Champagne
était publié?. A la méme époque, eut lieu 4 Dijon la « description »
solennelle des bons serviteurs du roi. Les chefs des compagnies
! Lettre du 8 aodt 1668.
2 D. Vaissette, Histoire du Languedoc, t. V, piéces justif. 112-113. — Mouria,
La Réforme et la Ligue en Anjou, p. 71. —La Thaumassiére, Histoire de Berry, etc.
826 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
bourgeoises, les principaux membres du clergé ct de la noblesse,
quelques conscillers au Parlement se réunirent, le 8 juillet, a la
Maison du rot, autour de l’orateur du parti, Jean Bégat. Une
indisposition trés-opportune avait retenu Tavanes dans son cha-
teau d’Arc-sur-Tille; mais ses deux fils, Guillaume et Jean, Agés,
l’un de quinze ans, l'autre de treize, étaient présents. Selon un
_écrit du temps, Bégat prononcga un long discours « pour remon-
trer combien il était requis et nécessaire qu’on se préparat et
qu’un chacun se montat de chevaux de scrvice et de corps de cui
rasses, et ceux de moyen élat d’arquebuses et de bons morions,
ayant un tel ennemi voisin qui est 4 Noyers, afin qu’ils ne fussent
pas surpris par un tas de petits princes batards et étrangers, qui
avaicnt voulu faire la part au roi. » Puis les assistants prétérent de
nouveau le serment de la Confrérie du Saint-Esprit, et s’engagérent
4 servir contre les huguenots de leurs personnes et de leurs biens;
ils promirent, au nom de chacun d’eux unc cotisation mensuelle,
et au nom de la ville deux cents chevaux et deux cent cinquante
hommes de pied, payés pour trois mois. Quelques-uns pourtant, si
l’on en croit les relations protestantes, s’inquiétérent des résultats
de leur adhésion, et, séance tenante, demandérent 4 Bégat si le roi
approuverait leur ligue. Celui-ci répondit qu’il existait une auton-
salion écrite, qu’elle était entre les mains d’un secrétaire de Ta-
vanes; mais la piéce, 4 ce qu’il parait, ne put jamais étre produtte.
Bégat aurait méme ajouté que peu importait approbation royale;
qu'on savait ol s’adresser ailleurs; qu’il ne fallait pas se fier aux
lettres officielles regues par le gouverneur et le Parlement, mais sev-
lement en interpréter certains passages, rédigés dans un langage
convenu d’avance'.
Quoi qu’il en soit de ces aveux, des plaintes s’élevérent parmi
les collégues méme de Bégat. Le Parlement prit ombrage de réunions
qui ne paraissaient ni provoquées ni approuvées par le roi. Le pre-
mier président fit part de ses scrupules 4 Bégat; Tavancs, prévenu,
accourut 4 Dijon. ll se sentait prévenu de jouer un rdle double,
celui d’exécuteur des volontés royales et celui d’agitateur du parti
catholique. Ne voulant ni trahir les résolutions secrétes de la cour,
ni passer pour un rebelle, il se tira d'affaire par une de ces saillies
originales qui lui étaient familiéres ; ct demandant aux magistrats
eux-mémes de lui tracer une ligne de conduite, il leur dit « que la
justice se peint tenant deux balances ; s’ils en voient une pleine de
monopoles, hérésies et rébellions, Yautre de l’honneur de Dieu, du
ved Légende du cardinal de Lorraine, dans les Mémoires de Condé, t. Yi,
p. 108.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. $37
service du roi, extension d’hérésie et de rébellion, il remettait 4 leur
prudence celle qui devait emporter le poids. » Et il continua de
préparer la levée, ct le cas échéant, la mobilisation des milices po-
pulaires.
Dés le 27 juillet, ila écrit aux bourgeois de Cravant pour leur
faire prendre les armes. L’avocat Dechevanne organise 4 Autun
et dans les chateaux voisins une « fraternité des catholiques, » di-
rigée par des officiers qui s’intitulent chefs d’hétel, ct haranguée
par le jésuite Odet Pigenat, un des futurs prédicateurs de la Ligue.
A Chalon, les confréres, commandés par des prieurs et des sous-
prieurs, vont jusqu’a déclarer que si les personnes du roi et de ses
fréres étaient oppressées, de sorte qu’on n’edt pas avertissement de
leurs volontés, on promet obéissance au chef qui serait élu. Le
chef désigné d’avance, c’était le licutenant-général '.
Ces ardents volontaires ne tardérent pas 4 causcr plus d’un em-
barras 4 leur général, par leur témérité imprudente. Un jour Condé
faisait dire qu'un espion avait été surpris mesurant la hauteur
des murailles de Noyers; un autre jour, qu’un agent pratiquait
les gentilshommes de l’Autunois et les avertissait de prendre
les armes au premier signal; et quand Tavanes lui demandait
d’'user de son influence pour apaiser ses coreligionnaires, il lui ré-
pondait que les catholiques devaient poser les armes comme tout
le monde, et se conformer a |’édit. Le commandant militaire de la
Bourgogne voulail, au contraire, étre prét 4 prendre au besoin I’of-
fensive, sans perdre toutefois les avantages de la défensive; il de-
mandait done aux huguenots, aux rebelles de la veille, de désarmer
les premiers : 4 part-cela, il offrit 4 Condé les satisfactions qu’on
réclamait de Qui. Il déclina toute complicilé dans les pratiques se-
_ (rétes ou les atlentats publics contre les huguenots ; il promit de
faire traduire en justice l’espion inconnu surpris a Noyers, et d’exi-
ger une discipline plus sévére des garnisons de l’Auxerrois; il se
déclara prét 4 courir sus au premier présomptueux qui contre-
viendrait & la paix et aux volontés du roi: « J’estime avec l'aide de
Dieu, ajoutait-il en terminant, que tout cela tournera en fiance,
et que nous aurons ce bonheur de jouir de la paix et tranquil-
' Histoire de la Réforme et de la Ligue & Autun, par Abord.— Histoire de Chdlons,
par Perry. « L'église des Carmes, dit ce dernier, fut choisie pour y établir une
semblable confrérie... y dire une messe tous les dimanches, et y faire une
exhortation au peuple... Cette confrérie tint longtemps les esprits bien unis.
is comme il n'est point de chose si sainte ou, quelquefois, il ne s’y glisse de
Yabus, aussi entreprit-elle plus qu'elle ne devait. Elle empéchait donc que les
wnitants, tant catholiques que huguenots, ne sortissent le dimanche hors de la
e, etc. »
$28 LES ORIGINES DE LA LAGUE.
lité qu’il nous a envoyée, ot vous, monseigneur, pouvez beau-
coup. De ma part, j'y emploicrai ce peu de puissance que Dieu m’a
donnée, tant pour le devoir de ma charge qu’intention de Sa Ma-
jesté‘. » C’était la un espoir qui dans les deux camps était exprimé
encore, mais auquel personne ne croyait plus.
Au moment ou Tavanes écrivait cette lettre, un nouvel attentat,
qui touchait de prés 4 Coligny, aggravait encore la situation. Un
gentilhomme envoyé par l’amiral & Auxerre avait 4 peine franchi
les portes de la ville, que les soldats sortis du corps de garde le
poursuivirent 4 travers les faubourgs, firent feu sur lui de leurs
arquebuscs, et le blessérent griévement. Coligny, n’attendant au-
cune justice du lieutenant-général, qu’il n’aimait pas et qu’il regar-
dait comme complice du mcurtre, porta directement sa plainte au
roi, laissant entendre prudemment, mais clairement, qui il accu-
sait : « La connivence et dissimulation dont on a usé jusqu’a cette
heure en cela a augmenté et augmente encore de jour a autre !'in-
solence, audace et arrogance d’un peuple qui semble vouloir par-
tager votre autorité et votre justice... » Et Dandclot précisait ainsi
l’accusation : « Tout ce qui se fait aujourd'hui n’est que pour tant
provoquer et offenser ceux de la religion que l'on leur fasse perdre
patience, occasion de leur courir sus pour les exterminer?. »
Ce fut la reine-mére qui répondit. Sa lettre doucereuse donnait a
l’'amiral une satisfaction apparente, ct essayait sur lui ce systéme
de captation qui le conduisit plus tard au Louvre, dans les bras de
Charles IX, et de 14 sous l'arquebuse de Maurevel et le couteau de
Henri de Guise. Que Coligny oublic le passé, disait-elle ; qu'il soit
persuade que le roi est bon et n’a jamais aimé verser le sang de ses
sujets ; qu'il ne désire rien tant que de les recevoir tous entre ses
bras et les conserver unis pour les employer 4 lV'accroissement du
royaume. Qu’il ne craigne rien, il n’y a rien a craindre, le roi 03
pas changé 4 son égard; s’il en veut meilleure assurance, qu'll
vienne 4 la cour, et il pourra aisément s’en convaincre. La reine,
ajoutait, il est vrai, que si l’effet des ordres du roi pour le rétablis-
sement de la paix ne s’était pas encore fait sentir, c’était que « les
armes sont encore entre les mains de ceux qui ne les devraient paint
avoir, plutét qu’en celles du roi. »
Ce langage ne dissipa point les défiances des huguenots ; désor-
mais trop faibles dans les villes pour résister a la coalition des forces
populaires, ils ne cherchaient plus & se rassembler, mais ils se te-
‘ Tavanes 4 Condé, lettre du 40 juillet 1568.
2 Coligny au roi, lettre du 43 juillet 1568. — Dandelot a la reine-mére, méme
date.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 829
naient préts a partir au premier signal de leurs chefs. Ils disaient
savoir fort bien qu’a la cour on se préparait 4 leur courir sus, et
paraissaient cette fois remplis de crainte @ la penséc de reprendre
jes armes. Tavanes au contraire, dont les forces étaient organisées
partout, aurait pu, disait-il, les surprendre par troupes de quinze
ou vingt dans les villes et dans les bourgs; mais il se contentait de
faire partout bonne garde, et s'il fallait « remucr quelque chose, »
demandait des ordres précis *. C’était la seule concession que Cathe-
rine, avec sa prévoyance intéressée, ne voulait pas lui faire. A ce
moment, elle renouvelait 4 Condé les assurances données 4 Coligny,
et lui promettait méme de poursuivre et de dissoudre les associa-
tions de la noblesse catholique. Elle savait bien ne pas étre obéie ct
ne souhaitait rien tant que de paraitre céder a I’élan aveugle de la
multitude. En méme temps, pour pouvoir au dernier moment le
diriger selon ses vues, elle joignait au commandement de la Bour-
gogne celui de la Champagne, ot une Ligue était aussi organisée,
et autorisait Tavancs 4 appeler au besoin des troupes du Lyonnais.
Elle sentait approcher l'heure ot les chefs huguenots, exaspérés
par des provocations incessantes, déchireraient ouvertement le traité
de paix. |
Sur ces entrefaites, une nouvelle plainte de l’amiral lui arrive; c’est
un appel pressant 4 sa justice, presque une mise en demeure d’agir.
Un gentilhomme protestant, nommé d’Amanzé, vient d’étre assassiné
4 la porte de sa maison par six hommes masqnés. Cette fois Coligny
désigne plus nettement ceux qu'il croit les coupables : « Ce sont des
fruits et effets des confréries du Saint-Esprit et saintes Ligues... Ce
sont choses projetées et délibérécs avec les gouverneurs de provin-
ces, ct... cela ne se fait point sans avis ou pour le moins sans un
tacite consentement?’... » Le 7 aout, Catherine et son fils répondi-
rent encore en promettant justice, ne demandant en retour que
1 Tavanes au roi, 214 juillet 1568.
2 Lettre du 50 juillet 1568. A cet acte d‘accusation de Coligny, il faut joindre
celui que Condé adressa au roi, le 25 aot. au moment de quitter Noyers : « A
qu@lle autre fin tendent toutes ces Confréries du Saint-Esprit et Ligues saintes
qu’ils appellent, ou quelques gentilshommes de la religion romaine mal con-
seillés s'oublient tant que le conspirer et de jurer la ru.ne de ceux de Ja reli-
gion réeformée, la plupart d’entre eux leurs parens, amis et alliés? Mais qui in-
vente et fait dresser lesdites confréries, sinon ledit cardinal (de Lorraine), qui a
promis les faire autoriser el approuver par Votre Majesté? Combien que vous
ayiez donné assez 4 entendre que telles choses vous déplaisent, comme trés-
pernicieuses a votre Etat. A quoi peut tendre ce que ledit cardinal a mandé par
toutes les provinces, qu’on n'eut point 4 ajouter foi 4 toutes les lettres et dépé-
ches de Votre Majesté, concernant !’entretenement de Pédit, si elles n’étaient
marquées de certain signet? Kt de fait auxquelles a-t-on obéi? »
$350 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
l’oubli du passé; et 4 ce moment méme ils se préparaient a pren-
dre leur revanche de l’attentat dont ils avaient failli étre victimes a
Meaux ]’annéc précédente. Les armements des huguenots dans leurs
places fortes de l'Ouest, le bruit que des assassins étaient en route
pour frapper le roi ct le duc d’Anjou, et ouvrir a Condé l’accés du
tréne, hatérent leur résolution.
Un envoyé secret de la cour, Gontheri, secrétaire du chancelier
de Birague, vint trouver Tavancs et lui proposa d’enlever Condé par
surprise a Noyers. Le lieutenant-général pressentil le piége; il com-
prit qu'un ordre ainsi donné, s'il l’exécutait, engageait sa respon-
sabilité en couvrant celle du roi; que la cour voulait ainsi profiter
de l’entreprise, et le désavouer, s'il échouait. 11 commenga par dé-
cliner les pouvoirs de Gontheri et par demander, pour traiter cette
affaire, quelqu’un d'un rang plus élevé. On lui envoya aussitdt un
capitaine nommé Du Pasquier. A celui-ci Tavanes mulliplia les ob-
jections, la difficulté d’aller surprendre le prince au milieu d'une
garnison dévouée, derriére la triple enceinte de son chateau, les fa-
cilités qu’avaient Condé et Coligny. pour fuir, le danger d'un insuc-
cés qui l'exposerait lui-méme 4 leur inimilié; il demanda a étre
couvert par unc déclaration de guerre en régle. Non pas qu'il bla-
mat toujours et en principe de telles surprises, mais il avail déa
prouvé que de semblables missions lui répugnaient dans des cir-
constances moins graves. Ici il s’agissait de porter la main sur un
prince du sang, sur Condé, son ancien compagnon d’armes, el
I'homine qui devait détourner de la poitrine du fils le couteau de ja
Saint-Barthélemy ne pouvait songer a attaquer lachement |e pére.
Toutes les apparences étaient contre Tavanes; il agit pour-
-tant comme s’il se fut résigné a obéir. Il appela 4 lui des com-
pagnies de soldats campées sur la Loire, et ses espions rédaient
autour de Noyers, comme pour lui en préparer I’accés. Il sul
bientot que les paysans des environs étaient requis pour meltre
le chateau en état de défense ct y transporter des vivres. Autour.
tout annoncait la défiance et la crainte : Condé avait -fait venir
successivement jusqu’a quatre cents soldats, qui vivaient a dis
crétion chez les habitants. Tout rassemblement était dispersé 4
coups de baton; le jour de l’Assomption, la messe avait été inter-
dite, et l’on avait démoli une église catholique, dans les fav-
bourgs, pour en employer les pierres aux fortifications. Tavanes
apprit en outre que Condé était sur le point de partir, soit pour
gagner la Rochelle, soit pour aller en Comté, au-devant des rei-
tres. Il n’en continua pas moins ses préparatifs avec une pru-
dente lenteur. Cing jours aprés, il était encore a Dijon, et adres-
sait au roi une longue dépéche qui était a la fois un compte rendu
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 834
de ses derniers actes ct une apologic de sa conduite. Certains pas-
sages sont tout a l’adresse de Condé, et l’on dirait que sa préoccu-
pation principale cst de préparer dans l'avenir, aux yeux du prince,
sa justification :
« Il n’y a homme, écrit-il, qui sul dire que j’aie fait lever, de-
puis la paix, un seul homme, ni de vos ordonnances, ni d’autres,
et suis bien ébahi que mondit seigneur le Prince croie ce qu'il
vous en a mandé, ni moins comme I’on m’a dit, que je voulais
tenter quclque entreprise contre lui, tant avec M. de Barbezieux
qu’autrement, vu qu'il me connait mieux que personne, et sait
bien le service que j’ai toute ma vie désiré faire 4 sa maison,
méme au feu roi de Navarre. I] est vrai, quand il sera question des
commandements de Votre Majesté, de votre Etat et du fait de ma
charge, je voudrais non-sculement entreprendre contre lui, mais
contre mon pére s'il vivait. »
C’était, sous une forme détournée, dire au roi que, dans des
circonstances aussi graves, i] ne pouvait agir sans ordre formel.
Et, plus loin, tout en revendiquant pour le parti catholique le
droit d’association armée, tout en hasardant l’apologie des Li-
gues, il laissait entendre qu’elles n’étaient, pour lui, qu’un pis-
aller, une assistance dangereuse demandéc aux forces populaires,
mais devenue nécessaire, la cowr ne lui envoyant ni argent, ni
soldats :
« Si mondit seigneur le Prince, disait-il, veut étre en soupgon
comme il est, il ne faut pas trouver étrange de l'autre coté, que
ceux qui sont pour votre service en soient de méme.... Et si sous
ombre de ce soupcon qu'il dit avoir, vous voulicz toujours laisser
seulement le peuple pour la garde des villes, Votre Majesté peut
penser quelle sdreté 11 y pourrait avoir; ou il faut que les soup-
cons cessent, ou il faut se garder 4 bon escient, par quoi, quoi-
qu’il en soit, 11 est force de faire tenir des compagnies aux garni-
sons, tant pour la surcté d'icelles, que pour garder les séditions,
d’autant que sans la force, il est malaisé de réconcilier ces deux
peuples, que votre justice puisse étre administréec, les pays en st-
reté et purgés de méchants, et si ladite force n’y est bien raide,
encore qu’il n'y eut point de gucrre, vous ne verricz jamais que
meurtres, pauvretés. Quant aux insultes ct oppressions faites a
ceux de l’ancienne religion,..... ceux qui tiennent votre justice
vous en pourront avertir quand il vous plaira le commander, et s’il
vous plait me commander vous en avertr, je le ferai a la vraie vé-
nité, non que jc veuille dire que mondit seigneur le Prince en soit
occasion, car j’estime qu’il ne Je voudrait souffrir; joint que Jc
833 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
m’assure qu’il n’est pas maitre de tous ceux de ladite religion, prin-
cipalement des méchants. »
Puis viennent ses explications sur la Confrérie du Saint-Esprit,
et les imprudences qu’on lui avait reprochées sans doule & cet
ard :
i Quant a l’article qui parle du propos que tint Monsieur Bégat
& quelques-uns de ceux qui sonten la description de cette ville,
pour autant que ceux de ladite religion prétendue faisaient semer
un bruit par sous main que c’était pour leur porter dommage,
étant malade, je lui ordonnai les assemblées en public, et leur
faire entendre occasion de ladite description qui ne tend a autre
chose qu’a l’observation de l€dit, et pour, si les troubles viennent
4 renaitre 4 la manutention de votre Etat, sdreté du pays 4 moin-
dres frais que l'on n’a accoutumé du passé; de laquelle descrip-
tion j'ai averli, il y a plus de six semaines, mondit seigneur le
Prince, comme vous l’avez pu voir par le double des Icttres que je
vous al envoyé, et que je vous envoie encore. Quant 4 dire que mes
enfants y ont été, ce sont garcons qui courent partout, et y fu-
rent, ct seront, st Dieu plait, décrits pour mourir a vos pieds;
et des propos calomnieux de quoi il charge le sieur Bégat, il est
personnage fort avisé, et aussi peu ignorant qu’homme de sa robe
de votre royaume. Je lui ai donné charge de vous avertir de son
dire; la vérilé de cela ne peut étre cachée pour avoir été dite au
vu et su de tout le monde, en présence de tant de gens et des plus
notables de la ville. Je me tiendrai toujours bien honoré de faire
chose qui soit agréable 4 Monseigneur le Prince, moyennant qu'il
n’y aille rien du votre, et du fait de la charge qu’il vous a plu me
commettre'. »
Ce plaidoyer achevé, ses surctés prises du cété de la cour et ce
ses adversaires, l’habile Tavanes se décida a partir. Tout en pa-
raissant resserrcr les mailles du filet qu'on lui ordonnait de jeter
sur Noyers, il envoyait en avant-garde des espions qui avaient au
moins deux jours d’avance sur lui, et qui se laissérent surprendre
4 desscin au picd des remparts. Ils étaient. porteurs de lettres soi-
disant adressées 4 des troupes venant du cdté de la Loire et conte-
nant ces mots: « Le cerf est aux toiles, la chasse est préparée.
hatez-vous. » L’avertissement fut compris.
Le 25 aout, Condé et Coligny, avec leurs familles et leurs servi-
leurs, s'échappaient de Noyers et prenaient en toute hate le che-
min de la Rochelle. Le premier, avant de monter a cheval, avail
! Lettre du 20 aott 1568.
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 835
Jaissé a l’adresse du roi un dernier réquisitoire, ou l'on ne trouve
pas un mot contre Tavanes. Ce silence prouve que le capitaine
catholique avait dégagé 4 temps son action de celle de Catherine
et de Guise; il exprime éloquemment la reconnaissance de Condé
pour un bienfait dont l’auteur n’entendait pas étre remercié dans
son propre intérét. De méme, l’écrivain protestant qui a rédigé
les Mémoires sur la troisiéme guerre civile ne nomme point Ta-
vanes 4 cette occasion. I] n’edt pas manqué de le charger, s'il
eut eu en main des preuves suffisantes, ou s’il n’edt pas connu
Yimmense service qu’a la derniére heure lc lieutenant-général
de Bourgogne avait rendu a Condé. Enfin, un mois auparavant,
c’était Condé lui-méme qui avait hautement, et 4 l’avance, justifié
son loyal ennemi, son futur vainqueur : « Je m’assure, sire, écri-
vait-il au roi, que ledit sieur de Tavanes ne sait rien de ceux qui
contre moi veulent quelque chose entreprendre; car je le connais
de trop longue main ennemi de ceux qui ne veulent qu’entretenir
les troubles ‘. »
Les Condé, par la faveur constante dont ils entourérent les
Tavanes, pendant les siécles suivants, firent honneur 4 la parole de
leur ancétre, et de génération en génération, reconnurent le service
rendu.
Gaspard, dés qu’il connut le départ du prince, arréta sa marche
vers Noyers, qu'il avait savamment ralentie, et il laissa 4 Ventoux
et a Barbezieux, scs lieutenants en Bourgogne et en Champagne, le
soin de réduire Noyers. Le mois suivant, il quittait son gouverne-
ment pour aller combattre et vaincre, en bataille rangée, ceux qu'il
avait rougi de surprendre dans un piége vulgaire.
Désormais, il n’appartient plus guére a l'histoire de Bourgogne;
cest 4 histoire de France qu’il faut demander son rdle dans les
batailles de Jarnac et de Moncontour, et dans le massacre de la
Saint-Barthélemy. Aussi bien, 4 partir de cette époque, sa cor-
respondance nous manque, et ses Mémoires parlent peu des rela-
tions qu’il conserva avec son pays natal. [] vécut presque con-
stamment 4 la cour, de l’aveu de Brantoéme, « craint, honoré,
aimé, respecté, recherché et bien fort admiré. » Nommé maré-
chal de France, gouverneur de Provence, amiral des mers du
Levant, bien vu du roi, de la reine-mére et du duc d’Anjou, il
abandonna sans regrets la lieutenance générale de Bourgogne au
comte de Chabot-Charny. Celui-ci, en mariant sa fille avec le fils
' Lettre du 22 juillet 1568 (citée dans I'Histoire des princes de Condé, par
Mgr le duc d’Aumale, t. Il).
25 Aour 1875. o4
$34 LES ORIGINES DE LA LIGUE.
ainé de Tavanes, assura, en revanche, & son gendre, la survivance
de sa charge.
Sous le gouvernement de Charny, la Bourgogne resta en paix.
En 1569 et 1570, elle avait été successivement foulée par une in-
vasion allemande et par le passage des troupes de Coligny. Les
Ligues du Saint-Esprit contribuérent alors sans doute a la garde
et 4 la défense des villes; mais, depuis le départ de homme éner-
gique qui les avait réunies en un faisceau et animées de son esprit,
elles ne font plus parler d’elles. Leur nom disparait des documents
de Pépoque, et ce n’est pas a elles qu'il faut attribuer les actes de
fanatisme isolé, les représailles sanglantes, exercées dans les vil-
lages, sur tout passant ou étranger suspect d’hérésie. La modéra-
tion de Charny favorisait les progrés des politiques, qui la, comme
ailleurs, croissaient en nombre et en influence. A peine quelques
soulévements trahirent-ils le réveil furtif des passions populaires,
lors de explosion de la Saint-Barthélemy.
On sait quelle part le maréchal de Tavanes prit a cette tragédie.
On ne voit pas du moins qu’il ait cherché 4 en étendre les effets a
sa patrie. On a dit pourtant que s’il eit alors commandéa Dijon,
le sang edt coulé, et on porte aux nues Charny qui, par sa gent
reuse résistance, aurait préservé son gouvernement des massacres.
Il n’en est que plus curieux de constater qu’a la place de Charny,
le maréchal eut agi exactement de méme. On se rappelle avec quelle
_ prudence, en 1568, il avait décliné les ordres verbaux du roi lu!
enjoignant d’enlever Condé, et demandé, pour sa décharge, des in-
structions écrites. En 1572, une situation analogue se présente; et
le président Jeannin, alors simple avocat au Parlement, nous a ap
pris comment elle se dénoua. Deux jours aprés la Saint-Barthélemy,
deux gentilshommes vinrent présenter 4 Charny deux lettres de lt
main du roi, expédiées le méme jour 4 cing heures d’intervalle
elles recommandaient d’exécuter tous les ordres verbaux dont le
portcurs étaient chargés. On reconnait la le faire de Catherine et ¢e
Birague. Charny, apprenant ce que comportaient ces ordres, recull
devant leur exécution, et convoqua, pour en délibérer, un const!
dont l’avocat Jeannin, élu du tiers état, faisait partie. Celui-ci de-
manda l’application d’une loi de Théodose, défendant aux gouver
neurs d’exécuter un ordre contraire A Ia justice avant trente jours.
s’ils n’en avaient obtenu, dans l’intervalle, une confirmation ar
thentique. Cet appel 4 une loi promulguée par un empereur repel”
tant, par précaution contre lui-méme, fut accueilli comme !a voll
de la raison et de l’éternelle justice. On résolut d’attendre, el, &
effet, deux jours aprés, un nouveau messager apporta la fable d'us
LES ORIGINES DE LA LIGUE. 8355
complot réprimé dont justice était faite, et dont, par conséquent,
om ne supposait personne complice en Bourgogne. Il ne périt a
Dijon qu'un gentilhomme, qui succomba victime d’une vengeance
particuliére‘. Dans les campagnes, les chateaux de quelques sei-
gneurs huguenots furent attaqués : plus d’une famille épouvantée,
qui s’enfuyait en Allemagne ou 4 Genéve, fut égorgée en route par
des bandes fanatiques. Puis la tranquillité publique ne fut plus
troublée jusqu’a l’avénement de la Ligue proprement dite, en 4576.
Tavanes ne devait pas voir ce grand mouvement, qu’il avait pré-
paré a son insu. Dés 1573, il rentrait dans sa province pour y
mourir: il expira au chateau de Sully le 49 juin 1573. Son corps
fut rapporté a Dijon en grande pompe; le Parlement vint solennel-
lement le recevoir et le conduisit 4 la Sainte-Chapelle, ot il fut en-
terré a cété du maitre autel. Ce tombeau fut détruit lors de la Ré-
volution de 1793, et depuis, rien n’a rappelé le souvenir du maré-
chal de Tavanes dans sa ville natale. Aucune des rues qui entourent
Vhétel et le vieux bastion de Saulx ne porte son nom. Il mérite
pourtant le méme honneur que celui décerné récemment a Carnot,
dont on a oublié la complicité dans la Terreur, par reconnaissance
pour ses immenses services militaires. Durant cinquante ans, la
Bourgogne ne jura que'par son nom, s' inspira de son souvenir et
des exemples des siens. Ses deux fils donnérent a la France, dans
le champ clos de la province, le spectacle d’une lutte a la fois cour- |
toise et acharnée, |’un,‘comme chef des ligueurs, l’autre, comme
lieutenant d’Henri IV. Tous deux avaient été membres des Confré-
ries du Saint-Esprit et avaient pris part au mouvement populaire
de 1568; tous deux avaient juré de défendre leur religion et leur
‘roi. Ni ’un ni l'autre ne crut évidemment trahir la foi donnée et
manquer aux traditions paternelles en servant avec un égal cou-
rage, celui-ci, les Bourbons, celui-la, les Guise; et je. suis sir que
si leur pére eut alors véou, il eit été fort embarrassé de prononcer
entre eux, et de dire qui avait le mieux tenu son serment.
L. Pincaup.
‘ Jeannin, Discours apologélique au roi (a la suite des Négociations). — Regis=
tres de la chambre de ville, 30 aodt et 22 septembre 1572.
“HISTOIRE D'UNE USINE
: i eae
aw ts ae
La solution du probléme social, c'est que
"Industrie étant chrétienne, Y’ourrier soit
a he, BS et se Fs : ee ee heurecr.
Avcusrm Cocum.
Rene ae
J'a pnise pour telle ; rien.cependant de plus vrai ; les documents sont
sous la main du public, chacun peut les cansulter'. Signalés d’abord
au Congres des Buvres. oueriéres. catholiques, 4 Nantes, en 1870,
puis 4 Lyon, l'année dernigre, ils ont été. imprimés, réimprimés,
rhpeadus x un grand nombre ‘l’exemplaines, et ils viennent détre,
a, Paris, )’ohjet.d’une conférence que le P. Lacordaire, Montalem-
bert, Ozanam.ou. Cechin auraieat vaulu faire, qu’ils auraient faite
ayer enthousiasme. Agsurtntent ce. dernier aurait disputé a M. Al-
hert de Mun Je bonheur de.traiter publiquement un sujet qui lui.cul
arraché.des Jarmes, et: pour lequel.il était si bien préparé par ses
études d’économie charitable. Sila sténographie avait reproduil
l’éloquenie.et chalenxause improvisation du jeune orateur militaire
dont la flamme -nous réchauffe et nous rajeunit, je me garderals
bien de prendre la plume. Mais. pourquoi aucun écrivain du Cor
respondant, pourquoi le plus compétent et a la fois le plus agréable
qui nous reste en. matiéres économiques, mon ami M. Alfred de
Courcy ne 1’a-t-il point prise? Nos lecteurs s’y altendaient, je nen
doute pas; comme on va lui en vouloir !
Manquant de la science que d’autres auraient montrée dans cc
sujet, qu'ils auraient abordé en commencant par de haules consi-
dérations morales ct politiques sur la question sociale, je viens,
sans préambule, 4 mon histoire.
! Un fait nouveau dans la question ouvriére. Paris, 1875.
HISTOIRE DUNE USINE. ne
Le Val-des-Bois est un eras village de 9, 200 habitants, situé prés
de Bazancourt, dans le département de la Marne. La moitié de. sa
population se livre a Vindustrie textile, l'autre est agricole. Un.
elégant clocher gathique .de pierre et de, brique, nouvellement.
hati, domine le _ village, élevant le signe | de la croix au-dessus de
celui de l’usine.
_L’église, avec sa splendide rosace et ses vitraulx ealomeac ou mille
embiames rappellent les touchanies merveilles du Sacré- Cqur,.
achéve d’indiquer quelle pensée a inspiré le chef de la. population, ou-
vriere du village, venu la des Ardennes, ot il est né, le 15 mai 1795,,
M. Jacques-Joseph Harmel : il a mis son établissement sous la pro-
tection de la croix et donné la place d’honneur a Celui qu’il n’appe-
lait pas sans raison le « Maitre de la maison. »
Cette maison occupait. naguére plus de mille ouvriers,. aidés de
Six puissantes machines 4 vapeur et d’un outillage formé.et entre-
tenu par trois générations de trayailleurs. Tous les jours on y voyait
wingt-leux personnes ‘assises 4 une joyeuse table de famille, qui
faisait songer, malgré soi, 4 la table du Patriarche de la Sainte
Ecriture, mangeant Je travail de ses majns, 4 l’ombre de sa vigne,
au milieu de ses jeunes plants d’oliviers. ,
L'usine du Val-des-Bois fut fondée | en 1840. Sortant tous .des
villes ou des autres: ateliers du pays, les ouvriers apportérent au -
Val Vesprit qui régne dans la plupart, des ,établissements indus-
triels : impies,. démagogues, frondeurs, tapageurs, a avides, indis-
ciplings, ils offraient Vidéal du genre. Pour les peindre,, je. prends
le pinceau d’un des trois fifs du vénérable patron, M. Léon Harmel;.
on ne m’accusera pas de tracer un portrait de fantaisie :
« Dans |’Usine, dit-il, la religion, ses ministres, son culte,. sont
objet d'une haine furieuse. Cetle haine est attisée -par d’abomi-
nables écrits dont l’existence n’est méme. pas soupconnée de ceux
qui n’ont pas vécu dans ce milieu. La divine Eucharistie y. est par-
ticuligrement blasphéméc. Le matérialisme y est préconisé. « Quand
« on esl mort, tout est mort, » c’est un axiome admis sans conteste
et mis en pratique jusque dans ses derniéres conséquences. Par
contre, leg superstitions les plus ridicules y sont respectées ; celui
qui s’en moquerait serait repris vivement au nom de la liberté de
conscience. |
« Dans I'Usine, la famille est conspuée. De pauvres petits enfants
858 HISTOIRE D'UNE USINE.
entendent sur leurs méres d’affreux propos; il y a des fils de qua-
forze ans qui parlent de leur mére comme un homme ignoble
parle d’une femme aussi ignoble que lui. Inutile d’ajouter que le
respect, l’obéissance filiale y sont sifflés, traités de lacheté.
« Ce qu’on dit de la corruption des peuples qui vont finir, peut
se dire de la plupart de nos ateliers modernes. Le vice y est hau-
tement encourage et, par un raffinement odieux, ceux qui n'ont pu
commettre de crimes assez grands pour exciter V’admiration, en
inventent qu’ils n’ont jamais commis. Les discours les plus ob:-
cénes y sont tenus, sans égard pour les nouveaux venus. Il semble
méme, pour certains débauchés, qu'il y ait un attrait, un espéce
de régal infernal 4 corrompre les innocents. C’est une proie qu'ils
se disputent, et, grace 4 cet horrible empressement, on voit des
jeunes filles, qui, par une précocité monstrueuse, connaissent,
peine sorties de V’enfance, autant de mal que peut en apprendre
une longue vie criminelle.
« Enfin, vis-a-vis de la société, la révolte, sous toutes ses formes,
y est proclamée le plus saint des devoirs; la société est une ennemie
dont chaque échec est un gain pour le travailleur. »
Et comme exemple de la morale sociale préchée dans |’Usine,
auteur cite ce fait d’un ouvrier choisi par ses camarades, comme
délégué dans une élection, pour avoir subtilisé deux cents francs a
son patron.
Inspirés et propagés par le respect humain, qui, sous prtexte
d’en faire des hommes, raméne les malheureux travailleurs 4 la
pire des servitudes, les principes qu’on vient d’exposer sont le
chancre de l'Industrie. Ils engendrent des actes presque journs-
liers que facilitent les débauches du lundi, non moins que la pro-
miscuité des sexes et des Ages au milieu de l’usine; on se doute
assez de ce qui se passc a Ja sortie de l’atelier aprés avoir vu, céte a
cote, pendant de longues heures, hommes et femmes, jeunes filles
et jeunes gens.
« Qui veille sur l’atelier? se demande M. Jules Simon, un contre
maitre chargé seulement de diriger et d’activer tout le travail ; le
reste ne le regarde pas. »
Malheureuse la jeune fille dont la beauté funeste a attiré ses
regards! trop souvent, pour la séduire, il abuse de |’autorité qu'il
sur elle, « et le patron ferme les yeux, poursuit l’auteur de /'Ou-
vriére, parce qu'il ne se passe rien de compromettant dans l’intérieur
de l’atelier. » Encore ne veut-on pas nous dire ce que font quelque-
fois dans l’ombre les patrons eux-mémes ; en effet, c’est inénar-
rable :
Qu enim in occulto fiunt ab ipsis turpe est et dicere.
HISTOIRE D'UNE USINE. 859
Quand le patron est un homme religieux, il se contente souvent
de l’étre dans son intérieur, et de remplir ses devoirs privés, se
croyant quitte envers ses ouvriers parce qu’il les a payés cxacte-
‘ment ou méme libéralement. La religion est un élément dont plus
d’un tient compte 4 son foyer, mais qu’il ne croit pas devoir méler
a l'économie sociale.
_ Chrétien dans toute |'étendue du mot, le patron du Val-des-Bois
avait des idées plus justes sur ses devoirs d’état. Mais comment les
remplir? Comment entreprendre une tache au-dessus des forces
humaines? Comment guérir ces plaies dont son fils nous a tracé le
tableau trop fidéle? Comment rendre a |’ouvrier, plus faible et plus
ignorant que vicieux, plus opprimé que corrompu, plus révolu-
tionné que révolutionnaire, la pleine possession de lui-méme, sa
dignité, sa liberté?
Par la liberté méme. Elle fut, au Val-des-Bois, l’un des premiers,
lun des plus puissants auxiliaires. Pas de pression, nulle con-
trainte, rien d’imposé, tout proposé, moins d’autorité que de
dévouement, tel était le systéme suivi par M. Harmel. « Il faut
toucher aux 4mes comme la Sceur de Charité touche 4 une plaie, »
remarquait-il avec une grande délicatesse. Il était de l’école du
doux évéque de Genéve quia dit: « Sur la galére royale de )’amour
divin il n’y a point de forgats; tous les rameurs y sont volontaires. »
Tourmenté, comme saint Francois de Sdles, de la soif’des ames
confiées & ses soins, il avait la premiére qualité d’un bon chef
d’usine, il aimait les ouvriers... Leur patron par le choix de la Pro-
vidence, il entendait ne pas !’étre 4 dem; 1! voulait étre leur pére,
non leur maitre, et tenait 4 exercer sa paternité pleinement. -Ega-
lité d’humeur, aménité de formes, douceur irrésistible, droiture,
justice sans dureté, gestion personnelle pleine d’intelligence, action
tout 4 la fois de velours et d’acier, les ouvriers trouvaient en lui ce
qu’ils recherchent dans un chef. Le voyant continuellement au mi-
lieu d’eux, communiquant avec eux par lui-méme et non par des
intermédiaires détestés, ils apprirent 4 le connaitre et a l’appré-
cier. Ce n’est pas au Val-des-Bois qu’on eut pu taxer le patron d'in-
différence et d’égoisme, qu’on l’edt traité d’exploiteur auquel il faut
faire rendre gorge, et qu’on edt écrit sur les murs :
« Notre ennemi c’est notre maitre. »
A partir du jour oi il prit la direction de l’usine, ses réformes
prouvérent qu’il entendait respecter la dignité du travailleur et le
traiter, comme lui-méme, en homme libre et non en machine a
produire : Homo sacra res homini. Le repos que le corps réclame
840 HISTOIRE D'UNE USINE,
et qu’on lui accorde partout, cxcepté en France, il le lui rendit
comme un droit, un droit du jour sacré de |’dme, du jour de la fa-
mille, de Dieu et de toutes les fétes du coeur. Le travail fut suspendu
le dimanche, méme pour les nettoyages de l’usine, méme pour les’
réparations autres que les réparations d’urgence. |
Avec le respect du dimanche et de la liberté du travailleur, le
patron inspirait a tous l’estime de l’atelier. 1] veillait 4 ce que dans
ces salles si propres, si bien tenucs, ott linstallation hygiénique
ne laisse rien a désirer, l’ordre moral répondit a l’ordre matériel ;
il sépara les deux sexes, en établissant pour eux des issues différen-
tes ; il proscrivit, autant que possible, le travail de nuit et tout tra-
yail de jour sans surveillance, cause trop ordinaire de désordre.
Les meneurs, les tapageurs, les ouvriers les plus dangereux pour
la foi et les moeurs de leurs camarades, ou qui .affichaient effron-
tément la haine de la religion, le mépris de la famille, un esprit
antisocial, furent peu & peu écartés, sans bruit, et a leur suite dis-
parurent les blasphémes, les jurements et les propos contre la dé-
cence. .
Afin de prévenir l’injustice dans la répartition du travail, les
tracasseries, les brutalités, tous les autres abus ‘trop communs de
la force contre la faiblesse, il donna a )’apprenti le droit de recou-
rir 4 son autorité en toute circonstance. La question des salaires le
préoccupd également : ‘en les élevant 4 la hauteur des établisse-
ments les plus considérables du pays, il put choisir son personnel
parmi les employés et les ouvriers honnétes, rangés, moraux ,
susceptibles de devenir chrétiens, ct préparer ainsi la régénération
de son usine.
Des soins tout particuliers furent donnés au rétablissement de la
famille ouvriére, sujet, pour les croyants, d’autant de regrets el
d’efforts, que, pour ceux qui ne le sont pas, de rhétorique, hélas!
sentimentale et vaine. Il alla droit au moyen efficace : il réunil
dans la méme usine le pére et les enfants, trop souvent dissémi-
nés. Seule, la mére fut laissée aux soins du ménage, bien négligés,
quand elle travaille 4 }’atelier; mais comme elle est la gardienne
et la garantie la meilleure de la moralité et de l'économie domest-
ques, il prit des mesures pour qu’elle regdt de son mari, avec la
paye de la famille, qu’il faisait luimméme, une note détaillée des
gains du pére et des enfants.
En méme temps que l’organisation intérieure de l'usine, l'orga-
nisation extérieure la plus propre a moraliser les ouvriers étail
l'objet de sa sollicitude. On pense bien qu'il ne négligea aucune des
institutions de nature & augmenter leur bien-¢tre matériel, et
j'aime A croire qu’il edt imité, et appliqué a ses employés, s'il
HISTOIRE D'UNE USINE: 841
l’avait connue, celle dont M. de Courcy est l’auteur, et dont il a
entretenu les lecteurs du Correspondant'.
Dés l’année 1842, peu aprés la fondation de )’établissement, une
caisse d’épargne offrait 4 ceux qui voulaient économiser, toutes les
facilités possibles; puis étaient successivement créées : une caisse
de prévoyance, une assurance sur la vie, une autre contre les acci-
dents, fournissant- une indemnité qui compleétait le salaire des
blessés; enfin, des sociétés d’alimentation pour lutter contre la
cherté toujours croissante des: subsistances, cruel et perpétuel
souci des classes laborieuses.
Tant de bons procédés, tant de services effectifs ne furent pas
perdus. Je ne m’étonne donc point d’entendre son fils atné dire qu'il
finit par acquérir sur ses ouvriers une grande influence : il prenait
la place en la tournant; il y jetait le pain qui lui gagnait le coeur
en nourrissant le corps: comme ce bon roi de France dont un poéte
adit qu’il fut de ses sujets le vainqueur et le pére; il remportait
dans son usine une vraie victoire paternelle.
Au bout d’un certain nombre d’années, ses ouvriers étaient cités
dans les environs pour leur moralité exceptionnelle : beaucoup de
mal commis jusque-la avait été empéché, beaucoup de désordres
réparés ; lassistance 4 la messe, le dimanche, était moins rare;
exemple du patron, appuyé sur des services, plus éloquents que
des paroles, trouvait des imitateurs. Ce serrement de coeur dont 1)
souffrait tant autrefois en voyant vide l’église paroissiale, il n’edt
plus lieu de l’éprouver. Mais son veeu le plus cher n’était pas satis-
fait : le jour de Paques, a la‘sainte table, il ne trouvait 4 ses cétés
que les personnes de sa famille; 4 peine quelques femmes, pas un
homme. Si par hasard quelqu’un youlait remplir le devoir pascal, 11
sen allait, en cachette, et comme pour une mauvaise action, dans
une chapelle écartée, pour qu’aucun de ses camarades ne trouvat
l’occasion de le soupconner et de le railler.
On voit combien .tous ces pauvres gens étaient encore loin du
modéle qu’ils avaient sous les yeux, remarque M. Léon Harmel; et,
ice propos, il raconte l’anecdote suivante :
a Quand le caréme approchait de ‘sa fin,’ l’excellent patron ne
manquait pas de solliciter ceux qu’il croyait pouvoir convaincre, a
se préparer 4 la communion pascale. Une semaine, il put obtenir
de quatre hommes qu’ils iraient & la ville voisine se confesser a un
prétre, ami de Ja famille, et communier de grand matin. Bien en-
tendu, chacun des quatre ignorait qu'il ne fat pas seul. Le patron
‘ Voir. dans les n* du 10 juin et du 10 juillet 1872, exposé de cette incom-
parable institution.
$42 HISTOIRE D'UNE USINE.
se réjouissait de son succés, et le lundi, tout impatient de connaitre
le résultat de sa combinaison, il va voir un de ces hommes. Saver-
vous ce qu il entendit? « Monsieur, c’est la premiére, mais cest
« la derniére fois. — Pourquoi, mon ami? — Vous m’avez fait
« croire que je serais seul. — Et aprés? — Quand nous avons étéa
« confesse, tout allait bien ; nous ne nous étions pas vus ; mais 4 la
« communion, j’ai vu les trois autres, et eux aussi m’ont wu! Me
« voila perdu dans |’atelier ; on va nous ennuyer avec cela pendant
« six mois! Je n’y retournerai plus. » Et il tint parole. L’année sui-
vante, on ne put en déterminer un seul des quatre. »
Ce trait suffit, conclut l’auteur, pour vous dire ce qu’ était l'usine,
déja pourtant en voie de progrés moral.
Gémissant du peu de succés de ses efforts, et n’ayant guére ob-
tenu par lui-méme, quant 4 l’essentiel, au bout de vingt années,
que des résultats négatifs, le patron se décida, en 1864, & appeler
& son aide des auxiliaires religieux.
II
La Foi et le cosur ont des audaces 4 faire trembler Ja prudence
humaine : M. Harmel résolut de donner une mission & ses ouvriers.
Une mission dans une usine! Y pensez-vous? dut-on lui dire; ne
craignez-vous pas que vos missionnaires ne soient accueillis, comme
ceux de la Restauration, au refrain de Béranger :
Bons Péres, d’ol sortez-vous?
Cependant la mission commenga avec instructions journalieres,
faites par deux Péres de la Compagnie de Jésus, ala paroisse, les unes
pour la population ouvriére, les autres pour la population agricole.
Chaque dimanche, une procession eut lieu, et, pour couronnemedl,
la plantation d’une croix, en présence de l’évéque du diocésé.
L'événement prouva, une fois de plus, que « vouloir c’est pouvoir ».
surtout quand on ne veut que ce que Diéu veut, car alors on peu!
tout par la force qu’il donne. Entiérement libres de ne pas suivt
les exercices spirituels, les ouvriers vinrent, par curiosilé, ¢
assez grand nombre, écouter les prédicateurs, et bien des cours
furent touchés. Le dernier jour fut témoin de retours non moins
vaillants que consolants. On vit les caractéres les plus virils, le
Ames les mieux trempées de l’usine, ceux qui, d’ordinaire, portaies!
haut la téte et la parole et que tout le monde écoutait, s'avancer
HISTOIRE D'UNE USINB. 343
vers l'autel, en bon ordre, d’un pas grave ct ferme, et s’agenouiller
i la sainte table. Le courant du respect humain, regardé jusque-la
comme irrésistible, était rebroussé et vaincu par des volontés éner-
giques étroitement unies en Dieu.
La voix qui avait dit aux ouvriers : Venez a moi, vous tous qu
fravaillez, et a laquelle plus d’un avait répondu librement, ne trouva
pas moins de docilité quand elle leur dit : Laissez venir a mot vos
enfants. Péres et méres les confiérent avec joie aux Scurs et
aux Fréres appelés par M. Harmel pour l’aider dans sa tache. Une
créche, une salle d’asile, deux classes, une école, furent le berceau
d’une nouvelle génération mstruite 4 aimer Dieu et l'homme. En
4863, le vénérable patron, qu’on adorait dans l’atelier et qu’on
n’appelait plus que le bon pére, joignit aux ceuvres dont je viens
de parler une autre couvre encore plus touchante, un orphelinat
de jeunes filles, et donna la mére de Dieu pour patronne aux petites
orphelines de son établissement.
Sur ce doux nid du Val-des-Bois, il tenait ses regards fixés comme
sur l’espoir de l’usine chrétienne en France, veillant & ce que les
enfants confiés 4 la garde des Fréres et des Sceurs ne manquassent
pas a leurs legons, reprenant et ramenant lui-méme les petits pares-
seux, récompensant l’assiduité, faisant, en un mot, l’office de l’Ange
de }’école dont parle saint Augustin, ce bon ange qui, de peur que
le petit oiseau, encore sans plumes, ne soit foulé aux pieds des pas-
sants, le rapporte dans le nid afin qu’il vive jusqu’a ce qu'il puisse
voler de ses propres ailes.
D’autres, pensait-il, lui aussi, wetront un jour, au lieu de la ni-
chée charmante que voila, mes oiseaux devenus grands et cueillant
des fruits, en chantant, gans de beaux jardins.
Outre les Filles de Saint-Vincent de Paul et les Fréres des Ecoles
chrétiennes, le bon pére s’adjoignit un autre coadjuteur indispensa-
ble : il donna 4 ses enfants un aumdnier, et fit construire une cha-
pelle dans la cour de l’établissement._ D’ abord petite , modeste, et
batie 4 peu de frais, elle s’agrandit insensiblement, s’embellit, fut
ornée d’année en année, et finit par élever au-dessus de la chemi-
née de l’usine le beau clocher dont j’ai parlé. La se concentra,
comme dans son foyer, la vie religieuse du Val-des-Bois, 1a se
formérent librement ces associations catholiques o s’épanouit enfin
Poeuvre de Dieu dans I’Industrie.
On avait parfaitement compris que si] Association n’était pas le
seul moyen d’arriver 4 la régénération de l’usine, c’était assuré-
ment le plus efficace, le plus court, le plus infaillible. Partout, en
effet, ot ils s’associent pour le bien, comme d’autres s’associent
844 HISTOIRE D'UNE USINE.
pour le mal, les ouvriers chrétiens voient se renouteler le miracle
promis par le Sauveur 4 ceux qui se réunissent en son nom: Il
est présent au milieu d’eux. Il est le lien et le charme de leurs as-
semblées ; il leur offre un point de ralliement et d’appui, un vrai
centre de résistance. Leur caractére lui doit de la force et de }’ss-
surance, leur volonté un nouveau ressort; grace 4 Lui, leur con-
science peut respirer ; Il les préserve des faiblesses de notre pauvre
ceeur humain; Ii les arme en masse d’esprit et de bon sens contre
le rire de l'atelier ; I] leur ‘apprend 4 mépriser les railleries de !'im-
bécillité et les insultes de la haine; Ii élargit leur dme, Il !’affran-
chit d'une tutelle humiliante, Il les débarrasse d’une étreinte qui les
étouffe, Il leur assure l’asile du for intérieur, leur dignité d’ homme,
la liberté de croive et d’agir sans masque et sans peur ; Il leur donne,
en un mot, la hardiesse ct la fierté du bien en face de |'audace et de
l’orgueil du mal, et l’on ne peut s’empécher, en les voyaut heureus,
gais, sociables, de répéter avec le Psalmiste qu’ll est « la joie de leur
visage ». Fils d’ouvrier, ouvrier lui-méme, Jésus n’est-il pas de
leur corps, comme s’exprime Bossuet dans: son grand et simple
langage? :
Les associations catholiques du Val-des-Bois devaient s’étendre a
tous les membres de la famille ouvriére et 4 tous les ages; il s‘en
forma pour les filles et les femmes, pour les garcons, les jeunes
gens et les hommes.
La femme étant le pivot de toute moralisation dans la famille, on
commenca par elle: trois associations, l’une depuis sept ans jusqu a
la premiére communion, sous le patronage de Sainte-Philoméne; \a
seconde, jusqu’a quinze ans, dite des Saints-Anges; la derniére, au-
dessus de cet age, sous le nom d’Enfants ge Marie, toutes trots dis-
tinguées par des rubans de couleurs différentes qu’on ne devait j2-
mais quitter, méme A l'atclier, s‘ouvrirent pour Ies jeunes filles les
plus sages du Val-des-Bois. —
Chaque association eut pour attrait certains amusements sage-
ment variés, des encouragements donnés 4 propos, enfin des ‘avan-
tages matériels, moraux et religieux, répondant aux besoins de
chaque age. I] edt été impossible de réussir par des congrégations
de jeunes filles, n’ayant d’autre centre de réunion que l’église et
d’autre lien que le lien ‘religieux. Hélas! on n’avait pas affaire 4
des dévotes. On connait trop les mceurs des jeunes ouvriéres des
environs de Reims; M. Jules Simon ne les flatte pas. Etre.aimées
des jeunes associées, pour leur faire aimer Dieu, fut toute |’ambi-
tion des Sceurs; tout leur effort tendit 4 cela. Rien par force, ‘tout
par amour, était leur devise dans l’usine comme au couyent: Le
HISTOIRE. D'UNE USINE. 845
systéme de franchise, d’ouverture et de liberté, pratiqué partout
autour d’elles, ne pouvait faire défaut 4 l’origine des Cercles qu’el-
les antronisaient.
Le premier conseil fut élu sur une liste de noms qu’elles. présen-
térent, et chaque année, quand on le renouvelait, l’élection y pré-
sida. Afin de seconder |l’action de leur aieul, les petites-filles du
patron tenaient 4 honneur d’entrer dans les rangs des associées,
dés que )’dge le leur permettait, heureuses quand le titre de conseil-
léres leur donnait le privilége de visiter leurs compagnes malades,
de les soigner et de les consoler.
Un jour de féte pour les trois euvres était celui des noces d’une
Enfant de Marie qui avait passé, avec honneur, trois années dans
l’Association. La veille, ses compagnes venaient lui offrir la cou-
ronne de mariée; aucune ne manquait 4 Ja bénédiction nuptiale, et
4 Ja fin de la messe, bien des yeux se mouillaient quand, aux pieds
de la sainte Vierge, commengait le chant d’adieu de la jeune fille
a l’Guvre chérie.
En sortant de l’église, la nouvelle mariée, conduitte dans le jar-
din ot s’étaicnt écoulées ses plus belles années entre Pamitié, la
priére et les jeux, rendait & la Sceur directrice son ruban. bleu
d’Enfant de la Vierge; chacune de ses compagnes |’embrassait, puis
le vénérable patron, avec quelques bonnes paroles, lui remettait,
au milieu des battements des cceurs et des mains, une petite dot
de cent francs. Quels millions apportérent jamais autant de joies
pures et partagées? |
Les joies de la table de noce, véritables agapes ouvriéres, annon-
cées au son des fanfares, couronnaient une journée religieusement
commencée a unc autre table ow la fiancée, environnée de ses com-
pagnes, avait rompu avec le fiancé le pain qui rend l’ouvrier fort
contre les peines de la vie, ce pain dont Lamartine a dit ;
Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier. .
Malgré les éléments rebelles qu’on avait d’abord sous la main,
l’association des Enfants de Maric avait pu étre inaugurée dés l’an-
née 1863. Un faisceau de jeunes filles, non parfaites assurément
(il n’y en avait point de telles dans l’usine), mais de bonne volonté,
d’un commerce sir, d’un caractére ferme, et sur lesquelles on pou-
vait compter, offrit aux Sceurs de Saint-Vincent-de-Paul les premiers
sujets 4 diriger et a greffer. Que de soins exigérent certains sau-
vageons! Mais, une fois prise, la greffe poussa des jets vigoureux
et nc tarda pas 4 donner des fruits qu’on était bien loin d’espérer.
« Dans le premier petit groupe, raconte.l'intéressant rapport de
846 HISTOIRE D'UNE USINE.
M. Léon Harmel, auquel j’emprunte cette histoire, se trouvait une
enfant nommée Julie. Son pére était un ivrogne cité et un débauché
de la pire espéce; sa mére, pauvre femme ignorante, sans éduca-
tion, n’avait aucune notion religieuse; sa sceur était livrée au vie.
Elle-méme était d’une grossiéreté inouie et avait un caractére exé-
crable. Julie se prit 4 aimer Jes Sceurs : une fille de Charité peut-
elle laisser échapper une occasion de sauver une 4me? La Seur lui
témoigna une tendresse toute maternelle; elle sentait que cette
écorce rude et inculte cachait une nature énergique et susceptible
d’un grand dévouement.
« Le misérable pére trouvant dans la vertu de Julie un reproche
vivant, la maltraitait souvent, ét plus d’une fois la mit, avec sa
mére, a la porte de la maison, au milieu de la nuit; il n’avait d'in-
dulgence que pour sa mauvaise fille, son image trop fidéle.
« Les gains de Julie rentraient seuls 4 la maison; ceux du pére
restaient au cabaret. Sans se plaindre jamais de cette injustice, la
généreuse enfant réservait 4 ses parents et 4 sa sceur ce quily
avail de meilleur dans les misérables repas de la famille et se con-
tentait souvent d’un morceau de pain no1r.
d Bientét la sceur de Julie eut un premier enfant, puis un second :
Julie lés adopta tour 4 tour, et tandis que la mauvaise mére courall
4 d’autres débauches, Julie s’occupait des petits. enfants, les ha-
billait, lear consacrait une partie de ses nuits, leur donnant les
soins maternels les plus tendres. Chaque matin et chaque soir, elle
les prenait sur ses genoux et les faisait prier Marie.
« Un jour, Julie fut malade; elle pensa mourir; elle ne tenait
pas 4 la vie pour elle-méme, mais que de larmes versées sur ceut
qu’elle appelait ses chers petits enfants!
« Si vous allez un jour 4 Pusine, vous vous arréterez auprés d une
pauvre maison d’ouvrier ou jouent deux petits garcons a la mine
éveillée. Quand la cloche de l’atelier sonnera, vous verrez, dans te
lointain, venir une Enfant de Marie que vous reconnaitrez a son Mi
ban bleu. Son visage, amaigri par les souffrances et les privations,
a perdu les graces de la jeunesse, mais il porte ce reflet aimable
que Marie fait briller sur le front de ses Enfants. Vous entendret
alors les cris de joie des deux petits garcons courant se jeter dans
les bras de la jeune fille en criant : « Bonjour, maman! » Kt vous
serez émus en contemplant cet aimable groupe. Cette jeune fille,
c’est Julie; et.quand elle vous aura conté sa vie, vous comprendret
quelle merveille peut opérer l’association des Enfants de Marie daus
Vusine. » :
En quittant, par le mariage, cette association, on entrait dans
VQuvre dite des Méres-Chrétiennes.
HISTOIRE D'UNE USINE. 847
Le conseil avait pour directrice, au lieu d'une Fille de Saint-
Vincent-de-Paul, une des dames de l’usine; il se réunissait tous les
mots, s’occupait des malades et particuliérement des jeunes méres,
pendant et aprés leurs couches; leur donnait une femme de mé-
nage pour dix jours, sans parler du berceau et de la layette du
poupon.
Chaque semaine, dans |’aprés-midi du mardi, les associées, libres
de leur temps, travaillaient au vestiaire de l’eeuvre, en compagnie
des dames de la famille Harmel. Tous les ans, une tombola était
lirée, et une grande soirée donnée exclusivemment aux méres, qui
pouvaient jouir ensemble du succés de leurs petits enfants, dans
des piéces naives arrangécs pour te premier age. Deux autres fétes
annuelles de l’enfance avaient lieu 4 la chapelle. « Ce jour-la, dit
M. Léon Harmel, témoin encore ému, tous les bancs sont remplis
d'enfants 4 la mine éveillée, et de mamans portant sur leurs bras
de charmants petits bébés aux regards étonnés et ravis. Le sermon
est court, car le prédicateur ne saurait obtenir un long silence de
ces petits oiseaux du Bon Dieu, dont le gazouillement émeut et
charme le coeur des parents. A la fin de la messe a lieu la bénédic-
tion solennelle des enfants, suivie d’un cantique chanté par des
voix harmonieusement fausses et délicieusement indécises. »
Comment tant de douceurs (le mot est d’un ouvrier) n’auraient-
elles pas gagné tous les coeurs des méres 4 l’Association? Mais quoi-
qu'on ne fat pas trop sévére sur les admissions, c’était fruit défendu
pour celles qu'on jugeait tout a fait indignes d’y gotter ; le Conseil
devenait a leur égard aussi inexorable que le Dragon des Hespé-
rides, et le jardin aux pommes d'or leur était irrémissiblement
fermé.
Une seule fois la porte fut forcée ; voici 4 quelle occasion :
Une fille-mére demandait 4 entrer dans ]’Association; une fille-
mére ! Jugez du scandale causé par une prétention pareille. Sa faute
pourtant était ancienne, nous dit-on, sa conduite irréprochable; et
elle avait trés-bien élevé son enfant. Repoussée a l’unanimité, elle
alla droit 4 la directrice de I’Huvre, la belle-fille du bon pére, et lui
offrit de venir plaider elle-méme sa cause devant le Gonseil, se fai-
sant fort de prouver 14, par le menu, piéces, ou plutét péchés en
main, que toutes mesdames les conseilléres ne pourraient pas lui
jeter la pierre.
La prudente directrice jugea ]’épreuve périlleuse, et la Madeleme
fut admise, sans délibération et sans bruit, par égard pour plus
d’une ancienne pécheresse moins publique, précédemment regue
dans |’(Euvre des Méres chrétiennes.
On voit si toutes avaient toujours été des saintes! Mais une fois
B48 HISTOERE D°UNE USINE.
converties, quel zéle pour faire partager leur bonheur a leur en-
tourage! que de priéres pour obtenir la méme grace a un mari ou
aun fils bien-aimé! que de larmes versées en secret dans les réu-
nions mensuelles, 4 la chapelle, ou les pauvres femmes aimaient a
venir retremper leur courage et leur foi! Que de joie aussi quand
le mari, qui depuis si longtemps s’opiniatrait 4 faire comme les
autres, se décidait 4 faire comme sa pieuse femme!
Un jour, un de ces pécheurs obstinés pleurait lui-méme de joie
en venant de verser son cceur dans celui de l’aumdnier de l’ceuvre:
et comme l’excellent patron, non moins joyeux que l’ouvrier, lw
disait : « Oh! mon cher ami, que le bon Dieu est content de vous!
— Ah! monsieur, s’écria-t ily je ne sais si je ferai autant de
plaisir au bon Dieu qu’a ma femme! »
Dans la méme circonstance, et aprés le méme effort de courage,
un autre remarquait que sa femme ne l’avait jamais embrassé plus
tendrement : « Notre ménage devient un paradis, ajoutait-il, tout
attendri, et on ne sait plus lequel on aime le mieux ct lequel est le
plus heureux. »
Le rapport que j’ai sous les yeux est semé de ces traits charmants;
l’auteur a bien raison de dire que la mére est la méme a tous les
degrés de l’échelle sociale, et qu’elle devient la rédemption de sa
famille, dés qu’clle devient chrétienne. Je ne m’étonne pas qu’au
Val-des-Bois elle ait exercé une telle influence sur les Associations
d’hommes. En vérité, un coeur de mére ferait fleurir un fagol
d'épines.
Les Fréres Lazaristes qui tenaient les classes consacraient tous
leurs dimanches, avec le zéle et l’abnégation de leur Ordre, aux
trois Cercles d’hommes de |’usine. On était admis dans le premier
de neuf a douze ans; dans le second, de douze a seize, et enfin dans
le troisiéme, aprés dix-sept ans. Les enfants, les jeunes gens et les
hommes avaient leurs conseillers élus chaque année, ct des lieux
spéciaux de réunions.
Pendant trois ans, de 1865 & 4867, fut préparé le grand Cercle.
avec un petit noyau de jeunes gens fidéles qui en formérent le pre-
mier conseil. Si les deux premiers Cercles étaient naturellement
objet de cette tutelle ct de cette surveillance qu’exigent des en-
fants dont la raison n’est pas encore murie, il n’en était pas de
méme du troisiéme. On s’attachait, envers les membres plus dgés,
au méme systéme qu’envers les femmes, systéme de liberté dirigée
‘par la prudence. Aussi attachés 4 leur directeur que les uns aux
autres, les membres du grand Cercle étaient retenus sous un régime
fraternel de leur choix, par des liens trés-forts mais trés-souples, el
qui n’avaient rien de servile; l’indépendance dont ils jouissaient
HISTOIRE D'UNE USINE. "$49
était la meilleure réponse aux déclamations contre I’intolérance
cléricale. On ne combattait pas moins les préjugés de l’atelier, en
naccordant aucun privilége aux membres des Associations, dans la
distribution du travail, en les traitant d’égal 4 égal avec les ouvriers
que le patron regrettait de ne pas trouver dans les Cercles, en n’u-
-sant envers ces dernicrs d’aucunc sollicitation indiscréte.
«fl ya bon nombre d’ouvriers qui ne pratiquent pas encore,
-disait M. Léon Harmel a un visiteur de l’usine, beaucoup trop sans
-doute, et passablement qui sont en dehors des Associations catho-
liques ; mais je ticns 4 ce qu'il y en ait, afin que la liberté soit aussi
apparente qu'elle est réelle ici. » Et il ajoutait avec un grand sens :
«ll ne suffit pas que les ceuvres catholiques soient basées sur la
liberté, il faut que l’ouvricr le comprenne et qu’il le sente. »
De prodigieux succés ne |’avaient pas fait dévier de la méthode
paternelle : attirer doucement les ouvriers & Dieu, et non les trainer
-a sa suite.
On en voyait les résultats dans la piété pleine de franchise, d’ex-
pansion et de bonne humeur, des membres des Associations ; dans
leur empressement a profiter de tous les avantages spirituels que
leur offraicnt les réunions de la chapelle, la retraite de Paques, et
la communion des principales fétes de l’annéc.
Pour rendre plus facile l’action des directeurs des Cercles, ct
pour montrer en méme temps quc la religion n'est indifférente ni a
nos besoins intellectuels, ni a nos intéréts matéricls, ni méme a
ce qui peut charmer un peu cette triste vie, on mit 4 la disposition
des Associations d’hommes tous les avantages utilitaires et toutes
les distractions qu’on avait mises au service de cclles des femmes.
Des institutions nouvelles, analogues aux institutions fonction-
nant depuis vingt ans, au profit de toute l’usine, et dont il a été
question plus haut, furent établies en faveur des trois Cercles, avec
des stimulants spéciaux.
Une caisse d’épargne assura a des ouvriers, entrés a |’établisse-
‘ment avec des dettes, un capital de deux, de trois, de quatre et
méme de six mille francs. |
Une seconde caisse, pour le petit Cercle, acceptait les dépdts les
‘plus minimes, et donnait des intéréts de 5 p. 100, comme la caisse
du grand Cercle; plus une prime de 10 p. 100 sur les dépdts faits
de douze 4 dix-huit ans, et non retirés avantl’dge de vingt-et-un ans.
Je ne parle en détail ni des assurances sur la vic, ni des assu-
rances contre les accidents, ni des autres caisses de secours ; mais
je be me pardonnerais point de passer sous silence les (Euvres des-
tumées 4 faire avoir 4 bon marché les marchandises aux Associés :
le vétement au prix du gros; les articles de boucheric et de boulan-
25 Sour 1875 ha)
850 - HISTOIRE D'UNE USINE.
gerie au-dessous du cours du pays; le combustible et certains |é-
gumes par wagons ct au prix des achats considérables. Je me gar-
derai bien surtout d’oublier l’hétellerie, comme on |’appelait, ceuvre
touchante, ou étaient nourris, 4 prix trés-réduits, les orphelins et
les veufs avec leurs fils en bas age.
Le pain de l'intelligence n’était pas servi moins abondamment
que le pain matériel aux membres des Associations : Cours d’a-
dultes, conférences, causeries utiles et agréables sur tous les sujets
pratiques de nature a procurer 4 l’ouvricr, avec l’instruction, le
plus noble des plaisirs ; bibliothéque, journaux, revues, rien n’é
tait négligé de ce qui pouvait intéresser et tenir constamment les
esprits en éveil.
L’article des délassements n’était pas le moins bien traité: « Un
peu de récréation est nécessaire, » disait le bon pére, & quelqu’'un.
J’ai sous les yeux un rapport sur la Société des acteurs de l'usine,
par son président, ot il est question de tout ce qui fait l’agrément
des soirées, comédics, drames, chansonnettes.
Dans un autre rapport, intitulé l’Harmonie ou la Fanfare, je lis:
« L’harmonie du cercle comprend quarante-trois exécutants, for-
mant une musique militaire complete. Tous les dimanches, aprés-
midi, elle égaie les Jardins du Cercle, en hiver le rez-de-chauss¢e.
Chaque mois, et dans toutes les grandes fétes, elle conduit les asso-
ciés ct les raméne de la chapelle au Cercle. Point de soirées, mi de
fétes d'aucune sorte sans la musique; elle communique toujours
entrain, elle charme les cceurs, elle les dispose a cette fusion fra-
ternelle qui conduit vite a l’amitié chrétienne. »
Quintilien disait autrement, mais ne disait pas mieux, qu aucun
enscignement n’a une puissance pareille pour établir la discipline
dans la cité et pour |’y maintenir.
Une note sur l’Association chorale m’apprend que celle-ci for-
mait, & la chapelle, le noyau pour le plain-chant, que tous les
assistants chantaient 4 dcux chceurs, et qu’on ne connaissail au
Val-des-Bois, ni grand’messe, ni vépres, ni salut sans musique.
Belles traditions de I'Eglise catholique, heureusement conservées'
Le vénérable patron aurait pu retourner le vers célébre de Louis
Racine : La musique, chez lui, conduisait vraiment 4 la Fol. Son
fils ainé le secondait en cela comme en tout; c’était lui qui tenall
l’orgue, dans les cérémonies du culte; et la musique n’étail pas
l’auxiliaire le moins charmant de son apostolat : a l’usine comme a
la chapelle, bonheur et piété étaient frére et soeur.
Entre toutes les fétes religieuses, celle du Sacré-Coeur donnait un
caractére particulier aux réjouissances du Val-des-Bois.
Le dernier dimanche de juin, voyait se dérouler autour de la
HISTOIRE D'UNE USINE. 854
fabrique une belle ct joyeuse procession du Saint-Sacrement, ov
toutes les associations d’ouvriers, chacune sous sa banniére, défi-
laient militairement.
En téte, la banniére du métier, suivie des plus petits enfants de
Pusine, des écoles de filles, des associations de Sainte-Philoméne,
des Saints-Anges, des Enfants de Marie, dirigées par les Sceurs.
Immédiatement avant le Saint-Sacrement, deux des petits-fils du
patron, l’un en Enfant-Jésus, tenant 4 la main une croix, ou on lisait
les mots : Jésus-ouvrier; l'autre en petit saint Jean, vétu de la toison
traditionnelle et portant la houlette, comme dans le tableau de
Raphaél ; ensuite, un groupe d’orphelins ct d’orphelines; puis les
meres, et parmi elles, les femmes et les filles des patrons; & une
place d’honneur, — idée admirable, — les veuves; enfin, les gar-
cons des écoles, le petit Cercle, le grand Cercle, avec sa fanfare, ses
quarante-trois musiciens; et, fermant la marche, droit encore
malgré les années, l’air heureux, le front épanoui sous sa couronne
de cheveux blancs, le patriarche de l’usinc, entouré de ses fils.
Un large pont jeté sur la riviére, qui met en mouvement les
machines, en repos ce jour-la, et de la féte aussi, réunissait les
deux rives et conduisait 4 un reposoir, splendide bouquet de feuil-
lage, de fleurs et de lumiéres, du haut duqucl descendait, sur toute
la famille ouvriére agenouillée, la bénédiction du Saint-Sacrement.
Cérémonie touchante! consolations ct honneurs bien dus A ces
pauvres travailleurs, si méprisés de ceux qui ne travaillent pas, ou
qui he reconnaissent pas en eux des fréres en Jésus-ouvrier!
« Chaque fois qu’il nous a été donné d’assister a pareil spectacle,
dit un des organisateurs les mieux inspirés de ces enchantements
du cceur, de la piété et du travail; chaque fois nos larmes ont coulé.
Vous n’auriez pas été plus insensible que nous devant Je touchant
défilé d’une population ouvriére. Les gracicux petits enfants don-
natent tant d’espérance! Le coeur de la jeunesse semblait si bien
battre pour de nobles aspirations! Les péres et les méres paraissaient
si fiers et si heureux de leur conversion! Oh! oui, comme nous,
vous auriez pleuré et espéré. Dans les plis des banniéres flottantes,
dans les chants enthousiastes, vous auricz lu la parole de l'avenir,
et vous auriez dit, comine ce pauvre vieux serruricr, trop longtemps
rebelle 4 la voix de Dieu : « Que c’est beau! que c’est beau! Je veux
en étre! »
De pareilles manifestations, véritables revues de toutes les forces
religieuses de l’usine, y avaient effectivement la plus heureuse in-
fluence sur le recrutement des Associations catholiques.
Mais une derniére force dominait toutes les autres, 4 laquelle le
vénéré patron n’avait cessé d’avoir recours depuis le commence-
852 HISTOIRE D'UNE USINE.
ment de son apostolat. Si une pareille oeuvre avait exigé biea du
temps et bien de la persévérance, une intelligence rare des hommes
et des affaires, tout le coeur enfin du bon pére, sans parler de dé
penses assez considérables ; plus que de l’argent, plus que du temps,
plus que de l’intelligence, plus méme que du cceur, je le dis sans
phrase, elle cxigea toute une vie d’appel a l’assistance divine.
Par la priére fut arraché 4 Dieu le miracle de la conversion de
l’usine ; c’est elle qui lui amena les ouvriers par centaines, 1a oi on
n’avait pu en décider que quatre, unc seule fois, en vingt ans, a
remplir le devoir pascal.
Le soir, en quittant la fabrique, et passant a la porte de la cha-
pelle, ils entraient pour prier un peu, ct ils se reposaient ainsi des
fatigues de la journée.
La chapelle était pour eux, ce qu’est, en certaines usines, pout le
travailleur, le petit jardin qu’on lui laisse pour qu’il se délasse,
en plein air, en faisant un peu de culture.
Chose incroyable ! dans cette chapelle plusieurs se sentirent ap
pelés 4 une vie encore plus parfaite : neuf religieux et religieuses,
trois prétres sortirent de la. Et avec quelle joie le patron les dor-
nait 4 leur nouveau Maitre!
A mesure qu’il voyait se multiplier autour de lui les merveilles
de la priére, il priait avec plus d’ardeur; mais ce n était plus sev-
lement pour son usine, c’était pour toutes les usines de France,
pour toutes les usines du monde; ce n’était plus aussi d'un seul
coeur, mais de mille ceeurs, unis en Dieu méme, que s‘élevait la
priére de Vindustricl catholique.
Elle a été redite au Congrés de Lyon par les nombreux amis des
ouvricrs, rassemblés de l'Est et du Midi, de l'Ouest et du Nord. Jene
l’encadrerai point dans ces pages profanes ; mais je ne résiste poirt
au plaisir de citer les paroles non moins remarquables dont |a fi
suivre un des dignes fils du chrétien qui la trouva dans son ceur:
« Laissez-moi vous le dire : pour moi, la priére est ma seule
espérance. Fils et petit-fils d’industricls qui ont été les péres ¢
leurs ouvriers et Icur ont prodigué l’amour, nous avons hénte
de cette passion. Nous avons mesuré la plaie dans toute son ¢let-
« due, et nous avons constaté les résultats inespérés de l’action
« catholique, parmi ces populations dont on désespérait. Voyant k
reméde gi facile, nous l’avons révé pour tant de pauvre ames qu!
se perdent tous les jours, et vous nous avez accucillis avec tant de
sympathie que nous avons pensé que le réve allait devenir une
« réalité. .
« Faut-il 'avouer? je n’aborde jamais ce sujet sans un profond
chagrin. Quoi de plus affreux que d’assister A la mort de freres
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HISTOIRE D'UNE USINE. 855
« bien aimés, sans pouvoir leur porter d’autres secours que celui
« d'une parole vaine et que je sens impuissante ! I] vaudrait mieux
« se voiler la face et oublier. Mais, 1a haut, sur la grande mon-
« tagne, je vois Jésus-Christ versant a flots son sang divin pour ses
a enfants de prédilection, les pauvres ouvricrs ; sa douleur brise
« mon coeur, et si je ne puis lui apporler d’autre consolation, je
« veux, du moins, pleurer avec lui. Peut-étre d’autres pleurcront
« avec mol, ct ces larmes feront violence au Ciel, qui nous enverra
« enfin des apétres de l’usine. »
Une immense acclamation s’éleva dans l’auditoire : « L’apdtre de
l'usine, c’est vous! » et les applaudissements enthousiastes qui
saluérent le P. Lacordaire, dans une circonstance 4 peu prés pa-
reille, éclatérent de tous cétés.
L’humble chrétien n’en souffrit pas moins que l’apdtre de notre
jeunesse; la douleur, le geste, l’accent furent les mémes : « Ah!
Messieurs, s’écr-ia-t-il, quel mal vous me faites! les vraies ceuvres
de Dieu ne débutent que par l’épreuve! Je l’ai toujours vu ; et vous
me couvrez d’applaudissemeftts ! Ah! quel mal vous me faites! »
Lui qui avaift tant agi, tant prié, avec tous les siens, pour la
conversion de 1” usine; lui qui edt souffert volontiers pour le succés
de son entreprise ; lui qui n’ambitionnait d’autre glorification que
celle de saint Paul, on lui donnait une ovation, il avait les hon-
neurs du Congrés! Comment n’cut-il pas été alarmé? Comment
neit-il pas été saiside tous les scrupules qui tourmentent les plus
grands serviteurs de Dieu?
L’événement dont il me reste 4 parler sembla venir justifier des
craintes assurément trés-mal fondées.
Hit
Trois semaines 4 peine s’étaient écoulées depuis le Congrés de
{yon, qu’il écrivait 4 un ami : —
« Les applaudissements de Lyon m’cffrayaient et je voyais Dieu
contre nous. L’humiliation est le commencement de toute ceuvre
sérieuse. Nous devons donc étre rassurés, car l’épreuve est si grande
que la moisson devra étre immense. L’usine du Val-des-Bois est dé-
truite par l’incendie. Le magnifique établissement 4 quatre étages
est plus qu’un amas informe de ruines fumantes. Trois heures
oni suffi pour détruire ce qui avait coudté tant d’argent, tant d’an-
nées. Quel réveil dimanche, a trois heures du matin! Quelle dou-
leur poignante depuis ce temps! Tous nos pauvres ouvriers sont au
désespoir ; mais ils ont une douleur chrétiennc. Lundi, a sept heures,
B54 HISTOIRE D'UNE USINE.
toute notre famille faisait la communion, suivie de plus de deux
cents de ces pauvres gens qui sont venus demander au Sacré-Ceur
la force et le courage...
« Notre bon pére a supporté ce coup affreux avec une résigna-
tion sublime. ll a vu brdler, en quelques heures, le produit du tra-.
vail de toute sa vic! Mais sa soumission a Dieu est si grande qu'il
sera notre rédeimption, car ce n’est pas lui qui a péché. »
C’est dans la nuit du 13 septembre 1874, veille de )’Exaltation
de la Croix (date bicn remarquable), que Dieu envoya cette épreuve
terrible 4 ses amis de l'usine chrétiennc.
Le feu éclata spontanément dans trois endroits différents, 4 com-
mencer par le bureau méme du patron. Ii dévora en un instant
caisse, livres, papicrs, une bibliothéque précieuse, remplie de notes
et de documents trés-inléressants pour les ceuvres catholiques ou-
vriéres.
Réveillé en sursaut et accouru sur le lieu du sinistre, le patron,
la yue de son usine déja 4 demi-consumée, se mit 4 genoux et fil
simplement 4 Dieu le sacrifice de sa fertune.
A l'exception des rez-de-chaussces de derriére, tout fut détruit.
L’incendie ne s’arréta qu’au pied d’une statue de la sainte Vierge,
placée dans unc niche, 4 proximité de la chapelle, seul édafice resté
debout dans la cour de |’établissement.
Aux pertes causées par l’incendie de l’usine, pertes énormes,
quoiqu’clle fut assurée, un nouveau malheur vint se joudre, qui
était la conséquence du premier :
« Aprés nous avoir éprouvés dans nos biens, ajoutait M. Léon
Harmel, Dieu a voulu aussi nous éprouver dans notre famille, dans
nos affections les plus chéras. La mort de ma grand-mére a suivi de
prés la catastrophe du 413, ajoutant ainsi une nouvelle et plus
cruclle doulcur a nos peines déja si grandes. Mais nous répétons
avec le Patriarche de Il'Idumée : Que la érés-juste et trés-aimable
volonté de Dieu soit faite en toutes choses, qu'elle soit louée et éter-
nellement exaltée !
«Dieu avait choisi mon pére pour étre l’apdtre de l’usine; il Ia
choisi pour en étre aussi la victiine. »
Et passant de son aieule et de son pére 4 ses ouvricrs. dont i} disait
dans une autre lettre : « Nous sommes plus émus de leur doulcur que
de la notre, » il sc demandait comment on pourrait les cascr, ce
qu'ils allaicnt devenir, ce que deviendraient surtout leurs dmes
pendant les longs mois de la reconstruction de l'usine; le double
fléau qui les menagait le préoccupait séricusement.
Le chOmage! ccux pour qui le travail est le plus grand bien savent
ce que c'est.
HISTOIRE D'UNE USINE. 855
Une femme d’un nom célébre, madaine de la Rochejaquelein,
racontait qu’ lle ne l’avait compris que le jour ot |l’enfant d’une
pauvre ouvriére, avec elle en prison, pour cause peu semblable, et a
qui elle demandait, en le quittant, de prier Dieu pour celle, lui
répondit naivement : « Oul, madame, je le prierai de vous donner
toujours de l’ouvrage. »
Le bon peére s’occupa, dés le premier jour, d’en cherchcr pour ses
ouvriers, ct de leur préparer a tous des ateliers ot ils ne chéme-
raient pas. Salaires, logements, secours, écoles méme, il prévit
tout, avec une sollicitude, une présence d'esprit, une abnégation
étonnantes au milieu de ses malheurs et en face de ruines fumantes.
Les Fréres et les Sceurs précéderaient ses ouvricrs pour les installer
dans les‘centres manufacturiers qui voudraient bien Ics recevoir.
Les femmes, les filles et les enfants, resteraient au Val-des-Bois ;
les travailleurs sculs partiraicnt par détachements, chacun avec
ses chefs, les élus des associations catholiques, son convoi et ses
ambulances.
Le 20 septembre, le premier détachement devait partir pour La
Neuville-léz-Wasigny, dans les Ardennes. Réunis le matin a la cha-
pelle, tous les ouvriers recurent les adicux de l’aumonier de I’usine.
Dans un discours, dont le cceur fit tous les frais, il deur rappela l’exil
du peuple de Dieu, et les consola par l’idée que s’ils s’en allaient en
pleurant, c’était pour répandre ailleurs la bonne semence ct revenir
la joie dans le cceur et des gerbes plein les mains.
A leur sortie de léglise, le bon pére, du haut des degrés, leur
adressa lui-méme quelques paroles fortitiantes :
« Vous serez peut-ctre moins payés, moins aimés ailleurs, mes
enfants, mais vous vous aimerez entre vous, et vous resterez fidéles
el dignes de votre renom de piété; puis vous reviendrez; Dicu le
permetira sirement; vous reviendrez dans l’usine, qui va étre re-
levée pour vous recevoir encore. »
Ensuite il se rendit au grand Cercle. Le président, premier contre-
maitre de l'usine, qui avait vaillamment lutté contre l’incendie, et
s’élait blessé d’un coup de ache en coupant unc toiture enflammée,
Vattendait ct recut le pre:nier ses conscils et ses avis. Il y en eut de
bien tendres et de bien paternels pour chacun : « Toi, tu emmene-
ras ta femme; vous étes trop jeunes pour étre séparés. » |
« Toi, tu passeras & la maison et tu prendras une couverture
pour le pelit. » (Son cour n’oubliait personne.)
A un musicien de la fanfare il dit : « Tu penseras 4 emporter ton
instrument, et tu auras soin d’en jouer de temps en temps pendant
la marche, ct le soir aussi, dans les haltes, car il faudra égayer
856 HISTOIRE D'UNE USINE.
un peu notre jeunesse et l’empécher de se laisser aller a la tris-
tesse. »
Le moment des adieux arriva : le bon pére se placa prés de la
porte et embrassa un a un chacun de ses ouvriers, & mesure qu’ils
sortaient. Le dernier était le plus vieux de sa maison. En le voyant
venir, les larmes le gagnérent, et il le tint longtemps serré entre
ses bras, en sanglotant.
Le lendemain, de grand matin, se levérent les émigrants; chacun
parut vétu de ses habits du dimanche, « car il faut, disaient-ils,
avoir bon courage et faire hbrement son devoir. » Et lon se mit
en marche, sans oser se retourner pour regarder la chapelle, de
peur de pleurer.
Chaque jour un nouveau détachement partait. Au bout de quel-
que temps, arrivérent, du fond des Ardennes, des petits billets a
l’adresse des méres ou des sceurs restées au Val-des-Bois : « Tout
va bien, nous sommes heureux. »
On ne l’était pas moins dans les divers centres industriels qui
avaient généreusement donné Vhospitalité aux émigrants du Yal-
des-Bois; on l’est toujours de les avoir regus; ils ont apporté leurs
Associations, leurs moeurs aimables et douces, leurs vertus chré-
tiennes; on les distingue & ce parfum auquel on reconnaissail,
selon les vieilles légendes celtiques, les heureux voyageurs qui
avaient passé par les bosquets du paradis terrestre, et dont les
vétements en avaient conservé l’odeur.
Mais quand donc aura lieu leur retour a ce Val chéri que,
dans leur piété attendrie, ils nomment le Val-du-Sacré-Ceur?
Quand seront-ils réunis 4 leurs femmes, 4 leurs enfants, au bor
pere, qu’ils ont failli perdre, 4 la suite de la catastrophe, et quils
retrouveront plus vert et plus chaud de coeur que jamais?
Le retour, deja commencé pour une grande partie d'entre eus.
qui travaillent 4 relever les ruines, aura licu pour tous, avaml
le 25 du mois d’aodt prochain, jour de la bénédiction solennelle
du nouvel élablissement.
Avec quel transport ils rediront ectte fois, d’une scule bouche.
d'une scule ame, en rendant grice 4 Dicu : « Tout va bien, nous
sommes heurcux! »
Hensant ne La VitLemargué,
Membre de l'Institut.
MELANGES
SIMPLES NOTES
POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE L'APOLOGETIQUE AU XIX* SIECLE
Le comte de Maistre « regardait comme un des plus grands spectacles
qui jamais eussent occupé I'cil humain, » le combat 4 outrance du chris-
tianisme et de ce qu'on appelait alors la philosophie. La génération pré-
sente est témoin d'un spectacle plus émouvant encore : c'est le combat a
outrance entre le christianisme et la philosophie d'une part, et, de l'autre,
ce qu on est convenu d'appeler la science. « La lice est ouverte et l’uni-
vers regarde. »
Le dix-neuviéme siécle a fouillé plus que tout autre dans le livre de la
nature. Comme ses devanciers, plus que ses devanciers, il doit, 4 cet égard,
« laisser son empreinte sur I’Eglise. » Aprés soixante-quinze ans d'une vie
si active, et lorsqu’il est prés d’entrer dans son dernier quartier, rien ne
saurait étre plus attrayant et plus utile que d’interroger son ceuvre, de
pressentir les conclusions définitives de ses immenses travaux, de pré-
parer la Somme du dir-neuviéme siécle. Sans doute, le génie seul peut
remplir une pareille tache; mais il est permis 4 chacun de recueillir les
symptdmes, de constater le mouvement des idées, de rechercher le sens
des faits, de grouper et de comparer les phénoménes du monde intel-
Jectuel qui nous entoure.
Une telle étude, entreprise et continuée avec amour, sans tréve, sans
parti pris, des hauteurs de la vraie philosophie et de la vraie foi, présen-
tera bien des tristesses, mais aussi de puissants encouragements et de
grandes espérances. Dans cette immense variété de matériaux, d’éléments
de toute nature, nous choisissons aujourd'hui, non des idées, encore
moins des conclusions, mais quelques faits, quelques témoignages ré-
cents qui méritent a bien des égards d’étre enregistrés 4 cette place.
Plusieurs témoins graves, assidus, irrécusables, des luttes de la pen-
sée, des progrés de la science et des évolutions doctrinales, pendant de
$58 MELANGES.
longues années déja écoulées, ont apporté, dans I’intervalle de quelques
mois, a cette grande cause, qui se débat sous nos yeux, leurs dépositions
solennelles. Elles ont une signification bien nette et bien rassurante.
M. Guizot, en téte de son testament, déclare avoir « usé de toute la li-
berté de conscience qu’autorise la Réforme; il a douté, il a examiné, tla
cru 4 la force suffisante de l'esprit humain pour résoudre les problémes
que présentent I’univers et l'homme... Aprés avoir longtemps vécu, agi
et réfléchi..., il est rentré dans son berceau, i! est revenu au Dieu créa-
teur et rédempteur, au Dieu de lAncien et du Nouveau Jestament...»
Cette profession de foi se termine par l’expression d'une sorte d'‘indiffé-
rence presque dédaigneuse pour les discussions et les solutions scientif-
ques appliquées aux mystéres de la foi.
Voila un premier et puissant temoignage pris en dehors de ceux qu'on
accuse d'étre courbés a priori, avant tout examen, sous le Joug d'une
doctrine imposée. Les suivants nous viennent du sanctuaire méme de la
science. La plupart sont peut-étre connus, mais c'est de leur rapproche-
ment, c'est de leur somme que se compose la physionomie d'une époque,
et plus tard la voix d'un siécle. Hs sont bien propres 4 rassurer les
croyants timides, que les bruits du dehors, les clameurs hostiles, les pré-
somptueuses affirmations, auraient pu troubler ou seulement émouvotr.
C'est en pleine Académie que M. Chevreul « s'est demandé si, 4 une
époque ow plus d'une fois on a dit que la science moderne méne au mate-
rialisme, ce n‘était point un devoir, pour un homme qui a passé sa vie
au milieu des livres et dans un laboratoire de chimie, 4 la recherche de
la vérité, de protester contre une opinion diamétralement opposée 4 la
sienne... Il repousse la double accusation de scepticisme et de matéria-
lisme, et proclame sa conviction de l'existence d'un Etre divin créateur
d’une double harmonie : I’harmonie qui régit le monde inanimé, et que
révéle d'abord la science de la mécanique céleste et la science des phe-
noménes moléculaires; puis harmonie qui régit le monde organisé v-
vant... A aucune époque de sa.vic, son esprit n’a pu concevoir que cette
double harmonie, ainsi que la pensée humaine, ait été le produit du
hasard. »
Le témoignage d’Agassiz, qu’on n’a pas craint de comparer a notre grand
Cuvier, est tout aussi explicite. Agassiz avait déja formulé, a plusieurs
reprises, en des termes qui rappellent le magnifique langage de Linnée,
sa croyance en un Dieu créateur. « Les prétentions d'une fausse philoso-
phie ne m’empécheront pas d’exprimer ma conviction, la nature prouve
l’existence de Dieu... Les systémes des maitres de la science sont des tra-
ductions de la pensée du Créateur, dans la langue de l'homme... Plein
d’une reconnaissance ineffable, te philosophe, qui a pénétré les secrets
de la nature, s’efforce d’interpréter, d'une maniére toujours plus com-
pléte, les pensées de l’Esprit divin, avec lequel il lui est non-seulement
MELANGES. 859
permis, mais ordonné d’entrer en communion. » Peu de temps avant
de mourir, dans une conférence désormais célébre, intitulée : Hommes et
singes, Agassiz faisait entendre ces paroles. qu'on peut considérer comme
son testament scientifique : « Dieu a créé l'homme A sa propre image, il
l’a doué d'un esprit analogue au sien, et c'est par sa seule vertu que nous
pouvons comprendre la nature. Si nous n’étions pas faits 4 l'image du
Créateur, si nous ne possédions pas une étincelle de cet Esprit divin qui
est I'héritage de Dieu, comment pourrions-nous comprendre la nature?
C’est parce que nous avons des liens qui nous rattachent, non-seulement
au monde physique et animal, mais au Créateur lui-méme, que nous pou-
vons lire le monde et comprendre qu'il vient de Dieu. »
Il y a quelques mois a peine, la France et le monde savant perdaient
le véritable législateur sinon le fondateur de la géologie : Elie de Beau-
mont ne craignait pas de citer les textes de la Bible dans ces Mémoires
toujours si remarqués, qui renversaient les théories adoptées jusque-la,
et renouvelaient la science. L’Académie tout entiére assistait 4 ses funé-
railles; au milieu d'un concours immense d ingénieurs, de professeurs,
de disciples; un autre savant illustre, M. Dumas, faisait entendre des pa-
roles qui ne sont plus seulement spiritualistes et théistes, mais absolu-
ment chrétiennes. « ... Elie de Beaumont comprenait tous ses devoirs; il
était toujours prét, et si l’ange de la mort I'a touché de son aile sans
Vavertir, il ne l'a point surpris... Son 4me pouvait monter calme vers
les régions sereines, objet constant des aspirations de notre vénéré con-
frére, et se présenter confiant devant le souverain Juge, en qui il avait
toujours placé ses espérances et sa fol. »
Plus récemment encore, la mort enlevait 4 la Belgique la plus grande
et la plus pure de ses gloires scientifiques. D’'Homalius d'llalloy, qui diri-
gea pendant si longtemps la classe des sciences a l'Académie de Bruxelles,
qui présida avec tant d'honneur le Congrés préhistorique de 1872, ne
fut pas seulement un des plus grands géologues de ce siécle, mais l'un
des plus hardis dans la spéculation; et pourtant l'idéé d’ane contradic-
tion entre la Révélation et la Science avait si peu de prise sur son esprit
droit, profond, initiateur, que, dans une solennité académique, en 1866,
il prononga un important discours sur l'accord entre les sciences natu-
relles et les récils bibliques. Plus d'une fois les catholiques belges ont pu
« contempler, suivant obscurément la procession d'une humble église de
faubourg, cet homme consommé dans la science de la nature, et entouré
de la vénération des savants des deux mondes. »
Sans vouloir épuiser le recueil des professions de foi contemporaines
les plus dignes d'attention, citons encore M. Pasteur, dont la renommeée
si populaire a été consacrée par un vote de l’Assemblée nationale. L’il-
lustre chimiste, tout en revendiquant naguére pour la science, « la liberté
dans |’effort, la liberté dans la recherche, répudiait avec énergie la li-
$60 WELANGES.
berté qui signifie matérialisme ou athéisme, » et affirmait hautement
« que la croyance de l'homme de foi est en harmonie avec les élans du
ceeur, tandis que la croyance du matérialisme impose 4 la nature humaine
des répugnances invincibles. » Nous pouvons nous arréter 1a. Dans le do-
maine de la pensée, plus encore que dans celui de la politique, le suf-
frage de la foule, le nombre brutal est sans valeur. Le vote des capacités
seul doit étre compte.
Ces voix si imposantes, si autorisées, expriment-elles d’avance le der-
nier mot du siécle? Peuvent-elles du moins faire pressentir, pour les an-
nées qui lui restent 4 vivre, le courant de J’opinion, la direction des
idées sur les sommets de la science?... Malgré bien des apparences con-
traires, l’observateur attentif découvre de puissants motifs d'espérer.
Certaines écoles et certains savants, d'abord trés-bruyants et trés-affirma-
tifs, prennent des allures plus calmes et presque pacifiques. Les théories
hasardées, les conclusions prématurées, les audaces doctrinales, sont
plus froidement accueillies. Celui-ci semble se repentir d'une adhésion
trop halive, celui-la rejette une complicité trop embarrassante. Les hési-
tations et les déceptions percent de toutes parts dans les livres, les re-
vues et jusque dans les derniers échos des Congrés et des Académies. Ce
ne sont plus les affirmations enthousiastes, les chants de victoire. les défis
railleurs des premiers temps.
Sil arrive — comme au congrés de Belfast par exemple — qu’‘un sa-
vant de premier ordre manifeste des tendances matérialistes et une grande
ardeur de propagande anti-chrétienne, l'absurdité, la puérilité des théo-
ries philosophiques sur lesquelles il s’appuie, lui enlévent toute autorité
doctrinale. On peut l'affirmer hardiment, les systémes de philosophie
actuellement adoptés ou patronés par la science incroyante, — le positi-
visme, en France; la philosophie de [inconnaissable, en Angleterre; la
philosophie de linconscient, en Allemagne, — impliquent de telles con-
séquences et des inconséquences telles, qu'ils doivent provoquer tét ou
tard une violente réaction du sens commun. Le dynamisme, sous les au-
spices duquel plusieurs de nos spiritualistes timides espérent tout conr-
cilier, ne tardera pas 4 montrer son insuffisance absolue.
Les manifestations matérialistes présentent d'ailleurs, depuis quelque
temps, un aspect sinistre, elles ont commence autour des cadavres d'un
amphithéatre pour aboutir aux enterrements civils. L'alliance, plus ou
moins volontaire de l’athéisme, dit scientifique, avec le socialisme des
couches inférieures devient chaque jour plus compromettante. Et comme
il est bien difficile, impossible méme de s’arréter ‘sur une telle pente,
toutes ces basses doctrines paraitront a la fin si mal portées, qu'on nen
voudra plus, méme 4 I'Ecole de médecine. On reviendra tout simplement
4 la logique et 4 la métaphysique, au bon sens, a l'idéal, c’est-d-dire a la
foi traditionnelle.
MELANGES. 861
Le chrétien, qui a le bonheur de posséder un Credo, pénétré de tant
de lumiéres, appuyé sur tant de promesses, ne doit jamais craindre les
révélations de l'avenir. C’est 4 lui surtout qu’il appartient de répéter avec
confiance le mot d’ordre du siécle : En avant, toujours en avant. Ces mil-
liers de chercheurs infatigables, occupés 4 remuer les vastes champs de
ia science, sont comme un riche et vaillant essaim d’abeilles qui croient
butiner pour elles seules. Elles se trompent, la ruche nous appartient,
Deus scientiarum Dominus. Elles ont beau courir, en vraies vagabondes,
sur les fleurs sauvages, sur les fleurs vénéneuses, elles ont beau nous
menacer de leur aiguillon, la saison viendra ou elles seront heureuses de
l’abri que nous leur réservons, ou le possesseur de la ruche fera son am-
ple moisson de miel..
F. DoiHé pe Sarint-Prover.
RECHERCHES SUR L’ESTIMATION DE LA RICHESSE NATIONALE ET PRIVEE
EN FRANCE ET EN ANGLETERRE
Par le duc p’Avex. — Librairie de Guillaumin et eomp., Paris.
Existe-t-il une question sociale ? Et d’abord que signifient ces mots : la
Question sociale ?
Si l’on entend par 1} I’étude de tout ce qui se rattache au progrés maté-
riel, 4 l’amélioration du sort des classes laborieuses physiquement, in-
tellectuellement, moralement, alors nul doute qu'une telle question soit
faite pour attirer l’attention des meilleurs esprits et des plus nobles
cceurs. Mais est-ce bien ainsi que l’entendent la plupart de ceux qui ont
sans cesse 4 la bouche ces grands mots : « la question sociale »? Incon-
testablement, non. Ils signifient, par ces termes, le changement de toutes
les conditions actuelles des sociétés ; la modification, — disons mieux —
le bouleversement complet de l’organisation sociale telle qu'elle se com-
porte et se développe réguliérement depuis le christianisme et méme de-
puis l’aurore de l’humanité. Et c’est dans ce sens que je dis: « Existe-t-il
une question sociale? »
Or, plus on étudie A fond ce sujet, plus on arrive a cette conclusion
qui s'‘impose a l’esprit avec le caractére d'une certitude absolue : Non, il
n’existe pas de question sociale; non, la question sociale n'est qu'une chii-
mére, un mirage trompeur, inventé par les charlatans habiles a exploiter
& leur profit les passions qu’ils déchainent et les appétits qu’ils excitent.
Les sociétés, ou plutét la société, comme les individus, ont leur tempé-
pérament, leur constitution, leur organisme naturels et divirs ; l'homme
ne peut les changer qu’en produisant la mort. Le Sganarelle de Moliére
$2 MELANGES.
déplacait d'un mot le foie et le cceur dans le corps de l'homme ; tous nos
Sganarelle socialistes sont aussi impuissants 4 déplacer le cceur et le foie
des sociétés.
Dans un accés de sincérité, un homme qu'on s'est accoutumé 4 regar-
der comme le chef de l’école radicale — triste époque celle ot la plus
outrecuidante nullité peut devenir chef d’école | — cet homme |'a dit lu-
méme : « Il n’y a pas de question sociale. » Je ne veux pas rechercher dans
quel but M. Gambetta pronongait publiquement ces paroles; s'il n’y avail
pas 14 un nouveau tour de cette souplesse génoise quis’efforce de rassurer
par les dehors du bon apétre les innocents conservateurs, si prompts a
dormir et si heureux d'étre aveuglés. Mais je retiens l’aveu ; habemus
confitentem : « Il n’y a pas de question sociale » ; il n’y a que des appilils
qui se décorent de ce nom retentissant.
M. le duc d’Ayen donne un grand éclat 4 cette vérité par la remarqui-
ble étude que nous recommandons a nos lecteurs. L’auleur s'excuse avec
modestie de traiter un tel sujet, 4 cause des controverses qu'il peut pro
duire : « Le péril de pareils sujets, dit-il, strictement Jimités, semble+-il,
au domaine de la statistique pure, est d’entrainer la discussion, quot
qu’on fasse pour s’en défendre, sur le terrain ot s’agite, entre la par
vreté et la richesse, la grande querelle sociale qui reste invariablement
le fond apparent ou caché de toutes les difficultés intérieures des Etats
modernes, et en particulier du ndétre. » Je ne le pense pas ainsi; j‘esiime,
au contraire, qu'un homme de cceur et d’intelligence rend un vénitable
service a son pays quand, ainsi que le fait M. le duc d’Ayen, il éclaire ces
questions de la lumiére de la science et d’une inflexible statistique.
Lors méme que quelques-uns des chiffres de M. le duc d’Ayen seraient
contestés — ils le seront, et, pour ma part, je ne suis pas sans en Cor
tester plus d'un — mais lors méme, dis-je, que quelques calculs seraient
différents dans leurs résultats, la conclusion n’en resterait pas moms
identiquement la méme, en présence de la stérilité, de l'insignifiance, de
l'infiniment petit d’une répartilion égale des produits.
Qu'importe, en effet, que, d’aprés M. le duc d'Ayen, « la différence de
richesse entre la France et l’Angleterre ne soit pas trés-considérable, '
alors que certains économistes accordent a ]’Angleterre douze milliards
de plus, alors que mes propres calculs concluent a porter a six milliards
la supériorité britannique, pourvu que l’équivalence des recettes prima-
res et des produits définitifs du travail ne reste pas moins démontre
dans les deux pays : car la se trouve le joint de la question.
I] parait acquis que le bénéfice social actuel de chaque exercice ¢
France se monte 4 quatre milliards; que le revenu des classes aisées—
revenu que l'on peut appeler les recettes primaires — est égal a ce chit
fre de quatre milliards; enfin que le profit annuel de tous les produc-
teurs — ouvriers, etc. — s’éléve 4 la méme somme. Or, ce revenu s
MELANGES, 865
condaire — si je puis m’exprimer ainsi — peut se multiplier encore
plusieurs fois par la circulation, les épargnes, les placements, etc. : il y
ala un théme fort élastique pour les calculs. Ce qui reste certain, ce sont
les quatre milliards de recettes primaires et, en regard, quatre milliards
de produits définitifs du travail. Les 4 milliards de recettes primaires ap-
partiennent a 2,500,000 familles qui représentent environ 12 millions
d'individus : partagés entre ces 12 millions de personnes, ils donnent a
chacune une somme annuelle de 333 francs. Restent donc les 4 milliards,
bénéfice du travail, 4 partager entre 24 millions d'individus, soit
467 francs annuels en moyenne pour chacun. Les 8 milliards de revenus
divisés entre tous donneraient 220 francs a chaque individu ; mais il est
de toute évidence qu'une organisation pareille réduirait 4 un chiffre in-
signifiant le revenu secondaire, et que l'on retomberait, 4 peu de chose
pres, aux 4 milliards de recettes primaires, soit 110 francs par téte, soit
90 centimes par jour.
Je demande pardon au lecteur de la sécheresse de ces chiffres ; je ne
saurais les envelopper de fleurs de rhétorique.
Voila le résultat clair, net, certain, de la théorie égalitaire et socia-
liste. Et, en l’établissant de la sorte, on reste encore bien au-dessous de
la réalité. En effet, nous évaluons seulement 4 4 milliards les produits
définitifs du pays en outre de ce que nous avons appelé les recettes pri-
maires. Or il est incontestable que, sous ‘empire de notre organisation
sociale, ce chiffre se multiplie d'une maniére considérable. Je n’en veux
pour preuve que la base, intentionnellement restreinte, sur laquelle
les budgétaires établissent l’impét du revenu. Leur évaluation monte a
16 milliards. On va voir qu'elle n’a rien d’exagéré, bien au contraire. I
faut pour cela apprécier combien de fois la matiére imposable peut se
multiplier dans ce systéme. J'ai un précepteur pour mes enfants ; je lui
donne 2,000 francs d’appointements : ces 2,000 francs provenant de mon
revenu, je paye pour eux un premier impét; le précepteur qui les recoit
Paye le second; le libraire auquel il achéte des livres paye le troisiéme ;
Le boucher qui vend de la viande au libraire paye le quatriéme; le bou-
langer qui vend du pain au boucher paye le cinquiéme, et ainsi de suite.
Je m’arréte ; je ne serais pas au bout de ma nomenclature. On voit com-
bien d'impots ont déja payé mes 2,000 francs et combien la base des 16
milliards, soit quatre fois les recettes primaires, est modérée et au-dessous
de la réalité. La est le grand attrait de l’impdt sur le revenu pour un mi-
Nistre des finances; 14 aussi est la grande cause, au point de vue écono-
Mique, de l’appauvrissement qu'il inflige 4 un pays. Je ne veux pas traiter
Cette question ; je tiens seulement a établir que les revenus actuels du pays,
ainsi additionnés, donnent au moins une moyenne de 400 francs par téte ;
que, sous l'empire de l’organisation socialiste, ces revenus immédiate-
Ment stérilisés, nousretomberions aux 4 milliards de recettes primaires,
864 MELANGES.
c’est-d-dire a 410 francs par personne au lieu de 400 francs. Que l'on cal-
cule le bénéfice net : plus de riches, c’est vrai; mais l’égalité dans la mi-
sére. Certes la parole divine : « Vous aurez toujours des pauvres parmi
vous » est rigoureusement et littéralement vraie ; peut-étre n'y aurat-l
pas toujours des riches : quel avantage y trouverez-vous pour la grat-
deur, l’honneur, la prospérité d’un pays? Arréter son essor et son déve-
loppement: le frapper de stérilité jusque dans les moelles : lui dter tout
espoir de renaissance, tout moyen de maintenir ou de reconquérir son
rang, voild donc ce que l’école égalitaire appelle le progrés. Dans la so-
ciété actuelle, le capital, l’épargne, le revenu est semblable a une riviére
navigable et fécondante dont les eaux coulent réguliérement et sans
cesse, étendant de tous cétés leurs bienfaits continus et renouvelés par
mille canaux irrigateurs : l’organisation socialiste en ferait un marais
stagnant ou un fleuve encaissé dans des rochers inaccessibles, sans aucun
profit pour le commerce, l’arrosement et la circulation.
Ces vérités apparaissent d'une maniére frappante a la lecture de l'inté-
ressant et solide travail de M. le duc d’Ayen, qui, dans sa briéveté mapis-
trale, est un traité presque complet. I] démontre que, dans toute sociélé
organisée, laborieuse el qui veut vivre, qu'elle soit démocratique, aristo-
cratique ou bourgeoise, les conditions du travail, du revenu, du salaire,
du capital, ne varient pas sensiblement : tandis qu'il n'y a en France que
165,000 familles jouissant d'un revenu de 5,000 francs et au-dessus, ce
chiffre est de 800,000 en Angleterre et retombe a 250,000 dans les Etats-
Unis d’Amérique, l'échelle de proportion restant toujours 4 peu pres la
méme dans ses rapports avec les produits. .
La France, qui n‘a pas, comme |’Angleterre, une haute aristocralie
pourvue d’énormes revenus, en est-elle plus aisée? La statistique prouve
le contraire. Le nombre des assistés est, 4 peu de chose prés, égal dans les
deux pays : 981,052 en Angleterre, 1,608,109 en France; soit, dans chaque
pays, 4 assisté sur 22 habitants, avec cette différence qu’en Angleterre
chaque assisté recoit en moyenne 170 francs, et en France 49 fr. 64 cen-
times. Seulement je me hate de dire que ce chiffre ne représente que
le budget de l’Assistance publique, qui est de 30 millions environ. Le
budget de la charité privée est considérable en France, plus encore
qu’ailleurs : impossible d'en faire le relevé et le calcul; mais je n’hésile
pas 4 dire qu'il s‘éléve notablement au-dessus de celte somme de 30 mil-
lions. Combien s’accroitrait-il encore si l'Evangile était plus pratiqué, la
religion plus suivie et moins attaquée ! N’oublions pas que, d'aprés la re-
ligion chrétienne, le riche n'est que le dépositaire et l’administrateur du
bien des pauvres, et que tout son superflu leur appartient de droit strict
et rigoureux. Quel sens attribuer 4 ce mot: le superflu? Ah !| si chacun le
lisait A la lumiére divine de l'Evangile, que d’inutilités retranchées du
budget du riche et dont celui des pauvres bénéficierait! J’affirme que le
MELANGES.: 865
budget de la charité s’éléverait alors 4 prés de 500 millions annuels, plus
de 250 francs par indigent; c’est-d-dire deux fois plus que ce que la théorie
socialiste et égalitaire produirait en France pour chaque individu. Tant il
est vrai que la, et pas ailleurs, git tout le secret de la question sociale :
l’Evangile, la religion chrétienne, la charité. Ils auront beau chercher,
ils ne trouveront rien qui remplace, méme de loin, cette solution-la; mais
nos théoriciens de radicalisme n'aiment pas la charité. Pauvres aveugles
ou misérables sophistes |!
Au lieu d’attaquer par toutes vos voix I'Eglise et sa doctrine, conviez le
riche et le pauvre a la suivre plus rigoureusement ; rendez ainsi le riche
plus charitable et le pauvre plus tempérant. La statistique prouve d’une
manieére certaine qu’en France, sur les quatre milliards de profits défini-
tifs de la classe laborieuse, un milliard et demi se dépense dans les cafés
et les cabarets. Gombien les conditions économiques du pays seraient heu-
reusement modifiées, si la presque totalité de cette somme allait aux
caisses d'épargne ! Les ouvriers eux-mémes s’en rendent bien compte. On
n’a pas oublié cette phrase du rapport des délégations ouvriéres & la
grande Exposition de 1867, demandant la surimposit.on des liqueurs al-
cooliques, « cette ruine matérielle et morale de la société» ; « qu’on les
accable d’impéts, ajoutaient-ils ; si ces breuvages pouvaient disparaitre
de tous les coins des rues, si les alcools ne se vendaient, comme autre-
fois, que chez les pharmaciens, a titre de remédes, avec I’autorisalion du
médecin, comme on le fait pour des drogues moins dangereuses, quel im-
mense bienfait pour tous! » Mais qui, en dehors de I'Eglise et de la relj-
gion, pourra rendre l'homme charitable et tempérant? Tenebree lucem non
comprehenderunt et mundus non cognovit.
Je m’arréte, non sans féliciter M. le due d’Ayen pour I’habileté de
style avec laquelle il traite ces matiéres ardues et sait donner de I’attrait
aux questions les plus arides en apparence. Je n’en veux pour preuve que
la page suivante, sur le calcul de la richesse additionnée : « La société,
dans chaque pays, peut étre comparée 4 un navire partant sur lest pour
la Chine. Le capitaine recoit du consignataire vingt mille francs pour le
voyage, et aucun autre argent n'est introduit sur le vaisseau. Tout va bien
jusqu’aux environs de Canton. Le capitaine préléve ses honoraires et paye
19,000 francs de salaire a ses vingt matelots ; ceux-ci, 4 leur tour, prélé-
vent un bénéfice de |0 pour 100 et payent a la cantine, pour frais de
nourriture et d‘entretien, 17,000 francs. Les vivres sont consommeés, les
comptes réglés; on va entrer le lendemain au port.
« Mais tout 4 coup surgissent plusieurs jonques de pirates chinois qui
s"emparent du navire. Leur chef fait ranger a genoux, sur le pont, d’un
coété tous les Européens captifs et de l'autre les Chinois, le sabre nu.
Puis, se faisant remettre les livres de comptabilité : « Capitaine, dit-il,
« vous avez touché 20,000 francs; donnez-les-moi. Matelots, vous avez
2> Aver 1875. 56
866 MELANGES.
« touché 19,000 francs ; apportez-les-moi. Cantinier, remettez-moi les
« 47,000 francs que vous avez recus. En tout 56,000 francs. Il me les faut,
« ou je vous fais couper Ja téte 4 }'instant. » Le cantinier remet ses
47,000 francs, les autres apportent leurs petits bénéfices; impossible de
trouver plus de 20,000 francs. Le commandant chinois s’écrie qu'on lui
cache 36,000 francs et donne l’ordre de la décollation générale.
« Larmes et désespoir des malheureux condamnés ; l'un d’eux, toute
fois, prenant la parole : « Arréte, grand prince des pirates, dit-il, et écoute
« la voix de la sagesse. On lit dans le livre d'un nommé Bastiat, qui est
« un Confucius de chez nous, que la circulation de l’argent et des mar-
« chandises peut doubler ou tripler la richesse des hommes, sans pour
« cela que la somme échangée et transmise soit en rien augmentée. Cest
« ce qui nous est arrivé depuis notre départ de Marseille. Les vingt mille
« francs du capitaine ont été transmis aux matelots, puis 4 la cantine;
« ils ont trois fois changé de mains, mais ce sont toujours les mémes vingt
a mille francs qui n'ont point augmenté pendant le voyage. Prends le ne
« vire et tout ce qu'il contient, mais quand tu nous massacrerais tous, tu
« n’aurais pas plus de vingt mille francs, parce qu’il n'y a pas d’autre ar-
« gent 4 bord. » |
« Le chef des pirates, ancien mandarin déclassé, réfléchit un moment,
puis, convaincu par ces paroles, laissa la vie sauve a l'équipage. »
Puissent les paroles et les démonstrations de M. le duc d’Ayen con
vaincre également les pirates Européens | |
On peut juger par cette citation de la maniére de l’écrivain; le style de
M. le duc d’Ayen, méme appliqué a de tels sujets, ne dément pas la tre
dition académique de sa famille. Je ne veux pas dire que I‘@uvre signalée
ici par moi soit de nature a ouvrir A son auteur les portes de |’Académie
_frangaise, mais la section des sciences morales et politiques a I'Instilut
s’honorerait, sans aucun doute, de compter dans son sein l'ingénieus.
érudit et consciencieux auteur de Revenu, salaire et capital et de Recher-
ches sur l'estimation de la richesse nationale et privée en France et en An-
gleterre.
ANTONIN D'INby.
~ QUINZAINE POLITIQUE
24 aodt 1875.
La France jouit de ce calme qui semble aux politiques une sorte
d’immobilité; mais Pimmobilité elle-méme est nécessaire aux na-
tions, le lendemain de certains jours ; et la ndtre s’est assez fatiguée
dans les mouvements de sa fiévreuse activité, pour avoir le droit de
s'étendre et de s’assoupir dans cetle paix. Libre aux agitateurs d’en
dire faslidieuse l’agréable douceur! Aprés une guerre terrible
comme celle de 1870, aprés l’anarchie et la dictature, aprés les sa-
turnales de la Commune, aprés ce long flux de tant de choses chan-
geantes et un tel épuisement d’hommes, aprés tant de querelles et
d’incertitudes, aprés les luttes et les déceptions de ces quatre an-
nées, la France pourrait dormir trois mois dans un profond silence,
sans qu’il en codtat rien 4 son bonheur et a sa dignité de n’avoir pu
entendre, durant ces trois mois, le tumulte habituel de ses orateurs
et de ses journalistes. Au surplus, c’est une oisiveté féconde : elle
vit, elle respire, elle cueille ses moissons, elle amasse ses forces et
ses richesses. Elle ressemble en ce moment 4 une de ces grandes
plaines of la charrue a, la veille, retourné la terre, et ou le soleil
étale une vive et chaude lumiére sur les déchirures encore fraiches
du sillon ; les laboureurs sont partis ; la sérénité du ciel régne par-
tout sur ce sol : il se repose, et son repos le prépare 4 porter de
meilleurs fruits.
Nous ne saurions, en effet, juger les disputes de ces derniéres
journées comme dignes d’exciter un moment l’inquiétude ou méme
de provoquer sérieusement |’attention. La commission de perma-
nence, il est vrai, a siégé avec toute la gravité de l’Assemblée : des
griefs surannés, des plaintes légéres, des accusations inopportunes
ou maladroites, c’était trop peu pour occuper l’opinion publique.
Quelques heures aprés les interpelJations de MM. Rameau et Arago,
on ne pensait déja plus 4 l’inutile devoir qu’ils avaient cru remplir.
La France, lasse ou distraite, n’a pas davantage prélé l’oreille aux
868 QUINZAINE POLITIQUE.
murmures de M. A. Naquet, altristé d’avoir la république sans en
posséder la royaute, et confessant, avec une ingénuité mélancolique
qui lui serait enviée par les plus candides personnages de la Fon-
taine, que, le 25 février, « il s’agissait moins de faire une constitu-
tion que de s’emparer du pouvoir : » soit qu’il achéte des canons,
soit qu’il définisse la république ou qu'il précise la politique de
ses amis, M. A. Naquet a toujours le méme bonheur ! L’histoire de
la république lui devra de naifs aveux ; celui d’aujourd’hui ne mé
rite qu’un sourire : les soupirs de M. A. Naquet n’étonnent per-
sonne. Quant aux théses du journalisme, elles n’ont guére été, de-
puis quelques semaines, que des morceaux de pure métaphysique.
Qu’on nous apprenne ou réside réellement la puissance de l'Etat;
qu’on nous montre en quoi consistc, présentement, la vérité consti-
tutionnelle ; qu’on nous indique les avantages du régime électif com-
paré au régime héréditaire : dissertations! dissertations!
Il faut bien le dire: la France, si amoureuse qu'elle soit du beau
langage et des doctes entretiens, aime la variété dans ce brunt ora-
toire auquel se plait tant sa curiosité. Quand on a, pendant une
année, entendu parler, du matin au soir ct si haut, de la Répu-
blique, des lois constitulionnelles, du sénat, etc., n’est-on pas e1-
cusable de trouver plus neufs les discours latins du_ concours
général et les traditionnelles allocutions qui, par centaines, accom-
pagnent au seuil des colléges nos enfants qui s’en envolent?
On aime ces fétes en France; el selon une coutume bien fami-
liére aussi 4 Vesprit francais, il est rare que ces harangues scolaires
ne s’élévent par dessus leurs auditoires d'adolescents et n’aillent
retentir au loin dans le pays. On n’a pas toujours 4 regretter que
les orateurs, dans ces solennités, attachent 4 leurs paroles de plus
larges ailes. Pour notre part, nous estimons que M. Ferdinand
Duval a eu raison de célébrer, devant les éléves de Louis-le-Grand
comme s’il edt été devant la nation elle-méme, ces libertés parle-
mentaires, qui ont été, de 1815 4 1848, la régle heureuse et glo-
ricuse de notre patrie: malgré leurs imperfections, ce sont elles
qui tolérent les abus les moins onéreux a l’honneur et 4 la fortune
d’un grand peuple; et aprés tous les essuis de ce siécle, parini tant
de doctrines excessives et de principes délaissés, ce sont elles en-
core qui forment le guuvernement le plus viril et le plus sage. Il
est bon de le rappeler 4 ceux que les peines et les mécomptes de
ces derniéres années ont trop tét découragés. A Bernay, M. le duc
de Broglie a mis en relief une vérité sociale qui n’importe pas
moins : il a signals un des vices et un des maux qui font nos révo-
lutions, c’est-a-dire cette envieuse avidité de paraitre qui rend
insupportables la situation paternclle et toutes les positions mo
QUINZAINE POLITIQUE. 69
destes. « Il y a toujours peu de place sur les sommets » : aujour-
d’hui plus que jamais, M. le duc de Broglie en avertit 4 bon droit
les ambitions de nos jeunes concitoyens : les cimes de la répu-
blique paraissent si proches et si accessibles! et l’on sait combien
de Césars déclassés fourmillent dans nos grandes villes et déja
méme dans les villages de notre remuante démocratie!
Liidée de la patrie a dominé dans ces discours : presque tous
annon¢aicnt aux jeunes générations les durs labeurs et les codteux
sacrifices de l'avenir. Celui de M. le duc d’Aumale les a comme ré-
sumés en quelques traits nobles et simples. Il y a de l’autorité dans
les conseils de ce prince qui enseigne « Vhabitude du travail et
esprit de discipline. » Le travail, c’est, 4 notre époque et en France,
plus que la loi particuliére de l’homme, c’est celle de la société: car
cette société est une démocratie ot ceux d’en bas, pour attcindre a
la fortune, ct ccux d’cn haut, pour conserver leur rang, ont un égal
besoin du travail qui fait les mérites. La discipline! qui ne sait
combien cette vertu, qui dirige le courage dans l’armée, peut
aussi sauvegarder !’ordre dans la nation? Mais la discipline n’est
une vertu et n’a de force vraiment efficace qu’é la condition de
n’étre pas l'aveugle servitude ; et M. le duc d’Aumale le remarque
avec justesse : « La discipline n’a jamais été plus ferme et plus res-
pectée, dans les armées romaines, qu’aux plus beaux temps de la
liberté de Rome. » C’est que la liberté donne plus de prix a la pa-
trie : elle rend plus male la tendresse que le soldat doit 4 son pays,
et plus sacré l’intérét que le ciloyen lui voue; et ainsi la liberté,
en éclairant ct en animant |’obéissance, favorise la discipline. Etre
donc une nation laborieuse, disciplinée et libre, voila le secret que
la France doit réapprendre pour étre sdrement et pour étre de nou-
veau la nation « que Dicu reléve chaque fois qu’il la frappe. » M. le
duc d’Aumale !’a dit avec une vibrante éloquence : « Mes amis, ai-
mez et servez la patrie. Ayez foi en Dicu et foi dans la France. »
Toutes les legons sont dans celles-la : Henri [V ne les désavouerait
pas sur les lévres d’un de ses petits-fils ; plat au cicl qu’elles des-
cendissent profondément dans tous les cceurs!
Les conseils généraux, quelques jours aprés ces distributions de
prix, comfnengaient leur session. Selon l'habitude, on a d’abord
disputé de leurs droits et de leurs devoirs : pour les radicaux, le
conseil général, c’est toujours une petite assembléc politique, un
grand club de province, ot les démocrates peuvent et doivent pé-
rorer sur le omni re scibili et principalement sur le quibusdam
alits de leur doctrine. Les conservateurs et le gouvernement ont,
avec raison, affirmé le contraire, et de leur cété parlait et com-
mandait la loi. Comme |’a dit ]’un des hommes les plus éminents
$70 QUINZAINE POLITIQUE.
qui président les conseils généraux, l’honorable M. de Carné, « en
abordant des matiéres placées en dehors de notre compétence,
nous nuirions ala bonne administration, sans profit pour la bonne
politique. Respectons la loi, dans scs termes comme dans son
esprit, jusqu’au jour prochain ou la loi elle-méme appellera les
membres des conseils généraux 4 préter a la formation de l'un des
grands pouvoirs de I’Etat la force morale que leur assurent la
confiance et le mandat des populations. » On ne pouvait plus sen-
sément exprimer la vérité. La loi, d’ailleurs, a triomphé. li est bien
manifeste qu'un mot d’ordre avait prescrit aux républicains d’af-
ficher la Constitution du 25 février dans chaque conseil général :
on sait, par leur histoire, que la république a un perpétuel besoin
de se proclamer. Mais presque partout la loi a sufli pour prévenir
ce genre de démonstration. On connait les cing ou six départe-
ments ot les radicaux ont l’usage de faire du bruit : cette année
comme I’an dernier, on a vu aux mémes licux la méme agitation;
c’est, dans le Rhéne, dans I’Yonne, dans la Céte-d’Or et dans ces
Bouches-du-Rhéne ot M. Labadié manque aujourd'hui parmi les
perturbateurs attitrés, c’est, pour les radicaux, une sorte de néces-
sité traditionnelle. Dans les Vosges, un secret dépit les aigrissalt :
ils avaient perdu l’honneur de tréner au bureau; les conserva
teurs avaierit, cette fois, l’avantage de la majorité. En somme, les
conseils généraux ont, jusqu’A ce moment, vaqué & leur tache
réglementaire avec une tranquille activité, dans des sentiments que
le gouvernement peut sans illusion se croire favorables : cest un
heureux présage pour |’élection du Sénat.
Les manceuvres d’automne se préparent dans plusieurs de nos
corps d’armée: pour rendre ces exercices plus utiles, non moins
que pour inaugurer la pratique de la loi, on appelle les réservistes
de 1867. Il est regrettable que diverses raisons, plus ou moins im-
péricuses, aient retardé d’un an cet essai. On a trop oublié quel
peuple nous sommes. La France, il faut en convenir, n’a pas seule
ment cessé d’étre en Europe une race, conquérante; elle n’est plus
la nation militaire d’autrefois. Elle s’est apercue, en 4870, qu’elle
avait laissé s’amollir en elle plus d’une des vertus qui stimulaient
le courage de nos péres ou qui affermissaient leur résistance. Dans
ses souffrances d’alors, un certain souffle d’héroisme est venu pur'-
fier son coeur; ses malheurs lui ont rendu le gout de l’abnégation
patriotique; a la lumiére de ces lecons, elle a recouvré la vue des
idées supérieurcs et des intéréts nécessaires. Pour se relever vite,
elle edt tout donné, en 18741: son travail, son argent, son ame;
tous les sacfifices lui semblaient faciles, et peut-étre l'Europe elle-
méme eit-elle alors mieux compris qu’aujourd’hui combien étail
QUINZAINE POLITIQUE. 874
légitime cette générosité d’un grand peuple jaloux de reconstruire
sa fortune et de réparer son honneur. On n’a pas profité de ces
disposilions; on a trop ajourné cette bonne volonté de la France ;
on a laissé trop de temps a I’égoisme pour reprendre son empire :
que cet égoisme s’étonne ct gémisse maintenant, ceux qui connais-
sent le tempérament dela France pouvaient s’y attendre. Mais, gracea
Dieu, on n’a jamais besoin de toucher deux fois la France a l’épaule
pour l’éveiller : sa virilité est vite debout. Les réservistes ne se souve-
naient presque plus, en 1875, dela loi de 1872: ils vont s’initicr a
ses ordres; ils feront ce qu’on fait, 4 cette méme heure, en Alle-
magne, en Autriche, en Russie et jusqu’en Danemark. Et puis, qui
donc peut en douter désormais? Ou il faut consentir 4 voir dispa-
raitre de |’Europe le nom de la France, ou il faut que chacun de
nous accomplisse son devoir tout enticr.
Quel est l'état de l’armée francaise? On se le demandait récem-
ment dans une revuc étrangére, et, avec une sévérité injuste, on
répondait : « La France n’a rien appris, rien oublié. » Essais stéri-
les, vaines réformes, méme routine : voila tout ce qu’on prétendait
avoir constalé dans nos travaux de réorganisation militaire. Cer-
tes, nous ne saurions, sans une coupable présomption, nous dissi-
muler tout cc qu’il y a de précaire encore dans cette ceuvre inache-
véc. Nous avoucrons, sans fausse honte ni discrétion puérile, que,
dans cette armée retrouvée on sait sous combien de cadavres et a
(ravers la confusion d’on sait quelles défaites, il y a, depuis quatre
ans, mille choses encore 4 remanicr, a4 compléter, 4 perfectionner.
Qui, dans tous les grades, la guerre a laissé le commandement a
bien des mains incapables de le porter; oui, la loi qui devait rete-
nir au régiment nos sous-officiers a été infructueuse; oui, |’inten-
dance ct l’état-major attendent encore des réglements meilleurs;
oui. une partie de notre réserve manque de I’instruction nécessaire;
oul, notre armée territoriale n’existe que sur le papicr; oui, ]’effec-
tif de ‘nos troupes est faible; oui, le volontariat, tel qu’on l’a régleé,
est unc institution défectueuse. Mais si la France peut avouer tout
cela avec la courageuse volonté d’y remédier, elle sait aussi ce
qu’elle a vu en 1871, 4 l’heure ot elle rassemblait autour de la
Communé les bandes pales et presque déguenillées de ses régiments
dispersés encore, la veille, dans les prisons del’ennemi, ou qui setrai-
naient dans les neiges sanglantes de la Loire ou du Jura; clle sait
ce qu'elle a reconstitué, renouvelé, amélioré, guéri et ranimé; et le
Blackwood nous permettra de nous taire sur ces efforts ct ces ré-
sultats : nous avons au moins appris, dans la néfaste campagne de
4870-71, combien est imprudente l’ostentation et combien cote la
temérité. La France n’a ni & étaler ses miséres ni & faire parade de
872 QUINZAINE POLITIQUE.
ses forces : elle est pacifique; elle ne menace personne; elle ne
prépare aucune guerre; elle se contente de se ménager les moyens
de se défendre. Dans ces conditions, la France ne peut qu’étre mo-
deste; mais cette modestie, elle la doit a sa fierté méme.
Nous entendions, il y a quelques jours, un de nos publicistes
les plus connus de l'Europe, M. Emile de Girardin, précher 4 la
France, non-seulement la paix, mais le recueillement et Il'isole-
ment : il la voudrait voir se désintéressant du monde, occupée
seulement de ses affaires intérieures, oubliant méme la polili-
que aussi. bien que la guerre, semant, négociant, tout entiére au
travail de ses beaux-arts et de son industrie, recevant doucement
du ciel Jes bienfaits du Dieu qui lui a donné son soleil et son ter-
roir, et ne pensant pas au restc. Si on songe que c'est cette méme
voix qui sonnait si fort la guerre en 1870 ; si on se rappelle que, de
ses fanfares les plus éclatantes, M. Emile de Girardin poussait alors
la France vers le Rhin, on pourra juger, 4 Berlin comme a Lon-
dres, combien nous avons gagné de sagesse 4 nos désastres.
M. Emile de Girardin, cette fois, parle avec le sens commun de la
France, cette pauvre France tant décue et tant trompée. Toutefois,
que M. E.nile de Girardin prenne garde d’abuser de la vérité comme
il userait d’un paradoxc. Sans doute, nous n'avons pasa nous servir,
en Europe, de nos faibles armes; sans doute, nous n’avons aucune
entreprise a tenler pour l’indépendance des autres : nous avons,
pour ainsi dire, perdu la nétre en perdant, 4 Melz et 4 Strasbourg,
notre sécurité nationale. Mais ne faisons pas de la paix la torpeur :
regardons, écoutons, préparons-nous tranquillement ; le devoir, ce
n’est pas d’engourdir le génie de la France et d’enchainer sa desti-
née dans le sommeil de la paralysie !
Pendant cette homélie de M. Emile de Girardin, un illustre his-
torien allemand, le professeur Mommsen, discourant dans unc cé-
rémonie universitaire, excitait, lui, la jounesse allemande a se tenir
préte pour les travaux de la guerre. ll disait : « Nous avons fait
l’expérience que le désir et la volonté de maintenir la paix n’assu-
rent pas toujours la paix. Il en est de la guerre comme de I'incen-
die. Elle est aussi facile 4 allumer que difficile 4 éteindre. Si donc
elle redevient nécessaire, on verra se reproduire ce qui s'est déja
produit. L’empereur a appelé la nation, et tous sont venus, disions-
nous autrefois. Que l’empereur nous appelle une fois encore, et les
ennemis du nom allemand apprendront bientdt ce que cela signifi,
lorsque l'on dit que tous les Allemands vinrent a l’appel de l'empe-
reur. Ceux qui auront été appelés ne reviendront pas lous, mais ce-
lui qui manqucra au cortége des vainqueurs rentrant dans Icur pa-
trie aura son nom environné d’honneur et rayonnant de gloire. » fl
QUINZAINE POLITIQUE. 875
nous parait inutile d’ajoutcr 4 ces paroles le moindre commentaire.
Nous ne saurions, d’ailleurs, reprocher 4 M. Mommsen d’aiguil-
lonner 4 sa fagon le patriotisme de la jeunesse allemande. Nous
affirmons sculement qu’a vouloir désarmer les cceurs a Paris, tandis
qu’a Berlin on les. barde d’acier, les apdtres dela paix duperaient
la France : que ses hommes d’Ltat lui apprennent 4 étre sage, a se
lempérer, 4 rester calme, soit; mais arriére aux rhéteurs qui l’a-
museraicnt et aux philosophes qui l’énerveraient !
Nous nous plaisons a croire que les belliqueux encouragements
de M. Mommsen seront longtemps encore inutiles 4 la jeunesse alle-
mande. L’Orient, toutcfois, a ses mystéres, et, bien que nous
comptions y voir persévérer la neutralité des grandes puissances
européennes, nous craignons que, pour étouffer la guerre dans
'Herzégovine, il ne faille plus de peine et de temps, plus de diplo-
matie ou de longanimité, qu’on ne le pensait d’abord. Cette dispute
de quelques rayas avec des percepteurs turcs a-t-elle un autre insti-
gateur que la misére? Qui a jcté sur ces nationalités ct ces reli-
gions ardentes, prétes dans tout l’empire turc 4 )’embraser dans un
vaste et dernier incendie, qui a jeté l’étincelle a laquelle s’est allu-
mée la guerre de l’Herzégovine ? On ne le sait pas, ou du moins on
ne peut le dire. Quoi qu’il en soit, on ne nie plus que l’insurrec-
tion n’ait une véritable gravité : gravité qu'on ne doit pas mesurer
aux luttes engagées autour de Trébinje, mais aux impatiences et
aux menaces qui entourent la Bosnie. Le Monténégro aiguise ses ar-
mes ; la Serbie a sur la frontiére des troupes avides de courir au se-
cours des insurgés; le prince Milan est allé 4 Vienne sonder la
volonté de l’Autriche; des Dalmates sont venus se méler aux révol-
lés; les Grecs s’agitent pour « la grande idée; » on se dit 4 Athé-
hes, comme a Bucharest, que les trois empercurs sont enclins a
soutenir, dans les conscils de Constantinople, la cause de l’Herzégo-
vine ; les ambassadeurs des trois empires exhortent le sultan a des
concessions ; la nouvelle d’une intervention européenne discrédite
les forces de la Turquie; les Turcs enfin, au lieu de comprimer bien
vite l'insurrection, n’ont procédé qu’avec leur lenteur habituelle :
lout, on le voit, a singuliérement accru, en quelques semaines, le
danger de cette situation.
L’Autriche, dont le regard attentif surveille ces mouvements, est
comme maitresse des événements qui peuvent surgir. Si elle céde a
l'offre de saisir l'occasion, si elle se laisse s¢duire par les promes-
Ses qui lui montrent la vallée du Danube comme une proie facile,
elle appelle en partage la Russie et elle autorise l’Allemugne & s’ac-
croitre ailleurs : c’est une guerre européenne; et si sure que put
874 QUINZAINE POLITIQUE.
étre l’Autriche de se trouver parmi les vainqueurs, elle aurait 4
craindre d’étre bientdt elle-méme a la merci de ses alliés. Cest une
faute qui la perdrait. Si elle résiste ; si elle maintient sa neutralité:
si elle assiste la France, l’Angleterre et \’Italie & calmer cette effer-
vescence, elle préserve la paix de l'Europe : or, cette paix est en-
core nécessaire 4 l’empire austro-hongrois pour achever de réor-
ganiser, dans son armée et dans ses finances, tout ce que le coup
fatal de Sadowa y a détruit. Pour nous, a travers les obscurs des-
seins qu'il nous semble apercevoir dans le vague et dans le lointain
de ces incidents, nous discernons plus d’un péril pour la France.
Puisse notre gouvernement, avec une prudence discréte, détourner
ces périls en joignant ses efforts 4 ceux des pacifiques ! La presse
francaise ne peut mieux faire que de ne le compromettre par av-
cune intervention : il y a des hypothéscs qu’a des heures comme
celle-ci, on ne peut rendre publiques sans provoquer tel ou tel des
hasards qu’elles cachent.
Pendant que les vassaux de la Turquie essaient de dénouer er-
core quelques-uns de leurs liens, |'Irlande a célébré, dans le cen-
tenaire d’O’Connell,-une féte qu’on peut appeler celle du droit
comme de la patrie. La France y était représentée par |’éloquence
d’un vieil ct généreux ami de I'Irlande, l’évéque d'Orléans. Sa
lettre au lord-maire de Dublin glorifie dignement V'Irlande, cette
Irlande « si constante dans sa foi, si héroique dans sa patience, s!
magnanime dans sa pauvreté, si touchante par ses longs espoirs
et par Pindomptable attachement de tous ses enfants pour leur
chére et si longtemps malheureuse patrie; vaillante et brave
comme la ndtre, et dont le sang s’est si souvent mélé au notre sur
les champs de bataille. » O’Connell avait bien mérité I’hommage,
désormais séculaire, que I'Irlande lui aura ainsi rendu et que cot-
sacre, dans toute ]’Europe, le coeur des races souffrantes. Il eut
I’honneur de porter dans son dame la conscience de tout un peuple :
quel plus grand destin? Catholique ct patriote, s'il fut tribun, ce
fut un tribun chrétien et libéral; s'il fut agitateur, ce fut un agr-
tateur pacifique, armé de la loi seulement et de ce cri qui fut en-
tendu enfin de Dieu et de l’Angleterre : « Justice pour I’Irlande: »
On ne saurait trop répéter ce beau souvenir a une nation qui st
habituée, comme la nétre, aux audacieux coups de main des r-
volutionnaires. On ne saurait oublier non plus que, si O'Connell a
vaincu, c’est avec la force qu'il tirait, comme dif l’éminent évéque
d’Orléans, « des libertés publiques de |’Angleterre. » Noble pays
que celui qui sait se faire restituer ses droits par le droit méme:
Noble pays aussi que cclui ot la liberté sait, sans violence, ™
QUINZAINE POLITIQUE. 875
parer les torts du despotisme! Et comme elle pourrait étre profi-
table 4 la France, cette double lecon, qui lui est donnée par lhis-
toire de l'Irlande et de l’Angleterre!
Une assemblée européenne sc tenait, il y a quelques jours, a Paris:
c’était le Congrés de géographic. Entre savants, on y a beaucoup
parlé de paix et méme de fraternité. C'est un langage qui ne peut
plaire 4 personne plus qu’a la France. Mais penser avec M. La Ron-
ciére le Noury, «qu’un vote d’un congrés, » comme celui-la, « pour-
rait étre, dans les temps de libre discussion ot nous sommes, d'une
influence prononcée sur les décisions des gouvernements, » c’est un
espoir un peu chimérique : nous n’avons pas cette confiance. Assu-
rénient, ccs assemblées internationales ont leurs bienfaits : elles éta-
blissent quelques licns de plus entre les hommes; mais qu’elles
unissent déja les peuples et les gouvernements, nous ne le croyons
pas encore. Et pourquoi, d’ailleurs, ne le dirions-nous pas? Avant
que la géographie serve 4 l’humanité, nous voudrions qu’elle servit
4 la patrie.
Nous aimons la géographie, mais comme I’a aiméc |’Allemagne,
c'est-a-dire pour distinguer les bornes des nations, pour mesurer
}'étendue du lieu natal, pour voir ot lhistoire a fixé les empires et
ou la nature les avait placés, pour étudier les limites qui con-
tiennent les races ou qu’elles aspirent a franchir. Savoir ainsi la
géographie, c’est bien connaitre la frontiére de son pays, celle qu’il
avait, celle qu’il a, celle qu'il doit avoir; et cette science fournit
aisément aux nations la devise nécessaire, celle qui conduit leurs
générations et qui guide leurs armées. Car, quand tout un peuple
sait quelles frontiéres Dieu lui avait assignées, celles que ses péres
avaient tracées de leur épée, celles que leurs enfants avaient 4
garder, il sait une partie de ce qu’ila 4 faire. En 1870, l’Allemagne
avait écrit sur ses drapeaux ces mots qu’y lisaient tous ses soldats :
« Alsace et Lorraine; » depuis un demi-siécle, ses géographes avaicnt
préparé, jusque dans les écoles les plus humbles de la Prusse, les
conquéltes qu’elle a opérées 4 Sedan. Nos soldats, 4 nous, savaient-ils
ot ils allaient? Qu’étaient-ce, pour la plupart d’entre eux, que les
frontiéres du Rhin? Ou était-elle, l’'idée qui devait les entrainer, la
colonne de feu qui devait les précéder et les mener au combat?
Pour nous, nous nous félicitons des progrés que la science de la
géographie a réalisés en France depuis quatre ans. Nous avons exa-
miné avec plaisir ces cartes plus détaillées, plus exactes, plus clai-
res, qui ne laisseront plus 4 nos généraux, 4 nos diplomates, a nos
soldats mémes, le droit d’ignorer dans |’avenir ce qu’ils ont ignoré
en 1870. Mais nous ne sommes pas encore disposés 4 considérer”
876 QUINZAINE POLITIQUE.
univers en simples curieux : c’est en patriotes que nous avons r-
gardé ces cartes. Nous avons douloureusement contemplé celle de
l’état-major : elle étail la comme un témoignage de ce que les sic-
cles et les gouvernements, la royauté créatrice de la France et) Em-
pire destructeur, ont fait de notre patrie depuis les Alpes jusqu’ala
Meuse : nous y avons vu la ligne rouge qui passe aux Vosges, rouge
comme le sang qui a coulé de Metz 4 Strasbourg; elle marque la
séparation, nous allions dire qu’elle nous crie qu’il y a eu Ja un dé
chirement. Et tant qu’elle nous indiquera l’endroit ot s’est rompue
l’unité de la France; tant qu’elle sera la, sur notre territoire, flam-
boyante comme un cercle de Dante, non, nous ne chercherons pas
dans la géographie un délassement philosophique. Nous lui deman-
derons de nous instruire utilement, en nous aidant a connaitre, a
aimer, & défendre la France. Nous apprendrons d’clle tout ce que
Strabon, César, Charles-Quint et Frédéric II disaient, avec une
jalouse adiniration, en considérant la belle place ot Dicu a mis
la France dans le monde, entre tous ces biens de la nature, au
centre des plus grandes civilisations de | Europe, derriére tant
de fleuves et de montagnes créés pour la protéger. Et si elle nous
apprend tout ccla, elle nous aura rendu quclques-uns des secrets
auxquels un peuple doit d’avoir une politique et de bien servir sa
destinée.
Aucuste Boucuen.
L’un des gérants ; CHARLES DOUNIOL.
-- . a
PaRisS. — IMP, SIMON RACON ET COMP., ALE D'ENFCRrd, f{.
LA LORRAINE
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE
Qu’on ne s’y trompe pas! Notre intention n'est pas plus, aujour-
d’hui qu'il y a trois ans, d’élever une ‘protestation vaine et dépla-
cée, soit contre le traité de Francfort, soit contre la maniére dont
les Prussiens gouvernent les deux provinces arrachées 4 la France.
Nous savons trop bien que la force est la force, et que ce qui est écrit
est écrit. Nous ne sommes pas dans le secret des remaniements
diplomatiques de l’avenir et des événements qui pourront les
rendre nécessaires. ll nous importe seulement que l'Europe, sans
en excepter l’Allemagne, sache ce qui se passe ici, et c’est dans ce
but que nous avons écrit, sans violence et sans provocation, les
pages qu’on va lire.
Dans un travail un peu haté que le Correspondant a bien voulu
accueillir, il ya trois ans‘, j’ai essayé de décrire la situation faite 4
la Lorraine, par la conquéte allemande... J’écrivais alors presqu’au
lendemain de la main-mise sur cette province si fonciérement fran-
caise par lalangue, le sang, les traditions, les mceurs. Ces récits n’é-
taient et ne pouvaient guéres étre qu'une sorte de photographic des
champs de bataille ot avait sombré notre nationalité et un apercu
de l’installation encore confuse et hésitante des nouveaux maitres sur
un sol réfractaire 4 leur domination. Aujourd’hui, prés de cing an-
nées se sont écoulées depuis que leur souveraineté est passée a 1’état
de fait accomph: et il y a peut-étre quelqu utilité 4 dire ce qu'elle est
devenue entre leurs mains. [l ne sera certainement pas indifférent
aux lecteurs francais d’apprendre quels sont les sentiments actuels
du pays, ce que sont devenues scs institutions, quels résultats ont
été obtenus par l Allemagne au point de vue de |’assimilation, ce
réve toujours caressé par les conquérants. S’il est vrai, comme |’as-
*. f Voir le Correspondant du 10 aodt 1872.
w. sin. T. Lxtv (c* DE La coutecr.). 5¢ uv. 10 Sepreusnr 1875. 37
878 LA LORRAINE
sure la sagesse des nations, qu’on ne connait bien qu’a l'user le
caractére d’un homme ct le génie d’un peuple, nous avons vu main-
tenant les Allemands depuis assez longtemps 4 l’ceuvre pour nous
étre fait une idée assez nette de leur tonique morale et de l'idéal
quils poursuivent en matiére de gouvernement.
Comme observation générale, on peut hardiment poser en prin-
cipe que celles de leurs institutions qui ont une étiquette, ou un
cachet moderne ne sont qu’une vaine apparence, un véritable
trompe-l’ceil. C’est vrai du haut en bas de l’échelle. Vrai a Berlin
comme 4 Metz, vrai au Reichstag comme au sein du plus infime
conseil communal. Grattez cette couche de badigeon libéral et re-
présentatif et vous trouvez le sic volo, sic jubeo, le pur féodalisme
prussien. La politique allemande poursuit un but trés-défini qui
est de duper l'Europe par le simulacre de son libéralisme, tout en
gardant les profits de ]’autorité pléniére. Car si le libéralisme bien
exploité est une force, l’autorité absolue en est une autre et il y
a tout profit 4 accaparer les deux. Ce quiestindubitable, c’est que,
malgré ce luxe de consultations populaires, cet échafaudage repré-
scntatif dont la base est 4 la commune et le sommet 4 la Chambre
des seigneurs, ce que le gouvernement prussien ne tolére pas et n'a
jamais toléré, c’est la contradiction, c’est l’opposition 4 ses volon-
tés. Nous défions qu'on trouve dans l’histoire parlementaire de la
Prusse un seul exemple d’une mesure décidément désagréable au
pouvoir qui ait fini par avoir force de loi. Une mesure de ce genre
trouve toujours sur sa route un barrage légal ou extra-légal qui
Varréte et un fossoyeur royal qui l’enterre. En 1866, quand la
Chambre prussienne se montra réfractaire aux vues ambitieuses du
chancelier, celui-ci renonga simplement au concours de la Cham-
bre et passa outre. Ce fut le début, sans doute, du Kultur-Kampf ou
combat de la civilisation. Mais depuis la guerre contre la France les
choses sont montées sur un pied différent et il n’y a plus 4 craindre
le scandale d’une assemblée refusant les subsides que demande le
gouvernement. Plus que jamais, celui-ci est assuré de briser les
résistances qui pourraient se produire au sein des trois parlements.
Et comment, d’ailleurs, ces désobéissances pourraient-elles deve-
nir sérieuses ?
Le Landtag, ou chambre basse de Prusse, est composé en grande
majorité de fonctionnaires, car le fonctionnarisme, loin d’étre une
cause d’incompatibilité, est au contraire un titre, le plus décisif de
tous, aux candidatures. Or, |’électeur vote a bulletin ouvert, pro-
clamant 4 haute et intelligible voix le nom qu’il va jeter dans ]'urne
et cela devant le bureau composé des gros bonnets de ]’endroit et ot
siége ordinairement le candidat-fonctionnaire lui-méme. Une Cham-
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 879
re qui se recrute ainsi ne peut étre qu'un instrument docile. Je ne
dirai qu’un mot de la Chambre des seigneurs! Une ombre d’oppo-
silion s’y manifestc-t-elle, on renforce la majorité hésitante par des
choix nouveaux qui !’affermissent. Question de fournée.
Quant au Reichstag, ou asscmblée fédérale, il offre l'organi-
sation la plus savante, la moins connuc et la plus digne d’étre
étudiée. Il semble que cette chambre doive jouir d’une plus
srande indépendance puisqu’elle est le produit du suffrage
universel, qu’elle est éluec au scrutin secret ct qu’elle repré-
sente la Confédération tout entiére. Mais tous les Etats de l’em-
pire sont irrésistiblement entrainés dans l’orbite de Berlin et
mettent leur influence au service de M. de Bismark. Les catho-
liques qui ont une influence séculaire et les socialistes qui disposent
déjad’une force jeune et active peuvent seuls essayer de lutter contre
cette action gouvernementale. La majorité est donc 4 la dévotion
du ministére de Berlin. Une velléité de résistance apparait-elle 4
Vhorizon parlementaire, la pudeur politique de quelques libé-
raux vient-elle 4 se révolter contre des exigences excessives,
comme la loi sur ]’incorporation éventuelle du landsturm dans |’ar-
mée active, par exemple, M. de Bismark éprouve aussitét une vive
lassitude des affaires, un besoin pressant de soigner scs rhumatis-
mes loin de l’air empesté des bureaux: On sait ce que cela veut dire.
On se précipite, on le supplie, on se met 4 ses genoux, on volcra
que ferait-on sans lui? La manceuvre est maintenant connue, ré-
glée, codifiée. C’est l’opposition parlementaire tempéréc par les at-
taques de goutte. Est-ce tout? non pas, et voici le chef-d’ceuvre.
Au Reichstag est adjoint, comme une sorte de cour de cassation,
un conseil dit conseil fédéral composé de représentants des pays
d'empire petits et grands. Si, par aventure et en vertu de son ini-
tiative, le parlement adoptait une loi, ou un article de loi déplaisant
en haut licu, cette disposition malséante serait déférée au consceil
fédéral et infailliblement cassée par lui. Chaquc Etat, en effet, est
représenté 4 cetteassemblée, mais dans la proportiou de son impor-
tance comme population, de telle sorte que c’est la Prusse qui, acca-
parant le plus grand nombre de voix, est toujours absolument certaine
d’avoir la majorité. Les plus petits Etats ne disposent que d’une
voix chacun, la Bavicre en a six, la Saxe quatre, le Wurtemberg
quatre, Bade trois, Mecklembourg deux, la Prusse — ego nominor
leo — cn peut meltre dix-sept en ligne.... et il va de soi que la vorx
unique des petits Etats lui serait tout acquise. Enfin, dans les
cas graves, et sur la demande d'un confédéré, le nombre des repré-
sentants peut étre doublé et alors la Prusse a elle seule dispose de
trente-quatre voix, plus les voix doublées des Etats minuscules. Ce
880 LA LORRAINE
rouage peu connu, et si commode, n’a pas méme besoin de fonc-
tionner, ou ne fonctionne que pour la forme ; mais on conviendra
qne, comme précaution et soupape de sureté, il serait difficile de
trouver mieux. Quelle initiative libre pourrait sortir d’un réseau
4 mailles si serrées ? |
Il est clair que, dans ce systéme, l’assemblée prétendue sou-
veraine n’est en quelque sorte qu’une chambre de 1" instance mar-
quant un tribunal d’appel qui reste dans l’ombre. Ainsi, l'Europe
voit fonctionner un appareil représentatif au grand complet et le
suffrage universel apparait superbement a la base d’un si bel or-
ganisme, mais c’est un aspect trompeur, c’est une enseigne libé-
rale qui laisse entiére omnipotence gouvernementale. Ce court
exposé n’est pas ici un hors-d’ceuvre, car il était nécessaire d’expli-
quer une conception d’Etat et une organisation de régne appliquées
depuis cing ans en Lorrainc. Sauf une représentation politique qui,
du reste, ne manquerait pas d’étre taillée sur le patron allemand,
nous avons, vues 4 distance, toutes les franchises provinciales des
pays libres, conseil de commune, conseil d’arrondissement, conseil
général... et méme quelque chose de plus. On nous a doté d'une
institution bizarre, une sorte de délégation des assemblces provin-
ciales chargée d’exposer & Berlin les vues du pays sur la législation
qui le concerne. C’est par cette création, sur laquelle je reviendrai,
que le chancclier de l’empire, sans doute, entend tenir la promesse
qu'il a faite d’étonner le monde par l’excés des franchises dont il
accablerait ]’Alsace-Lorraine.
CONSEIL GENERAL ET MUNICIPALITES
Le conseil général est a la fois une chambre des nofaires ct un
bureau d’enregistrement. C’est une chambre des notaires, car la
grande majorité de ses membres appartiennent 4 cet ordre d’off-
ciers ministériels, et c’est 14 un point qui doit étre expliqué. En
Allemagne, les notaires sont de simples fonctionnaires du gouverne-
ment, astreints, comme tels, 4 préter le serment politique. Apres la
guerre un grand nombre de titulaires renoncérent 4 leur charge et
furent, i] faut le dire, indemnisés de ce chef et quelques-uns trés-
largement. C’était le bon moment des prodigalités indemnitaires.
Mais les autres se résignérent 4 préter le serment d’allégeance et
les successeurs des démissionnaires franchirent aussi ce pas. Or,
comme pareille formalité est exigée des membres du conseil géné-
ral, et que cette obligation est le grand obstacle aux candidatures
indépendantes, le serment déja prété constituait une sorte de plain-
pied a la dlégation provinciale. Dans les cantons ruraus, apres
deux ou trois élections successives, suivies de la démission ou da
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 882
refus de serment de l’élu, il ne s’est plus présenté d’autres candi-
dats que des fonctionnaires assermentés, notaires ou greffiers, et
tout naturellement ces messieurs, en l’'absence de concurrents, oc-
cupent tous les siéges du conseil général. Mais si cette assemblée
est une chambre des notaires, elle pourrait porter aussi le titre de
chambre rurale; car, chose curieuse! pas un seul conseiller mes-
sin n’y a figuré jusqu’ici. Nous en sommes @ la dixiéme élection de
la députation messine et pas un des ¢lus n’a voulu préter le ser-
ment d’allégeance. Ceux-ci, d’abord, donnérent leur démission aus-
sitdt aprés avoir été proclamés, mais aujourd'hui les choses se sont
simplifiées. Pour déranger le moins souvent possible les électeurs,
les élus se contentent de ne pas se présenter au conseil, et, aux
termes de la loi, sont 4 la seconde session déclarés déchus de leur
mandat faute d’avoir fait acte de présence. C’est toujours ainsi que
les choses se passent depuis deux ans. Il y a un accord tacite entre
les électeurs et les candidats. Ceux-ci et ceux-la ne se présentent
qu’au second tour de scrutin, le premier tour ne pouvant jamais
aboutir faute d'un nombre suffisant de votants. C’est une sorte de
protestation permanente de la population messine contre l’obliga-
tion du serment.
Le conseil général est aussi une chambre d’enregistrement ai-je
dit. Tcl qu’il est composé, en cffet, il n’a pas l’autorité nécessaire
pour résister aux volontés de l’administration et il ne fait guére
que sanctionner par ses votes les mesures soumises, je ne dirai
pas a son appréciation, mais 4 son approbation. Ses membres
sont tous parfaitement honorables, mais ils manquent d’influence
et de point d’appui dans le pays. Si le gouvernement se trou-
vait en présence de grands propriétaires, de personnalités qui
comptent par leurs lumiéres ou leur grande position, il montre-
rait moins de sans-facgon dans ses exigences ou rencontrerait,
du moins, plus de résistance 4 ses volontés. C’est donc une fata-
lité de situation qui crée l’insurmontable répugnance montrée par
les hommes riches et influents pour accepter pratiquement le man-
dat de veiller aux intéréts du pays, et il n’est pas excessif de sup-
poser que le désir d’avoir une délégation souple et malléable n'est
pas étranger 4 l’ordre venu inopinément de Berlin d’imposer le ser-
ment. Je ne prétends, du reste, pas plus blamer ceux de nos conci-
toyens qui obéissent a leur conscience en fuyant les fonctions asser-
mentées que les membres du conseil général 4 qui manque |’éner-
gie nécessaire pour résister aux injonctions plus ou moins
dissimulées des puissants. La situation des membres du conseil est
évidemment difficile et délicate. Ils sont les élus d'un trés-petit
nombre de votants, ils n’ont pour la plupart ni la puissance que
donne la fortune ni le prestige des grandes situations, et leur pro-
882 LA LORRAINE
fession clle-méme les met, dans une cerlaine mesure, sous la dé
pendance du pouvoir dont ils devraient contréler les actes. Il faut
donc étre indulgent pour leurs complaisances envers l’autorité,
d’autant plus qu’elles teémoignent de leur part, en tant qu’officiers
ministéricls, d’une absence rare de rancune. Les Allemands, en
effet, n’ont pas été tendres 4 leur endroit. Ils ont diminué le tarif
de leurs honoraires dans une proportion qui varie, suivant les cas,
du tiers 4 la moitié. Cette mesure digne d’approbation, d’ailleurs,
a produit ce résultat piquant de favoriser les notaires démission-
naires aux dépens de ceux qui ont gardé leur charge. L’indemnité
aux premicrs a été régléc, en effet, sur la base du rendement an-
nuel de leurs études avant l’option, c’est-a-dire avant le changement
de tarif. Par conséquent, ceux qui sont restés titulaires ont vu, par
le fait de ce tarif, diminuer du tiers 4 la moitié le capital représen-
tant la valeur vénale de leur étude. De telle sorte que, sans s’en
douter, l’Allemagne a accordé une véritable prime 4 une importante
catégorie d’optants !
En fait, la besogne arrive comme on dit toute machée au conscil,
et les questions ne sont plus entiéres quand elles sont soumises a
son contrdle. On cite de ce genre d’homologation un peu forcée
plusicurs exemples curieux. Un seul suffira ici. A l’heure qu’il est,
la Lorraine cst encore tributaire de la France pour lasile destiné
aux aliénés. Elle continue a les envoyer, moyennant finances, 4 la
maison d’aliénés de Maréville, dans la Meurthe-et-Moselle. Le dé-
partement, ou plutét le président de la Lorraine a voulu, avec rai-
son d’ailleurs, mettre fin 4 cet état de choses. Mais, sans avis préa-
lable, avant toute discussion ou délibération, le président s'est
présenté devant le conseil avec un plan parachevé d’établissement
4 Sarreguemines, la dépense fixée, les devis faits, les entrepreneurs
choisis. I] n’y avait plus qu’a mettre en ceuvre la pioche et la truelle.
Le conscil a tout approuvé. Aimons 4 croire que le projet est con-
forme a l’intérét public et qu’il sauvegarde raisonnablement les fi-
nanccs du pays; mais convenons que voila un étrange conseil
général et un étrange contrdle !
Passons aux municipalités. L’ambition est apre au village et
’écharpe municipale semble un prix de mat de cocagne. Aussi la
sujétion des édilités envers le kreisdirektor (sous-préfet) est 4 peu
prés absolue. C’est ce magistrat qui dresse le budget obligatoire; maire
et conseil municipal n’ont d’autre initiative que celle qui est revue et
corrigée par |’autorité supérieure. Pour certaines natures de dépenses
on se passe méme du vote des municipalités. En fait d’exemples, je
me bornerai a un trait, de date récente, et quia l’avantage de cor-
roborer ce que je dis plus haut de la représentation provinciale. Le
7 avril 1875, le conseil général a eu la faiblesse de voter, sur la
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 885
proposition du président de la Lorrainé (préfet) la transformation
des routes départementales en routes vicinales. C’était dévétir saint
Paul pour habiller saint Pierre. Mais saint Pierre c’est le budget
départemental dans lequel l’administration veut pouvoir puiser &
belles mains. Saint Paul, c’est le budget des communes dont !’ad-
ministration dispose et 4 qui incombe maintenant les frais d’entre-
tien des routes. Or, c’est |’administration elle-méme qui régle les
dépenses et qui taxe la part contributive de chaque municipalité
sans méme la consulter. Cela peut paraitre inoui et c’est rigoureu-
sement exact. C’est ainsi que derniérement le maire de Sarralbe,
petite ville de la Lorraine allemande, a été invité 4 payer une somme
de quatre mille francs représentant l’entretien d’une partie de
route. Le maire ose réclamer contre ce procédé expéditif, parle-
mente, demande a discuter la somme. On lui répond par une mise
en demeure de s’exécuter. Il refuse. Mais le kreisdircktor ne s'émeut
pas pour si peu. Il fait purement et simplement saisir dans la
caisse municipale la somme réclamée. Facons de victorieux, mais
légalisées par un placet du conseil général !
Les Allemands, du reste, ont un faible pour l’argent comptant.
Puissque nous sommes sur les grands chemins, restons-y cncore un
instant. Tout le monde sait que les prestations vicinales s’acquit-
tent en nature ou en numéraire. Mais les avisés kreisdirektors ne
met tent les bons en recouvrement que pendant la fenaison, la mois-
son ou les vendanges, suivant les cas et les lieux. Le paysan aime
l’argeent, mais il sait qu’en interrompant son travail il risque de
percdre sa denrée et il paye en écus trébuchants. Je signale le cété
arbmtraire de ces agissements, mais je conviens que la besogne est
mieux faite sur les routes par des ouvriers spéciaux payés aux
piécces que par des prestataires qui ne travaillent que le moins pos-
sibl €.
Le maire est donc soumis au sous-préfet pour tout ce qui est du
domaine administratif et financier, il l’est au commissaire de police
cantonale a peu pres pour tout le reste ; les commissaires sont, du
reste, les vrais maitres du pays. On ne comprend donc guére que
des fonctions si dépendantes soient si briguées. Mais il faut tenir
compte du génie rural. Si le premier magistrat a des déboires, il a
bien des compensations. I] n’est que Ie reflet d’une autorité abso-
lue, mais il participe pour les simples au prestige qu'elle exerce.
Dans ses démélés avec ses administrés, il est rare qu’il ne soit pas
soutenu par les mattres qui l’emploient. Il est un instrument docile,
mais dans des mains qui le font respecter. En somme, il a moins
d’autorité réelle et il trouve plus de déférence que jadis. Et puis
les flatteurs et les gendarmes de service l’appellent monsicur le
bourguemestre gros comme le bras! Ses chefs cultivent avec soin
884 LA LOBRAINE
ces dispositions 4 la vanité et accordent au maire tout ce qui peut
le grandir en le laissant subordonné. Us croient se créer ainsi un
petit cercle d’action assimilatrice, un foyer de propagande germa-
nique, en quoi ils se trompent le plus souvent.
_ Plus heureuse que Strasbourg, la ville de Metz a gardé son édilité
autonome, mais serrée de prés, diminuée dans ses droits, amoin-
drie dans ses prérogatives par les envahissements de l’autorité su-
périeure. Ces entreprises d’absorption, ou du moins d’annihilation
se produisent sous toutes lcs formes, dans toutes les directions. Si
les unes ont des aspects puérils, les autres ont des cétés menagants.
Il faudrait des volumes pour expliquer cette situation, pour décrire
dans toutes ses phases cette offensive contre les franchises munici-
pales. Je me bornerai 4 quelques traits dessinant les assauts diri-
gés contre elles.
Les premiéres exigences, celles qui peuvent préter a rire, se sont
produites au sujet des costumes portés par les employés munici-
paux. Les valets de ville se reconnaissaient 4 un certain habit vert,
fort simple, d’ailleurs, mais offrant, peut-étre, quelque lointaine
ressemblance avec l’habit 4 la frangaise. Des négociations s’ouvri-
rent sur ce grave sujet. Pour y couper court, le maire décida que
ses valets renonceraient 4 leur livrée et s’habilleraient comme tout
le monde. Ce fut bientét le tour des employés de l’octroi. N’était-il
pas scandaleux de leur voir porter dans une ville allemande le
costume, dépourvu d’ailleurs de tout cachet, qui les distin-
guaient sous le régime frangais? Ils sont maintenant affublés d'une
redingote ample 4 la propriétaire, mais avec des bouts de manches
taillés 4 )’allemande. Une casquette 4 cocarde aux couleurs de la
Confédération compléte cette gracicuse parure. Les malheureux
préposés n’ont pu encore s’y faire; plusieurs ont démissionné pour
ne pas la subir. Coquetterie patriotique. Mais c’est la question des
pompiers qui a donné lieu 4 de longs et solennels protocoles. Ces
quasi-soldats, tous Messins pur-sang, portaient dans les cérémonies
luniforme des mineurs francais, ou peu s’en faut. Ce souvenir du
passé ne faisait-il pas scandale? Le président exigea pour eux |'unt
forme prussien. Grande indignation des intéressés, qui menaceat
de sc retirer en masse. Réplique; et contre-répliques. Les pourpar-
lers durérent un an! Enfin, il y eut compromis. Les pompiers re
noncérent a leur grand uniforme, qu’ils ont cependant tous cot
servé dans l’espoir qu'une occasion se présenterait de la remelire,
mais ils ont gardé leur chére veste de petite tenue, dont nulle puis
sance humaine n’aurait pu les séparer; et avec leur veste leur
casque, mais dépouillé de ses orncments. Songez donc! Ces uliles
soldats-citoyens, ces quasipékins surmontant leur couvre-chef d'a-
rain d’une chenille comme les Bavarois... était-ce tolérable? Tout
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 8&5
cela ressemble 4 une scéne de la Grande-Duchesse, et j’aurais beau
jeu pour dérider le lecteur en insistant sur Ics détails de cette
grande querelle. Mais certains sourires sont trop douloureux. Seu-
lement, 4 propos des pompiers, un fait récent. est trop significatif
dans une tonique plus sérieuse, pour étre passé sous silence.
Au mois de juin dernier, pendant la nuit, la cité est réveillée
par les appels de la cloche. Un incendie vient d’éclater dans une
dépendance de la poudrerie, située hors la ville, sous les murailles,
dans une fle formée par la Moselle. Aussitét, plusieurs pompes et
leurs servants se rendent au pas de course sur le théatre du sinis-
tre. Mais on leur ferme courtoisement au nez la porte de l’établis-
sement, of de grands malheurs pouvaient arriver. Les pompiers
dévorérent impatiemment cet outrage. Mais il s’agissait d’édifices
militaires, et c’était 4 'armée seule a4 leur porter secours. Telle est
du moins l’explication que donna l’autorité militaire. Mais une si
noble fierté peut avoir pour les habitants. eux-mémes de graves con-
séquences. Si une caserne vient 4 étre incendiée, nos pompiers
devront donc aussi se croiser les bras, méme quand les maisons
voisines de cette caserne seront menacées? Et comment savoir
qu’elles courent des dangers, si l’accés des lieux en conflagration
est interdit aux pompiers? On juge si cette prétention a été bien
accueillic par la population!
Les questions de costumes sont, malheurcusement, peu de chose
auprés des prétentions beaucoup plus sérieuses qui se démasquent
successivement. Par exemple, la ville a la propriété et, par consé-
quent, la police de notre belle cathédrale. Derniérement. des fissu-
res se produisant sur l’un des piliers de la nef, l’ingénieur diocé-
sain, qui est fonctionnaire du gouvernement, dut faire exécuter
des travaux de souténement. Mais un jour, le gardien de la tour,
employé de la mairie, apercgut avec terreur les (races d’un com-
mencement d’incendie dans les combles. !] en référa au premier
magistrat municipal, qui prit un arrété fixant les heures d’entrée
et de sortie des ouvriers préposés aux réparations, et dont limpru-
dence avait failli amener un désastre. L’ingénieur se présenta un
soir aux pieds de la tour, en dehors des heures réglementaires.
L’employé allégue sa consigne et refuse poliment |’entrée. L’Alle-
mand s'emporte, vocifére que les arrétés municipaux ne peuvent
concerner un fonctionnaire de l’empire, et s‘exprime sur le compte
du maire en termes qui ne pourraient étre indiqués que sous le
voile de leurs lettres initiales. Mais le courageux employé persiste
dans son refus, et, irrité & son tour, finit par mettre quelque
vivacité dans ses réponses. Alors, Vingénieur, de plus en plus
furieux, réquisitionne un serrurier et, avec son aide, essaie de
886 LA LORRAINE
forcer les portes. La premiére est ouverte, la seconde fait comme le
gardien... elle résiste. Aprés cette voie de fait, le fonctionnaire de
l’empire adresse une dénonciation en régle au président, qui prend
naturellement fait et cause pour l’irascible ingénieur et demande
formellement, en réparation de l’outrage, la destitution de |’em-
ployé énergique et fidéle. Je puis affirmer que cette destitution d'un
serviteur pour avoir rempli son devoir ne sera pas obtenue, dus-
sent le maire et tout le conseil municipal protester en se retirant;
mais ce pénible incident a donné lieu 4 une nouvelle revendication
de la présidence. Elle prétend s’attribuer non pas seulement l'usage,
mais la propriété de la cloche de Mutte, le bourdon de la cathé-
drale, sous prétexte qu’clle est plus civile que religieuse, puis-
qu’clle annonce les fétes politiques. De la un procés engagé.
L’expulsion des fréres comme instituteurs communaux, dont je
m’occuperai spécialement , donne lieu aussi 4 des difficultés
ricuses. Certains immeubles ont été donnés ou légués 4 la ville pour
loger ces instituteurs. Les héritiers des donateurs prétendent av-
jourd’hui, non sans quelque raison, rentrer dans leurs droits, les
donations et legs n’ayant ecu lieu que sous une condition suspen-
sive, celle de faire servir ces immeubles & |’enseignement con-
gréganiste. Encore un ou deux procés sur la planche.
Je ne citerai que pour mémoire certains actes restrictifs des
droits municipaux dans les questions de voirie, mais j’indiqueral
plus spécialement la prétention de propriété sur les eaux des ca-
naux intérieurs de la ville, parce que si, comme c’est a craindre,
elle vient 4 triompher, les ressources du budget municipal, déja
fort précaires, en pourront étre séricusement atteintes, car ces eaux
font mouvoir des usines qui sont la propriété de la ville, et dont
elle tire un revenu. Troisiéme ou quatriéme procés en perspective.
Cette situation de défensive assaillie et se repliant sans cesse sur
des positions bientét menacées a leur tour, commence a Jasser ls
patience d’un certain nombre de nos édiles. Pour se soustraire
des exigences sans cesse renaissantes, ils voudraient tout lacher
d’un coup, et, par un acte éclatant de résistance, donner 4 !’aute-
rité supérieure l’occasion d’étre brisés avec honneur. Ces dispost-
tions sont-elles bien justifiées? J’en doute pour ma part. Ii vaul
mieux pour les Messins avoir affaire 4 des concitoyens dévoués qua
une commission composée de rogues étrangers; et s’il y a moins de
glorieux tapage, il y a plus de dévouement réel & discuter pied 2
pied le terrain municipal qu’a en déserter bruyamment la défense.
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 887
DELEGATION PROVINCIALE, —~ ETAT DES FINANCES.
Cette rubrique me contraint 4 sortir de mon cadre, puisqu’il
sagit d'intéréts communs aux deux provinces annexées. Les offi-
cieux de M. de Bismark ont fait grand bruit de la création d’une
délégation dite provincidle qu’ils représentent comme un témoi-
gnage éclatant de la bienveillance de leur patron pour |’Alsace-
Lorraine. Malheureusement, c’est de cette fameuse institution que
le fabuliste aurait pu dire :
De loin, c'est quelque chose, et de prés ce n'est rien!
On va, du moins, en juger. La délégation provinciale est formée
d'un certain nombre de membres choisis dans les conseils géné-
raux des trois départements de Lorraine, de haute et basse Alsace.
Elle se réunit une fois tous Ies ans en session ordinaire 4 Stras-
bourg. Elle est présidée par le président supérieur des deux pro-
vinces, assisté d’un commissaire du gouvernement, c’est-a-dire
qu'elle fonctionne sous |’ceil du maitre. Quelles sont ses attribu-
tions? Elles sont purement consultatives. L’assemblée donne son
avis motivé sur tous les projets de loi, ou propositions gouverne-
mentales, le budget compris, qui concernent |’Alsace-Lorraine;
mais c’est un avis platonique et qui ne lie en aucune sorte les re-
présentants du pouvoir. A cet égard, je pourrais me méfier de
mon propre jugement, ayant 4 me tenir en garde contre des pré-
ventions involontaires. J’aime donc mieux m’en référer 4 un té-
moignage non suspect, puisqu’il est officiel. J’ai eu le courage de
lire les comptes rendus de la session qui vient d’étre close et je
lear emprunte le passage suivant qui est extrait du procés-verbal
de la séance du vendredi 48 juin :
« M. Adam (député lorrain) exprime le désir que M. le commis-
saire du gouvernement veuille bien définir les attributions de
l'assemblée plus nettement que cela n’a eu lieu jusqu’ici, et no-
lamment de répondre 4 la question de savoir si nous avons la fa-
culté d’exprimer des voeux, ou d’introduire dans nos délibéra-
tions des questions autres que celles qui nous sont soumises par
l'administration? »
« M. le conseiller Stempel déclare qu’il ne peut pas faire d'autre
réponse que de renvoyerjau rescrit impérial du 29 octobre 1874,
d’aprés lequel l’assemblée est convoquée exclusivement pour don-
888 ; LA LORRAINE
ner son avis sur le budget et Ics autres projets de loi qui lui sont
soumis, en indiquant les motifs tant de la majorité que de la
minorité. Une compétence plus large ne peut lui étre reconnue, ni
par le président supérieur, ni par le chancelier de )’empire.
« M. le président reléve que la question devient pratique, no-
tamment au sujet des pétitions qui sont adressées a l’assemblée; a
mon avis, nous devons passer 4 l’ordre du jour, sauf a renvoyer
ces pétitions aux commissions comme simples renscignements,
quand elles se rapportent a des objets rentrants dans l'un ou l'autre
des chapitres du budget.... »
Ainsi, nulle initiative n’est permise 4 l’assemblée, le droit de
formuler des voeux, droit dont peuvent user les conseils généraux.
lui est méme interdit. Elle est donc, sous l’apparence d'une insti-
tution centrale, et au point de vue de la compétence, dans une
situation inférieure 4 celle des corps électifs dont elle est l’éma-
nation. Voila bien le trompe-l’ceil tout germanique que je signale
plus haut en tout ce qui concerne le régime représentatif. Ce qui
n’empéche pas la délégation provinciale de discuter gravement
tous les sujets soumis 4 son appréciation. Elle légifére en blanc,
elle émet des votes postiches qui ne tirent pas 4 conséquence. L’ad-
ministration n’y fera droit que dans la mesure de son bon plaisir.
Nous avons vu que l’action des conseils généraux est bien effacée
par l’intervention omnipotente des pouvoirs publics. La délégation
provinciale n'est donc guére que l’ombre d’unc ombre. Et cepen-
dant... qui sait? Cet humble point de départ peut mener plus loin
que nos maitres ne l’imaginent. La race alsacienne-lorraine w'est
pas la pate molle qui, dans la vraie Allemagne, accepte docile-
ment les représentations subordonnées. Plus tard, si Vétat de
choses dure, cette réunion d’hommes auxquels la délégation des
intéréts collectifs des deux provinces communique une certaine
force de cohésion, pourra bien tenter de briser la coque ow ses
mouvements sont maintenant enchainés. L’assemblée n’est qu’un
embryon encore inerte, les Allemands seront peut-tre effrayés un
jour de ce qui pourra sortir de l’ceuf. Ajouterais-je que, déja, dans
cette premiére session, quclques membres ont timidement essavé
de sauter par dessus les barriéres et que, ce qui était plus Kgal,
des observations assez crues ont été émises sur certaines prodi-
galités du budget? On en trouve la trace affaiblie, sans doute, mais
saisissable encore, dans les comptes rendus officiels. Un Lycurgue
lorrain, nolaire, cela va sans dire, s’est méme émancipé jusqu’a
vouloir soumettre a l’appréciation de ses collégues et des représen-
tants de l’autorité un projet de constitution pour !’Alsace-Lorraine.
Sa piéce est minutée de sa main. Les Allemands, dit-on, en ont ni
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 889
a se tordre. Ils ne riront peut-étre pas toujours d’aussi bon coeur.
La charte du notaire renvoyée au bureau des renseignements, sans
obtenir les honneurs de la publicité, n’est peut-étre pas un chef-
d’ceuvre dans son genre. Ceux qui ont lue, du moins, ne suppo-
sent pas que Sieyés eut consenti 4 la signer. Qu’importe? Le papier
peut n’étre rien, mais l’avoir osé produire est quelque chose. Quoi
qu'il en soit, la vérité m’oblige 4 ajouter qu’en Lorraine, tout au
moins, les travaux de la délégation provinciale sont l'objet d’une
indifférence générale.
Arrivons, maintenant, 4 la situation financiére des deux pro-
vinces. Elle est loin d’étre brillante. Sous le régime francais, |’Al-
sace et la Lorraine, bien qu’ayant a acquitter de lourdes charges,
devant, par exemple, assurer le service de nombreuses pensions
civiles et surtout militaires, versait, bon an mal an, au Trésor
une soixantaine de millions. Je trouve ce chiffre dans un exposé
financier dressé par M. Mathieu Bodet, l’un des ministres des fi-
nances de la république. Cependant, aujourd’hui, les pays annexés
ne parviennent pas a aligner leur budget en équilibre. Les impdts
ont-ils été diminués? Les feuilles officieuses l’affirment, les con-
tribuables le nient énergiquement. Je ne puis dresser une enquéte
a cet égard. Tout ce que je puis dire, c’est que je me suis adressé
a un grand nombre de concitoyens, et que pas un seul ne m’a
dit que sa cote de contributions ait été soulagée. II me serait
méme facile de prouver que dans les villes, 4 Mctz notamment, il
y a suréléyation plutét que diminution. Je pourrais citer des par-
liculiers qui paient un bon tiers de plus que sous le régime fran-
¢ais. Enfin, voici un témoignage qui éclaire singuliérement la
question. Je lis dans le compte rendu de la séance de la délégation
provinciale du 6 juillet cette phrase qui s’applique & la ville de
Metz, pour laquelle une diminution de 16,000 francs avait été
en vain demandeée sur les contributions personnelle et mobiliére :
« fl parait que l’expression de ce voeu n’est pas arrivée au gouver-
nement, car, dans les tableaux qui viennent de vous étre soumis,
le chiffre de la contribution personnelle et mobiliére est méme
supérieur 4 celui fixé pour l’année 1875. » Et voila comment les
épaules des contribuables sont allégées! Mais admettons que, dans
l'ensemble, les charges des citoyens n’aient pas varié depuis cing
ans. Comment se fait-il que le budget alsacien-lorrain soit en
déficit, et qu’a l'heure qu’il est le gouvernement prépare un sc-
cond emprunt de 44 millions 450,000 marcs (le marc vaut 4 fr.
20 ¢.), aprés avoir déja emprunté quatre millions de francs en
4873? Deux mots au sujet de cefpremier emprunt. Il avait été
émis par voic de souscription publique. Mais 1a combinai on réus,
£90 LA LORRAINE
sit mal. La moitié seulement du chiffre fut couvert, et c'est la
Caisse gouvernementale de |’Alsace-Lorraine qui fournit le reste
sous le manteau de la cheminée. L’Alsace et la Lorraine sont donc
devenues bien pauvres? Nullement, car dans le méme temps Paris
émettait un emprunt municipal, et les deux provinces y souscri-
vaient pour une somme représentant la totalité de l’emprunt. (e
ne sont donc pas les capitaux qui manquaient a |’emprunt local
tenté par les Allemands.
Mais quelle est la vraie cause du manque d’équilibre entre les
dépenses et les recettes du pays? Elle est surtout dans l’abus du
fonctionnarisme. Car il faut qu’on sache que c’est |’Alsace-Lor-
raine qui paie de ses deniers les fonctionnaires allemands, les-
quels trouvent en elle un vrai pays de Cocagne. Il est non moins
certain que, dans nos deux provinces, les services publics sont
plus rétribués que dans |’Allemagne proprement dite, oi ils le
sont beaucoup trop, et méme dans certaines autres contrees, |
Posnanie, par exemple, nouvellement incorporées a la Prusse, oi
ils le sont avec prodigalité. Toutes les administrations sont dotés
avec magnificence, et les gouvernants ne reculent devant aucune
dépense de luxe. C’est ainsi que le théatre de Strasbourg, toujours
vide, recoit une subventlion de 180,000 francs, ect celui de Metz.
jamais rempli, en oblient une de 40,000 pour le méme personnel
d’artistes et le méme directeur, qui desservent alternativement
les deux villes. C’cst le budget des deux provinces, et non celut
des deux cités, qui acquitte cette énorme somme pour désennuyer
les soirées de nos gouvernants!
L’Allemagne peut avoir la prétention de faire grand, mais elle fait
cher. Elle n’a pas des fonctionnaires pour remplir des fonctions,
mais elle multiplie, elle divise, elle invente les fonctions pour ca
ser le plus grand nombre possible de fonctionnaires. I] semble que
l’Etat soit la vache 4 lait qui tend ses mamelles & tous les famitli-
ques. C’est quelque chose comme les ateliers nationaux dans un
ordre plus relevé. Si le socialisme avait son jour de victoire dans
ce pays de féodalité, if trouverait son terrain tout préparé. On a fait
grand bruit des 500,000 fonctionnaires francais émargeant au bud-
get, et il est certain que c’est un chiffre respectable. Mais comme l
palit devant le fonctionnarisme allemand! Les preuves abondent a
cet égard. Je ne crois pas exagérer cn posant en fait que le perso
nel des divers services publics en Lorraine est triplé depuis !at-
nexion. J’en ai bien des exemples sous les yeux. Sous le second
empire, il y avait 4 la préfecture de la Moselle une vingtaine de1-
ployés, chefs de bureau et expéditionnaires ; il y en a cent ving!
aujourd'hui, sans compter l’administration du kreisdirektor (sous-
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 801
préfet) qui est distincte de la présidence proprement dite, et qui a
ses bureaux ailleurs.
Voila une premiére cause de dépense. Mais il en est une autre
plus sérieuse, peut-étre, et assez peu connue, c’est le chiffre élevé
des traitements. Rien de plus curieux cet égard que la comparai-
son des émoluments francais avec leurs similaires allemands. La
difference en plus, au profit du titulaire actuel, est énorme dans
tous les services, elle n’est jamais moindre du tiers en sus, elle est
quelquefois du double et méme du triple, suivant les fonctions.
Mais c’est dans l’ordre judiciaire qu'elle apparait avec toute son
exagération. Un modeste juge de paix francais se contente de
1,800 francs, avec certaines indemnités de déplacement dans des
cas assez rares; un juge de paix lorrain touche 6,500 francs par
an, non compris le casuel. Remontons un échelon et prenons un
exemple pour plus de clarté. Quand la ville de Sarreguemines était
francaise, son tribunal de premiére instance coutait a l’Etat
41,000 francs, représentant les émoluments de tous ses magistrats.
Aujourd’hui, le président de ce méme siége touche, a lui seul,
16,000 francs. Le procureur impérial 9,000, les juges dans la
méme proportion. Les directeurs de la police, 4 Strasbourg et a
Metz, émargent chacun 40,500 francs, tandis que le commissaire
central de police frangais se contentait de moitié moins. Les trai-
tements des cvommissaires de police ordinaires vont jusqu’a
9,200 francs ; il n’y en pas d’inférieurs, dans les plus petits can-
tons, 4 3,750. Les inspecteurs de la méme administration sont
mieux traités encore. Il y en a trois dont les émoluments varient
de 5,625 4 8,625. La sécurité des habilants et des propriétés en est-
elle mieux garantie?... J’en doute fort. Les Allemands sont dor-
meurs. Pendant la nuit, surtout, et pendant l’hiver, la surveillance
laisse beaucoup a désirer. Les plaintes, 4 cet égard, sont devenues
Si vives en Alsace, qu’un journal de Mulhouse a fini par s’en faire
Yécho. Mais une feuille officieuse a répondu d’un ton cavalier et
textuellement que le gouvernement « n’a aucun intérét a veiller la
nuit, 4 ses frais, sur les propriétés des habitants de Mulhouse. »
-A ses frais est épique quand c’est la population qui rétribue si gras-
Sement — un peu malgré clle, il est’ vrai — les agents chargés de
la défendre contre les voleurs. Alors, rendez l’argent! dirait Bil-
et.
ll est vrai que le gouvernement a diminué l’effectif de la gen-
darmerie; mais, par un contraste qui ne peut se produire quen
Alsace-Lorraine, cette réduction a coincidé avec une augmentation
de charges. Il faut 993,424 francs pour l’entretien de 358 gendar-
Mes allemands, au lieu de 840,000 francs pour 620 gendarmes
892 LA LORRAINE
avant l’annexion, c’est-a-dire que l'entretien d’un homme coiute
2,275 francs en 1875, et qu'il coutait 4,260 francs avant 1870.
_Pandore, qui était généralement alsacien avant la guerre, et qui a
opté pour la solde francaise, n’est-il pas sans conteste un héros?
Il va sans dire que les traitements, dans tous les services, sont
établis dans la méme proportion. Depuis les présidents, qui tou-
chent de 60 4 70,000 francs jusqu’au plus modeste expéditionnaire
qui émarge de 7 4 800 thalers, c’est toute une armée de rongeurs
qui gruge a belles dents le budget et force & recourir aux em-
prunts. Il faut 4 ces messieurs, plus grandement que dans leur
patrie, toutes les aises de la vic, ce sont les vaincus qui patent.
Don Salluste pourrait dire d’eux ce qu’il disait a don César des cour-
tisans de son temps :
Mon cher, les grands seigneurs ne sont pas de vos cuistres !
Eh bien! si magnifiquement lestés que soient ces fonctionnaires,
qui, du fond de la Prusse, se sont abattus sur nos contrées comme
sur une proie, il en est beaucoup qui ne se contentent pas de leurs
honoraires et que des dettes trop criardes forcent leurs supérieurs
a congédicr; et parmi ceux qui ont le maniement des deniers pu-
blics, 4 un titre quelconque, combien ont déja disparu avec la
caisse? Les percepteurs seuls sont moins nombreux gne sous le
régime frangais ; mais pour qu’ils touchent ainsi de plus fortes re-
mises. Aussi, Ia délégation provinciale a réclamé contre ce qu’elles
ont d’exagéré. Encore ces agents ont-ils des auxiliaires, rétribués
par l’Etat. et qui grévent le budget de 59,000 francs. On retrouve
donc encore ici la subdivision des fonctions coincidant avec la pro-
digalité des émoluments. Cependant, les perceptcurs n’ont que trop
souvent donné l’exemple de l’infidélité, et leur réputation n'est que
trop bien établie 4 cet égard. Aussi la délégation provinciale a-t-elle
demandé la création d’inspecteurs spéciaux chargés de surveiller
les opérations des agents du fisc. Ce qui me rappelle un mot plai-
sant dans son hyperbole, d'un concitoyen qui avait appris coup suf
coup plusicurs fugues de ce genre. Il se trouvait avec quelques
amis, et chacun: déplorait le malheur de l’occupation étrangere,
sujet d’entretien qui revient invinciblement dans toutes les rév-
nions d’annexés. — Ces Prussiens vous sont donc bien a charge?
dit-il... Eh bien! je sais .un moyen infaillible et pacifique de nous
en débarrasser... — En vérité! et lequel? — C'est de les nommer
tous percepteurs... ils auront bien vite levé le pied !
Ainsi, le personnel des fonctionnaires est considérablement aug-
menté et leur traitement bonifié dans unc mesure dont les chiffres
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 895
cités plus haut peuvent donner une juste idée. Comment, dés lors,
les finances ne seraient-elles pas obérées ?
Ce fonctionnarisme 4 toute outrance est certainement l'une des
plaies vives de l’Allemagne. Il accuse une situation économique
pleine de déboires pour le présent et de périls pour l’avenir. lla
sa vraic cause, d’ailleurs, dans le caractére national trés-peu actif
en dépit de lapparence, trés-enclin aux jouissances et 4 faire unc
part prépondérante aux cdtés mateériels de la vie. De la, la subdivi-
sion des fonctions qui assure des positions 4 un grand nombre de
familles ct l’exagération des traitements qui répond a des gouts de
plaisirs et 4 des calculs de domination. Le gouvernement s’assure
ainsi une tribu dévouée 4 ses intéréts, mais il impose au trésor
public un fardeau qu’il ne pourra porter longtemps; et c'est 1a,
peut-étre, le danger le plus pressant pour la paix de l'Europe.
Le ministre des finances de Prusse, M. Camphausen, a déclaré
l'année derniére avec une candeur effrayante, a la tribune du Land-
tag, que le nombre des familles n’ayant pas 140 thalers 4 dépenser
par an, et dispensées ainsi de payer l’impot sur le revenu, avait
augmenté de plus d’un million, et cela dans le cours d’une seule
année. Ajoutons que le nombre de ces familles dépasse six millions.
Mais les ménages, dans les couches populaires, sont trés-prolifiques,
et chacun compte bien quatre individus en moyenne. La Prusse,
ayant une population totale de 24,606,000 ames, c’est, d’aprés
l’aveu terrible du ministre, 8°) pour 100 de la population qui est
dans l’indigence. Et c’est sur cette tourbe famélique que se dresse
un état-major de fonctionnaires repus !
Ainsi, l’Allemagne, en général, est pauvre, la Prusse surtout, et
elle rétribue avec une prodigalité imprudente ceux qu’elle emploie.
Les Césars de Rome nourrissaient la plébe avec le produit des dé-
pouilles du monde; le césarisme germanique fait quelque chose de
semblable, en entretenant 4 grands frais une armée de fonction-
naires, c’est-a-dire une clientéle soumise. Mais quand la corne d’a-
bondance qu’il verse sur eux sera vidée, il faudra bien qu'il s’ingé-
nie pour la ravitailler ailleurs; car le pays est incapable de faire
face longtemps aux exigences d’une situation montée sur ce pied.
Les deux armées civile et militaire sont deux chancres rongeurs qui
doivent épuiser toutes les forces vives de la nation, et il est difficile
de ne pas considérer comme essenticllement ct forcément transi-
toire la situation économique qu’ellcs font au nouvel empire. La
conclusion, c’est que ce n'est pas 4 la paix qu’il demandcra les
moyens dc la continuer, s'il ne renonce 4 ce qu’a d’excessif et de
ruineux le parasitisme énervant de ses fonctionnaires et l’exagéra-
tion de ses armements.
40 Seprenexe 1875. 58
804 LA LORRAINE
En résumé, le budget de l’Alsace-Lorraine pour 1876 est fixé, en
dépenses, 4 43,915,298 marcs 80 pfennigs, et la délégation provin-
ciale voudrait la réduire 4 44,448,298 marcs, soit une économie
de 2,467,000 marcs. Quant a l’emprunt, la méme assembleée le
trouve un peu bien rondelet, ct elle voudrait le dégonfler de 14 mil-
lions 1/2 de murcs 4 11,800,000. Mais la délégation propose et
Vempire dispose.
LA SITUATION RELIGIEUSE.
Sans offrir des cétés aigus, comme dans la Prusse catholique,
cette situation, tout en offrant des aspects consolants, ne laisse pas
que d’étre précaire, anxieuse et menacée. Sauf dans la ville chef-
lieu, ou la sortie des processions a été prohibée, l’exercice du culte,
méme extéricur, est resté libre. A part les patriotiques hardiesses
de langage qui ont amené quelques-uns de nos prétres en police
correctionnelle, notre clergé, Dieu merci! ne passe pas sa vic en
prison. A l’apparence donc, il n’y a rien, ou il n’y a que peu de
chose de changé dans les conditions d’existence de |’Eglise en
Lorraine. Quelques personnes en France peuvent s’en étonner:
c’est qu’clles oublient que les lois confessionnelles qui ont fait tant
de bruit dans le monde, et qu’un parlement complaisant a mis fant
d’empressement 4 voter, ne sont faites que pour la Prusse, et non
encore pour les autres Etats de l’Allemagne confédéréc; c’est, d’un
autre cote — et ceci demande quelques développements — qu’au
point de vue des rapports entre l’Eglise et I’Etat, les nouveaux pays
d’empire continuent ou doivent continuer 4 vivre conformément a
la loi du Concordat, comme sous le régime frangais. Pour que les
lois Falk pussent étre appliquées 4 l’Alsace-Lorraine comme aut
autres [tats de la confédération, tels que la Baviére catholique, par
exemple, il faudrait une décision formelle du Reichstag, ou parle-
ment d’empire. Nous sommes peut-étre méme placés, au point de
vue du droit, dans une situation meilleure, 4 cet égard, que les
autres confédérés; car nous pouvons invoquer le traité de Franc-
fort, quinous a fait passer sous la domination allemande. Cc trailé,
en effet, sans étre trés-explicite sur la question religieuse, nous
promet cependant que rien,ne sera changé aux anciennes condi-
tions d’existence del’Eglise dans les pays annexés. Or, ces anciennes
conditions d’existence sont réglées par le concordat de 1802, qui
est un acte essentiellement synallagmatique. Il n’y pourrait étre
dérogé que par un nouvel accord entre les parties, c’est-a-dire entre
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 895
j’autorité pontificale qui l’a consenti, et le gouvernement allemand,
substitué, par le fait de la conquéte, au gouvernement francais.
C’est du moins l'interprétation la plus naturelle, au point de vue
purement laique et politique. Je sais bien que cette nécessité toute
morale d’une convention nouvelle ne constitue pas une garantie
bien solide et bien efficace contre des entreprises de bon plaisir.
Mais enfin, faire briser ce contrat par une majorité de parlement
serait une violence accomplie contre un droit acquis. Les Alle-
mands, en effet, considérent eux-mémes le Concordat comme la
base des relations existantes entre I'Etat et les diocéses. Ils en dé-
naturent souvent le sens, ils en forcent ou en faussent parfois les
applications, ils le torturent 4 plaisir, pour en faire sortir des so-
lutions conformes 4 leurs visées; mais enfin c’est leur point de dé-
part, ct, au moins comme étiquette, c’est la régle qu’ils invoquent.
Donc, ils ne pourraient le supprimer ou le modifier sans un coup
de force. Mais, quand je dis: le concordat, il va de soi qu’ils ex-
plorent avec délices ses annexes et ce fouillis de décisions contra-
dictoires dont tant de ministres, au gré de la politique du jour, ont
hérissé les abords depuis soixante-dix ans. Tout leur est bon pour
étayer d'un semblant légal les mesures souvent les plus arbitraires,
car ce sont les amants non platoniques d’une légalité 4 haute pres-
sion : ils l’invoquent 4 tout propos et hors de propos, et ils l’in-
ventent, quand son ombre méme les fuit. Rien, du reste, ne leur
échappe, et, comme fureteurs de paperasses, ils n’ont pas leurs
pareils, quand il s’agit d’appuyer une prétention sur un document.
Or il y a des documents pour toutes les prétentions : ordonnances
tombées en désuétude, avis ministériels mort-nés, réglementations
jamais appliquées, tout cela renait, vit, palpite au gré de leurs dé-
sirs. Ne leur dites pas que telle exigence n’a plus de raison d’étre,
ils vous montreront le papier qui l’a légitimée autrefois; ne préten-
dez pas que telle disposition d’une loi fruste est abrogée ou pres-
crite, ils vous en exhiberont triomphalement le texte, en ajoutant
qu ils ne reconnaissent que l’abrogation expresse, et jamais la pres-
cription d’une loi d’Etat. Des cartons de la préfecture ils ont fait un
arsenal!
C’est ainsi que le: président a fait arréter 4 la poste, en février
dernier, le mandement du Jubilé, le plus inoffensif des documents.
Mais il contenait un écrit venu de Rome, et, aux termes de la loi de
germinal, nulle piéce émanant de cette source ne peut ¢tre publiée
par Yordinaire sans |’autorisation du pouvoir civil. Mais on sait que
le Souverain Pontife et les évéques ont toujours protesté contre
l’application des lois organiques faites en dehors d’eux et contre
eux. En tout cas, le placet n’avait jamais été demandé a nos préfets
896 LA LORRAINE
par les prélats messins : ils devront I’étre a l'avenir. Ajoutons qu’a-
prés quinze jours de séquestration dans les bureaux de la poste,
l’interdit fut levé, mais seulement 4 titre gracieux, et en mainte-
nant pour l’avenir a |’Etat le droit de permission préalable. C'est
aussi aux termes de la loi de germinal, que la sortie des processions
a été et demeure interdite 4 Metz, o& se trouve un consistoire pro-
testant ct israélite. Ainsi, les provinces annexées devicnnent le pays
d’adoption, ct comme Eldorado, des fameuses lois organiques, ces
chefs-d’ccuvre de’ duplicité et de violence cautelcuse qui semblent
une préface anticipée des lois Falk. A défaut de celles-ci, celles-la
rendent des services appréciés par les Allemands. Le premier con-
sul, en préparant, sans droit, ces entraves a la liberté religieuse,
ne se doutait guére qu’il forgeait des armes pour ses pires ennemis,
qui devaicnt étre ses dignes émules de l’avenir; tant 11 est vrai que
le despotisme n'a pas de patrie!
Moins de huil jours avant l’arrét mis sur les piéces relatives au
jubilé, un autre mandement, celui du Caréme, avait été lobjet
d’une mesure plus grave encore. La saisie en avait été ordonnée
par le président, et elle fut maintenue. Cette communication du
prélat 4 ses ouailles est certainement l'un des écrits les plus élo-
quents ct les mieux inspirés qui soient sortis de la plume et du
coeur de Mgr Dupont des Loges. Le vénérable évéque n'y faisait ap-
pel qu’aux sentiments les plus élevés de homme dans le pur do-
maine de la solidarité chrétienne. Ce document traitait de la com-
munion des 4mes reliées par la priére, demandant aide et secours
aux plus pures d’entre elles, et établissant une communication de
la terre au ciel par l’intervention des étres chers qu'on a perdus,
des saints qu’on a honorés. L’énumération de ces rapports tout spi-
rituels comprenait le passage suivant, qui n’en était que l'annexe
et le développement :
« ... [lest méme des sentiments encore plus délicats que nous
he croirions pas pouvoir sans présomption préter aux saints, si la
divine Kcriture ne nous autorisait 4 le faire. Parmi ces passages,
qui affirment V’intervention des bienheureux en notre faveur, l'un
des plus remarqubles ct des premiers par I'antiquité, nous repré-
sente un pontife de l’ancienne loi, priant aprés sa mort pour son
peuple opprimé, et, dans cette méme vision, Onias montre a ses
concitoyens abattus un autre saint, plus grand que lui, le prophete
Jérémie qui supplie, 4 son tour, le Seigneur pour la malheureuse
Jérusalem, et il dit de lui: « Voici celui qui aime ses fréres et le
« peuple d'Israél, voici celui qui prie beaucoup pour le peuple ct
« pour la cité sainte... »
a N’est-il pas admirable, nos trés-chers fréres, —et qui le croirait,
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 807
si le texte sacré n’était sous nos yeux? — que Dieu ait voulu nous
donner cette supréme consolation de nous faire voir nos ancétres
prosternés devant Lui et intercédant pour leur patrie? Ainsi donc
aucun noble sentiment ne se perd. On emporte dans |’éternité ce
qui a fait l’honneur de la vic, et non-seulement la communion des
saints unit le ciel 4 la terre, mais, dans le ciel, comme sur la terre,
elle embrasse tout ce qui est grand, généreux, légitime. »
Ce sont ces lignes qui, contre toute attente, ont excité les suscep-
tibilités de la présidence. Je ne puis citer le mandement éntier,
mais j’affirme que le passage incriminé n’était que le complément
logique de ce qui le précéde et ic suit. Qu’importe? ces méticuleux
docteurs n’admettent pas, parait-il, de communauté spirituelle en-
tre des générations qui ont eu une nationalité différente, et ils ont
dressé une nouvelle carte du ciel ow ils ont établi des frontiéres qui
les séparent, ct des douanes contre la contrebande de la priére!
Le prélat, dit-on, se défendit en vain d’avoir, dans un écrit de
pur enseignement chrétien, voulu introduire des allusions politi-
tiques. D’abord, la nature de l’écrit le défendait contre ce soupcgon,
ensuite le caractére bien connu de son vénérable auteur donnait
une valeur absolue a ses protestations. Rien n’y fit. L’évéque fut,
assure-t-on, mis en demeure de retrancher le passage cité plus haut,
ou de voir son mandement frappé définitivement d’interdit. Monsei-
gneur se résigna donc a n’en publier que Je dispositif, car il ne
pouvait admettre, en matiére doctrinale, le veto ou méme l’inter-
prétation de l’autorité civile. Et, ici, vient se placer un détail qui
présente le génie tudesque sous un dc ses aspects les plus familiers
et les moins séduisants. L’espionnage n’est pas seulement pour lui
un procédé de guerre usité dans les proportions qu'on sait, c’est
encore un instrument de régne qui fonctionne avec une régularité
savante. Je ne parle pas ici de ce qu’on pourrait appeler les irrégu-
liers de institution, observateurs et rapporteurs soldés qui s’ap-
pellent légion, je veux citer un fait caractéristique d’espionnage
quasi légal. L’interdiction de publication du mandement du caréme
étant maintenue, ordre fut donné aux autorités locales de s’assurer
de l’exécution de la défense, et ce furent les instituteurs qui furent
chargés de surveiller, 4 cet égard, et de dénoncer, au besoin, leurs
curés. Voici le texte d’une injonction de ce genre adressée, par le
kreisdirektor de Thionville, aux instituteurs de son ressort :
« Dés que votre curé aura publié, du haut de la chaire, le man-
dement de l’évéque de Metz, pour le caréme de cette année, je désire
apprendre de vous, par l’intermédiaire de M. l’inspecteur des écoles,
Si cette publication s’est bornée a la partie dispositive du mande-
898 LA LORRAINE
ment, ou si ce mandement a été lu en entier, et quel a été le sens
de la partie non dispositive.
« Veuillez, en méme temps, m’indiquer cn quelle teneur le man-
dement aura été affiché a la porte extérieure de l'église.
« Le directeur du Cercle, Siecrnen. »
C'est donc le maitre d’école qui doit se faire le dénonciateur de
son curé, et un haut fonctionnaire, l’inspecteur, est associé a cette
mission.
Si, encore, on n’avait affaire qu’a la loi francaise, invoquée en ses
plus extrémes rigueurs, dans ses dispositions transitoires les plus
oubliées, on pourrait se résigner 4 étre fouetté par ces verges cueil-
lies sur un sol aimé; mais il faut compter encore avec les exigences
mystéricuses du Code allemand qui, mélé a la premiére, sans ordre,
ni méthode, produit un enchevétrement inextricable. Pour ces fana-
tiques de légalité, j’y insiste, ce n’est pas trop de deux législations
pour y puiser les motifs des discussions les plus acerbes et souvent
les moins justifiées. Sur le méme objet, l'une ou l’autre de ces |é
gislations est tour 4 tour appliquée suivant le besoin ou Putilité des
pouvoirs qui l’invoquent. Les résultats sont contradictoires? Quim-
porte! La grande affaire est de pouvoir s’appuyer sur quelque chose
d'écrit. Un texte, et c’est assez. Sur un point précis, on croit pou-
voir s’en référer a l’article francais qu’on connait... Pas du tout!
C’est un texte allemand et inconnu qu’on vous oppose. Mais ily a
une disposition du Code allemand qui peut étre favorable, et loa
en réclame le bénéfice. Oh! alors, on peut étre a peu prés certain
qu’un texte frangais lui sera opposé. C’est le systéme de la sélection
appliqué aux progrés de l’omnipotence. Si bien que l’austére justice
aun faux air de maitre Jacques, dont la casaque est mi-partie a-
lemande et francaise et qui, faisant sans cesse demi-tour, présenle
alternativement un Code différent. Cela est vrai en toute matiere,
surtout en matiére fiscale; mais c’est au point de vue religieux qué
cette sorte de promiscuité dans la législation a des conséquenté
graves.
Tous les dignitaires ecclésiastiques, grands vicaires, chanoines,
curés de canton, sont acceptés par I’Etat sur la présentation de
l’évéque ; mais cette présentation équivaut, en France, au choix dé-
finitif, et la ratification du gouvernement n’est, 4 peu d’exceptions
prés, qu’une formalité. Ici, les questions d’investiture, non encore
franchement ouvertes, pourront donner lieu a des difficultés *
rieuses 4 mesure que le temps s'écoulera. Certains précédents,
Alsace, peuvent, du moins, le faire crajndre.
Ce qui est certain, c’est que l’autorité civile restreint, aulanl
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 899
quelle le peut, sans qu’on l’accuse de persécution ouverte l’action
religieuse et son rayonnement. Le culte suit son cours traditionnel,
mais on resserre son lit, on supprime ses dérivations, on détourne
ses affluents. Tout ce qui peut aider 4 son expansion, tout ce qui
peut servir sa propagande, en dehors du strict nécessaire de ses
manifestations, est retranché impitoyablement. On la laisse vivre
en supprimant ses organes vitaux. Les ordres religieux d’hommes
ont été expulsés; les communautés enseignantes de femmes ont
subi le méme sort, moins une ou deux maisons, mais qui ont du
renoncer 4 l'éducation des jeunes filles. Les écoles, dirigées par des
instituteurs congréganistes, ont successivement disparu ; mais }’en
ferai l'objet d'une mention spéciale.
L’etfort pour interdire tout ce qui peut moraliser par |’ascendant
religieux, pour détruire tout foyer de vie catholique, si modeste
fuil-il, ne peut faire objet d’un doute. En voici un douloureux
exemple. |
Il y avait 4 Metz une institution entourée du respect de tous. Un
pieux ecclésiastique consacrait son temps 4 préserver du mal un
erand nombre de jeunes gens de la classe populaire, qu’il réunis-
sait autour de lui, 4 qui il procurait d’innocentes récréalions, et
qu'il savait préserver ainsi des coupables entrainements. C’était
Voeuvre dile des Jeunes Ouvriers. Pour eux, l’abbé Risse n’était pas
un maitre, c’était un pére chéri et vénéré. Mais 4 ses enfants qui
partageaicnt sa table frugale, il donnait par surcroit le pain de vie.
Cette petite colonic devint dés lors suspecte. Un jour — il y a de cela
un an — ordre fut signifié au pauvre abbé de licencicr son jeune |
monde et de fermer sur Vheure sa maison hospitaliére. Et la hate
d’en finir avec lui fut telle que quelques-uns de ses pensionnaires,
non avertis de la mesure ct revenant gaiement le soir au bercail,
furent saisis par des agents apostés et passérent la nuit 4 la Perma-
nence, comme des malfaiteurs. Et pourquoi tant de rigueurs? Parce
que, par un hasard vite dénoncé, une ou deux des images distri-
buées 4 ces jeunes gens portaient une priére pour la France. Il y
avait un texte; tout était dit! Le plus curieux... ou le plus triste,
c'est que le digne abbé comptait parmi ses apprentis quelques jeu-
nes Allemands qu’il avait eu toutes les peines du monde 4 faire
adopter par leurs camarades francais. Et il faut rendre cette justice
4 ces fils de la Germanie, qu’ils se montrérent les plus indignés
contre l’ordre de fermeture, et qu’il fallut de grands efforts pour
empécher de leur part une protestation bruyante et inutile.
Par contre, tout ce qui peut étre nuisible 4 la foi, tout ce qui
peut le mieux la battre en bréche, est proné, accueilli, encouragé. Un
ukase de M. de Bismark a soumis les journaux frangais 4 une censure
000 LA LORRAINE
sévére, cl ceux qui sont conservateurs arrivent rarement a destina-
tion; mais il y a peu d’exemples que les feuilles radicales, dont
l’unc des spécialités est de déverser |’outrage sur le catholicisme,
aicnt manqué a leurs abonnés. Qu’elles se résignent 4 recevoir ce
cloricux témoignage d'un enfant de Metzet de la France! Ce sontde
précieux alliés, dont la collaboration et le concours sont tenus en
haute estime. La franc-maconneric est l'objet des préférences de
l’administration, qui la voit essaimer 4 Metz avec une évidente sa-
tisfaction, puisqu’clle a autorisé depuis peu la création de cing loges
nouvelles dans le pays. Je me hate d’ajouter que ces éclosions ne
se recrutent absolument que parmi les immigrants venus d’Alle-
magne, et que nos Frangais méme imbus de préjugés anticatho-
liques, rougiraient de s’affilier avec ces Tudesques. Au carnaval de
4874, une immonde cavalcade a rempli les rues de la cité de bruit
et de scandates, exhibant des masques en costume religieux, qui
tantdt affectaient des privautés ignobles avec des camarades figurant
des prostituées, tantét se livrant devant la foule & des momeries
blasphématrices. C’est sans doute le dégout soulevé par ces éhontées
salurnales qui, Dieu merci, cette année, nous en a épargné le
retour.
Je citerai encore, je citerai surtout la Gazette de Lorraine, qui
malgré sa situation officiclle, fait une guerre acharnéc 4 la religion.
Bien peu de ses numéros qui ne vomissent contre elle les plus atro-
ces ou les plus sottes accusations ct les invectives les plus odieuses.
Je dois me borner, ct je n’en donnerai qu'un échantillon ; mais il
faut qu’on sache, au dehors, de quel style les défenseurs patentés
' de la conquéte abordent les questions religieuses et francaises. La
Gazette, dans son numéro du 24 juin dernicr, répondait ainsi a un
correspondant prétendu :
« Nous scrions, pour notre part, bien empéché de satisfaire un
monsicur qui signe D. M. et qui nous demande s’il est vrai que la
princesse Catherine-Marie de Lorraine se livra 4 Jacques Clément,
l’assassin de Henri Il], pour le pousser au crime et donner ainsi le
tréne de France aux Guises. Nous nous plaisons 4 douter, sachant
que la Liguc n’avait pas besoin de l'aide d’une femme pour tuer un
roi.
« On était en 1589, en plein terrorisme clérical, et le terrorisme.
en France, qu'il soit clérical, radical ou d’une autre couleur, trouve
toujours des bourreaux complaisants pour tout faire. Toutefois, ul
est avéré que les bourreaux qu’un régicide n’effraye pas sont ceux
qui ont communié et regu l’absolution avant de frapper, que la ca-
naille la plus redoutable est celle qui sort d’avoir été & con-
fessc, etc., etc. »
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. a |
Ces plates injures ont la libre pratique; elles s’étalent comme
chez elles dans une feuille qui a l’attache officielle. Il est arrivé
que des Allemands eux-mémes, indignés de cette polémique insul-
tante pour les vaincus, ont adressé des plaintes a la présidence. Elle
a toujours répondu qu'elle respectait la liberté de la presse et
qu'elle ne pouvait rien contre l’édition francaise de la Gazette de
Lorraine. Ce journal n’est donc officicl qu’en allemand ? Mais dans
cettc langue il est tout aussi irrespectueux pour la foi des Lorrains.
Il est étrange, d’ailleurs, qu’un magistrat haut placé, comme le
président, ne puisse réprimer les intolérables écarts de plume d’un
journal placé sous son autorité, investi du monopole des annonces
légales, cl émargeant, qui plus est, au budget départemental.
C'est par cet ensemble d’obstacles apportés 4 la diffusion de la
pensée religieuse, par ces encouragements donnés a ce qui lui est
hostile, que sc révélent les véritables tendances de nos maitres.
Jusqu’ot veulent-ils aller, et leur but est-il de préparer — ce qui
est hors de leur pouvoir — la destruction de nos croyances, par
qui les dmes restent libres et fiéres? Ne fut-ce que par charité
chrétienne, je n’oscrais le faire entendre. Mais il est incontestable,
il est avéré, que leur intention est de subalterniser le catholicisme,
en l’'accommodant a leurs vues, de l’avilir, en le forcant & se re-
nier. En Lorraine donc, ce n’est pas la persécution ouverte ct vio-
lente, c’est le travail de dissolution progressif et continu; ce n’est
pas la table rase par les digues rompues, c’est la destruction par la
mine et linfiltration.
Mais ces cruelles épreuves ont leurs dédommagements ineffa-
bles : elles retrempent la foi, elles lui donnent un caractére plus
auguste, elles associent la pensée de la Patrie d’en haut 4 celle de
la patrie terrestre, ct les confondent dans le méme amour. Jamais
les démonstrations de la piété messine n’ont été plus sincéres et
plus multipliées, jamais les directeurs des ames n’ont recueilli de
plus amples moissons de salut. I suffit qu’une féte religicuse soit
annoncée, pour qu’clle groupe autour d’elle un imposant concours
de fidéles. M. l’abbé Simonis, député au Reichstag, de passage a
Metz, fait entendre la parole divine dans |’unc de nos paroisscs, ct
M. de Puttkammer, le président de la Lorraine, vient constater en
personne |’empressement inoui des Messins a recueillir les pieuses
exhortations de l’éloquent apdtre alsacien. L’autorité peut interdire
la circulation des processions 4 l’air libre, et comprimer ainsi l’es-
sor du sentiment populaire. La cité tout entiére, au grand jour,
tente en vain de remplir la nef imposante de notre cathédrale,
l’une des plus vastes de la chrétienté, et le maire de Metz et toute
I"édilité font cortége au Dicu vivant, aux sons majestueux de la
902 LA LORRAINE
Mutte, la cloche des grandes solennités, mise en branle par leurs
ordres. Et & chaque cérémonie de I’Eglise c’est la méme foule et
le méme empressement. La libre pensée elle-méme dissimule, si
elle n’abdique. Elle aurait honte, dans la cité messine, d’apporter,
par ses protestations ou par scs murmures, un aide et unc force 4
nos dominateurs. Les plus enragés de vos Journalistes antireligieux
seraient touchés eux-mémes de ce spectacle et n’auraient pas le
courage d’écrire 4 Metz ce qu’ils écrivent & Paris. Dans ce temps
d’acharnement vraiment satanique contre le catholicisme, on peut
dire hautement que la Lorraine est le pays d’Europe ou il est en-
touré de plus d’hommages, de respect et de réelle puissance, celle
qui agit sur les dimes!
Mais les sentiments de la cité épiscopale sont ceux du diocése
tout entier. Il ya un an et demi, les élections au Reichstag ont été
un plébiscite catholique et frangais. Il y a d’autres témoignages, et
jen choisis un des plus touchants et des plus décisifs, parce qu'il
est d’hier. Notre évéque revient d'une tournée de confirmation
dans le pays de langue allemande : son voyage n’a été qu'une lon-
gue ct magnifique ovation. Sur tout son itinéraire, les populations
accouraient comme 4 une féte, non des yeux, mais du ceeur. Elles
entouraient leur premier pasteur des démonstrations de la joie ka
plus vive, des preuves d’amour les plus expansives. L’élan était gé-
néral dans Ics villes comme dans le plus humble hameau. Ce n’é-
tait partout que décorations élégantes, députations en habils de
féte, chars rustiques 4 la mode somptuaire du pays, chevauchées
de jeunes gens fiers de venir faire cortége a leur bien-aimé pasteur.
A toutes les stalions, Monseigneur faisait son entrée sous un arc de
triomphe, au milieu des cris d’allégresse et au bruit assourdissant
d’une artillerie enragée, car dans ces parages il n’y a pas de bonne
féte sans faire parler la poudre. L’explosion des cceurs ne va pas
sans celle du salpétre. L’entrain était tel, que, dans une petite pa-
roisse, au moment le plus pathélique, c’est-a-dire le plus bruyant,
un vieux mortier, 4 tort réhabilité pour la circonstance, éclata sous
une charge exagérée, et vint frapper d’un éclat le premier magis-
trat municipal. « Continuez, mes amis, et surtout pas un mot 4
Monseigneur! » Tel fut lc premier cri du blessé, et, chose étrange!
la double recommandation fut suivie a la lettre : on n’en brdla pas
unc amorce de moins, et le secret de l’accident fut si bien gardé,
que Monseigneur ne l’apprit, & son retour, que par les journaux.
L’enthousiasme a son héroisme.
A Sarreguemines, la principale ville de la Lorraine allemande, Ia
réception fut splendide. Une société musicale avait cru devoir de-
mander l’autorisation de se porter en corps au dela des murs, au
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 903
devant de Monseigneur. Mais le Kreisdirektor ne voulut pas prendre
sur lui la responsabilité d’une si grave détermination, et en référa
4 son supérieur hiérarchique, lequel, non moins timoré, s’adressa
au président supérieur... 4 Strasbourg. Je ne sais si l’autorisation
fut accordée, mais elle ne put naturellement arriver qu’aprés la
cérémonie. Cette habile fin de non-recevoir n’empécha pas l’accueil
fait au prélat d’étre vraiment imposant, par l’immensité et l'atti-
tude du concours populaire, lempressement respectueux de tout
ce que la ville compte de citoyens haut placés, la beauté et la dis-
tinction de tous les appréts décoratifs. On raconte qu’une brave
femme, que cet appareil ravissait, s’écria, en joignant les mains:
« Il ya donc encore un bon Dieu! »
C’était le mot sorti des entrailles. Sa naiveté avait aussi, sans
qu'elle s’en doutat, de la profondcur. Depuis quatre annécs, cette
chrétienne voit les ordres religieux proscrits, leurs maisons fer-
mées, les instituteurs du peuple traqués et chassés, la menace et
Vinsulte planer sur la foi des aieux. Mais en ce jour elle la retrouve
dans la majesté épiscopale, elle la voit resplendir sur le baton pas-
toral, dans les yeux et sur le front d’ascéte du doux et vénéré pre-
lat... et c’est le signe visible de l’autorité divine quelle salue par
son naif hommage.
Certes, l'existence de l’évéque de Metz, sur qui pése surtout le
fardeau d’une situation difficile ct tourmentée, est soumise 4 bien
des tristesses et 4 bien des amertumes; mais il se sent fort de
l'amour de son clergé, en communauté compléte de sentiments
avec lui, et le souverain Dispensateur lui ménage aussi de ,bien
douces compensations. La plus pure, celle qui doit réjouir le
plus son ame d’apétre, n’est-ce pas de compter autour de sa hou-
lette tant d’ouailles fidéles?
L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE
C’est le point douloureux, c’est l’anxiété du présent et la menace
de l’avenir. Nous avons vu !’autorité allemande s’attachant 4 res-
treindre l’action religieuse, la supprimant dans ses foyers secondai-
res, préparant son infécondité future en tarissant les sources qui
l’alimentent. C’est un travail de compression continue, d’élimina-
tion des principes vitaux, de dispersion des forces vives ; et ce tra-
vail se poursuit non sans un certain art qu’on pourrait appeler
d’affaiblissement graduel et de décomposition latente. La préoccu-
pation visible est de ne pas donner prise a des plaintes trop bruyan-
204 LA LORRAINE
tes et 4 des griefs trop éclatants. L’important, c’est que rien n’ap-
paraisse au dehors et qu’on puisse feindre |’étonnement et au
besoin V'indignation quand l’ceuvre sourde d’hostilité contraindra
aux plotestations publiques. En un mot, si on nous passe I expres-
sion, on prétend tondre la brebis sans trop la faire crier, parce que
les cris quand ils atteignent un certain diapason passent par dessus
la fronti¢re, et que pour l’étranger il faut garder le décorum.
C’est surtout en ce qui concerne l’enseignement primaire que
ces procédés savants sont mis en ceuvre, mais avec un degré supé-
rieur de hardiesse et de parti-pris autoritaire. Et cela se comprend.
Les Allemands se défendent de vouloir détruire la foi catholique
dans les pays soumis a leur obéissance, quoique les déclarations de
M. de Bismark 4la Chambre des seigneurs cn faveur du protestan-
tisme qu’il a ouvertement appelé a son aide, aient fort affaibli les
illusions qu’on pouvait se faire 4 cet égard; mais le dessein de rui-
ner absolument l’enseignement congréganiste est hautement avoue
et poursuivi par les moyens violents & l'occasion, par les voies tor-
tueuses plus généralement. Sur ce terrain, je ne fais pas le moindre
doute que la table rase ne serait déja absolue s'il ne fallait pour-
voir, avant tout, au service de l’enscignement.
Ainsi, Vinstitut des fréres de la doctrine chrétienne 4 Beaure-
gard, prés de Thionville, pouvait passer pour une école modeéle. Il
ne comptait pas moins de cing cents éléves sortis de la classe des
cultivateurs aisés, des petits propriétaires ruraux, et méme du ne-
goce des villes. Il avait 4 sa téte des hommes d’une hante valeur
qui imprimaient aux études une direction excellente et donnaient 4
cette maison un essor toujours grandissant. Beauregard était pré-
cisément l’un de ces établissements d’instruction moyenne et pra-
tique, a base religieuse, qui manquent le plus 4 la France mo
derne, parce qu’ils font aimer et popularisent les idées saines et
honnétes dans les couches intermédiaires de la société qui ont plus
de prise quc les classes dites dirigeantes sur la masse du peuple en
contact permanent avec elles. Aussi, j’affirme parce que j’en ai de
nombreux témoignages sous les yeux et, d’ailleurs, le sentiment
public est unanime a cet égard, que l’institut de Beauregard, dans
sa courte carriére d’une quinzaine d'années, a rendu a la cause de
ordre, de la conservation sociale et du relévement de l’opinion,
dans le sens moral du mot, les services les plus signalés. Aussi,
était-il entouré de l’estime et des encouragements de tous ceux qui
comptent dans la contrée, en dehors des influences révolutionnal-
res. Mais c’est cette situation méme qui le désignait le premier aux
défiances et bient6t aux coups de force des Allemands. Pour eux, i!
faut bien le répéter, toute autorité qui a sa source dans la pensée
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 905
religieuse, dit cette autorité servir l’ordre public, leur est suspecte
et hostile. Et ce n'est pas seulement vrai en Alsace-Lorraine, c’est
avéré pour tous les pays soumis 4 l’omnipotence de M. de Bismark.
Cet aveuglement et ce fanatisme au rebours n’ont pas, je crois, de
précédents dans l'histoire des peuples. Quel avenir, grands Dieux !
ces sceptiques préparent-ils donc a leur patrie?
On en a donc fini le plus vite possible avec Beauregard. Mais ce
nest pas sans une belle résistance que ses chefs, dont l’énergie
égale le savoir, ont di céder a la force. Si la correspondance échan-
gée entre eux et les autorités allemandes pouvait voir le jour, ce
serait un petit chapitre d’histoire des plus instructifs et des plus
édifiants, mais on n’y verrait pas briller d’un bien vif éclat la logi-
que, ni la dialectique allemandes. Rien de plus élémentaire, d’ail-
leurs, et qui soit plus 4 la portée des moindres intelligences que
le systéme de discussion adopté par ces apdtres du sic volo, sic
jubeo. Il consiste uniquement a ne pas répondre un mot aux argu-
ments embarrassants et 4 répéter a satiété les motifs déja produits
et autant de fois rétorqués.
Les fréres de Beauregard, dans le courant de l’année 1873, recu-
rent Pinjonction d’employer |’allemand dans leurs classes comme
instrument unique d’explication. Ils répondirent nettement qu’ils
ne pouvaient exécuter une telle prescription puisque l’école est
composée exclusivement d’éléments francais. Mais cet ordre étrange
était de mauvais augure. Emettre des prétentions aussi dérisoires
c’est dénoncer le parti-pris de détruire. On ne veut rebatir la
tour de Babel que pour préparer la dispersion! De nombreux
pourparlers s’entamérent. Les supérieurs s’engagérent 4 donner
a l’enseignement de l’idiome germanique une part prépondérante,
et pendant quelques mois, il ne fut plus question de cette exigence.
L’on put croire que l’inspecteur des écoles y avait renoncé. Mais
arriva la fin de l’année scolaire et la distribution des prix. Cette
solennité s’accomplit avec l’éclat ordinaire, au milieu du con-
cours empressé et sympathique des personnages les mieux posés du
pays. Maitres et éléves se séparérent en se disant au revoir a la pro-
chaine rentrée. Mais 4 peine les invités s’étaient-ils retirés, et la
plupart des éléves avaient-ils quitté la maison comme une volée
d’oiseaux dont on ouvre la cage, que le terrible inspecteur fit litté-
ralement irruption dans |’établissement. Son front était sévére et
chargé des nuages dont ses yeux dégageaient les foudres. D’un ton
impérieux, il commanda au supérieur de rassembler ses éléves
qu’il voulait interroger. — Mais, monsieur |’inspecteur, les uns
achévent de boucler leurs malles, les autres sont déja en route...
malgré toute m2 bonne volonté. je ne puis répondre a votre désir.
906 LA LORRAINE
— Quand je donne un ordre, moi fonctionnaire de |’empire, jen-
tends qu’il soit exécuté. — Cependant, monsieur l’inspecteur... —
Il suffit! vous méconnaissez mon autorité... je m’en souviendrai!
Et le fonctionnaire de l’empire se retira rogue et fulminant.
C’était une pelite comédie dont le dénouement ne se fit pas attendre.
Quelques jours aprés, le directeur était avisé que !’école de Beaure-
card était supprimée pour cause de désobéissance a des ordres for-
mels de lautorité compétente et d’inexécution des réglements sco-
laires et des méthodes officiellement imposés 4 !’institut.
Ainsi, l'emploi de l’allemand comme véhicule pédagogique que
les maitres avaient franchement déclaré ne pouvoir adopter est visé
comme l'un des griefs ayant amené la mesure de la suppression.
Mais ce n’cst pas seulement 4 Beauregard que cette prétention est
produite par les inspecteurs. Ceux-ci savent bien qu’elle ne sera
pas, qu’elle ne peut pas étre appliquée, mais c’est un cas de déso-
béissance qui peut étre invoqué quand on en aura besoin, c'est une
épée de Damoclés dont on coupera le fil 4 volonté. Beauregard était
surtout génant, on a commencé par Beauregard ' Et que dire de ce
raffinement de mise en scéne, de celte féle de la jeunesse troublée
par l’intervention tempétueuse de ce fonctionnaire invoquant l’em-
pire dans le mode tragique!...
Mais les Allemands aiment assez ces coups de théatre. A Beaure-
gard, c'est le jour de la distribution des prix; & Metz, c’est égale-
ment cette solennité, si chére aux familles, qu’ils choisissent pour
ébaucher un autre scénario autoritaire. L’année derniére, au milieu
des effusions de cette belle journée, le frére directeur de nos écoles
libres, qui ne pensait 4 rien moins, recoit un pli de la présidence,
défendant 4 tous les fréres employés dans ses classes de continuer
leurs fonctions a partirdu 1° septembre, sous prétexte — toujours
le prétexte légal ! — qu’ils n’étaient pas munis de l’un des titres de
capacité requis par la loi, la loi frangaise. La triste nouvelle se
répand. Grande est la rumeur dans |’école et au dehors. Cependant,
le soir, les éléves sont groupés dans la salle principale. Ils voient, a
la douleur peinte sur le visage de leurs chers maitres, que quelque
chose de grave s’accomplit ou se prépare. Tous les cceurs sont
anxieux, toutes les respirations sont suspendues. Enfin, le frere
directeur, p4le et affaissé, monte en chaire et annonce 4 Ia jeune
assistance que les écoles ne se r’ouvriront peut-étre plus... mals
l’émotion le gagne, sa voix s’éteint, de grosses larmes roulent de
ses yeux et un frémissement court de bancs en bancs. Bientét ¢
‘ L'lnstitut a été transporté a Longuyon, en France, & une lieue de la nou-
velle frontiére. [i est en pleine prospérité.
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 907
fut un concert général de plaintes et de sanglots. La scéne fut des
plus pathétiques. Elle prouve quelle affection cette jeunesse avait
vouée a ses excellents professeurs ; elle aussi a une place modeste
dans le martyrologe des peuples qui subissent le plus affreux des
maux : — la conquéte!...
Le bruit se répandit aussit6t en ville que les écoles libres étaient
supprimées. La nouvelle n’était que prématurée. Mais, ici, quelques
détails rétrospectifs sont indispensables.
Jusqu’en 1874, les écoles chrétiennes de Metz comprenaient
quatre établissements distincts, placés sous la direction d’environ
vingt fréres de l’institut fondé par le bienheureux de la Salle, a sa-
voir : deux écoles municipales, chacune de trois classes et comp-
tant de 5.4 600 éléves, et deux écoles libres instruisant 800 enfants,
sans compter150 4 200 jeunes gens fréquentant les classes d’adultes ;
en tout, 1,600 éléves environ. L’échéance du délai d’option avait
éloigné un grand nombre de familles et réduit considérablement le
personnel des classes. Cependant, la situation des écoles chrétien-
nes était encore trés-favorable. Elle était d’autant meilleure que la
faveur des demeurants s’y attachait de plus en plus, comme a un
vestige vivant de la patrie perdue.
Mais une préférence si contraire aux visées allemandes était
d’un trop mauvais exemple et ne pouvait durer. La guerre com-
men¢a donc contre l’enseignement congréganiste, coupable de sa
popularité. Les armes ne manquaient pas. La loi francaise en
fournissait d’assez bien fourbies. Mais ce n’était pas assez, et si
un texte est bon, deux sont meilleurs. La loi allemande du 12 fé-
vrier 1873, et l’ordonnance du 10 juillet de la méme année vinrent
régler l'ensemble du systéme scolaire. Mais si toutes deux furent
publiées, a Berlin, dans le Recueil des lois pour les provinces
annexées, elles ne brillérent que par leur absence dans les Recueils
ofliciels de la Lorraine (amisblatt). De telle sorte qu’on en ignora
longtemps l’existence. L’autorité la gardait comme un corps de
réserve devant donner al’occasion. C’était la stratégie stéréotypée et
le « mouvement tournant » appliqués au « combat civilisateur. »
Les premiers coups furent portés aux écoles municipales. En
juillet 1874, le maire de Metz recut un avis de la présidence qui
l’invitait, sans autre forme de procés, 4 pourvoir au remplacement
laique des fréres qui desservaient les deux écoles de la rue Taison
et de la rue Mazelle. Le motif était que ces fréres sont membres
« d’un ordre étranger. » Réponse de la municipalité, conforme a
une délibération du conseil municipal, représentant que les fréres
des deux écoles avaient l’indigénat et ne pouvaient étre éloignés
arbitrairement; que la loi sur l’enseignement faite sous Ja dicta-
908 LA LORRAINE
ture reconnaissait elle-méme dans son 2 3 le droit des fréres de
continuer leur enscignement; qu‘enfin, la ville était liée par des
engagements légaux qui ne lui permettaient pas de renoncer 4
Yenseignement congréganiste, attendu que les deux maisons ser-
vant aux classes n’avaient été données ou léguées qu’a la condition
expresse d’y établir des fréres pour instiluteurs*‘. Cette réponse fait
fulminer la Gazette de Lorraine contre l’obscurantisme et le cléri-
calisme et donne lieu 4 un échange de répliques aigres-douces
entre la présidence et la mairie. Enfin, dans une derniére missive
plus communicatoire que les autres, la présidence décida arro-
gamment que la municipalité n’a point 4 s’occuper de savoir si
expulsion des fréres est conforme ou non 4 la loi, question qui
regarde cxclusivement l’autorité supérieure et que l’unique devoir
de l’édilité est de voter les fonds nécessaires pour la réorganisation
des deux écoles conformément aux vues de l’administration. Mais
le président en parlait bien a son aise. La caisse municipale est
trés-obérée. Exiger la réinstallation laique, c’est lui imposer de
lourds sacrifices, car Vinstitution congréganiste coite beaucoup
mvins que l'autre. Mais linjonction était absolue. fl fallait obéir,
ou se faire briser. On obéit. La muuicipalité était entrée dans la
voie du vote par ordre !
Ii était clair dés lors que les écoles libres subiraient le méme sort.
Mais leur situation, indépendante de l’administration municipale,
exigeait l’emploi d'autres moyens. Dans le courant de l’été 1874, le
frére directeur fut cité devant le juge d’instruction pour avoir
contrevenu a la disposition du 3 1° de la loi du 12 février 1873. La
loi allemande entrait donc en scéne et les derniéres batteries
étaient démasquées. Seulement président et juges ignoraient que
linspecteur des écoles avait intimé ordre au trére supérieur de
faire venir quelques fréres capables d’enseigner |’allemand dans les
classes. En presence de cet ordre formel et par écrit qui, fut pro-
duit aux débats, une condamnation eut été trop criante. Cette fois,
c'est Pinculpé qui pouvait invoquer un ¢ezte. Il fut acquitté. Mais
ce n’¢tait que partie remise. Quelques semaines aprés, le méme
frére. directeur fut prévenu que l’cnseignement était interdit a ces
nouveaux venus qui n’étaient pas sujets allemands. Notez qu'ils
étaient Luxembourgeois et que l’autorité installe tous les jours des
instituteurs sans placet appartenant 4 cette nationalité ou 4 toute
! L’établissement de la rue Taison a été donné par M. Vabbé Claudin, par
acte du 48 février 1872, et r'immeuble de la rue Mazelle a été légué, comme
l'autre, sous les conditions susdites, par Mgr Bienaimé, évéque de Metz, par son
testament du 14 thermidor an XiIll.
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 9.9
autre. Mais ce sont des instituteurs laiques, et la Jaicité impose
silence 4 la loi allemande elle-méme.
Enfin, comme nous l’avons vu, cette série de vexations vraiment
misérable fut couronnée par l’ordre formel intimé au frére direc-
teur, le jour de la distribution des prix, de renvoyer fous les fréres
enseignant sous ses ordres parce qu'ils n'‘étaient pas munis de l’un
des titres de capacité requis par l’article 25 de la loi... francaise.
On revenait au vicil arsenal. Mais le président se trompait encore,
trois des fréres possédaient le bienheureux brevet; quant aux
autres, ils pouvaient invoquer le stage qui en avait toujours tenu
lieu. Mais ils n’en possédaient pas le certificat, les autorités fran-
caises n’étant plus la pour le donner et le président s’y refusant,
cela va sans dire. C’est encore pour défaut de brevet, disons-le en
passant, qu'il fut interdit aux sceurs de charité de Metz de tenir la
classe elles-mémes dans les orphelinats de filles qu’elles dirigent.
Revenons aux-écoles libres. Les trois brevets incontestables et
incontestés imposérent un temps d’arrét 4 la persécution et va-
lurent aux fréres et 4 leurs éléves une campagne scolaire de plus,
la derniére. Seulement, on ne put continuer que trois des dix
classes existantes Jusque-la. Encore fallut-il réclamer |’aide de quel-
ques fréres stagiaires qui n’enseignaient qu’a titre de répétiteurs ct
de maitres d'études. Un autre frére qui avait enseigné aux écoles
municipales était aussi pourvu de son brevet. Il pouvait rendre aux
écoles subsistantes des services d’autant plus signalés qu'il était
seul en état de donner des lecons de langue allemande. Mais cette
spécialité méme ne lui fit pas trouver grace prés des autorités déci-
dées 4 en finrr. Il lui fallait pour changer d’ecole une permission
— exigée par la loi allemande — que le président refusa opiniatré-
ment par ce motif étrangement dérisoire : « que le besoin d’agran-
dir )’école ne reposait sur aucun fondement. » Or, l’école en ques-
tion avait eu six classes jusque-la et n’en gardait plus que deuz.
L'instant critique était venu. On voulut finir par un coup de
force agrémenté d’un proces. Le frére directeur et deux autres
fréres furent cités devant le tribunal de police correctionnelle pour
avoir contrevenu 4 une disposition de la loi allemande concernant
fa faculté d’enseigner. La contravention consistait, d’aprés le mi-
nistére public, 4 avoir employé dans les classes, fit-ce a titre de
moniteurs, des maitres non munis de titres suffisants de capacite.
Or, ces fréres, aux termes de la méme loi, avaient le droit de donner
en ville des lecons particuliéres et c’est précisément ce qu’ils fai-
saient 4 l’institut Saint-Augustin. A l’audience, dcux juges sur
trois penchaient visiblement pour l’acquiltement, mais le prononcé
du jugement fut remis 4 huitainc, et dans l’intervalle une autre
40 Sar:exsan 4875. 59
910 LA LORRAINE
interpretation prévalut. Le frére directeur fut condamné 4 cent
mares d’amende, ses deux co-prévenus a 50 marcs chacun. La-
mende, je dois le dire, pouvait étre beaucoup plus forte du mo-
ment que le principe de la contravention était admis, mais la
condamnation frappait d’interdit )’enseignement des derniers freéres
restés sur la bréche, et c’est tout ce qu’on voulait. Il ne reste plus
qu’une petité école de fréres 4 Metz, non encore officiellement sup-
primée ; mais on doute qu’elle puisse rouvrir ses classes a l’époque
de la rentrée.
Si Penseignement congréganiste a pris fin a Metz, la situation est,
peut-étre, plus lamentable encore dans nos petites villes et dansnos
campagnes. On peut méme dire que c'est dans le domaine de lensei-
gnement que la main-mise des Allemands pésc le plus lourdement
sur le pays. Et cela est logique. Nos vainqueurs savent bien quils
n'ont d’autre action sur la génération actuelle que celle de la force,
ils veulent done préparer l'avenir en s’emparant de la jeunesse.
Pour arriver 4 ce résultat tous les moyens sont bons. Au chef-lieu,
ou il y a encore dans la ‘municipalité autonome jet dans la répul-
sion populaire plus condensée un certain foyer de résistance, on
atermoie encore, on a recours 4 certains ménagements transitoires,
on admet des tempéraments qui, sans l’empécher, reculent du
moins, l’exécution et donnent quelque répit. Mais l’absolutisme
est entier au dehors. fl y a plus d’un an que les instituteurs con-
gréganistes de Sarreguemines, de Thionville, de Sarralbe et de tous
nos centres moyens de population ont été expulsés sous les pré-
textes ordinaires, mais variant avec les localités et sans se soucier
de la réalité locale des griefs. A Boulay, par exemple, c’est pour
cause d’insuffisance prétendue des instituteurs que les classes ont
été fermées ct il est avéré que ces maitres, taxés d’ignorance, ont
précisément obtenu des succés exceptionnels et sont classés au
premicr rang. Aillcurs, c’est l’extranéité des fréres qui est unique-
ment invoquée pour leur faire plicr bagage. Partout, enfin, ces
modestes et utiles instituteurs du peuple sont brutalement élimi-
nés, ct leurs départs sont l'occasion des scénes les plus touchantes.
Les populations qui ont l’instinct de la conservation et qui com-
prennent que c’est la moralité, V’instruction et l’avenir de leurs
enfants qui disparaissent avec ces maitres dévoués, leur font par-
tout cortége ct les adieux sont déchirants. Sous les yeux des auto-
rités, en plein jour, des foules compactes se forment et ne quittent
les exilés qu’a la portiére des wagons, au milieu des regrets éner-
giquement exprimés, des sanglots, des imprécations, et quand le
convoi s’ébranle, le cri : Vive les fréres! sortant de toutes les
poitrines, vient prouver du moins aux expulsés qu’ils n’ont pas fail
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 2 |
des ingrats. Ces tristes et significatifs adieux ont eu pour théatre
Sarreguemines, Boulay, Sarralbe, Saint-Avold, d’autres localités en-
core, et c’est miracle si ces concours populaires n’ont amené aucun
trouble sérieux. Les autorités, il faut le dire, ont eu la Sagesse de
laisser libre cours 4 ces manifestations. Dites donc 4 vos journa-
listes rouges de venir voir nos affaires de plus prés! Peut-étre alors
comprendront-ils le joli réle qu'on leur fait jouer 4 Paris !
Dans les villages, les instituteurs laiques, surtout ceux d’ori-
gine francaise, sont l’objet d’une surveillance incessante. Comme
types réussis de tyranneaux, les inspecteurs primaires réalisent
Vidéal. Leur ressort est un pachalik. C’est un despotisme rogue,
soupconneux, toujours en éveil... rancunier aussi. Malheur au
pauvre maitre d’école suspecté de sympathies frangaises. Il y a
mille moyens de le faire casser aux gages, ou du moins de lui ren-
dre la vie dure. Voici un procédé insidieux quelquefois employé.
L'inspecteur demande a brule-pourpoint a un éléve : « Mon ami,
quelle est ta mére-patrie? » Il y a gros 4 parier que le naif enfant
répondra : « C’est la France! » Alors tempéte de reproches du supé-
rieur 4 l’'inférieur, mauvais point pour celui-ci, prétexte d’expul-
sion si on trouve 4 le remplacer. Autre exemple plus fantaisiste
d’autocratisme : L’inspecteur de Thionville — un homme redouta-
ble! —visitant l’école de Guentrange, feuilletait un livre de géogra-
phie. Tout 4 coup, il bondit sur son siége.:« Qu’est-ce que je lis
1a? crie-t-il. Paris la plus belle ville du monde! C’est faux! Apprenez,
monsieur |’instituteur, que la plus belle ville du monde c’est Berlin!»
En vain le maitre, tremblant, s’excusa sur ce que l’ouvrage était
autorisé par la censure impériale, défense lui fut faite d’en user A
Vavenir.
Du reste, 4 Pépoque de !’option, un grand nombre d’instituteurs
ont quitté le pays, et maintenant encore plusieurs de ceux qui sont
restés s’ent vont a leur tour, rebutés par le Joug qui pése sur eux.
De telle sorte qu’un assez grand nombre de communes sont totale-
ment privées de maitres. Dans ces communes, par pur dévouement
pour l’enfance, quelques curés se sont astreints, non sans de gran-
des fatigues, 4 remplacer l’instituteur. Mais ils ont été dénoncés
aux inspecteurs, et injonction leur a été faite de discontinuer cet
enseignement. Les plus timorés ont obéi, les autres continuent
leurs lecons 4 la jeunesse, mais clandestinement, c’est-a-dire avec
des interruptions et des lacunes. On chasse les fréres, peut-on tolé-
rer l’enseignement des curés? Au reste, la Gazette de Lorraine, or-
gane de l’administration, ]’a dit en toutes lettres : plutét pas d’in-
Stituteurs que des instituteurs catholiques !... :
Quelques sceurs institutrices tiennent encore des classes hans nos
912 LA LORRAINE
villages, mais dans quelles conditions? Lec moment est venu d'abor-
der un sujet pénible et délicat. Au prix de grands sacrifices, on
élail arrivé, sous le régime frangais, 4 séparer & peu prés partout
les sexes dans les écoles. La discipline allemande exige maintenant
qu’ils soicnt réunis. Les sceurs peuvent garder les petites filles
jusqu’a neuf ans, mais, 4 partir de cet age, celles-ci doivent re-
joindre les garcons sur les bancs de l’école. C'est le contraire qui
devrait ¢tre fait; mais les Allemands ont une théorie a cet égard.
Ils prétendent que Ics sexes, destinés 4 s’unir, doivent le plus tét
possible vivre cote a céte, s’habitucr a la vie commune qui doit
étre leur partage, se serrer Ics coudes... C'est de la moralité au re-
bours. On me taxcrail d’exagération si je rapportais tout ce qu’on
m’a raconté sur ce sujet. Je glisserai donc sur ces détails scabreux.
Je citerai seulement cet inspecteur qui, présidant 4 l’exécution de
l’ordre qui réunit les sexes, expliquait aux enfants cette mesure, en
leur disant, entre autres choses: « Vous vous aimerez, vous vous
choisircz un jour... Vous ferez comme votre papa et votre maman! »
Et cet autre orateur qui, plus précis encore, disait 4 ses éléves
ahuris : « Voyez le coq ct ses poules, ils sont toujours ensemble,
ils ne se quittent jamais!... Bref, par la paraphrase, par l’encoura-
gement, par la mesure clle-méme, c’est unc invite directe a jouer 4
la petite femme et au petit mari... Jeu d’autant plus dangereux
qu’on |’encourage au moment ot la puberté s’éveille.
Evidemment, nos maitres se font illusion sur les inconvénients
réels de cette promiscuité légale. Le cynisme ne se présume pas. Je
croirais calomnier mon semblable, fat-ce un ennemi, en l’accusant
d’un parti-pris d’immoralité. Les opinions allemandes sur ce point
procédent d’un vague naturalisme, d'une sorte de paganisme in-
conscient. Les Teutons ont été les derniers convertis et les premiers °
révoltés. Ils n’ont pas été assez longtemps imprégnés de la morale
catholique. Leurs coutumes, leurs meeurs, leur facon de compren-
dre la vie s’en ressentent. Ils admettent les longues fiancailles, qui
seraient périlleuses en France ; ils pratiquent le divorce 4 ce point
que, bon an mal an, Berlin en prononce prés de deux mille. lls
n’ont pas sur la sainteté du mariage, sur |'innocence de la jeune
fille, sur l’intégrité de la vie morale les notions saines que donne le
catholicisme doctrinal. Politiquement, ils poussent aux mariages
précoces et méme au : Croissez et multipliez... en général. Les
naissances, sauf aux champs, oti les bras sont utilisés de bonne
heure, ne sont pas une richesse pour les familles, mais constituent
une force pour |'Etat. La grande affaire, d’ailleurs, est d’avoir des
soldats. Un bAtard fait un aussi fier guerrier qu’un autre!
Les Allemands ont, du reste, si bien Vintelligence des résultats
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE., 915
que peuvent produire les facilités qu’ils donnent au rapprochement
des sexes, que quand deux futurs époux se présentent pour faire
publier leurs bans, il est de style de leur demander, fit-ce devant
la fiancée la plus rougissante, s’ils ont déja des enfants... et com-
bien... Mais le mariage subs¢quent ne légitime pas toutes les situa-
tions irrégulhiéres, ct le divorce, ce dissolvant de la famille, en crée
bien d'autres tout aussi douloureuses, ce qui donne la vraie valeur
a la prétention des pays protestants d’étre plus moraux que les
peuples soumis a l’obéissance catholique. Quoi qu’il en soit, le mé-
lange des sexes exigé en Alsace-Lorraine se rattache aux notions
traditionnelles du monde germanique sur les rapports jugés utiles
et permis centre jeunes gens ct jeunes filles. Ce n'est point une inno-
vation que les Allemands nous imposent, c’est unc transplantation.
L’application de ce singulier systéme a, cela va sans dire, ren-
contré ici bien des résistances. Les petites communes, placées plus
immédiatement sous la férule autoritaire, ont subi la loi les pre-
miéres. Quelques-unes, cependant, n’ont pas acquicscé sans pro-
testations. Les grandes ont lutté avec plus d’énergic, quoiqu’aussi
vainement. L’honorable maire de Thionville a donné sa démission,
motivée sur ce que sa conscience ne lui perme'itait pas de prendre
part 4 l’exécution d’une mesure qu'il jugeait dangereuse pour les
meoeurs. A Rodemuck, gros bourg situé 4 l’extréme frontiére, prés
du Luxembourg, il fallut 4 peu prés employer la force contre la ré-
sistance d’inertie des autorités autonomes. Un beau jour, le kreis-
direktor, en personne, suivi de l’inspecteur des écoles et accompa-
ené d’agents qui se tenaient discrétement 4 portée de recevoir ses
ordres, se présenta inopinément & la classe des filles et demanda a
chacune leur age. Les pauvres petites obéirent naturellement a I’in-
jonction. Alors, le fonctionnaire mit 4 part celles qui avaicnt atteint
lcur neuviéme annéc et leur ordonna de le suivre. A la téte de cette
phalange grouillante, il se rendit 4 l’école des garcons, ow il les
installa lui-méme. Aprés cette expédition manu militari, les deux
tonctionnaires sc retirérent triomphants. A Terville, prés de Thion-
ville, ces deux foudres de guerre obtinrent sur le méme champ de
hataille une victoire non moins brillante. Malgré tout, quelques lo-
calités liennent encore bon, mais leur résistance n’est plus qu’une
«question de temps.
Ainsi, l'éducation de la jeunesse est livrée au laicisme, appliqué
dans cette tonique de philosophie matérialiste sans le correctif né-
cessaire de l’idée religieuse et sans la surveillance maternelle des
institutrices qui en imprégnent l’Ame des jeunes filles. C'est quand
V’adolescence aurait le plus besoin des conseils et des enseignements
préservateurs, qu’on l’arrache systématiquement a une direction
914 LA LORRAINE
que la foi inspire. Et ce n’est méme 1a qu’une situation trans. -
toire. Je ne puis entrer dans des détails qui lasseraient la patience
du lecteur; mais i] est certain que le plan adopté sera persévéram-
ment suivi, et que le moment n’est pas éloigné ow la derniére seur
aura disparu de la derniére école de fille. Et l'on peut se demander
avec terrcur ce que sera cette génération qui va grandir sans idéal
qui parle 4 l’Ame, livrée 4 un enseignement qui se passe de Dieu.
L’ESPRIT PUBLIC.
Sur ce point délicat et décisif, je ne dirai que peu de chose,
n’ayant rien 4 apprendre ni 4 la France, ni a l'Europe, ni 2 n0s
conquérants. Et d’abord, il est bien certain qu'il existe certaine
différences, au point de vue de la vivacité et de la manifestation des
sentiments, entre les citadins et les campagnards. Le rural vil beat-
coup plus en dehors du nouveau foyer officiel que lhabitant des
villes. Celui-ci coudoie, pour ainsi dire, tous les jours le signe tat-
gible dela domination qu’il subit. Il le voit sous toutes les formes.
Il la constate dans l’idiome étranger qui blesse ses oreilles; ille
retrouve dans le régiment qui passe, dans le drapeau qui flotte sur
les édifices publics, dans tous les détails de sa vie extérieure. Il ne
peut échapper a ces images qui blessent sa vue, a cette espéce de
cauchemar éveillé qui entretiennent et parfois méme exaspéreal ses
griefs. Le campagnard est plus soustrait 4 ce supplice. L’autorilé
étrangére ne lui apparait guére que sous Vincarnalion du percep
teur, qui porte des habits civils comme les portait son devancer:
la pointe du casque prussicn ne lui entre pas quotidiennement dan
le coeur. Enfin, ses impressions sont plus calmes; les coups d¢
pingle ont moins de prise sur son épiderme rugueuse !
Mais ce qui, chez le paysan, réveille et affirme le sentiment frat-
cais, c’est tout ce qui touche au service militaire. Les manceuvté
d’automne lui amenant des garnisaires qu’il faut loger et héberget.
et dont il doit surveiller la maraude, constituent a ses yeux la plus
criante servitude, et il trouve souvent le courage de protester toa!
haut contre elle. Mais ces invasions pacifiques, et pourtant in
tantes, ne durent que deux semaines, et se répartissent sur la cor
trée de maniére a n’avoira les subir que de trois ans en trois ans.
crise passée, le paysan retrouve son calme et sa quiétude. Aussi ¢
qui lui tient surtout au coeur, c’est la crainte de revétir l'uniforme
prussien. Un instinct confus, mais généreux et élevé, lavertit que
franchir ce pas, c’est renoncer A son pays, c’est presque le trahir.
conscrit sait pourtant qu’il ne sera que trois ans sous les drapea
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 915
étrangers, que c’est un progrés sur le passé, puisque le soldat, ja-
dis, 4 moins de circonstances favorables, était voué pour sept an-
nées la vie de caserne ou aux périls des champs de bataille. Mais
ce n’est pas le service militaire qu’il appréhende, c’est 4 une insur-
montable horreur pour |’apostasie patriotique qu’ il obéit. La preuve,
cest que, sous le régime francais, le recrutement en Lorraine ne
comptait pas un réfractaire, et qu’aujourd’hui ceux qui savent s’y
soustraire s'appellent légion. Voici, a cet égard, des chiffres qui ne
sont pas de fantaisie, car je les ai copiés sur un tableau publié par
le président supérieur de |’Alsace-Lorraine :
a Cette année (1875), étaient portés au rdle 41,234 jeunes sol-
dats. Se sont présentés 4 la conscription 4,471; ont été trouvés pro-
pres au service, 1,596; absolument impropres, 364; ajournés a
l'année prochaine, en vertu de réclamations, 252; pour d'autres
causes, 1,747. En résumé, 569 jeunes gens font partie de la réserve
de deuxiéme classe‘. »
Encore une fois, ces chiffres sont officiels, et le passage est tex-
tuellement emprunteé a des états publiés par l’administration. Ainsi,
sur 14,234 recrues, 4,471 sculement se présentent. Mais cette mi-
norité de 4,474. constitue une majorité d’éclopés, d’infirmes, d’im-
‘ propres au service. Donc, 4 peu prés tout ce qu'il y a de fort, de
valide, d’apte au métier des armes, s’est dérobé a la conscription
eta passé la frontiére. C’est l’élite et immense majorité qui s’en
va; cest le rebut, qui se sait ou se croit incapable d’étre admis
dans le rang, qui reste. Voila ce qu’on lit entre les lignes que je
viens de citer.
Le résultat douloureux et plaisant 4 la fois, c’est que les provin-
ces armexées sont devenues ainsi le paradis des vices rédhibitotres.
Pour un garcon, ¢tre borgne ou boiteux, c’est un titre matrimo-
nial : il me quitte pas le pays, qui abonde en filles 4 marier. Que de
fois on a entendu ce dialogue topique :
— Mais il est légérement déjeté, ton futur!
— C’est bien pour cela que je I’ai pris.
‘ On sera peut-étre curieux de connaitre aussi les résultats pour |’Alsace. Les
voici : 1° Basse-Alsace, jeunes gens portés au réle, 14,742; se sont présentés a
la conscription, 5,398; ont été trouvés propres au service, 1,700; absolument
impropres, 545; ajournés a l'année prochaine en vertu de réclamations, 207;
pour dautres causes, 2,571. 375 jeunes gens font partie de la réserve de
deuxiéme classe.— 2° Haute—Alsace, portés au réle, 11,761; se sont présentés a la
conscription, 4,193; trouvés propres au service, 1,284; absolument impropres,
650; ajournés 4 l’année prochaine en vertu de réclamations, 163; pour d’autres
causes, 1,710. 386 jeunes gens font partie de la réserve de deuxiéme classe.
916 LA LORRAINE
Tant il est vrai que, dans la vic réelle, le vaudeville cotoie bien
souvent le drame.
Ce sont des chiffres d’ensemble que ceux qu'on vient de lire;
mais il s’en faut que les absences de conscrits se répartissent éga-
lement sur tous les districts. Ces différences peuvent avoir pour
cause les influences locales, les courants qui naissent des relations
avec le dchors; mais il en est de tellement tranchées qu ‘elles en
restent inexplicables. A cet égard, Je me garderai des détails qui
me meéncraient trop loin, et je me contenterai de citer deux exem-
ples qui font contraste. Les deux cantons ou cercles de Sarrebourg
ct de Sarraibe sont voisins; tous deux parlent l’idiome germanique;
tous deux ont vote, l'année derniére, pour le candidat frangais et
catholique. Or Sarrebourg a sous le drapeau allemand ses quatre
contingents presque au complet; Sarralbe n’y compte que (rois
soldats.
Comme je n’entends pas tracer ici un tableau de fantaisie, ni
tailler nos conscrits en héros de Plutarque, j’avoucrai tant que l'on
voudra que quelquefois ces émigrations, suscitées par l’esprit fran-
cais, sont accompagnées de douleurs, et méme, chez quelques
_jeunes gens, suivies de regreis. La fiévre patriotique qui pousse au
dénart une fois tombec, ces pauvres enfants peuvent étre pris de
nostalgic, et il leur est impossible de venir retremper leur courage
au nid natal. La gendarmerie prussiennce a bicn vite éventé leur im-
prudent retour, et ils payent de leur liberté le fugitif bonheur d'em-
brasser leurs proches. Aprés quelque séjour en prison, ils sont di-
rigés sur une forteresse de la vieille Prusse, ou ils sont incorpores
dans un régiment ct rudement traités. Quelques-uns néanmoins,
bravent tout; ils arrivent pendant la nuit, ils voyagent a pied par
les bois et les senticrs dctournés, puis ils repartent cn soupirant;
mais ils ont revu la payse, dégusté le petit vin du cru, contempl
le clocher de V’église ou ils ont recu le bapt¢me... Beaucoup s’arr-
tent 4 la frontiére, o& leurs pauvres parents vont les voir, et lel
cn larmes, le visage tourné vers les horizons aimés, ils aspirent 4
pleins poumons le bon air de leur berceau. Tout cela est navrant, el
notre civilisation, si fiére d’elle-méme, n’a pas lieu de se vanter
d'un tel spectacle.
Cette émigration persistante de la jeunesse valide est d’autanl
plus imputable & une impulsion de patriotisme, que le sort des
habitants de nos campagnes s’est inconlestablement amélioré de-
puis la guerre. Le salaire du travail rural a haussé dans une pro-
portion ruineuse pour les grandes exploitations, mais trés-prv-
fitable 4 la masse des ouvriers. Presque partout la main-d'euste
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 917
a augmenté du tiers 4 la moitié. Mais cette surélévation n‘atteint
pas le petit propriétaire qui cultive lui-méme ses lopins, et il
en profite par le labeur qu'il accomplit pour autrui. D’un autre
colc, les indemnités de guerre, réparties avec plus de prodigalité
inlentionnelle que de justice distributive, ont positivement en-
richi, surtout dans le pays messin, ou pays de langue francaise,
la classe des fermiers. Dans un précédent travail, je me suis
expliqué sur ce point et je n’y reviendrai pas. Je dirai scule-
meiit que ces largesses ont été funestes pour les propri¢taires de Ja
terre, si clles ont été un coup de fortune pour ceux qui l’exploitent.
C’est maintenant que les conséquences s‘en font sentir, ct elles sont
curieuses 4 constater. Les indemnitaires largement pourvus censti-
tuent maintenant une sorte d’aristocratic rurale. Quelques-uns ont
empocheé l’argent allemand, réalisé lcur avoir personnel ct sont
alls en France jouir des loisirs que la générosite trompée des
vainqueurs leur a ménagés. [1 en est beaucoup qui ont vendu leur
train de culture ct sont restés au pays ot ils vivent en rentiers sa-
tisfaits de leur destin. Les autres, devenus de gros héres, ont tenu
la dragée haute aux propriétaires de leur exploitation, et n’ont re-
nouvelé leurs baux qu’avec une forte diminution sur leurs rede-
vances, sur leur canon, pour employer le terme local. lls alléguent,
et cn cela ils ont raison, le prix élevé de la main-d’ceuvre, la rareté
des bras, la difficullé de se procurer de bons serviteurs. En résumé,
la retraite définitive d’un grand nombre de cultivatcurs rompus au
métier, les exigences, dans unc certainc mesure, justifies des au-
tres, ont contraint les proprictaires 4 des sacrifices sérieux. Des
juses compétents estiment de quinze 4 vingt francs par hectare la
moyenne des rabais qu'ils ont du consentir, et la valeur vénale de
la terre en est diminuée dans la méme proportion, c‘est-d-dire
qu'elle a subi, surtout pour les grandes fermes, une dépréciation
de quinze a vingt pour cent. Je connais méme, et je pourrais citer,
des propriétaires qui n’ont pu trouver de fermiers 4 aucun prix,
et dont les tcrres sont restées en friche pendant une ct méme deux
années. Il en est aussi qui, faute de micux, ont accepté des exploi-
tants 4 la fois incapables ct insolvables qui, aprés avoir regu des
avances de leurs maitres, ont mis la clef sous la porte, aprés avoir
vendu, sous main, leur bétail ct leur matériel d’exploitation. ll en
est un, du village de Mardigny, a l’extréme frontiére, qui a tran-
quillement formé un convoi de tout ce qui se trouyait 4 la ferme
ct s‘est rendu en France avec son butin. — J} a capitulé!... disent
en riant du fermicr fripon les paysans de Mardigny. Ce mot est un
souvenir malsain de Ja capitulation de Metz, qui a produit dans le
pays un effet dépravant.
918 LA LORRAINE
Ainsi, la valeur du sol arable a notablement diminué et les grands
propriétaires ont perdu une partie de leur capital et de leurs reve-
nus ; mais la masse rurale a beaucoup gagné a ces changements.
D’un autre cété, les Allemands ménagent plus les campagnards que
les citadins. Le contraste, 4 cet égard, est trés-tranché. C’est sur-
tout en faveur des campagnes qu'un tarif nouveau a fort allégé les
frais des actes notariés qui joucnt un si grand réle dans la vie du
paysan trés-emprunteur et trés-brocanteur de sa nature. Pas de
répression du braconnage par les agents de l’autorité, c’est au pro-
prictaire 4 défendre ses terres ou ses eaux. Les menus délits cham-
pétres ou sylvestres restent souvent impunis ou sont réprimés déri-
soirement. Jamais le maraudage, pris dans son acception la plus
générale, n’a cu comme aujourd’hui ses coudées franches, et il
n'y a qu’une voix pour dire que la propriété est trés-insuffisamment
protégée. L’action de l’autorité, draconnienne pour les infractions
qui touchent a la politique, se fait & peine sentir dans les campa-
gnes et ne pése pas assez sur les mauvais ¢léments qu’elles renfer-
ment. Il y a, évidemment, mot dordre donné d’épargner le plus
possible aux ruraux les vexations arbitraires et les rigueurs méme
utiles. La grande raison, c’est qu’on a besoin d’eux, c’est que |’ab-
senthéisme cst la plaic vive du pays, au point de vue de la produc-
tion, c’cst qu’il faut y retenir les bras et les capitaux. Aux champs,
un habitant qui disparait c’est une perte séche que rien ne rem-
place. Ce ne sont pas les Allemands de la vraie Allemagne qui vien-
dront repeupler la contrée. Ces Allemands-la, quand ils émigrent,
vont assez loin pour n’avoir plus a compter avec le service militaire
obligatoire et la perspective de prendre part aux grandes guerres,
c’est-a-dire aux massacres de l’avenir.
De tout ceci je suis amené a conclure que, dans les pays annexés,
la politique de }’Allemagne est double, qu’elle tend 4 maintenir les
paysans dans leurs foyers et 4 purger les villes de l’élément fran-
cais qu’clle juge absolument réfractaire. Elle tient 4 garder les
humbles a titre d’instruments de travail et 4 se débarrasser des in-
dividualités riches ou bien posées, 4 cause de l’influence qu’elles
exercent. Ce qu’il ya de certain, c’est que les autorités ne font rien
pour tourner a la conciliation les rapports indispensables entre ad-
ministrateurs et administrés, pour adoucir les ressorts d’une bu-
reaucratie trés-compliquée et trés-exigcante. Ce n’est pas que j’ale a
signaler des sévices personnels ou des actes d’oppression brutale.
Non, les Gesler germaniques ne forcent pas leurs nouveaux sujels
4 se découvrir devant leur cocarde. Mais le mot bien connu: «La
légalité nous tue! » est devenu la légende des pays annexés. (est
au nom de la loi qu’on est molesté et traqué, de cette loi bicé-
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 919
phale dont j’ai décrit plus haut le mécanisme a double tranchant.
Les froissements résultant d’une législation tracassiére et inextri-
cable se produisent sous toutes les formes et dans toutes les direc-
tions. Par exemple, l’application du systéme moneétaire allemand,
devenue obligatoire sans les transitions nécessaires, ne suscite pas
sculement des difficultés de tous les instants, mais est l’occasion de
pertes séricuses. Les relations commerciales et autres, entre les an-
nexés et la France, sont naturellement restées trés-actives. Mais le
change entre les deux pays est considérable. Il est de 25 francs
par mille. La monnaie divisionnaire allemande est surtout funeste
aux petites bourses; le groschen en est le type courant. Mais lc
groschen vaut deux sous et demi; les piéces d’appoint, c’est-a-dire
les pfennigs, sont rares ; les sous francais tendent 4 disparaitre, et
trop souvent Phabileté du marchand en détail fait tomber le demi-
sou dans sa poche au détriment de Il’acheteur pauvre.
Certaines ordonnances ont concédé, par exception, aux officiers
ministériels, le droit de rédiger en francais, dans certaines parties
de la Lorraine, les actes ressortissant de leur ministére. En vertu
des mémes rescrits, les administrateurs doivent faire apposer sur
les murs des affiches que les administrés francais puissent com-
prendre, et ses prescriptions sont observées ; mais, 4 tous les de-
grés de l’échelle, les fonctionnaires ne manquent jamais de corres-
pondre avec les particuliers par des communications rédigées en
allemand. Notes du percepteur, avis de la poste, citation en justice,
ordre de la police, réponses 4 des suppliques, 4 des demandes de ren-
seignements... que sais-je ? Tout cela vous arrive en idiome tudesque,
agrémenté d’une technologie administrative ou judiciaire sur laquelle
le dictionnaire lui-méme ne saurait mordre. Tant pis pour qui ne
comprend pas. Une autre vexation qui, comme le Phénix, renait tous
les matins de ses cendres, c’est la privation exaspérante des feuilles
d’origine francaise. Elles subissent un interdit absolu pour quel-
ques-unes. S’il arrive par mois, au destinataire, quinze numéros sur
trente, c’est que la veine est bonne. Sous prétexte d’aller en qua-
rantaine 4 Strasbourg, elles restent dans les bureaux de la poste ot
elles sont vendues comme vieux papiers. Les mauvaises langues
prétendent méme que, sous cette sévérité, il y a une spéculation :
la poste allemande abonne aux journaux. Or, en donnant un nu-
méro sur deux & l’abonné, |’administration, ou plutdt tel employé
bénéficie du prix d’un abonnement sur deux. Mais ceci n’est sans
doute que la supposition calomnieuse d’un abonné de mauvaise
humeur! Notez que la presse belge arrive ponctucilement 4 desti-
nation ; ct tout le monde sait que certains organes de cette presse,
ceux-la méme qui ont le plus de lecteurs en Alsace-Lorraine, se
=
920 LA LORRAINE
montrent contre la politique ct les hommes d’Etat de ]’Allemagne
d’une violence 4 laquelle, par une prudence nécessaire, la presse
francaise est trés-loin d’attemndre.
Il faut se garder des paroles téméraires ct méme des regards ou
des sourires moqueurs. A cet égard, la susceptibilité germanique
est incroyablement en évcil. L’Allemand, du reste, est homme du
monde !e moins capable d’entendre la plaisanterie, et le persifMlage
le rend féroce. [1 y a quelques mois, des dames francaises étaient
assisecs sur la promenade. Surviennent deux officiers prussiens
qui, avec leurs moiliés, s'installent a coté d’elles. Les Francaises,
aussilot, se lévent sans affectation. Mais l'un des officiers les re-
joint et leur dit : — Pourquoi avez-vous quitté votre place... Est-ce
4 cause de nous? — Qui, monsicur lofficier... répond la dame
interpellée. Qu’arriva-t-il?... C’est que le militaire rancunier suivil
ces dames, qu'un procés leur fut fait ct que les coupables furent
condamnées 4 quelques thalers d’amende pour injures 4 des Alle-
mands. Une autre fois, sur les mémes promenades, surviennentl, en
se pavanant, dans une de ces toilettes criardes et absolument hété-
roclites, dont les bords de la Sprée et de I’[sar ont seuls le secret,
deux naturelles de Stettin ou de Magdebourg. Malhcureusement, un
groupe de francaises qui, ne connaissant pas la langue d’Horace,
n’ont pu se conformer au précepte du poéte : Risum leneatis. Au
lieu de se retenir, clles ont donné lessor a un joli et trop juste
éclat de gaicté. Mais, plus heureuses que les dcux autres pécheres-
ses, elles en ont éi¢ quiltes pour une admonestation sévére de la
police ct unc menace d’assignation en cas de récidive.
Je pourrais multiplier a satiété ces exemples. A quoi bon; pas un
lecteur qui ne comprenne que le Messin pur sang ressemble a un
blessé qui, par unc fatalité tenant a son état, ne recueille autour de
lui que des contacts lancinants et des heurts qui font saigner sa
plaice. Mais ce qui, pour moi, parait démontré, c’est que |’autorilé
pourrait épargner a nos citadins une bonne partie des amertumes,
des désagréments, des sévérités dont ils se plaignent, et que cest
trés-intentionnellement qu’elles ne font rien pour les leur épargner.
Ce ne sont pas sculement des inductions qui me portent a croire
que les Allemands supportent avec impatience ce qui reste dans |
cité de sang frangais, il y a aussi des témoignages. Un de nos conci-
toyens, poussé & bout par des exigences crispantes, ne put sempe-
cher de dire 4 l'un des hauls dignitaires de l’administration alle-
mande :
— Croyez-vous donc que ces procédés vous gagnent les cours?
Vous voudricz nous jeter dehors par les épaules que vous ne vous ¥
prendriez pas autrement...
SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 921
— Croyez-vous donc, vous-méme, répondit avec non moins de
vivacité le haut fonctionnaire, que nous tenions beaucoup a garder
ce vicux levain frangais qui géne notre action et gate tout ce qu'il
touche?... Allez-vous-en, si le coeur vous en dit, et ne laissez que
les murs !...
— Les murs! au moins, achetez-les?... répliqua le Messin, quia
deux ou trois maisons inhabitées depuis la conquéte a vendre s ur
le pavé de Metz.
Ii va sans dire que beaucoup de nos concitoyens prennent au
mot le dignitaire tudesque et décampent sans bruit, aprés avoir
pourvu au plus pressé‘de leurs intéréts. Le mouvement de départ
ne s’arréte done pas; il se ravive, au contraire, 4 chaque renou-
vellement de saison, surtout quand la conscription menace d’ar-
racher la jcunesse & ses foyers et lui fait franchir la nouvelle fron-
tiére, souvent avec toute la famille. I] est vrai que l’immigration
allemande vient combler les vides. La pauvre ville de Metz ne res-
semble pas mal a un patient dont la veine ouverte au pied coule-
rait en l’affaiblissant de plus en plus, tandis que l’opérateur lui.
infuserait par en haut un sang étranger et non assimilable.
Ce qui n’empéche pas que si le moule francais est comme brisé
sous tant de chocs, les morceaux en sont toujours bons. La phase
des explosions de haine est, Dieu merci, passée, et j’ai la satisfac-
tion de n’avoir plus a enregistrer ces actes de violence exubérante
qui ont semé de tant d’angoisses les premiers temps de |’occupa-
tion. Je dois méme dire, 4 la louange des Allemands, qu’ils répri-
ment avec une certaine sévérité les faits d’agression matérielle ou
d’insulte grossiére commis sur les habitants par leurs soldats ou
leurs nationaux. Mais, pour étre plus paisible ct plus concentré, le
sentiment public n’en reste pas moins inébranlable. Les preuves
abondent. Il en est qui, sous leur apparence plaisante, ont leurs
cétés sérieux, et ce sont cclles-la que je choisis de préférence pour
ne pas trop border de noir ces lettres de part d’une situation
anxieuse et non mortelle. On s'est beaucoup diverti 4 Sarreguemi-
nes de l’aventure arrivée 4 une brave femme du peuple qui, dans
une rue trés hantée, voyant, sur son fringant coursier, un officier se
moucher... autrement que dans la batiste, s’écrie tout haut : —
Comment! ils nous ont pris cing milliards... et ils n’ont pas de quoi
s’acheter un mouchoir de poche?... Un agent de police l’avait en-
tendue, et elle fut conduite a la Permanence. Aussitét, une foule
compacte lui fit cortége, l’applaudit, lui décerna une véritable ova-
tion. Une quéte fut organiséc séance tenante, et l'un des curieux
s’approchant d’elle, lui dit & )’oreille : — Ma bonne femme, voila
922 LA LORRAINE SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE.
cing thalers pour payer votre aménde; le reste... c’est pour le pli-
sir que vous nous avez fait!... Cing thalers, c’est, en effet, le taux
ordinaire de ce genre de délit.
Au point de vue politique, il n’y a, en Lorraine, que deux camps
tranchés, i! n’y a que des Francais et des dominateurs étrangers.
Point d’atténuation, point d’intermédiaire. Nous vous laissons |a
triste satisfaction de rester divisés en monarchistes et en rpubli-
cains de trente-six nuances. I} n’y a absolument pas de parti alle
mand, ni de groupe métis. L’opinion publique exerce sur toute
les Ames une dictature inconsciente et obéie.
Malgré toutes ses pertes, bien qu’incessamment recouverte d'un
limon étranger qui se juxta-pose sur elle sans pénétrer les couches
populaires, la ville chef-lieu garde intactes, vivantes, plutét ren-
forcées qu’amoindries, ses aspirations et ses antipathies. L’histore
raconte qu’un consul victorieux lut au peuple d’Athénes, réuni sur
l’Agora, une déclaration du sénat de Rome promettant la libertéa
la Gréce, ct qu’un vol de Corbeaux, passant dans le ciel, tomba
comme foudroyé sous la furie des acclamations populaires. Le jout
ou sur la place d’armes de Metz, on annoncerait certaine nouvelle,
les corncilles séculaires qui hantent les sommets de la cathédrale ¢
de Il’hdétcl de ville, nos deux sanctuaires, n’ont qu’a se bien tentr
kx
FONGTIONNAIRES ET BOYARDS’
XXVII
APRES LA SEANCE
La salle se vida lentement; la foule s’écoula faisant force com-
mentaires sur cette étrange affaire. Louise se leva alors et se
dirigea vers la porte; André la suivit.
A la porte de la barriére, qui sépare la partie de la salle réservée
aux témoins de celle qui est destinée au public, Louise se croisa
avec Tatiana; elle baissa la téte et détourna les yeux. Tatiana leva
sur elle un regard compatissant et passa, Louise poussa un profond
soupir.
Le vestibule aussi devint vide; sous le péristyle il n’y avait que
quelques retardataires. La nuit, qui tombait lentement, le rem-
plissait d’ombre. Louise s’arréta et chercha des yeux le laquais qui
devait faire avancer sa voiture. La confusion était générale, le laquais
n’était pas 4 son poste. En ce moment, André s’approcha de made-
moiselle de Schelmberg.
— Louise, dit-il d’une voix douce, vous étes bien malheureuse,
permettez-moi de vous dire quelle part je prends a votre douleur. Je
vous ai averti qu'un orage était sur votre téte...
Elle recula :
— Vous avez été complice du meurtre de mon pére?
— Non! dit-il, le nabab n’avait pas de complices. Je savais seu-
lement qu'il briserait ceux qui avaient lutté contre lui. J’ai essayé
de vous sauver...
— ]l a tué mon pére et il m’a couverte de honte. Il a dit la vérité.
! Voir le Correspondant des 25 mai, 40 et 25 juin, 10 et 25 juillet, 10 et
25 aout 1875.
924 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
J’avais des doutes sur la culpabilité du comte; aussi je ne !'ai pas
accusé. Mais, dites-moi, André, pouvais-je accuser mon pére?
— Vous pouvicz vous abstenir.
— M’abstenir de venger Vadime! Coupable ou non, le comte m’a
donné la potion qui a tué celui que j’aimais? Si vous m’aviez fourni
une preuve de son innocence j’aurais comprimé mon ressentiment.
— Je ne savais rien, je vous jure... Le nabab ne se confie a per-
sonne.
— Enfin, le mal est fait. Je m’étonne, André, que vous conset-
tiez 4 me parler!...
— Je vous aime, balbutia-t-il.
— Pour moi, mon ceur n’a plus d'amour... Abandonnée ct mé-
prisée, je m'éteindrai dans quelque solitude. _
— Permettez-moi de la partager avec vous. Ecoutez-moi, Louise:
je ne vous demande rien que de vous servir; je n’exige pas de r-
compense. Je veux vivre de votre présence. Je vous aime et vous
admire. Laissez-moi vous adorer et garder l’espoir... Peut-étre mon
dévouement d’esclave, muet, humble et résigné, vous touchera-t-il
un jour. Louisc, vous allez étre seule, acceptez le sacrifice de ma
vie. Je ne vous demande pas votre main; je vous Supplic de me per-
mettre de vous voir, vous demander vos ordres, vous servir.
L’ame de Louise s’amollit au contact de cet amour immense. Elle
sut gré 4 André d’étre venu sc mettre 4 ses pieds au moment ov
tout le monde se détournait d’elle. .
— C'est bien... j’accepte, dit-elle lentement, mais n’oublier pas
que c’est un sacrifice, car je ne puis ni ne veux vous donner au-
cune espérance.
I) lui prit Ja main, qu’il baisa en silence.
— C’est bien! dit-elle. Faites avancer ma voiture, vous m’accom-
pagnerez a ’hétel.
Quand André et Louise furent retournés a l'hotel de la rue des
Italiens, les domestiques leur racontérent ce qui s’était passé entre
Schelm et le nabab. La baronne était folle de chagrin. La pol
recherchait le meurtrier.
Aprés avoir levé la séance, le président des assises se mit en devoir
d’écrire au procurcur général un rapport circonstancié, relatant les
incidents de cette mémorable affaire. Le procureur Darine, nous
l’avons vu, avait assisté jusqu’a la fin aux débats; mais dés qu'tl
avait vu le président se diriger vers son cabinet, il s'était levé. Sans
prendre le temps de passer au vestiaire pour changer de costume,
il sortit et se dirigea précipitamment vers sa demcure, située da0s
un quartier éloigné de Saint-Pétersbourg. Il croyait pouvoir fuir
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 925
et emporter ses effets les plus précieux et l’arvent qu’il avait chez
lui. Il fallait du temps en effet pour recevoir une réponse du pro-
cureur général. Darine avait déja traversé plusieurs rues, quand,
dans un carrefour sombre et désert, dans lequel il s’était engagé
pour raccourcir le chemin, il se sentit frapper sur V’épaule; il se
retourna avec un sentiment d’épouvante. A sa gauche était Poléno,
a sa drotte Bello. Tous les deux portaient encore la livrée du nabab.
Darine ne fut rien moins que rassuré a l’aspect des deux nihilistes,
dont les visages étaient sombres. Cependant, il simula un calme
qui était loin de son cceur et dit:
— Ah! c’est vous! Que me voulez-vous... Je suis perdu!... Ce
nabab était un traitre... i
Bello lui mit sur l’épaule sa large main et répondit :
— Vraiment! procureur Darine, le nabab était un traitre! Et
c’est & nous que tu-dis cela! La peur t’a donc rendu aveugle : tu ne
vois pas que nous portons sa livrée. Ah! le nabab est un trattre! Et
toi, qu’es-ta donc, procureur Darinc?
Darine plia sous la pression; ses genoux fléchirent et il balbutia :
— Vous voulez me faire du mal... Vos visages sont sinistres!
— Regarde autour de toi, Darine, dit alors Poléno d’une voix
creuse, et vois ou le hasard, notre Dieu a nous, t’a conduit.
Darine suivit machinalement la direction du doigt de Poléno, et
frissonna de peur. Effectivement, le carrefuur ou il s’était engagé
aboutissait 4 la Perspective de PAssomption, et la vue s’arrétait
sur les ruines encore fumantes du phalanstére de !’Asiatique.
— Tu te souviens, Darine, que nous t’avons dit la-bas, dans le
temple de notre religion, que tu nous appartenais, que tu ne pou-
vais rien sans nous, et nous avons ajouté : Si tu nous trahis, prends
garde a toi, Darine, tu nous trouveras préts 4 venger nos fréres !
Tu as trahi, Pheure est venue ct nous voila...
- Tout en parlant, Poléno avangait et forcait Darine 4 faire de
méme. Ils étaient alors en face des ruines du phalanstére.
— Je n’ai pas trahi seul, disait Darine, tous vos chefs...
— Que nous importe! répondit Poléno, nous ne connaissons que
toi; le tour des autres viendra plus tard.
— Poléno! par pitié.
— Darine, dit Poléno, je crois que l’égalité et la justice univer-
selles doivent tét ou tard régner sur la terre. Darine, ta trahison
a reculé le triomphe de nos idées. Je veux me venger de toi.
— Le socialisme m’est indifférent, Darinec; mais tu as mécon-
tenté un homme qui m’a rendu riche et heureux. Cet homme t’a
condamné Darine, tu vas mourir..., ajouta Bello.
— Tu vas mourir ici méme, reprit Poléno, sur l’emplacement
40 Szprenenx 1875. 60
926 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
de ce phalanstére qui fut le berceau du socialisme et que tu as dé-
truit par ta lacheté.
-— Mourir! cria Darine. Vous youlez m/’assassiner... vous ose-
riez }..
— Tu sais bien, dit Bello avec un rire cruel, que nous osons
tout.
Le procureur fit un hond en arriére et cria :
— Au secours! a l’assassin ! Nous sommes dans une ville; je me
défendrai... Au secours !
— La justice de la société est trop lente, tu pourrais t'y sous-
traire... la nétre est plus expéditive, cria Poléno... Meurs!
Darine poussa un cri épouvantable; Poléno venait de lui enfon-
cer un poignard dans la poitrine.
— Au secours! 4 l’assass..
Il ne put achever : Bello l’étreignit 4 la gorge, Poléno retira le
poignard de la plaie et l’enfonga une seconde fois a la place du
cceeur; la lame entra jusqu’a la garde. Darine poussa un profond
soupir ; Bello desserra les doigts, le corps du procureur roula au
milieu des cendres du phalanstére de l’Asiatique. Poléno le poussa
du pied.
— C’est fait... dit-il... Bello, viens-tu avec moi?
— Ou vas-tu?
— Chercher les fréres dispersés, reconstituer le phalanstere,
travailler 4 la régénération, devenir un chef. Bello, veux-tu parta-
ger cette puissance avec moi?
Mais l’officier secoua la téte : |
-—Tu appelles cela une puissance! des intrigues souterraines,
le mépris, la peur du chatiment et une mort misérable au bout.
Non, Poléno!... Nos chemins sont différents, séparons-nous.~
— Scrais-tu un traitre, toi aussi? demanda Poléno menagant.
— Non, je ne trahirai pas, mais je ne serai plus avec vous.
Je veux vivre comme tout le monde. Je ne vous reverrai plus. Adieu.
— Qu vas-tu donc?
— As-tu oublié que nous avons 4 toucher de |’argent chez le
banquier du nabab? lI ne faut pas perdre de temps : Dougall Sahib
est arrété, Dieu sait ce qui pourra arriver d’ici 4 demain.
— Tu prononces déja le nom de Dieu?
— Que veux-tu... je m’habitue a ma nouvelle situation d’‘homme
riche; mais loiaussi... Tu possédes 100,000 roubles.
Poléno Je repoussa de la main :
— Va-t’en, 4me mercenaire !
— Ha! ha! dit Bello, tu équivoques ! Les hommes sont tous les
mémes et leurs opinions changent sclon leurs intéréts personnels.
= FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 927
“ — Je chercherai des hommes dont les ‘sentiments soient plus
élevés.
— Cherche, dit Bello en ricanant et en s’éloignant précipitam-
ment — il avait entendu le pas cadencé d'une escouade de policiers
résonner dans le carrefour voisin.
Poléno poussa un profond soupir.
— Oui, dit-il, ils sont tous ainsi... Comment s’appelleront les
hommes dont je veux étre le chef et oi les trouverai-je? Car je suis
riche maintenant. Ah! j’ai le droit d’étre un chef.
Le pas de l’escouade devenait plus sonore en se rapprochant, et
Poléno l'entendit 4 son tour; il se dissimula derriére un pan de
mur.
Il faisait nuit, les policiers ne virent pas le cadavre de Darine.
Quand ils furent passés, Poléno enjamba le mur.
Le jour, en se levant, trouva encore le sombre doctrinaire revétu
de la brillante livrée du nabah de Cadoupoure, errant pensif ct
bléme parmi les décombres du phalanstére de | ’Asiatique.
XXVIII
LES ADIEUX.
La cour supérieure cassa les deux verdicts, ct l’affaire Lanine,
compliquée de l’affaire Dakouss et Muller, se jugea une seconde
fois. Wladimir fut acquitté 4 l’unanimité des voix. Le tribunal, le
jury, le procureur général méme qui occupait le fauteuil de Darine,
ressentaient pour Muller une sympathie mvincible. Cependant la
loi était formelle: Muller était un forgat en rupture de ban, le
meurtre de Schelm le rendait récidiviste : le jury le déclara cou-
pable avec des circonstances atténuantes. La loi lui fut appliquée
de la fagon la plus indulgente, mais il fut impossible aux magis-
trats de condamner Muller 4 moins de dix ans de travaux forcés en
Sibérie. En entcndant la sentence, Muller sourit, baissa la téte et
murmura :
— C’est bien!
L’indulgence était tellement a l’ordre du jour, que le jury, ayant
probablement égard aux souffrances que Dakouss devait éprouver de
la perte de sa beauté, admit aussi en sa faveur des circonstances
atténuantes et ne le condamna qu’é dix ans de travaux forcés.
Tatiana, qui assistait 4 cette séance, avait demandé et obtenu la
permission de visiter Muller dans sa prison, pendant que Wladi-
028 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
mir, rendu & la liberté, accomplissait Ics derniéres formalités
de sa délivrance. Elle franchit la grille, et aprés avoir montré au
porte-clefs sa permission, ainsi que celle qui autorisait son mari 4
venir la rejoindre dans la cellule de Muller, elle monta Pescalier
glissant de la prison, et se fit ouvrir la cellule n° 14, unique habi-
tation de celui qui avait été le riche et puissant nabab de Cadou-
poure. Muller était assis sur un escabeau, la téte entre ses mains,
les pieds ramassés sous lui-mémce et les genoux ployés. Ses longs
eheveux, devenus presque blancs, tombaiecnt sur ses épaules vot-
tées. Une ride profonde creusait la peau de son front; les muscles
de sa face blémie avaient contracté scs joues haves, ot deux trous
profonds s’étaient creusés depuis son emprisonnement.
Le procés avait duré trois mois, et la barbe de Muller avait eu le
temps de croitre; rude et hérissée, elle encadrait son visage d'un
collier grisdtre qui accentuait encore l’expression de cette énergique
physionomie.
I] était 1a, accroupi auprés d'une petite table, ployé en deur,
songeant probablement a sa vie écoulée. Quand Tatiana entra, il
se leva d’un bond; mais tout 4 coup, laissant retomber ses mains,
il murmura 4 voix basse :
— C’est vous... Merci, madame, d’étre venue.
— Qh! dit-elle, combien vous avez souffert!
— N’est-ce pas... De prés on voit mieux les ravages que ces trois
mois ont fait. Ou, ma carriére est finie; je m’achemine lentement
vers la tombe. J’aurai passé inapergu sur cette terre... Ce que cest
que la fatalité, ajouta-t-il... Si j’élais né sur un trone, j'aurais été
un grand roi!
— Muller, dit Tatiana, vous étes mieux que cela, vous étes ut
grand homme!
Elle essuya une larme.
— Oh! Muller, combien vous avez été noble et beau! Je vous a
aimé 4 ce moment! Je puis vous dire cela, si cela peut étre pour
vous une consolation.
{] eut un sourire triste et l’interrompit :
— Jaurais jadis payé de mon sang les paroles que vous venet
de prononcer. Je vous en remercie, mais elles ne font plus
battre mon cceur: mon cceur est mort. Je ne sens plus rien qu ut
vide effroyable, béant, et je souffre 14! dit-il en touchant soa
front. J’ai mal 4 la penséc... Comprenez-vous cela? Avoir éé
quarante ans un réveur exalté, et n’avoir pas vu qu’autour de
moi, il n’y avait que des cupidités, des ambitions ou des 1nsa-
nités ! Avoir voulu transformer.les croyances des hommes, et doulcr
des sicnnes propres et les rejeter avec mépris! Oh! savez-vous, 1a-
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 499
tiana, que c’est horrible... Etre 1a, a la méme place, toujours seul
avec sa pensée et se dire : Ma vie toute entiére n’a été qu’un
immense crime; ma pensée, qui se croyait sans limites, n’était
que la condensation des réves d’un halluciné. Oui, j’ai été crimi-
nel, je le reconnais, et quand je me rappelle les premicrs prin-
cipes de la religion chrétienne, ces doctrines si profondes et si con-
solantes, qu’un pauvre prétre de campagne m’apprenait la-bas, dans
la maison de mon pére, je me dis : Seigneur, je suis coupable, de
pensées, de paroles et d’actes. C’est ma faute, ma propre faute,
ma trés-grande faute. Oui! Tatiana, je suis redevenu chrétien, non
par sentiment, mais par raisonnement. Un moment, notre religion
a cu des martyrs... Nous n’avons que des ambiticux et des traitres.
I! se redressa; une expression de colére passa sur sa face, ct il
murmura, en élevant ses mains au-dessus de sa téte :
— Avoir sacrifié toute sa vie 4 la poursuite d’une chimére irréa-
lisable. Avoir été un criminel méprisable, et finir misérablement,
quand je pouvais étre un homme parmi les hommes. Car je le pou-
vais, Tatiana...
— Mon pauvre ami, dit Tatiana de sa voix mélodieuse et per-
suasive, ne vous déscspérez pas... Vous ¢tes noblement tombe, si
cela peut s’appeler tomber... Yous avez excité, méme chez vos juges,
un sentiment d’admiration. J’étais votre idéal, m’avez-yous dit.
Eh bien! sachez-le, je vous admire. Votre souvenir ne me quittera
jamais.
— Merci, madame, dit-il. Vous étes une noble créature. Vous
voulez que les quelques années qui me restent encore a vivre peut-
étre soient moins tristes. Que votre nom, dans les plaines de la Si-
bérie, reparaisse de temps en temps 4 mes yeux, en me rappelant
vos douces paroles. Merci encore, dit-il. Peut-étre me renverra-t-on
a Irkoutsk et la je vivrai de votre souvenir; le travail paraitra
moins dur a mes mains affaiblies, quand votre image bénie m’ap-
paraitra.
— Le travail, la Sibérie! dit Tatiana, mais vous n’irez pas aux
mines. Avez-vous pu croire un seul instant que nous consen-
tirlons....
— Je n’irai pas aux mines! l’interrompit-il — et sa voix devint
éclatante. — Je n’irai pas aux mines! et ot voulez-vous que j’aille.
— Vous ne nous quitterez pas,... l’empereur....
— Que voulez-vous que je fasse ici! Que je traine ma honte et
mes désillusions au milieu d’une population indifférente. Non! je
demande |’expiation, le labeur, l’aspect des déserts immenses, le
fouet sur mes épaules... oui, une expiation réelle. Chaque humi-
liation, chaque torture, me relévera & mes propres yeux. Je veux
930 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
éprouver des douleurs physiques pour me distraire de mes douleurs
morales. Je veux sentir mon corps fléchir sous le poids des far-
deaux, ma chair déchirée... J’oublierai peut-¢tre alors, et je n’au-
rai pas peur de l’expiation supréme.
Muller fut interrompu; la porte s’ouvrit et Wladimir se pré-
cipita dans la cellule. Il embrassa cordialement son ami.
— Qh! Muller! s’écria-t-il, noble et grand coeur! Tu m’as sauvé,
oh! que je suis heureux de te serrer entre mcs bras.
Muller pressa son ami sur sa large poitrine, et ses longs cheveux
blancs couvrirent le visage du comte Lanine.
— Je suis redevenu ce que j’étais, mon ami, dit Wladimir. Sa
Majesté m’a envoyé ses félicitations. Tout ce que je demanderai,
je Pobtiendrai. Ils t’ont condamné, mais l’empereur te fera grace,
je te le jure.
Muller |’écarta de la main:
— Ta femme vient de me dire cela tout 4 Vheure. Ma grace!
Wladimir. J’ai, jadis, refusé la grace par orgueil... Aujourd’hui, je
la refuse encore, mais par un tout autre sentiment.
— Muller!
. — Ma grace! reprit-il plus haut. Mais je suis un criminel, j'ai
assassiné, pillé, bralé, méprisé Dieu et les hommes, et je ne serais
pas chatié en ce monde! Quel serait donc mon chatiment dans
lautre? Wladimir, j’ai répudié mes anciennes erreurs ; aujourd'hui
je crois 4 l’équité des lois qui régissent les hommes, je veux croire
4 la religion qu’on m’a enseignée dans mon enfance. Si on fait grace
4 un criminel comme moi, comment veut-on que je ne doute pas
de nouveau? Ah! laissez-moi ma supréme espérance, n’empoisonnet
pas les jours qui me restent a vivre, ne faites pas rentrer le doute
dans mon ceeur! Je ne veux pas vivre libre et heureux.... Je ne
le veux pas, entends-tu! Je n'en ai plus la force. Et d’ailleurs ce
serait un scandale. Souffrir et songer 4 la miséricorde de Dieu,
telle est, telle doit étre ma destinée désormais. Tu veux donc que
je me rencontre dans une rue avec quelque étudiant have ou quel-
que prolétaire farouche, dont l’aspect me rappellera les doctrines
stupides dont j’avais fait l’objectif de toute ma vie? Que je voic
& chaque pas, que, 4 chaque parole, j’entende rappeler le souvenir
de mes criminelles folies? Non, non! le désert, |’immensité, les tor-
tures et la pensée de 1a mort, voila ce qu’il me faut. L’idée religieuse
est entrée dans mon cceur. Laisse-moi jouir de ses consolations su-
prémes. Laisse le chdtiment des humains s’étendre sur ma téte,
pour en écarter le chatiment de Dieu.
Tatiana, restait silencieuse.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 934
— Mais, dit Wladimir, tu te juges trop sévérement. Tu n’es pas
un criminel, tu..
— Ah! interrompit-il, c’est toi qui dis cela. Toi!... cela prouve
que tu m’as pardonné. a
— Oh! Muller, peux-tu parler ainsi, et qu’ai-je a fe pardonner?
— Oui, murmura Muller, je puis, en effet, te tendre la main,
et dire: Wladimir, j'ai expié mon crime envers toi, j’ai droit a
ton estime... Mais ‘cela m’empéche-t-il d’avoir été agent provoca-
teur, d’avoir envoyé vingt hommes en Sibérie, d’avoir massacré
des milliers de mes semblables au nom d’une utopie criminelle,
d’avoir faussé des consciences, de m’‘étre enfin substitué a Dicu
pour me venger de mes propres mains. Tout cela, ce sent des cri-
mes, et il faut que je les expie! Je les expierai, Wladimir. Je n’ac-
cepterai pas de grace, entends-tu! Et si tu veux me prouver.ton
amitié, ne me reparles plus de cela.
Wladimir interrogea sa femme du regard, Tatiana détourna les
yeux.
— ainsi, dit Wladimir, je ne puis rien pour toi?
— Si, beaucoup : ton aventure te fera un des puissants de |’em-
pire. Promets-moi que, si tu rencontres parmi les socialistes, parmi
ceux qui se lévent contre la société, des gens convaincus, tu te
souviendras de moi et que tu seras indulgent pour eux. Les fous
sont bien a plaindre.
— Qh! dit Wladimir, je te le promets. Mais tu te trompes,
Muller : la vie active me fatigue; je vais, moi aussi, donner ma
démission.
Un sourire énigmatique erra sur les lévres de Muller.
— Ton activité aurait pu étre utile cependant, dit Muller. A cha-
cunson caractére. Eh bien, alors,ajouta-t-il en soupirant, tu ne peux
rien, absolument rien... que m’oublier.
I se leva alors et dit :
— Adieu, maintenant, mes amis; ne prolongez pas cette visite. Il
est temps pour moi de briser avec le passé. Votre présence a ré-
veillé mes douleurs.
fl ouvrit ses bras :
— Wladimir, cria-t-il avec un sanglot déchirant qui sortit de sa
poitrine pareil 4 un rugissement, embrasse-moi! C’est la derniére-
fois que nous nous voyons sur cette terre. Rappelons-nous toute
notre vie: souviens-toi de ma trahison ! souvenons-nous de notre
amitié. Embrassons-nous bien fort... La! |
Tout en parlant, il étreignait de ses bras Wladimir, qui sanglo-
tait d’émotion.
| a
932 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Ta trahison! Muller, bégaya-t-il. ll y a longtemps que je I'ai
oubliée.
— Encore!... La! dit Muller en le repoussant. Maintenant, va.
t’en... Adieu!
— Tu ne dis pas adieu 4 ma femme, Muller? tu ne l’embrasses
pas? dit Wladimir. Vois, elle pleure!
Tatiana ouvrit ses bras, Muller s’y précipita. Pour la premiér
fois de sa vie peut-étre, il n’avait pas pleine conscience de ce qu'l
faisait, et balbutiait :
— Adieu, adieu, mon réve!... Nous serons réunis la-haut. Nest-ce
pas? vous pricrez pour moi?
Tatiana répondit d'une voix émue :
— Je prierai pour vous, Muller, je vous le promets.
— Assez, maintenant, cria Muller, ces émotions me tuent. Adieu.
Tatiana! Wladimir, je Ven supplic, emméne-la, ct va-t’en: (es
adieux sont au-dessus de mes forces!
Ce fut Tatiana qui se dirigea vers la porte la premiére. Wladimr
la suivit. Sur le seuil, il se retourna et fixa un dernier regard sur
cet ami des bons ct des mauvais jours. Muller était assis sur soo
escabeau, et il pleurait. Deux filets de larmes sillonnaient se
joues. Wladimir, ému de compassion, voulut retourner sur %&
pas, embrasser encore le prisonnier; mais Muller fit un geste sup
pliant de la main, et dit, & travers ses larmes:
— Adicu, adieu! Et surtout, Wladimir, souviens-toi, déclare-t-i
en se redressant tout.& coup, que je ne veux pas de grace. Toule
tentative 4 ce sujet suffirait pour que je cessasse d'étre Jami é
celui qui la ferait. Souviens-t’en, Wladimir!
Tatiana sortit, Wladimir la suivit, le gedlier ferma 1a porte der
riére eux. Tout était fini.
— Il dira ce qu’il voudra, murmura Wladimir quand ils fureal
dans la rue, je ne puis pas le laisser aller en Sibérie. Il ne sai &
qu’il demande. A son dge, les travaux aux mines, c’est mortel. tt
puis d’gilleurs, c'est mon devoir, aprés tout, d’obtenir sa grace.
— Wladimir, dit Tatiana, ne faites pas cela. Muller vous a park
franchement. Il ne veut pas de grace.
— Mais, je vous le répéte, & son dge, brisé comme il lest (ca!
ces deux derniers mois |’ont terriblement vieilli), travailler a
mines, c’est mortel.
— Eh! la mort serait-elle donc -un si grand malheur pour bial
ler? Non, Wladimir, ne demandezg pas sa: grace. Muller n’est pas @
homme comme les autres. .
Elle ajouta, en mettant la main sur l’épaule de son mari:
— Si vous voulez étre le bourreau de Muller, demandes sa gre.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 935 .
Je crois que vous l’obtiendrez facilement. Il scra libre demain, et
aprés-demain il vous haira.
Wladimir baissa les yeux sous le regard ardent de Tatiana, et ré-
pondit : |
— J'ai toujours obéi a vos volontés, et toujours je m’en suis
bien trouvé. Il m’est pénible d’abandonner Muller; mais puisqu’il
le faut!...
— Nous devenons vieux, murmura Tatiana; le moment de la sé-
paration approche pour tout le monde. Laissez cet homme fort par-
tir le premier; n’intervenez pas dans sa douleur.
Wladimir embrassa sa femme :
— Je vous obéirai, comme je |’ai fait toujours, Tatiana, noble
compagne de ma vie. .
Tatiana rougit et murmura:
— Merci! Wladimir.
XXIX
L ATTAQUE.
L’hiver commence de bonne heure sur le versant oriental des
monts Ourals. Au mois de septembre déja, les premicres gelées dur-
cissent la terre, détrempéc par les derniéres pluies, et la crevas-
sent profondément. Les bouleaux ont déja perdu leurs feuilles, et
leurs troncs blanchatres apparaissent dénudés au milicu de la ver-
dure sombre et éternelle des sapins. Les oiscaux de passage sont par-
tis depuis longtemps, et les bandes de corbeaux traversent les airs en
croassant de joie, semblant féter le retour de l’hiver. — Les corbeaux
deviennent dans cette saison maitres de l’espace, et n’ont plus peur
de froler de leur aile quelque cigogne ou quelque gruc étrangére.
C’est le moment ou toute la nature semble frissonner d’épouvante a
l'approche de l’hiver, si terrible dans ccs parages. La terre elle-
méme se creuse profondément, comme si cllc voulait s’ouvrir, don-
ner un abri 4 ceux qu’elle a nourris pendant l’été, et leur dire, selon
expression du poéte : « Je serai bicntét recouverte de neige; vous
serez séparés de moi, et je nc pourrai plus rien pour vous. Venez. »
C’esta ce moment que les routes devicnnent presque impraticables
dans cette partie de la Russie. Malheur au voyageur obligé de par-
courir ces contrées en cette saison, n’ayant pour véhicule que la
téléga nationale, voiture sans ressorts attelée de deux chevaux dont
la marche réglementaire est le galop. Lancée 4 toute vitesse sur un
chemin dont les boues et les orniéres ont pris subilcment la con-
934 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
sistance de la pierre, le malheureux est cahoté de la plus épouvan-
table facon. Aussi les populations, en de pareilles circonstances, at-
tendent-elles la neige avec une impatience qui se congoit, quand
on sait que la neige, une fois tombée, ne disparait plus qu’au bout
de sept 4 huit mois, et qu’elle recouvre la terre d’une couche unie
et résistante sur laquelle les traineaux volent comme sur une glace.
Or donc, le 20 septembre 1866, deux pérékladnaias (télégas qui
se changent 4 chaque relai), se suivant l'une l’autre, et escortées
par quatre cosaques, venaient de descendre le talus oriental de la
derniére montagne de l’Oural, et s’engageaient sur la grande route
postale qui méne de l’loumene & Irkoutsk. Il faisait trés-froid, la
terre était horriblement dure, et les inégalités de la route faisaient
faire d’énormes soubresauts aux véhicules sans ressorts, et, parla
méme occasion, aux malheureux voyageurs obligés de se servir de
ce mode de locomotion. :
Un officier feldjager (courrier de |’Etat) était assis dans ls
premiere voiture, a cété d’un vieillard 4 longue barbe blanche, aux
traits amaigris et haves. A chaque cahot de la voiture, Vofficier
poussait des jurons énergiques, tandis que le vieillard semblait ne
pas méme s’en apercevoir. Un sourire triste, stéréotypé sur ses -
vres pales, accompagnait les jurons de son compagnon. [I] était
droit comme un des sapins de la forét qu’ils trayersaient en ce mo-
ment, et, tandis que, & chaque cahot, le feldjager s’accrochait aa
bois de la voiture en soufflant comme un phoque, lui, insensible et
dédaigneux, se balancait seulement d’un mouvement tellement
régulier qu’il semblait automatique.
Un cahot plus fort que les autres précipita l’infortuné feldja-
ger sur son compagnon, et l’officier s’accrocha aux vétements du
vieillard en jurant comme un possédé.
— Il faut réunir toutes ses forces, se tenir droit, et s’appuyer
de ses bras sur la rampe de la voiture, ainsi que je le fais, dit dou-
cement le vicillard. On peut ainsi vaincre les cahots... On peut
vaincre tout, hermis...
Le feldjager, qui avait & peu prés repris son équilibre, r
pondit :
— Oh! vous, vous étes de fer!
— Plat 4 Dieu! Je ne penserais pas et je ne souffrirais pas!
— Je demande pardon a Votre Excellence, dit le feldjager, de
m’étre retenu a clle.
— Bon Dicu! répondit le vieillard avec fatigue, que de cérémo-
nies! En faites-vous donc tant que cela avec les autres galériens?
— Un personnage tel que vous, dit l’officier avec un sourire dis-
cret.’
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 975
— Qui vous a dit que j’étais un personnage? répondit le vieil-
lard avec colére, ct pourquoi me traitez-vous ainsi? Ce titre d’Ex-
cellence que vous me prodigucz, et qui ne m’appartient pas, me
biesse ? Combien de fois faut-il vous le dire? Je suis un galérien
comme les autres. :
L’officier ne répondit pas.
— Voyons, dit le vieillard, répondez-moi donc! A quel propos
cette déférence, et pourquoi, malgré mes affirmations, vous obsti-
nez-vous 4 croire que je suis quelque grand personnage?
— Les recommandations qu’on m’a faites 4 votre égard... répon-
dit l’officier interdit. On m’a ordonné de vous traiter avec respect.
— Qui, murmura I’autre; c'est de cela que je me plains. On ne
veut méme pas que j’expie... Et moi qui révais 4 l’égahité! Ow est-
elle donc?
Il baissa la téte ct se mit 4 songer profondément.
Dans la seconde voiture, oi an homme 4 la figure mutilée était
assis 4 cOté d’un sous-officier feldjager, on ne faisail pas tant de
facons. A chaque cahot le gardien et le prisonnier s’embrassaient
presque en se faisant force grimaces ; et les quatre cosaques 4 cheval
envoyaient 4 la deuxiéme voiture des lazzis qu’ils n’osaient adres-
ser 4 la premiére.
Les cosaques escortaient Muller et Dakouss envoyés a Irkoutsk.
Tout 4 coup, il se fit un grand bruit de feuilles mortes dans la
forét, et vingt hommes, armés de carabines, apparurent sur la route
et mirent en joue les cosaques.
— Halte! Arrétez! cria un homme de haute taille, qui semblait
commander aux autres.
Les postillons obéirent terrifiés.
— Les brigands ! murmurérent-ils 4 demi-voix.
Les cosaques firent mine de prendre leurs fusils, qu’‘ils portaient
en bandouliéres.
— Un mouvement, et vous étes morts! cria le chef de la bande.
Les cosaques comprirent que la défense serait inutile et laissé-
rent retomber leurs fusils.
L’officier feldjager, stupéfait de cette agression inattendue, de-
manda a son compagnon :
— Qu’est-ce que cela veut dire? Le savez-vous?
— Qui. Mais n’ayez pas peur; il ne vous arrivera rien.
Cependant le chef des assaillants disait aux cosaques :
— Jettez vos carabines.
Les cosaques obéirent.
— Bien! Maintenant, allez-vous-en sans retourner la téte.
ll n’y avait pas a discuter; vingt carabines étaient braquées
936 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
sur eux. Les cosaques tournérent bride et voulurent s’enfuir au
galop.
— Au pas! commanda homme. | 1c. { que nous fassions nos
affaires. Tant que vous nous verrez a l’horizon, sous peine de mort,
que nul de vous n’accélére le. pas.
Les deux feldjager, lofficier et le sous-officier, tremblaient de
frayeur. Le sourire triste n’avait pas disparu des lévres du vieil-
lard. L’>homme a la figure mutilée se dressa dans sa voiture.
— Descendez! cria le chef des brigands au sous-officier feldja-
ger, et tournez-vous du cdté de la forét. Si vous nous obéissez, i!
ne yous arrivera rien.
Le sous-officier sauta 4 bas de la voiture et se jeta a plat ventre
contre la terre.
— Bien, dit le chef en souriant, a votre tour maintenant.
L’officier se redressa et voulut résister.
— Vous me tuerez, dit-il, mais je ne manquerai pas 4 mon de
voir. Je suis chargé...
— Qbéissez, dit le vieillard & voix basse, je vous jure que votre
honneur sera sauf.
Et comme il hésitait :
— Je vous donne ma parole d’honneur qu'il ne vous arrivera
rien. On veut me faire évader : je vous jure de ne pas fuir...
— Voyons, criait le chef, sera-ce bientot fini? Attention, mes en-
fants, si cet homme n’obéit pas, feu sur lui!...
— Qbéissez, je vous en supplie!...
— Vous m’avez donné votre parole d'honneur de ne pas fuir? dit
V officier.
— Qui! dit le vieillard, je vous la réitére.
L’officier se leva.
— Votre agression dans ce pays si tranquille a stupéfié mes hom-
mes, commenca-t-il.
— Ah! cria le chef, assez de paroles... obéissez, ou sinon...
L’officier, seul contre vingt hommes, ct se voyant le point de
mire de vingt fusils, descendit lentement de voiture, en disant au
vieillard :
— Souvencz-vous de votre parole. Si vous fuyez, je me brile li
cervelle!
— Mets-toi auprés de ton sous-officier, ordonna le chef des agres
seurs, la figure contre terre... et ne bouge pas.
— Crest inutile, Ivan, dit alors le vieillard; c’est un brave
militaire que cet officier, et il ne te trahira pas.
En entendant cette voix, le chef des agresseurs jeta son fusil 3
terre en criant & ses hommes :
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 937
— Attention, vous autres! feu sur le premier qui bouge ou qui -
tourne la léte!
Et d’un bond il sé trouva sur la voiture, dans les bras du
vieillard. -
— Oh! Muller! cria-t-il, je ne t’ai reconnu qu’é la voix! Que
tu as vieilli, pauvre ami!
Ih embrassait en pleurant.
— Tu as bien souffert! murmura-t-il. Tu as cru peut-étre que je
te trahirais, moi aussi, que je t’avais oublié? Comme tu es changé!
— N’est-ce pas? dit le vieillard. Je suis vieux maintenant. Que
je te remercie, Ivan!
— Oh! nous n’avons pas le temps de nous remercier ni de nous
complimenter. Allons, vous autres, ordonna-t-il aux cochers, tour-
nez bride, ct dans la forét, au galop! On attend la-bas avec des
chevaux frais. L’autre prisonnier, je l’ai reconnu : c'est le docteur
Dakouss. Qu’en faut-il faire? Nous attendons vos ordres, Muller! Mais
vite, le temps passe: les cosaques seront bientdt hors de portée,
et ils vont chercher du renfort.
Muller ne bougea pas.
— Je te remercie, Ivan, oh! je te remercie de toute mon ame!
ton action, ton amitié ont été bien douces 4 mon cceur! J’ai un peu
repris confiance dans les hommes.
— Voyons, Muller, dit Ivan avec quelque impatience, nous nous
attendrirons plus tard. Donne tes ordres. OW veux-tu que 1’on te
conduise? Que faut-il faire de tes gardiens? Faut-il les tuer? Je
Crois que c’est nécessaire ; ils ne pourront pas indiquer 4 ceux qui
wiendront nous poursuivre la direction prise par nous.
— Dieu t’en garde, Ivan! s’écria Muller. Encore un crime! non,_
Iwan! Je te remercic de ton secours, mais je ne l’accepte pas. Je
suis condamné par les lois de mon pays. Je désire subir ma con-
cRamnation. Ivan... je ne fuirai pas.
Ivan recula.
— Tu ne fuiras pas? tu te laisseras trainer en Sibérie? tu tra-
wrailleras aux mines?
— Oui.
— Mais tu deviens fou!
— Non. Seulement le coup sous lequel tun’as fait que fléchir
m’a terrassé : la lacheté et la cupidité des hommes...
— Tu parles de ceux des villes, interrompit Ivan; tu y as vécu
trop longtemps : les hommes des villes sont laches et cupides.JMo1,
je me suis retrempé dans la vie du désert; fais comme moi, et tu
verras!...
— Peut-étre as-tu raison, répondit Muller avec mélancolie, mais
938 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
mon existence est brisée. Vois, je suis vieux, usé, vouté, et je songe
4 la mort. Non, merci, Ivan, je ne fuirai pas.
— Ah! mais ce n’est pas sérieux... c’est impossible! Tu ne nous
abandonneras pas... tu ne me feras pas cette injure... Dés le jour
de ton emprisonnement je savais comment ton procés finirait; je
savais que tu passerais par cette route. Depuis ce temps, Je suis ici.
— Qui... j’ai compris... ton dévouement me touche. Mais asses,
Ivan. N’insiste pas; ma résolution est inébranlable.
— Ah! c’est ainsi, dit Ivan, les lévres serrées par la colére, et tu
crois que je te laisserai commettre cette folie! Tu ne veux pas? eh
bien! nous t’enléverons de force... Amis! tenez ces hommes en
joue ! Vous, cochers, ramassez vos rénes, et en route! cria-t-l.
. Mais Muller s’était redressé. Debout, les bras croisés, ses che-
veux blancs rejetés en arriére, i cria :
— Qui donc sera assez audacieux parmi vous pour me désobéir?
Qui osera mettre la main sur le vieillard qui fut votre chef?
Et comme le Sibérien, interdit, reculait au son de cette vou
puissante.
—J’aurais le droit de t’en vouloir, Ivan, dit Muller, car tu n’as pas
exécuté mes ordres. Tu devais aller chez le nabab de Cadoupoure, lu
transmettre mes paroles, au lieu de tenter cette délivrance imposs-
ble. Mais, ajouta Muller d’une voix mélancolique, jen’en ai pas lecou-
rage, car je comptais presque sur ton intervention, et elle me
utile : elle me permet de tenir une derniére fois ma parole.
Il désigna du doigt la voiture qui était derriére lui, oi dail
Dakouss :
— J'ai promis 4 cet homme de le rendre libre ; vous allez fare
-~_pour lui ce que vous avez voulu tenter pour moi. Vous allez le dé-
livrer.
Ivan cria avec colére :
— Ce misérable assassin?
— Oui! je le veux ainsi... Cet homme est riche; il payera (6
hommes.
— Assez, Muller! cria Ivan; tu m’insultes... Je ne ferai pas cela.
Tout 4 coup Muller se baissa, entoura de ses bras le cou du Sibe
rien, et l’embrassant avec une ineffable tendresse.
— Je t’en prie, Ivan, dit-il, ne me donne pas un remords de
plus. Moi, je ne puis fuir : je suis vieux, mes jambes ne me por
tent plus. Jembarrasserais votre fuite, je vous le jure. Je mourra
avant d’arriver 4 Irkoutsk. Je suis un homme fini : vois, je m’atlen-
dris, je pleure...
Comme Ivan, attendri lui-méme, ne répondait pas :
— Est-ce ainsi que tu as connu le roi des galériens, le chef des
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 939
Taipings oule nabab de Cadoupoure? Non... Je ne suis plus Muller,
je suis un vieillard qui se repent et qui aspire au repos dela tombe.
Ivan, je t’en suppl, n’insiste plus. Je ne faiblirai pas, bicn que ton
désespoir me touche! Et d’ailleurs...
Il étendit la main dans la direction de la grande route, ou les
cosaques disparaissaient 4 l’horizon, aprés avoir mis leurs chevaux
au galop.
— Vois, dit-il, il est trop tard; en insistant davantage, tu com-
promets ta sécurité, celle de tes hommes et mon honneur. Allons,
Ivan, une derniére étreinte! Et adieu... Nous ne nous reverrons
sur cette terre... Toi aussi, noble ami, songe au ciel! Adieu,
van!
Nl le repoussa, et s’adressant 4 V’officier :
— Veuillez remonter auprés de mol, monsieur ; il y a une troi-
siéme place dans la voiture pour le sous-officier. Ne discutez pas,
monsieur, dit-il. L’autre prisonnier vous sera enlevé. Jc ne puis
rien de plus. Obéissez, monsieur; je n’ai pas le temps d’attendre
votre bon plaisir, insista-t-il avec impatience, et ces hommes non
plus!
Et il cria :
— Dakouss, vous étes libre... j’ai tenu ma parole! Adicu, Ivan!
N’oublie pas le nabab de Cadoupoure !
Lofficier était remonté dans la voiture; le sous-officier, trem-
blant, l’avait suivi. Muller saisit les rénes des mains du postillon
tremblant, et lanca les chevaux a toute vitesse dans la direction de
la station de poste.
Ivan, accablé, suivit des yeux la voiture, qui disparut bientdt
au détour du chemin; puis, secouant la téte, il cria d’une voix
étranglée :
— Allons, vous autres, emparez-vous de cette voiture et de cet
fnomme et déguerpissez! Il n'est que temps!
ll essuya du revers de sa manche une grosse larme qui roulait sur
$2 joue, et suivi de ses hommes qui entrainaient Dakouss, le pos-
tullon et la voiture disparurent dans le fourré.
‘a Quant 4 Muller, il ne rendit pas les rénes au postillon, qui trem-
be lait convulsivement, et ils arrivérent ainsi, une heure aprés l’atta-
que, le prisonnier conduisant ses gardiens, au premier relai de
poste de la grande route de la Sibérie orientale.
Quand Ivan et ses hommes se furent enfoncés dans le coeur de la
forét; le Sibérien ordonna de faire halte.
— Mes enfants, dit-il &4 ses hommes, nous allons nous rendre &
la elairiére ot sont les chevaux, car il faut que les ordres de mon
chef soient exécutés. Abandonnez la voiture ici; le postillon vous
440 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
suivra, ce sera votre affaire, 4 vous qui habitez les villages dissémi-
nés dans cette forét, de vous arranger avec cet homme pour quil
ne vous trahisse pas. Moi, je vous quitte. Voici l’argent convenu;
qu'un de vous s’avance.
Un des paysans obéit a l’ordre.
— Voici la moitié du salaire convenu. Vous nous accompagnerer
4 la clairiére. Vous recevrez le reste 1a bas. Il faut protéger 1a retraite
de ce misérable.
Dakouss, pale et effrayé de cette course, demanda alors:
— Qu me menez-vous?
— Silence! cria Ivan, tu le sauras. Tu ne mérites pas ce que l'on
fait pour tol.
— Je suis riche, murmura Dakouss.
— Crois-tu que je veuille de ton misérable argent? Garde-e et
tais-toi, ta voix me fait mal.
Et Ivan lui lanca un regard terrible.
— Silence! je te le conseille, répéta-t-il, car il me prend a tous
moments, des envies de t’écraser, béte venimeuse ! Ah! si ce nétal
la volonté de Muller!...
Il leva tout 4 coup le poing:
— Tais-toi, et ne parle jamais, entends-tu, misérable? Si tu
vais combien me coute le service que je suis obligé de te rendre!
Dakouss s’aplatit, épouvanté, contre un arbre.
— Allons, ordonna Ivan, voyant que les chevaux étaient gartvltés
et la voiture renversée.
Soudain un des hommes se jeta 4 plat ventre ct colla son oreille
contre terre.
_— Des pas d’hommes et de chevaux! cria-t-il. On nous pour-
suit!...
— Alerte! & la clairiére! ordonna Ivan.
Au centre de la forét était un large espace, limité par des arbre:
centenaires. La forét, sombre en été, était claire dans cette saiso2
ou, sauf les sapins, les arbres n’ont pas de feuilles, et quand Ivan ¢
sa troupe y débouchérent, ils purent voir dans un fourré deux che
vaux broutant Pherbe roussdtre qui se mourait aux pieds des bov-
leaux dénudés.
— Vous avez tenu vos engagements, mes amis, dit-il; ce!
bien !
Il s’approcha des chevaux. |
— Ce sont de bonnes bétes. Hs auront une longue course?
fournir aujourd’hui. Allons, c’est bien. Voici votre argent, dit-il
un des hommes; dispersez-vous. Sais-tu monter a cheval? de
manda-t-il 4 Dakouss.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 944
— Non, bégaya le docteur, je n’ai jamais monté ; et puis, cette
course 4 travers la forét... ,
— Eh! bien, répondit Ivan, tu apprendras. Tu te tiendras 4 la
criniére et prendras garde de tomber, car autrement je t’aban-
donne. Allons, 4 cheval !
Dakouss, 4 lidée d’une course 4 cheval & travers la forét en
compagnie du terrible Sibérien, hésita.
Tout a coup un coup de feu retentit, et une balle alla frapper
un arbre.
— Oh! oh! dit Ivan, nous sommes poursuivis!
Ii sauta 4 cheval. Dakouss, stimulé par l’épouvante, courut a‘l’au-
tre cheval. Les paysans s’enfuirent dans toutes les directions. Un au-
tre coup de fusil suivit le premier. Le cheval que Dakouss tenait déja
par la bride se cabra, lanca une ruade et gémit douloureusement.
Dakouss, bléme de peur, vit qu'il était blessé. Deux paysans
passérent auprés de lui en fuyant.
— Mes amis, cria Dakouss, sauvez-mol, j'ai de l’argent.
Les paysans poursuivirent leur chemin.
— Beaucoup d’argent, cria Dakouss.
— Montre, dit un paysan en s’arrétant.
La fusillade continuait, [van se retourna.
— Misérable Dakouss! cria-t-il.
Dakouss avait tiré une traite qu'il montra au paysan.
— (a! de l’argent! cria autre.
Ivan s’apercut en cc moment que le cheval de Dakouss ralait.
— Ah! dit-il, il ne sera pas dit que j’aural désobéi 4 Muller.
Il se baissa sur sa selle, saisit Dakouss par le collet, et voulut
le hisser sur son cheval. Dakouss laissa échapper son portefeuille
qui roula sur l’herbe noire. Les paysans étaient disparus. De l'autre
coté de la clairiére apparurent les bonnets fourrés des cosaques.
Ivan jeta Dakouss sur la selle. Dakouss criait :
— Mon argent! mon argent! J’ai perdu mon argent!
Ivan donna des éperons dans le ventre de son cheval. Un coup de
feu retentit. Ivan lacha les rénes et s’affaissa en criant :
— Ah! ils m’ont touché. Je suis mort...
Le cheval se cabra, Ivan tomba 4 terre, Dakouss fut lancé contre
un arbre. Le cheval, fou d’épouvante, disparut dans la forét.
Les cosaques entourérent Ivan et Dakouss.
Le chef descendit de cheval et toucha Ivan de sa pique. Ivan ou-
vrit les yeux.
—— Mes papiers, murmura-t-il... Sur moi, la fortune du nabab...
Rendez-la lui.
Il se redressa.
40 Sepreusar 1875. 61
942 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Dites a Muller, cria-t-il esprit oy voilé = les atteintes de la
mort, que j’ai exécuté ses ordres.
I] poussa un profond soupir et expira.
. = Celui-la est mort. Quant a l’autre, dit l’officier aprés avoir
examiné Dakouss, il n’est qu’évanoui. Qu’on le.garotte et qu'on le
transporte 4 la ville: -
Quand Dakouss reprit connaissance, il se vit lié sur une selle, en
face d’un cosaque'barbu' qui le regardait en ricanant.
— Ou suis-je? demanda-t-il.
— Ah! tu as voulu fuir, galérien; tu verras ce qu’il en coute!
— Mon portefeuille! cria Dakouss, & qui la mémoire revint, oii
est mon portefeuille?
Le cosaque éclafa de rire.
— On a fouillé ton camarade, on a trouvé sur a. des papiers ;
toi, tu n’avals rien.
— Oh! cria Dakouss, il est resté dans la forét; il y avait un mil-
lion dedans. Retourhes-y, je te donnerai:de |’argent.
Mais le cosaque lui frappa la machoire d'un coup du manche
de son fouet, en criant :
— Canaille! tu veux me tromper encore.
Et laissant Dakouss se tordre de douleur et mordre la selle en-
sanglantée, il se dit 4 lui-méme :.
— Il est aussi trop ‘-béte. A quoi peut servir l’argent 4 un homme
condamné aux mines pour la vie? car son escapade lui vaudra cela.
C’était un leurre. Ah! misérable !
Et par un mouvement de rancune rétrospective, le Cosaque as-
séna un deuxiéme coup de fouet sur le ue du prisonnier en
criant :.
— Vermine! va!
Dakouss s’évanouit.
Le portefeuille du docteur resta dans la forét.
XXX
LA QRACE.
. Au village de Pokroff, dans la banlieue d’Irkeutsk, sur le banc
adossé 4 la cabane occupée jadis par Wladimir Lanine, un homme,
courbé parl'dge, se tenait,assis en se chauffant aux rayons du soleil
du printemps.
Les: cheveux gris et la longue barbe blanche de cet homme flot-
}
FONCTIONNAIRaS &T BOYARDS. 945
taient au gré d'une légére brise venue de |’Angara; il regardait les
papillons dorés voleter autour des feuilles qui s’ouvraient.
Un sourire triste et placide errait sur ses lévres; ses traits res-
piraient le calme et la quiétude. Il était.vétu d’une veste de bou-
racan, et de larges pantalons de velours flottaient autour de ses
jambes en s’engouffrant dans de grosscs bottes. C’était le costume
ordinaire des colons exilés. Soudain le village, dont la cabane du
vieillard était la derniére habitation, s’emplit de bruit et de tu-
multe. Une voiture attelée de quatre chevaux, escortée par un pelo-
ton de cosaques, apparut au détour de la ruc principale. Les habi-
tants accoururent sur le seuil de leurs maisons, et les femmes se
montrérent aux fenétres.
C’était un dimanche, jour de repos. Les colons se trouvaient dans
leurs habitations respectives, et l’apparition de ce luxueux équi-
page était unévénement qui excitait au dernier point leur curiosité.
Le vieillard, lui aussi, fut distrait de sa réverie; il tourna ses re-
gards du cété d’ou venait le bruit, et, aprés avoir mis sa main
sur ses yeux, pour les garantir des rayons du soleil, il se mit a
examiner la voiture.
— Le gouverneur général! murmura-t-il.
Il se leva, et voyant que la voiture se dirigeait de son cété, dta
son bonnet comme le. faisaient les autres colons et se mit dans la
position d’un inférieur qui se trouve en présence d’un chef.
Le haut fonctionnaire, successeur du comte M..., en qualité de
gouverneur général de la Sibérie orientale, était assis, seul, dans
sa caléche. Il n’avait ni aide de camp, ni secrétaire a ses cétés.
La voiture s’arréta devant le banc auprés duquel le vicillard était
debout, et le gouverneur, ouvrant lui-méme la portiére sauta a
terre, et, la main tendte, s’avanga vers le colon stupéfait.
— Permettez-moi, monsieur, dit-il, d’étre moi-méme le messager
d’une bonne nouvelle. Ge matin, j’ai regu de Saint-Pétersbourg des
ordres qui yous concernent. J’ai voulu vous prouver le cas que je
fais de vous, en venant immédiatement vous apporter votre grace
pleine ct entiére.
Mais 4 cette nouvelle qui aurait rendu fou de joic tout autre
colon, le visage naguére si calme de l’exilé se couvrit d’une paleur
mortelle, sa bouche se contracta et ce fut d’une voix sourde qu'il
murmura :
— Ma grace! oh! mon Dieu!
Le gouverneur ne remarqua pas l’expression douloureuse des
traits du vieillard, et il continua :
— Sa Majesté l’cmpercur vous rend votre liberté, monsieur
Muller... Je viens d’apprendre ce que j’ignorais. Votre histoire,
O44 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
Vhistoire de votre sublime dévouement, votre grandeur d’ame, nous
était déja connue. Laissé libre de vivre 4 votre guise, en vertu
d’ordres supérieurs, vous avez toujours voulu partager les travaux
de vos compagnons d’infortune. Depuis longtemps je vous avais ac-
cordé mon estime, aujourd’hui cette estime s’est transformée en
admiration.
Muller ne ]’écoutait pas, 11 murmurait :
— Sa Majesté l’empereur me fait grace! Allons ! il faut obéir. Je
remercie Sa Majesté, Excellence !
Et il ajoutait plus bas:
— Oh! Wladimir, 4me débonnaire et simple, si tu savais quel
~mal tu me fais? Mais pourquoi l’expiation terrestre cesse-t-lle?
Celle d’en haut ne s’en aggravera-t-elle point?
Le gouverneur ne l’entendit pas.
— Que dites-vous, monsieur Muller? demanda-t-il.
Muller répondit humbicment :
— Je suis indigne des bontés de Votre Excellence.
— Je vous enléve immédiatement, monsieur Muller, dit le
général. Votre appartement est prét au palais du gouvernemcat.
Vous me ferez l’honneur de monter dans ma voiture ! Si vous voulez
rentrer chez vous et changer de costume, je vous attendrai ici.
Muller répondit en souriant avec tristesse :
— Je n’ai pas d’autres vétements! C’est mon costume des di-
manches, l’uniforme des colons! Je n’avais pas le droit d’en porter
d’autres. Que Votre Excellence m’excuse, j’irai 4 pied en ville, ¢t...
— Non! non! interrompit vivement le général, le costume im-
porte peu, vous monterez comme vous étes.
Il lui indiqua du geste la voiture.
— Veuillez monter, monsieur Muller, dit-il avec courtoisie.
Muller, aprés avoir enveloppé d’un dernier regard sa cabane
silencieuse, et la ligne de sapins visible a l’horizon, obéit 4 |
gracicuse injonction du général. La voiture partit dans la diret-
tion d’Irkoutsk. Sur le seuil des maisons, les exilés, bouches béat-
tes, regardaient ce colon assis céte a céte avec le chef supréme du
pays. (
Quand les derniéres maisons de Pokroff eurent été dépassées,
le gouverneur tira de sa poche un volumineux paquet et dit 4
Muller : |
— Voici des lettres et des papiers que le ministre m’a envoyés
pour vous. Vous n’aviez pas, depuis longtemps, regu de nouvelles
‘des vétres. Nous avons une heure avant d’étre rendus au palais. Je
vous pric de me traiter en ami, et de lire votre correspondance.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 915
Et comme Muller, ému de tant de courtoisie, voulait répondre
par un refus.
— Cette journée sera trés-occupée, dit le gouverneur, il vous
faudra recevoir bien du monde, répondre 4 bien des questions.
Tous les fonctionnaires et tous les habitants d’Irkoutsk s’apprétent a
vous faire féte. Je vous en prie donc, lisez. Voici une lettre de la
comtesse Lanine, que la femme de mon ami Wladimir me prie de
vous remettre.
— De la comtesse Lanine! dit Muller dont les traits s’éclairérent
pour un instant. Oh! donnez, Excellence, et permettez-moi de pro-
fiter de votre permission.
Le gouverneur lui tendit la lettre, Muller ne défit pas le paquet
qui était sur ses genoux, mais décacheta promptement la lettre de
Tatiana. Le gouverneur détourna la téte.
« Je vous connais si bien, mon vieil ami, disait Tatiana, que je
vous écris cette lettre surtout pour vous affirmer que Wladimir n’est
pour rien dans la décision miséricordieuse de notre auguste maitre.
Suivant d’ailleurs en cela mes conseils, il s ‘est intordit de demander
votre grace ; mais il nous a été difficile, 4 moi comme 4 lui, dene pas
parler de votre dévouement sublime, de ne pas vous défendre quand
on vous attaquait, de ne pas, enfin, raconter votre histoire. Votre
déposition, le procés de mon mari et le vétre, ont émotionné
tout Saint-Pétersbourg. S. M. l’empereur, vous le comprenez, n’a
pu ignorer cette affaire. Vous savez que sa justice n’a d’égale que
sa bonté. Notre souverain ayant appris les faits, nulle personne au
monde ne pouvait plus l'empécher de signer votre grace. Personne
n’a intercédé pour vous, je vous le jure; c’est l’empereur qui,
spontanément, vous a accordé votre liberté.
« Vous avez toujours eu confiance, Muller, en la sincérité de mes
sentiments. Je le sais et j’en suis fiére. Eh bien! croyez-moi, l’expia-
tion est suffisante. Vous, invincible, vous vous étes déclaré vaincu;
incrédule, vous étes devenu croyant ; les espérances de votre esprit
et de votre 4me ne se sont pas réalisées, vous avez souffert, et ces
souffrances ont été l’expiation de vos fautes. La justice des hommes
se déclare satisfaite : celle de Dieu le sera aussi. Vivez en paix, Mul-
ler, votre vieillesse peut encore étre heureuse. »
Les lévres de Muller murmurérent involontairement :
— Elle croit cela! Heareux!... moi!!
« Maintenant, continuait Tatania, permettez-moi de vous parler
de nous, car je me flatte que vaus vous intéressez encore a mon
mari ef a mol. )
946 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
« Grace & vous, Muller, mon mari est combié d’honneurs. Son
acquittement a été un triomphe! Mais Wladimir est fatigué de la
vie active! Il n’a pas donné sa démission, car on ne quitte pas le
service, quand on a l’honneur d’étre aide de camp de l’empereur ;
mais il a refusé toute mission active. Il n’a plus de souci et se pré-
tend heureux ; lest-il en réalité? je Yignore. Il a beaucoup vieilli,
moi aussi; je suis devenue laide, et je songe 4 la mort. Je voudrais
mourir, non pas parce que je ne suis plus belle, mais parce que je
ne vois plus de but 4 la vie : nous avons unc tranquillité mono-
tone qui m’engourdit.
« J’ai marié cet hiver ma fille 4 un brave jeune homme de mes
parents, le prince Moloteff; ’empereur a nommé mon gendre son
aide de camp. Le prince adore Alexandra; je crois qu’ils seront heu-
reux. Ils demeurent 4 Saint-Pétersbourg; Wladimir et moi vivons
a la campagne.
« Je ne sais ce qu’est devenue Louise, ct ccla m’intéresse peu.
Akouline lvanowa cst morte l'année passéc, sans avoir revu son fils,
qui a disparu.
« Je crois que c’est la derniére fois que je vous écris, Muller; je
n’al plus rien & vous dire sur cette terre. Nous nous retrouverons
dans ’éternité. Adieu!
« TATIANA. »
Muller laissa retomber la lettre sur ses genoux et songea quelques
instants, puis il toucha respectucuscment du doigt le bras du gov-
verneur.
— Excellence, dit-il, me permettez-vous d’habiter ma cabane,
quoique gracié, ct de vivre de la méme existence?...
— Quelle folie! interrompit le général. A quel propos cette ques-
tion?
— Que voulez-vous que je fasse dans ce monde, seul, vieux et
pauvre? Laissez-moi..
Le gouverneur Vinterrompit une deuxiéme fois, ct lui indiquant
du doigt le paquet que Muller n’avait pas ouvert, i] lui dit :
— Vous n’avez pas lu toute votre correspondance. Je vous répon-
drai quand vous l’aurez achevée.
— Que peut-elle m’apprendre ? Je ne connais plus personne... Mais
puisque vous l’exigez, soit!
Muller défit le paquet. Une liasse de valeurs, de traites, de billets
de banque, de titres de rente apparurent a ses yeux; il haussa les
épaules.
— Ah! dit-il, la générosité du gouvernement est grande; c'est
ma fortune qui m’est rendue... N’est-ce pas, Excellence?
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 947
Le gouverneur éfonné et quelque peu froissé de cette froideur,
répondit : . og : os
~—- Qui, Sa Majesté l’empereur a daigné erdonner que tout vous
fit restitué. a ay oe -
— Oh! je rends: grace de tout cceur. 4 Sa Majesté pour sa haute
et magnanime clémence; mais cette fortune; & quoi me servira-
t-elle et que puis-je- en faire? i: a -
— Du bien! dit le gouverneur. C’est un noble emplioi...
— Du bien ! interrompit amérement Muller, cela est difficile, et
V’'aumone est parfois une mauvaise action. Pour faire le bien, il fau-
drait que je recommencasse 4 étudier les hommes. Or, le courage
et la volonté me manquent pour faire cela. J'ai été trop abusé.
Nimporte, Excellence! Je vous prie de vous charger de transmet-
tre 4 notre magnanime souverain mes humbles actions de grace,
et...
Tout 4 coup Muller s’arréta ; tout en parlant il avait ouvert la
lettre qui accompagnait les valeurs, et qui émanait du ministére de
Vintérieur. Il l’'approcha vivement de ses yeux, lut avec avidité et
la laissa retomber en criant : . 9
— Ivan! mon dernier ami! mort! Ah! la mort! Ja mort! quand
viendra-t-elle donc pour moi?
Le gouverneur, respectant cette douleur, gardait le silence.
— lest mort, murmura Muller, le jour de lattaque du convol
qui me transportait ici; il est mort pour moi.
Et il demanda au gouverneur, d’un ton presque impérieux : -
— Comment cela est-il arrivé?
— Le rapport que j’ai recu m’a appris que pendant que vous
obéissicz avec tant de noblesse et d’abnégation a la loi qui vous avait.
frappé, en refusant de vous enfuir, les quatre Cosaques de l'escorte
étant allés chercher du renfort, étaient retournés dans la forét ou
avait eu lieu l’attaque, et avaient retrouver bientét la trace des
fugitifs. Ivan fut tué dans I’escarmouche, Dakouss repris,. jugé et
condamné aux travaux forcés 4 perpétuité. C’est grace aux paplers
trouvés ‘sur lecorps de votre.vieux compagnon qu’on est parvenu
a reconstituer votre fortune. — : |
— Brave Ivan! murmura-Muller. Oui, Fe a raison : quand ne
devient vieux et isoké, on s’engourdit et l’on n’attend plus que la
mort. C’était un honnéte homme, celui-la !
Tout 4 coup Muller tressaillit. :
— Oh! Je nabab ! Le nabab, que j’oubliais, et qui souffre pour
moi! | ns
Le gouverneur continua -
948, -FONCTIONNAIRES ET UOYARDS.
— Les papiers dont lvan Kolok était porteur furent transmis par
voie légale 4 la chancellerie du ministére de l’intérieur.
Muller l’interrompit soudain, et, lui étreignant avec force le bras:
— Ainsi, demanda-t-il, je suis libre?
— Certainement, répondit le fonctionnaire un peu étonné.
— Libre d’aller ou il me plaira?
— Vous pouvez retourner demain 4 Saint-Pétersbourg, si tel est
votre bon plaisir.
— Si cependant je voulais aller en Chine? Puis-je le faire?
_ — En Chine? )
— En Chine, dans |'Inde, peu importe ; si je voulais traverser le
lac Baikal et franchir la frontiére, m’y autoriseriez-vous?
_ — L’empereur vous a accordé grace pleine et entiére! Vous étes
libre, je vous le répéte. Je vous donnerai vos passeports pour tel
endroit qu’il vous plaira de choisir.
Le front de Muller rayonna et un soupir de soulagement s¢é-
chappa de sa poitrine. :
— Ah! dit-il, j'ai donc encore un but dans la vie. Je puis encore
attendre, espérer, souffrir. Merci, Excellence. Je me propose de tra-
verser le Baikal, de me rendre 4 Schang-Hai et de 1a dans I'Inde. Je
désire partir demain. Votre Excellence peut-elle me mettre méme
d’exécuter ce trajet?
— Certainement! dit le général; mais vous savez que pour tra-
verser la Mantchourie..., les dangers de toute sorte...
— Ah! Votre Excellence oublie que j’ai été roi du pays... D’ailleurs
faire le tour le monde, c’est trop long, je suis vieux... et l'autre
aussi. Je n’ai pas Je temps d’attendre. J’irai 4 cheval jusqu’au Pei-ho,
de la je rejoindrai la mer, et j’espére en deux mois étre a Cadoupoure.
Je supplic Votre Excellence de faire ce que je lui demande.
— C’est bien! répondit le gouverneur, que votre volonté soit
faite.
La voiture entrait dans Irkoutsk.
— Que Dieu vous récompense! dit Muller; merci Excellence, me
voici & vos ordres.
Sur le perron du palais Kouznetzoff, qui, comme nous l’avons dit
dans la premiére partie de cet ouvrage, sert d'habitation aux got-
verneurs généraux de la Sibérie orientale, une foule de fonctionnat-
res, d’officiers, de marchands attendait le fameux colon, !’ex-roi
des galériens, dont le nom était dans toutes les bouches.
Quand la voiture entra dans la cour, tout le monde se décourrl
avec respect, et quelques-uns criérent :
— Vive l’empereur! Vive le gouverneur! Vive Muller!
— Oh! la justice des hommes! murmura Muller en descendan!
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 949
péniblement de voiture; jadis ils me haissaient sans raison! J’ai
ravagé leur pays pour me venger. Pourquoi m’acclament-ils aujour-
d’hui, et qu’y a-t-il de commun entre cux et moi?
XXXI
LES DEUX NABABS.
Un fakir dormait au pied d’un arbre qui couvrait de sa verdure
sombre le portail d’une pagode. Au loin, Ja forét murmurait; dans
le fond, les démes de la ville de Cadoupoure étincelaient au soleil,
dont les rayons rendaient plus blanches encore les pierres blanches
de la muraille d’enceinte.
I] était huit heures du soir; une légére brise venait de rafratchir
air, les feuilles des arbres faisaient entendre un léger murmure,
et la jungle, qui commencait & jaunir derriére la pagode, avait des
ondulations chatoyantes.
Le fakir dormait profondément. C’était un vieillard; des cheveux
blancs encadraient son visage have; bronzé par le soleil, son corps,
amaigri par les jetnes et les macérations, apparaissait 4 travers les
haillons dont il était couvert. L’ombre de l’arbre avait attiré quel-
ques moustiques qui le piquaient en bourdonnant, sans parvenir
cependant 4 interrompre son sommeil.
Dans le lointain, au milieu d’une prairie qui touchait presque
aux murs de Cadoupoure, quelques vaches broutaient l’herbe
jaunatre, et sur une colline qui dominait cette prairie, un pasteur
suivait de ]’ccil tous les mouvements des animaux sacrés.
La route de Calcutta 4 Cadoupoure passait a cdté de la pagode, et
traversait la forét et la prairie.
Un vieillard suivait cette route 4 cheval. M sortait de la forét et
approchait de la pagode. Il était, comme le fakir, véty de haillons;
comme le fakir, il avait de longs cheveux blancs qui flottaient au
vent; ses traits étaient plus pales, mais non moins amaigris. Le
vieillard avancait lentement; il fut bientét au pied de |’arbre ou
dormait le moine mendiant. Il n’est pas rare, en voyageant dans
Inde, de rencontrer des hommes dormant au pied des arbres; et
cependant le deuxi¢me vieillard, en apercevant le dormeur, arréta
court son cheval, descendit, ct, tout en tenant la bride, s’approcha
de la pagode.
Le bruit qu'il fit n’interrompit pas le sommeil du fakir; le
950 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
vieillard put l’examiner avec une attention soutenue et minu-
tieuse.
— Enfin! dit-il. Oui, c’est bien iui!
Il s’agenouilla sur l’herbe et murmura:
— 0 mon Dieu! merci!... il n’est pas mort!... et vous me don-
nez encore cette supréme consolation!... L’émotion pure que j'é-
prouve me réconcilie avec moi-méme. M’auriez-vous pardonné,
Seigneur, et aurait-elle raison?
Il se leva, s’approcha du fakir, et, lui touchant l’épaule, le ré-
veilla. Le dormeur ouvrit les yeux. Alors le vieillard se prosterna 4
terre et murmura :
— Sahib... me voici!
Le fakir, réveillé brusquement, ne vit que des haillons et une
chevelure blanche qui balayait la terre 4 ses pieds. Aussi demanda-
t-il, avec quelque étonnement :
— Qui es-tu? et pourquoi accordes-tu tant de respect 4 un misé-
rable mendiant?
. Alors le vieillard releva sa figure inondée de larmes et répondit:
— Je suis devenu si vieux que tu ne me reconnais pas, Sahib!
A l’accent de cette voix, le fakir se dressa sur ses pieds, releva
le vieillard d’un brusque mouvement, et s’écria :
— Muller!... Toi... ici!. . Embrasse-moi, mon ami, et graces
te soient rendues d’étre revenu!
Les deux vieillards se précipitérent dans les bras ’'un de l'autre.
—- Puisse Brahma te récompenser comme tu le mérites, Maller,
disait le fakir, de t’étre souvenu, dans ta belle patric, de ton ami
indien!
— Puisse le Dieu tout-puissant donner 4 ton ame une félicité
éternelle, noble et grand roi, répondit Muller, pour avoir souffert
a cause de moi ce que tu parais avoir souffert!
Le fakir s’assit sur une pierre sculptée d'une facon bizarre, qui
formait la premiére marche du parvis dela pagode, et attira Muller
auprés de lui.
— Assieds-toi 1a, ami, dit-il, et parle-moi de ton pays, du voyage
que. tu as fait!
{| passa la main sur‘la barbe blanche. de Muller.
—- Tes traits sont amaigris, tes yeux brillent d'un éclat maladif,
la neige est dans ta chevelure. N’aurais-tu pas trouvé en Europe ce
que tu cherchais, ou bien est-ce le voyage qui t’a ainsi fatigué?...
Parte-moi, ajouta-t-il avec tendresse.
— Sahib, je reviens 4 toi le coeur brisé; je viens mourir ici! Ce
n'est pas la fatigue du voyage qui a fait de Moi, en cing ans, ua
-FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 954
vieillard; cependant j’ai traversé 4 cheval la terre des Herbes et
1a Mantchourie chinoise; j’ai descendu le Pei-ho en jonque, la mer
de Chine et l’Océan indien en bateau 4 vapeur, et je viens de
Calcutta a cheval; et il s’est écoulé quatre mois 4 peine depuis que
j'ai quitté les rives du lac Baikal. .
— Tu as traversé ce pays scul! On net’a pas attaqué?
— Non, je connais tous ces pays; les brigands me respectent :
jétais leur chef jadis. Les populations paistbles me suivaient des
yeux avec effroi. Non, ce n’est pas la fatigue de ce voyage, le der-
nier souvenir agréable que j’emporterai dans la tombe, qui m’a
renducomme tu mevois : c’est la douleur, Sahib! J’ai vécu soixante
ans sur cette terre, jai réfléchi pendant quarante ans. Pendant
quarante ans, j’al mesuré la distance du connu 4 l’inconnu. Pen-
dant quarante ans, j’ai révé de transformer I'existence sociale des
hommes, que je croyais connaitre, et leurs croyances, dont, orgueil-
leux insensé que j’étais ! je croyais avoir découvert labsurdité. Je
méprisais les lois ct appelais superstition toutes les religions: je
me suis trompé, je ai reconnu la-bas. Je meurs de cela, Sahib.
Donne-moi un coin de terre ou je puisse pleurer, demander grace
4 Dieu, et finir dans l’oubli ma carriére, trop longue pour le mal
que j’ai fait sur la terre.
— Sahib, répondit le fakir, tout ce que tu possédais i ici est tou-
jours A toi... puisque tu es revenu, et que je crois redevenir nabab
de Cadoupoure.
— Dis-moi, Sahib, demanda Muller, et toi, as-tu beaucoup souf-
fert?
— Je t’attendais, je priais, et je menais unc vie agréable 4 Brahma.
Non, je n’ai pas souffert.
Les traits de Muller s’assombrirent.
— Ah! dit-il, cette existence ascétique est de ton goat?
Et il murmura: 1
— Egoisme! partout égoisme !
Le nabab répondit :
—Non... J’aurais mieux aimé étre assis sur mon tréne et gou-
verner mes sujets 4 la plus grande gloire de Brahma. Bien des fois
j'ai soupiré en contemplant lés domes de mon palais. Mais, @ ton
souvenir, je refoulais tout regret dans le fond de mon cceur:
« Je paye ma dette, me disais-je; jo fais cela pour celui qui a
sauvé mon royaume et qui m’a rendu bon. »
— Et, demanda Muller, tu n’as recu aucunes nouvelles de. l*Ku-
rope? On ne t’a‘pas parté de ma condamnation? |
952 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
— Non. Je t’attendais.
Muller se leva et se prosterna :
— Nabab, dit-il, tuas un grand ceeur.
Le fakir le regarda avec étonnement :
— Voici deux fois, dit-il, que tu me prodigues ces signes er-
térieurs de respect que tu blamais jadis avec tant de rudesse.
- Muller sourit:
— Je vivais dans l’erreur. Je prosterne devant ton Ame, qui est
pure, la mienne, qui est souillée; puis je te salue, parce que tues
roi et que je ne suis rien, que tu représentes Dieu sur la terre.
Jhumilie mon orgueil.
— Oh! Muller, dit lenabab, que tu as changé!
— Sahib, demanda alors Muller, voudrais-tu encore m’accorder
Vhospitalité?
— Certes, ta question m’étonne.
— Tu n’es pas 4 Cadoupoure?
— Oh! j’y serai ce soir. Nous avons deux heures de marche.
Muller cut un sourire énigmatique:
— Tu espéres coucher cette nuit dans ton palais?
— Certes! Mon fils, qui gouverne le royaume depuis quatre at-
nées, ct qui le gouverne bien, car j’ai interrogé parfois les vor
geurs dans la vallée, ne s’attend plus 4 me revoir aujourd’bui. £
songe avec bonheur a sa joie.
Muller fronga les sourcils et dit en se levant:
— Ainsi tu veux te rendre 4 Cadoupoure?
— Qui, tout de suite. J'ai hate, méme, je te l’avoue, de repostt
"mon corps des privations de toutes sortes que j’ai endurées. J'ai a
compli mon veeu, et j’ai le avout de me réjouir.
Muller dit :
— C'est bien! Allons!
Il amena son cheval devant le nabab de Cadoupoure, et dit:
— Daigne monter, Sahib, je te conduirai par la bride.
— Non, dit le nabab. Monte, je marcherai & tes cOtés. Tu vet
de faire un long voyage.
Muller secoua la téte:
— Je ne saurais étre 4 cheval, te voyant & pied. Tu es roi.
— Nous marcherons céte a céte.
| —— Monte, Sahib, je t’en prie! Deux vieillards conduisan! w
cheval pourraient exciter le rire.
. - == Que ta volonté soit faite!
Le nabab monta le cheval que Muller saisit par Ja bride. Les deus
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 955
vieillards se dirigérent vers la ville, dont les murailles se teintaient
de rose aux rayons du soleil couchant.
Ils cheminaient pensifs et silencieux. La route était inégale, et les
haillons du nabab frdélérent souvent les haillons et les cheveux
blancs de Muller. La ville devenait de plus en plus visible, et le
front de Muller se rembrunissait de plus en plus.
Ils passérent bientét auprés du pdatre assis sur une éminence,
surveillant.ses animaux sacrés, et qui, a l’aspect des deux vieil-
lards, se leva avec respect; puis, reconnaissant un fakir a ses
vétements délabrés et 4 ses traits amaigris, le patre se prosterna.
— Sahib, dit Muller, veux-tu me permettre d’envoyer cet homme
4 Cadoupoure, avertir ton fils de ton retour?
Le nabab regarda Muller avec étonnement.
— Pour quoi faire? Mon fils m’attend tous les jours. En quittant
mon palais, je lui ai dit : « Je ne m’éloigne pas, et tu dois m’at-
tendre! » |
Muller répondit :
— Je t’en prie, Sahib, permets-moi d’envoyer cet homme.
— La volonté d'un hote est sacrée, répondit le nabab. Fais a ta
guise.
Et, comprenant ce qui se passait dans l’Ame de Muller, il ajouta
avec reproche : )
— Tes malheurs t’ont rendu méfiant.
— Brave patre, dit Muller sans répondre au nabab, .va-t’en de-
vant nous, et annonce au nabab de Cadoupoure que son pére te suit
et qu’il ait 4 le recevoir. Tel est ordre de Vishnou. Va!
Le patre se releva, et, aprés avoir placé sa main sur sa téte, en
signe d’obéissance, se dirigea en courant vers la ville. |
Le nabad et Muller continuérent lentement leur chemin. Ils sui-
virent de |'ceil la course du patre, qu’ils virent disparaitre sous la
volte d’une des portes dont ils n’étaient eux-mémes séparés que de
cing cents pas.
Le nabab, a son tour, était devenu sombre; son ceil investigateur
et quelque peu anxieux semblait vouloir percer le mur d’enceinte,
tant il le regardait avec fixité. Involontairement il retint son che-
val, qui ralentit le pas.
Les vieillards étaient presque devant le pont-levis. Tout 4 coup,
des soldats de la garde du nabab apparurent sur la muraille. On
entendit un bruit de fer, de chevaux, des cris, dans l’intérieur de
la ville.
Muller eut un sourire triste.
954 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS,
Le nabab toucha légérement les flancs de sa monture, qui
s’avanca sur le pont-levis. Muller: murmura :
— Autant finir ainsi. Ils vont nous tuer comme imposteurs.
Il suivit le nabab. La grand’rue de Cadoupoure était pleine de
monde. Des soldats arrivaient précipitamment pour se former en
haie. Dans le fond se montrérent Jes murailles blanches du palas
du nabab. Un éléphant richement caparagonné apparut au bout de
la rue, sortant du palais et se dirigeant vers la porte. Une suite
nombreuse |’escortait.
Le nabab, suivi par Muller, dirigea son cheval du cdté du pa
lais. La foule s’écartait respectueusement devant le fakir, sans re
connaitre le roi. |
L’éléphant et le cheval furent bientdt face & face. Alors un jeuue
homme, magnifiquement vétu, qui s’avan¢cait a cété de l’éléphant.
se prosterna, le front dans la poussiére, aux pieds du fakir, en
criant:
— Gloire 4 Brahma! Vous nous étes rendu, mon pére!
Et Muller dit :
— Qui, il y a des honnétes gens!
Il faisait une chaleur ardente; un ciel d’airain pesait sur la terre.
Les habitants de Cadoupoure étaient rentrés dans leurs maisons,
car la température était trop étouffante, méme pour eux. La ville
semblait enterrée en pleine lumiére, et ce deuil lumineur faisait
peine a voir.
Dans le jardin du palais du nabab, vingt jours aprés le retour de
Dowgal-Sahib, Muller, couché sous une tente placée au fond d'un
bosquet, venait de s’endormir. Le nabab, son fils, un brahmine ¢-
Iébre par sa science, et un médecin mandé en toute hate de Cal
cutta, causaient 4 voix basse a cété de la natte sur laquelle nolre
héros était couché.
— Ainsi, demandait le nabab au médecin anglais, il n’y a plus
d’espoir?
—- Aucun, seigneur, répondit le médecin. Je vous l’ai déja a
noncé; mais votre esprit semble-se refuser & croire mes paroles.
Malheureusement, ici, la science ne peut se tromper. Cet homme
vient, comme vous l’avez dit, d’accomplir un voyage immense. L'2f-
faissement graduel auquel nous assistons est le résultat d’un travail
de la nature qui devait fatalement se produire. Toutes ses forces
vitales que, par un effort prodigieux de volonté, il a fait fonctiot-
ner, pendant un certain laps de temps, au profit d’une tentative
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 955
qui dépassait les conditions réguliéres de l’activité dont il pouvait
encore disposer, l’abandonnent maintenant. I] est usé par l’dge,
et il a dépensé en trois mois la quantité totale de vie qui pouvait
encore soutenir son corps pendant quelques années. ;
— Ainsi, c’est fini! murmura le nabab... Je n’aurai revu cet
homme, que j’aimais et que j’estimais, que pour le perdre pour
toujours!
Le médecin ne répondit pas.
— Médecin ! insista le nabab, dis-moi combien de temps crois-tu
qu'il lui reste encore 4 vivre?
— Cette chaleur torride lui est fatale; elle lui enléve toutes ses
forces. C’est son dernier sommeil... Avant qu’il ne s’endorme j'ai
consulté son pouls, et j’y ai constaté un affaiblissement qui se
produit avec une rapidité de mauvais augure. Je crois qu'il se
réveillera encore, prononcera quelques mots, mais tout sera fini.
— Qh! murmura le nabab, si vite?
— Avant le coucher du soleil, répondit le docteur, 11 aura*cess¢
d’exister; il est impossible qu’il en soit autrement. L’angoisse su-
préme, dernier sentiment humain a approche de la mort, le ré-
veillera encore, je le crois... De cela toutefois je ne suis pas sur:
il peut mourir sans reprendre connaissance.
Le médecin fut interrompu par un profond soupir de Muller qui
se leva tout 4 coup sur son séant et agita ses mains.
— L’agonie! murmura le médecin.
Et il s’approcha du malade suivi des trois Indiens.
Les cheveux de Muller étaient collés sur ses tempes, ses yeux
fixes, brillants de fiévre,. et agrandis par l’angoisse, avatent une
expression d’épouvante indicible; une sueur abondante découlait le
long de son visage contracté. Tout son corps frémuit et il mur-
mura: .
— La voila... elle approche... Je Ja sens qui monte... monte..
qui m‘étreint 4 la gorge. Mort, que je méprisais autrefois et qui
m’épouvante aujourd’hui, je t’apercois !
— Le délire? demanda le nabab 4 voix basse au médecin.
— Non! le délire est impossible; il est trop faible pour l’avoir,
il mourra en pleine possession de lui-méme.
Muller se tourna vers le nabab, lui tendit la main, Ja serra fai-
blement et dit :
— Merci, mon roi, d’étre venu. Je vais mourir, je le sens... Je
fus un criminel et un incrédule, je reconnais toutes mes erreurs.
Dans mon orgueil, j’ai cru pendant quarante années que la puis-
956 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.
sance d’un raisonnement était au-dessus des croyances de tous les
hommes. Seigneur, j’ai péché!
Il se frappa la poitrine :
— J’ai péché en pensée, en paroles, en actions! Pardonnez-moi,
Seigneur, d’avoir méconnu votre sagesse. Ecoutez encore, mon roi!
J’ai révé pendant quarante ans Je renversement de |’édifice social:
je ne connaissais pas l’humanité. J’ai péché en cela! Seigneor.
pardonnez-moi mon orgueil. J'ai essayé de fonder une société
nouvelle assise sur les bases de l’égalité et du mérite absolu : il
fallait des archanges 14 ot je n’ai trouvé que des hommes. Set
gneur, pardonnez-moi mon aveuglement! J’ai conspiré contre mon
souverain qui m’a comblé de bontés et de graces. J’ai blasphémé ton
saint nom, Seigneur, toi qui m’as donné l’intelligence et le courage.
J’ai commis des crimes et tu ne m’as pas foudroyé. Seigneur, je
me repens et je m’humilie devant toi. Je n'ai pas de prétre pour
me servir d’intermédiaire, Seigneur, je prie un de tes oints, un
rol...
Le nabab ne comprenait rien aux paroles de Muller ; il se pencha
vers le moribond et lui dit d’une voix émue :
— Calme-toi, ami, nous sommes tous autour de toi; si ton dme
doit quitter ton corps, nous l’accompagnerons de nos priéres dans
les sphéres célestes.
— N’est-ce pas, roi? tu prieras pour moi. Tu n’es pas chrétien,
mais Dieu t’a placé plus prés de son tréne que moi qui ne fus qu'un
rebelle. |
Le médecin dit au brahmine :
— Ce ne peut étre le délire ; ce vieillard a dd étre un homme su-
périeur, il prononce des paroles...
— Je comprends cet homme, répondit le brahmine.
Muller, dont la voix s’affaiblissait, disait maintenant :
— J'ai voulu expier mes crimes ici-bas. J’ai travaillé a la terre
de mes mains. Je me suis humilié devant les hommes et devant
Dieu. J’ai voulu éprouver des douleurs physiques : je connaissais
la souffrance morale.
Il parlait par saccades et son corps fléchissait.
— Ils ne l’ont pas voulu, ils ont été bons, ils m’ont fait grace.
Elle dit que j’ai assez souffert... peut-étre... Je n'ai jamais connu
V’amour, on ne m’a jamais aimé; ]’ambition, les réves!... Quand
les miens furent détruits, ce fut horrible. Oh! que j’ai souffert.
{l se redressa encore.
FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 957
— Qui... mais pas assez. Je me repens, je confesse mes crimes.
J’ai voulu sonder les intentions de Dieu... et j’ai été brisé.
Son ceil se dirigea vers le nabab et Janga un éclair.
— Je n’ai pas peur, lui dit-il... Ne le croyez pas; si j’ai mérité
le chatiment éternel... je suis prét... mais il est permis 4 un
homme d’éprouver quelque anxiété au moment de se trouver face
a face avec Dieu. Nabab Dowgall Sahib, crois-tu que mes crimes me
seront remis?
Le nabab ne répondit rien ; il pleurait et évitait, ne sachant que
dire, l’ceil du moribond qui se glacait en se fixant sur lui.
Alors, aprés avoir réfléchi, le bramine éleva la voix :
— Je ne sais quel est ton Dieu, étranger? dit-il : le mien t’aurait
pardonné. Tu as souffert, n’est-ce pas?
— Oh! ou! :
Le brahmine abaissa majestueusement, a deux reprises, sa téte
sur sa poitrine.
— Merci, dit Muller.
Ses yeux s’ouvrirent démesurément; son corps eut un tressail-
lement supréme; il cria d’une voix vibrante :
— Me voici! mon Dieu!
Puis il poussa un profond soupir, tomba 4 la renverse et expira
sur le coussin que le nabab de Cadoupoure soutenait de son bras.
Prince Josepa Lupomrsky.
40 Seprexpre 1875. a 62
LE CONGRES INTERNATIONAL
ET L’EXPOSITION
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES
Aujourd’hui, en France, la géographie et toutes ses dépendances :
les voyages, la colonisation, les découvertes, ne sont plus l’apanage
exclusif d’un petit nombre d’adeptes. Sur ce point, du moins, la
France a compris la rude lecon que lui a donnée la guerre de 1870.
Des sociétés de géographie se sont organisées 4 Lyon, 4 Bordeaux,
4 Marseille, et, tandis qu’a Paris la Société de géographie a vu tri-
pler ses membres, un organe hebdomadaire de la géographiec
(’Explorateur), nouvellement créé, a déja pu recueillir un nombre
considérable d’abonnés et voit chaque jour croitre son impor-
tance. -
Les officiers de notre état-major, la brigade topographique, les
divers services du mimistére de la guerre, les savants et les géo-
graphes francais ont rivalisé de zéle au point que dans ces quatre
derniéres années, aucune autre nation, méme I’Allemagne, n'a
autant produit de cartes, de plans, de reliefs, de levés topographi-
ques, en un mot de travaux géographiques. L’enseignement de la
géographie a été non-seulement développé et -vulgarisé, mais encore
considérablement modifié; de tous cétés, des hommes intelligents
s’efforcent de transformer cet enseignement, de le rendre intéres-
sant et en quelque sorte vivant pour les éléves. Enfin, de tous cétés
aussi, nos compatriotes sont engagés ef vont s’engager dans des
explorations a la fois lointaines et périlleuses, et le public commence
& se passionner pour leurs entreprises. Ce grand mouvement en
avant dans le domaine des sciences géographiques vient de recevoir
une éclatante consécration par le Congrés et par |’Exposition inter-
nationale des sciences géographiques, auxquels a pris part l’élite du
LE CONGRES INTERNATIONAL DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 959
monde savant, et qui a réussi au dela de toutes les espérances de
ceux-la mémes qui les avaient organisés.
Ces deux grandes solennités scientifiques du congrés et de l’expo-
sition ne pouvaient pas passer inapergues pour les lecteurs du Cor-
respondant. M. le directeur a bien voulu me charger d’en rendre
compte ; ce n’est pas sans une certaine hésitation que j’ai accepté
cette tache, -rendue trés-difficile par l’extréme multiplicité et la
vaste étendue des matiéres que j’aurai 4 étudier. Je demanderai
tout d’abord la permission de faire connaitre en quelques lignes
dans quelles circonstances est né le premier congrés géographique,
quelle a été son organisation, son but et ses travanx, j’étudierai
ensuite l’exposition internationale de géographie. Il ne saurait
entrer dans mon intention de passer en revue tous les objets inté-
ressants qui ont été exposés; pour beaucoup, du reste, ma compé-
tence scrait tout a fait insuffisante. D'ailleurs un de mes honorables
confréres du Correspondant, plus savant que moi sur ces matiéres,
a déja parlé de l’exposition 4 un point de vue purement scientifi-
que. Je la considérerai, moi, surtout du cété pittoresque et artis-
tique; et sous le rapport de l’ethnographie, des raretés historiques
et bibliographiques. J’étudierai aussi une question qui, selon moi,
a un intérét capital : celle des méthodes employées par quelques-
uns de nos savants, et surtoul par les savants étrangers, pour
faire de la géographie une science populaire, attrayante, el 4 la
portée de tous. Telle est l’étendue de l’exposition, telle est la ri-
chesse des collections qui y ont été envoyées de tous les pays du
monde, que je pourrai; sans sortir de ce programme, remplir |
largement la place qui m’est accordée dans ce numéro du Corres-
pondant ; je réserverai pour un des numéros suivants l’étude des
travaux du Congrés. La aussi, je serai obligé de ne m’attacher qu’a
un des cétés de la question, et je rendrai surtout compte des ré-
cits de magnifiques voyages dans les régions les plus sauvages, les
plus inaccessibles, les plus inconnaes du globe, que nous ont faits
des voyageurs, célébres entre tous, qui, de toutes les parties du
monde s’étaient donné rendez-vous 4 notre Congrés géographique.
C’est & Anvers qu’a été tenu le premier congrés international
des sciences géographiques. En 1874, cette ville ayant décidé
Vérection d'un monument a deux de ses plus anciens, et en méme
temps de ses plus grands et plus célébres géographes, Ortelius
et Mercator, quelques hommes d’élite, a la téte desquels se trou-
vaient M. de Ruelens, conservateur de la Bibliothéque, concuren
la pensée de rchausser |’éclat de cette solennité « en appelant aux
pieds d’Ortclius et de Mercator tous ceux qui, dans le monde, se
sont fait un nom dans l’étude de la terre; les illustres voyageurs
960 LE CONGRES INTERNATIONAL
qui ont exploré des contrées encore inconnues, les créateurs de
grandes voics internationales et ceux mémes dont l'activité commer-
ciale établit sans cesse de nouvelles relations entre les peuples. »
L’idée de M. de Ruelens et de ses collégues fut accueillie avec un
extréme empressement par ceux auxquels ils s ‘adressaient et devint
l’origine du premier congrés, dont la présidence fat confi¢e a
M. de Hane Steenhuysen.
Le 44 aout 1874, les adhérents au congrés havens furent
solennellement recus 4 l’hdétel de ville et de la se rendirent en
corps 4 l’Académie royale des beaux arts, dont les salles avaient été
mises 4 la disposition du congrés et appropriées 4 son usage.
Suivant leurs gots et leurs aptitudes, les membres se répartirent
en trois sections (géographie, cosmographie, navigation et com-
merce, ethnographie), et les sujets, préparés le matin dans chaque
section, furent discutés l’aprés-midi dans les séances générales. Les
questions les plus diverses et les plus importantes furent abordées,
depuis celles qui sont purement scientifiques, telles que l’unité de
la race humaine, |’Atlantide de Platon, le voyage des anciens Phéni-
ciens autour de l’Afrique jusqu’a celles qui, aujourd’hui encore.
offrent l’intérét le plus vivant et le plus pratique, telles que l’adop-
tion universelle du systéme métrique, le percement de listhme de
Panama, existence d’une mer libre au pdle nord, la fertilisation
du Sahara, l’exploration de l’Afrique centrale, etc., etc. S. M. don
Pédre, empereur du Brésil, voulut bien honorer de sa présence
les séances du congrés d’Anvers, et notre patrie y fut fort brillam-
ment représentée par MM. d’Avezac, de Quatrefarges, Levasseur,
Malte-Brun, Maunoir, etc. Pendant toute la durée du congrés,
d’illustres voyageurs donnérent des conférences sur les voyages
qu’ils venaient de faire; c'est ainsi que notre trés-regretté compa-
triote, Francis Garnier, raconta au milieu du plus vif enthousiasme
quelques-unes des péripéties de la grande exploration du Mékong.
et annonca son départ pour ce nouveau voyage dans lequel il devait
peu de temps aprés trouver une mort glorieuse. Le congrés d’An-
vers décerna trois grandes médailles d’or ; la premiére au doctear
Livingstone ; la deuxiéme a M. Francis Garnier, et la troisiéme a M. de
Lesseps. Ainsi, & l’honneur de notre patrie, sur trois candidats
couronnés, deux étaient Francais. Le congrés d’Anvers avait una-
nimement résolu d’appeler Bosphore de Lesseps, l’isthme de Suez,
mais avec une extréme modestic, M. de Lesseps s’est dérobé a cet
honneur. Parmi les veux émis au congrés d’Anvers, nous remar-
querons celui de ’introduction, dans l’orthographe géographique,
d’un systéme phonétique universel; de |’adoption d’un méridien
commun pour les cartes routiéres maritimes, et d’une invitates
DES SGIENCES GEOGRAPHIQUES. 061
collective a tous les pays de favoriser les recherches sur la profondeur
des mers, sur la température de l’eau aux différentes profondeurs,
de la reconnaissance la plus formelle de la neutralité du canal
de Suez; d’un décret qui proclame la liberté des mers dans le sud
de l'Europe et par conséqucnt l’abolition du péage dans les Darda-
nelies et dans le Bosphare ; de l’adoption d’un systéme uniforme de
poids, de mesures, de monnaies et de jaugeage des navires en pre-
nant pour base le systéme métrique; de la mise en étude de l’im-
portante question de l’étendue des foréts et du reboisement, etc.
Quand vint le moment de se séparer, les membres du congrés
d’Anvers, frappés des grands résultats qu’avait donnés cette pre-
miére réunion, nommeérent un comité central auquel ils confiérent
la tache de se mettre en rapport avec d'autres pays, afin d’engager
lune ou l'autre de leurs villes 4 se charger du soin de continuer
lceuvre commencée en organisant la tenue d'un deuxiéme congrés |
de géographie. Le comité central se mit activement a ]’ceuvre, et,
aprés des offres 4 différentes capitales qui ne purent pas les accep-
ter, s'adressa & la Société de géographie de Paris. Ainsi que l’a
dit M. Maunoir, son infatigable ct tout dévoué secrétaire général, la
Société de géographie de Paris n’accepta pas sans hésitation Vhon-
nheur de réunir a Paris le deuxiéme congrés international des
sciences géographiques. Ses ressources étaient trop limitées, en effet,
pour préparer la réussite d’une solennité qui, dans la capitale de
la France, devait, sous peine de passer inapercue, prendre des pro-
portions considérables.
Toutefois, grace au zéle et 4 l’activité intelligente de quelques
personnes dévouées 4 la science, parmi lesquelles il convient de
citer le président de la Société de géographie, |’amiral la Ronciére
le Noury, le baron Reille et M. Maunoir, grace a J’appui moral
du chef de I’Ktat, aux subventions accordées par divers minis-
téres et méme par le conseil municipal de Paris, toutes les diffi-
cultés ont été vaincues et nous avons pu donner dans nos murs
Vhospitalité au deuxiéme congrés géographique, dont le succés a
été unanimement reconnu et proclamé. Les organisateurs de la
réunion d’Anvers avaient eu l’heureuse idée de placer a cété du
congrés une exposition générale de tous les objets qui se rattachent
4 la géographie. Bien que cette exposition, comme tout ce qui com-
mence, ait eu des proportions modestes, elle n’en réussit pas moins
trés-bien, et les organisateurs du Congrés de Paris ne manquérent
point de suivre en tout point initiative donnée 4.ce sujet par la
Belgique. Le plan primitif de l’exposition d’Anvers fut agrandi et
généralisé, et l’on se décida 4 admettre dans !’exposition de Paris
tout ce qui peut nous aider 4 faire connaitre la terre et ses habi-
962 LE CONGRES INTERNATIONAL
tants. Notre gouvernement a voulu affecter 4 l’exposition un local
digne des riches collections internationales qu’elle était destinée a
abriter : la salle des Etats, magnifiquement conditionnée pour re-
cevoir dans leur assembiée annuelle les grands corps politiques,
a été réservée aux séances du congrés; tout le pavillon de Flore,
la Terrasse du bord de l'eau, )Orangerie des Tuileries, ont été
mis & la disposition du commissariat général pour y installer les ob-
jets exposés.
L’exposition a été solenncllement ouverte le 15 juillet. Le chef
de |’Etat, un grand nombre de députés et de généraux, tout ce que
la France compte de plus célébre parmi les savants, ont tenu a y
assister dés le premier jour. Depuis ce moment les visiteurs n’ont
pas cessé d’y affluer, et le dimanche, ot un prix réduit mettait
l’entrée a la portée de toutes les bourses, il yen a eu de dix a onze
mille chaque fois. C’est qu’en dehors de la partie cartographique
et scientifique, exposition internationale des sciences géographi-
ques renferme de véritables trésors au point de vue pittoresque,
historique et artistique. Pour en rendre compte au lecteur, méme
dans les limites que nous nous sommes tracées, il faut procéder
méthodiquement ; nous demanderons la permission de prendre la
voice la plus simple, qui consiste 4 suivre l’ordre présenté par le
catalogue : les pays étrangers d’abord, ensuite l’exposition de la
France au palais des Tuileries, puis l’annexe de la bibliothéque
nationale, et enfin l’exposition de géographie commerciale. On ne
saurait étre trop reconnaissant 4 toutes les-puissances étrangéres,
spécialement 4 la Russie, 4 l’Autriche, 4 la Hongrie, aux Pays-Bas,
a la Suéde, 4 la Norwége et au Danemark, de l’extréme empresse-
ment qu’elles ont mis 4 répondre 4 l’appel qui leur a été adressé
par la France. Ces marques unanimes de sympathie que nous
avons recues en cette circonstance ont d’autant plus de prix, qu'll
faut bien le dire, nous n’avions pas été gatés par l’étranger depuis
notre malheureuse guerre de 1871. Toutes les grandes nations
d’Europe et quelques-unes d’Amérique ont voté des crédits considé-
rables pour couvrir les dépenses que |’exposition entrainerait pour
leurs nationaux,, et nous ont délégué des hommes: considérables
par leur position et par leur science, qui ont fait, avec une parfaile
urbanité ct, une complaisance inépuisable, les honneurs des salles
affectées au pays représenté par eux. |
La Russie, que nous trouvons la premiére sur le catalogue, est
aussi, sinon la premiére, gu moins une des premiéres par fa ve
riété, la multiplicité et I’intérét des objets exposés. Elie renferme
trois parties : exposition de la Russie proprément dite: l’expost-
tion du musée pédagogique de Saint-Pétersbourg, et l’exposition de
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 963
Vannexe russe, sur la terrasse du bord de l'eau. Les divers minis-
téres de la Russie, le service topographique, les gouverneurs de
province, et surtout la Société impériale de géographie russe, ont
rivalisé de zéle et d'ardeur pour réunir, dans l’exposition russe,
une collection aussi compléte que possible. Le géographe qui vient
voir cette exposition est frappé d’admiration devant les immenses
efforts que la Russie a faits pour les progrés de la géographic et
ses gigantesques travaux dans |’Asie centrale. Les études ont été
poussées si loin dans ce pays. il y a quelques années encore tout a
fait inconnu, que M. le colonel Bagdonowitch a pu présenter le
projet, réalisable dans un prochain avenir, d’un chemin de fer qui
traversera toute l’Asie centrale. Malgré leur trés-grande importance,
nous laisserons de coté les magnifiques travaux de topographie, de
nivellement, de géologie, d’exploration du général Soletof et de la
grande commission russe du Turkestan, du colonel Venioukof, de
MM. Tchenakowsky et Muller, de M. Micklouko Maklai, de M. Ogo-
rodnikow, etc., qui paraitraient sans doute beaucoup trop techni-
ques a nos lecteurs. Le trésor rapporté de Khiva, par M. le général
Kaufmann, les intéressera sans doute davantage. I] est composé de
colliers, de bracelets d’or, d’ornements pour les chevaux, de parures,
d’amulettes de toute sorte en or, en émail, en pierres précieuses, en
émeraudes, en rubis, en turquoises et en corail. Une seule des éme-
raudes placée au milieu de l'un des colliers a été évaluée & plus de
46,000 francs. Les bijoux de Khiva ont une valeur inappréciable
autant au point de vue artistique qu’au point de vue du prix intrin-
séque des pierreries : ils présentent un singulier mélange de |’art
indien, mauresque et persan, combiné avec un gout infini. Au mo-
ment ou les Russes arrivaient devant Khiva, le khan, se voyant trahi
par une partie de ses sujets et abandonné par les autres, envoya
Njerib-Pacha porter au général le trésor du Khiva comme présent et
comme gage de soumission. Le général Kaufmann l’offrit au tzar au
nom duquel il a été exposé. Cette salle de la Russie renferme aussi
une quantité de cartes et de manuscrits anciens trés-curieux ; bor-
nons-nous 4 signaler un plan de Moscou en 1616, donné par un
gentilhomme russe et édité par le géographe Isaac Mana: on y
représente I’entrée solennelle 4 Moscou de Marina Mnizeck, fiancée du
faux Démétrius.
Le musée pédagogique de Saint-Pétersbourg offre, au point de
vue: didactique, un intérét de premier ordre; on ne saurait trop
le désigner 4 l’attention de toutes les personnes chargées de |’en-
seignement de la géographie ou qui y prennent intérét; il ne faut
pas se le dissimuler, la géographie a été longtemps négligée en
France ; la faute en est beaucoup a |’aridité des méthodes d’ensei-
956 LE CONGRES INTERNATIONAL
gnement employées dans ces derniers temps : la géographie m était
guérc pour l’éléve qu’une sorte de répertoire dans lequel on entas-
sait nom propre sur nom propre; il ne se trouvait la aucun attrait
pour l’intelligence, mais seulement un long et pénible effort de mé-
moire. Ce n’est pas tout, si l’éléve était laborieux, s’il devenait fort
en géographie, si on arrivait 4 loger dans sa téte une sorte de cata-
logue sur lequel étaient classés exactement le nom des pays, des
provinces, des fleuves, des caps, etc., etc., 11 n’en restait pas moins
parfaitement ignorant de ce qu'il y a en somme de plus intéressant
dans la géographie : l’aspect général de la terre, la configuration
de ses montagnes, de ses grands fleuves, les moeurs des gens qui
’habitent, les grandes voies de communication des divers pays
entre eux, ctc., etc. La méthode professée par le musée pédago-
gique de Saint-Pétersbourg doit produire une véritable révolution
dans ce systéme : tout y est combiné pour parler a la fois 4 I'intel-
ligence et 4 imagination de !’éléve, pour Vinstruire en |’amusant
et en piquant sa curiosité; s'il est question d’un pays, en lui nom-
mant ce pays, on lui met immédiatement sous les yeux des petites
statuettes représentant l’habitant dans son costume national, des
vues de ses principaux habitants, des paysages pris sur différents
points de son territoire. Parle-t-on d’un des grands phénoménes de
la nature, tel que le simoun dans le désert, un tableau représen-
tera tout de suite 4 ’éléve une caravane surprise par ce terrible
fléau ; une lanterne magique projette sur les murs les cartes des
contrées de l’univers encadrées dans des types et des vues prises
dans ces contrées mémes. M. Poulikowky, colonel de l’armeée russe
et professcur au musée pédagogique de Saint-Pétersbourg, est venu
tui-méme a Paris faire les honneurs de son exposition. Nous avons
remarqué de lui un trés-beau projet d’atlas illustré. Nous avons eu
aussi a Paris M. Illine, le célébre éditcur russe, qui avait envoye
une quantité considérable de publications des plus intéressantes.
Pour !’artiste, pour le visiteur amateur, la partie la plus mle
ressante de ]’exposition russe est, je crois, celle qui est renfermé
dans le chalet construit sur la terrasse du bord de l'eau. On j
trouve une collection, sans pareille et sans précédent, de vues, de
photographies et de croquis de toutes les nations les moins con
nues, de la Russie, de la Sibérie, du Turkestan, de ]’Asie centrale,
du Thibet, du fleuve Amour, représentant les habitants de ces im-
menses régions, leurs costumes, leurs maisons, leurs intérieurs,
leurs armes, leurs instruments de travail, etc., etc. Un volume iD-
folio, les Peuples de la Russie, par M. de Pauly, offert au tzar 4
loccasion du jubilé millénaire de empire de. Russie, est véritable-
ment splendide. De trés-belles aquarelles dépeignent les bords da
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 965
Volga et la mer d’Oural; d’autres, plus intéressantes encore, nous
montrent l’expédition de Khiva marchant vers son ceuvre de con-
quéte a travers un pays abrupte, des tourmentes continuelles de
neige et des riviéres qui charrient d’énormes glacons. Grande a été
Yadmiration qu’ont inspirée les vainqueurs 4 ceux qu’ils ont vain-
cus a en juger par une lettre écrite tout derni¢rement par le khan
de Khiva au gouverneur russe du Turkestan ; lettre que /’Explora-
teur a reproduite, et dont il suffira de citer la suscription :« A
honorable, magnifique et juste chef du gouvernement; le majes-
tueux, bienveillant, généreux et perspicace gouverneur général du
Turkestan, monsieur l’aide de camp du général Kaufmann. Que le
Créateur supréme le garde en bonne santé. Je souhaite sincérement
que les méchants craignent son sévére chatiment et que le peuple
qui jouit de sa gracieuse attention vive en paix compléte et prospé-
rité... » Je vois qu'il me faut quitter la Russie, qui m’a déja en-
trainé au dela du cadre que je me suis imposé dans ce compte
rendu : seulement, avant de le faire, j’adresserai un juste tribut de
remerciments aux savants et illustres voyageurs russes qui ont bien
voulu, malgré la distance, venir 4 Paris pour prendre part 4 nos
travaux. M. de Semenof, président de la Société de géographie russe,
M. lecomte de Khanikof, M. le général Stoletof, M. le colonel Veniou-
kof, le colonel Bogdanowitsh, M. de Severtsof, et aussi aux commis-
saires russes, M. Mainof, et surtout M. de Lomonossof, qui se sont
mis constamment et si gracicusement 4 la disposition de tous les
visiteurs de l’exposition pour leur donner les explications dont ils
pouvaient avoir besoin.
Je me transporterai maintenant en Suéde, ou je prierai le lecteur
de vouloir bien me suivre.
La Suéde a, comme la Russie, répondu avec un empressement
extréme 4 l’appel qui lui était fait par la Société de géographie, et
si les collections qu’elle a envoyées ne peuvent pas lutter avec celles
présentées par l’immense empire russe, ces collections n’en sont
pas moins, a tous les points de vue, fort intéressantes. Le profanum
vulgus qui visite l’exposition est surtout frappé par la reproduction
en gypse, de grandeur naturelle, d’un météorite découvert par le
professeur Nordenskiold en Groéland : c’est la plus grande trou-
vaille faite jusqu’ici en fer métallique. M. Nordenskiold, dans son
expédition au Groénland en 1870, rencontra sur une gréve, au pied
des Montagnes-Bleues, dans l’ile de Disco (baie de Baffin trois im-
menses blocs et plusieurs fragments plus petits de fer métallique.
Aussit6t que, revenu dans son pays, il eut annoncé les résultats de son
voyage, le gouvernement suédois envoya au Groéniand pour cher-
cher ct rapporter en Suéde les météorites en question. Unc cxpédi-
~
966 LE CONGRES INTERNATIONAL
tion, placée sous les ordres du capitaine Von Otter, et composée de
deux navires de I’Etat, Ia chaloupe canonniére I’ Ingegerd et le brick
Gladan. C’est seulement au prix de difficultés inouies que le capi-
taine Von Otter et les quarante-cing hommes placés sous ses ordres
parvinrent 4 s’acquitter heureusement de la difficile mission qui
leur incombait. Le plus grand bloc était situé de maniére 4 se trou-
ver & sec 4 marée basse, et plongeait 4 moitié dans l'eau & marée
haute. La céte qui Ic recélait était hérissée d’écueils et inaccessible
aussitét que la mer n’avait pas une tranquillité absolue. Pour sou-
lever les météorites et les transporter jusqu’au navire le plus voi-
sin, qui était mouillé 4 220 métres du rivage, on employa un ra-
deau composé de trente-deux futailles ordinaires, et dont le modéle
se trouve a l’exposition suédoise. Les matelots avaient été exercés a
le monter et 4 le démonter dans l’espace de trois heures. Il falhut
faire sauter par la mine une foule d’énormes roches qui auraient
géné le passage du radeau sur la gréve. Les opérations commencé-
rent le 19 juin, et le 29, 4 minuit, apres un travail acharné de jour
et de nuit, que des nuées de moustiques rendaient on ne peut plus
pénible, on parvint a effectuer le touage du radeau, chargé de son
précieux fardeau, jusqu’a I’ Ingegerd; 1a il fut renforcé de cables de
fer et remorqué pendant 19 kilométres jusqu’au Gladan, 4 bord
duquel il fut chargé. Au moment ou cette opération se terminait,
le mauvais temps commenca, et la houle fut si violente que le ca-
pitaine Von Otter, qui voulait visiter une derniére fois le lieu des
travaux, ne put pas accoster la terre. Le 5 octobre, le météore de
dimension moyenne fut livré au muséum de Copenhague, et le 29
du méme mois Jes deux autres étaient débarqués 4 Stockholm.
Sans parler des cartes, des plans, des levers topographiques, des
instruments de précision pour les observations astronomiques ,
nous admirons dans !’exposition suédoise de trés-belles collections
de plantes, de coquilles et de fossiles du Spitzberg ; de petites sta-
tuettes représentent des habitants des régions glacées du Nord, avec
leurs fourrures, leurs tratneaux attelés de rennes et leurs maisons
si hermétiquement calfeutrées qu’il semble qu’on doive y périr
étouffé ; de nombreuses vues photographiques prises dans les gla-
ces de la mer polaire, et des réductions d’une partie des instru-
ments qu’emploie l’expédition dans les mers polaires, que vient
d organiser ses frais le délégué de la Suéde au Congrés, M. Oscar
Dickson, et dont le commandement a été confié au professeur Nor-
denskiold? Les personnes qui s'intéressent & l'industrie miniére
trouveront dans |’exposition suédoise des reproductions d'une partie
des mines de ce pays, si riche en métallurgie; ces reproductions,
faites par un procédé ingénieux, permettent de. suivre pas a pas le
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 967
travail intérieur des mines. Enfin, la partie historique de l’exposition
suédoise offre aux amateurs de rarctés et de curiosités des piéces
absolument uniques: telle est, par exemple, la carte de l’archipel de
Stockholm, dessinée par Grippenheim, géographe du roi Charles XI.
C’était autrefois un principe chez les Suédois de maintenir les peu-
ples qui les avoisinaient en Europe dans une ignorance absolue sur
tout ce qui concernait leur pays; leur but était sans doute d’éviter,
ou tout au moins de rendre beaucoup plus difficiles les invasions
de l’étranger. Il en résulte que sur toutes les cartes du treiziéme,
du quatorziéme et méme du quinziéme siécle les contrées placées
au nord du Danemark affectent les formes les plus fantastiques,
et sant beaucoup moins connues que les Indes ou méme Java. Les
premiers essais de carte, essais tout 4 fait informes, furent faits
pour Gustave Wasa, par son secrétaire Rasmus Ludwickson; sous
Charles IX on eut quelques travaux tout a fait primitifs de l’astro-
logue Forsius; en 1629, par les ordres du roi Gustave-Adolphe,
André Buréus fit paraitre une carte de Suéde, la premiére qul
existe; enfin, Grippenheim, successeur d’André Buréus, dressa cette
carte de !’archipel de Stockholm. Le roi Charles XI, craignant qu'elle
ne facilitat & )’ennemi l’entrée du pays, n’en Jaissa faire qu'un
exemplaire, qui fut soigneusement placé dans les archives. A la
grande fureur de Sa Majesté, cet exemplaire disparut des archives
pour n’y revenir qu’un an aprés, ct, en 1705, le géographe Frangois
de l'lsle publiait une grande carte de la Scandinavie, évidemment
copiée sur celle de Grippenheim, qui, pendant un demi-siécle, fut le
prototype de toutes les cartes de la Suéde publiées 4 l’étranger. Une
autre carte, que nous trouvons également 4 l’exposition suédoise,
a été faite par le général Dalhberg pour son royal maitre et éléve
Charles XII. Que de guerres sanglantes, que d’expéditions aventu-
reuses ont di étre étudiées sur ce parchemin par le vaincu !...
Mentionnons encore, avant de. quitter la Suéde, une série de pu-
blications de voyages trés-remarquables, et des modéles de tentes,
d’ustensiles, de campement, de pharmacies portatives, etc., trés-
intéressants pour nous autres explorateurs. Dans 1’une de ces phar-
macies, toutes les médecines sont concentrées dans de petites ta-
blettes gélatineuses 4 doses trés-puissantes, quoique d'un volume
trés-restreint. Disons, avant d’en finir avec la Suéde, que dans ce
pays l’instruction publique est: trés-avancée : un exemple pris dans
_ la classe réputée-a juste titre la plus ignorante de tous les pays,
celle des malfaiteurs, en donnera une idée. Sur la totalité des con-
damnés pendant ces dernidres.années, 59 p. 100 savaient lire et
écrire, 58-p. 100 savafent lire, ct 3 p. 100 seulement ne savaient ni
lire ni éerire. Pour arriver 4 une prompte diffusion de la géographie
968 LE CONGRES INTERNATIONAL
et la mettre 4 la portée de tous, les Suédois ont confectionné des
atlas qu’ils vendent 4 des prix extraordinaires de bon marché.
Il y a dans |’exposition danoise beaucoup d'instruments de préci-
sion, de chronoméetres, de boussoles, etc., qui ont attiré d’une facon
toute particuliére l’attention des géographes; je les laisserai de
eété pour recommander au lecteur les statuettes, les aquarelles, les
dessins de toute nature représentant ce peuple si curieux et si pit-
toresque des Groénlandais, avec la collection des objets de toute na-
ture en usage chez eux, leurs ornements en plumes de canard,
leurs harpons en os, leurs habitations d’été en peaux de béte et
leurs habitations d’hiver en briques de terre, leurs vétements
huilés, leurs canots insubmersibles, etc., etc.; puis les portraits
. des Islandais, des Islandaises surtout, avec leur chapeau haut, leurs
pantalons bouffants, leurs grandes Bibles et icurs petits airs mo-
destes. Le savant pourra aussi faire une étude des plus intéressantes
sur une collection ethnographique d’objets provenant du Groéniand;
quelques-uns remontent 4 une trés-haute antiquité. Les plus cu-
rieux sont ceux qui se rapportent a la découverte du Groéniand, et
peut-étre aussi de l’Amérique du Nord par les anciens Scandinaves:
on sait que les populations septentrionales revendiquent énergique-
ment aujourd’hui l’honneur de la découverte de l’Amérique par
leurs ancétres les Scandinaves, vers le treiziéme siécle. Nous nous
garderons d’entrer dans une discussion qui nous ménerail beau-
coup trop loi, et nous quitterons le Danemark pour |!’Angle-
terre.
L’Angleterre ne.s’est décidée que tardivement 4 prendre part 4
l’Exposition et 4 y envoyer des délégués; il faut bien le dire, si les
objets exposés par elle sont dignes en tout point de cette grande
nation par la qualité, la quantité n’est nullement en rapport avec ce
qu’aurait pu faire et fait ordinairement, en pareil cas, |’Angleterre.
Au reste, au Congrés international, c'est sans contredit cette nation
qui nous a envoyé le moins de savants et le moins de voyageurs.
Nous n’en saurons que plus de gré a ceux qui ont fail exception a
la froideur générale en venant parmi nous, entre autres lillustre
général Rawlinson, président de la Société de géographie de Londres,
qui assistait 4 l’ouverture du Congrés, et surtout 4 M. le colonel
Montgomerie, qui, aidé par le major Wilson, a organisé toute l’ex-
position anglaise, et en a fait les honneurs avec infiniment d’urba-
nité et de zéle. En premiére ligne, nous avons remarqué dans I'ex-
position anglaise les magnifiques travaux faits dans Inde, et
spécialement la carte de l’'Himalaya, avec « ce chemin si hardiment
poursuivi au pied du plus beau pic du monde, dans le méandre
des gorges et des vallées ; il traverse l’Himalaya de part cn part, et
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 969
méne de l’Inde au Thibet par une route de quatre-vingt-dix jours '.
M. le colonel Mongomerie, auquel on doit une partie de ces tra-
vaux sur l'Inde, nous a apporté des vues faites par lui, et hautes
chacune de deux metres, des glaciers de l’Himalaya; ces vues ont
été prises & des hauteurs pour ainsi dire inaccessibles, dans ces
montagnes gigantesques les plus élevées du monde. Nous remar-
quons aussi une trés-belle aquarelle de Cashmire, la Venise de
l’Orient. Non loin de la est une carte, 4 trés-grande échelle, des
mers polaires, qui permet de suivre tous les voyages d’exploration
faits dans ces régions glacées, jusqu’a celui de MM. Payer et Wey-
precht. On sait I'intérét que les Anglais prennent 4 cette ques-
tion des mers polaires; ils viennent d’organiser sur un pied sans
précédent le voyage de |’ Alert et le Discovery, qui, en ce moment
méme, concentrent leurs efforts pour arriver a la solution du grand
probléme de la mer libre. Nous regrettons vivement que M. Leitner,
prévenu trop tard, n’ait pas pu nous envoyer les magnifiques col -
lections d’ethnographie, de sculpture et de médailles faites par lui
au milieu de mille périls, dans une contrée de |’Asie centrale qu’il
a découverte, le Dardestan. Nous aurons occasion de donner aux
lecteurs du Correspondant des détails sur ce voyage, qui offre un
intérét capital sous divers rapports; mais également dans |’Asie
centrale, nous avons admiré les magnifiques descriptions du Pend-
jab et de l'Afghanistan, et des albums représentant le type et les
costumes des habitants de ces contrées et de toutes les parties les
moins connues de l’Inde anglaise. Dans un coin de l’exposition
nous signalerons le fac-simile d’une carte trés-curieuse, une des
plus anciennes qui aient été faites en Angleterre; l’original a paru
en 1512 a Herefordt, et représente, avec un singulier mélange
de mythologie et de christianisme, -tout ce que les Anglais connais-
saient de la terre 4 cette époque. Jérusalem a été pris pour centre
du monde, et au-dessus de la ville sainte est figurée l’image du
Christ faisant rayonner sa lumiére sur |’univers; dans chaque pays
est placé un dessin représentant les célébrités de |’endroit; sur les
bords de la mer Rouge, peinte avec une belle couleur écarlate, Ba-
jaam est en train de causer avec son 4ne, la syréne émerge de la
Méditerranée et Charybde y montre son affreuse figure a Scylla. De
petites barricades rouges indiquent les Thermopyles, et un dédale de
traits noirs nous marque l’emplacement du Labyrinthe. Plus loin,
Jason décroche sa peau de bélier vis-a-vis de saint Augustin, évéque
a’ Hippone, et les apdtres se coudoient avec les cyclopes dans ce
monde fabuleux, qui naturellement a pour bornes de petites co-
- 4 Drscours de M. Wallon, ministre de l’instruction publique, 4 la séance de
cléture du Congrés international des sciences géographiques. :
970 LE CONGRES INTERNATIONAL
lonnes, les colonnes d’Hercule. Dans un autre genre, nous re-
commandons le magnifique Album photographique d’anthropolo-
gie et d’cthnographie de M. Darumane, qui renferme 800 photogra-
phies prises dans tous les peuples de l’univers, et surtout l’exposi-
tion faite par le Palestine’s exploration fond. Le Palestine's explo-
ration fond est produit par une ‘société qui, fondée en 1864, sous
le haut patronage de la reine d’Angleterre, a réuni des capitaux
considérables et envoyé dans la Terre-Sainte cing expéditions ; ces
cing expéditions ont .déja donné des résultats merveilleux, parm:
lesquels il faut citer la découverte du temple de Jérusalem. Le
Palestine’s fond a exposé un trés-beau plan en relief du Sinai, du
Djebel-Musa, et toutes sortes de photographies et de croquis pris
dans la Judée. Le trés-remarquable ensemble de ses collections
lui a valu une médaille d’or du jury.
L’exposition des Pays-Bas est, sans contredit, une des plus cu-
rieuses et des plus completes de celles qui figurent aux Tuileries.
Elle a été établie sous la direction du colonel Versteeg, dont les tra-
vaux sur l’archipcel hindou sont connus de tout le monde savant.
Le great attraction de cette exposition pour le public est une col-
lection de grandes marionnettes, aux formes fantastiques et a la
figure grimacante, qui constituent un wayang, ou théatre javanais.
En approchant de ces grotesques personnages, on est toul étomeé
de voir qu’ils sont faits par de véritables artistes, admirablement
travaillés dans du cuir de buffle, coloriés et dorés avec une extréme
finesse. Le wayang se divise en deux parties : le wayang poérwa,
qui représente les personnages de l’age héroique des Hindous,
Bratu-Youda ou Rama, et le wayang kelitik, qui figure exclusive-
ment le personnage de la légende nationale des Javanais au temps
de Madjapahit et de Padjadjaran. Dans ces représéntations, les pou-
pées s’agitent et se déménent 4 la facon de notre Guignol. Un da-
lang ou pitre débite le dialogue, qu’on appelle lakou. Un grand
nombre de ces lakous sont, parait-il, fort remarquables. La pre-
miére partie est un simple récitatif que dit le dalang, et qui est
destiné 4 relier entre elles toutes les parties de l’histoire; l'autre
est le dialogue qui se met dans la bouche des acteurs. La, le pitre
a beau jeu : 11 émaille ordinairement le texte primitif de plaisante-
ries dont s’effaroucheraicnt, parait-il, considérablement nos oreil-
les d’Européens. Les wayangs représentent toujours des scénes d'a-
mour ou de guerre. Les familles riches en donnent des séances 4
l'occasion de leurs fétes domestiques. Un orchestre qui fait un cha-
rivyari 6pouvantable accompagne les marionnettes, et la cérémonie
dure quelquefois pendant deux ou trois nuits consécutives. Les
figures qui composent un wayang complet doivent étre au nombre
DES SCIBNCES GEOGRAPHIQUES. , 974
de deux cents au moins. Quand elles sont bien faites et coloriées
avec soin, la collection en est évaluée jusqu’a six mille francs. A
coté des marionnettes, nous trouvons aussi des masques en bois (en
javanais tapings). Quelquefois les mythes hindous et les anciennes
histoires javanaises sont représentés par des hommes qui mettent
alors ces tapings sur leur visage. Dans ces piéces, les acteurs ne se
donnent jamais la réplique; ils se contentent de mimer la scéne,
tandis que le dalang récite Vhistoire. Tous les masques que nous
voyons figurer a l’exposition servent 4 jouer la légende du prince
Pandji, héros fameux et trés-populaire dans toute l’ile de Java.:Au
reste, ce thédtre javanais ne constitue qu’un des trés-nombreux
objets ayant trait a l’archipel malais que contient l’exposition des
Pays-Bas. Une quantité de photographies nous représente la nature
et les habitants de ce magnifique pays, dans lequel la végétation
surpasse en vigueur méme les régions équatoriales de l'Afrique et
de l’Amérique. On ne saurait trop louer les travaux géographiques
accomplis par les Hollandais dans ces lointaines possessions; la
triangulation de Java et celle d’une partie de Sumatra, faite, en
quelque sorte, sous le feu de l’ennemi’, est une ceuvre du plus
grand mérite. Nous devons au colonel Versteeg un atlas en langue
malaise, dont le gouvernement a déja fait distribuer six mille exem-
plaires dans l’archipel indien, et qui est destiné 4 devenir tout a
fait populaire dans les nombreuses contrées ou on parle le malais.
Cet atlas, en raison des populations auxquellcs il s’adresse, est con-
struit & rebours de nos atlas ordinaires : ainsi, |’Océanie ect |’Asie
y ticnnent la premiére, et de beaucoup la plus importante place ;
vient ensuite Amérique, puis enfin |’Europe, qui n’est représentée
que par une trés-petite carte. Seule, la Hollande est faite isolément,
et avec assez de développements pour que les indigénes puissent
connaitre le pays qui les gouverne. A un autre point de vue, nous
trouvons dans |’exposition hollandaise de véritables trésors. Une
collection de manuscrits géographiques offre le plus gr and intérét,
par son antiquité ct sa valeur artistique. Les cartes des anciennes
seigncuries des Pays-Bas sont toutes ornées de vignettes d’une grande
richesse de coloris, et aussi des écussons des nobles propriétaires
de fiefs, véritable modéle de peinture héraldique. Un plan de Paris
de 1648 nous montre les costumes des gentilshommes et bourgeois
de cette époque; il porte pour suscription ces quatre vers :
Cette ville est un autre monde,
Dedans un monde florissant,
Un peuple en tout bien puissant,
Qui de toute chose abonde.
‘ On sait qu’Atchin se trouve au nprd-est de Vile de Sumatra.
972 LE CONGRES INTERNATIONAL
Un manuscrit original, dessiné par le célébre mgénieur Leichwa-
ter, en 1640, donne le projet sur lequel s’est opéré le desséchement
du lac de Haarlem; 4 cété est le contre-projet dessiné par un com-
pétiteur moins heureux, !’ingénicur Viris. Un atlas grec est une co-
pie, faite au temps de la Renaissance, de l’atlas de Ptolémée. A
cété, nous voyons figurer tous les instruments astronomiques dont
se servait le célébre Ticho-Brahé, avec un livre dont la dédicace,
adressée 4 Scaliger, est écrite de sa main et faite en vers latins as-
sez remarquables. Des documents, présentés par M. Posthumius,
sont excessivement curicux, en ce qu’ils attribuent a des navige-
teurs hollandais, il y a un siécle, la découverte de la terre appelée
Frantz-Joseph, et trouvée par MM. Payer et Weyprecht au point ex-
tréme atteint par cux dans le fameux voyage du Teghéthof.
Mais quittons les Pays-Bas pour arriver & Allemagne, qui, en
suivant l’ordre indiqué par le catalogue, se présente immédiate-
ment 4 nous. L’Allemagne a joué un rdle important au congrés
géographique, en nous envoyant ses plus.illustres voyageurs. Peut-
- étre aurait-elle pu présenter une exposition plus compléte; mais,
telle qu’elle est, cette exposition n’offre pas moins un grand inteé-
rét, surtout au point de vue de la diffusion de la géographie. C'est
avec beaucoup de fruit que l'on étudiera les trés-nombreuses cartes
et ouvrages de toute sorte apportés par des éditeurs connus dans le
monde entier : MM. Justus Perthés, Kieppert, Reimer, etc. De trés-
ingénieuses cartes murales ont pour but de familiariser l’enfanec
avec les meilleurs procédés géographiques.
M. Herman de Schlaginweit-Saki a exposé de fort belles collec-
tions anthropologiqucs. M. Bernard Meyer nous a donné une carte
trés-importante de la Nouvelle-Guinée, qu'il a contournée, sans
pouvoir toutefois triompher de la férocité des habitants cannibales
de cette ile immense, qui lui ont barré le chemin chaque fois quil
a essayé de pénétrer dans l’intérieur. M. Meyer a pu cependant ob-
server les mceurs de bon nombre des naturels, rapporter deux ou
trois de leurs cranes, en dessiner les types, les armes et les idoles.
Il résulte du voyage de M. Bernard Meyer, comme, du reste, de tous
les renseignements venus d’Australie, que le fameux voyage en
Nouvelle-Guinée, dans laquelle le capitaine anglais qui 1’a publi
prétend avoir découvert des montagnes plus hautes que celles de
’Himalaya et tué une espéce de tigre encore inconnue, est, d’un
bout a l'autre, un vaste tissu de mensonges. Ce n’est un mystére
pour personne aujourd’hui que l’Angleterre songe trés-sérieuse-
ment a s’annexer la Nouvelle-Guinée. Elle vient de diriger sur ces
contrées encore inconnues une expédition placée sous le comman-
dement du capitaine Edwards. Cette.expédition est partie le 19 mai
DES SCIENCES GEQGRAPMMQUCS. 75
de Sydney. Le gouverneur de l’Australic, les principaux membres
du ministére et des deux chambres du parlement, et presque tov-c
la population de Sydney, ont salué de leurs acclamations enthou-
siastes le départ des hardis explorateurs.
Mais revenons a l’exposition allemande, pour signaler un trés-
ingénieux canon destiné au sauvetage des naufragés, et présenté
par M. Cordes, armuricr 4 Bremenhaften. Nous appellerons l'atten-
tion des lecteurs sur une magnifique séric de photographies prises
pendant l’expédition de M. Gérard Rohlf dans les déserts de Lybie.
Durant ce voyage, M. Rohlf a visité Voasis de Jupiter Ammon et
toute cette Cyrénaique si riche et si brillante autrefois, et qui au-
jourd’hui n’est plus qu’un vaste amas de ruines. Enfin, les bureaux
royaux de statistique de Prusse et de Baviére ont exposé un remar-
quable ensemble de travaux qui leur a valu une médaille de pre-
miére classe lors de la distribution solennelle des récompenses.
L’Autriche-Hongrie nous a envoyé une magnifique exposition. Au
point de vue scientifique et cartographique, le ministére des tra-
vaux publics de Buda-Pesth, les travaux de régularisation de la
Theiss ect du Danube, la commission de régularisation du Danube 3
Vienne, la direction impériale et royale de la statistique de Vienne,
celui de Buda-Pesth ct le conseil municipal de Viennc, ont mérité
ct obtenu des récompenses de premier ordre. Le cété qui nous in-
{éresse surtout, je veux dire le cété artistique, historique et pitto-
resque, offre le plus vif intérét. En premiére ligne, nous citerons
le portulan de Philippe II, ceuvre absolument unique dans son
genre : il se compose de quatorze cartes faites par Philippe II lui-
méme, et renfermant tout ce que l’on connaissait de la géographie
4 cette époque. Le roi Philippe II, aux dépens duquel s’est tant de
fois exercée l’imagination des romanciers et des dramaturges, avait
poussé fort loin pour son époque |’étude des sciences géographi-
ques. ll eut pour maitre le Portugais Santa-Cruz, le plus savant
géographe de cette époque, et, dés l’dge de douze ans, il est repré-
senté par le peintre vénitien Bordone, dans un portrait qui est au-
jourd’hui inscrit au Louvre sous le numéro 894, la main sur une
sphére dont la contemplation semble l’absorber. L’atlas, ou portu-
Jan, qui nous occupe en ce moment, et que Philippe II n’a pas dé-
daigné de faire de sa royale main, est illustré de ravissantes mi-
niatures dont quelques-unes ont un intérét capital. Ainsi, 4 la pre-
miére page, le roi lui-méme est représenté recevant, pour le dé-
crire, le globe terrestre des mains du Pére éternel. A la troisiéme
page se trouve I’empereur Charles-Quint, avec sa grande barbe
rousse toute hérissée, et peint en Jupiter tonnant. Le portulan de
Philippe If a été exposé par M. Spitzer, qui a aussi présenté une col-
40 Sepremsas 1875. 63
974 LE CONGRES INTERNATIONAL
lection d’instruments astronomiques anciens qui ont une valeur in-
calculable. Citons, au hasard, le Petri Apiani Cesarum astronomi-
cum, datant de 1540, et accompagné d’un privilége donné par Char-
les-Quint lui-méme; un astrolabe trés-complet, travail arabe du
dixiéme siécle; une série d’instruments astronomiques trés-fine-
ment exécutés, et signés Nicolet et Olivier (l’empereur Joseph UJ
d’Autriche les commanda en France, et les donna & l’université de
Weimar); des instruments d'ivoire, faits 4 Dieppe au commence-
ment du dix-septiéme siécle, etc., etc., etc. Je suis obligé de ber-
ner mes citations; mais constatons en passant que le podométre
n’est pas un instrument tout moderne, comme beaucoup de per-
sonnes scraient tentées de le croire, car M. Spitzer en posséde un
fort bien fait, qui date de la fin du seiziéme siécle.
Tout prés de 1a se trouvent dix portraits originaux de l’empereur
de Chine, de-princes et princesses, nobles seigneurs et nobles da-
mes du Céleste-Empire, peints dans leurs plus riches costumes. Ces
piéces exceptionnellement rares ont été présentées par M. Schedl.
L’expédition au pdle Nord de MM. Payer et Weyprecht est aujour-
d’hui populaire, méme en France; mais ce que l’on ignore géné-
ralement, c’est que l’initiative de cette expédition est due au comte
Wilckseck, qui, non content de contribuer par le don d’une somme
énorme aux dépenses qu’elle allait occasionner, a obtenu du gou-
vernement autrichien qu’on en confidt le commandement 2
MM. Payer et Weyprecht, et a la Société autrichienne qu’elle com-
plétat par des souscriptions privées ce qui manquait encore pour
permettre de l’entreprendre. M. le comte Wilckseck a lui-méme
fait, en 1875, un grand voyage en Norwége, en Spitzberg, dans la
Nouvelle-Zemble et dans la Russie septentrionale ; il en a rapporte
une série de photographies qui, au point de vue artistique, sont de
véritables chefs-d’ceuvre : l’artiste est arrivé a reproduire d'une
fagon extraordinaire les grands phénoménes boréaux, tels que le
soleil de: minuit; il nous montre aussi, revétus de leurs costume:
de peaux de bétes, des Lapons et des Laponnes, beaucoup plus
appétissants qu’on ne se le figure généralement. Aprés les yues du
voyage de M. le comte Wilckseck, nous rencontrons naturellement
celles prises par MM. Payer et Weyprecht, avec le Tégethof cerné
par les glaces, les banquises monstrueuses et cette terre de Fran-
cois-Joseph, découverte par eux, cette terre aride, cette région de
la faim, au milieu de laquelle se dressent les rochers d’aspect
sinistre que les explorateurs ont baptisés du nom de Teufel-Schloss
(le chateau du diable).
I} est inutile de dire que la Belgique, 4 laquelle revient l’idée et
lorganisation du premier congrés international géographique et de
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 975
Pexposition qui l’accompagne, a fait les efforts les plus louables et
les plus réussis pour contribuer, d’une maniére digne d’elle a l’ex-
position du second congrés géographique. Trois parties de l’exposi-
tion belge sont surtout remarquables : la partie cartographique pro-
prement dite, la partie qui a trait 4 la diffusion des sciences
géographiques, et enfin celle des manuscrits historiques, rares et
curieux. Nous ne parlerons que pour mémoire des deux premiéres,
disons seulement que les ministéres de la guerre, des travaux pu-
blics et de l’intérieur, et l’établissement géographique de Bruxelles
ont présenté des cartes topographiques, industrielles, métallurgi-
ques, etc., etc., de la Belgique, qui sont de véritables modéles dans
leur genre; signalons aussi la trés-nombreuse série de méthodes
d’enseignements, d’atlas, de reliefs, de géographie populaire, de
cahiers géographiques, etc., pour lesquels le frére de la doctrine
chrétienne, Al. Gochet, supérieur de l’école normale dé Carlsbourg-
Paliseul, s’est acquis une juste renommée et a déja été récompensé
par le congrés d’Anvers. La bibliothéque royale de Belgique et l’uni-
versité de Gand nous ont confié quelques-uns de leurs plus pré-
cieux manuscrits géographiques : bornons-nous 4 citer unc admi-
rable miniature du seiziéme siécle représentant la ville de Venise,
deux globes de Gérard Mercator, le fameux inventeur de la projec-
tion, qui porte aujourd'hui encore son nom, les seuls qui existent
au monde; un autre globe céleste, le seul connu, celui de Blaen
(1640); le Liber floridus Lamberti canonici, manuscrit sur vélin du
douziéme siécle, et enfin le Rapport officicl, autographe par lequel
Godinho de Eredia informe Ie roi d’Espagne, Philippe Ill, en 1613,
de la découverte de l’India-Meridional, que l’on croit étre la Nou-
velle-Hollande actuelle. Ce manuscrit est accompagné d'un trés-
beau portrait d’apres nature, représentant saint Frangois-Xaxier, le
grand apdtre des Indes.
C’est, je crois, a la Suisse qu'il faut décerner la palme pour la
confection des cartes les plus belles, les plus économiques et les
plus propres 4 donner & l’ceil une idée exacte et rapide des pays
qu’elles représentent. Les levers géographiques ont été faits dans
ce pays d’une maniére plus détaillée que dans apcun autre; c’est
ainsi que chaque commune a son plan cadastral pris au 4/1000;
chaque canton sa carte, dressée d’aprés les travaux de }’état-major,
au 4/25000, 1/50000, 1/400000, 41/250000. Les procédés d’un édi-
teur de Berne, M. Malhaupt, semblent destinés 4 faire une véritable
révolution dans ]’art cartographique par l’extréme bon marché au-
quel ils permettent de livrer de fort belles cartes; cn supprimant
les hachures, ils ajoutent aux courbes par des moyens trés-écono-
Miques tout ce qu’on peut attendre des reliefs. Dans l’annexe suisse
070 LE CONGRES INTERNATIONAL
se trouve une collection de machines, de documents et d’objets de
toute sorte qui ont trait au percement du Saint-Gothard ; une des
perforatrices attire surtout l’attention. Cette perforatrice est pas,
comme on pourrait se le figurer, une machine énorme qui vient
frapper violemment le rocher et se frayer un passage a travers le
granit; c’est, au contraire, un tout petit instrument, une sorte de
barre de fer qui n’a pas plus de trois métres de long, et a laquelle
lair comprimé donne sa force; c’est un véritable ver rongeur qu
accomplit son ceuvre de destruction lentement, mais a coup str.
comme ces termites qui faillirent jadis faire crouler les digues de
la Hollande. Nous avons aussi remarqué un énorme bloc de cristal
trouvé a une profondeur de 2,500 métres. A l'une des cartes de la
Suisse, de la derni¢re partie du siécle dernier, se rattache une
anecdote historique assez piquante : le maréchal Souvaroff, qu
V’étudiait, cherchant un chemin pour franchir le Saint-Gothard.
vit sur les bords du lac de Lucerne un trait noir qui lui parut etre
une route, il dirigca sur ce point toute son armée, mais arrivé ala
prétenduc route, il se trouva en présence de rochers infranchissa-
bles, il lui fallut revenir sur ses pas, et il perdit ainsi plusieurs
jours qui permirent au général Lecourbe d’arriver & temps pour le
combattre ct le repousser victorieusement. Naturellement la Suisse
nous a envoyé une quantité considérable de trés-beaux chronome-
tres et d’instruments de précision de toute sorte. Nous devons les
plus grands remerciments a M. le colonel d’état-major fédéral, Wil-
liam Huber, l'un des anciens membres ct des soutiens les plus
actifs de notre Société de géographie de Paris, qui, avec un zéle et
un dévouement infatigables, est, au milieu de beaucoup de difl-
cultés de toutes sortes, arrivé 4 organiser l’exposition suisse. lla
été, du reste, secondé dans cette tache, par le trés-intelligent et tres
laborieux concours de MM. de Saulsure et de Mandrot.
Dans l’exposition d’Italie, nous remarquons les cartes et les
levés envoyés par le ministére de la guerre, )’état-major piémot-
tais et l’institut topographique napolitain, les plans et les vues des
principaux ports de I’Italie exposés par le bureau hydrographiqu
de la marine royale et de trés-nombreux instruments d’astronomie
et de précision, surtout ceux de la Société philotechnique de Milan,
et de M. Toselli, qui a inventé, entre autres choses, un trés-inge
nieux grappin automoteur pour saisir la marchandise au fond 4
la mer. La géographie fait en ce moment, sous l’impulsion de la
Société de géographie d'ltalie et du Cercle géographique de Turio,
de trés-grands progrés en Italie. La patrie du pauvre Miani orge
nise en ce moment plusieurs expéditions vers l'Afrique centrale, el
deux de ses voyageurs sont engagés dans une trés-périlleuse explo-
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 977
ration de la Nouvelle-Guinée ; parmi les plus illustres savants ita-
liens qui ont pris part aux travaux du Congrés, se trouvaient
M. Christophoro Negri, ancien ministre et fondateur de Ja Société
de géographie italienne, M. le député Campério, M. le comte Minis-
calchi, M. Guido Cora, directeur du Cosmos, M. Corentini, etc., etc.
L’exposition espagnole est trés-technique, et par conséquent nous
n’y trouverons pas grand’chose a glaner pour le point de vue spé-
cial auquel nous nous sommes placés; constatons seulement que
la aussi ont été accomplis des travaux sur la géographie du pays,
qui sont on ne peut plus méritoires, si l’on considére les circon-
stances difficiles dans lesquelles ils ont été exécutés.
Mentionnons, pour en finir avec les expositions des pays étran-
gers, celle du royaume d’Hawai, quia envoyé des cartes et des
vues de ses cratéres et de ses lacs de soufre, les atlas de ses éco-
les publiques, des photographies du pays, et la collection de ses
timbres-postes ;
Celle de la Turquie, qui contient le plan cadastral de la ville
de Constantinople, les cartes des reconnaissances militaires au
Montenegro, divers ouvrages envoyés par l’école impériale mili-
taire, l’école impériale de médecine et le lycée ottoman, des collec-
tions géologiques et botaniques, et enfin un fort beau volume des
costumes populaires de l’empire ottoman, par M. de Launay;
Celle du Chili, dans laquelle on trouve des cartes intéressantes
de ce pays, divers recueils d’observations météorologiques et les
intéressants travaux de M. Pissis;
Celle du Japon, pour laquelle la légation du Japon a Paris a en-
voyé une série de plans et de cartes, qui prouvent une fois de plus
combicn le progrés et la science sont avancés dans ce beau pays;
Enfin, celle de la république Argentine, extraordinairement com-
pléte pour une contrée aussi nouvelle; on y trouve de trés-bonnes
cartes, des travaux hydrographiques importants, un grand nombre
d’ouvrages historiques et de récits de voyages, des plans de chie-
mins de fer, des documents de toutes sortes relatifs4 l’instruction,
a immigration et a la colonisation, des vues des Cordiliéres et de
Buénos-Ayres, enfin une collection zoologique a olbeaux et de mam-
miféres de la Plata.
Nous arrivons maintenant 4 l’exposition angeles L’exposition
de notre pays a été parcourue par les étrangers avec un singulier
mélange d’admiration et de stupeur. Eh quoi! disaient-ils, c’est la
ce peuple dont l'ignorance en géographie était, en quelque sorte,
légendaire parmi nous : comment donc a-t-il pu fournir une sem-
blable exposition?... Mais dans ces quatre derniéres années aucune
autre nation de Europe n’a autant travaillé ni autant produit !...
978 LE CONGRES INTERNATIONAL
Et cela est vrai, la statistique est 14 pour le démontrer : ainsi que
nous l’avons déja dit en commencant cet article, aucun autre pays
que la France, pas méme l’Allemagne, n’a, de 1870 a 41875, édité
autant de livres relatifs 4 l’enseignement géographique, datlas, de
plans, de levés topographiques, de récits d’explovation ou de
voyage, ctc., etc. L’exposition francaise remplit presque la galerie
des Fastes et quinze des salles du pavillon de Flore, sans parler de
annexe de la terrasse du bord de l’eau, de )’Orangerie et de la
Bibliothéque nationale. Ici encore nous nous bornerons 4 décrire ga
et la, au fur et & mesure que nous les rencontrerons, les objets
qui nous auront captivé par leur cété artistique et pittoresque, ou
par les progrés qu’ils peuvent faire faire 4 l’enseignement géogra-
phique en France. Les honneurs de |’exposition frangaise sont, sans
contredit, pour l’immense carte de France au 4/800000, dressée par
l’état-major, et pour la premiére fois assemblée en une seule
piéce, haute de plus de douze métres, dans la grande salle des
Etats; cette salle, dans laquelle ont été tenues les séances générales
du Congrés, a été solennellement décorée pour la circonstance:
aux murs, tapissés d’une tenture vert et or, sont suspendus les dra-
peaux de toutes les nations représentées au Congrés. Entre chaque
pilier, dans la baie établie sous chaque tribune, le ministére de la
guerre a établi des vitrines o& sont exposés les objets utilisés par
le dépét de la guerre pour la confection des cartes ; des reliefs en
cuivre galvanisé ; l’appareil chromographique ayant servi & déter-
miner la latitude d’Alger, des boussoles, des compas, des instru-
ments astronomiques de toute nature. La bibliothéque du dépét de
la marine a aussi envoyé quelques-uns de ses ouvrages et de ses
manuscrits les plus précieux.
Au moment de quitter la salle des Etats pour entrer dans la ga
lerie des Fastes, nous rencontrons les magnifiques collections
@idoles, d’armes et d’objets ethnographiques de toute sorte, raf
portées par M. Francis van den Broéck de l’Indo-Chine et de Java.
‘Les divinités fantastiques et les tableaux peints sur coton que nous
veyons figurer dans ces collections ont & la fois un grand intérét
artistique et un grand intérét historique. En 4406, les Arabes
avaient envahi Java et établi, le cimeterre a la main, la religion du
Prophéte sur cette tle. Devant la persécution, les prétres de Boudhs
s‘enfuirent dans l’ile de Bali, ob ils emportérent leurs dieux, et u2
assez grand nombre d’hommes du peuple, trop pauvres pour se
patrier et ne voulant pas cependant renier leur foi, se réfugiercat
dans les montagnes, au sud-est de Java : ceux-la s’établirent 4 Te
ger, prés d'un puissant volcan auquel ils ont donné le nom de vol-
can de Brahma; c’est la que leurs descendants vivent encore:
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 979
chaque fois que le cratére lance des flammes, ils croient voir
Brahma manifester sa puissance et l’adorent en silence, attendant
qu'une nouvelle incarnation de leur dieu rende a ja terre sa splen-
deur premiére. Chose digne de remarque! ces pauvres idolatres
sont d’une probité 4 toute épreuve; chez eux, un voyageur peut
perdre sa bourse et sa montre impunément, elles lui seront immeédia-
tement rapportées. Cependant l’ile de Bali, dépositaire des dieux les
plus vénérés du boudhisme, refuge de ses prétres les plus illustres,
devint bientdt le sanctuaire de cette religion dans l’Archipel indien.
Quand toutes les autres iles de cet Archipel ]’eurent abandonnée,
elle lui resta fidéle et défendit énergiquement son indépendance
contre toute invasion étrangére. En 4845, Bali était encore libre ; a
cette époque, les Hollandais lui déclarérent la guerre; malgré une
courageuse résistance, ils prirent d’assaut Billing, sa capitale, et
soumirent entiérement l'ile a leur domination. Dés cette époque,
un trés-riche propriétaire de Java, M. Francis van den Broéck, s’ef-
forga de recueillir tous les trésors artistiques pris pendant l’assaut
de Billing dans le temple des dieux ou dans le palais des sultans et
des radjahs ; depuis ce moment, il n’a pas cessé de recueillir tous
les objets qui se rapportent a l’ethnographie de I’Indo-Chine ou de
l’Archipel indien ; aussi il est arrivé & recueillir de magnifiques
collections, auxquelles le jury de l’exposition a décerné une mé-
daille d’or. Citons parmi les plus curieuses idoles, le Réchas ou Jar-
din du Kriss, qui appartenait au radjah de Bali; la main droite est
creusée de maniére 4 recevoir le kriss que le radjah lui confiait en
rentrant : les Malais sont friands de la lame, ils distribuent des
coups de couteau aussi facilement que des poignées de main: c’est
pourquoi il leur est interdit de porter le kriss au cdété; ils doivent
le placer derriére leur dos, ot il est attaché 4 leur ceinture. Le
mouvement qu’ils sont obligés de faire pour y mettre la main
avertit leur adversaire et leur donne 4 eux-mémes quelques secon-
des pour réfléchir.
Prés du Réchas, nous trouvons une trés-belle statuette qui, au
sommet d’une sorte de coupole, 4 cheval sur un dragon ailé, figure
Siva, le génie malfaisant, le dieu destructeur dont le nom seul fait
trembler tout bon sectateur de boudhisme; 4 cété de lui un oiseau
fantastique tient dans l'une de ses pattes un glaive et dans l'autre
un fruit doré; cette idole était chargée de garder les portes du temple
de Bali, et les fidéles le tenaient en grande vénération. Deux singes en
bois, l’un vert, l'autre rouge, se font des grimaces affreuses, tandis
qu’un sanglier et un loup représentent le troisiéme avatar (incar-
nation) de Vichnou. Deux statues nous montrent l’enlévement de
Rama par le géant Ravana, roi de Ceylan; deux autres nous font
930 LE CONGRES INTERNATIONAL
voir de trés-gracieuses bayadéres ; enfin, une statue qui figure trois
vénies malfaisants a cela de spécial qu'on la mettait d’ordinaire
prés du bicher ot I’on brilait Je corps des grands personnages.
Quatre tableaux peints sur coton et admirables a4 tous points de
vue, constituent une partie capitale des collections de M. van den
Broéck. Le plus beau d’entre eux représente un guerrier qui lutte
seul contre une centaine d’ennemis; il est percé de mille fléches.
son sang coule de tous cétés et cependant loin de tomber, il abat
tous ses adversaires; mal leur en a pris de l’attaquer, car sous cette
enveloppe humaine qu'il lui a conyenu de revétir, 11 est Vichnou
Ie dieu immortel. Si nous jetons un coup d’cil sur les panoplies
garnies d’une centaines d’armes qui presque toutes sont empoison-
nées et dont pas une n’est pareille, nous serons frappés des raffine-
ments incroyables que les Malais apportent dans la confection de
leurs engins de destruction; on voit que ce peuple brave, intelli-
gent, susceptible de dévouement, mais vindicatif et cruel a l’excés,
s'est ingénié pendant des siécles a trouver les moyens de faire les
plus horribles plaies dans le corps de leurs adversaires. Ceux des
Jecteurs du Correspondant qui ont bien voulu suivre mes périgri-
nations a travers l'Afrique équatoriale se rappelleront peut-étre que
les noirs du Gabon ne pouvant pas empoisonner le grand-monde dans
leur nourriture, s’en vont, durant la nuit, planter devant leurs
caves de petils roseaux pointus, trempés dans le poison le plus
violent ; leurs victimes en rentrant chez elles s’écorchent les pieds
sur ce petit roseau ct meurent dans d’atroces souffrances. Chose
singuliére, 4 deux mille lieues de distance, sans avoir jamais pu
cummuniqueravec cux, les Malais se sont rencontrésavec les Gabonais
dans cette invention diabolique. Au sujct des sabres malais, M. van
den Broéck me faisait observer une sorte de tube placé au dos de ces
sabres et renfermant de toutes petites fléches empoisonnées. En
temps de guerre, les Malais rampent comme des serpents devant les
huttes d’un village ennemi, et 1a, fichent en terre leurs petites
fléches empoisonnées; ils s’en vont ensuite rejoindre leur bande
embusquée a l’entrée du village et poussant leurs cris de guerre
commencent un tapage effroyable; les habitants, réveillés en sursaul,
s'élancent devant leur porte et trouvent la mort en marchant sur
les fleches piquées en terre de tous cétés. Je ne sais lequel des
deux peuples Malais ou Gabonais a la primauté de l’invention et
conséquemment le droit de poursuivre la concurrence.
L’exposition de M. van den Broéck nous méne tout naturellement
a la galerie des Fastes. La sont exposés surtout les travaux carto-
graphiques et les instruments présentés par les divers services des
ministéres de la guerre, de instruction ct des travaux publics:
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 981
ceux de la brigade topographique sont tout particuliérement remar-
quables; nous citerons aussi, dans l’exposition des finances, les
trés-intéressants et trés-utiles travaux de reboisement par lesquels
l’administration forestiére, sur linitiative intelligente et dévouée
de son directeur, M. H. Faré, cst arrivée 4 préserver les vallées des
Alpes des inondations qui les menacent, et, parmi ces travaux,
l’extinction du torrent de Bourget.
C’est dans la galerie des Fastes que se trouvent aussi les cuvres
de nos plus grands géographes et les ouvrages publiés par nos
principaux éditeurs : nous avons constaté avec un légitime orgueil
"immense progrés géographique accompli par la France, nous ne
saurions donc trop hautement exprimer notre reconnaissance aux
hommes qui, par leur intelligence et leur dévouement, ont surtout
contribué a la réalisation de ce progrés. Au nombre de ces hommes
on doit placer au premier rang MM. Levasseur, Eugéne ct Richard
Cortembert, Delesse et Vivien de Saint-Martin.
M. Levasseur s’est montré le premier et le plus ardent promoteur
de l’cnseignement de la géographie que j’appellerai la géographie
tntelligente, celle dont je parlai & propos de I’exposition du
musée pédagogique de Saint-Pétersbourg qui n’est plus une nomen-
clature, mais, ainsi que l’a définie M. Levasseur lui-méme, « une
description raisonnée des formes de terrain, des forces de la na-
ture et des ceuvres de VYhomme fixé au sol. Le nombre ct l’impor-
tance scientifique ou didactique des ceuvres qu’a exposées M. Levas-
seur témoigne du labeur incessant auquel s’est livré depuis dix ans
le savant professeur au Collége de France; outre un nombre consi-
dérable de programmes d’enscignements géographiques ou de
livres ayant trait 4 cet enseignement, nous trouvons une carte des
plus complétes de la France, exécutée sous sa direction, par les
ordres du ministére, quelques planches d’un vaste atlas, ceuvre
considérable 4 laquelle M. Levasseur doit consacrer de longues
années, la France au 1/1000000, la premiére carte de ce genre
donnée 4 la suite du mouvement géographique de 1870, une carte
murale de la France au 4/600000, une carte murale de l'Europe,
un atlas de la France météorologique, économique et administra-
tive contenant cent vingt cartes de la France et présentant, par
conséquent, la France sous cent vingt aspects différents, etc., ctc.
M. Levasseur a trouvé un collaborateur plein de zéle et d’aptitude
dans une jeune fille, mademoiselle Kleinhaus, lun des membres
les plus assidus de notre Société de géographie de Paris. Sous la
direction el avec le concours de M. Levasseur, mademoiselle Klein-
haus a sculpté un grand nombre de cartes en relief qui permettent
d’embrasser d’un seul coup d’ceil les formes de terrain de la France
982 LE CONGRES INTERNATIONAL
et d'unc partie de l'Europe centrale. Citons, par exemple, un cer-
tain nombre de reliefs des départements au 1/500000 et méme au
4/200000 et un relief de la France au 4/400000; un autre relief
porte les teintes géologiques et montre ainsi le rapport de la
nature géologique avec le relief; tous ces travaux représentent une
somme de travail dont le public se rendra difficilement compte:
qu'il suffise de dire que deux ans et demi ont été consacrés 4 la
confection d’un seul de ces reliefs.
M. Malte-Brun porte un nom illustre dans la géographie et con-
tinue dignement les traditions inaugurées par son pére le célébre
géographe danois, dont la France était devenue le pays d’adoption;
tout le monde connait ses ouvrages didactiques notamment sa
Géographie en huit volumes. On sait aussi que Malte-Brun est en
France l’homme qui connait le mieux les contrées lointaines aux-
quelles s’acharnent en ce moment les explorateurs de_ tous les
pays et qui se tient le mieux au courant des plus récentes décov-
vertes. Nous aurons a parler, dans la seconde partie de ce travail,
de la part active qu'il a prise aux travaux du Congres : en ce mo-
ment nous nous bornerons 4 signaler de lui une trés-belle carte
vinicole de la France, et diverses cartes de l’Asie et de ‘Europe.
Les ouvrages de M. Cortambert pére et fils sont classiques, il
n’est pas un de nous qui, au collége, n’ait eu entre les mains leurs
livres d’enseignement : ces deux travailleurs infatigables ont voué
leur vie a la diffusion des sciences géographiques; aussi ce fut un
véritable chagrin pour tous les membres du congrés d’apprendre
que la santé de M. Richard Cortambert avait été, par suite de }'exces
méme de zéle qu’il a apporté 4 ses études, ébranlée si gravement
que les médecins lui ont prescrit un repos absolu et interdit méme
de paraitre 4 nos séances. Je vais avoir occasion de parler de I'an-
nexe géographique de la Bibliothéque nationale, organisée per
M. Cortambert pére; en ce moment je mentionnerai, outre les trés-
nombreux traités pédagogiques de toute nature publiés par son
fils et par lui, une Géographie biographique de la France avec une
grande carte & la fois originale et intéressante qui représente la
densité de la force intellectuelle dans les divers départements, par
des teintes variées suivant la fécondité de ces départements en
célébrités, et aussi une remarquable carte murale de la France.
M. Delesse, le sympathique président de la commission centrale,
dont tous les membres de la Société de géographie ont appréci¢ le
zéle et le dévouement, tient aussi une des premiéres places parm!
les personnes qui ont le plus contribué au développement de la
géographie en France : il a présenté a l’exposition une carte agri-
cole de la France au 1/500000 donnant, par des teintes graduécs, e
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 983
revenu moyen de l’hectare : nous trouvons aussi de lui diverses
cartes destinées 4 faire connaitre le fond des mers en France, une
carte géologique du département de la Seine, etc., etc.
M. Vivien Saint-Martin, dont l’Année géographique est trés-popu-
laire, et dont les savants travaux sont si appréciés dans le monde
scientifique, traite avec un véritable charme les sujets les plus
arides de la géographie, méme de la géographie au temps des
anciens; nous trouvons 4 exposition une magnifique carte de la
Russie exécutée sous sa direction par M. J. Hansen. Citons encore
dans cette grande et belle salle des Fastes, les expositions de
MM. Hachette, Arthus Bertrand et Delagrave, éditeurs trop connus
pour qu'il soit besoin de faire leur éloge; une quantité considé-
rable d’instruments de précision exposés surtout par la brigade
topographique et par notre état-major, auxquels nous regrettons
de ne pouvoir donner dans ce compte rendu la place qu’ils méritent
d’y tenir; les ceuvres de M. abbé Durand, secrétaire général de la
Société de géographie et ancien missionnaire au Brésil, quia publié
des travaux sur Madagascar, sur les voies navigables du Brésil, sur
la mission catholique enfin et surtout un remarquable planisphére
du monde catholique donnant les siéges des évéchés et des mis-
sions sur le globe: enfin les travaux de M. le capitaine Roudaire
dans le Chott tunisien et sa carte de la future mer intérieure du
Sahara.
Dans les salles xxvu et xxvm1, nous admirons l'ensemble de tous
les magnifiques travaux et reconnaissances géodésiques, hydrogra-
phiques et topographiques faits en Cochinchine, depuis la conquéte
de ce pays, par les ingénieurs hydrographes et les officiers francais
de toute arme; parmi ces travaux, nous remarquons surtout la
grande carte dressée de 1872 & 1873 au 1/125000, par M. le capi-
taine de frégate Bigrel. La Cochinchine comprend aujourd’hui six
provinces dont trois ont été soumises par MM. les vices-amiraux
Rigault de Genouilly et Bonnard et les trois autres annexées en
4867 par M. le vice-amiral de la Grandiére. Les frontiéres de la
Cochinchine ont été fixées définitivement par les traités que M. le
contre-amiral Dupré a conclus, en 1873, avec Norodom roi du
Cambodge, et en 1874 avec Tu-Duc empereur d’Annam. On ne peut
pas regarder ces cartes sans étre frappé d’admiration pour les
hommes qui, avec une patience infatigable et un véritable héroisme,
les ont dressées dans ce climat, l’un des plus meurtriers du monde,
sous un ciel torride, au milieu d’un dédale inextricable de cours
d’eau, de marais et d’arroyaus d’ou s’échappent les émanations les
plus délétéres. C’est 4M. le contre-amiral Dupré, ancien gouver-
neur de la Cochinchine, qu’est due cette exposition.
984 LE CONGRES INTERNATIONAL
Prés de la, nous trouvons trois cartes en hiéroglyphes de la Pa-
lestine, de Ethiopie et du pays de Somali présentant le résume
synoptique ct géographique des conquétes de Toutmeés Ill dans ces
contrées ; clles sont dues 4 M. Marictte-Bey, le directeur général de,
fouilles en Egypte qui a déja rendu de si importants services al'ari
et 4 la science. |
Vient ensuite l’exposition de M. Trémaux : ses livres, ses carte,
ses planches de voyage au Soudan oriental, dans les régences de
Tunis et de Tripoli, dans le Sennaar, la Nubie, la Nigritie, elc., e
des collections des vétements fort primitifs, des ustensiles et de
armes des négres de ces différentes contrées. Nous trouvons dans
ces collections la peau tannée que les Niams-Niams portent au bas
des reins ct dont I’extrémité pendante les a, pendant trés-long-
temps, fait prendre pour des hommes a4 queue. M. Trémaux west pas
sculement un voyageur, c’est encore un philosophe : il croit avor
trouvé un principe universel de vie et de mouvement, les causes
principales des courants maritimes, des marées ; notre comp
tence ne nous permet pas de le suivre sur ce terrain, disons stt-
lement que jamais inventeur ne fut plus convaincu de |'excellence
de ses découvertes.
Nous recommandons vivement le fac-simile des cartes de la plus
haute antiquité et du plus haut intérét historique, tirées des Mont
ments de la géographie, du trés-regretté M. Jomard, notammenl
une mappemonde faite par Juan de la Cosa, pilote de Christophe
Colomb, et signée Juan de la Cosa, cazilo en el puerto, 1400. Cette
mappemonde est émaillée des portraits des rois de tous les pais
plus baroques les uns que les autres. Sur les Antilles flotte le dr
peau espagnol, et la cote d’Amérique est indiquée comme une ma
informe; puis un portrait de Christophe Colomb trouvé a Vicent
par M. Jomard ; une mappemonde de Sébastien Cabot, pilote-major
d’Henri II; unc autre mappemonde peinte sur parchemin par ont
d'Hienri ll, on y remarque une trés-curieuse rose des vents, au cet
tre de laquelle se trouve la Vierge et toute la sainte famille; dam
Amérique, naturellement déja beaucoup micux représentec, on?
figuré Pizarre, Hernando Cortez tout bardés de fer, combutlatl
contre les Indiens, des arbres gigantesques, des hippogriphes ¢-
vorant des crocodiles, etc.
Nous trouvons ensuite de trés-beaux objets d’art rapportés 4
Japon par M. Lebon, capitaine d’artillerie, qui a occupé une haute
position dans l’armée japonaise; une petite divinité toute dorcea-
sise dans son temple et tenant 4 la main unc boule d’or, est ala fu»
curieuse ct d’une cxécution trés-darlistique; puis les collections
d’armes, de casse-tétes, de boucliers, de lances, de parures, €l¢.
DES SCIENCES GEOGRAPIQUCS, $85
rapportées par un Jeune naturaliste, M. Raffray, récemment re-
venu parmi nous d’un trés-beau voyage en Abyssinie ct au pays des
Quanikas; celles de l’auteur du charmant Voyage autour du
monde, M. le marquis de Beauvoir, dont les récits ont obtenu un
si grand ct si légitime succés, et une quantité innombrable de
globes, de sphéres, de cartes, de plans, d’atlas ct d'études géogra-
phiques; ne pouvant pas nous y arréter, nous montcrons un étage
ct nous arriverons & la salle xxix, qui est remplie par les documents
statistiques et agricoles enyoyés par le ministére de lagriculture
et du commerce (direction de l’agriculture); 4 la salle xxx, qui
contient l’exposition des clubs Alpins; puis 4 la salle xxxi, dans
icsquelles sont exposés de gigantesques instruments qui ont servi a
observer le passage de Vénus sur le soleil, le 9 décembre 1874. On
sait que le gouvernement avait envoyé six missions pour étudicr ce
grand phénoméne : trois dans Phémisphére austral (a 1’ile de Saint-
Paul, a Vile Campbell et &4 Nouméa), trois dans l’hémisphére bo-
réal (& Nagasaki, Pékin et Saigon). Les missions de l’hémisphére
austral étaient sous la direction générale du commandant Mouchet,
et celle de ’hémisphére boréal sous celle de M. Janssen, membre
de l'Institut. Aux instruments sont jointes les photographies prises
pendant ces expéditions et de trés-intéressantes collections zoologi-
ques recueillies aux iles Saint-Paul et d’Amsterdam, par MM. Rochc-
fort et Charles Vélain, naturalistes attachés 4 l'expédition. Dans la
salle xxxu, |’Ecole des langues orientales a exposé une trés-compleéte
et trés-curieuse collection d’ouvrages imprimés et manuscrits turcs,
persans, chinois, japonais, etc., et une suite de cartes géographi-
ques publiées en Turquie, en Chine ct au Japon. Dans la salle xxxm,
on trouve surtout des cartes et des ouvrages pédagogiques publiés
par divers instituteurs ; et dans la salle xxxiv, les cahiers, les atlas
et les méthodes d’enseignement des fréres de la doctrine chrétienne
et un grand nombre d’instruments et de livres didactiques de tout
genre.
Il faut monter haut, quatre grands étages, pour arriver aux salles
ou sont exposés les travaux accomplis par les diverses missions
scientifiques, cnvoyées par le ministére de l’instruction publique
dans les pays les plus intéressants du monde; aussi ceux des visi-
teurs qui ont fait cette petite ascension n’ont certes pas regretté
leurs peines, car ils ont vu une des plus belles parties de l’exposi-
tion. Voici d’abord la salle des archives nationales avec les plans
des anciens palais et des foréts qui étaient 4 l’usage spécial des rois
de la France; la collection des anciens plans de Paris; les cartes
de nos vieilles colonies francaises : par exemple la carte de I’lle-de-
France, par Bernardin de Saint-Pierre, et celle de la Cochinchine
986 LE CONGRES INTERNATIONAL
dressée au dix-septiéme siécle par les missionnaires, une carte
chinoise de la source du Gange, dressée sur les mémoires des
lamas du pays, etc.; puis vient une salle affectée toute entiére aux
travaux de la commission des Gaules, qui, aprés avoir établi sur
des documents topographiques du dépét de la guerre, la carte oro-
hydrographique des pays, a publié successivement la carte des mo-
numents de l’dge de pierre (dolmen, tumuli), puis celle des gise-
ments quaternaires et des cavernes; la carte des Gaules sous le
proconsulat de César, et enfin celle de l’époque mérovingienne;
elle les expose avec un fac-simile d’objets de l’age de pierre, de fer,
et la reproduction des monuments écrits ou |’on trouve les noms
de la géographie gauloise (tables de Claude, autels, cippes, bornes
milliaires), « témoins irréfragables des cités ou des peuples dont
ils sont contemporains‘. »
Ajoutez 4 ccla bon nombre de casques, de cuirasses, d’anneaux
d’or, d’épées rougies par la rouille, de plaques, de ceinturons, etc.,
provenant des fouilles faites dans les anciens tumuli. Deux autres
salles, les salles xxxvm et xxxix, offrent peut-étre plus d’intérét en-
core : nous y trouvons d’abord les recherches et les travaux archéo-
logiques faits en Judée par MM. Guillaume Rey et F. de Saulcy;
une carte du nord de la Syrie au 1/500,000°; les monuments mili-
taires des croisades ; des plans et vues d’Hiérapolis, de Batocé, de
l’enceinte sacrée du Naou; l’itinéraire de la mer Morte; les environs
de Jérusalem ; |’aqueduc de Béthlécm, etc. ; puis viennent le voyage
archéologique en Caramanie, de MM. Fabre et Mandrot ; les recher-
ches de M. Guérin sur le tombeau des Macchabécs, et celles de M. le
comte Melchior de Vogué sur Alep, Antioche, l’abbaye de Lapai dans
Vile de Chypre et la mosquée d’Omar; unc carte de Vile de Chypre,
par M. de Mas-Latrie; les travaux de la mission de Phénicie, diri-
gés de loin par le trop connu M. Ernest Renan ; un plan d’Athénes,
par M. Burnouf; les études de MM. Héron de Villefosse et de Lau-
riére en Tunisie et dans la province de Constantine; et enfin quel-
ques-uns des résultats des magnifiques explorations de M. A. Gran-
didier 4 Madagascar. Rien ne manque 4a ce voyage, qui a duré plu-
sieurs années a accomplir, et ala description duquel M. Grandidier
a consacré une partie de sa vie ct de sa grande fortune : on y trouve
des cartes, des plans et des levés topographiques trés-complets, des
longues séries d’observations météorologiques, des planches repre-
sentant avec une exactitude et une finesse de coloris extraordinar
res les mammiféres, les oiseaux, les poissons, les reptiles, les
; Discours de M. le ministre de l’instruction publique a la séance générale de
cloture.
DES SCIENCES GEOGRAPHIOQUES. 987
crustacés, les papillons, les insectes, les fleurs, etc.; des collections
ethnographiques accompagnées des recherches les plus curieuses
et les plus savantes. A cété de l’exposition de M. Grandidier, nous
admirons celle d’un autre voyageur non moins illustre, cette fois
un missionnaire, M. l’abbé Armand David, qui, comme on le sait, a
eu cette année la grande médaille d’or de la Société de géographie
de Paris. M. l’abbé Armand David a constamment, pendant qua-
torze années, parcouru dans tous les sens les régions les plus inex-
plorées de la Chine et du Thibet. Tout en préchant la parole de Dieu,
il s'appliquait avec ardeur a des recherches scientifiques qui ont
donné les résultats les plus importants; en histoire naturelle, ses
collections, qu’avec un généreux désintéressement il a données au
Muséum, offrent un intérét capital : pour n’en citer qu’un exemple,
M. l’abbé David a découvert huit espéces de grands mammiféres
absolument nouveaux pour la science; l'un d’eux, un ours noir et
blanc rapporté du Thibet, est on ne peut plus curieux. Avant de
quitter l’exposition des missions scientifiques, nous ne saurions
nous dispenser de rendre un dernier hommage a la mémoire de
l’homme qui fut. l’un des plus ardents et le plus généreux promo-
teur de ces missions : nous avons nommé le trés-regretté duc dc
Luynes. .
La quarantiéme et derniére salle de l’exposition du palais des
Tuileries, est consacrée aux ouvrages exposés par la ville de Paris,
surtout un ancien plan de notre capitale; nous y avons remarqué le
beau livre de M. Alphand, les Promenades de Paris et un trés-
curieux atlas souterrain aussi de la ville de Paris.
J’arrive maintenant 4 |’Exposition géographique faite en |’hon-
neur du Congrés dans la Bibliothéque nationale, ct je regrette vive-
ment que le cadre restrcint dans lequel je suis obligé de me renfer-
mer ne me permette pas de donner sur les trésors qu’elle contient
tous les détails que je voudrais leur consacrer. Pour ne pas faire
double emploi avec |’Exposition des Tuileries, la Bibliothéque na-
tionale n’a exposé que des objets ayant une haute valeur par leur
rareté, leur antiquité ou leur intérét historique, ct elle n’a présenté
dans son Exposition ni ses grandes cartes topographiques des divers
états-majors, ni ses atlas récents, ni ses nombreuses cartes géolo-
giques, hydrographiques et autres travaux modernes. Elle com-
prend trois salles ou galeries, dont la plus importante est la galeric
Mazarine.
Avant d’appeler I’attention sur les objets qui nous ont le plus
frappé dans chacune de ces trois salles, il convient de dire que
c’est 4 l’initiative intelligente et au travail infatigable d’un grand
géographe dont nous avons déja parlé, M. kK. Cortambert, qu’est
938 LE CONGRES INTERNATIONAL
due l’organisation de 1’Exposition géographique 4 la Bibliothéque
nationale. C’est aussi 4 l’obligeance de M. Cortambert que nous
devons la plupart des renseignements que nous allons transmettre
au lecteur:
« La salle d’entrée est comme un hommage a la mémoire d&
M.Jomard, le fondateur et longtemps leconservateur du département
gcographique'; elle est surtout consacrée au souvenir de Vexpedi-
tion d’Egypte de 1798, et au grand ouvrage qui en a été la consé-
quence, ouvrage auquel M. Jomard a puissamment contribué. » Les
portraits de tous les personnages qui ont pris part a cette expedi-
tion, dessinés au crayon et sur le licu méme par Dutertre, sont
d’autant plus intéressants qu’ils représentent non-seculement les sa-
vants, mais encore les généraux, y compris le général en chef, Na-
poléon I*t. Un trés-grand plan manuscrit de Thébes attire aussi
notre attention ; puis vient une quantité de vues et de croquis repré-
sentant les monuments, les ruines, les paysages, les animaux, les
oiseaux, etc., de l’Egypte, etc.
Dans la seconde salle, on trouve une quantité d’ouvrages géogra-
phiques chinois, japonais et arabes, des places de Péking en soic,
des tours chinoises en porcelaine, un exemplaire manuscrit de la
géographie d’Edrisi, un atlas manuscrit avec le plan de la Mec-
que, etc., etc. ; un peu plus loin, un dessin de Tombouctou, fait de
la main de Réné Caillé lui-méme, nous remet en mémoire |’ héroisme
et les souffrances indescriptibles de cet homme intrépide durant
ce voyage, dont lui seul est revenu vivant, et que depuis trente ans
nos plus hardis explorateurs ont essayé en vain de recommencer:
c’est avec une véritable tristesse que nous songeons aux décep-
tions, aux contradictions, aux chagrins de tout genre qui |’accueil-
lirent 4 son retour en France, car c’est bien tardivement, presque
sur son lit de mort que justice pleine et entiére a été rendue a Réne
Caillé. Prés de la vue de Tombouctou, placée comme une senti-
nelle avancée des efforts de la science moderne, nous passons, par
un brusque contraste, 4 une mappemonde du onziéme siécle, fai-
sant partie des Commentaires de Beatus sur l'Apocalypse, et dessinée
par les religieux de Saint-Sever, en Gascogne, témoignage vivant de
l’ignorance absolue des gens les plus savants de cette époque sur
le monde qu’ils habitaient. Nous ne parlerons que pour mémoire
des vastes plans illustrés des foréts dans lesquelles chassaient nos
rois, notamment de celles de Compiégne, de Fontainebleau, de S¢-
nart, etc., et d’anciens plans de Brest, de Toulon et de nos autres
ports de mer, et nous arriverons a la galerie Mazarine, qui contient
; ‘ M E. Cortambert, dans l’Explorateur.
DES SGYENCES GEOGRAPHIOUES. 989
la partie la plus nombsreuse et Ia plus préeseuse de PExposition.
Tout serait & eiler, puisque tout est choisi dams la fine fleur, si je
puis m’exprimer ainsz, d’une collection de manuserits la plus ri-
che et la plus belle du monde ; c’est dome presque au hasard que
j appelleras Pattentron sur quelques-uns des objets qui m’ont le
plus frappé. Voie d’abord une carte de M. Mahé de la Bourdonnais,
dessinée en 4750 sur un mouchosr de poche, avec de la suie, du
marc de café et un sow cassé; c est en la faisant que le pauvre pri-
sonnier de la Bastille, anquel on avait refusé encre, plumes et pa-
pier, trompait Ies ennuis de sa captivité; puis une introduction a
la cosmographie rmprimée em 1507 @ Saint-Dié, par Hylacomylus
(Cosmographia uetreductzo... msuper quatuor Americi Vespucii
navigationes); on accuse généralement le pauvre Améric Vespuce
d@aveir commis un immense plagiat en donnant son nom au mende
découvert par Christophe Colomb : eh bien! c’est cet Hylacomylus
qai est le coupable ; e’est hn qui, pour la premitre fois, a désigné
le Nouveau-Monde par ce nom d’'Amérique. « Je ne yors pas pour-
quoi, dit-tl, on n’appellerait pas Amérique ta terre que je décris. »
Et il Va appelée Amérique, et le nom est resté. Une mappemonde
de 1492 est trés-eurieuse en ce qi elle a été faite l'année méme ot
Christophe Colomb accomplissait son premier voyage : naturelle-
ment, |’Amérique n'y est pas indiquée, mais les Indes y ont un
prolengement immense, le Japon est trés-éloigné des Indes et, par
conséquent, beaucoup pius rapproché d'Europe, enfin Vespace qui
sépare I’'Europe du Japon est semé d'une foule d'iles, étapes que
Colomb espérait sans doute rencontrer sur son chemi.
Un Ptolémée complet, richement relié, vient de la bibliothéque
de Mathias Corvin; un autre Ptolémée, provenant de la bsbliothéque
de Henri Il, passe généralement pour la premiére édition imprimée
de ce livre. C’est 4 tort, parait-il, car il y a évidemment une erreur
dansla date de 1462 qw’il porte ; c’est 1482 qu’il faudrait : il a étéi1m-
primé par Dominique de Lapis et terminé par Béroald. Un autre atlas
trés-eurieux, provenant également de ha bibliothéque de Heari II,
porte les chiffres du roi et de Diane de Poitiers enlacés, et un erois-
sant d’or fait une allusion délicate au nom de la favorite. Une foule
de cartes manuscrites du moyen Age sont enluminées des personna-
ges et des animaux les plus fabuleux ; sur toutes, la mer Rouge est
d’une belle couleur de sang, et sur presque toutes on voit le por-
trait de la reine de Saba et les trois rois mages arrivant sur leurs
Anes du fond de l'Ethiopie. La Mer des Hystoires, achevée 4 Paris
par Pierre Lerouge, imprimeur du roy, constitue deux magnifiques
volumes in-folio qui ont appartenu 4 Charies Vill, et qui, entre autres
cartes splendidement enluminées, renferment celle de la Terre-
40 Sepreuane 1875. 64
990 . LE CONGRES INTERNATIONAL
Sainte; un atlas catalan de l’an 1375, a fait partie de la bibliothéque
de Charles V, placée au Louvre. Les cartes, au nombre de six, sur
parchemin, sont collées sur des ais de bois dont les deux ais erté-
rieurs, recouverts de cuir estampé, avec ornements de l’époque de
Louis XII, forment unc trés-curieuse reliure. Les cartes sont peintes
cn couleur, or et argent, et émaillées de figures d’hommes, de plantes
t d’animaux. Voici la mappemonde de Mercator, tellement rare, que
la Belgique, patrie de ce grand géographe, n’a pas pu s’en procurer
un exemplaire; la carte manuscrite faite par ordre de Pierre le Grand,
-t offerte par le tsar 4 la Bibliothéque nationale; le Trésor des choses
mémorables du globe, par Solin Polyhistor, imprimé en 1543 par
Pierre Olivarius; les cartes manuscrites de Cassini ct de nos plus cé-
lébres géographes, et une collection de portulans sur parchemin, la
plus riche du monde, sur laquelle on peut suivre pas 4 pas l'histoire
de la géographie, depuis le quatorziéme siécle jusqu’au dix-septiéme
siécle; une quantité d’astrolabes et d’instruments astronomiques
arabes, francais et allemands; des boussoles chinoises et des globes
innombrables. Un de ces globes, en cuivre doré, du seiziéme siecle,
a été payé trois francs, chez un marchand de ferrailles, par un
juif auquel M. Cortambert a été fort heureux et fort aise de [’ache-
ter pour cent francs. Signalons encore la mappemonde de Sébastien
Cabot, en 1544, accompagnée d’une précieuse légende ou l'on
trouve, entre autres renseignements curieux, |’indication, si re-
marquable et si peu connue, que Jean et Sébastien Cabot abor-
dérent sur le continent américain dés 1494, en un point qu'ls
appelérent Prima-Vista, et qui est aujourd’hui une portion de la
Nouvelle-Ecosse. Enfin, pour terminer ces quelques lignes sur !'er-
position géographique de |’annexe nationale, mentionnons les deux
globes, dits de Coronelli, d’un diamétre de prés de 4 métres chacun,
faits par le P. Coronelli sur V’ordre du cardinal d’Estrées, qui les
présenta et les dédia 4 Louis XIV. Ces deux énormes globes, l'un cé-
leste, Pautre terrestre, sont illustrés de figures d’animaux souvent
fantastiques, mais trés-artistement peintes. Chacun d’eux porte la
dédicace suivante:
: A L' AUGUSTE MAJESTE
DE LOUIS LE GRAND
L’INVINCIBLE, L’HEUREUX, LE SAGE
LE CONQUERANT
LE CARDINAL D'ESTREES
1683.
Il me resterait 4 rendre compte de la seconde annexe de I'Expo-
sition, celle qui est placée sur la terrasse du bord de |'eau et dans
DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 994
le local de l’Orangerie; mais, d'unc part, j’ai déja eu occasion de
parler de beaucoup des objets exposés dans les chalets par diverses
j):tissances étrangéres, et de l'autre, je crains d’abuser de la pa-
tience du lecteur. Je me bornerai donc 4 mentionner, sans entrer a
] -ur sujet dans aucun détail : Il’exposition faite par le journal l’Ez-
plorateur, excellent organe de la géographie, surtout de la géogra-
pluie commerciale, dont le succés va toujours croissant, et auquel
je suis fier de collaborer; les collections zoologiques et ethnogra-
phiques de M. Bouvier, y compris l’un de ces grands gorilles que
ious avons rapporté de l’Ogooué, et sur lequel j’ai eu déja locca-
sion de donner d’amples détails, et la dépouille du petit Anatole, mort,
inalgré nos soins, dans |’Okanda; les trés-intéressantes collections
anthropologiques et ethnographiques rapportées des iles Aléoutien-
nes par un savant et intrépide voyageur, M. Pinart, qui dans quelques
jours repart pour les régions glacées de |’Alaska; l'homme fossile
et les antiquités de toute nature trouvées par M. Riviére dans ses
fouilles 4 Menton; le scénographe, trés-ingénieux appareil photo-
graphique inventé par le docteur Candéze, appareil qui ne tient
aucune place, ne demande la manipulation d’aucun produit, et
permet aux voyageurs les moins expérimentés de rapporter des
photographies des pays les plus lointains; les trés-belles photogra-
phies de M. Quinct; un remarquable aquarium rempli de poissons
chinois et américains; des monceaux de ces perles brillantes que
l'on exporte avec tant de succés chez Ices négres; des produits de
nos colonies et des objets de toute nature destinés aux échanges
commerciaux en Asie, en Amérique et en Afrique.
Et maintenant, je demanderai la permission au lecteur complai-
s.imt qui a bien voulu me suivre dans cette étude, malheureuse-
nient, par la force méme des choses, un peu aride, de prendre
congé de lui jusqu’au moment ou, dans un des prochains numéros
du Correspondant, je passerai en revue les travaux des membres |
du congrés ct surtout des plus illustres voyageurs qui nous ont fait
le récit de leurs aventures.
Marquis pe Compitene.
Membre du comité scientifique du congrés
et du jury de l'Exposition.
MARIE. STUART
SON PROCES ET SON EXECUTION
D APRES
LE JOURNAL INEDIT DE BOURGOING, SON MEDECIN; LA CORRESPONASCE
D’AMYAS PAULET, SON GROLIER, ET AUTRES DOCUMENTS NOUVEAIX
XI!
FORCE D'AME EXTRAORDINAIRE DE MARIE STUART, CONSTATEE PAR SON GEO
ET BON MEDECIN. — LA SENTENCE DE MORT, PRONONCKE ConTEE BLE
PAR LA CHAMBRE ETOILEE, EST RATIFIGE PAR LE PARLEMENT. — Dect
D ELISABETH. — NOUVELLE TENTATIVE DE PAULET POUR ARRACBER DES AVEC!
A MARIE STUART.
Grace 4 Bourgoing, nous pouvons maintenant pénétrer dans i
prison de l’auguste captive, rigoureusement fermée jusqu’a preset.
4 de rares exceptions prés, aux regards curieux des historiens. Sou'
pourrons ainsi la suivre jour par jour, et presque pas a pas, jo
qu’au pied de |’échafaud.
Aprés le départ des commissaires, elle ne se fit pas illus.
Elle croyait méme le dénodment trés-prochain, et elle en pars!
4 ses serviteuts avec un calme inaltérable et méme d’un air st
riant. Née avec une Ame douce et tendre, ses longs malheurs, low
de l’abattre, l’avaient peu a peu fortement trempée. Elle vit s4?
procher sa fin avec une résignation constante, exempte de tout?
faiblesse, avec un si complet détachement d’elle-méme et des cht
ses d’ici-bas, que ses plus mortels ennemis, que son gedlier lar
méme, le farouche Paulet, en étaient frappés de surprise. Pendat!
‘ Voir le Correspondant du 10 mai, du 25 juin, du 25 juillet et du 10 aodt 8.
MARIE STUART. 995
les terribles épreuves qu’elle venait de traverser avec tant de pré-
sence d’esprit, d’intelligence et de courage, elle avait répandu quel-
ques larmes. Ce fut le dernier tribut qu'elle paya 4 la nature hu-
maine. A partir de ce moment, transfigurée, pour ainsi dire, par
une foi profonde, par le sentiment de son innocence et de sa di-
gnité de reine, elle s’éleva sans effort 4 une intrépidité digne et
simple, dénuée de toute ostentation, et qui ne se démentit pas un
seul instant jusqu’a son dernier soupir.
C’est ce que Paulet lui-méme constatait en ces termes dans une
lettre & Walsingham, en date du 24 octobre : « J'ai pris occasion
de visiter cette reine, accompagné par M. Stallenge*. Elle a été tour-
mentée, depuis deux jours, par des enflures 4 l’épaule, et se pro-
pose de prendre médecine demain. Rien n’est changé dans sa tran-
quillité et son assurance... Je suis resté avec elle une heure et de-
mie au moins, afin de sonder ses pensées, et, sans entamer mol-
méme de sujets de conversation, la laissant aller d’une chose a
autre, suivant son bon plaisir. Elle parla longtemps de la com-
tesse de Shrewsbury, de lord Abergavenny, et d’autres choses inu-
tiles 4 rapporter. La seule qu’il me semble bon de vous dire, c’est
que, faisant allusion a lord Zouch et & lord Morley, 4 cause de leurs
discours, elle me demanda les noms de ceux qui étaient assis a
telle ou telle place, remarquant que lun avait peu parlé, l’autre
beaucoup. Je lui dis que je m’apercevais qu’elle était mal disposée
envers ceux qui avaient beaucoup parlé, et qu’ainsi je m’abstien-
drais de les lui nommer, la priant de considérer toute l’assemblée
comme honorable, et de croire que ceux qui avaient parlé et ceux qui
étaient restés silencieux étaient disposés 4 la juger impartialement.
Elle ajouta que, d’aprés Vhistoire, le royaume d’Angleterre avait
Phabitude de verser le sang. Je répliquai que si elle voulait par-
courir les chroniques de France, d’Espagne et d'talie, elle trouve-
rait que l’Angleterre avait bien moins versé de sang que ces pays-
la; mais que pourtant il était quelquefois nécessaire que l’on en
versat, lorsqu’il y avait de grands crimes 4 punir. Elle ne parut pas
désirer pousser la conversation plus loin; mais il était aisé de voir
qu’elle n’entendait pas faire allusion 4 sa propre cause, et qu'elle
parlait suivant sa maniére habituelle... Il parait, ajoutait Paulet
dans un post-scriptum, que cette reine n’a pas su la prorogation de
assemblée, et qu’elle ne ressent aucune crainte*. »
Bourgoing, de son cété, entre dans les plus intimes et les plus
1 Stallenge fut rappelé 4 Londres vers le 15 novembre suivant. (Lettre de
Paulet 4 Walsingham du 15 novembre. The Letter-Books, etc., p. 508.)
* The Letter-Books of Amias Poulet, etc., pp. 500, 304, 502.
904 MARIE STUART.
intéressants détails sur la noble et digne attitude de sa royale mai-
tresse : « Aprés le départ des seigneurs, dit-il, le sieur Amyas ne
traita la reine-que courtoisement, lui fit fournir le reste de ce qui
était besoin pour s'accommoder en son logis, qu’il augmenta de la
salle of avait eu lieu l’examination’, et il ne lui tint aucuns propos
que de bonne facon, plutét courtois et aimables qu’autrement. Et
Sa Majesté, tout ce temps, tant s’en faut qu’elle fut troublée et émue
de ce qui s’était passé, en aucune sorte, que je ne l’avais vue si
joyeuse ni si 4 son aise plus continuellement, depuis sept ans aupa-
ravant. Elle ne parlait d’autre chose que de propos récréatifs, spé-
cialement de donner son opinion des choses écriles es chroniques
d’Angleterre, 4 la lecture desquelles elle passait une bonne partie
du jour, et, aprés, en devisait entre ses gens familicérement et tout
joyeusement, sans aucune apparence de tristesse, avec un bon vi-
sage, voire meilleur qu’auparavant son trouble. Ei s'il advenait de
parler de ce qui avait été fait en cette procédure, elle ne sen émou-
vait non plus que d’un autre propos; clle-méme, avec assurance,
disait son opinion et faisait l’événement pire que nous autres mé-
mes, sans toutefois qu’il semblat que l’affaire lui touchat en men,
ni qu’elle s’en émut le moins du monde. Et enfin sa résolution était
qu’elle ne craignait de mourir pour sa bonne querelle. Et s'il ad-
venait qu’on lui dit que jamais on ne la ferait mourir, elle disait
qu’elle savait trés-bien ce qui s’en ferait. Et comme elle voyait bien
que ses ennemis procédaient pour venir a ce point, et qu'elle con-
naissait leurs procédures et fagons de faire, elle employa méme, de
sa bonne volonté, et sans y étre invitée (ce qu’clle n’avait jamais
fait auparavant), cing 4 six jours 4 prendre médecine, afin de pour-
voir aux accidents de sa maladie, qui avait accoutumé de survenir
au commencement de l’hiver, et ot elle se comporta aussi allégre-
ment et d’aussi bon coeur que jamais elle avait fait. Et elle-méme
s’efforgait en sa complexion, mal apte 4 prendre médecine, faible
et débile pour la longueur du mal, a faire de tout son pouvoir que
les remédes lui profitassent*. »
Elisabeth, comme on I’a vu, n’avait pas tardé 4 se repentir d’z-
voir ordonné aux commissaires siégeant 4 Fotheringay de suspendre
leur sentence contre la reine d’Ecosse. Dés le 15 octobre, craignan!
‘ « Elle est toujours soigneuse, écrivait Paulet 4 Walsingham, le 24 octo-
bre, d’avoir ses chambres en bon ordre, désireuse d’avoir diverses choses pour
son propre usage, et espére que son argent lui sera rendu. Elle prend plaisir
a des bagatelles et, dans tous ses discours, est libre de toute préoccupation
ae du moins en apparence. » (The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc.,
p- 500.
* Journal inédit de Bourgoing.
MARIE STUART. 995
que sa proie ne lui échappat, elle avait fait écrire a Burghley par
Davison, pour que le délai fixé fat abrégé. Burghley recut cette let-
tre le 16, 4sa maison de campagne de Burghley, et il se hata de
répondre a Walsingham : « J’ai montré combien il nous est impos-
sible de nous réunir avant le 25, d’abord parce que ce serait illégal,
la Commission étant ajournée, ensuite parce qu'il est impossible
d’arriver plus tot. J’ai fait espérer que l’affaire viendrait 4 bonne
fin, ct d’une fagon honorable pour une telle cause, qui ne pouvait
étre jugée en deux jours, ou mieux en un jour et demi; car nous
aurions pu donner ainsi raison a la reine d’Kcosse, qui a prétendu
qu'elle était jugée d’avance, ce qui a été beaucoup répété'. »
Au jour désigné, le 25 octobre, les commissaires furent de nou-
veau conyoqués 4 Westminsler, dans la Chambre étoilée, pour y
juger le procés de la reine d’Ecosse. Tous comparurent, a l’excep-
tion des comtes de Warwick et de Shrewsbury, qui l'un et l’autre se
dirent malades*. Les débats durérent plusieurs jours. On récapi-
tula les principaux chefs d’accusation formulés 4 Fotheringhay.
Nau ct Curle furent ensuite introduits dans la salle, et la, sous le
sceau du serment, et toujours en l’absence de leur maitresse, s'il
fallait accorder la moindre confiance aux termes du rapport officiel,
ils confirmérent « leurs interrogatoires, confessions et suscriptions
de la maniére et dans la forme qu‘ils avaient été faits ct écrits*. Ils
déclarérent de nouveau que la reine avait recu et lu les lettres de
Babington, et que, par ses ordres et son commandement exprés,
réponse y avait été faite sur tous les points. » Mais on se rappelle
combien avaient paru peu satisfaisants leurs deux premiers inter-
rogatoires 4 Burghley et 4 Walsingham’. lls avaient simplement
dit, ou étaient censés avoir dit, que Marie Stuart avait recu des let-
tres de Babington, et qu’elle leur avait dicté « certaines réponses »
a ces mémes lettres. Mais rien dans leurs aveux ne pouvait laisser
soupconner qu’elle edt dicté les passages ot il était question du
4 The Letter-Books of Amias Poulet, etc., p. 297.
* Camden. « Demain, dans |’aprés—midi, écrivait, le 50 octobre, Burghley i:
Davison, les commissaires se réuniront a la Star Chamber, et la cause étant
fort longue, ils l’entendront et concluront sur le tout sous forme de procés-
verbal. ll sera tard avant que Je m’y rende, parce que j'apporte avec moi la
goutte 4 un pied, ce que personne, la non plus qu’ici, n'accepterait de moi,
jen suis certain. Mais, Dieu merci, ma main est libre. » (The Letter-Books of sir
Amias Poulet, p. 304.)
* Hardwick’s State Papers, t. I, p. 224. On sait avec quelles précautions et
quelle défiance doivent étre consultés ces documents.
4 Burghley a Walsingham, 8 septembre; lettre citée par Tytler. Howell's
State trials, d’aprés le Registre d'Edouard Barker, principal notaire ou greffier
d’Elisabeth, et Thomas Weeler, notaire public, greffier de l’audience de
Cantorbery.
996 MARIE STUART.
meurtre d’Elisabeth ‘. Il est permis de croire que jeur troisiéme
interrogatoire 4 la Tour fut sans douteconforme aux deux premiers,
puisque l’on a fait disparaltre avec sem l'original, et que la copie
de ce méme interrogatoire, qui fut lue 4 Fotheringhay hors de leur
présence, dut étre falsifiée dans le sens de l’acousation. Nau, dams
son Apologie, présentée & Sacques I", roi d’Angleterre, em 1606,
affirma, comme il l’avait déja fait, que les priacipaux chefs d’accu-
sation contre sa maitresse étaient faux; qu'il le soutint émergique-
ment 4 Westminster, comme il ]’avart fait a la Tour, et qu’en pré-
sence de Walsingham, qui, dans la Chambre étoilée, |'aceabla d’in-
jures et le menaca de le mettre en jugement, il déclara que les com-
missaires auraient 4 répondre devant Diew et tous les rois chré-
tiens, si, sur des charges aussi fausses, ils venatent 4 condamner
une priacesse innoecente. [1 demanda méme alors, mais ce fut en
vain, que sa protestation fut enregistrée*. Plus tard, Carle, 2 sen
lit de mort, protesta de son cété qu'il étast prét & répondre devant
le tribunal de Dieu que, loin d’avoir jamais violé sea serment
de fidélité envers la reine, sa maitresse, ii n’avait oessé, du ¥-
vant de cette princesse et aprés sa mort, de défendre sen tmocence
contre les aceusalions de ses ennemis *.
Toutes les formes de la procédure farent viokes @ Westanumeler
comme elles l’avaient été jusqu’alors. « A Fotheringay, d#t le con-
sciencieux historien Tytler, nous avions une aceusée sans les té-
moins; ala Chambre &oilde, nous avons des témeems sans l'aceu-
sée; car Marie était gardée fert &roitement dans sa prisos, tandis
que l’infatigable Burghley poursuivast sans reldebe l’imstruction 4
Westminster. »
‘ « Hone parait pas, dit M. Hosack, que fon ait adresse des questions 20x
seorétaires de Marie Stuart, mais Hest dit qu’ils affinmeérent par serment cc-
taines déclarations et confessions, dopt ni originaux, ni copies n'ont été co
servés. La seule nouvelle piéce de conviction, produite dans la Chambre Etoilé,
était une prétendue déclaration de Curle, « que la detive que Babingten éorisit é
« la weine d’Ecosse ot les minutes de la eépense de cette princesses & cette teiire
« fuvent bralées par ees ordres. © Mais @ est clair qu’wne déolaration aust
importante, si elle eft été vraie, aurait dé tre faite on présence de I’secasée.
et 11 est également clair que, si elle était fausse, elle ne pouvait dre faite que
derriére son dos, sans qu'il y e@t possibilité peur elle de la eentredire. » (T. 7,
pp. 430 et 431.)
* Lingard. — Apologie de Nau. Harl. ms. Nau, dans son Apologie, faiset
appel aux souvenirs des gentilshommes encore vivante qui assistaient au proces
de la Chambre Etoilée, et il ne parait pas que ses assertions aient été démenties
par aucun d’eux.
5 Tytler, t. VII; mics Striekland, t. VH; Jules Gauthier, t. H. — La eroyanee
de Marie dans la oulpabiité de ses secrétaires n'est pas une preuve contre ei.
car elle n’avait nul moyen de savoir la vérité.
MARIE. STUART. 991
Trente-six des commiseaires de Fotheringay, réunis dans la Cham-
bre étoilée, aprés avoir eatendu ia récapitulation des chefs de l’ac-
cusation et les dépositions de Curle et de Nau, prononcérent ume
sentence de mort.
Douze membres absents envoyérent leur adhésion a la sentence.
« Ils voyaient aussi clair dans la culpabilité de Marie, dit un récent
bistorien anglais, que ceux qui avaient été présents'. » Un seul
membre, lord Zouch, refusa d’acquiescer au jugement de ses col-
légues.
fl etait déeclaré dans la sentence que Marie, soi-disant reine
d’Ecosse, et prétendant avoir des droits 4 la couronne d’ Angleterre,
avait, de concert avec Babington, et 4 l’aide de ses secrétaires,
ourdi et imaginé plusieurs projets « tendant au malheur, a ia
mort et 4 la destruction de la reine Elisabeth*. » Afin d’apaiser les
ressentiments du roi d’Ecosse, il y était énoncé de plus que la con-
damnation 4 mort de ia mére ne porterait aucun préjudice aux
droits du fils 4 la couronne d’Angleterre, « et qu'il resterait dans
le méme état, degré et privilége que si la sentence n’avait pas été
rendue *. » ;
« On ne sait, dit Robertson, ce qui doit révolter le plus, ou de
la forme irréguliére de tente cette procédure, ou de la haute ini-
quilé d’Elisabeth, lorsqu’elle ordemna |’instruction d’un tel procés.
De quel droit prétendait-elle exercer son autarité sur ume princesse
indépendante? Marie Stuart était-elle tenue d’obéir aux lots d'un
royaume étranger? Les sujets d’une autre souveraine pouvaient-ils
devenir ses juges? Et lors méme qu’sne teile insulte a la royauté
eat été permise, ne devait-on pas observer du moins les formes or-
dinaires de la justice? Si le témotgnage de Babington et de ses com-
plices était si coucluant, pourquoi Elisabeth ne suspendit-elle pas
pour quelques semaines fleur supplice, afin que, par leur confronta-
tion avec Marie, elle pat are pleinement convaincue des crimes
qu’on lui imputait? Nau et Curle étaient encore vivants; pourquoi
ne les fit-on pas comparattre 4 Fetheringay? Et pourquoi comparu-
rent-ils, au contraire, dans la Chambre étotlée, o. Marie n’était pas
présente pour entendre leur déposition? Ces témoignages suspects
étaient-ils suffisants pour condamner une reine, et le dermier des
criminels edit-il été envoyé Ala mort sur des preuves aussi faibles
‘ Mary queen of Scots and her latest engliak historian, etc., by James F. Meline.
London, 18792.
2 Howell’s State trials; Journal de la Chambre des Communes d’Ewes; Hard-
wick’s State papers; Hosack, t. If, p. 454.
% Ibidem. Camden; Egerton; Tytler, Iules Gauthier, t. M1; Mosack, %. Il;
p. 431.
998 MARIE STUART.
et aussi peu concluantes'? » « Et pourtant, comme il importait au
plus haut degré a Elisabeth de prouver a la face du monde le crime
de la reine d’Ecosse, afin de justifier une condamnation a mort, il
est évident que, si l’on ne produisit que des preuves suspectes, c est
qu'il n’y en avait point de positives, ct que, par conséquent, Marie
était innocente*. »
« Ainsi se termina, dit ’honorable presbytérien Hosack, la plus
honteuse des iniquités judiciaires qui aient sali l’histoire d'Angle-
terre*. »
Quelques jours aprés, le Parlement fut appelé a ratifier la sen-
tence de la Chambre étoilée. Les lords et les communes ne moalr-
rent pas moins de passion et de fanatisme. Une enquéte fut ordon-
née dans les deux Chambres sur Ja conspiration ct sur les dangers
qu’avaicnt courus la reine et le repos du royaume. On feignit dex
miner de nouveau les piéces frauduleuses produites 4 Fotheringay,
et, aprés les plus violentes invectives contre Marie Stuart, le Parie-
ment, se montrant aussi servile que celui qui, sous Henri Vill, cur-
damna Catherine Howard et Thomas Morus, ratifia & )’unanimile la
sentence de la Chambre étoilée. Puis les deux Chambres, d’un cout-
mun accord, présentérent a la reine une adresse dans laquelle on
la conjurait, pour peu qu’elle edt 4 cceur sa propre sureté, cell
de ses sujets, le bonheur du royaume et le maintien « de Ja vrae
et inestimable religion du Christ, » de faire subir sans délaias
dangereuse rivale le chatiment dd 4 tous ses crimes. « Une lone
expérience, était-il dit dans l’adresse, prouvait que la plus étroit
prison n’avait pu comprimer |’esprit remuant et entreprenant é
Marie Stuart; que la vigilance de tous ses gardiens avail élé cot-
stamment mise en défaut par son adresse ; que les lois les plus ter
ribles ne pourraient jamais contenir ses partisans, toujours pris
se soulever pour rétablir le papisme. La reine d’Ecosse regardait l
couronne d’Angleterre comme lui appartenant, et jamais elle ner
noncerait a y prétendre. Endurcie dans sa malice, elle ne songea!
qu’a précipiter la chute de la reine d’Angleterre, et pourvu quel
put atteindre ce but, elle s’inquiétait peu de ce qui pourrait lui ar
river 4 elle-méme. C’était une femme hautaine, dure, téméraire.
et, aussi longtemps qu’elle vivrait, Sa Majesté ne pouvait cure ¢
sureté. Elle était infectée de papisme et bralait de détruire I'Evat-
gile en Angleterre ct en tout lieu. Aussitét que Sa Majesté sera!
tuée, le roi d’Espagne se préparerait 4 envahir le pays ; alors la o*
‘ Robertson's History of Scotland, liv. VII.
* Histoire de Marie Stuart, par Jules Gauthier, t. UL.
* Hosack, t. II, p. 431.
MARIE STUART. 999
tion deviendrait l’esclave des étrangers, l’Etat serait détruit et les
droits de la couronne vendus 4 un prétre italien. Du jour ow la reine
d’Ecosse était venue en Angleterre, cc chancre, placé au milieu du
peuple, n’avait cessé de corrompre les esprits. C’était grace 4 sa
présence que prospérait le papisme ; la miséricorde envers elle de-
viendrait cruauté a l’égard de tous les sujets loyaux et fidéles. Unc
plus longue faiblesse de la part de Sa Majesté entrainerait les irré-
solus du cété de l’ennemi, l’association pour protéger sa vie serait
dissoute et forcée par elle-méme a violer ses serments. La reine
d’Ecosse, en fgisant partie de cette association, avait prononcé sa
propre sentence‘. » En conséquence, la Chambre des lords et celle
des communes demandaient « qu’une juste condamnation fut suivie
d’une prompte exécution. »
Le lord-chancelier et Puckering, l’un des orateurs de la Chambre
basse, appuy¢rent cette adresse d’un long mémoire dans Iequel,
usant du style biblique 4 la fagon des puritains, ils rappelaicnt a
Elisabeth la colére de Dieu contre Sail pour avoir épargné Agag, et
contre Achab pour avoir laissé la vie 4 Ben Adad. Ils y exaltaient au
contraire la sagesse des juges qui mirent 4 mort Jésabel et Athalie,
et celle de Salomon pour avoir fait périr son propre frére Adonias *.
L’adresse se terminait par cette sanguinaire réflexion : « Celuz qui
n'a pas de bras ne peut combattre; celui qui n’a pas de jambes ne
peut s'enfuir ; celut qui n’a pas de téte ne peut faire aucun mal*. »
La réponse d’Elisabeth est un chef-d’ceuvre d’astuce et d’hypo-
crisie : « Que de graces n’avait-elle pas 4 rendre au Tout-Puissant
pour avoir si miraculcusement préscrvé sa vie? Rien au monde ne
l’ayait plus vivement affligée que de voir qu’une personne de méme
sexe, de méme rang, qu’une si proche parente se fut rendue cou-
pable d’un si grand crime. Et pourtant, loin d’avoir jamais concu
contre la reine d’Ecosse quelque mauvais dessein, poursuivait l’ar-
tificieuse Elisabeth, dés la découverte des premiéres « pratiques »
de sa trahison contre ma royale personne, je lui écrivis secrétement
que, sielle vonlait me les confesser dans une lettre confidentielle,
je Ics couvrirais de mon silence‘. Et je ne lui disais pas cela pour
lui tendre un piége, ajoutait-elle en jouant la magnanimité, car
j’en savais autant qu’elle pouvait en confesser. Et maintenant en-
core, bien que les choses en soient venues a ce point, si elle se re-
! Petition of Parliament, novembre 1586. D'Ewes' Journals abridged.
* Howell’s State trials. D’Ewes, Journal des Lords et Journal de la Chambre
des Communes.
+ Camden, Appendice a la vie d’Elisabeth.
_ * Cette lettre, comme nous I’avons dit précédemment, ne fut jamais écrite;
Elisabeth mentait effrontément.
1000 MARIE STUART.
pentait véritablement, si personne ne cherchait 4 poursuivre sa
querelle, si ma vie seule était en jeu et non le salut et le bicn-ttre
de tout mon peuple, je lui pardonnerais bien volontiers et je le
proteste sans feinte. Bien plus, si |’Angleterre devait tirer de ma
mort un état plus florissant, espérer un meilleur prince, oui, c'est
avec joie que je renoncerais 4 ma propre vie; car, si je tiens 4 la
conserver, c’est uniquement pour votre salut et celui de mon
peuple. »
Elie jura que le Statut, édicté pour préserver sa vie, n’avait point
été congu pour faire tomber dans un guet-apens la reine d’Ecosse,
mais que son intention, en le publiant, n’avait été que de |’avertir
et de la détourner, par une crainte salutaire, de toute tentative
coupable contre sa personne. Elle feignit de gémir pour avoir été
poussée, par le dernier acte du parlement, a cette extrémilé d’en
étre réduite a verser le sang d’une si proche parente. « Je suis tom-
bée, dit-elle, en un si grand chagrin en apprenant ses machina-
tions contre moi, que, pour ne pas l’augmenter, et non par crainte
du danger, comme l’ont supposé certaines personnes, je me suis
abstenue d’aller au parlement. Mais, ajouta-t-elle avec une ruse
consommée, pour semer dans les esprits d’implacables coléres, je
veux vous dire un secret, quoique l’on sache fort bien que j'ai tou-
jours la force de garder ce que je veux taire. Il n’y a pas longtemps
que de mes yeux, de mes propres yeux, j’ai vu et lu un serment par
lequel plusieurs scélérats s’obligent 4 me tuer dans le délai d’un
mois. Mon danger est le vétre et je serai trés-soigneuse de l'écarter ;
mais, comme l’affaire de la reine d’Ecosse est des plus deélicates,
des plus importantes, n’attendez pas de moi une prompte résolu-
tion, mon habitude étant, méme dans des choses moins graves, de
délibérer longtemps avant de prendre un parti. »
Et bien qu’au fond elle ne fat pas moins sceptique ou moins in-
différente que Burghley en matiére de religion, elle finissait son
discours par cette invocation : « Je supplie le Dieu tout-puissant
d’illuminer mon esprit afin de me faire découvrir ce qui servira au
bien de son Eglise, 4 la prospérité de I’Btat et a votre salut, et afin
que tout délai n’entraine pas de danger, nous signifierons notre r-
solution en temps opportun. Attendez-vous 4 me voir accomplir
pleinement tout ce que les meilleurs sujets peuvent attendre de
la part des meilleurs princes'. »
Aprés douse jours de réflexion, feignant d’étre prise d’un accés
de sensibilité, elle envoyait anx Communes un message par son
4 Howell’s State trials. Tytler, t. VII. Miss Strickland, t. VII. Speech of the
queen, nov. 12-22. Camden, Hosack, t. 1, pp. 452, 433.
MARIE STUART. 1004
vice-chambellan, sir Christophe Hatton, pour lear demander si
l’on ne pourrait pas découvrir un expédient qui permit 4 sa pitié
d’épargner la vie de la reine d’Ecosse‘. fl existait un parti modéré
qui, dans Ja crainte des représailles de ’Europe, était d’avis que la
couronne d’Angleterre pourrait étre transmise sur la téte de Jacques
aprés la mort d’Elisabeth, et qu’en attendant, la reine d’Ecosse, dé-
possédée de tous ses droits, serait gardée & vue dans une étroite
prison jusqu’a la fin de sa vie. Mais ce parti n’était qu’une mino-
rité*. Aprés une longue discussion, les Communes répondirent, a
une grande majorité, qu’il était impossible de trouver un autre
expédient pour conjurer le mal « que |’exécution. » Cette nette dé-
cision fut sur-le-champ portée a Elisabeth par le lord-chancelier et
le président de la Chambre des communes qui se rendirent auprés
d’elle 4 Richmond +.
Il semble qu’un tel acte était de nature 4 lui arracher un mot dé-
cisif. Il n’en fut rien. Elle ne leur fit qu’une réponse subtile et am-
bigué : « Sije vous disais que je n’ai pas l’intention d’acqutescer a
votre demande, par ma foi, je vous dirais peut-étre plus que je ne
pense. Et si je vous disais que j’ai l’intention d’y accéder, je vous
dirais alors plus qu’il ne convient que vous ne sachiez, et ainsi je
ne puis vous donner qu'une réponse sans réponse’*. »
Quelque violent désir qu’elle edt d’étre délivrée de sa victime,
elle hésitait toujours 4 signer l’arrét fatal. Implacable et vindicative
au plus haut degré, elle était sans pitié comme sans remords, mais
non pas sans honte et sans peur. Si la dague d’un serviteur dévoué
l’edt délivrée secrétement de Maric Stuart, elle en cit ressenti une
‘ Mss de la collection de sir George Warender, cités par Tytler, t. VII. Archi-
bald Douglas au Maitre de Gray, 22 novembre 1586; Archibald Douglas 4 Jac-
ques VI, 6 décembre 1586; méme colleetion, citée par Tytler, t. VIII. Miss
Strichiand, t. Vil.
* Froude’s History of England, vol. XII.
3 « Hier, écrivait Burghley 4 Davison, dans la chambre du Parlement, s’éleva
la question de savoir s’il est convenable que deux archevéques et quatre autres
évéques accompagnent les seigneurs temporels, porteurs de la pétition a Sa
Majesté, pour lui demander T’exécution de la reine d’Ecosse. J'avais quelques
scrupules, pensant que Sa Majesté n’aimerait pas cela parce que, dans les temps
anciens, les évéques siégeant au Parlement avaient coutume de s abstenir.
Cependant, je ne crois pas qu'il soit illégal qu’ils assistent 4 de telles causes,
et se prononcent, lorsque l’exécution de la sentence tend au bien de lEglise
comme celle-ci. — Je vous prie de savoir si 8a Majesté l’aura ou non pour
agréable; milord de Canterbury agira dans le méme sens. — J'ai parlé avec sir
Drue Drury, que M. }e secrétaire dépéchera cet aprés-midi (4 Fotheringay). »
(The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 506.)
1 Howell's State trials. Camden. Tytler, t. Vil; miss Strickland, t. Vil; Ho-
sack, t. Il, p. 434.
4002 MARIE STUART.
joie atroce. Mais a quelles vengeances implacables ne s’exposerait-
clle pas de la part des rois de l'Europe si elle osait faire tomber ju-
ridiquement la téte d’une princesse, son égale et sa parente? Quelle
pitié pourrail-elle espérer de l’ambition de Philippe If, elle, 1a fille
udultérine d’Anne Boleyn, elle qui avait abo le catholicisme dans
ses Etats? Dans ses terreurs paniques, elle se voyait déja précipitie
du trdne, jetée 4 son tour en prison, comme au temps de sa jew
esse, trainée au dernier supplice.et soumise 4 des humiliations
cent fois pires que la mort.
En proie a ces perplexités et 4 ces craintes, mais inexorablement
fidéle 4 sa haine et méditant au fond de son cceur la mort de sa n-
vale, elle ne répondait 4 ses ministres que d’une maniére évasive.
Et eux, la taxant « de mollesse, » feignaient, pour lui arracher enfin
une décision, d’étre de plus en plus inquiets pour sa vie et pour
leur propre sureté*.
Afin de se disculper devant I’Europe, ils en étaient encore a cher-
cher une preuve sans réplique de la culpabilité de Marie Stuart. \
l’ayant pas, ils firent une nouvelle tentative pour lui arracher un
aveu. Paulet eut mission de l’interroger, et, s'il était possible, de
surprendre sur ses lévres le mot précieux qui les et lavés de toul
reproche. Peut-étre méme fut-il chargé de laisser entrevoir a Mare.
afin de la perdre plus sdrement, l’espérance du pardon, si elle
s’avouait coupable. Le jour donc de la Toussaint, dans l'aprés-di-
ner*, Paulet se rendit dans la grande salle ow la reine avait été it:
terrogée par les commissaires. Comme on |’a vu plus haut, celle
salle avait été mise 4 la disposition de Marie Stuart aprés leur dt-
part. Sir Amyas feignit de vouloir s’assurer si elle avait été conve
nablement disposée pour usage de la reine, et si les fermetures.
ordonnées par lui pour sa sireté, étaient en bon état. Sur quelques
indices qui durent lui donner l’éveil, il n’était pas sans crainte,
comme il semble, que d’un moment 4 |’autre la reine d’Ecosse si
fut enlevée par ses partisans ou massacrée par ordre du gouvernt
inent anglais, et comme avant tout il avait 4 coeur, soit de ne pas
s¢ laisser surprendre, soit de ne pas tremper dans un pareil crime.
par précaution, il avait fait murer quelques ouvertures du chateau
ct notamment quelques portes et croisées de cette salle*. Aprés #0
1 Walsingham 4 Shrewsbury, 6 octobre 1586, et Burghley & Leicester, 26 octe-
bre, State Papers office; J. Gauthier, t. II.
* Le 30 octobre, Paulet avait expédié a Walsingham un bulletin de Ia santé &
la reine : « Je veux vous avertir que cette reine a pris médecine trois fois cell?
semaine, et, comme 4 I’ordinaire, elle a été malade, ce qui fait qu'elle nesl
pas sortie de son lit depuis cinq ou six jours, et y est encore.» (The Letter-
of sir Amias Poulet, etc., p. 504.)
3 Journal inédit de Bourgoing. Le 29 qctobre, Davison écrivait a Burghlet
NARIE STUART. 1003
inspection, et comme s'll n’eut pas voulu, étant si prés de la reine,
se retirer sans lui rendre visite, il attendit qu’elle edt fini ses
priéres et demanda 4 la voir.
Introduit auprés d’elle, il se montra plus courtois qu’a son or-
dinaire, et, pendant quelques instants, feignant de n’avoir rien
d’essenticl 4 lui dire, il devisa de choses indifférentes. De propos
en propos, la reine en vint a lui parler de l’état de sa santé qui,
jamais, disait-elle, n’avait été meilleure que depuis son départ de
Chartley ct les derniéres épreuves qu’on lui avait fait subir. Paulet,
qui l’avait amenée sur le terrain qu’il voulait explorer, lui témoi-
gna toute sa surprise d’un tel changement. I] n’était personne au
monde, ajoutait-il, qui ne fit aussi merveilleusement étonnée qu'il
l’était lui-méme de la voir en si bonne disposition et en si belle hu-
meur aprés avoir élé accusée et convaincue de crimes aussi horri-
bles qu’odieux, tels que cette conjuration contre la vie de la reine
ct celle de ses principaux serviteurs, tels que la rébellion ct l’inva-
sion du royaume. « Lesquelles choses ont été si bien examinées et
éclaircies, poursuivit Paulet, que les commissaires n’ont plus de
doute sur la culpabilité de Votre Grace, et nul au monde ne vou-
drait croire, ni moi-méme, si je ne le voyais, que vous puissiez
Vivre en une si grande quiétude d’esprit. »
Cet entretien, d’un intérét capital, nous a été transmis en entier
par Bourgoing qui, selon toute probabilité, dut l’écrire sous les yeux
mémes et peut-étre sous la dictée de Marie Stuart, de méme que
« Les plaintes que fait entendre sir Amyas sur la faiblesse d’une demeure ot il
doit resister 4 toute attaque désespérée qui pourrait étre tentée en faveur de la
reine d’tcosse, sont fort 4 considérer. Selon son opinion, on pourrait faire
une levée de cent ou deux cents hommes, que l’on posterait dans des endroits
convenables auprés de lui, et qui seraient préts 4 repousser toute attaque. Son
Altesse me prie de yous en faire part, pour que ce soit exécuté, si vous ne
truuvez pas d’autre moyen. Elle ne désire pas que cette reine soit rapprochée
d'ici (de Richmond). Elle est si décidée 4 lui envoyer (4 sir Amyas) de la poudre
et du plomb, que je suis certain quelle n’a pas le dessein de le débarrasser de
sa charge. — Sa Majesté trouve qu'il y a un vide (dans ses lettres), en ce qu'il
n'avertit pas Son Altesse des discours qu'elle (la reine d’Ecosse) tient depuis
que Vos Seigneuries l’ont vue, et elle a fait savoir 4 M. le secrétaire qu'elle
désirait plus de détails 4 ce sujet. » (The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc.,
p- 302). Le jour suivant, Burghley répondait a Davison : « J’ai lu les lettres que
vous m’avez envoyées, et j’y ai trouvé l’opinion de M. Paulet sur la faiblesse
d'une partie du chateau de Fotheringay et le manque de poudre et de plomb.
L’attention de Sa Majesté s’est portée sur tout cela. Je pense qu'il serait meil-
leur d'avoir quarante ou cinquante soldats, pour guetter et veiller, qui, bien
choisis, serviraient mieux 4 notre dessein que deux cents hommes hors du cha-
teau ou des gentilshommes des environs; quant 4 la poudre et au plomb, je
donnerai des ordres a l'un des serviteurs de M. Paulet, qui est son pourvoyeur
a Londres, etc. » (The Letter-Books of Amias Poulet, etc., p. 505.)
1004 MARIE STUBBT.
toutes les parties essentielles de son Journal. News le reproduisons
presque textuellement, car aucune analyse ne saurait exprimer dans
toute leur force et leur noble assurance les paroles de la reine.
« — Jen’ai point d’occasion d’ére mal disposée et troublée, répen-
dit-elle 4 son gedlier avec calme, je sais bien en ma conscience ce
que j’ai fait et j’at déja répondu aux commissames. Dieu et moi sa-
vons bien que je n’ai attenté, ni consenti a tuer ni meurtrir (as-
sassiner) personne, et ma conscience est libre et nette de toute coa-
nivence en cet endroit. Etant mnocente, j'ai occastem plutdt de me
réjouir que de m’attrister, ayant placé toute ma confiance en Dien,
protecteur des gens de bien et des innocents. Plusteurs princes de
ma qualité ont été exposés 4 bien des traverses; meoi-netme jen al
déja subi beaucoup, puisqu’il a ple a Dieu, ef yen suis toujeers
sortic jusqu’é présent grace a sa protection. Je ne m’en soucie plus
et suis toute préte & souffrir la mort quand il lui phatra. Je suis
née dans les troubles, et la reine ma mére m’a élevée avec beaucoup
de peine au milieu des troubles. Lorsqn’elle fut contrainte de
m’envoyer en Franee, jen’y jouis pas longtemps du bier que j avais
obtenu, le rot mon mari venant 4 mourir. Renvoyée que je fas cn
mon pays d’Ecosse, je fos quasi toujours troublée, et n’ai pas tHé
sans troubles depuis que je suis en ce royaame d’ Angleterre. H oe
me profiterait de rien de m’en affliger davantage. »
« — C’est un grand contentement que d’avoir la comscience netie
et déchargée, lui répliqua Paulet d’un ton qui exprimait le doute,
et Dieu est temoin entre vous et lui, mais une conscience feinte et
dissimulée est une mauvaise chose... Si vous étes coupable, comme
assurément ik cst trop clair et évident, laffaire ayant été si bien
illucidée en votre présence, nmaéme que vous ne le pouver nier, il
vaudrait mieux confesser votre faute et en faire repentance devant
Dieu ct le monde. »
— De mes offenses et péchés je me repens, répondit la reime sans
s’émouvoir du zéle indiscret de son interlocuteur; je suis femme
et, humainement, comme tous tes autres hommes, j’offense Dieu.
Il n’y a personne qui puisse dire qu’it soit juste ow sans péche. Jai
offensé Dieu et lui en demande pardon, « en faisant repentance, »
« mars je ne sais ad qui je me puisse et doive confesser en l'état
ou je suis. » Eta Dieu ne plaise que je demande que vous fassies
confesser a mot! mais du fait dont il est question, je ne men
confesserat point, et vous savez bien que je n'en suis point cow-
pable. On vous fait accroire tout ce qu’on veut, mes ennemis
ayant déja prémédité de longue maim ce qu’ils prétendent faire.
Parce que je suis cathohque, ils me veulent mettre au rang des aui-
tres catholiques, mais je suis toute résolue 4 mourir pour Ja reli-
MARIE STUART. 1005
gion, et je ne demande pas mieux. Je m’estime bien heureuse de
souffrir pour le nom de Dieu, comme ont fait beaucoup de saints et
de martyrs dont on célébre aujourd’hui la féte, et comme je viens
de le lire dans un sermon. Ce n'est pas que je me croie digne de la
parole de Dieu. »
« — I n’est pas question de religion en votre fait, s’écria avec em-
portement le fanatique gedlier, il est question de meurtre, de ré-
bellion et d’invasion; et, étant coupable, vous ne devez ni ne pou-
vez nier..., et ni vous, ni la plus grande partie du royaume n’en
pourrait étre excusée, ni méme tous les catholiques ensemble s’ils
y avaient consenti; je juge qu’ils seraient tous dignes de punition. »
« — Ce n’est pas pour autre chose que pour ma religion, répli-
qua Marie avec force, mais il faut bien trouver « quelque autre cou-
verture et occasion pour me mener au point ot je vots bien que mes
ennemis m’ont conduite. Je n’en fais pas pire chére et qu’ils ne m’é-
pargnent pas. »
— Il ne s’agit pas de religion, reprit Paulet avec insistance, et
personne n’a encore été puni pour sa religion. Quant 4 moi, pour-
suivit-il, je ne sais rien de ce que les seigneurs ont fait, mais ils
ont trouvé le fait si clair, si évident, qu’ils ont, dit-on, donné sen-
tence, mais je ne le sais pas. Quelques-uns sont d’opinion qu’ils
Vont fait, « mais je n’en ai rien d’assuré et n’en sais rien que par
oui dire. »
Et le vieux puritain, sans se lasser, dit Bourgoing, « remettait
toujours la reine a confession. »
— «Jai bien compris, lui répondit Marie, ot ont voulu me con-
duire les commissaires, lorsqu’ils sont venus m’interroger 4 Fo-
theringay. Ce qu’ils ont fait ici, n’est que pour observer quelques
formalités, pour faire croire 4 la vraisemblance des faits, « afin de
parvenir a leurs prétentions, auxquelles je ne suis tenue d’acquies-
cer ni de me soumettre. » « Je ne fais compte de ce qu’ils ont fait
non plus que de rien, » « Ilest bien atsé aux brigands et larrons, la
ow ils se trouvent les plus forts, d’efforcer les passants et ceux qui
sutvent leur chemin. Mes ennemis me tenant en prison, il leur est
fort aiséde m’affliger et de me faire mourir, de disposer de moi a
leur plaisir et volonté, ayant la force pour eux, et moi étant toute
seule, farble et délaissée. » Mon plus grand désir est que chacun
sache comment on a traité el comme on traite mes affaires. »
« — Vous étes bien marrie (peinée) que chacun le sache, lui ré-
pliqua Paulet d’un ton ironique ; une telle entreprise n’est a celer ni
a taire, mais il n’a été donné aucune sentence ni jugement avant la
venue des seigneurs. »
« — Je ne demande pas autre chose, lui répondit Marie avec fer-
10 Serrenpng 1875. 63
£006 MAME STUART.
meté, afin que tous les princes chrétiens et les étrangers puissent
étre témoims de tout et juges de tout ce qu’on m’a fait, non 4 cause
de moi, mais 4 la confusion de tous mes ennemis et de ceux de I'E-
glise. On n’a cessé de tourmenter les pauvres catholiques, avec
un acharnement inoui, sous prétexte qu’ils étaient traltres parce
qu’ils ne voulaient pas reconnaitre pour chef supréme de l’Eglise la
reine d’Angleterre. Quant 4 moi, eomme je |’ai dit en pleine assem-
blée, je ne reconnais d'autre chef de I'Kglise que le pape, auquel
est commis sun réglement du consentement de toute l’Eglise eatho-
lique duement assemblée. * »
« Quant 4 vos sentences, poursuivit Marie avec une hauteur sov-
veraine, je n’en fais pas cas et vous n’avez que faire d’y precéder
de cette facon. « Je sais que vous n’étes pas si jeune que vous veuillies
avancer de tels propos sans avoir cherché a en étre avoué. »
Cette réponse ne laissa pas de causer 4 Paulet quelque embarras.
Il comprit sans peine que la reine avait deviné qu'il n’avait été ea-
voyé auprés d’elle que pour lui arracher des aveux en 1'effravant.
Ce fut en vain qu’il mit tout en ceuvre pour la dissuader.
Dés qu’il fut sorti, Marie et ses serviteurs ne doutérent pas, d'2-
prés certaines conjectures, qu’il ne fat allésur-le-champ écrire a la
cour pour rendre compte de cet entretien et de l'insuccés de sa
mission. Marie fut méme persuadée qu’Elisabeth n’attendait de sa
part qu’un aveu, qu'un mot de repentir, pour lui faire grace, mais
‘ Ces paroles de la reine soulevérent une vive discussion. Le vieux pwritas
soutint que la reine d’Angleterre ne prenait point ce titre de chef de {'tglise, e!
il ajouta: « A Dieu ne plaise qu'il y ait d’autre chef supréme de I’Eglise qu
Jésus-Christ. Quant 4 moi, je n’en reconnais point d’autre. »
« — C'est le point seul sur lequel I’exclusion des catholiques a été fondée, }si
répliqua Marie. La chose est si vraie, qu’a l’exernple da roi Henri VIE, ce titre
a été donné a votre maitresse. Vous pouvez penser que des calvinistes, qui seat
les plus réformés, n’approuvent pas cela, mais ceux qui suivent la religion d&
la reine, qui sont Jes luthériens et inventeurs d'icelle, tiennent coupables de
haute trahison et de lése-majesté tous ceux qui estiment du contraire, et non-
seulement on a jugé coupables ceux qui ne fa reconnaissent telle oa qai h
désavouent par paroles et de fait, mais encore ils ont él¢ forcés de dire ce qué
en pensaient en leur conscience, et, sur leurs réponses, (ils ont 616) condamas
4 mort, et si la reine ne veut accepter ce titre, je sais bien qu’on le {ua doave
et que celui-la est coupable qui ne le fait pas. »
Paulet soutint de nouvean que la reine Elisabeth ne pouvait porter um ta
titre, et qu'il n était pas possible qu'on le lui donndt. Mais il déciara que is
puritains et autres protestants du royaume « ja tenaient pour chef et gouver-
neur, au-dessous de Dieu, des choses ecclésiastiques, comme i] était, disait-
raison qu'elle fat, mais non pas supréme chef de ’Eglise, et qu'il n'y avait que
Jésus-—Christ. »
— « C’est tout un, » lui répondit la reine, « quelque coulear quae vous dor-
niez a la chose. » (Journal inédit de Dourgemy.)
MARIE STUART. 4007
en méme temps, pour anéantir 4 jamais tous ses droits a la cou-
ronne d’Angleterre. Avec le noble orgueil que lui inspiraient sa
dignité et son innocence, elle repoussa jusqu’a la pensée de cette
humiliation. « Sa Majesté, dit Bourgoing dont le temoignage sur ce
fait important et inconnu jusqu’a ce jour, est des plus précieux, Sa
Majesté ne changea en rien mi de visage ni de contenance, de propos
ni actions, ni ne s’émut en chose que ce soit plus que de coutume.
Et, devisant de cela, elle disait qu'elle mourra:t plutét de mille tour-
ments que de se confesser digne de grdce, comme elle voyait bien
qu'on lui voulart offrir et présenter, quelques jours apres, de la
part de lareine, qui se voulait réserver cette autorité pour la tenir
toujours plus bas et la rendre: sujette, inhabile et incapable du
drow du royaume', »
A cette occasion, Marie répéta & ses serviteurs, ce qu’elle Jeur
avait prédit plusieurs fois, que les Anglais, ayant mis 4 mort nom-
bre de leurs princes et de leurs rois, n’auraient garde de l’épargner
elle-méme. Quelques jours auparavant, se trou vant avec sir Amyas
Paulet, et étant tombée sur le méme chapitre, elle lui avait dit que
de toutes les nations il n’y en avait pas eu de plus sanguinaire que
la nation anglaise et que de tout temps les Anglais n’avaient cessé,
suivant leurs caprices, de déposer et de massacrer leurs rois. Et
comme Paulet hui avait répliqué que l’Angleterre était de tous ies
pays celui qui avait commis le moins de crimes de ce genre, Marie
lui avait répondu que ses « chroniques en étaient toutes pleines.* »
Quelques jours aprés cet entretien que, selon toute vraisem-
blance, Paulct divulgua 4 la cour et qui parait avoir précipité la
vengeance d’Elisabeth, arrivait 4 Fotheringay sir Druede Drury que
la reine d’Angicterre adjoignait au vieux puritain, afin de resserrer
de plus en plus la garde de Marie Stuart. Tout gentilhomme qu'il
était, Drury n’avait pas eu honte d’accepter ces fonctions de ged-
lier. Paulct, fort impotent, et le plus souvent hors d'état d’exercer
sur sa prisonniére une active surveillance, accueillit avec d’autant
plus de plaisir la venue de Drary que celui-ci était un de ses amis
et l'un des plus fanatiques adeptes de la secte puritaine.
Le jour méme de l’arrivée de cet incorruptible auxiliaire, le
48 novembre, Paulet écrivait 4 Burghley pour le remercier de ce
choix, qu’il « considérait comme une faveur toute spéciale, 4 cause
de la longue amitié qui existait entre lui, Paulet, et ce gentil-
‘ En s’avouant coupable, Marie eit peut-étre sauvé sa tate, mais Klisabeth
edt fait proclamer sur-le-champ la déchéance de ses droits au tréne d’Angleterre,
pour cause d'indignité.
_ " Journal inédit de Bourgoing. Coaférez, avec ce passage du Journal, use
lettre de Paulet que neus avons citée plus haut.
4008 MARIE STUART.
homme’, » « Sir Drue Drury est arrivé ici, le 43 courant, disait-il
dans unc lettre 4 Walsingham, et je me trouve bien fortifié par sa
présence. Je me fais fort de vous assurer que tout marchera ici pour
le mieux dans |’exercice de nos devoirs respectifs’. » Telle était sa
crainte de voir s’échapper sa captive (qu‘il ne nommait plus dédai-
gneusement que cette lady), qu'il-adjurait les ministres d’Elisabeth
de la faire exécuter sur-le-champ, en disant « que la perte d'un
jour pouvait causer la perte d'un royaume®. »
XIf
PREMIERE NOTIFICATION DE LA SENTENCE DE MORT A MARIE STUART PAR LORD
BUCKURST. — INTREPIDITE DE MARIE. ——- SES REPONSES A LORD BUCKURSY.
— NOUVELLES VIOLENCES D’AMYAS PAULET. — LETTRES DE MARIE AU DUC DE
GUISE, AU PAPE SIXTE-QUINT, ETC.; A ELISABETH. — ETRANGES CIRCON-
STANCES QUI PRECEDERENT L ENVO! DE CETTE DERNIZRE LETTRE. — ENTRE-
TIENS SECRETS DE MARIE ET DE PAULET.
Ce fut a lord Buckurst, membre du conseil privé, et a Beale,
clerc de ce méme conseil, que fut confiée la mission de notifier a
Marie Stuart la fatale sentence’. Descendant de l'une des nobles fa-
milles qui suivirent dans la Grande-Bretagne Guillaume le Conqué-
rant, proche parent d’Elisabeth, Sackville, lord Buckurst, était l'un
des plus parfaits gentilshommes et l'un des esprits les plus culltivés
‘de son temps. D’une taille haute et bien prise, d'une figure pleine
de finesse, d’intelligence et d’aménité, telle est l'idée que donne de
ce grand seigneur un magnifique portrait, chef-d’ceuvre de Gar-
rard, que l’on a fort admiré a !'Exposition universelle de Londres.
Ii était 4 la fois homme d’Etat habile, orateur éloquent, poéte dra-
matique de mérite °.
Le jeune lord, caractére chevaleresque, s'était noblement refusé
1 The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 307.
* The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 509.
3 Miss Strickland, t. VII.
4 Instructions to lord Buckurst and M. Beale sent to the queen of Scots.
17-(27) nov. Mss. Mary queen of Scots.
® Avant lage de vingt-cing ans, il avait fait représenter, 2 Whitehall, devant
flisabeth, une: tragédie : Ferrex et Porrez, fils de Gordobuc, roi de Bretagne.
‘dans laquelle on trouve quelques scénes d'un style facile et qui'ne sont pas
dénuées de naturel. C’est, dit-on, la premiére piéce dramatique, par ordre de
date, qui ait paru avant Spencer et Shakspeare. (Miss Strickland, t. VH, et
Causeries d'un curieur, etc., par M. Feuillet de Conches. t. IV.)
MARIE STUART. 1089
d’abord, bien que parent de la reine d’Angleterre, 4 siéger parmi
les commissaires de Fotheringay et a ratifier la sentence de la cham-
bre étoilée'. L’ombrageuse Elisabeth ne pardonnait pas de tels actes
d’indépendance. Pour le punir, elle le condamna a signifier l’arrét
de mort. Plus tard, elle lui donnera la mission de présider au pro-
cés du comte d’Essex. Forcé d’obéir, lord Buckurst, saisi de crainte,
s’acquitta cette fois de sa pénible tache en courtisan peu soucieux
de jouer sa téte pour crime de félonie. Suivi de Beale, il arriva a
Fotheringay le 48 (28 n. s.) novembre, dans la soirée, et il eut avec
Paulet un secret entretien’. Le lendemain, aprés avoir fait deman-
der 4 la reine d’Ecosse la permission de lui parler de la part d’Eli-
sabeth, il se rendit auprés d’elle dans |’aprés-midi, suivi de Beale,
de Paulet et de Drury *. Ii lui annonga que le Parlement, ainsi que
les commissaires, aprés avoir examiné toutes les preuves 4 sa
charge, les dépositions formelles de ses secrétaires, les révélations
de Babington et de ses complices, et enfin ses propres lettres chif-
frées, qu’elle-méme, prétendait-il, n’avait « pas déniées, » l’avait
déclarée coupable d’avoir ourdi nne conspiration contre la vie de la
reined Angleterre, et qu’étant « sous la protection de la reine, » et par
conséquent soumise aux lois du pays, leParlement avait prononcé con-
tre elle une sentence de mort. « Ma maitresse, ajouta lord Buckurst,
n’a pris encore aucune résolution, mais il régne une telle agitation
dans le Parlement, elle est si importunée par les Etats du royaume
qu’il est impossible qu’elle ne consente pas 4 faire exécuter la sen-
tence. Les Etats ne cessent de lui remontrer que, depuis le séjour
de Votre Grace en Angleterre, il y a eu si constamment des trou-
bles, que jamais ni la reine, ni le royaume, ni la religion n’ont été
en sureté. Ils soutiennent donc que pour les sauver, « il est impos-
« sible que vous puissiez toutes deux vivre ensemble, et qu'il faut
« que l’une ou l’autre meure. » En conséquence, M. Beale et mot
avons été envoyés auprés de vous, madame, pour que « vous ne
« soyez pas prise au dépourvu » et que vous ayez 4 vous préparer a
la mort’. »
Lord Buckurst offrit 4 Marie de lui envoyer P’évéque ou le doyen
de Peterborough « pour la consoler. » — Pensez & votre conscience,
lui dit-il, reconnaissez votre faute, faites-en repentance et satisfac-
tion devant Dieu et les hommes. Je vous exhorte, poursuivit-il, si
yous savez quelque chose de secret sur cette conspiration, d’en dé-
* Jacob’s Peerage, vol. I", p. 443.
* Journal inédit de Bourgoing.
$s La plupart des détails inédits que nous donnons sont empruntés au Journal
de Bourgoing.
4 Journal inédit de Bourgoing.
1070 MARIE STUART.
charger votre conscience, comme vous y étes tenue par charité
chréticnne, étant proche parente de la reine, 4 laquelle vous le
devez, pour les biens et faveurs que vous avez recus d’elle. Et je
vous adjure, si vous connaissez d’autres coupables de ce fait, de
nous les signaler avant de mourir, car tel est votre devoir*. »
« — Je n’attendais pas autre chose de vous, leur répondit la
reine avec un majestueux et amer sourire. Vous étes assez habitués
4 procéder de la sorte envers ceux de ma qualité et qui sont pre-
ches de la couronne. Vous ne laissez jamais vivre ceux qui peurent
y aspirer, et depuis longtemps je savais bien qu’a la fin vous me
conduiriez la. J’ai aimé la reine et l’Angleterre; j’ai fait tout ce que
j'ai pu dans l’intérét de l'une et de l’autre. Mes offres ont assez
prouvé mon bon vouloir et M. Beale, ici présent, pourrait en
témoigner*. Je ne crains pas la mort, poursuivit-elle d'une
voix ferme, et je Pendurerai de bon coeur; « mais je n'ai éé
« nullement auteur d’une conspiration pour nutre a la personne de
«la reine. » Plusieurs fois, mes amis ont offert de me procurer
ma délivrance de vive force. Pour n’avoir pas voulu y consentir,
Jar été blamée et menacée d’étre délaissée. Alors, 4 mon grand
désavantage, j’ai tenté d’obtenir ma liberté pas les voies de la dou-
ceur. Enfin, refusée d'un cété et pressée de l’autre, je me suis jetée
dans les bras de mes amis, et je me suis liguée avec les princes
chrétiens et catholiques, non par ambition, non pour as irer 4
quelque plus grand état, comme je l’ai protesté bien des fois, et
comme les Anglais peuvent le témoigner par les papiers qu’ils ont
entre les mains, mais pour |’honneur de Dieu et de son Eglise, et
pour étre enfin délivrée des miséres et de la captivité ou jc languis
depuis plus de dix-huit ans. Je suis catholique et d’autre religion
que les Anglais, partant ils n’ont garde de me laisser la we.
Depuis longtemps ils ont conspiré ma mort, et c'est pour cela
que dans leurs derniers Etats ont été rédigés les deux articles
qui servent de prétexte 4 leurs procédures et a leur sentence. Je
suis seule, abandonnée, maladive; c’est peu de chose que de mo!
et de ma personne; mourir ne sera pas pour moi une grande perte.
On n’y gagnera pas beaucoup, et mes ennemis peuvent étre bien
‘ Journal inédit de Bourgoing. Cette démarche de lord Buckurst auprés de
Marie, pour qu'elle lui révélat les noms de quelques-uns de ses prétendus cont
plices, est confirmée par un passage d'une lettre d’Elisabeth a Paulet, 17 n0-
vembre 1586, dans laquelle elle l’autorise 4 laisser communiquer Marie avec
Yun des commissaires, dans le cas ou elle voudrait faire quelque révélation. (Lz
banoff, t. VII, p. 248.) ;
* Journal inédit de Bourgoing. Plusieurs fois Beale avait été envoyé en mission
auprés de Marie Stuart pour la leurrer de vaines espérances.
MARIE STUART. 1011
certains que ni la vie de la reme, ni son royaume ne seront en plus
grande sireté. Bren marrie suis-je que ma mort ne puisse profiter
4 |’Angleterre autant que je crains qu’elle lui nuise. Et je vous pro-
teste que ce que jen dis n’est point par envie ou désir de vivre, car,
quant 4 moi, je suis lasse d’étre en ce monde pour le bien et le
plaisir que j’y at. Je n’y treuve de profit ni pour moi, ni pour aucun;
mais j’espére une meiileure vie et remereie Dieu de me faire cette
grace de mourir pour sa cause. I] ne me pouvait advenir un plus
grand bien en ce monde; c'est ce que j’ai le plus demandé a Dieu
et le plus souharté, comme ta chose la plus honorable et la plus
utile « pour la salvation de mon dme. » — « Je n’ai jamais cv in-
« tentton, pour bien, royaume ov grandeur, de changer de vo-
« lonté en ma religion, ni de dénier Jésus-Christ, ni son nom, et je
« ne le ferai encore‘. » Soyez bien assurés que « de toute fot et de
« trés-bon coeur je mourrai aussi contente que je fas jamais eb pour
« chose qui me soit advenue en ma vie. » Je prie Dieu qu'il veuille
avoir pitié des pauvres cathotiques de ce royaume s? affligés et tour-
mentés pour leur religion. Je ne regrette rien autre chose qu’il
n’ait plu & Dieu, avant que je meure, de me faire cette grace de les
voir en pleine liberté de leur consctence, pour vivre avec la fot de
leurs parents en l'Eglise catholique et servir Dieu comme its désé-
rent. Je n’ignore pas que, depuis longteraps, mes ennemis machi-
nent tout ceei contre mei, et, pour le dire pleinement, je sais bien
que ce n’est qu’é la poursuite de... (M. de Walsingham *), qui a fat
profession de m’étre ennemi, et qui, aussi bien, ne cessera jamais
qu'il ne soit venu & bout de ses cntreprises; ce dont j'ai assez parlé
devant les commissaires *. » .
— Le personnage que vous soupgorner vous avoir été nuisible,
madame, dit lord Buckurst en interrompant dowcement la reime, ne
se raéle pas plus particuliérement que les autres de vos affaires. On
Yestime trés-ben et trés-fdéle serviteur, et je pense que ni hi, ni
les plus grands seigneurs du royaume n’ont le pouvoir de faire quoi
que ce soit, pour vous ou contre vous, si ce n’est dans le conseil
et FassembKe des Etats *.
Beale affirma de nouveau que la reine d’Ecosse était « venue a
4 Journal inédit de Bourgoing.
* Bourgoing ayant rédigé sen Journal en Angleterge, a laissé, par prudence,
ce nom en blanc, mais il est évident qu'il ne peut étre question que de Wal-
singham, que la reine avait accusé en face, devant les commissaires, d’avoir
voulu la faire assassiner.
* Journal inédit de Bourgotng. €fr. la lettre de Marie Stuart 4 Yarchevéque de
Glasgow, du 24 novembre 1586, Labanoff, t. VI
4 Journal inédit de Bourgoing.
1012 MARIE STUART.
refuge » en Angleterre, et que la reine Elisabeth, la voyant en dan-
ger d’étre massacrée par les Ecossais, avait cru devoir lui offrir un
asile 4 Carlisle pour qu'elle y fat en sdreté. Mais Marie soutint, ce
qui était vrai, « qu'elle y avait été menée par force et contre sa vo-
lonté‘. » — « Quant 4 vos évéques, poursuivit-elle, je loue Dieu de
ce qu'il m’a permis de connaitre sans eux mes offenses envers lui
et de n’approuver pas leurs erreurs. Je ne veux communiquer en
rien avec cux. Mais s'il vous plait de m’accorder un prétre catho-
lique, trés-volontiers je l’accepte, et je vous le demande, au nom
de Jésus-Christ, pour pouvoir disposer de ma conscience et partt-
ciper aux saints sacrements, en partant de ce monde ®*.
« — Vous avez beau faire, madame, lui répondirent avec un into-
lérant fanatisme Beale et lord Buckurst, vous ne serez ni sainte ni
martyre, car vous mourrez pour le meurtre de la reine et pour
l’avoir voulu déposséder.
« — Je ne suis pas si présomptueuse, leur répondit Marie avec
calme, que d’aspirer 4 ces deux honneurs. Mais bien que vous ayes
puissance sur mon corps, par permission divine et non par justice,
puisque je suis reine souveraine, vous n’en avez aucune sur Mon
4me, et ne pouvez m’empécher d’espérer que, par la miséricorde
de Dieu, qui est mort pour moi, il ne recoive de moi mon sang et
ma vie. C’est volontiers que je les lui offre pour le maintien de son
Eglise, hors laquelle, ni ici, ni ailleurs, je ne désirerai jamais
commander & royaume mondain pour perdre l’éternel. Je le sup-
plierai que les douleurs et autres persécutions de l’esprit et du
corps que j'ai endurées soient en déduction de mes péchés. Mais
d’avoir conseillé ou commandé la mort de votre reine, je ne ’ai ja-
mais fait, et ne souffrirais pas, pour mon particulier, qu'une chr
quenaude lui fut donnée.
« — Vous avez souffert et permis, s’écriérent-ils, que des Anglais
vous nommassent leur souveraine, ainsi que le prouvent les lettres
d’Allen, de Lewis, de plusieurs autres, et vous ne vous y ¢étes pas
opposée.
« — Je n’ai point pris ce titre dans mes lettres, répliqua Marie,
mais je ne puis empécher les docteurs et gens d’Eglise de mele
donner; vivant sous l’obéissance de I’Eglise, je ne puis qu’approu-
‘ Journal inédit de Bourgoing. Marie Stuart, dans sa lettre 4 l’archevéque de
Glasgow, en date du 24 novembre 1586 (Labanoff, t. VI), protestait de nouveau
qu'elle n’était point venue en Angleterre contre son gré et ne pouvant se reft-
gier ailleurs.
* Marie, dans sa lettre a l’archevéque de Glasgow, en date du 24 novem-
bre 1586 (Labanoff, t. VI), lui rend compte d'une partie de sa conversation avec
lord Buckurst et Beale. Cette partie vient compléter le récit de Bourgoing.
MARIE STUART. 1015
ver ce qu’clle décréte, sans me méler de la corriger. Au reste, jc
veux mourir pour lui obéir, mais je n’ai jamais eu |’intention d’as-
sassiner personne au monde pour m’emparer de ses droits. En cela,
je vois manifestement la poursuite de Saal contre David, mais je
ne puis fuir comme lui par la fenétre. Toutefois, de mon sang
pourront nattre des protectcurs de la cause de I'Eglise '. »
Elisabeth, en écrivant 4 Paulet pour lui donner |l'ordre d’intro-
duire lord Buckurst et Beale auprés de la reine d’Ecosse, lui avait
enjoint en méme temps de la laisser seule avec eux si elle en expri-
mait le désir expressément.
« Si ladite reine, lui disait-elle, demande une conférence particu-
liére soit avec lord Buckurst, soit avec Beale, vous y consentirez, si
elle le réclame avec instance. Sinon, nous préférons, puisque vous
étes responsable de la garde de cette reine, que vous soycz présent
a tous les entretiens’. »
Maric n’eut pas un moment la pensée de solliciter une telle en-
trevue ; et 4 l’espérance que lui donna, dit-on, lord Buckurst, d’ob-
tenir sa grace, si elle témoignait hautement quelque repentir, clle
ne répondit que par un noble refus’.
Cependant, sir Amyas Paulet laissait éclater une joie féroce.
« Jespére, écrivait-il 4 Walsingham, que le prochain messager
m’apportera votre derniére résolution’, » c’est-a-dire ]’ordre d'exé-
cution a mort de la reine d’Ecosse.
A partir de la date ou nous sommes, commence une série de
lettres de Paulet du plus haut intérét, lettres qui étaient restées
inconnues jusqu’a la précieuse découverte, faite recemment par
M. John Morris, du Registre de correspondance du gedlier de Marie
Stuart. Les originaux de ces lettres, qui embrassent toute la fin du
drame, avaient été retranchés, non sans intention, de la série des
papiers d’Etat °.
Aussitét aprés le départ de lord Buckurst, et le jour méme, la
malheureuse reine fut abreuvée des derniers outrages. Le 21 no-
vembre Paulet, accompagné de Drury, vint lui déclarer brutale-
4 Marie a l'archevéque de Glasgow, 24 nov. 1586; Labanoff, t. VI.
® Elisabeth 4 Paulet, novembre 1586; The Letter-Books of sir Amias Poulet,
p. 309.
3 Froude, t. Il.
4 The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., 21 novembre 1586, p. 541.
8 John Morris. (The Letter-Books, etc., p. 512). Sur la demande de lord Buc-
kurst et de Stallenge, Elisabeth, vers cette époque, envoya quelques sommes
d’argent aux soldats et aux domestiques de Paulet pour les récompenser de
leurs services, et stimuler leur zéle. (Paulet 4 lord Buckurst et & Stallenge, The
Letter-Books, pp. 312 et 513.)
1014 MARIE STUART.
ment que, puisqu’elle n’avait montré aucun repentir, la reine
d’Angleterre avait ordonné que l'on abattit le dais 4 ses armes,
embléme de sa souveraineté, parce « qu’elle n’était plus, disait-d,
qu’une femme morte, sans honneurs et dignités de reine. »
« — Crest par la grace de Dieu que j’ai été appelée 4 ce haut
rang, lui répondit Marie d'un ton de voix of vibrait une noble in-
dignation, c’est par sa grace que j'ai été ointe et sacrée. De lui seul
tenant cetie dignité, & lui seul je la rendrai avec mon ame. Jene
reconnais point la reine d’Angleterre pour ma supérieure, non plus
que son conscil et une assemblée d’hérétiques pour mes juges. Je
mourrai reine en dépit d’eux. Ils n’ont pas plus de puissance sur
moi que les voleurs, au coin d'un bois, n’en peuvent avoir sur le
plus juste prince ou juge de la terre. Mats j’ecspére que Dieu mon-
trera sa justice sur cet Etat aprés ma mort. Les rois de ce pays
ont souvent été meurtris (assassinés) et il ne me semblera pas
étrange que je sois parmi cux et ceux de leur sang. C’est ainsi qu'on
a traité le roi Richard pour le déposséder de son droit‘. »
A ces mots, Paulet, outré de colére, ordonna aux serviteurs et
aux filles de la reine d’abattre le dais ; mais ces braves gens s’y re-
fusérent résoliment en poussant contre lui des imprécations et des
cris de vengeance. Paulet, sans se déconcerter, appela ses satellites
et fit jeter le dais par terre. Puis, avec une imsolence qui edt ré-
volté le dernier gedlier du royaume, 1) s’assit et se couvrit en pré
sence de la reine. En méme temps, 11 ordonna que l'on enlevat
« une table de billard, » en disant grossiérement 4 Marie : « I
n'est plus temps d’exercice et de passe-temps pour vous. »
« — Grace a Dieu, lui répondit la reine sans se troubler, je ne
m’y suis jamais esbattue depuis l’avoir fait dresser, car j’avais as-
sez par vous d’autres occupations*®. »
Cet acte de violence avait eu lieu le jour méme du départ de
t Lettre de Marie & Varchevéque de Glasgow, du 24 novembre 1586.
noff, t. V1.) Ht s’agit de Richard Il, détréné et mis 4 mort, en 1399, dans le chi-
teau de Pomfret (Yorkshire), par ordre du duc de Lancastre qui, sous le nom
de Henri 1V, usurpa Ja couronne.
* Lettres de Marie & V'archevéque de Glasgow, du 24 novembre 1586, 4 é
Mendoza, du 23 novembre. (Labanoff, t. VI.) — Paulet dit expressément, dans
une lettre 4 Walsingham. que ce fut par ordre d’Elisabeth qu'il donna ordre
que le dais fat enlevé, mais que cette opération fut exécutée non par ses sol-
dats, mais par les domestiques mémes de Marie Stuart et sur un ordre qu'elle
leur donna. (Pawlet @ Davison, 28 novembre; The Letter-Books of sir Amtas
Poulet, etc., pp. 315, 316). Le bruit des violences dont Paulet s‘était renda
coupable, en cette occasion, était parvenu jusqu’ la cour et c’est pour se dis-
culper qu’il avait écrit la lettre citée ci-dessus. ff se gardait bien de dire avec
quelle insolence il s’était assis et couvert en présence de la reine d'Ecosse.
MARIE STUART. 41045
lord Buckurst, probablement & son insu, et peut-étre a l’instiga-
tion de Beale, d’aprés les ordres exprés d’Elisabeth. Le lendemain,
Paulet, craignant sans doute d’avoir outrepassé son mandat, revint
auprés de la reine, toujours suivi de Drury, et lui déclara (suivant
la version de Marie Stuart) que ce n’était pas par ordre d’Elisabeth
mais de quelques membres de son conseil qu'il avait agi de la sorte,
et lui offrit, si elle le désirait, d’écrire & la reine d’Angleterre pour
que le dais fit rétabli. Pour toute réponse, Marie lui montra, avec
une résignation toute chrétienne, un crucifix qu'elle avait fait met-
tre 4 la place du dais et de ses armes'.
Paulet avertit Marie que ses demandes avaient été soumises a la
reine Elisabeth par lord Buckurst et qu'elle recevrait une réponse
dans un jour ou deux.
« Mes requétes, lui dit-elle, ne sont pas si nombreuses et on peut
y répondre bien vite. »
Paulet lui repartit que, comme elle avait formé trois ou quatre
demandes, il fallait le temps de les examiner.
Elle lui fit observer qu’elle ne les avait présentées qu’afin d’avoir
plus de temps 4 donner 4 Dieu lorsqu’elle aurait réglé le sort de
ses serviteurs.
Paulet lui répliqua que son but était louable et qu’elle recevrait
une prompte réponse. Il ajouta que, si elle avait été aussi bien dis-
posée a révéler diverses choses 4 Sa Majesté qu’ former ses requé-
tes, lord Buckurst les edt présentées bien plus volontiers.
Elle lui répondit que le lord, lui ayant été envoyé par la reine
1 Marte au duc de Guise, 24 novembre 1586. Labanoff, t. VI. Il résulte d'une
lettre de Paulet 4 Davison, en date du 28 novembre, que ordre d’abattre le
dais avait été donné par Elisabeth et transmis ou par Beale ou par quelque
autre. Voici comment Paulet raconte cette scéne 4 sa manicre: « Hier, sir
Drue Drury et moi avons fait visite 4 cette Dame, que nous avons trouvée dans
la salle & manger, assise 4 sa place accoutumée et regardant la cheminée. Elle
me dit que, quoi que j’eusse fait abattre son dais, que Dieu et la nature Jui
avaient denné, elle espérait cependant que je ne ferais pas enlever diverses
choses qu’elle avait fait placer. C’étaient huit ou dix gravures en papier de.la
Passion de Jésus-Christ et autres choses semblables atiachées aux tentures au-
dessus de la cheminée. Je lui répondis qu'il n’avait pas paru convyenable, qu’é-
tant condamnée par la loi, elle edt droit aux mémes respects et aux mémes
cérémonies gardés jusqu’alors. Elle dit qu'elle considérait cela comme un ordre
venant de Sa Majesté. — Je lui répondis qu'elle n’avait aucune raison pour le
preadre ainsi, parece que je n’avais nommé personne, et n'avais parlé qu'en
général. — « Qui, dit-elle, beaucoup de choses sont faites par le conseil ef ne
« doivent point lui étre imputées (A Elisabeth). » Elle me déclara que, pour sa
part, elle ne reconnaissait pas le conseil et n’avait rien 4 faire avec lui... »
(Paulet & Davison, 28 noverabre 4586, The Letier-Books, etc., pp. 517 et 518.)
1016 MARIE STUART.
comme étant son parent par alliance, elle lui avait confié ce qu'elle
avait jugé & propos.
Le lord fera sans doute un rapport véridique de toutes choses,
reprit Paulet, et si je vous ai parlé d’écrire, c’est pour que vous
vous souveniez que vous auriez pu écrire par l’entremise de Sa Sei-
gneurie, si vous l’eussiez désiré, et si vous étes dans la méme dis
position je ne manquerai pas de faire porter vos lettres.
« Lorsque les choses n’étaient pas si avancées, dit Marie, )'aurais
désiré écrire ; mais, étant condamnée, j'ai 4 penser 4 autre chose,
4 me préparer 4 une vie meilleure, 4 un autre monde. »
« Alors, ajoute l’impitoyable gedlier, elle commenga un long dis-
cours sur la miséricorde de Dieu envers elle, sur sa préparation
pour aller 4 lui et autres propos impertinents, indignes d’étre ré-
pétés. Je la laissai, aprés avoir essayé de réparer mes fautes, et
sans lui laisser supposer que j’étais venu prés d’elle dans ce
dessein'. »
Au moment méme ou ces basses vengeances s’exécutaient par
son ordre, Elisabeth adressait des reproches 4 Paulet pour n’avoir
pas provoqué la reine d’Ecosse a lui écrire afin de demander sa
grace. Voici comment il essayait de se disculper : « Il me faut ré-
pondre, disait-il, 4 l’accusation de ne pas entretenir cette Dame
dans le désir qu’elle a d’écrire 4 Sa Majesté, et que j’aurais du lui
faciliter, bien qu’elle ne m’en ait pas reparlé depuis le départ des
seigneurs. Je confesse ne lui avoir jamais fait cette offre. Si j'ai pé-
ché en cela, je mérite d’étre excusé; car je ne l’ai pas fait par ma-
lice, mais d'aprés cette conviction que, sans instructions spéciales,
je ne devais pas |’y pousser. Et, en vérité, jamais conseiller de Sa
Majesté ne me donna ordre ou conseil semblable, et si je considére
mon devoir envers elle, jamais je ne l’eusse fait sans ordre. I] m’a
semblé suffisant de signifier une fois ou deux a cette dame que, 51
elle désirait écrire 4 Sa Majesté, cela lui serait permis. Elle a du
comprendre que, bien qu’on ]’edt empéchée d’écrire, peu apres
léloignement de ses secrétaires, elle aurait pu le faire maintenant
si elle l’edt désiré. Et, 4 vous dire vrai, j’ai averti M. le secrétaire
Walsingham par deux lettres (afin que le blame d'un refus ne re-
tombat pas enti¢rement sur moi seul) que je n’osais pas donner a
cette dame la liberté d’écrire, de ma propre autorité, et sans que
Sa Majesté en fat avertie. C’est tout ce que je puis dire pour m’et-
‘ Dans le dessein de l’engager & écrire a Elisabeth.
MARIE STUART. 1017
cuser de ces fautes, qui, je l’espére, obtiendront grace devant Sa
Majesté‘. »
Marie ne doutait pas que son supplice ne dut étre trés-prochain.
Elle en avait accueilli la nouvelle avec joie comme le terme de ses
longs malheurs. Le lendemain du jour ot son gedlier avait fait dis-
paraitre les insignes de sa triste royauté, elle rassembla autour
d’elle ses serviteurs*. Elle protesta devant eux qu’elle mourrait fi-
déle catholique et qu’elle était enti¢rement innocente du crime dont
on l’accusait. Elle leur fit jurer qu’ils rendraient temoignage pour
elle auprés de toutes les personnes qu’elle leur désigna, et & cha-
cun d’eux elle assigna la mission qu’il aurait 4 remplir apres sa
mort.
Privée de tout secrétaire, et bien que sa main droite fut trés-
endoloric par les rhumatismes, elle passa les journées des 23 et
24 novembre 4 écrire de longues lettres 4 ses plus fidéles amis
pour leur annoncer sa condamnation, pour leur recommander avec
la plus touchante sollicitude ses serviteurs et réclamer de leur
affection quelques derniers services. Au pape Sixte-Quint elle de-
mandait, avec ses priéres et sa bénédiction, une absolution géné-
rale. Elle lui annongait le refus qu’elle avait fait d’étre assistée par
un évéque anglican, et sa ferme résolution de verser son sang au
pied de la croix, afin d’assurer, s'il était possible, le triomphe de
l’Eglisc catholique, et de ramener a la foi les dévoyés de I’ile d’An-
gleterre. Elle déposait entre les mains du pontife son autorité ma-
ternelle, le priant de servir & son fils de pére spirituel, et de concert
avec le duc de Guise et le roi d’Espagne, de le ramener a la foi de
ses aieux. Dans le cas oti Jacques se convertirait, elle exprimait le
désir que Sixte-Quint facilitat son mariage avec la fille du roi catho-
lique ; mais, s'il ne pouvait se détacher de I’hérésie, Marie, aveu-
glée par la passion religieuse et outrepassant ses pouvoirs souve-
rains, déclarait qu’elle abandonnait tous ses droits 4 la couronne
d’Angleterre 4 Philippe Il, sous le bon plaisir du pape. « Voila, di-
sait-elle, le regret de mon cceur ct la fin de mes désirs mondains...
Je les présente aux pieds de Votre Sainteté que trés-humblement je
baise*. »
Enfin, elle disait au pape : « Vous aurez le vrat Récit de la facon
1 Paulet 4 Davison, 28 novembre 1586; The Letter-Books, etc., p. 547.
® Marie Stuart 4 [archevéque de Glasgow, du 24 novembre 1586. (Labanoff,
t. VI.)
3 Labanoff, t. Vl. Les serviteurs de Marie Stuart ne purent quitter l’Angle-
terre que quelques mois aprés la mort de leur maitresse, et les lettres qu'elle
écrivit alors ne parvinrent 4 leur destination que prés d'une année aprés leur
date.
4018 MARIE STUART.
de ma derniére prise et toutes les procédures contre moi et pour
mot, afin qu’entendant la vérité, les calomnies que les ennemis de
U' Eglise me voudront imposer, pwissent étre par vous réfatées et la
vérité connue; et, a cet effet, ai-je vers vous envoyé ce porteur'...»
Il ne nous parait point douteux que la Relation, dent la reine an-
nonce l’envoi a Sixte-Quint, ne soit, comme nous l’avons dit déj,
le Journal de Bourgoing, qui commence, en effet, précisément « 4
la derniére prise » de Marie Stuart, c’est-d-dire 4 sa translation de
Chartley & Tixall et qui contient « ¢outes les procédures » contre
elle et ses moyens de défense. D’aprés ce passage, il résulte que
la Relation dont elle parle était déja rédigée en partie et sous
ses yeux mémes, soit sous sa dictée, soit sur des notes fournies
par elle-méme. En l’absence de ses secrétatres, son choix, pour
que cette tache fit remplie avec soin, avait dQ se porter naturel-
lement sur Bourgoing, qui partageait sa confiance avec Melvil,
et qui, de plus, était le plus lettré des serviteurs qui restaient
auprés d’elle’.
« Mon cousin, celui que j'ai le plus cher au monde, écrivait-elle
au duc de Guise, je vous dis adieu, étant préte par injuste jugement
d’étre mise 4 mort telle que personne de notre race, grace a Died,
n’a jameis recue et moins encore une personne de ma qualité. Mais,
mon bon cousin, louez-en Dieu, car j’étais inutile au monde en la
cause de Dieu et de son Eglise, étant en l'état ou j’étais. Jespére
que ma mort témoignera ma constance en 1a foi et promptitude de
mourir pour le maintien et restauration de I'Kglise catholique en
cette infortunée ile. Et bien que jamais le bourreau n’ait mis la
main en notre sang, n’en ayez honte, mon ami, car le jugement des
hérétiques et ennemis de |'Eglise, et qui n’ont nuile juridiction sor
moi, reine libre, est profitable devant Dieu aux enfants de son Eghse;
si je leur adhérais, je n’aurais ce coup... Je vous recommande... mes
pauvres serviteurs..., témoins oculaires de cette mienne derniére
tragédie... Dieu soit loué de tout et vous donne la grace de persévérer
au service de son Eglise, tant que vous vivrez, et jamais ne puts
cet honneur sortir de notre race que, tant hommes que femmes,
soyons prompts de répandre notre sang pour maintenir la querelle
de la foi...; et, quant & moi, je m’estime née, du cété paternel et
{ Marie Stuart au pape Sixte-Quint, 23 novembre 1586; Labanoff, t. VI,
p. 454. Cette lettre, ainsi que celles que Marie écrrvit 4 cette époque, ne pal-
vint 4 sa destination qu’un an aprés, lorsque ses domestiques furent rendasé
la hiberté.
® Une copie de cette méme Relation fut tras—probablement remise & Heori fil
par Bourgoing, qui était porteur de fa derniére fettre de la reme pour ce prince
et qui passa 4 son service en qualité de médecin.
MARIE STUART. 1019
maternel, pour offrir mon sang en icelle, et je a’ai intention de
dégénérer'... »
Dans sa lettre 4 Bernard de Mendoza, elle répétait que si son fils
ne retournait au giron de l’Eglise, elle cédait tous ses droits a la
couronne d’Angleterre 4 Philippe II, « comme au plus digne prince
et au plus profitable pour la protection de l’ile d’Angleterre. » Elle
lui disait qu’elle était complétement innocente du crime dont on
Vaccusait, ct ajoutait avec la plus complete liberté d'esprit : « Ils
travaillent en ma salle; je pense que c’est pour faire un échafaud
pour me faire jouer le dernier acte de la tragédie’. »
« Adieu, écrivait-elle le méme jour a l’archevéque de Glascow,
son ambassadeur a Paris, adieu pour la derniére fois, et ayez mé-
moire de |’ame et de l’honneur de celle qui a été votre reine, mai-
tresse et bonne amie... Je vous recommande mes pauvres servi-
teurs, tant souvent recommandés; de rechef, je les vous recom-
mande au nom de Dieu. Ils ont tout perdu, me perdant. Dites-leur
adieu de ma part, et les consolez par charité. Recommandesz-moi a
la Rue*, et lui dites qu’il se souvienne que je lui avais promis de
mourir pour la religion et que je suis quitte de ma promesse’*. »
Jnsque-la Elisabeth, feignant d’étre retenue par un sentiment de
pudeur, n’avait point osé se prononcer. Ses ministres ne cessaient
de la presser d’en finir. Vers le 29 novembre, Burghley écrivait a
Davison en ces termes facétieusement sinistres : « La sentence est
déja 4gée de plus d’un mois et quatre jours; il est temps qu'elle
parle. Si Sa Majesté veut bien la signer aujourd'hui, l’ambassadeur
d’Ecosse pourra étre assuré qu’elle ne I’a fait que pour céder aux
importunités des membres de la commission, et le lord chancelier
pourra déclarer la méme chose, & la grande joie du Parlement.
Quant a l’espérance de voir l’accomplissement de la derniére partie,
c’est-d-dire |’exécution, si cela convient 4a Sa Majesté, on pourra
dire que, la-dessus, elle n’écoutera pas les avis des étrangers et au--
tres avant ceux de son peuple; elle lui laissera lespoir de l’exécu-
tion, que je prie Dieu de laisser s’accomplir*. »
« Je trouve le temps bien long depuis que je n’ai recu de lettres
de vous, écrivait de son cété, 4 Walsingham, le sanguinaire gardicn
de Marie; j’aurais craint qu’on n’oubliat Fotheringay, si je ne savais
1 Fotheringay, 24 novembre 1586. Labanoff, t. VI.
2 Marie Stuart 4 Mendoza, 23 novembre 1586. Labanoff, t. V1.
3 Le P. de la Rue, jésuite, ancien auménier de Marie Stuart.
4 Marie Stuart & Varchevéque de Glasgow, du 24 novembre 1586. (Labanoff,
t. VI)
5 The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc.
1020 MARIE STUART.
que la Dame, placée sous ma garde, a fourni de trop graves mo-
tifs pour que les vrais ct fidéles sujets ne l’oublient pas. En vérité.
le régne de l’Evangile, la liberté et la paix de ce royaume ne seront
jamais a l’abri, tant que la téte et la semence de tant de conspira-
tions et de révolutions ne sera pas coupée et extirpéc. Je remercie
Dieu du ferme espoir qu’il me donne d’une heureuse résolution, car
l’expérience nous apprend que les occasions négligées produisent
souvent de dangereux effets. Dieu tient dans sa main le temps et
les saisons, et ses jugements éclateront 4 lheure fixée par lui. On
dit que cette Dame souffre d’un genou; ce n'est pas chose nouvelle,
mais cela ne parait pas devoir durer. Ces lignes n’ont d’autre but
que d’en tirer une ou deux de vous'*. »
Le méme jour, Paulet écrivait 4 Leicester pour l’engager 4 préci-
piter le tragique dénodment : « J’espére voir bientét Votre Seigneurie
4 la cour..., le bonheur de la reine et du pays consiste principale-
ment, aprés Dieu, dans le sacrifice de justice diment exécuté sur
la personne de cette Dame, qui est la racine et la source de toutes
nos calamités*. »
Dans la crainte que les partisans de Marie ne tentassent un coup
de main sur Fotheringay, Paulet avait demandé aux ministres un
renfort de quarante soldats pour augmenter sa petite garnison, déja
composée de trente soldats et de cinquante arquebusiers. On se hata
d’accueillir sa demande et de lui envoyer, cn méme temps, de la
poudre, des vivres et de l’argent*.
Aux premiers jours de décembre, Elisabeth, de plus en plus
pressée par ses ministres, et froissée, d’ailleurs, dans son orguell,
par la fiére attitude de sa victime, qui avait refusé, avec une noble
fierté, de lui demander grace, Elisabeth fit un pas de plus. Elle
ordonna que la sentence de mort fat proclamée 4 son de trompe
1 Paulet a Walsingham, 4 décembre 1586; The Letter-Books, etc., p. 520.
* Paulet 4 Leicester, 4 décembre 1586; The Letter-Books, etc., pp. 520
et 524.
> Paulet & Burghley, 9 décembre; The Letter-Books, etc., p. 322. « Les
charges de cette maison, disait-il 4 Burghley dans cette lettre, seront fort
augmentées par suite de ce nouvel envoi de soldats, et je n’y vois d'autre re-
méde que d’étre bientét délivré de la gedle, ce que Dieu enverra en son temps. »
« Le capitaine Olivier, qui est resté avec moi aujourd’hui, écrivait-il le méme
jour a Walsingham, m’aménera quarante soldats dressés, lundi prochain. Je
suis trés-heureux de ce renfort en ces jours de danger. » (Paulet a Walsn-
gham, 9 décembre; The Letter-Books, etc., p. 324.) Paulet, dans cetle méme
lettre, se montrait dénaturé au point d'applaudir au refus qu’avait fait Blisa-
beth de refuser au jeune roi d‘Ecosse la grace de sa mére, que ce dernier lui
avait demandée par lettre.
‘MARIE STUART. 1021
dans tout son royaume. « On espére, enfin, écrivait 4 Shrewsbury
Walsingham dans sa joie satanique, qu elle sera amenée, par de
pressantes sollicitations, 4 aller jusqu’au bout'. »
Cette proclamation fut accueillie en tous lieux par la multitude
avec des transports de joie fanatiques et sauvages*. « Je n’aurais
jamais cru, dit Marie avec le plus grand calme, lorsqu’elle apprit
cette nouvelle, que ma bonne sceur procéderait si inhumainement
contre moi*. » Mais ce coup terrible, loin d’abattre sa fermeté
d’Ame, sembla lui donner de nouvelles forces. Mourir sur un écha-
faud, en présence de nombreux témoins, et, comme les premiers
martyrs, confesser publiquement sa foi et verser son sang pour
elle, était devenu, aprés tant de tribulations et d’angoisses, le plus
cher des voeux de la malheureuse reine. Son dme n’était accessible
qu’a une seule crainte. Elle soupconnait, non sans de sérieux mo-
tifs, qu’Elisabeth, pour échapper 4 l’odieux d’une exécution pu-
blique, ne négligerait rien pour la faire disparaitre en secret. De-
puis sa translation 4 Tixall, cette triste pensée )’obsédait nuit et
jour. « Je m’attends 4 quelque poison ou autre telle mort secréte, »
avait-elle écrit au duc de Guise, dés le mois de septembre précé-
dent. Cette crainte venait troubler de plus en plus les derniers jours
de sa vie. Ce n’était assurément pas la pensée de la mort en elle-
méme qui l'effrayait, mais l’appréhension qu’une mort mystérieuse
ne donnat lieu de croire a un suicide. Incessamment plongée dans
la lecture des chroniques d’Angleterre, elle y étudiait avec une ex-
tréme curiosité la fin tragique de plusieurs rois, et de quelle fagon
avaient procédé les Anglais 4 leur égard avant de les mettre 4 mort.
Entre toutes ces lamentables histoires, celle qui l’avait le plus frap-
pée, était celle de l’infortuné Richard II, fils du célébre Prince Noir,
si lachement assassiné par l’ordre de ce duc de Lancastre qui, en
4399, sous le nom d’Henri IV, fit passer dans sa branche la cou-
ronne d’Angleterre. Que de tristes points de ressemblance entre la
destinée de Richard et celle de Marie! Comme elle, il avait été trainé
de prison en prison; comme elle, il avait été déclaré déchu de tous
ses droits par un Parlement vendu & l’usurpateur; comme elle a
Fotheringay, Richard, dans le donjon de Pomfret, avait été dégradé
de tous les attributs de la royauté. Marie n’avait-elle pas 4 craindre
de mourir obscurément comme lui sous la hache ou la dague des
4 Walsingham & Shrewsbury, 2 décembre 1586 ; State Paper Office.
® Avis pour M. de Villeroi, dans Teulet, t. IV. Chdieauneuf au roi, décembre
1586, lettre citée par Jules Gauthier; Lingard, t. VIII.
3 Chateauneuf au roi, décembre 1586.
40 Seprewpne 1875. 66
1022 MARIE STUABT.
assassins‘? Tel était, en effet, le plus ardent désir d’Elisabeth aux
heures méme ou elle faisait le plus parade de clémence.
Cependant Paulet avait enfin regu de la cour une réponse aux
demandes que Marie avait chargé lord Buckurst de transmettre a
Elisabeth. Voici comment il rendait compte de son message a Wal-
singham, le 45 décembre: « Ayant signifié a cette reine que j’avais
recu l’ordre de lui rendre son argent et que je la priais d’autoriser
quelqu’un de ses serviteurs pour le recevoir, elle me fit répondre,
que, comme je le lui avais pris a elle, elle croyait convenable que
je le lui rendisse 4 elle-méme. Sur quoi, je me rendis chez elle,
accompagné de sir Drue Drury et de M. Darrell*. Je la trouvai dans
son lit malade, souffrant d’une de ses jambes; je lui remis unc pote
de l’argent que j’avais recu d’elle et de ce que j’avais payé de sa
art...
: « Elie me demanda ce que l’on avait répondu a ses autres deman-
des ?
« — Je luidis que ses papiers seraient renvoyés sous peu et que
ses serviteurs seraient libres de retourner en Ecosse on en France
suivant jeur choix.
« — Qui, dit-elle, mais je ne puts dire s’ils auront la liberté de se
retirer avec ce que je leur donnerai.
« — Je lui répondis qu'elle n’en pouvait douter.
« — J’entends parler de mes meubles, reprit-elle, car j'ai linten-
tion d’envoyer un lit 4 mon fils. Cest pour cela que j’avais de
mandé la liberté de faire mon testament. » |
a Elle m’interrogea pour savoir si j’avais regu une réponse.
«— Je lui dis que non, mais qu'elle n’en avait pas besom, car
cela dépendait de sa volonté.
« Elle me demanda ce que l’on avait répondu au sujet de soa
auménier.
« — Je lui dis qu'on avait l’intention de le lui envoyer sous peu.
Tel fut notre entretien. Aprés lui avoir remis son argent, sir Drue
Drury et moi nous primes congé d’elles. »
Paulet ajoutait 4 sa lettre ces intéressants détails : « J’ai envoyé
deux de mes serviteurs pour aller chercher le prétre qui demeure
chez M. Thomas Gresley et je les attends ce soir ou au plus tard
demain matin. Cette Dame garde son caractére pervers et entété.
Elle ne donne aucun signe de repentir, ne montre aucune soumis-
sion, ne reconnait pas sa faute, n’en demande aucun pardon et ne
{ Journal inédit de Bourgoing.
* Le maitre d’hétel qu’Elisabeth avait placé auprés de Marie Stuart
MARIE STUART. 4038
démoigne aucun désir de vivre. Il est 4 craindre qu'elle ne meure
comme elle a vécu, et je prie Dieu que ce prétre ignorant et papiste
ne soit pas admis auprés d’elle, afin d’augmenter sa punition et
aussi parce qu'il la fortifiera dans son endurcissement envers Sa
Majesté et dans toutes ses erreurs en matiére de religion, plutét
que de la ramener, a des idées meilleures‘. »
« M. le seerétaire Walsingham m’avait autorisé a envoyer cher-
cher le prétre de cette reine qui demeurait chez M. Gresley, écri-
vait Paulet 4 Burghley le 18 décembre, et & lui permettre de la vi-
siter. Il est arrivé ici le 47°, de sorte que si l’exécution de cette
Dame est différée, on pourrait bien se repentir, autant au point de
vue politique qu’au point de vue religieux, de ce qu’il serait resté si
longtemps auprés d’elle*. »
Le lendemain, Paulet, en envoyant 4 Burghley les comptes de dé-
penses de la maison de Marie, demandait avec instance, qui le
croirait? que sa captive fit exécutée le plus tét possible, pour raison
d’économie. « Désirant, lui disait-1l, que les charges de Sa Majesté
soient diminuées, je ne yois pas d’autre moyen que de supprimer la
cause qui nous les impose, et qui, sans la miséricorde de Dieu, peut
amener les plus lamentables et les plus dangereux effets. — J’ai si
peu d'intérét pour cette famille écossaise, ajoutait cet homme in-
humain, & cause de ma responsabilité dans ce chateau, que je crois
qu'il m’est permis de désirer, sans offense, que l’argent de cette
Damc ne lui soit rendu qu’un jour ou deux avant |’exécution, bien
que je me fasse fort de l’empécher de s’en servir directement ou
indirectement pour des usages pernicieux ‘. »
Ce fut dans la prévision que sa fin devait étre trés prochaine que
Marie se décida 4 écrire 4 son impitoyable rivale, non pour lui de-
mander grace, mais pour qu’elle ordonnat que son cxécution eit
lieu devant une nombreuse assistance, afin qu'elle put faire une
profession publique de sa foi. Cette lettre ne pouvait parvenir a son
adresse qu’avec le consentement de Paulet, et Bourgoing va nous
apprendre, pour la premiére fois, de quelles précautions étranges
s’entoura le gedlier avant de la transmetire 4 Elisabeth *.
Au seiziéme sidcle, }’art diabolique de préparer des poisons pres-
1 Paulet & Walsingham, 15 décembre 1586. The Letter-Books, etc.,
pp. 325-527.
? Bourgoing. dans sen Journal, dit que du Préau arriva le 16 a Chariley, a
quatre heures du soir.
3 Paulet & Burghley, 18 décembre 1586; The Letter-Books, etc., p. 528.
4 Paulet & Burghley, 19 décembre, pp. 529, 530.
5 Il s’agit de la lettre en date du 19 décembre 1586, publiée dans Laba-
noff, t. VI.
1024 MARIE STUART.
que invisibles et dont l’action ne laisse aucune trace, semble avoir
atteint ses derniéres limites, surtout en Italie. A Padoue, 4 Pavie, a
Viterbe, 4 Turin, 4 Rome, & Venise surtout, il fut imprimé, au sei-
siéme si¢cle, la moitié plus de livres sur les poisons et leurs anti-
dotes que dans tout le reste de l'Europe. Rien de plus éloquent et
de plus effrayant que ce bulletin bibliographique '.
Pendant plus de cent ans, I'Italie fut ravagée par cet exécrable
fléau, comme elle l’'avait été, deux siécles auparavant, par la peste
noire. Qui n’a entendu parler de la cantarella des Borgia? On em-
poisonnait dans une fleur, dans un fruit, méme dans une hostie
consacrée. L’imagination des contemporains était si vivement frap-
pée, que personne alors ne mettait en doute que des gants, que le
papier d’une lettre, enduits d’un poison subtil, ne pussent donner
1a mort par le simple contact* ou par la respiration.
De la cour des princes italiens cet art ténébreux s’était glissé dans
les autres cours de l'Europe. Elisabeth, sur ce point, ne se mon-
trait pas plus scrupuleuse que Philippe II, que les Valois, que les
Médicis. « On avait délibéré, dit Melvil dans ses Mémoires, de faire
mourir la reine d’Ecosse. Tantét on songeait 4 lui donner un poi-
son 4 litalienne, tantét ala tuer ala chasse dans un parc. »
Le415 décembre, Marie Stuart fit demander a Paulet la permission
d’écrire 4 la reine d’Angleterre. Melvil, porteur de ce message était
chargé de lui dire en méme temps que, par une telle démarche, sa
maitresse n’entendait nullement demander grace et racheter sa vie.
* De Albano (Petrus), De venenis eorumque remediis; 1473, in-4, Venetis. —
Ponzetti (Ferdinandus), De venenis commentarius; in-fol., Venetiis, 1492. —
Santes de Ardoynis, De venenis; in-fol., Venetiis, 1492. — Averroes, De venenis.
Argentorati, 1503. — Bouchart (J.-F.), De venenis; in-4, Basile, 1509. — Gua-
narius (Antonius), De venenis; in-’4, Papie, 1518. — Carrarius, Questo de
venenis ad lerminum; in-fol , Venetiis. — Arma (J.-Fr.), De venents; in-8, Tu-
rini, 1557. — Cardanus (H.), De venenis. Libri tres. Patavie, 1563. — Gre
vinus, Deux livres des venins; in-4, Anvers, 1568. — De venenis; Antverpiz.
4571. — Mercurialis (Hieronym.), De venenis et morbis venenosts; in-8, Franco-
furti, 1584. — Baccius (Andreas), De venenis et antidotis; in-4, Rome, 1586.
— A. Fonseca (Rodericus), De venenis; Rome, 1587. — Sodronchus (Johann.-
Baptista), De morbis veneficis et veneficiis; libri quatuor, jin-%, Venetiis, 1591.
— Jessenius, Dissertatio de morbis, quas venena intra corpus assumta effictunt;
in-4, Viteberge, 1596. — Dissertatio de morbis quas venena extrinsecus morss,
iclu illata inferunt; in-4, Vitebergee, 1596. — Ab Uffenbach (Petrus), De venemts
et morbiferis medicinis; in-4, Basileee, 1597. — Fuchs, De venenis Dessertahe;
in-4, Basilew, 1602. — (Dictionnaire des sciences médicales, par une société de
médecins et de chirurgiens. Paris, Panckouke, éditeur, 1819, t. XLII.)
2 « Sa mort (de la reine de Navarre), dit Agrippa d’Aubigné, fut causée par
un poison que des gants de senteur communiquérent au cerveau, fagon de
Messer René, Florentin, exécrable depuis, méme aux ennemis de cette reiae-»
(Hist. universelle, t. Il, chap. 1.)
MARIE STUART. 1025
mais que c’était seulement « pour le repos de son esprit et pour un
dernier adieu’. »
Sir Amyas, fort embarrassé, repartit qu'il ne pouvait répondre
sur-le-champ 4 une question si grave, sans instructions préalables
de la reine Elisabeth ; mais, toutefois, il engagea Melvil 4 dire a la
reine d’Ecosse qu’elle pouvait préparer sa lettre, promettant de
Yenvoyer dés qu’il en aurait recu |’autorisation.
Mécontente de ces mortels retards, Marie fit prier Paulet de se
rendre auprés d’elle, mais il s’excusa sous prétexte qu’il ne faisait
rien sans le concours de Drury, et que ce dernier était malade. ll
promit cependant d’aller, dés le lendemain, auprés de sa prison-
niére, sila santé de Drury pouvait le permettre’.
Le 46, dans l’aprés-diner*, sur de nouvelles instances de la reine,
ils vinrent l’un et l’autre dans sa chambre, et Marie, afin de hater
l’envoi de sa lettre, en prévenant dans leur esprit tout soupgon
qu’elle put contenir quelque poison subtil, leur déclara spontané-
ment « et d’elle-méme qu'elle en prendrait lessai*, » c’est-a-dire
qu’elle l’appliquerait toute ouverte sur son visage et en leur pré-
sence. Laissons 4 Bourgoing, témoin oculaire, le soin de nous ra-
conter cette étrange scéne de mceurs de la Renaissance, que vient
confirmer la récente publication de la Correspondance de Paulet.
« Et comme ils étaient en ce discours, le sicur Amyas dit aussi qu'il
désirait lire la lettre de Sa Majesté et la manier avant qu'elle fut ca-
chetée, parce qu’on peut mettre quelquefois quelque chose dedans,
de quoi il voulait étre assuré pour son devoir envers sa mai-
tresse *. »
1 Journal inédit de Bourgoing. Paulet, dans sa lettre 4 Davison, en date du
21 décembre 1586 (The Letier-Books, etc., p. 331), dit que Marie employa iden-
tiquement les mémes expressions en lui faisant cette demande.
2 Ibidem.
3 Paulet, dans sa lettre 4 Davison, du 21 décembre, dit que sa visite 4 Marie
eut lieu le 17.
4 Journal inédst de Bourgoing.
8 Voici comment Paulet, de son cdté, raconte cet épisode du plus haut inté-
rét: « Bien que cette reine ait prétendu, avec quelque apparence de constance,
ne pas craindre de mourir, et ne pas désirer vivre, cependant, ayant été aver-
tie, dans ma derniére conférence avec elle, que son prétre devait sous peu la
visiter, elle ne pouvait en déduire autre chose que lapproche de sa fin tra-
gique. Il semble, par ce qui va suivre, qu’elle n’est pas si préte 4 mourir et
qu'elle ne suppose pas son affaire aussi désespérée, mais qu’elle espére trouver
quelque biais pour prolonger ses jours.
« Sur cette opinion, si je ne me suis pas abusé, elle me fit prier de venir Ja
voir, ce que je fis, en compagnie de sir Drue Drury, le 17 courant; elle me
déclara qu'elle avait désiré écrire 4 Sa Majesté; mais que, depuis sa condanma-
tion, elle se préparait & un autre monde. Cependant, qu’elle consentait, non
£026 MARIE STUART.
Dés que Paulet fut admis en présence de la reme pour assister 4
l’opération requise et recevoir la lettre : « Je vous remercie, toi
dit-elle avec un amer sourire, de la bonne opjnion que vous avez
de moi, de soupconner a tort que je veuille mettre dans cette lettre
quelque chose qui puisse nuire 4. votre reine. Ne vous avais-je pas
fait offrir par Metvil et M. Drury de faire l’essai, et dés lors pour-
quoi insister? »
Pendant que sir Amyss cherchait 4 s'cxcuser de son mrenx, Ia
reine prit la lettre destinée 4 Elisabeth; « elle la lui montra toat
ouverte, dit Bourgoing, et en prit Vessai, la frottant contre son v-
sage; puis elle la ferma avec de la soie blanche et cacheta aveccire
d’Espagne'. »
par désir de la vie, mais pour décharger sa conscience, et pour son dernier
adieu (ce furent ses propres paroles) (fidélement reproduites aussi dans ke
Journal de Bourgoing), 4 envoyer un Mémoire des choses qui pouvaient la con-
cerner aprés son départ de ce monde. Et pour éleigner de Sa Majesté teal
soupcon a ja réception d'un papier qui viendrait d’elle, elle dif qu'etle en ferad
essai elle-méme, et me le remettrait de ses propres mains. — Je lui demandai
si elle ne voudrait pas le sceller et le cacheter en ma présence, ce a quoi elle
consentit, me faisant promettre qu’il serait fidélement délivré. Ceci accorde,
elle désira que je hy fisse la promesse d’obtenir un certificat d'en haut attes-
tant que sa lettre aurait été recue. Sir Drue Drury lui dit qu'il était en notre
pouvoir d’envoyer, mais au dela de notre pouvoir el au-dessus de nous de
promettre un certificat de réception. Elle dit qu’elle espérait qu’on Je ferast
par respect pour elle, aprés sa mort, comme descendante de Henri Vil, et
conformément & la religion qu'elle avait toujours professée et qu’elte entendait
garder tous les jours de sa vie; elle nous di enfin que lorsque son Mémowe
serait prét, elle nous ferait demander. Nous pensions que ce serait peur le lea-
demain (18 décembre); mais elle ne nous envoya chercher qu'hier (20 dé
cembre), en attribuant le retard 4 sa main malade, qui ne lui permettait pas
d’écrire rapidement. — Elle prit en mauvaise part que je lui demandasse de
fermer ia lettre et de ta cacheter en ma présence, ce qui confirme mon opi-
nion sur elle. Je tai dis qu'elle-méme ayant offert, — sans que je m’y atten-
disse, — de faire l'essai de l’intérieur de la lettre, je n’ignorais pas que k
danger pouvait étre aussi grand en dedans qu’au dehors de Ia lettre, et que je
ne pouvais étre blamé pour entrer en de tels soupcons, car si elle n’en avait
pas parlé, sir Drury et moi n’y aurions pas songé. « Je Pai fait, dit-elle, parce
« que, au temps passé, j’avais Ihabitude d’envoyer quelques souvenirs &@ Sa
« Mayest¢. Une fois, je lui envoyai certains vétements (ainsi disait-elle), et quel
« qu'un, qui était présent, conseilla 4 Sa Majesté de les faire essayer avant de
«les porter; ce qui, ajouta-t-elle, avait été observé depuis, et qu'on avait
« ordonné 4 Nan, la derniére fois qu'il avait été] A la cour, d'essayer un cou-
« vre-pieds fourré qu'elle envoyait. » Je rpondis qu’a cette heure, Sa Majesté
était bien loin de tels soupcgons, et désirait qu'il n’y eit pas eu de juste cause
pour amener les choses ou elles en étaient. » (The Letter-Books of Amias Pou-
fet, etc.; Pauiet 2 Davison, 21 décembre 1586, pp. 381, 552.) Comme on ie voit.
le récit par Paulet d'un épisode inconnu jusqu’s ces derniers temps, coincide de
point en point avec la narration de Bourgoing.
‘ « Sur quoi, ils se prirent um peu de propos, Sa Majesté trouvant étrange
MARIE STUART. 4097
« Aprés ce discours, dit de son cété Paulet, dont le récit est de
tous points conforme a celui de Bourgoing sur cet étrange épisode,
elle prit sa lettre, et, malgré sa prétendue main infirme, elle la
plia, la scella, mit ]’adresse sans aide de personne et sans appa-
rence de souffrance. Elle nous avait fait croire que ce ne serait
qu'un mémoire; mais, d’aprés la vue de ce papier, ce mémoire est
devenu une lettre. Sir Drue Drury et moi pouvons voir clairement
que cette dame garde un esprit de vengeance contre Sa Majesté, sa
noblesse et tous ses fidéles sujets'. »
Aprés avoir commencé sa lettre en protestant qu’elle n’avait ja-
mais eu la pensée d’attenter 4 la vie d’Elisaheth, Marie poursui-
vait : « Je me résolus dés lors de me fortifier en Jésus-Christ seul,
lequel, & ceux qui en tribulation Pinvoquent de bon ceeur, ne man-
que jamais de justice et de consolation... A luien soit la gloire! fl
ne m’a décue de mon expectation, m’ayant donné le cceur et la
force, in spe contra spem, d’endurer les injustes calomnies, accu-
sations et contumations de ceux qui n’ont telle juridiction sur moi,
avec une constante résolution de souffrir la mort pour le maintien,
obéissance et autorité de I'Eglise catholique... Or, depuis, m’ayant
été de votre part signifiée la sentence de votre derniére assemblée
d’aucuns des Etats, m’admonestant par le lord Buckhurst et Beale
de me préparer a la fin de mon long et ennuyeux pélerinage, je les
ai priés de vous remercier de ma part de si agréable nouvelle, et
vous supplier de me permettre certains points pour la décharge de
ma conscience, dont, depuis, le sieur Paulet m’a fait entendre que
vous m’aviez gratifiée, m’ayant ja rendu mon auménier et |’argent
que l’on m’avait 6té*... Je ne veux accuser personne, ains pardon-
ner de bon coeur a chacun, comme je désire qu’on me pardonne, et
Dieu le premier... Donc, Madame, en l’honneur de Jésus (sous le
nom duquel tous pouvoirs obéissent), je vous requiers de permettre
que, aprés que mes ennemis auront assouvi leur noir désir de mon
qu'il lui requft telle chose qu’elle-méme avait offert tant par M. Melvil que le
sieur Drury. Toutefois, Sa Majesté avait dit, comme de sa bouche méme, a son
arrivée, qu'elle le remerciait de la bonne opinion qu'il avait d’elle de la soup-
gonner a tort qu'elle vouldt mettre rien 4 sa lettre qui pit nuire 4 la reine. Et
de ce s'excusait le sieur Amyas le mieux qu'il pouvait.... »
— « Le dit jour, samedi, 16° décembre, M. du Préau, son aumédnier (de
Marie Stuart), arriva environ les dites quatre heures du soir. » (Journal inédit
de Bourgoing.)
Comme nous I'avons dit, la lettre que remit la reine 4 Paulet portait la date
du 19 décembre 1586. (Labanoff, t. VI, p. 475.) Ce fut le 20, qu’elle fut confiée
4 Paulet. (Journal inédit de Bourgoing et lettre de Paulet.)
1 Paulet & Davison, 24 décembre; The Letter-Books, etc.
® Voir les extraits des lettres de Paulet que nous avons donnés ci-dessus.
1028 MARIE STUART.
sang innocent, vous permettiez que mes pauvres serviteurs désolés
puissent tous ensemble emporter mon corps pour étre enseveli en
terre sainte et avec aucuns de mes prédécesseurs qui sont en
France, spécialement la feue reine ma mére... J’espére que vous
ne me refuscrez pas cette derniére requéte que je vous fais, per-
mettant au moins une sépulture libre au corps dont l’ame aura été
séparée, puisque, étant unis, ils n’auront jamais su obtenir liberlé
de vivre en repos, en le vous procurant a vous-méme ; de quoi devant
Dieu je ne vous donne aucune coulpe; mais Dieu vous veuille faire
voir la vérilé de tout aprés ma mort. — Et pour ce aussi que je
crains la secréte tyrannie d’aucuns de ceux au pouvoir desquels
vous m‘avez abandonnée, je vous prie de ne permettre que, sans
votre su, l’exécution se fasse de moi, non pour crainte du tour-
ment, lequel je suis préte 4 souffrir, mais pour les bruits que !'on
ferait courir de ma mort sans témoins non suspects... C'est pour-
quoi... Je requiers que mes serviteurs demeureront pour étre spec-
tateurs et témoins de ma fin en la foi de mon Sauveur et en l’obéis
sance de son Eglise... Je vous supplie de rechef me permetire d'en-
voyer un bijou et un dernier adieu & mon fils avec ma dernicre
bénédiction... Ce dernier point, je le mets 4 votre favorable discré-
tion et conscience; les autres, je vous en requiers au nom de Jésus-
Christ et en respect de notre consanguinité... Je voudrais que tous
mes papiers vous fussent tous été présentés sans déguisement, afin
que apparut que ce n’est le seul soin de votre sureté qui fait mou-
voir tous ceux qui sont si prompts 4 me poursuivre. Si vous mac-
cordez cette mienne derniére requéte, commandez que je voie &
que vous en écrirez, car autrement on me fera passer par ot l'on
voudra; et je désire savoir 4 ma derniére requéte votre derniére tr
ponse. Et pour fin, je prie le Dieu de miséricorde et le juste Juge
qu'il vous veuille illuminer de son saint Esprit, et qu’il me donne
la grace de mourir en parfaite charité, comme je me dispose
faire, pardonnant ma mort 4 tous ceux qui en sont cause ou y ont
coopéré; et telle sera ma derniére priére jusqu’a la fin... Ne m2-
cusez de présomption si, abandonnant ce monde, et me préparant
pour un meilleur, je vous ramentois que un jour vous aurez 4 re
pondre de votre charge aussi bien que ceux qui y sont envoyés les
premiers... » .
Paulet recut cette admirable lettre toute cachetée des mains d
la reine, et sans l’avoir lue; mais, soupconnant, a l’air de dignité
et de fierté qui régnait sur son visage, qu’elle ne s’était point abals-
sée 4 demander grace 4 Elisabeth, il fut pris d’un brusque accés
de colére. « Il inquiéta Sa Majesté de propos assez violents, dit
Bourgoing, témoin de toutes ces scénes émouvantes, inconnues
MARIE STUART. 1029
jusqu’a ce jour, |’avertissant de remercier Ja reine et de reconnattre
les faveurs qu'elle lui avait faites, non-seulement dés son arrivée
en Angleterre, « mais toujours depuis, et derni¢rement en cette
derniére affaire. Sur quoi il lui disait qu’elle était beaucoup tenue
et redevable'. »
— Si j'ai recu quelques faveurs ou quelques biens de votre mai-
_tresse, lui répondit la reine avec un triste sourire, je l’en remercic,
mais je les ignore, ayant été sa prisonniére pendant plus de dix-
4 Voici comment Paulet, de son cété, rend compte de cette entrevue d'un
intérét capital, dans la lettre qu'il adressait 4 Davison, le 21 décembre, et qui,
pour la premiére fois, vient d’étre tout récemment publiée par M. John Morris.
Le lecteur nous saura gré, sans doute, de mettre les deux versions en regard,
celle du médecin de Marie et celle de son gedlier. Il pourra mieux en saisir
ainsi les points communs, les différences et les nuances. De tels rapproche-
ments démontrent, jusqu’a la derniére évidence, l’authenticité du Journal de
Bourgoing :
« Je répondis 4 cette Dame, poursuit Paulet, que Sa Majesté edt deésiré qu'il n’y
etit pas eu de juste cause pour amener les choses ou elles en étaient.
— Les choses ow elles en sont, dit-elle (dit Marie), je suis condamnée et
J ignore combien d’heures j'ai encore 4 vivre.
— Madame, repris-je, vous vivrez aussi longtemps qu'il plaira 4 Dieu. Mais
on peut dire en vérité que vous avez été condamnée d’une maniére trés-hono-
rable et avec faveur.
— Avec quelle faveur? dit-elle.
— Je repris que sa cause avait été examinée par un certain nombre de mem-
bres de la plus ancienne noblesse du royaume, tandis qu'elle aurait pu étre
jugée par douze hommes, comme le commun des martyrs.
— Vos seigneurs, dit-elle, doivent étre jugés par leurs pairs.
— Je lui répondis que les étrangers, quelles que fussent leurs qualites,
étaient, en matiére criminelle, justiciables des lois du royaume sur le territoire
des princes.
— Vous avez vos lois, dit-elle, mais d’autres princes y penseront, quand ils
verront la cause de tout cela, et mon fils n’est plus un enfant. Il est arrivé 4
lage d’homme et songera a tout ceci.
— Sir Drue Drury lui dit que l’ingratitude était une chose odieuse, particu-
liérement chez les grands personnages, et qu’on ne pouvait nier que la mére et
le fils n’eussent de grandes obligations 4 Sa Majesté.
— De quoi me reconnattrais-je? dit-elle, je suis délivrée du monde et nulle-
ment effrayée de parler. J'ai eu la faveur d’étre gardée prisonniére bien des
années contre mon gré.
— Madame, repartis-je, ce fut une grande faveur sans laquelle vous n’eussiez
pas vécu jusqu’a ce jour.
— Comment cela? dit-elle.
— Je répondis que ses propres sujets la poursuivaient et étaient les plus
forts dans leur pays. ee
— C'est vrai, dit-elle, parce que Midlmay (je crois qu'elle voulait dire a
Nicolas Trockmorton) m’a persuadé de renvoyer mes forces et a excité mes
ennemis 4 briler les chateaux et les maisons de mes amis.
— Je lui dis encore qu'il y avait de grands personnages, dans cette contrée,
1050 MARIE STUART.
huit ans, alors que j’étais venue en ce pays « sous sa promesse; »
et enfin condamnée par elle 4 mourir. N’est-ce pas 1a le pis qui me
pouvait advenir?
— Vous étes obligée envers la reine, lui répliqua Paulet d’un ton
plein de rudesse, de ce qu'elle vous a préservée contre vos ennemis
et vous a sauvé la vie. Vous étes venue en ce pays en fuyant dans
un autre licu, et «c’est Pincommodité de la mer » qui vous a for-
cée d’entrer en Angleterre.
— Il n’est personne en ce pays, lui dit la reine, qui tienne ces
propos que vous, et qui ne sache bien que j’y suis venue volonta-
rement, dans un simple bateau de pécheur, lequel ne devait pas me
porter plus loin que je ne voulais. J’entrai en Angleterre malgré
Vavis des seigneurs qui m’accompagnaient. Il y en a encore de v-
vants qui s‘efforcérent de me dissuader de venir dans ce pays, @&
me disant que je me livrais 4 mes ennemis, « ef que jamais je nen
sortirais qu'ils ne me fissent mourir. » Ils ne consentirent a me
suivre que lorsque je leur eus donné par écrit une attestation que
c’était malgré eux, et contre leur volonté, que je venais en Angle-
terre. Et partant, vous vous montrez bien ignorant de mes affaires,
en soutenant que j’ai cherché un refuge dans votre pays. La reine
d’Angleterre a dit et écrit qu’elle emploierait tous ses amis, lorsque
j’étais 4 Lochleven, pour me délivrer de prison ct m’aider 4 réduire
mes ennemis. Si elle ne voulait pas tenir sa promesse envers Mol,
qui avaient supplié Sa Majesté de la leur livrer, mais que Son Altesse avat
toujours refusé. .
Sir Drury ajouta que Sa Majesté lui avait sauvé la vie pendant dix-sept ans ¢
méme l’honneur.
— En quoi? dit-elle. ;
— Hl répondit : « Dans la commission qui siégea & York et qui fat dissoste
la priére de vos amis, pour sauver votre honneur.
— Non, dit-elle, la commission fut dissoute parce qu'on ne voulat pas laisset
mes amis répondre a mes accusateurs.
— Je lui dis que l’évéque de Ross avait écrit qu'elle avait été dissoute eS
faveur, et que ce livre existait, et que c’était une des mille faveurs accorde
par Sa Majesté.
— C’est une grande faveur, que de m'avoir si longtemps gardée ici, contre
mon gré!
— Je dis que c’était pour sa sdreté, que son peuple cherchait sa mort et aval
demandé qu’elle fat livrée, comme il a été dit auparavant. a
— Non, dit-elle, alors je parlerai. Il fut ici résolu que je ne sortirais plus
de l’Angleterre, et le lord trésorier, lorsque je fus réclamée par mes syets,
écrivit au comte de Moray une lettre qui me fut tivrée et dans laquelle il dis2!
que le diable était attaché avec une forte chatne, et qu'ils n'avaient pu le garder,
mais qu'il serait gardé plus sdrement ici.» (The Letter-Books of Amias Poulet, etc
Paulet 4 Davison, 21 décembre 1586.)
MARIE STUART. 1034
qui étais venue auprés d’elle sur cette assurance, elle devait me
renvoyer, et non me retenir prisonniére.
— C’était pour votre bien et pour vous sativer de vos ennemis,
reprit Paulet. Vous en devriez savoir meilleur gré & la reine, d’au-
tant plus que, lorsque vous étes entrée en son pays, vous tombiez
sous sa puissance. La reine vous a gardée et ne vous a point fait de
mal, bien qu’elle pdt soupconner que, prétendante & la couronne
d’Angleterre, vous fussiez venue pour quelque autre dessein. Elle
était d’ailleurs certaine que, si elle vous edt renvoyée en Ecosse,
vos ennemis vous eussent été la vie.
— Mes sujets avaient pris les armes sur les fronti¢res pour me
défendre, lui répliqua Maric.
— Lorsque votre parti était toujours le plus faible dans votre
pays, s’écria Paulet, Votre Grace a toujours été maintenue en sa
qualité de reine, et mieux traitée que ne }’ont jamais été tous les
autres compétiteurs 4 la couronne; et, pour toute reconnaissance,
yous avez voulu attenter a la vie de la reine. Les choses méme sont
tellement vérifiées, qu’il n’y a point de doute. De par les lois du
pays, la reine, ma mattresse, avait le droit de vous faire juger par
douze hommes’, et cependant elle a trés-honorablement procédé
votre égard, lorsqu’clle a formé une assemblée composée des grands
de son royaume, des membres de son conscil et des Etats, pour
examiner |’affaire.
— Votre reine, dit Marie 4 Paulet, n’avait aucun droit de me re-
tenir. M’ayant empéché de faire passer des armes 4 mes amis, les
Anglais brilérent et saccagérent les biens et les maisons de tous
ceux qui avaient pris ma défense. Retenue par force, je n’ai jamais
pu obtenir de bonnes conditions pour ma délivrance. Mon parti n’é-
tait pas le plus faible lorsque les Anglais ne s’en mélaient pas...
Un des plus grands et des premiers seigneurs d’Angleterre a écrit
autrefois 4 Moray : « Vous n’avez pas su garder le diable pendant
qu’il était entre vos mains, et il vaut mieux que nous le tenions hé
et enchainé, pour le laisser aller quand nous le trouverons bon, afin
de nous en servir en temps et lieu. » Ce qui fut connu par des let-
tres qui furent surprises et montrées 4 l’ambassadeur d’Angleterre
en Ecosse; ce qui fut déclaré en pleine assemblée, et ces lettres
furent envoyées 4 votre reine *.
— Est-ce donc un avantage pour moi, poursuivit-elle d’un ton
plein d’amertume, d’avoir été, comme héritiére du royaume, tou-
jours prisonniére? Et quel traitement ai-je regu, sinon d’avoir tou-
‘ Par un jury composé de douze membres.
* Journal inédit de Bourgoing.
4052 MARIE STUART.
jours été soumise a un gardien, sans le congé duquel je ne pouvais
faire un pas? Quant a procéder contre moi comme s'il s'agissail
d’une sujette, 4 me faire juger par douze hommes, comme vous le
dites, c’est 4 vous une par trop grande arrogance de tenir un td
langage. Ce n’est que par mes pairs que je puis étre jugée; étre
jugée par douze hommes s’entend des sujets, et non des rois et des
princes sur lesquels l’Angleterre n’a aucun droit de faire des lois,
n’ayant aucune autorité sur eux'.
De propos en propos, Paulet en vint a faire l’éloge du comte de
Morton, l’un des régents d’Ecosse, qui avait été l'un des principaux
assassins de Darnley, et qui s'était toujours montré l'un des plus
ardents ennemis de la reine d’Ecosse.
— Il faut que vous n’ayer point d’honneur, s’écria Mane d'un
ton indigné, de louer un aussi méchant homme que le comte de
Morton, tenu par tous pour un tyran et un usurpateur, « qut pillai
et renversait tous les biens de mes pauvres sujets d’ Ecosse, qui le-
nail prisonnier mon fils et ranconnait tyranniquement un chacua,
faux et traitre, a la vie débauchée et vicieux, se consumant om
luxure et adultére public. » A ces mots Melvil, qui était présent
cette orageuse discussion, confirma les paroles de sa maitresse
comme ayant personnellement connu le comte de Morton’.
Marie se plaignit avec une profonde tristesse de la politique dé
naturée d’Elisabeth, qui n’avait cessé, disait-elle, de s’interposer
entre elle et son fils, de les tenir 4 jamais séparés l'un de Jautre,
* Journal inédit de Bourgoing.
* Journal inédit de Bourgoing. Voici comment Paulet rend compte de celle
partie de la discussion. Il dit que ce fut Drue Drury qui interpella la reine sur
ce dernier point et qu'il fut question de Moray et non de Morton; mais il
commet une erreur volontaire. Plusieurs des choses que dit la reine ne peuven!
se rapporter a Moray. « Sir Drue Drury répondit que le comte de Moray était 0
trés-honorable gentilhomme.
— Elle dit que le comte de Moray était un des pires hommes du monde, wf
adultére coutumier du fait, un spoliateur et un meurtrier.
— Sir Drue affirma avoir connu ici six semaines et qu'il se conduisait gr
vement, avait la réputation d'un noble gentilhomme et que personne jusquid
n’en avait dit du mal.
— Qui, ajouta-t-elle, mes rebelles sont d’honnétes gens et ont été soutenus
par la reine votre maitresse!
— Je lui dis qu’elle s’oubliait grandement en accusant Sa Majesté d'une telle
faute, ce qu'elle ne viendrait jamais 4 bout de prouver;... qu'il y avait um
grande ingratitude de sa part, aprés tant de faveurs regues, — ce qu’elle m
voulut jamais reconnaltre,; — que Sa Majesté lui avait sauvé la vie, au grand
mécontentement de ses meilleurs sujets du Parlement, qui demandaient justice
contre elle, pour crime de rébellion.
— Elle prétendit qu’elle ne savait pas cela....
— Je lui dis qu'elle avait été plus honorablement traitée que ne le furent
MARIE STUART. 1083
d’étouffer l’affection de l’enfant pour la mére, de le livrer 4 la mal-
saine influence du maitre de Gray ; de traiter avec lui seul comme
roi d’Ecosse, tandis qu’a elle seule. appartenait la souveraineté.
— Je n'ai permis 4 mon fils, dit-elle, de prendre le titre de roi
qu’ la condition qu’il suivrait mes conseils dans les affaires impor-
tantes et qu’il ne fit rien sans moi. Comme il a agi autrement, je le
jamais d'autres prétendants, dont plusieurs avaient été rigoureusement gardés
prisonniers, d’autres défigurés ou estropiés, et d'autres assassinés.
— Je n’étais pas prétendante, me répondit-elle, je ne demandais qu’a étre
considérée comme la plus proche héritiére du tréne.
— Non, madame, lui dis-je; vous avez été plus loin en prenant les armes et
le sceau d’Angleterre, comme si notre reine avait été une usurpatrice.
-— Elle répondit que son mari et ses parents avaient fait ce qu’ils trouvaient
bon et qu'elle n'avait rien 4 y voir.
—- Pourquoi, lui dis-je, ne vouliez-vous pas renoncer 4 vos prétendus droits
sans étre reconnue comme héritiére présomptive de la couronne. °
— Acela elle répondit qu'elle avait fait des offres bien des fois et qu’elles
n’avaient pas été accepteées.
— Je lui répondis que, jusqu'ici, il avait toujours été prouvé qu’au moment
ou elle faisait des traités et des offres d’amitié, quelques complots dangereux
avaient été découverts.
— Vous pouvez penser, reprit-elle, que j’ai quelques amis; quoi qu'ils aient
fait. cela ne me regarde pas.
— Madame, lui dis-je, cela. vous regardait, et, pour l’amour de vous, je vou-
drais que vous les en eussiez empéché. Lorsque vous avez été avertie que
Morgan complotait pour tuer une reine sacrée, vous l’avez considéré comme
votre serviteur.
— Elle répondit qu’elle pouvait agir ainsi 4 bon droit puisque la reine d’An-
gleterre soutenait les Ecossais rebelles.
— Sir Drue Drury lui répondit que le cas était tout différent.
« Elle laissa ces discours, continue Paulet (qui, chose étrange! ne lui dit
pas un mot de Babington, sachant peut-étre 4 quoi s’en tenir sur la fausseté
de l’accusation), et elle revint & sa condamnation. Elle dit qu'elle avait été
condamnée avec partialité et que les commissaires savaient, qu'une fois con-
damnée, son fils ne pourrait plus avoir de droits, et que Ja reine d’Angleterre,
ne pouvant plus avoir d'enfants, ils mettraient sur le tréne qui bon leur
semblerait.
— Je lui dis qu’elle s’oubliait grandement en accusant la noblesse d'’Angle-
terre de si graves fautes : 1° de l’avoir injustement condamnée; 2° de vouloir
disposer 4 son gré de la couronne.
— Elle répondit que cela lui était indifférent, qu’elle remerciait Dieu de ce
qu'elle mourait sans regretter aucun de ses actes. (J’emploie ses propres
expressions.)
— Je la priai de se repentir du tort qu'elle avait fait 4 la reine, ma
maitresse.
— Que chacun réponde pour soi, dit-elle, je n’ai rien 4 faire 1a-dedans.
— Elle me demanda alors si j’avais pensé 4 ses affaires d'argent.
— Je lui répondis que je ne les avais pas oubliées. »
(The Letter-Books of Amias Poulet, etc. Paulet & Davison, 21 décernbre '£556,
pp. 555, 3536.)
a”
1054 MARIE STUART.
désavoue... Les princes étrangers ne l’ont reconnu qu’a cette condi-
tion ; comme il l’a violée, je ne l’avoue plus pour roi.
— Le roi d’Ecosse, votre fils, répondit Paulet, a les plus sérieux
motifs de respecter la reine d’Angleterre et d’étre reconnaissant en-
vers elle, « car elle lui a toujours été bonne mére. » Ce ne sont pas
les Anglais qui l’ont ¢loigné de votre amitié, mais c’est lui-méme
qui n’a pas voulu signer de ligue of vous fussiez comprise. On a
traité avec lui comme avec le roi d’Ecosse, et il n’y en a point d’au-
tre avec qui traiter que lui, qui a été reconnu pour tel par tous les
pays étrangers et en pleins Parlements d’Ecosse et d’ Angleterre.
Marie ajouta que la nouvelle enquéte que Paulet dirigeait contre
elle, 4 l’instigation de ses ennemis, n’était de leur part qu’une « in-
vention pour la facher davantage et pour essayer de tirer quelque
chose d’elle. » Elle se plaignit de nouveau des machinations de cer-
tains conseillers d’Elisabeth, répétant « gu’elle dirast cela, jusqu’d
la mort, de quelques-uns d'entre eux qu'elle nommerait, mais aux-
quels nonobstant elle pardonnerat de tout son ceur'. »
— Vous faites mal, s’écria vivement Paulet, il faut mourir en
charité. Il n’y a personne dans le conseil qui veuille mentir a sa
conscience pour vous faire tort, « ef vous faztes contre Dieu en rete-
nant en vous telle opinion. »
— Je ne sens nullement pour cela ma conscience chargée, lui
répondit la reine, car Dieu ne défend pas de mourir dans une opi-
nion dont on est certain, et de dire en mourant ce dont on a par-
faite connaissance. Il commande seulement de pardonner, comme Je
le fais, ainsi que je l’ai déja dit. Résolue 4 mourir et me préparant
4 la mort, je n’ai aucun souci de rachcter ma vie ou de poursuivre
aucune grace par flatterie. « Je n’en donne ni n’en sollicite, et que
mes ennemis fassent selon leur volonié. » Ce que je demande a vo-
tre reine ne touche en rien 4 ma délivrance, mais uniquement 4
ma religion, aux choses de ma conscience, au réglement de mes af-
faires, 4 mon testament, 4 mes funérailles et aux intéréts de mes
serviteurs *.
Le gedlier nous révéle une partie ignoble de sa mission, jusqu’a
ce jour inconnue, et qu'il exécuta sans le moindre scrupule, mal-
gré le puritanisme dont il se piquait. « Ainsi vous voyez, pour
suit-il, ce qui s’est passé entre cette reine et nous. Pour obéir a vos
instructions, j’ai fait ce que j'ai pu pour provoquer sa colére, quoi-
que je sois persuadé que sa méchanceté a de telles racines que Sa
Majesté cn aurait peu profité, et que cela ne servirait qu’’ augme?-
4 Allusions a Burghley et 4 Walsingham.
* Journal inédit de Bourgoing.
MARIE STUART. £063
ter ses péchés, qui sont déja assez nombreux, comme Dieu le sait.
Yous pouvez penser qu’elle a été poussée a dire tout cela, sans quoi
elle aurait gardé son silence ordinaire ; car tous ses discours ont été
trés-calme depuis qu’on I’a privée de son dais, etc. '. J’ai oublié de
vous dire, ajoutait-il dans un post-scriptum, que cette reine, pre-
nant la lettre des deux mains et tendant les feuillets ouverts, les a
frottés des deux cétés sur son visage, ce qu’elle fit sans doute par
dépit de ce que je lui avais dit qu’il pourrait y avoirjautant de dan-
ger en dedans qu’au dehors*. »
Le méme jour, 24 décembre 1586, Paulet écrivait confidentielle-
ment une autre lettre 4 Davison, dans laquelle il le prévenait
qu’ayant en main la dépéche de Marie a Elisabeth, il prenait sur lui
d’en retarder |’envoi, de peur que cette derniére ne fit émue et ne
signat pas le warant d’exécution 4 mort. Ce fut peut-dtre la con-
naissance de cet acte d'iniquité el de basse cruauté qui laissa sup-
poser a Walsingham que Paulet serait capable d’un plus grand
crime et qui plus tard l’encouragea 4 lui en faire la proposition.
Paulet ne déguise nullement le motif du retard qu’il met a l’envoi
de la lettre de sa captive. ll espérait que le warant d’cxécution se-
rait signé avant que Ja cour, suivant la coutume, se rendit 4 Green-
wich pendant la semaine qui précédait Noél; car, durant ce temps-
la, nulle sentence de mort ne pouvait étre signée. Il garda donc la
lettre pour qu’elle n’arrivat qu’aprés la signature du warant, si elle
devait étre donnée. La lettre de Paulet est trop intéressante et trop
caractéristique 4 plusieurs points de vue pour ne pas en citer quel-
ques fragments : « Nous craignons beaucoup de causer un retard 4
l’exécution de la justice, si longtemps désirée. Ayant récemment
recu de Sa Majesté un ordre expres d’offrir & cette Dame d’envoyer
ses lettres, si elle était disposée 4 écrire, quoiqu’elle n’ait pas ac-
cepté sur-le-champ cette offre, cependant, de crainte que notre re-
fus d’obéir ne partt offensant 4 Sa Hautesse, nous avons acquiescé &
son désir en priant Dieu de diriger cette affaire dans l'intérét de la
gloire et du salut de Sa Majesté, dont nous ne douterions pas si Elle
consentait 4 saisir cette grande occasion de Adler un sacrifice si
agréable & Dieu et aux hommes. Tous les bons et fidéles sujets de
Sa Majesté seront anxieux pour sa vie, mais tout particuliérement
en ce temps de Noél, qui fournit tant d’occasions & de nombreuses
et dangereuses réunions. Incapable de faire aucun bien dans notre
service, nous serions trés-peiné s'il arrivait quelque malheur.
Ainsi, pour étre franc avec vous comme avec un ami, nous avons
1 Paulet 4 Davison, 24 décembre 1586; The Letter-Books, etc., p. 357.
2 bidem.
4056 MARIE STUART.
employé tous les moyens possibles pour retarder l’envoi de la
lettre, afin qu’elle arrivat trop tard 4 la cour pour arréter toute
décision touchant cette Dame, prise avant Noél. Car nous sommes
bien persuadé qu’un retard a l’exécution, aprés Noél, pourrait se
prolonger indéfiniment, soit que Sa Majesté soit trop portée a la
clémence, soit 4 cause du péril auquel sa personne peut étre expo-
sée pendant les fétes de Noél, époque d’assemblées secrétes et
pleines de dangers. »
Et Paulet, laissant déborder sa haine et son fanatisme, ajoutait
ce post-scriplum : « Je regrette beaucoup que vos lettres du 14 ne
soient pas venues 4 temps pour arréter le prétre, qui est arrivé ic}
le 17 et qui a été aussitdt admis en présence de sa maitresse, sui-
vant les instructions que j’avais regues a4 cet effet. L’inconvénient
n’est pas aussi grand au point de vue politique qu’au point de vue
religieux. Car, eu vérité, ce prétre est d’une téte si faible qu'il ne
saurait donner un avis ou un conseil digne d’un écolier. Je crai-
gnais qu'il edt appris quelque mauyaise nouvelle durant son séjour
chez M. Gresley. Mais, l’ayant interrogé de mon mieux, jc l’ai trouvé
tout 4 fait ignorant de ce que tout le monde connait ; ce que j'attri-
bue a ce qu’il ne connait pas notre langue et a l’absence de M. Gres-
ley, qui est 4 Londres depuis si longtemps, de sorte que ce prétre
n’a eu d’autre compagnie que son gardien. J’aurais pu croire qu'il
me cachait ce qu'il savait, mais, ayant visité ses papiers, je nai
trouvé que deux feuilles, qu'il croyait bien cachées parmi des notes
philosophiques, et dans lesquelles il avait consigné ce qu'il avait
entendu dire, ainsi que ses réponses pendant son absence, le tout
aussi ridicule que possible. J’aurais été content, au poin! de vue
chrétien, s'il n’avait eu accés auprés de cette reine que la veille de
son exécution, et lorsque j'ai recu l’ordre de l’envoyer chercher,
j'ai pris cet ordre pour une assurance que le temps de I’exécution
était proche '. »
En lisant la lettre si noble et si pathétique de Marie Stuart, Elisa-
beth eut des pleurs de commande. « On a recu, écrivait Leicester 4
Walsingham, une lettre de la reine d’Ecosse qui a arraché des
larmes, mais j’espére que cela ne changera rien; un retard serait
trop dangereux*. » Peu de jours avant de recevoir cette lettre, Eli-
sabeth avait « trouvé mauvais que les lettres originales interceptées
(sans doute celles de Marie 4 Babington) ne lui eussent pas été en-
‘ Paulet a Davison, deuxiéme lettre du 21 décembre 1586, publiée depuis peu.
pour la premiére fois, par M. John Morris, dans son Recueil : The Letter-
of Amigs Poulet, pp. 339 et suiv.
2 Leicester 4 Walsingham, dans Ellis, t. Ill.
MARIE STUART. 4037
voyées, ainsi qu'un extrait que Phelipps avait promis‘. » Peut-étre
avait-elle un doute sur la culpabilité de Marie Stuart; elle voulait
voir, lire de ses propres yeux, non par esprit de justice, mais par
curiosité. Ses ministres se gardérent bien de jamais la satisfaire sur
ce point essentiel. Gomme la soif de se venger et d’en finir domi-
nait en elle tout autre sentiment, elle laissa sans réponse la lettre
de Marie. Tout en méditant par quels moyens elle pourrait faire
peser sur la téte seule de ses ministres la responsabilité du meurtre,
a leurs instances les plus pressantes, elle opposait un impénétrable
silence. En méme temps, avec une lenteur calculée, elle interro-
geait "horizon pour se rendre compte de ce qu’elle pouvait craindre
de la colére des rois ou espérer de leur inertie.
Loin d’étre pénétrée de reconnaissance pour Walsingham qui,
par la découverte du complot, l’avait préservée du plus grand dan-
ger qu'elle edt peut-étre jamais couru, elle ne lui pardonnait pas de
l’avoir réduite a signer d’un moment a l'autre un tel ordre d’exécu-
tion 4 mort. Que n’avait-il pris sur lui de la délivrer de cette hor-
rible nécessiteé ! 7
Walsingham venait d’étre ruiné de fond en comble pour s’étre
imprudemment engagé 4 payer les dettes de l’attorney, sir Philippe
Sidney, un de ses amis. C’est au service de l’Etat que ces dettes
avaient été contractées. Ktait-il équitable qu’elles fussent laissées a
la charge de l’homme qui avait sauvé Elisabeth du poignard et }’An-
gleterre de l’invasion? Burghley, en se faisant l’avocat de son con-
frére, avait 4 plaider aussi sa propre cause. ll représenta vivement
a Elisabeth qu’elle devait la vie 4 la vigilance de Walsingham et que
« ce serait un grand déshonneur pour elle de soufirir qu'il fat
ruiné®. » Elle parut l’écouter d’une oreille favorable, mais elle refusa
de se prononcer sur-le-champ. Sur ces entrefaites, et l’on ne sait
pour quel motif, Leicester éleva quelques objections contre le pro-
jel d’indemniser Walsingham, et la reine les trouva tellement d’ac-
cord avec son avarice et son ingratitude qu’elle ne répondit enfin
aux sollicitations de son ministre ruiné que par un refus formel*.
Par une étrange dérision du sort, 4 ce moment méme les biens de
Babington étaient donnés par droit de proscription a sir Walter Ra-
leigh * sans que Walsingham eut la moindre part 4 cette sanglante
proie, qui pourtant lui était due a tant de titres. C’en était trop!
{ Walsingham & Phelipps, 18 décembre 1586; The Letter-Books of Amias Pou-
let, etc., p. 545.
* Walsingham & Leicester, 5 novembre 1586. Wright’s Elisabeth, vol. II.
3 Davison 4 Walsingham, 10-20 décembre. Manuscrits particuliers cités par
M. Froude.
4 Journal de Burghley. Sohn Morris, The Letter-Books of Amias Poulet, p. 341.
40 Suprexpax 1875. 67
1838 MARIE STUART.
L’Ame abreuvée de dégout, il se retira dans sa maison de Barnelms.
« Je prie humblement Votre Seigneuric, écrivait-il & Burghley de
cette retraite, de me pardonner si je n’ai pas pris congé d'elle avant
mon départ. La méchante conduite de Sa Majesté envers moi m’a
tellement blessé que je ne pouvais me consoler en demeurant ici...
Pourtant si je voyais que je puisse étre de quelque utilité a I’Eglise,
au service de Sa Majesté et de l’Etat, j’oublierais mes blessures et
je resterais. Mais voyant la décadence dans laquelle nous tombons
et que les hommes les plus haut placés sont peu estimés, je const-
dére que, dans ce gouvernement, les spectateurs sont plus heureux
que les acteurs. Je supplie humblement Votre Seigneurie, 4 le
quelle je dois déja tant, de ne pas insister sur ce sujet. Je puis l'as-
surer que, quel que soit le prix que Sa Majesté attache a ma per-
sonne et 4 mes services, je ne voudrais plus passer le temps que
j'ai déja consacré 4 son service et qui m’a causé tant de peines et de
déboires, lors méme que je devrais étre créé duc de Lancastre. Ma
seule consolation est que, quel que soit le traitement que j’aie a su-
bir des princes de la terre, jamais ne me manquera du moins la
protection du roi des rois'. »
Mais cette héroique résolution ne fut que de courte durée : Wal-
singham vint bientdt reprendre ses fonctions. Le fanatisme du pv-
ritain avait surmonté les amertumes du serviteur. Il voulait consa-
crer ce qui lui restait de vie a faire triompher la cause du protes-
tantismme et hater la mort de la catholique Marie lui paraissail
le plus sir moyen d’atteindre son but’.
CHANTELAUZE.
La suite prochainement.
* 16 décembre 1586. Froude’s History of England: Reign of Elisabeth, vol. YI.
~— The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 342.
* Elisabeth détestait et craignait les puritains, tout en usant de leurs ser-
vices. Elle laissa plus tard mourir Walsingham dans la plus grande pau-
vreté, et celui-ci, 4 la différence de Burghley, aprés I’échec qu'il avait subi,
eut la fierté de ne jamais plus tendre la main 4 sa maitresse. (Jbidem.)
LA SERBIE
ET LA CRISE ORIENTALE
Tous les yeux sont lournés en ce moment vers les provinces da-
nubiennes vassales de la Turquie. La fermentation y est profonde;
l’étincelle allumée dans I’Herzegovine peut, d’un jour a l’autre, y
porter l’incendie. Leurs dispositions, 4 toutes, sont le grand souci
de la diplomatie. Il en est une pourtant qui, plus que les autres
tributaires de Constantinople, attire l’attention : c’est la Serbie.
Cette principauté peut étre appeléc a jouer, dans le conflit actuel, un
role considérable. Aussi longlemps que le prince Milan parviendra a
faire observer & ses sujels une neutralité 4 peu prés complete et
que l’insurrection sera limitée 4 une province de l’empire, le
gouvernement turc pourra sc bercer de l’espoir de dompter,
avec le temps, ses sujets chréticns. Que la Serbie, au_contraire,
vienne 4 se jeter dans la lutte et la situation se trouve mo-
difiée de fond en comble. La Turquie est alors coupée de ses pro-
vinces insurgées : les parties de la Bosnic qui sont aujourd'hui
encore maintenues par les Turcs, échappent a leur action : tout le
nord-ouest des provinces musulmanes est acquis a l’insurrection; le
conflit s’étend des frontiéres de l’Albanie 4 celles de la Roumanie:
les forces des chrétiens sont au moins égales 4 celles que peuvent
leur opposer les Musulmans; ce n’est plus pour la Turquie une ré-
volte a réprimer, c’est une guerre a soutenir.
Il n’est donc point sans utilité d’exposer quelle est la situation
actuelle de la principauté serbe en face de l’empire ottoman.
Des causes de mésintelligence qui divisent la Serbie et la Turquie,
les unes dérivent de l'état général des contrées orientales, du passé
historique du peuple turc cl du peuple serbe, ct des espérances d’a-
4040 LA SERBIE
venir de la Serbie; d’autres ont leur origine dans des faits particu-
liers et des griefs spéciaux.
Nous examinerons donc successivement la situation politique de
la Serbie dans ses rapports généraux avec l’empire ottoman, puis
les questions, souvent discutées par la diplomatie, de Zwormk et
des chemins de fer turco-serbes ; enfin, nous essaierons de nous
rendre compte du réle que la Serbie peut jouer dans la crise qu
agite en ce moment les contrées orientales.
I
La Serbie a tenu, au moyen Age, une grande place dans les révo-
lutions de l'Europe orientale. Elle a eu ses héros légendaires, ss
conquérants, elle a fondé et dominé un vaste empire. Au qualor-
ziéme siécle, elle fut la barriére de l'Europe contre Vinvyasion mu-
sulmane. La bataille de Kossovo, ot elle succomba, ouyrit aux
Turcs le centre et le coeur de !’Europe.
Emigrés au septiéme siécle des rivages de la mer du Nord vers
les contrées qu’ils peuplent aujourd’hui, les Serbes furent tour a
tour indépendants, puis soumis aux Bulgares et 4 l’empire grec.
Au neuviéme siécle, ils avaient été convertis par les deux apétres
des peuples slaves, Cyrille et Méthode; mais ils se laissérent
ensuite détacher de VEglise et amener au schisme de Constat-
tinople. Leur soumission 4 l’empire n’en fut pas plus solide. Au
onziéme sitcle, ils se soulévent, proclament leur indépendance ¢t
sont vainqueurs de l’armée impériale dans une grande bataille. Au
siécle suivant, un de leurs chefs, Etienne, prend le titre de roi et
fonde la dynastie d’ot devait sortir Douschan, le grand empereur
des Serbes. Celui-ci régna de 1336 & 4356. Vainqueur des Grecs
et des Turcs dans de nombreuses batailles, il s’empara de la Bosme,
de l’Albanie, de I’Epire, de la Thessalie, de la Bulgarie, de la Mact-
doine. I marchait sur Constantinople, et n’était plus qu’a douzelieues
de la cité impériale quand une maladie subite I’enleva. La ruine de
l’empire serbe fut aussi rapide que sa création. Déchirée par desdix
sensions intérieures, assaillie par les Turcs, la Serbie lutta encore
jusqu’en 1389 et succomba dans le grand désastre de Kossovo. Pet-
dant quelques années, elle conserva des rois qui payaient tribut aus
sultans, puis elle devint une simple province de }’empire ottoman.
Son réle était fini pour quatre siécles. L’invasion la dépassa, Cou"
vrit la Hongrie, atteignit l’ Allemagne, vint se briser contre les murs
de Vienne, et recula. Alors la Serbie se retrouva province fron-
ET LA CRISE ORIENTALE. 4044
tiére, limite extréme de l’empire ottoman. Pendant quatre sié-
cles, elle souffrit toutes les douleurs, toutes les miséres, toutes
les hontes qu’un vainqueur barbare peut imposer 4 un peuple
vaincu; mais elle conserva le souvénir de son passé, de sa gloire,
de sa liberté, et, avec ce souvenir, l’espoir indestructible d’un
meilleur avenir, d’une résurrection personnelle. Les généra-
tions passaient sans voir la réalisation du réve qui les avait conso-
lées, fortifiées et soutenues. L’espoir n’en vivait pas moins au
coeur de la nation vaincue. Enfin, se leva le jour si longtemps
attendu. En février 1804, Kara-George appela les Serbes aux armes
contre les Turcs.
Nous n’avons point 4 raconter ici les diverses péripéties de la
lutte qui commengait, les combats de cette guerre héroique, le
triomphe de Kara-George, puis sa fuite étrange et sa mort, ]’op-
pression musulmane s’étendant de nouveau sur les Serbes, et, au
moment ou tout semblait perdu, ot l’indépendance de la Serbie
paraissait n’avoir été un instant rétablie que pour appeler sur ce
malheureux pays une invasion nouvelle et de terribles vengeances,
’apparition d’un homme presque inconnu jusqu’alors, Milosch
Obrenovitsch, qui, par une série de victoires, fonde la liberté de sa
patrie et devient le chef de la dynastie qui régne aujourd’hui sur la
principauté serbe.
Voila le passé de la Serbie. Elle a conquis son indépendance les
armes 4 la main, mais elle a da la défendre encore pendant de
longues années contre les revendications de la Turquie. La situation
qu’elle a dd accepter lui est rappelée par le paiement d’un tribut
annuel. En ce moment, elle voit autour d’elle une portion de la race
4 laquelle appartient sa population soumise aux musulmans, frémir
sous l’oppression et l’insolence des pachas, et elle cherche a forti-
fier son indépendance, 4 la rendre plus complete et plus assurée.
Ainsi, chaque fois qu’une province chrétienne de l’empire se sou-
léve pour conquérir son indépendance nationale, la Serbie est saisie
d'une profonde émotion et la Turquie s’efforce, au méme instant, de
resserrer les liens qui lui rattachent cette province. Elle repousse sur-
tout avec la derniére énergie toute ingérence du gouvernement serbe
dans ses démélés avec les populations chrétiennes. Malgré tout, il y
aura entre les deux Etats, aussi longtemps qu’ils subsisteront l’un
et l’autre, des antipathies profondes, irrémédiables, qui rendront
illusoires tous les efforts que l’on tentera pour les réconcilier com-
plétement. Les difficultés qui les séparent aujourd’hui peuvent ¢tre
résolues ou écartées : d'autres leur succéderont, issues des mémes
causes, et seront bientét envenimées par les mémes passions.
4042 LA SERBIE
IT
Une de ces difficultés, une de ccs sources de conflits toujours
ouvertes et toujours prétes 4 débordcr ct 4 devenir torrents, est ls
détention par la Turquie d’un misérable village serbe appelé le +
tit Zwornik. En soi, ce grief n’est rien; mais ce qui lui donne dela
gravité, c’est qu’il est de vieille date, qu’il remonte au jour ou |:
Serbie a recouvré son indépendance, et que la Turquie met une
obstination sénile a l’entretenir.
Le hatti-chérif par lequel la Turquie reconnut la situation nov-
‘velle de la Serbie, est daté du 3 aout 1830. Ce document conserva
4 l’empire le droit de tenir garnison dans les places fortes de ha
principauté. Les places appartenaient 4 la Serbie ; mais la Turque
se réservait la faculté d’y entretenir des troupes. En revanche, tous
les musulmans, autres que ceux qui faisaient partie de ces gam
sons, devaient quitter le pays.
Il est aisé de concevoir combien ces deux dispositions du hatt-
chérif suscitérent aussitét de difficultés. Les musulmans, attaches
au sol par un long séjour, possédant des maisons et des terres dott
la vente a des conditions avantageuses leur était presque impossible.
ne se hatérent pas d’obéir 4 V’article de l’acte de 1a convent |
qui les concernait. D'’autre part, les Serbes ressentirent bieali
une vive irritation du séjour, au milieu d’eux, des garnisons oll
manes des forteresses. La Serbie était libre : elle avait un gouve-
nement national ; elle avait sa dynastie héréditaire ; elle se regit
sait par ses lois; elle s’administrait elle-méme, et cependant k
drapeau turc flottait sur les forteresses du Danube, Chabats, &
mendria, Feth-Islam, sur celles de Sokol et d’Oujitza, sur la cits
delic méme de Belgrade. N’était-ce pas une’ menace pour I'avent.
la preuve que la Turquie n’avait point oublié quatre siécles é
domination? Aussi, quand les soldats turcs s’aventuraient au deli
des murs de leurs forteresses, quand les musulmans qui n’avaiedl
point abandonné le pays sortaient des quartiers ot: ils vivaienl
agglomérés, des injures s’échangeaient entre eux et les chrétien.
des rixes se produisaient, de perpétuels conflits entre les popult
tions d’abord, puis entre les deux gouvernements, compromettaiet!
4 chaque instant et de la maniére la plus grave Ja paix de !’Ores!.
Cet état de choses dura longtemps. La Serbie était troublée p*r
des discordes intérieures, et les Turcs,’grace & ces luttes qui s¢ Pe"
ET Li CRISE ORIENTALE. 1045
péluaicnt sous lcurs yeux, refusaient de modifier quoi que ce fat a
la lettre des traités. Une telle situation ne pouvait cependant se pro-
longer indéfiniment. Du cdté des chrétiens, l’orgueil national froissé
jointe 4 une grande inquiétude de l’avenir ; du cdté des musulmans,
de longues habitudes de domination, d’autant plus arrogantes,
quand elles se manifestaient, qu’ils étaient le plus souvent obligés de
se contenir et de refouler leurs sentiments ; et, entre ces deux popu-
lations ennemies, un voisinage forcé et de continuels contacts : toutes
ces causes de conflits devaient fatalement aboutir 4 une catastro-
phe. Le bombardement de Belgrade par la citadelle turque (juin
4862) causa en Europe une profonde émotion. Une conférence inter-
nationale se tint a Constantinople; elle imposa & la Porte l’aban-
don des forteresses intérieurcs de Sokol ct d’Oujitza, mais lui laissa
celles de Chabatz, de Feth-Islam, de Semendria, celle enfin de Bel-
grade, la capitale de la principauté. Un article spécial du protocole
qui fut signé a cette occasion décidait une fois encore que les mu-
sulmans qui ne faisaient point partie des garnisons des forteresses
conservées par la Porte évacueraient la Serbie.
Le mécontentement des Serbes ne fut point, il est facile de le
concevoir, apaisé par de si faibles concessions. Les méme conflits se
produisirent, les mémes difficultés diplomatiques se renouvelérent.
En 1866, la gucrre parut sur le point d’éclater. I] aurait été difficile
de la limiter 4 une lutte entre l’empire ottoman ct la Serbie. Les
gouvernements sentirent tout le danger de la situation et firent com-
prendre 4 la Turquie que le moment était venu d’accomplir un sa-
crifice nécessaire. Le sultan luttait en ce moment contre l’insurrec-
tion crétoise : la Gréce frémissait au bruit de cette guerre faite 4 un
peuple de race hellénique, et paraissait préte 4 s’allier aux insur-
gés. La Turquie se soumit et, en 1867, évacua les forteresses que
les traités lui avaient permis de conserver jusqu’alors.
Nous n’avons point encore parlé du Petit-Zwornik. C’est qu’en
effet, lc nom de ce village serbe ot sont restés les Turcs ne se trouve
dans aucun des actes internationaux qui, depuis la reconnaissance
de la Serbie par le gouvernement turc, ont réglé le sort de cette
principauté. Aucun traité n’a conservé 4 la Turquie le droit d’en
occuper le territoire, et elle ne s’y cst maintenue que par un mé-
lanye de force brutale et de diplomatie de mauvais aloi. La paix
de Bucharest, la convention d’Akerman, les traités d’Andrinople,
les hatti-chérif de 1829, 1830, 1833, Voustav de 1838, le traité
de Paris, la convention du 8 septembre 1862, pas plus qu’aucun
autre acte politique ou diplomatique, ne lui créent le moindre droit
4 cet égard. Elle n’occupe ce point du territoire serbe que par unc
4046 LA SERBIE
contravention formelle aux dispositions de la plupart des actes que
nous venons d’énumérer.
II est inutile de dire que ce n’est pas la ville de Zwornik, en Bos-
nie, que réclame le gouvernement serbe : cette ville. peuplée au-
trefois de 15,000 habitants, et entrepét d’un commerce assez cor-
sidérable, bien déchue, du reste, aujourd'hui, est située sur la
rive gauche de la Drina, qui sépare la principauté serbe de la Tur-
quie. Mais en face, sur la rive droite de la riviére, et sur le sol serbe,
se trouvent Sagara et Mali-Zwornik, que les Turcs occupent encore.
C’est la possession de ces deux petites localifés et d'un territoire
restreint qui les entoure que revendique la Serbie.
Son droit est indiscutable. fl n’est méme pas sérieusement cor-
testé 4 Constantinople, et quand le Divan est un peu vivement pressé
sur ce point, il songe bien moins 4 justifier ses prétentions qu’a
trouver un expédient qui lui permette de retarder la solution de la
difficulté. Au contraire, la Serbie n’a jamais cessé d’affirmer ses
droits et de faire entendre 4 Constantinople les réclamations les
plus vives. Reschid-Pacha, Ali-Pacha promirent successivemenl
d’accomplir l’acte de stricte justice que le gouvernement serbe
leur demandait. Ils ne le firent ni l’'un ni l’autre.
Plusieurs fois, le bruit courut que la Serbie, désespérant de rien
obtenir par des négociations, avait la pensée de recourir aux armes.
La Turquie concentrait alors des forces sur la rive de la Drina.
Lorsque le prince Milan se décida, au mois d’avril de l’année der-
niére, sur la demande réitérée du sultan, & faire le voyage de Con-
stantinople, on pensa que la question du Petit-Zwornik était enfin sur
le point d’étre résolue. Le gouvernement serbe n’avait pas regu de
promesse formelle a cet égard; mais la conviction générale était que
le sultan se réservait de faire de son acquiescement 4 la réclamation
de la Serbie un présent de bienvenue pour le jeune souverait.
On se trompait. Quand le prince fut 4 Constantinople, M. Marino-
vitch, le président du conseil des ministres de Serbie, aborda la ques-
tion dans l’une de ses conférences avec le grand-vizir, et ne parvint
pas 4 amener une solution. Le prince Milan résolut alors d’entretenir
de ce sujet le sultan lui-méme : il ne fut pas plus heureux ; Abdul-
Aziz concut méme une vive irritation de cette démarche franche el
loyale. Les journaux officieux de Constantinople se répandirent 4
cet égard en plaintes améres et en récriminations violentes.
On croirait, certes, 4 suivre dés leur origine et surtout dans ces
derniéres années, les négociations auxquelles a donné lieu celle
question de Zwornik, que l'on est en présence de difficultés inextr-
cables. Que peut-il cependant y avoir de plus clair que ces deur
ET LA CRISE ORIENTALE. 1045
textes, extraits, le premier, d’un acte émané de la Porte, et le se-
cond d'une convention ot elle fut partie contractante, actes dont
elle ne peut, par conséquent, méconnaitre ni le caractére, ni
Vautorité :
Avlicle 14 du hatti-chérif du 3 aodt 1830 : « Excepté pour les
garni. ‘ns des forteresses, le séjour en Serbie est entiérement inter-
dit 4 tous les autres musulmans. »
Article 6 de la convention du 8 septembre 1862 : « La Sublime-
Porte..... déclare, 4 la Conférence, que son intention est de dé-
molir, dés 4 présent, parmi les forteresses qui lui appartiennent,
celles de Sokol et d’Oujitza, qui ne devront jamais étre relevées
sans le consentement mutuel de la Sublime-Porte et du gouverne-
ment serbe. Elle regarde le maintien des forteresses de Feth-Islam,
de Chabatz ct de Semendria comme indispensable au systéme gé-
néral de défense de la Turquie. »
D’autres articles de la convention internationale dont il s’agit,
conservaient, nous l’avons dit, 4 la Turquie, le droit d’occuper la
citadelle de Belgrade.
Un autre article du méme document rappelle et renouvelle la
disposition de l'article 14 du hatti-chérif du 3 aout 1830.
Ainsi, en 1862, la Turquie reconnaissait, de la maniére la plus
formelle, que les seuls musulmans qui pussent résider en Serbie
étaient ceux des garnisons des quatre fortcresses qui viennent
d’étre énumérées. Ne peut-on pas dire que, dés ce moment, la
question du Petit-Zwornik était, en droit, résolue. par l’aveu méme
de la Turquic? |
Depuis, la Turquie a di abandonner ces quatre derniéres forte
resses. L’étrange obstination qu'elle met 4 détenir, en dépit des
traités et des événements, le lambeau de terre sur lequel porte au-
jourd’hui le débat, en est devenue encore plus incompréhensible.
III
La question des chemins de fer est beaucoup plus importante
que celle du Petit-Zwornik.
Le territoire de la Turquie sera un jour traversé par une grande
ligne de chemins de fer qui, aboutissant d’un cété 4 Constantinople
et 4 Salonique, se reliera, de l’autre, aux voies ferrées de l’em-
pire austro-hongrois. Une portion de ce chemin est déja con-
struite. L’Europe orientale sera, de la sorte, mise en communi-
1046 LA SERBIE
cation directe avec nos contrées occidentales. Cette ligne, d'une
importance considérable, aménera en Occident les produits d'une
partie de Orient et transportera dans les contrées oricntales les
marchandises de |’Europe. Elle développera, dans les pays qu'elle
doit traverser, ot les richesses naturelles abondent et se perdent
faute de moyens de transport et de débouchés, l’agriculture, k
commerce, !’industrie. Elle y sera le plus actif et le plus énergique
stimulant pour la civilisation.
La principauté serbe étant située entre laTurquic et l'empir
austro-hongrois, on congoit aisément qu'elle a un intérét immens
4 ce que la voie ferrée dont i] s’agit traverse son territoire. Aussi,
dés qu’il fut question de cette grande ligne internationale, le gov-
vernement serbe demanda-t-il que la portion turque du futur che
min de fer vint aboutir sur sa frontiére, entre Alexinatz et la
ville de Nisch. La Serbie construirait alors une voie ferrée qui sui-
vant la vallée de la Morawa, puis le cours du Danube, offrirait moins
de difficultés, exigerait moins de dépenscs que partout ailleurs, ¢
serait 4 portée des parties fertiles et productives de son territoire.
C'est la, en effet, le chemin naturel entre Constantinople, Salonique
et Vienne, entre l’Orient et l’Occident.
La Turquie refusa. Pour que ses chemins de fer ne vinssent pas
aboutir 4 la frontiére scrbe, elle fit dresser, par ses ingénieurs, le
projets les plus étranges. Peu lui importait d’allonger démesur-
ment sa voie ferréc, de la conduire, a travers les montagnes et le
ravins, dans des provinces pauvres et sans avenir, pourvu quill
contournat la frontiére serbe et alldt se relier aux lignes austr-
hongroises, sans passer sur le sol de la principauté. Effrayée 4
l’accroissement d’importance que donnerait a la Serbie la granite
voie internationale projetéc, inquiéte du dévcloppement probable
de son commerce et de sa richesse, des rapports plus faciles et plu:
nombreux qui ne manqueraient pas de s’établir entre l'Europe ¢
la principauté, elle s’cfforga, par tous les moyens, de trouver Ww
autre débouché vers l'Autriche, et de le faire accepter par I'Ev
rope. On invoquait, a l’étranger, pour s’excuser d’agir ainsi, &
graves raisons diplomatiques et militaires. A Constantinople, on *
génait moins pour laisser soupconner le vrai motif de la conduit
du Divan. La Serbie, disait-on, comprendrait enfin la faule cot
mise par elle quand elle s’était séparée de l’empire. Isolée, affable
par sa pauvreté et par l’impossibilité d’améliorer sa_ situation
elle en viendrait 4 regretter cette indépendance qui, jusqu’alors,
Vavait rendue si fiére, et A donner, par la situation méme qui !u!
serait faite, un salutaire exemple et une lecon profitable aux peu
ples chrétiens de l’empire.
ET LA CRISE ORIENTALE. 4047
Nous n’avons pas I'intention de suivre toutes les péripéties de la
longue lutte diplomatique soutenue, a cette occasion, par les envoyés .
serbes 4 Constantinople. Ce serait loutefois une curicuse histoire
& écrire, mals qui nous entrainerait bicn au dela des limites natu-
relles de cette étude.
A plusieurs reprises, des bruits de guerre entre la principauté
et l'empire circulérent en Europe. Ces rumeurs n’eurent jamais
rien de fondé. Les relations furent parfois excessivement tendues,
mais la Serbie comprit toujours qu’il s’agissait d’une question paci-
fique par sa nature méme et qui ne pouvait étre dénouée que par les
voies diplomatiques.
Le gouvernement de la principauté, en réclamant, avec une
fermeté qui ne se démentit pas, ce qu’il considérait, avec raison,
comme une nécessité pour la Serbie, demeura toujours, et 4 toutes
les phases de ces longues et difficiles négociations, sur un terrain
exclusivement pacifique.
La persévérance du gouvernement serbe parut, 4 plusieurs re-
prises, avoir triomphé de tous les obstacles. Le grand-vizir Midhat-
Pacha, homme intelligent, connaissant l’Europe, ct fort au courant
‘des questions politiques et économiques qui étaient en jeu dans le
débat, promit d’accéder aux voeux de la Scrbie. Mais, en Turquic,
comme en bien d’autres pays, les ministres ne peuvent guére
compter sur Je Iendemain : la faveur du souverain est plus ‘chan-
geante encore que celle des assemblées. Midhat fut destitué. Son
successeur déclara, sur l’ordre exprés du sultan, dit-on, qu’une
promesse verbale était loin d’avoir l’efficacité d’un engagement
écrit, et que, par conséquent, la Turquie restait absolument libre
de ses actions.
Plus tard, le Divan revint 4 des idées d’arrangement. Méhémet-
Ruschdi-Pacha se montra, 4 son tour, disposé a accepter les pro-
positions de la Serbie, et envoya un projet en ce sens au conseil
d’Etat. Mais Méhémet-Ruschdi fut subitement destitué, en février
1874, et remplacé par le séraskier Hussein-Avni-Pacha. Celui-ci
était trés-opposé 4 toute concession. Aussitét, le conseil d’Etat re-
jeta le projet qui lui avait été soumis et en formula un autre. Les
chemins de fer de Roumélie devaient contourner le territoire serbe,
se prolonger 4 travers la Bosnie et passer directement de cette pro-
vince en Autriche. Quant a la Serbie, on lui offrait le raccordement
de cette ligne avec les voies ferrées qu’elle pourrait construire, a
Visengrad, en Bosnie.
Tout était remis en question par ce revirement de la Turquie. On
proposait au gouvernement serbe une solution dérisoire, qui ne dif-
1048 LA SERBIE
férait en rien, au point de vue de la principauté, des projets inac-
ceptables qui lui avaient déja été soumis.
La ligne de transit international ne traversait plus, en effet,
le territoire serbe. La Serbie perdait ainsi tous les avantages que
lui assure sa position sur le chemin naturel de l’Occident vers les
contrées orientales. La grande ligne dont nous avons parlé peut
seule étre vraiment utile & la principauté. Elle lui assurera une
part des prix de transport que paieront les voyageurs et les mar-
chandises qui passeront d’Europe en Asie, et dAsie en Europe.
Elle lui permettra d’écouler ses produits vers les provinces turques.
Enfin, elle la mettra en relations suivies, constantes, avec I'Occi-
dent, ou elle trouvera le complément de culture mateérielle et in-
tellectuclle qui lui est nécessaire. Pour utiliser les richesses natu-
relles de ses campagnes, de ses foréts, de ses mines, elle a besoin
d’ingénieurs et d’ouvriers qui puissent diriger ses exploitations,
lui apprendre les nouvelles méthodes de travail, Vinitier aux pro-
grés immenses que notre siécle a réalisés sous ce rapport. Il lu
faut aussi perfectionner son administration, améliorer l’exercice
de la justice, multiplier ses écoles et en élever le niveau, adapter
enfin & son organisation bien des ressorts empruntés 4 la civili-
_ sation occidentale. Pour cela encore, elle a besoin de communica
tions fréquentes, faciles, continuelles, avec !’Occident. Privée du
passage de la voie ferrée qui unira |’Europe & l’Asie, la Serbie ree
terait isolée et perdue dans ses montagnes. Elle serait exclue, parla
volonté des Turcs, de tous les avantages naturels de la situation que
lui a créée la Providence.
Le gouvernement du prince Milan ne s’y trompa point. Son
agent 4 Constantinople, M. Cristitch, diplomate habile, dont le pz-
triotisme et les éminentes qualités furent, pendant ces négocia-
tions, 4 la hauteur de sa mission, recut l’ordre de refuser absolu-
ment l’adhésion de la Serbie a ce projet.
Mais, tout 4 coup, un nouveau revirement se produisita Constan-
tinople, et, cette fois, favorable 4 la principauté.
Deux motifs avaient amené le Divan a ces dispositions conci-
liantes.
D’abord, les prétentions de la Serbie étaient justifiées par toutes
les raisons qui décident ordinairement du tracé d’une voie ferrée,
et, avant tout, par ce motif déterminant : la diminution des dis-
tances. La Turquie n’était donc pas seule intéressée a la fixation du
tracé que suivraient ses chemins de fer. Tous les Etats dont 1a ligne
internationale devait traverser le territoire tenaient naturellement
4 ce que leurs marchandises fussent transportées dans le moins de
ET LA CRISE ORIENTALE. 1049
temps et avec le moins de frais possibles, c’est-a-dire 4 ce que cette
ligne suivit le chemin le plus court et le plus direct.
Au premicr rang de ces Etats se trouvait l’empire austro-hon-
grois, aux provinces orientales duquel la voie internationale doit
étre de la plus grande utilité. Aussi le cabinet de Vienne ayait-il
fait entendre 4 Constantinople des remontrances énergiques.
_Mais le Divan s’inspirait surtout, 4 ce moment, de considérations
d'un autre ordre. Depuis l’avénement du prince de Serbie, on dé-
sirait avec ardeur a Constantinople qu’il fit une visite au sultan.
Sans refuser formellement, les conseillers du prince avaient jus-
qu’alors ajourné la réalisation de ce voyage. Le Divan pensa que
s il cédait, ou paraissait simplement céder sur la question des che-
mins de fer, il obtiendrait plus ais¢ément satisfaction au sujet de la
démarche qu'il désirait voir accomplir au jeune prince. Ce fut 1a le
motif qui détermina le grand-vizir 4 faire une concession appa-
rente aux réclamations de la Serbie.
Le 6 avril 1874, la principauté célébrait le cinquante-neuviéme
anniversaire du rétablissement de son indépendance. Au milieu
des fétes nationales auxquelles ce jour était consacré, il fut annoncé
par le gouvernement serbe a la population de Belgrade que la ques-
tion des chemins de fer était résolue : la Turquie consentait 4 di-
riger ses voles ferrées, par Salonique, Keuprulu, Pristina et Nisch,
vers la frontiére de Serbie et la ville d’Alexinatz.
Le prince Milan fit le voyage de Constantinople.
Depuis qu'il est revenu & Belgrade, il a été impossible au cabinet
serbe d’obtenir de la Turquie le plus petit commencement d’exécu-
tion de ses promesses. Le Divan était-il de bonne foi au moment ou
il s’engagea en face de Europe 4 consentir aux demandes de la
Serbie, et n’est-ce que plus tard qu’il a trouvé utile a ses intéréts
de manquer 4 sa parole? A-t-il, dés le commencement, joué une
misérable comédie? C'est ce qu'il est impossible de préciser.
Ce qu’il y a d’absolument certain, c’est que depuis le voyage du
prince Milan 4 Constantinople, depuis que la Turquie a obtenu la
démarche qu'elle désirait, elle s’est refusée a réaliser ses promesses.
IV
Telles sont les causes principales de dissentiment et de mésin-
telligence qui existent entre la Turquie et la Serbie. Les deux peu-
ples sont séparés, non pas seulement par quelques-unes de ces dif-
ficultés secondaires que le temps qui s écoule peut cmporter, mais
1050 LA SERBIE
aussi, et plus encore, par l'un de ces griefs nationaux que la volonté
humaine ni le laps des années ne peuvent supprimer ni résoudre.
Mais lorsqu’on préte au gouvernement du prince Milan la pensée
de précipiter par tous les moyens la ruine de la Turquie, ou, en
d’autres termes, le désir de se jeter dans les aventures, on confond
le programme d’un parti avec les desseins des hommes d’Etat serbes.
Les événements qui s’accomplissent aujourd’hui en Orient pev-
vent amener la Serbie — il serait inutile de le dissimuler — 4
départir de la neutralité et la contraindre a se méler a Ia lutte enga-
gée. Le sort des populations de I’'Herzégovine et de la Bosnie, chre-
liennes comme elle, slaves comme elle, et de plus effroyablement
opprimées par les Turcs, ne saurait lui étre indifférent; mais le
gouvernement du prince Milan n’a contribué en rien a l’insurrec-
tion.
ll est bien certain que le prince de Serbie et ses ministres ne
gardent pas sur l'avenir de la Turquie plus d’illusions que l'on
n’en conserve dans toutes les capitales de l'Europe. Leur conviction,
celle de tous les gouvernements et de tous les peuples orientaus,
c'est qu'un jour, la domination ottomane disparaitra de \’Europe,
et que les Turcs seront remplacés par les races chrétiennes qui
peuplent le territoire musulman. Mais le moment de cette grande
transformation ne leur paraissait point arrivé, quand a éclaté !'in-
surrection de l'Herzégovine.
Si la Serbie en vient 4 prendre les armes, c’est qu’elle y sera
contrainte par l’honneur, par la pitié, par impossibilité de laisser
égorger des populations de sa race et de son sang, par la nécessilé
peut-étre méme de défendre sa sécurité compromise ou son indé
pendance menacée.
Le gouvernement serbe n’avait ni complaisance pour la Turquie,
ni indilférence pour le sort des chrétiens opprimés. II ne s’endor-
mait pas dans la contemplation des résultats acquis et n’oubliall
pas ce qui lui restait encore 4 accomplir. Mais la lutte qui met
aux prises depuis le commencement de ce siécle les populations
_ chrétiennes et le peuple conquérant, par lequel elles ont élé 5!
longtemps domincées, ne s’arréte pas, méme alors que !’Orient nest
point troublé par le bruit des armes. A certaines époques, cette
lutte est pacifiqgue; en d’autres temps, elle entraine les peuples sur
les champs de bataille. Quand l’épée est rentrée au fourreau, la
lutte est continuée par les églises et par les écoles, ou les chrétiens
de Turquie apprennent histoire des races auxquelles ils appar
tiennent, leur indépendance primitive, leur asservissement, Icur ré-
surrection au soufile des plus généreuses idées de notre temps; pat
les églises o4 scfsont conservés les souvenirs et les espérances de
ET LA CRISE ORIENTALE. 1054
leur vic nationale, méme au temps ou ccs souvenirs et ces espéran-
ces étaient partout proscrits ; par les écoles ow ils trdvaillent 4 se
rapprocher des peuples occidentaux, en ouvrant leur intelligence a la
conception de tout ce qui constitue la civilisation moderne. Cette
lutte se poursuit encore dans les assemblées libres de Belgrade, de
Bucharest, de Cettigne et d’Athénes, ot peuvent se commettre par-
fois bien des erreurs et bien des fautes, ot les passions humaines se
montrent peut-étre moins voilées et plus violentes que dans nos
parlements occidentaux, mais ot se discutent au moins les intéréts
des peuples, tandis que du fond de son sérail le sultan dirige,
sans qu'une voix ose jamais s’élever contre sa volonté ou contre
son caprice, les destinées des nations qui lui obéissent. Cette lutte,
rien ne saurait V’arréter. Les princes chrétiens de )Orient y se-
raient impuissants. Les peuples la continucraient malgré eux, en-
trainés en avant par une force dont ils ne connaissent peut-¢tre
pas toutes les origines et qui les domine & la fois par l’ardeur de
leurs croyances religieuses, par les souvenirs de leur histoire, par
leur caractére et leur nature, par leurs intéréts matéricls et mo-
raux, enfin, par le spectacle de la situation agitéc de l'Europe, ot
se sont accomplis tant d’événements plus impossibles mille fois a
prévoir que ceux qu'ils appellent ou espérent.
Il semblait utile au goovernement serbe que le mouvement qui
transforme l'Orient, gardat encore pendant un certain temps, son
caractére pacifique. L’avenir des peuples orientaux lui paraissait
mieux garanti de la sorte que par un soulévement, immédiat.
Un des motifs qui inspiraient cette politique prudente a la prin-
cipauté serbe était la crainte de voir la Russie prendre dans les af-
faires orientales un rdle prépondérant. Les gouvernements de la Ser-
bie, de la Roumanie, de la Gréce, du Monténégro méme, sont, en ef-
fet, beaucoup moins inféodés a la politique russe qu'on ne le croit
dans l'Europe occidentale. Ils le sont aujourd’hui moins que jamais,
depuis que l’Autriche se montre sympathique a leur développe-
ment et 4 leurs espérances. Ils s’appuient parfois sur les Russes :
c’est une nécessité de leur situation. Mais ils redoutent les desseins
du cabinet de Saint-Pétersbourg. Ils ne croient pas que la Russie ait
renoncé a ses projets sur Constantinople. Les événements ont pu lui
imposer, 4 cet égard, une plus grande réserve que par le passe.
Elle s’est donnée aussi 4 la grande et noble entreprise de la con-
quéte et de la civilisation du Turkestan. Mais elle a toujours les
yeux fixés sur le Bosphore. Représentée auprés du sultan, par l'un
des plus habiles ct des plus actifs de ses diplomatcs, le général
Ignatieff, clle est mélée & toutes les luttes d’influences qui se
croisent autour du sérail. Aujourd’hui, elle a besoin de la paix, ct
1052 SERBIE
ne cherche pas 4 précipiter la solution de la question d’Orient.
Mais si cette question vient a étre posée par un déchirement inté-
térieur de l’empire ottoman, ne sera-t-elle pas amenée 4 interve-
nir? Et alors qui l’arrétera? Ou se limitera son intervention!
Quelles en seront les conséquences? Il y a 1a pour les peuples
slaves de la Turquie de redoutables questions. C’est la principale
cause de la résistance opposée par les gouvernements chrétiens
de l’Orient, 4 la politique aventureuse des partis d’action.
Depuis sa majorité, le prince Milan s’efforce de maintenir k:
Serbie dans la voie de la prudence et de la modération. Aussi
dévoué 4 son pays et 4 la race serbe que les patriotes les plus
ardents, il posséde ce qui manque 4 beaucoup d’entre cux, la con-
naissance approfondie de l'état de l'Europe et de la politique des
grandes puissances. Il a de plus la responsabilité ¢: pouvoir.
aurait persévéré dans cette conduite utile 4 tous les intéréts de la
Serbie, si la politique détestable de la Turquie n’aviit forcé \'Her-
zégovine 4 l'insurrection par des procédés de gouvernement, re-
nouvelés du lendemain de la conquéte.
La Skoupchtina serbe, élue le 5 novembre.41874, fut choisie sous
limpression de colére qu’excitait dans la principauté le refus du
Divan, de résoudre conformément aux intéréts de la Serbie, la
question de Zwornik et celle des chemins de fer. D’autre , part, un
fait grave qui menaca de rompre la paix de l'Orient venait de se
produire, le massacre par les Turcs de Podgoritza des Monténégrins
venus sans armes au marché de cette ville. Aux premiéres nov-
velles de cet attentat, la Serbie tout entiére tressaillit. L’émotion
s'accrut encore, quand on vit la diplomatie turque entraver par
tous les moyens la répression du crime et le chatiment des assassins.
Une adresse passionnée que présenta le parti d'action edt crée
au gouvernement, si elle avait été votée, la situation la plus diff-
cile vis-a-vis de la Turquie et des puissances européennes. Une dis-
cussion trés-vive s’‘engagea entre les défenseurs de la politique mr
nistérielle et les rédacteurs de cet ardent manifeste. Le ministére
l’emporta, mais 4 une si faible majorité — 64 voix contre 58 — que
M. Marinowitch, chef du cabinet conservateur, crut devoir se dé
mettre de ses fonctions.
Le prince confia 4 M. Zumitch le soin de former un ministére;
le nouveau cabinet parvint a faire voter une adresse qui ne touchait
point aux questions bralantes, ct faisait, au contraire, acte d’adhé
sion ala politique extérieure du gouvernement. Puis, la Skoupchtina
s’ajourna pour ne reprendre ses ‘séances que dans le cours du mois
de janvier 1875.
Le journal officieux du gouvernement, le Vidou-Dan, exprimait
ET LA CRISE ORIENTALE. 4053
et défendait ainsi, 4 cette époque, la politique du ministére : « La
Serbie n'est pas en situation de provoquer clle-méme des événe-
ments favorables 4 son développement. Elle doit attendre que ces
événements résultent de l'état général des choses en Europe. Jus-
que-la; un ministre des affaires étrangéres n’a rien & faire que de
créer au pays de bonnes relations avec ses voisins et avec les grandes
puissances..»
La Skoupchtina reprit, au mois de janvier, le cours de ses séan-
ces. Presque aussitét, se produisit une crise ministérielle, et le ca-
binet donna sa démission. :
M. Danilo Stéphanowitch fut chargé de composer un ministeére. Il
s’adressa: 4a des hommes dont les idées ne différaient pas d'une ma-
niére sensible de celles des précédents mimistres, et dans la dépé-
che qui annongait la formation du cabmet, il résuma son pro-
gramme en ces mots: « Progrés modéré, polilique de paix loyale. »
La Skoupchtina fut dissoute.
Au mois de juillet dernier éclata | insurréction de 'Herzégovine.
La Porte accuse la Serbie d’avoir fomenté le mouvement. Elle
avait de méme auparavant accusé |’Autriche. Non, ce n’est pas au
dehors qu’il faut chercher l’origine du soulévement; clle est dans
Vantagonisme naturel de deux races, l'une conquérante et l’autre
vaincue, et entre lesquelles aucune fusion ne s’est jamais réalisée.:
Ii faut la cherchcr aussi dans le gouvernement déplorable des pro-
vinces turques, dans les exactions des pachas et des beys musul-
mans sur iesquels s’appuient les pachas; dans le systeéme des im-
pots affermés, qui ruine les populations sans enrichir le trésor.
Toutes ces causes rendent le pouvoir du sultan odicux 4 ses sujets
chrétiens. Longtemps une répression impitoyable écrasa toute ten-
tative de résistance. Mais qu’un jour vienne, oflrant des circonstances
plus favorables, et qu’un acte de violence particuli¢rement odieux
éclate, alors les injustices longtemps supportées, les avanies dévo-
rées en silence, les haines accumulées se réveillent et font éclater
de formidables coléres. Le sang coule et I'insurrection se répand
sur le pays tout entier, comme le feu dans unc trainée de poudre.
C’est la histoire de l’insurrection de l’Herzégovine. Depuis long-
temps les populations de cctte province réclamaient contre l’arbi-
traire et les caprices des fonctionnaires musulmans. Leurs suppli-
eations étaient impitoyablement repoussées. Quelques hommes se
dévouérent pour faire parvenir a Constantinople !’écho de leurs
souffrances et de leurs plaintes. Non-seulement ils ne furent
point écoutés, mais ils furent obligés de quitter le pays et de se
réfugier a l'étranger. Quand ils se hasardérent 4 revenir, les uns
furent .livrés aux tribunaux turcs et condamnés 4 mort, d'autres
40 Serrensar 1875 68
40.4 LA SERBIE
furent assassinés sans jugement. En méme temps [oppression
redoublait, Alors l’insurrection éclata. On sait ot elle en est av-
jourd’hui. ;
Les élections serbes du 45 aout 1875 se sont faites sous lim-
pression de ces événements. Le parti d'action l’a emporté, comme,
dans de telles circonstances, il était facile de le prévoir. Un nouveau
cabinet a été se formé sous la présidence de M. Steftcha.
M. Ristitch, ancien membre de la régence et l'un des hommes les
plus remarquables de Ja principauté, a dans ses attributions les
affaires étrangéres. M”. Ristitch appartient 4 la fraction modérée du
parti d'action.
Les puissances pésent en ce moment sur la Serbie pour lui impo
ser la neutralité. Réussiront-elles et le cabinet de Belgrade parvien-
dra-t-il 4 tenir et 4 garder la Serbie en debors de l’agitation si pro-
fonde des contrées orientales? Les événements ne seront-ils pas
plus forts que les volontés humaines?
Si l'insurrection, malgré les succés qu’elle a remportés jusqu’
ce jour, était vaincue avant quelques semaines ; si Jes Turcs ren-
portaient des avantages décisifs, les conseils de la prudence pre-
vaudraient peut-étre en Serbie. La diplomatie parviendrait, sens
doute, 4 contenir le gouvernement serbe, et, par le gouvernement,
les populations.
Mais si a lutte se prolonge, il semble presque impossible que les
peuples slaves de Turqui2, sur les frontiéres desquels elle est enga-
gée, et qui entendent !es échos de leurs montagnes apporter jusqua
eux le bruit de la fusillade, comme ils leur ont si souvent porte
autrefois les plaintes et les gémissements des chrétiens oppnimés,
ne soient pas entrainés un jour ou l'autre & une guerre .é la {ois
religicuse et nationale.
lis n'ont jamais dissimulé leurs espérances , soit en face de ls
Turquie, soit en face de l'Europe. Ils ont toujours pensé qu’aprs
qu'un événement imprévu ou le cours naturel des choses aurall
amené |’effondrement définitif de la Turquie, les populations chré-
tiennes de l’empire s’uniraient aux Etats déja constitués auxquels
les rattachent leur origine et leur histoire. A !'Orient mahométan
d’aujourd’hui, ils ont toujours espéré substituer alors un Orient
chrétien, des gouvernements libres au pouvoir despotique des sul-
tans et des pachas, des peuples vivants & la nation morte dont le
cadavre s'étend des rives du Bosphore 4 celles de !’Adriatique.
Les gouvernements, les hommes modérés auraient voulu. qu a
paravant le temps fat laissé aux Etats déja formés.de. se constituer
plus fortement, de se créer les ressources commerciales, indus
les et financiéres qui leur manquent encore, de gagner enfin Ja
ET LA CRISE ORIENTALE. 4065
confiance de l'Europe. Les événements actuels peuvent devancer
leurs prévisions et Icurs espérances.
Sil en était ainsi, ct. si, malgré tout, la question d’Orient se
trauvait posée devant l'Europe, la diplomatie compterait vainement
sur les princes pour contenir les peuples. Dans les questions natio-
nales, les seules divergences qui cxistent entre les gouvernements
chrétiens de !'Orient et les partis d'action’ portent sur les moyens
d’attcindre un but hautement avoué et accepté par tous. Quand les
uns et les autres pourront croire que le moment de la délivrance,
depuis longtemps pressenti et attendu, est cafin arrivé, que l’em-
ploi de la force et le recours aux armes sont désormais inévitables,
V’action de la diplomatic étrangére demeurcra absolument impuis-
sante.
En Serbie, alors méme que les puissances parviendraient 4 im-
poser au prince Milan une conduite en opposition avec le sentiment
national, rien encore ne serait gagné. Le parti des Karageorgewitch,
les compititeurs des Obrenowitch, se mettrait a la téte du mouve-
ment. Ce parti, qui compte aujourd'hui quelques adhérents 4 peine,
réunirait bientdt tout le peuple serbe, et le prince Milan paierait
sa soumission forcée de la perte de sa couronne.
Nous ne faisons une telle supposition que pour indiquer quelle
serait, dans le cas ou les Turcs ne parviendraient pas 4 soumettre
promptement I’Herzégovine, la force du sentiment national qui do-
minerait les Serbes. Le prince Milan est passionnément dévoué a sa
patrie. La nation serbe a pour lui cet attachement filial et presque
religieux que les chrétiens d‘Orient ont porté de tout temps a leurs
souverains. A la veille des complications présentes, il recevait en-
core, en visitant la principauté, les marques les plus touchantes et les
plus expressives de l'amour de son peuple; plus récemment encore,
au milieu méme de la crise uctuelle, revenant de Vienne ou 11 s’était
rendu 4 la fuis pour conférer avec l’empereur F rangois-Joseph sur
les affaires d'Orient et pour préparer le mariage qu’il doit contrac-
ter au mois d’octobre, il était accucilli par les acclamations enthou-
siastes de la population de Belgrade. Quel que puisse étre l'avenir,
le prince et le peuple de Serbie ne suivront jamais des voies oppo-
sces ct ne sépareront pas leur fortune.
Dans |'hypothése que nous yenons d’indiquer — si la guerre
éclatait entre la Serbie et la Turquie, — la situation deviendrait,
il est a peine besoin de le faire remarquer, extrémement grave
pour l’empire ottoman. N’ayant pu vaincre les Herzégoviniens, mal
armés et sans organisation, il se trouverait en face de l’armée ré-
gulicre de la Serbie, que la convocation du premier ban de la ré-
serve peut porter a prés de 100,000 hommes, et l’appel du se-
2056 LA CENBIE
cond ban 4 159,000. D’autre part, l’adhésion de la Serbie au mou-
vement cntrainerait celle du Monténégro. N’allons pas plus loin
dans le domaine des hypothéses. Admettons que }’Albanie, la Bul-
garic, les Grecs de I’cmpire, ne cherchent pas a profiter des en-
barras de la Turquie; admettons encore que les gouvernements de
la Roumanice et de la Gréce parviennent 4 soustraire ces deux Etats
a immense agitation que de tels événements provoqucraient en
Orient. La participation a la lutte de la Serbie et du Monténésr
seuls enléverait 4 la Porte les derni¢res chances qu'elle pourrait
avoir conservées de soumettre Ics provinces insurgées. I suffit,
pour s’en convaincre, dese rappeler 4 quels efforts déscspérés le
furcs furent contraints, pendant la guerre de 1862, pour vaincre
les 25,000 soldats héroiques que leur opposait le Monténégro,
isolé, abandonné, oublié de l'Europe entiére.
La Turquic aurait-clle beaucoup 4 espércr d'une intervention ev-
ropéenne? Les grandes puissanccs voudraient-elles obliger par |:
force la principauté serbe 4 reprendre l’attitude neutre qu'elle av-
rait abandonnée? Elles ne le pourraient que par une occupation de
son territoire. Or l’exécution de cette mesure présenterait des diff-
cultés tellement sérieuses, que l’on peut douter qu'elle soit Jamas
adoptée et surtout réalis¢e. Quelle puissance en chargerail-on?
L’Autriche, évidemment : l’Angleterre, la France, I’Italie, |’Allem:-
ene, sont hors de cause, par suite de leur éloignement; la Russe
ne touche pas a la Serbie, et exciterait d’ailleurs de trop vives dé-
fiances. L’Autriche peut donc seule étre chargée d’une telle mis
sion. Mais cette mission, !’Autriche, qui l’aurait accomplie sai
hésilation il y a quelques années, éprouverait aujourd'hui une et
tréme répugnance a l’accepter.
On connait le revirement qui s’est opéré depuis un certain temps
dans sa politique orientale. Elle a compris qu’u jour elle se tro
verait, sur les bords du Danube, en face, non plus de lempire ol-
toman, décrépit et condamné, mais des populations slaves, aujour
d’hui soumises 4 la Turquie, ou ses tributaires, demain _peut-tir
autonomes et indépendantes. Elle a reconnu que son intérét élall
de se ménager dés maintenant l’alliance de ces peuples. II le fallatl.
pour assurer dans l'avenir la sécurité de ses fronti¢res méridiont
les; il le fallait méme pour la tranquillité’ intérieure de l'empire
austro-hongrois, o0 l’élément slave est si fortement représenle.
L’Autriche n’a-t-elle pas encore d’autres projets? Une partie de /2
presse viennoise admet qu’elle pourrait étre conduite a s’élendr
vers l’Orient ct la Prusse I’y incite vivement. Mais il faut remarquet
que jamais, par aucun acte, Ie gouvernement austro-hongrols 14
répondu a ces conseils annexionnistes.
ET LA CRISE ORIENTALE. 1039
Quels que soient les mobiles qui la dirigent, l’Autriche mé-
nage, aujourd’hui, les peuples slaves ou roumains du. Danube,
avec autant de soin qu’elle en mettait autrefois 4 veiller 4 l’inté-
grité de la Turquie. Elle se montre favorable au développement
de leur autonomie et ne craint pas d’affaiblir, 4 leur égard, les
droits de suzeraineté de la Porte. Elie a conclu avec la Roumanic,
et malgré l’opposition du Divan, le fameux traité de commerce qui
a soulevé de si longues complications diplomatiques. Le prince
de Serbie a été, plusieurs fois, regu par l’empereur Francois-
Joseph, avec les mémes honneurs que le souverain d’un Etat tout
a fait indépendant. Il y a quelques jours encore, l’empercur échan-
geait avec le prince de Monténégro les télégrammes les plus ami-
caux. En méme temps, |’Autriche prenait, yelativement 4 )’Herzé-
govine, |’initiative de propositions que la Porte repoussait comme
trop favorables aux insurgés. Est-il 4 croire que l’empire. austro-
hongrois soit disposé 4 perdre tous les fruits de cette politique
habile, pour tirer les Turcs de la facheuse situation ot ils se sont
mis, quelle consente a s’aliéner a tout jamais les chrétiens d'Orient,
par un acte aussi hostile que l’occupation de la Serbie? Ce serait
revenir 4 une politique condamnée, 4 l’instant méme ou les évé-
nements.en justifieraient l’abandon. Les hommes d’Ftat de l’Au- ©
triche ne nous ont pas accoutumés 4 de semblables méprises. Ce
n’est point par un dévouement chevaleresque 4 la cause des chré-
tiens d‘Orient qu’ils ont délaissé fempire ottoman. S’ils lont fait,
c’est qu’ils ont reconnu que |’intérét de l’Autriche exigeait ce sa-
crifice de ses traditions diplomatiques. Or, la situation n’a point
changé, ou, si elle s’est modifiée, c’est au profit des Etats chrétiens.
Les conséquences de l’intervention de la Serbie dans le conflit
engagé en Orient seraient donc d’une gravité extréme. Cet acte
pourrait devenir le signal de la dissolution de l’empire ottoman
et celui de l’expulsion des Turcs du sol de l'Europe.
Les grandes puissances redoutent cette solution de la question
d’Orient, parce que ce serait unc solution violente, ct qu’elles la re-
gardent comme une solution prématurée :
Une solution violente..... ll est 4 craindre, qu’a l’ombre des
complications armées qu'elle susciterait, des ambilions extérieures
viennent a se révélcr et a se satisfaire.
Une solution prématurée..... On peut redouter que les peuples
chrétiens de l’Orient, successeurs naturels des Turcs, ne se trou-
vent pas en état, dés maintenant, de recueillir, de garder et de
défendre l’héritage auquel ils ont droit.
Nous avons vyoulu exposer d’abord cette solution tt en laisser
4058 LA SERBIE
pressentir les dangers, pour éfablir combien il est urgent de pri-
venir l’immixtion dans la lutte des Slaves libres de la Serbie et du
Monténégro.
Les grandes puissances, signataires du traité de Paris, le pev-
vent encore par une action commune, par une médiation entre |:
Turquie et les chrétiens soulevés. |
Elles ne peuvent songer.a. se charger elles-mémes de réduire
VHerzegovine. Nous démontrions plus haut que, si la Serbie pre-
nait les armes, ct que les puissances européennes voulussent fare
occuper le territoire serbe, clles se heurteraient 4 d’inextricabks
difficultés. Ii en serait de méme si clles avaient la pensée d’inter-
venir, par la force, en Herzégovine. D’ailleurs, une solution dee
genre serait essentiellement temporaire et limitée dans ses résultats.
. Europe ne, peut intervenir que d’une maniére pacifique.
faut qu’elle améne les chrétiens 4 déposer volontairement le
armes. Pour cela, il faut que sa médiation — nous employons
terme 4 dessein — respecte la situation créée par les événcments
aux deux parties belligérantcs, et leur offre, dans Vintérét du rz
blissement de la paix, des conditions qui puissent étre acceples
par l’une et par l’autre.
' Ona parlé de réformes 4 imposer 4 la Turquie dans |’administr-
tion des provinces insurgées, de concessions 4 obtenir pour les
chrétiens, 4 condition qu’ils posent les armes et se soumettent ak
Porte. Les Herzégoviniens n’accepteraient pas ces proposi' ions, part
que, si elles offrent 4 la Turquic des avantages faciles & détermmner,
il n’en est pas de méme & leur égard. Trop souvent, sous la pre
sion de l'Europe, la Turquie a promis de modifier et de réformer
ses traditions administratives et gouvernementales. Elle a fait plus:
elle a d‘crété et proclamé les réformes qu'elle avait promises. Apr
le hatti-chérif de Gul-Hané est venu le hatti-humaioun dé18956. (
deux actes, qui devaient modifier toutes choses dans ]’empire tur.
établir Pégalité des races qui le peuplent, faire une seule nati
des Turcs et des chréticns, sont restés lettres mortes. Les Turcs so!
demeurés la race dominante et oppressive, les chrétiensla race valt
cue, livrée 4 tous les caprices et 4 tous les mépris. Aucune barrier
n'a été abaissée, aucune séparation n’a été détruite, aucun abusn!
été supprimé... Trop souvent.aussi, une province soulevée a re!
la promesse solennelle de voir ses plaintes entendues, sa mis‘
soulagée, et, alors que, sur la foi des engagements jurés par
Turcs, elle avait désarmé, les choses reprenaient leur cours commt
par le passé. Les chrétiens sont instruits et préservés aujourd hu
par une expéricnce chérement acquise. Ils paraissent résolus 4 %
pas poser les armes si leur pays doit étre rendu aux Tarcs.
ET LA CRISE ORIENTALE. 1039
Leur proposera-t-on une sorte d'autonomie restreinte, sous un
gouverneur chrétien? La Porte, libre de choisir ce gouverneur,
trouverait aisément un chrétien de nom et de baptéme, renégat de
coeur, qui lui fit dévoué corps ct Ame, et qui fit bon marché des
droits de ses coréligionnaires. Cette garantie serait encore illu-
soire. |
ii n’est pour }’Europe qu’un seul moyen d’arriver A un apaise-
ment sérieux et durable.du conflit oriental. Elle ne peut pas rendre
par la force-é la Turquie ses provinces révoltées. Elle ne veut pas
les.détacher de l’enipire ottoman et en faire un-Etat indépendant...
Qu’elle les unisse a la Serbie‘ou qu’elle les partage entre la Serbie
et le Monténégro. L’Herzégovine touche aux Mortagnes-Noires, la
Bosnie, qui par sa situation géographique doit échapper aux Turcs
en méme temps que l’Herzégovine, a longtemps été rattachée a la
Serbre. Cette solution est réclamée par les insurgés depuis le com-
mencement de la guerre : leur premier manifeste la montrait
comme le but m'*me de l'insurrection. Si l'Europe la leur assure,
la paix sera rétablie en Orient.
Les peuples de la Bosnie et de |l’Herzégovine ne peuvent 4 eux
seuls former un Etal libre. Gouvernés depuis des siécles par les pa-
chas, ils sont incapables de se régir eux-mémes. Délivrés des Tures,
ils se trouveraient sans administration, sans finances, sans tribu-
nauz, livrés 4 un mmense désordre. Un peuple ne porte pas le joug
de la Turquie sans en garder longtemps les marques. Unc partie de
la population bosniaque a été, aprés la conquéte, convertie 4 l’isla-
misme :‘elle se rapproche du christianisme, elle y revicndra tout
entiére. Mais il peut se trouver d’abord dans cette situation des
causes de difficultés et de troubles. Un pays qui vient de soutenir
une guerre 4 l’aide de bandes indisciplinées est toujours menaceé, la
lutte terminée, de violences et de désordres. La Serbie et le Monté-
négro possédent l’organisation qui manque aux Slaves de Bosnie et
d'Herzégovine, et la possédent assez simple et assez sommaire pour
que des populations peu civilisées arrivent facilement a se l’assimi-
ler. Les Serbes et les Monténégrins ont, avant tout, un gouverne-
ment, une dynastie, une armée, les bases mémes de l’ordre social.
La Turquie accepterait-elle une semblable décision des puis-
sances? On n'en peut guére douter, pourvu qu'elle fat bien cer-
taine d’en étre réduite A ses propres forces en cas de refus. Elle a
rarement résisté, dans des circonstances analogues, aux indications
clairement formulées que lui communiquait la diplomatie. L’empire
ottoman est en réalité sous la tutelle des grandes puissances, dont
quelques-unes l’ont défendu et l’ont sauvé les armes 4 la main, et
qui ont toutes discuté et fixé, en 1856, les conditions de son exis-
#060 LA SERBIE ET LA CRISE ORIENTALE.
tence. Ces puissances ont le droit de lui parler au nom de la paix
européenne que compromettent sans cesse l’agitation et les révoltes
de ses provinces, ct celui de se faire écouter. Si elles le veulent,
leur parole sera entendue et comprise.
En recommandant, en imposant, s'il le faut, cette solution a la
Turquie, Europe lui rendrait encore un immense service. Nous
avons montré plus haut 4 quelles catastrophes les événements ac-
tuels exposent ef entrafnent l’empire Ottoman, si l'agitation de ses
provinces slaves n’est pas immédiatement réprimée. En satisfaisant
aux voeux de la Bosnie et de l'Herzcgovine, la Porte préviendratt le
soulévement d’autres provinces, ct sauvegarderait — momentane-
ment au moins — sa domination sur le reste de l’empire.
Dira-t-on que l’on marche de la sorte a la disparilion de la Tur-
quie; qu’un tel exemple donné serait fatal; que plus tard, les Bul-
gares, les Albanais, les Hellénes, se détacheraient a leur tour de
Vempire ct demandcraient a se réunir, eux aussi, soit & la Serbie,
soit au Monténégro, soit 4 la Gréce, ou a former des principaules
indépendantes; qu’ayant cédé 4 la volonté de l'Herzégovine et de la
Bosnie, les puissances seraient désarmées en présence de revendi-
calions nouvelles; qu’enfin l’empire ottoman d’Europe s’en irait
en lambeaux ?
Nous ne le contestons pas.
Mais sait-on le moyen de faire vivre, malgré cux, quatorze mil-
ons de chrétiens sous la domination de deux ou trois millions de
musulmans, sans que la situation créée par ce fait anormal
expose chaque jour la paix de l'Europe a de terribles dangers? Non,
sans doute.
Dés lors, si la solution que nous venons d’exposer a_l’avantage
de n’étre ni violente, ni prématurée, de laisser les peuples chre-
tiens de |’Orient arriver par le développement naturel de leurs
forces renaissantes au jour ot ils pourront vivre indépendants et
se gouverner eux-mémes ct de se substitucr alors pacifiquement,
ou fout au moins sans commotions générales, 4 la Turquie im-
puissante et usée; si cette solution prévient l’ingérence de 1’étran-
ger dans la crise au milieu de laquelle l’empire ottoman disparaitra
un jour de la face de l'Europe, n’apparait-elle pas comme celle que
doivent proposer, soutenir et défendre les puissances qui, en sauve-
gardant l'avenir des populations chrétiennes de l’Orient, veulen!
loyalement le maintien de la paix du monde.
Este Cobeas.
REVUE SCIENTIFIQUE:
L’Exposition de géographie (suite). — IV. Troisitme groupe: géographie physique,
météorologie générale, géologie générale, géographie botanique et zootogique, an-
thropologie générale. — V. Septiéme groupe : explorations et voyages scientifiques.
IV
Dans notre derniére Revue scienttfique’, nous avons commencé |’exa-
men des différents objets figurant 4 l’Exposition géographique du palais
des Tuileries et se rattachant plus ou moins directement aux sciences
proprement dites. Nous avons ainsi passé en revue les deux premiers
groupes qui, d’aprés la classification adoptée par le comité d’organisa-
tion, comprennent tout ce qui est relatif, d’une part, 4 la géographie ma-
thématique, et, d'autre part, 4 l’hydrographie. Il nous reste, pour achever
notre examen au point de vue spécial o& nous nous sommes placé, 4 ren-
dre compte 4 nos lecteurs du troisiéme groupe qui embrasse la geogra-
phie physique, la météorologte générale, la géologie generale, la yéographie
botanique et zoologique, 'anthropologie générale, et de la partie du sep-
tiéme groupe relative aux explorations et voyages scientifiques.
L’Observatoire physique central de Russie 4 Saint-Pétersbourg, dont la
fondation remonte a l'année 1847, tandis que nous altendons encore en
France la création d’un établissement de ce genre, a envoyé a |'Exposi-
tion géographique la collection de ses publications, parmi lesquelles se
trouve le Repertoire de Meétéorologie, rédigé par H. Wild, directeur de
l’Observatoire. Cet important ouvrage contient des instructions pour les
stations météorologiques; des tables de corrections pour les observations
météorologiques; la description des instruments employés 4 ]'Observa-
toire central; et enfin des rapports sur les travaux et les observations
par les météorologistes les plus distingués de la Russie. L’Observatoire
physique de Saint-Pétersbourg a en outre exposé ceux de ses instruments:
qui ont été construits sur les indications de M. H. Wild et de ses collabe-
4 Voir le Gorrespondant du 10 aout 48/5.
1062 REVUE SCIENTIFIQUE.
rateurs : citons la girouette avec table mobile pour mesurer la force du
vent et le barométre 4 siphon, 4 chambre barométrique constante, avec
clef pour fermer hermétiquement le barométre pendant le transport.
Le Département des mines du ministére des finances a réuni une belle
collection de cartes géologiques qui comprend d’abord la carte géolog-
que générale de la Bussie d’Eurape, et ensuite une série de cartes pxr-
ticuliéres des principaux districts miniers et bassins houillers de len
pire.
' La carte géologique générale de la Russie est I’ceuvre collective &
plusieurs savants étrangers. En 1839, le célébre géologue anglais sir Ro
derick Murchison fut invité par le tzar Nicolas 4 étudier la constitutio
géologique de son vaste empire qui avait déja été exploré, a ce point d
vue, par Strangway, Pander, Erman et autres savants. Il partit en com
pagnie de deux autres géologues : l'un frangais, M. de Verneuil, et lar
tre allemand, le comte Al. de Keyserling, et visita d’abord une grande
partie de l’Allemagne et de la Pologne. Quand leurs explorations furent
terminées, les savants voyageurs en consignérent les principaux résultats
d’abord dans un ouvrage intitulé : Géologie de la Russie d'Europe et de
monis Ourals (1845), et rédigé par sir Murchison et M. de Verneuil et
ensuite dans la grande carte qui figure aujourd'hui a 1|’Exposition des
Tuileries. Cette carte a été déja corrigée et complétée deux fois depus
sa publication : une premiére fois, en 1849, par M. A. Ozersky, et us
seconde fois, en 1870, par M. G. Helmersen.
Toutes les stations météorologiques de Suéde, qui sont nombreuss.
sont en relations constantes avec l'Institut meteorologique central, ding
par le docteur Rubenson. La sont coordonnées les observations faites dans
tout le pays, et le résultat de ce travail est publié dans un bulletin me
téorologique journalier qui indique le temps probable pour les dile
rentes régions. Cet établissement publie en outre le recueil annuel de
observations faites en Suéde depuis 1859 et de nombreux mémoires el
brochures relatifs 4 la météorologie. Il faut d'ailleurs citer I'Observe
taire de l'Université d'Upsal comme possédant la station météorolop-
que la plus importante, et publiant, avec ses. propres ressources. Ul
bulletin mensuel spécial et les travaux originaux des savants qui y soo!
atlachés.
La publication de la carte géologique de la Suede a été décidée
4858. Ce grand travail est confié a un service spécial composé de dour
fonctionnaires et employés, y compris le vhef M. le professeur 0. Torell
Ace chiffre vient s’ajouter, dans la saison d'été, un nombre plus ou mous
considérable d’aides-géologues, qui exécutent principalement les travavt
d’une nature plus mécanique. Les mois d'hiver sont consacrés a la conlec-
tion des cartes, a la rédaction des descriptions et monographies, 4 4
analyses chimiques, 4 des études microscopiques, etc., le tout dans u
REVUE SCIENTIFIQUE. 4063
local appartenant 4 l'Etat, avec salles de travail, bibliothéque, labora-
toire de chimie et musée. Une somme de 100,000 francs environ est
allouée chaque année par Ja Diéte pour couvrir les dépenses de ce ser-
vice. |
Comme base de la carte géologique, on a utilisé la carte originale de
létat-major suédois 4 l’échelle de 1/50000, ainsi que les cartes économi-
ques publiées 4 la méme échelle. Cependant l’échelle de 1/50000, adop-
tée dans le principe, n’est appliquée aujourd’hui qu’aux parties du pays
exigeant de nombreux détails, soit A cause de la variété de leurs forma-
tions, soit en raison de leur importance au point de vue métallurgique,
minéralogique ou agricole. Dans les régions plus uniformes ou a popula-
tion plus clairsemée, on a reconnu que l’échelle de 1/100000 était suffi-
sante pour les explorations sur le terrain, et celle de 4/200000 pour les
cartes publiées. Ces cartes donnent, comme les premiéres, les couches
meubles ainsi que les roches apparaissant a la surface, mais sans indica-
tion du terrain; aussi sont-elles accompagnées de cartes exclusivement
minéralogiques avec indication du terrain. Malheureusement, ce travail
considérable avance lentement : sur une superficie de 445,000 kilométres
carrés que présente la Suéde, 50,000 seulement étaient explorés 4 1a fin
de 1874.
Outre ces travaux purement scientifiques, le service du lever géologi-
que de la Suéde a pour mission de pourvoir aux besoins de la géologie
pratique. Il se livre dans ce but a des explorations spéciales dans les ré-
gions houilléres et métalliféres du pays‘, ainsi qu’a des travaux de tech-
nologie économique et de géologie agricole. Enfin ses ingénieurs se char-
gent aussi de fournir des malériaux a l’archéologie nationale; a cet effet,
on note soigneusement et l'on reproduit sur les cartes, au moyen de si-
genes spéciaux, les champs sépulcraux des Ages préhistoriques et autres
monuments importants des temps anciens.
Ainsi qu’on peut en juger par ces quelques détails extraits d’une notice
distribuée par la commission suédoise de I’Exposition géographique , le
service du lever géologique remplit la mission qui lui a été confiée de la
maniére la plus intelligente et la plus fructueuse : l’agriculture, l'indus-
trie, la métallurgie, l'archéologie tireront le plus grand profit de cette
grande ceuvre a laquelle le gouvernement et la Diéte prétent un égal in-
terét.
Le réseau des stations météorologiques de la Norvége ne comprend pas
moins de cinquante postes dans chacun desquels se font plusieurs fois par
jour un nombre considérable d’observations ; les principaux instruments
dont sont munies la plupart de ces stations sont les suivants : barométre
‘ Une vaste exploration se fait cette année méme dans. la Laponie, si célébre par ses
richesses métallurgiques.
1064 REVUE SCIENTIFIQUE.
a4 mercure, barométre anéroide, thermométres ordinaires pour la déter-
mination de la température de l’air et, s’il y a lieu, de la mer; thermo-
-métre 4 minima, psychrométre, hygrométre 4 cheveu, anémométre et
udométre. Toutes ces observations sont coordonnées et étudiées chaque
jour par l'Institut metéorologique qui publie les bulletins et annuaires et
envoie dans tout le royaume les renseignements relatifs au temps probable
du lendemain. Cet établissement est dirigé par le savant M. H. Mohn quia
exposé, pour son propre compte, la collection de ses nombreux et impor-
tants mémoires météorologiques, parmi lesquels nous avons remarque wn
intéressanl travail sur le danger que présente la foudre en Norvége.
Cilons encore, dans le troisiéme groupe de l'exposition norvégienne
la carte phytogéographique de M. le docteur Schubeler, qui perme,
par un simple coup d’eil, de se rendre compte des variations de la pro-
duction végétale dans les diverses régions du pays.
Le service météorologique est organisé en Danemark de ta méme mz
niére qu’en Suéde et en Norvége. Les stations disséminées sur la surface
du pays envoient chaque jour leurs observations 4 un Institut meteorolc-
gique central, établi 4 Copenhague, et qui a 4 sa téte M. N. Hoffroever,
l'un des premiers météorologistes de l'Europe. Outre les bulletins jour-
naliers et mensuels d’observations danoises, cet établissement publie le
Bulletin metéorologique du Nord, qui résume les observations recueillies
par les trois Instituts météorologiques de la Suéde, de la Norvége et du
Danemark, et permet de suivre réguliérement ]'état du temps dans toule
cette partie de I’Europe septentrionale. Il serait bien 4 souhaiter, dans
l’intérét de la science, comme dans celui de la navigation et de lagr-
culture, que cette union météorologique pit s’élargir et s'étendre 4
l'Europe tout entiére : malheureusement, il faut b’en le dire, la plupar!
des nations du continent sont loin de posséder des services météologi-
ques fortement ct sdrement organisés, comme le sont ceux des trois pays
dont nous venons de parler.
La météorologie est également fort en honneur en Angleterre; on peut
en juger par les. intéressantes cartes et brochures exposées par le Meteo-
rological Office, établissement 4 la prospérité duquel le savant amiral
Fitz-Roy a si largement contribué.
C'est en Angleterre que les géologues ont eu, pour la premiére fois,
l'idée de dresser une carte indiquant, par des teintes variées, la nature
des différentes formations qui constituent le sol d'un pays. Dés 1822,
grace aux travaux considérables des géologues anglais Greenough, de
la Béeche et autres, la carte géologique générale de l’Angleterre, entiére
ment relevée, gravée et coloriée, faisait l’admiration du monde savant.
Depuis cette époque, elle a été constamment rectifiée, complétée et tenue
au courant des progrés de la science par les soins d'un service spécial,
le Geological Survey of Great Britain. Ce service, qui a longtemps ¢le
REVUE SCIENTIFIQUE. 1085
dirigé par sir R. Murchison, a aujourd'hui pour directeur général
M. A.-C. Ramsay, de la Société royale de Londres. Plusieurs atlas qui
figurent 4 I’Exposition des Tuileries, permettent d’apprécier la valeur
de l'ceuvre dont Vexécution a été confiée au Geological Survey.
La Hollande est un pays qui a de nombreux ports et une marine mar-:
chande importante. Aussi l'Institut royal de météorologie d'Utrecht s’oc-
cupe-t-il tout particuliérement de l'étude des pronostics permettant
d’annoncer aux marins l'état probable de l’atmosphére : quelques régles
assez sires ont déja été dégagées de l’ensemble des observations anté-
rieures par le directeur de I'Institut, M. Buys-Ballot. On peut voir 4 NEx-
position l'appareil spécial, nommé aéroclinoscope, au moyen.duquel se
font les signaux qui doivent avertir les marins de l'état de |’atmosphére.
La route qui conduit de la métropole aux possessions néerlandaises
dans les Indes orientales a été également l'objet d'études approfondies
de la part des membres de l'Institut météorologique d’Utrecht. Avec un
peu de bonne volonté, le visiteur que ces questions intéressent décou-
vrira, clouées 4 une grande hauteur contre l'un des murs de ta salle VI,
quatre cartes coloriées dont l’examen doit étre trés-instructif pour les
navigateurs au long-cours. La premiére de ces.carles est intitulée : « Carte
des tempétes dans les océans Atlantique et Indien. » La surface des
mers est partagée par les lignes de lougitude et de latitude en carrés
qui ont été recouverts d’une teinte grise plus ou moins foncée, suivant
que les orages y sont plus ou moins fréquents. On voit immédiatement, a:
l'inspection de cette carte, que les tempétes sont beaucoup plus fréquen-
tes dans les parties ouest que dans Ies parties est des océans, et aussi
que, sur une méme latitude en dehors des tropiques, l’océan Atlantique
nord est beaucoup plus orageux que |’Atlantique sud. La deuxiéme con-
tient six petites cartes qui indiquent, par l'intensité variable de la teinte
bleue répandue sur les océans, la fréquence des pluies pour chacune
des six périodes bi-mensuelles de l’année. Enfin, deux autres séries de
cartes oi les mers sont colori¢es en rouge et en violet plus ou moins
foncés fait connaitre, pour les mémes périodes, la fréquence des coups de
tonnerre et des jours de brume dans les différentes parties des deux océans.
Toutes ces cartes ont été dressées d'aprés les observations recueillies par:
les capitaines hollandais qui, depuis de longues années, ont I’habi-
tude de noter sur Jeurs livres de bord.tous les faits intéressants au: point -
de vue météorologique.
Le plus grand nombre des objets exposés dans‘le troisiéme groupe par
empire d’ Allemagne est relatif 4 la cartographie géologique. La partie.
la plus importante de cette exposition est constituée par l'ensemble des
cartes géologiques de la Prusse et de la Thuringe, dressées, sous la di--
rection de M. Hauchecorne, par I'Institut géoloyique de U’ Académie royale
des mines. Les indications des terrains sont reportées sur le trait de la
1066 REVUE SCIENTIFIQUE.
carte de l’état-major de Prusse, 4 l'échelle de 41/25000; le relief du s|
est représenté par des courbes de niveau équidistantes. La carte est di-
visée par livraisons composées d'un certain nombre de feuilles; chaque
feuille, qui représente une surface d’environ 150 kilométres carrés, es!
accompagnée d’un texte explicatif et, s il est besoin, de dessins de fossi-
les et de profils géologiques.
Citons encore les études de cartographie geopnontique el agronomique
du docteur Albert Orth, de Berlin. Le but du savant professeur est d'ap-
peler l’attention sur l'importance de la représentation du sol superficel
qui, au point de vue agricole proprement dit, nest pas, le plus souvent.
suffisamment défini par la nature de la formation géologique A laquelle
i] appartient.
En parcourant les documents envoyés par l'Institut empérial-royal &
meétéorologie de Vienne et par l'Institut central de meétéorologie de Buds
Pesth, nous avons remarqué l'importance accordée en Autriche-Hongr
aux observations de magnétisme terrestre.
La carte géologique de Il'Autriche a été dressée, de 1867 4 1811.
d’aprés les études des Instituts géologiques de Vienne et de Buda-Pesh.
par M. le conseiller aulique de Hauer. Cette carte est a une échelle tr
faible (4/576000) pour pouvoir fournir tous les renseignements pralt
ques dont peut avoir besoin l’agriculteur ou l'industrie] qui 1a consult:
mais elle formera certainement un excellent canevas pour une carte plus
détaillée dont, sans doute, les géologues autrichiens et hongrois ealte-
prendront prochainement la confection.
L’événement scientifique le plus important de l'Exposition de géog
phie a été, sans contredit, l’apparition hors de son pays d'origine de |
registreur universel, exposé par son inventeur, M. Van Rysselberghe, jr
fesseur a l’Ecole de navigation d’Ostende. Grace a cette magnifique d
couverte, le probléme de la météorographie automatique, c’est-i-dire 4
l'observation mécanique des principaux instruments météorologiyues, =
entiérement résolu. On a pu voir a |'Exposition universelle de 486) u!
appareil de ce genre qui était di au R. P. Secchi, le célébre directeur“
l'Observatoire du collége romain. Le météorographe du P. Secchi ele
certainement une ceuvre trés-remarquable ; mais il était trop compliq’
et surtout d’un prix trop élevé pour devenir un instrument usuel. Hoe
est pas de méme de I'appareil de M. Van Rysselberghe : d’un volume ins
peu encombrant, il est en méme temps d'un prix trés-modéré, surtoul :!
l’on considére que son emploi permet d'économiser au moins un ou dv
aides dans un observatoire.
L'enregistreur universel, au moyen d'un seul burin, grave et grad
sur une méme feuille de cuivre, et & des intervalles de temps auss! ff
prochés qu'on le désire, les indications d’un nombre indéterminé d'it*
truments de natures les plus diverses et qui peuvent étre placés, soit a
REVUE SCIENTIFIQUE. 4067
proximité, soita une grandé distance de l'appareil. Les planches ainsi
obtenues se reproduisent a jvolonté par l'impression, de sorte que les ob-
servatoires qui adopteront cette nouvelle méthode pourront échanger
Jeurs observations facilement, rapidement et 4 peu de frais.
L'invention du professeur belge contribuera certainement au progrés
de la météorologie. L’emploi du météorographe permettra en effet. d’or-
ganiser de nombreuses stations ou l'on recueillera des: observations
d’une exactitude et d'une sdreté absolues, conditions indispensables
pour des études sérieuses, et qu'il n’est malheureusement que trop diffi-
cile de réaliser aujourd'hui.
Nous avons a signaler, parmi les objets exposés par la Suisse dans le
troisiéme groupe, la belle carte géologique de ce pays, dressée par la
commission géologique du bureau d'état-major fédéral, et une carte géo-
logique de la partie centrale du Caucase, ceuivre d'un jeune géologue
suisse d'un grand mérite, M. Ernest Favre, qui, non sans avoir 4 suppor-
ter de grandes fatigues et courir de sérieux dangers, a consacré les
deux étés des années 1868 et 1871 4 l’exploration de cette contrée
si peu connue jusque-la.
fi nous reste, pour avoir terminé cette revue des azpoulions scientt
fiques étrangéres, & parler du Signal-serviee des Etats-Unis d’ Amérique.
Cette institution a pour but de donner jour par jour, sur tous les points
de l'Union, des renseignements sur le temps probable du lendemain. On
trouvera réunie sur une table de la salle XX la collection des imprimés de
toute espéce que le signal-service distribue 4 ses correspondants; il y a
la de quoi rendre jalouse )’administration la plus formaliste de l’ancien
continent lui-méme. Ce n’est pas évidemment par cette exhibition qu'il
faut jugér la valeur de l'institution américaine : la collection des cartes
météorologiques journaliéres et des annuaires publiés par elle est une
preuve suffisante de l'activité qu'elle déploie et des importants services
qu'elle rend a son pays.
Nous avons insisté peut-étre un peu trop longuement sur les produits
exposés par les différents pays étrangers qui sont venus prendre part au
Concours international du palais des Tuileries; nous savions le reproche
que: l'on adresse généralement 4 la France, de ne pas se tenir au courant
des travaux quis’accomplissent en dehors de ses frontiéres, et nous avons
cherché a ne pas le mériter. Aussi, glisserons-nous plus rapidement sur
V’exposition de la section francaise qui ne conlient, d’ailleurs, que peu
d’objets véritablement intéressants par leur nouveauté.
Citons d’abord les instruments météorologiques de M. Baudin et'de
M. Tonnelot, dont la perfection a mérilé 4 leurs constructeurs la clientéfe
de la Société meteorologique de France. Cette Société a, du reste, exposé
elle-méme un abri en fer avec doubled toit en zinc dont toutes les parties
sont trés-ingénieusement eombinées pour garantir les instruments d'ob-
4068 REVUE SCIENTIFIQUE.
servation contre les radiations solaires et les intempéries atmosphériques.
Signalons, enfin, le barométre enregistreur de M. Rédier, appareil tris-
habilement: concgu et exécuté, mais‘ qui ne peut lutter, pour lusage
des observatoires importants, avec le météorographe de Van Ryscl-
berghe. 7 : :
- Le savant géologue M. Delesse,. président de la commission centrale
de la Société de géographie, dont le concours a été si utile aux organ-
sateurs de l|’Exposition et du Congrés, 'a envoyé au pavillon de Flore —
plusieurs cartes qui-sont le résultat d'études tout 4 fait spéciales et tre
intéressantes. Une premiére série de six cartes intitulées Lithologie du
fond des mers de la France représente 1a configuration du sol et des men —
de notre pays aux différentes époques géologiques. Deux cartes hydrolc-
giques des départements de Seine et Seine-et-Marne indiquent par ls
variation des teintes, la situation des différentes couches d'eau supert-
cielles et souterraines ainsi que la nature des terrains qui leur servea!
de support. Mentionnons enfin, dans Vexposition de M. Delesse, la
curieuse carte qui fait connaitre, par le moyen de courbes et de teinte
oraduées, le résidu de la lévigation des terres végétales dans les diff
rentes parties du département de la Seine. La: connaissance de celle
donnée est trés-importante pour l'appréciation de la fertilité d'une terre:
aussi les agriculteurs des environs de Paris consulteront-ils cette cart
avec grand profit. .
Nous voudrions dire quelques mots des belles explorations scient-
fiques de M. de Cessac aux iles du Cap-Vert, de M. Fouqué a Santorin, ¢
M. Vélain sur la cdte septentrionale de l'Afrique; des conscienciems
études géologiques et zoologiques du fond des mers, par MM. de Fol
et Périer; des intéressantes cartes dressées par le docteur Fisher pour
représenter la répartition des mollusques sur les cdtes occidentales &
ia France et d'une foule d’autres travaux qui mériteraient certaimemet!
un instant d'attention.” Mais nous sommes obligé de nous borner 4 é
séches mentions pour pouvoir donner 4 nos lecteurs quelques indicat
sur la partie scientifique du septiéme groupe.
V
Les explorations russes, qui ont généralement pour objet les régie™
si peu connues de I’Asie centrale, présentent plus d'intérét au point! de
vue géographique proprement dit qu’au point de vue scientifique. |
n’en est pas de méme des nombreuses expéditions aux régions arcliqu’
entreprises par la Suéde dans les vingt derniéres années. Le premier off
nisateur de ces dangereuses expéditions a été le docteur Otto Torell,
REVUE. SCIENTIFIQUE. 1062
tuellement chef du lever géologique de la Suéde, qui, de 4857 a 1861,
fit quatre voyages en Islande, au Groénland et au Spitzberg et rapporta
de magnifiques collections appartenant a tous les régnes de la nature.
En 41868, une nouvelle expédition, montée sur la Sophie, partit pour le
Spitzberg, sous la direction du professeur Nordenskiold et du capitaine,
actucllement ministre de la-marine, baron J. W. von Otter; les glaces
l"empéchérent de pénétrer plus avant que le 84° paralléle ‘de latitude
nord, mais elle recueillit d’abondantes moissons de végétaux et de sau-
riens fossiles et fit des sondages jusqu’a 5,000 métres de profondeur.
Dans une nouvelle expédition faite en 1870 au Groénland, Nordenskiold
découvrit plusieurs blocs de fer météorique, dont un pesant 20,000 kilo-
grammes'; l’année suivante on alla chercher et on ramena a Stockholm,
non sans de grandes difficultés, les trois plus belles météorites qu’a-
vaient découvertes le professeur suédois.
La plus importante des expédilions suédoises, composée de trois bali-
ments a vapeur, et munie d'un personnel et d'un matcriel considérables,
explora encore le Spitzberg pendant les deux années 1872 et 1873, mais
vit ses projets contrariés par l'apparition subite et imprévue de masses
de glace descendant du nord. z
Enfin une derniére expédition, faite exclusivement aux frais de Oscar
Dickson, de Gothembourg, et commandée par I’infatigable professeur
Nordenskiold, est, 4 'heure qu'il est, occupée 4 explorer, au point de
vue géologique, zoologique, botanique et méme ethnographique, Ia Nou
velle-Zemble et les cétes septentrionales de la Sibérie.
‘Nous avons a réparer une erreur que nous avons commise dans notre
premier art.cle sur l’Exposition de géographie, en formulant des regrets
au sujet de l'absence de tout document relatif 4 l’expédition du Challen-
ger. En examinant plus attentivement lexposition anglaise nous avons
trouvé la collection des rapports adressés au gouvernement par les chefs
successifs de l’expédition, le commandant Nares et le capitaine Thompson.
Nous avons pu méme parcourir le dernier rapport du capitaine Thompson,
daté de Yukoliama, 14 avril 1875; il contient des détails trés-intéressants
sur la croisiére que le Challenger vient de faire dans les mers de l’Océanie
et particuliérement sur les mceurs des indigénes de la Nouvelle-Guinée
et des iles de l’Amirauté.
Signalons encore dans l’exposition anglaise la collection d'instruments
spéciaux pour voyageurs, inventés par le commandant d’état-major
C. Georges, conservateur des cartes et instruments de la Société royale 4.
véographie. Ces instruments ont été fournis par la Société aux explora-
leurs qui visitent actuellement les grands lacs d’Afrique et d'autres
parties du monde.
{ Le modéle en platre de cette météorite gigantesque peut se voir A l'Exposition sué-
loise.
40 Seprevane 1875. 69
1070 REVUE SCTENTIFIQUE.
L’Autriche tient une place honorable dans la phalange des voyageurs
scientifiques. Le voyage autour du monde de la frégate la Novara, les
explorations en Amérique, de M. le docteur chevalier de Scherzer, dans
la Nouvelle-Zélande et la Turquie, de M. le docteur de Hochstetter, et
enfin la récente cxpédition polaire de MM. Payer et Weyprecht sont des
preuves ¢éclatantes de l'ardeur et du zéle qui animent I’Autriche-Hongrie
4 l’égard des sciences géographiques.
Le ministre de l’instruction publique est chargé, en France, des en-
couragements et des subventions 4 fournir aux voyagears et explorateurs
scientifiques. Il ne peut pas, en raison de l’exiguité des ressources qui lai
sont alloudées par le budget, organiser de grandes expéditions comparables
4 celles que nous avons vu souvent partir des pays qui nous avoisinent.
Mais il vient au secours des savants qui n’ont pas assez de ressources
personnelles pour suffire 4 eux seuls aux dépenses d'un voyage lointain.
C'est ainsi que, pendant l’expédition du Mexique, une mission scienti-
fique a été organisée, par les soins du gouvernement, pour I'exploration
de cet intéressant pays. Les publications relatives 4 ces voyages ne sont
pas encore terminées; mais nous avons pu en voir des parties & l'Expo-
sition géographique qui ne peuvent que faire désirer !'achévement de ce
grand travail.
M. Alfred Grandidier a fait, de 1865 4 1870, une exploration cemplite
de l'ile de Madagascar : ce voyage peut étre considéré comme I'un des
plus importants qui aient été accomplis depuis longtemps. Cette fie, si
peu connue jusqn’a ces derniers temps, a été étudiée A tous les points de
vue par le savant voyageur. La topographie, la zoologie, la botanique, la
géologie, l’anthropolog:e, toutes les sciences, en un mot, ont été mises a
contribution, par M. Grandidier, pour faire connaftre dans ses meiadres
détails ce curieux pays. La publication des immenses documents rap-
portés par lui est aujourd’hui en cours d'exéeution ; nous powvons jager
aujourd'hui, par les spécimens exposés aux Tuileries, dw soin apporté a
cette grande entreprise.
Signalons enfin deux cadres contenant divers spécimens d'animaur
nouveaux recueillis par M. l'abbé Armand David dans fe cours de ses
voyages en Chine et au Thibet. Les savants comme I'abbé David sont
nombreux dans le corps des missionnaires apostoliques francais, et ce
n’est pas un des moindres titres de gloire de ces hommes de dévovement
que d’avoir contribué, dans une aussi large mesure, & la connaissance
des pays yu'ils évangélisent et aux progrés des sciences natarelles et
philologiques.
| P. Sanre-Coarne Devas.
QUINZAINE POLITIQUE
9 septembre 1875.
Il n'y a pas d’indice plus sir de la paix publique que l’insigni-
fiance des querelles qu’on émeut ou des nouvelles qu'on séme dans
les journaux. Ceux des journalistes qui, par profession et par de-
voir, sa croient obligés, tous les matins, ou de s’irriter & une dis-
pute ou de s'ingénier 4 une histoire, en sont fort empéchés en ce
moment : des coléres feintes ou qui frappent dans le vide, des re-
dites fastidieuses ou de pénibles artifices d’imagination, voila les
seuleg ressources qui leur restent dans le calme et le silence ou re-
pose l’opinion du pays. On a beau reprendre le texte de la Constitu-
tion du 25 févrrer, qui, nous en convenons, offre au débat. des par-
tis une matiére inépuisable : autant présenter 4 tous ces esprits fa-
tigués les gleses de Grotms ou de Pufendorf. En vain quelques-ung
s évertuent-ils 4 décauvrir des nuances de plus dans les couleurs,
déja trop variées, qui marquent nos divisions politiques : ces traits
sont si subdils ou eas différences si fugitives, qu'a peine regarde-t-on.
En vain certaines gens bruyants, qui n’aiment pas que la ruc soit
muette et qui ne voudraient pas perdre lhabitude du tumulte,
oxercent-ils leur voix aux eris de guerre dont ils feront retentir vil-
lages ek cités dans nos prochaines luttes : l’écho est sourd, il ne ré-
pand pas. Ou lasse, au satisfaite, ou jalouse de recueillir ses forces
Jans une sage patience, la France semble dire & quicomque essaye
V’interrompre sa quiétude présente : « Laissez-moi jeuir de celte
wanquillité. Les vacances de |’Assemblée. sont les mieanes aussi.
Nous recammencerons un peu plus tard ces éiudes, ces travaux et
ses déhats. »
Ii n’a pas tenu aux radicaux que cette tranquillité continuadt da
égner, Tout & coup, avec un concert singulier, an les. a eatoadus
ociférer corame um cra dalayme le. mot de « cléricalisma, »
akiglise derainaat I'Btat, le cathelicisme asservissaat la saciits, lo
Wergé ravissant 4 la matien ses droits et ses lbertés de 4389,, le
1072 QUINZAINE POLITIQUE.
religion tyrannisant les consciences, I'Inquisition méme rétablis-
sant son tribunal, voila les présages que les radicaux, d’un gir qui
simulait assez bien la crainte, ont jetés au pays avec ce mot. Le
prétexte, c’était la fondation prochaine de ces Universités libres,
dont la liberté fleurit chez les trois peuples les plus fiers de se
gouverner eux-mémes : l’Angleterre, la Belgique et les Etats-
Unis, et sur les deqx’ terres o§ Vkelise pgt la plus oppriméc en
ce moment : l’Allemagne et la Suisse. La raison était vaine; I'é
pouvante, imaginaire. Que voulaient donc les radicaux avec ces
fables? On I’a vite deviné. A l’heure ou les discordes de leurs
chefs déchiraient leur parti, et o commengait le scandale de
M. Gambetta ct de M. Naquet, violant l’un contre l'autre la fa-
meuse loi de la fraternité républicaine, il était bon d’attirer ail-
jeurs Il’attention publique; il était bon de tenter si on n’exciterail
pas par ces alarmes des soupcons contre M. Buffet ct si par ces
terreurs on n’embarrasserait pas le gouvernement; il était bon
d’expérimenter le pouvoir de ce vieux mot de « cléricalisme, »
afin de s’assurer si, en le prenant pour mot d’ordre et comme mot
d’appel dans les prochaines élections, on ne rallierait pas & sol
un certain nombre de gens, aujourd’hui conservateurs en poli-
tique, qui pourraient devenir radicaux en religion. Enfin, il pou-
vait étre bon d’opposer ce-« spectre noir, » fantéme léger, il est
vrai, comme ceux dont Virgile peint le vol et linanilé dans la
nuit obscure des Enfers, 4 cet autre spectre, rouge du sang de la
France et du feu qui dévorait Paris en 1874, 4 cc spectre du radi-
ealisme qu’un reste de vie peut encore ranimer demain. Mais ces
adroits calculs de M. Challemel-Lacour et de la République fran-
caise n’ont trompé personne. Et non-seulement la sagacité do
public a aisément découvert leur intention : mais la France n'a
nullement senti l’épouvante dont on voulait Ja troubler; son bon
sens, la connaissance de son histoire et de son temps, sa confiance
et sa for, ont dissipé les songes que Ics radicaux assemblaient sous
ses yeux, pour elfrayer et pour égarer son regard. Cet essai des
radicaux n’a pas été heureux : leur tactique n’a point réussi; le
pays est resté calme.
Dans la tourbe du radicalisme, il y a des cceurs animés d’on ne
sait quelle rage qui se prend & tout, dont la haine détruirait toute
religion aussi bien que toute monarchie. Les malheureux en veu-
lent 4 Dieu lui-ménie : son nom leur est odieux comme celui de roi
était aux républicains de Rome. Us proscriraient volontiers du ciel
ce Dieu, un « ci-devant » dont Varistocratie date de l’éternité, un
souveraih qui :égnait avant méme l’existence du monde, un maitre
qui défie ’égalité! En 1793, les déistes abolissaient ses autels ou
QUINZAINE POLITIQUE. 4093.
bien les prostituaient 4 la déesse Raison. En 1871, la Commune lui
portait des défis ct'lui lancait des insultes. Sous ces deux régimes,
trop républicains l'un et l'autre,.on tuait les prétres. Plus haut, il
y a, dans le radicalisme, des hommes d’Etat froids et hardis, des
tribuns furieux et des déclamateurs, qui croient le catholicisme in-
compatible avec la liberté républicaino, qui prétendent affranchir la
société de tout dogme comme y niveler toute supériorité, et qui,
sans oser encore s’avouer toutes les tyrannies qu’ils emploieraient
4 ce dessein, méditent de soumcettre I’Eglise a PEtat, et, s’il le faut,
d’anéantir le catholicisme. Nous n’inventons pas. Nous pourrions
nommer ces chefs du parti radical qui, par leurs écrits ou parleurs
discours, ont déja professé ces doctrines. La destructrice impiété de
la foule qu’ils excitent contre le clergé, c’est un fail attesté par
histoire de nos révolutions. La‘sarcastique inimitié que les philo-'
sophes et les législateurs du radicalisme ont vouée 4 la religion ca-
tholique, il suffirait, pour en avoir un témoignage, de lire chaque
matin les journaux qui dénoncent en ce moment le «cléricalisme »
a ce qu'ils appellent la démocratie.
Nous n’avons pas a défendre ici le catholicisne : ses vérités ont,
pour se proclamer, des lieux plus purs et plus élevés que les arénes
de la politique. Mais la politique elle-méme, comme elle condamne
aussi ces républicains qui, debout sur le scuil de leur république,
demandent aux citoyens leur certificat de libre-pensée! Ont-ils inter-
rogé l'histoire de notre pays pour savoir d’elle par quelles raisons
profondes de son ceeur et de son esprit, de ses traditions et de ses
moeurs, la France est restée catholique au milieu des agitations qui
renyersalent ses gouvernements ? Nous en doutons. Ont-ils seulement
interrogé| histoire des républiques pour savoir d’ellesi la république,
en rendant les liens de la société plus libres et plus laches, en fournis-
sant au premier venu le droit et l'orgueil de la souveraincté, en met-
tant dans un,mouvement perpétuel la volonté des foules, n’avait pas
un besoin supérieur de cette grande discipline que la religion, avec
le respect du Dieu dont -procédent toutes les lois du bien et de qui
viennent toutes les régles du devoir, imprime au fond des ames.
Non, sans doute, ils n’ont pas adressé celte question aux républi-
ques de Rome et d’Athénes, de Venise et de Hollande, de l’ancienne
Suisse et des Etats-Unis, habituées toutes 4 considérer la religion
comme une des bases ot s’appuie une nation. Mais quoi! ne voient-
ils pas que faire de la république ta protectrice d'un seul culte, le
protestanfisme, ou la tutrice d’une seule doctrine, celle de V'a-
théisme, c’est non-seulement restreindre au: petit nombre cette
masse d’hommes que, selon cux, la république serait capable d’a-
briter et de contenir; mais c'est faire de la république une théd-
10% QUINZAINE POLITIQUE.
cratie d'un nouveau genre, un gouvernement qui ne serait plus m
régime politique, mais une domination philosophique et religiense,
nous voulons dire wne tyrannie des consciences s’exercant sur
place publique et régnant avee la violence de la multitude. Libre
eux de diminuer ainsi cette large enceinte que la république, nous
assuraient-ils jadis avec la foi de leur changeant idéal, présente-
rait 4 toutes les religions comme a toutes les politiques, en les in-
vitant & s’y associer fraternellement pour le service de la patrie ef
de l’humanité. Ah ! la patrie ! A quoi donc lui servirg la république,
si la république brise en elle une des forces qui rendent immor-
telle comme la priére l’espérance des peuples souffrants, une des
forces qui entretiennent dans une race malheurcuse le sentimeat
des destinées meilleures, cette force de l’esprit religieux qui en-
seigne l’obéissance au citoyen, et au soldat le mépris de Ja mort!
Nous ne dénaturons et n'outrons rien. Sous ce nom de: « clérice-
lisme, » ce n’est pas le clergé, c'est 'Eglise tout enti¢re ‘avec s
doctrine aussi bien qu’avec son sacerdoce, c'est le catholicisme
méme, c’est la religion chrétienne, que les radicaux sont jaloux de
bannir de la république, et non pas comme Platon, en ja courosnant
de fleurs. On s’en conyainc aisément, a consulter leurs pamphlets, a
entendre leurs discours, 4 recueillir leurs cris, et 4 voir les por
tifes de leurs loges bénir et baptiser des citoyens et des citoycnnes
de douze ans, en invoquant la raison et la république. Positinstes
ou athées, voltairiens ou feancs-macons, voila les seuls titres des
croyances qu’ils reconnaissent valables pour étre sacrés et saluts
républicains. Ce n’est pas nous qui prétendons prouver que lect
tholicisme ne peut avoir ses temples au sein d’une républhique; c
sont eux. Eh bien! Nous leur souhaitons, s’ils veulent. vraiment
faire durer en France le régne de la république, de ne point dé
montrer, par leurs théories et par leurs actes, que la république
est inconciliable avec le catholicisme! Le jour ow jls l'auraieal
prouvé, ils auraicnt forcé 4 se dresser, dans la conscicnce des pet
ples, une puissance 4 laquelle la république ne résisteratt pas.
Qu’ils prennent garde, dés ce moment, de découronner la républ-
que de ces deux idées de tolérances et de liberté, dont la lumiére,
a les en croire, devait toujours briller sur son front! Qu’ils pret
nent garde de commencer dans le coeur de la France cette gran
désillusion ! Aprés des luttes deux ou trois fois séculaires, noire nt
tion avait fiai par jouir de Ja paix religieuse, la plus bienfaisanle
de toutes, parce qu’elle est, entre toutes, eelle qui péndtre le plus
profondément dans |’ame et qu'elle s’étend sur nos berceaux ef 10
tombes comme sur nos foyers. Cette paix, ils essaient de la tro
bler par des griefs imaginaires, et ils l’cssaicat & Pheure ou M. d
QUINZAINE POLITIQUE. 4095
Bismark arme et précipite, en Allemagne, )’Etat sur 1’ Eglise.
Quelle faute et quelle responsabilité ! Si les radicaux le nient, parce
que.ce reproche et cet avertissement leur viennent dc nous, qu’ils
regardent au moins les bonapartisies : ceux-ci comptent déja avec
joie les catholiques, prétres on autres, que ces violences, ces mena-
ces et ces attaques sont prés de ramener dans leurs rangs!
Ce qu’ils ont pompeusement appelé l’affaire Bouvier montre as-
sez quel violent besoin d’agitation et de bruit travaille les radicaux,
dans cette paix du pays. Que, grace 4 cette affaire, ils aient pu,
pendant huit jours, remplir la France de leurs clameurs et m&me
porter leurs cris jusqu’en Angleterre, l’histoire en sourira, ]’histp-
rien qui, vraisemblablement, ne daignera pas accorder deux lignes
a ce souvenir. Si on laisse 1a, en effet, ce grand appareil d’avocas-
serio déployé par leurs orateurs dans la commission permanente,
que reste-t-il de co procés? La mention fort simple de deux fails.
Dune part, Bouvier, un faussaire dont les radicaux, au temps de la
Commune lyonnaise, honoraient si bien la jeunesse qu’ils |ui con-
fiaient les emplois les plus démocrafiques, Bouvier a trompé la
bonne foi du préfet du Rhéne comme i avait trahi Yamitié des ra-
dicaux : la justice a puni le faussaire. Qu’a leur tour les radicayx
frappent de leurs malédictions la mémoire du traitre, ils en sont
bien libres, et c’est la seule satisfaction que le gouvernement ne
put pas el n’eat pas a leur donner: i] a demandé aux tribunanx je
chatiment de Bouvier; c’était tout son devoir. Quant au tort d’avoir
été induit en erreur par de fausses piéces, les radicaux sauraient-
ils oublier qu’cux-mémes ]’ont bien facilement commis dans |’af-
faire Bourgoing, et ce tort, d’ailleurs, suffirait-il a balancer, pour
un gouvernement équilable, le mérite des services nombreux et
considérables qu’a Lyon comme & Saint-Etienne, M. Ducros a ren-
dus 4 V ordre? D’autre part, une association illicite, qui servait d’a-
gence politique aux radicaux, la Permanence, a été condamnée a
Lyon ; et les radicaux n’ont pas osé élever la voix en sa faveur, tant
le délit était manifeste, et tant, 4 voir découvrir un des fils de leur
trame, is ont jugé prudent de se taire! De ces deux faits, un seul
importe vraiment au pays: c’est celui dont ne parlent pas les radi-
caux, la culpabilité de la Permanence. ll n’y a dans la faute de Bou-
vier qu’un acte d’indigailé individuelle. La Permanence, elle, est une
société comme celles que les radicaux forment partout dans l’om-
bre, pour la propagande de leurs doctrines, et cetle société a violé
l'une des lois qui garantissent en France la paix publique. M. Buffet,
avec I’babituelle vigueur de soa ben sens et de sa franchise, a mis
ces deux vérités hors de doute dans la commission de permanence.
Les radicaux seront mal avisés de les ceniester dans ]'Assembiée,
4046 QUINZAINE POLITIQUE.
s7ils tentent jamais d’évoquer a la tribune la petite affaire Bouvier.
Dans cette méme séance, la gauche a dénoncé a la justice du
gouvernement un journal bonapartiste le Pays, coupable, assurait-
elle, d’avoir insulté 4 la Constitution, en lappelant une « ceuvn
criminclle ct malhonnéte. » Certes, la gauche edt battu des mains.
si, cette méme puissance de l'état de siége dont elle se plaint comme
d’un pouvoir despotique et inique, M. Buffet avait bien voulu s’en
servir pour en accabler le Pays: la gauche (il l’a dit d'un mot pre
cis et fort) aime 4 méler pour son profit « les honneurs de la liberté
et les avantages de l’arbitraire. » Mais l’insulte était-elle directe?
Certaine équivoque, volontaire ou non, ne la rendait-elle pas dov-
feuse? Les excuses humblement réitérées du Pays n’avaient-elles pa~
atténué outrage? Ces questions pouvaient étre posées, et M. Buffet.
en soumcitant fc cas au jugement de M. Dufaure, a, ce semble, me-
rité deux fois, sinon Ices remerciements de la gauche, sinon Ie
hommages d’une gratitude qu’il n’envie pas, du moins le respect et
la justice : car il a, comme le souhaite le libéralisme de la gauche.
préféré la sanction des tribunaux aux peines de l'état de siége:. ,
et, de plus, 11 a confié 4 un ministre que la gauche nose pas sus-
pecter, le soin de régler, dans cette affairc, la conduite du gov-
vernement. M. Dufaure a, dit-on, décidé qu’on ne pouvait pour-
suivre. Les radicaux vont-ils trainer M. Dufaure aux gémonies?
Leur politique, plus que la pudeur, les en empéchera sans doute.
Au reste, on annonce la poursuite de l’Ami de Ordre, journal lw-
napartiste de Clermont, qui n’a pas craint d'approprier a la Const
tution linsulte qu’avec une audace odieuse encore, si elle n'est qu
personnelle, /e Pays a prétendu appliquer sculement 4 deux dépu-
tés. Les radicaux pourront s’en féliciter comme d’une compensi-
tion. Pour notre part, nous nous contenterons de penser qu
M. Buffet et M. Dufaure auront sagement et honnétement agi, dan:
l’une et dans l'autre décision.
Les bonapartistes, nous le savons, sont, de tous les partis, celu
qui a violé par les plus cyniqueés attentats les constitutions de |:
France, et c’est aussi celui qui parle le plus haut de ses espérances.
celui qui se proclame le plus capable d’abroger un jour ou I’autr.
la constitu'ion du 25 février. Ses traditions, sa hardiesse et sa jar-
tance avertissent le gouvernement d’étre vigilant et ferme. Mais c:
n'est pas avec une politique tremblante de crainte ou enflamme
par l’esprit de vindicte qu’il faut veiller et résister : tous les parti:
sont égaux devant la constitution; aucun n’a de privilége dans k
mépris des lois et dans la désobéissance ; aucun non plus ne doit
étre plus rigoureusement et plus avidement frappé qu'un autre; Ic
gouvernement n’a donc 4 se Jaisser diriger, ni ici ni 1a, par les
QUINZAINE POLITIQUE. 4057
haines réciproques des radicaux et des bonapartistes. Nous ‘l’ap-
prouverons de traduire l’Am: de ordre devant les tribunaux,
comme il y a traduit la Permanence. Mais nous Vapprouverons en-
core plus de ne pas se faire du respect des lois, constitutionnelles
ou non, une arme spécialé et fidvreusement maniée pour blesser
un parti plulét qu’un autre, sclon le choix de sa vengeance; ce se-
rait le plus prompt moyen de détruire soi-méme, dans opinion
publique, la constitution dont 1} est le gardicn:
Au milicu de ces réclamations tumultueuses de La gauche, nous
assistons au spectacle édifiant des dissensions qui en déchirent
Vunité. M. Gambetta renié par M. Naquet ct chatié par M. Buffenoir;
M. Gambetta accusé de modérantisme, comme si la barre de lu
Convention était déja dresséc; M. Gambetta, qui n’a pas voulu
abandonner les furicux et les chimériques, conspué ct déserté par
cux : mous n’attendions pas si tot cette grande trahison. Mais ‘qui
de nous ne I’a cent fois prédite? Qui de nous ignore que, par une
fatalité de la logique elle-méme, un parti, qui n’a pas de vues fixes
sur la nature du gouvernement, et qui ne sait, ce semble, en insti-
tuer que le nom seul danis les faits, doit t6f ou tard se diviser, 4
cause de l'incohérence de ses doctrines? Qni de nous ignore qu’il
y a, dans le parti républicain, des traditions de jalousie et de dé-
fiance, qu’irrite d’heure en heure la convoitise de la popularité, 4
mesure que le populaire régne plus souverainement et qu’il distribue
plus librement ses titres ct ses faveurs? Ce n’est pas, en vérité, cette
discorde de l’extréme gauche qui nous étonne : le radicalisme a
trop d’appétits, pour que les mille bouches qu’il ouvre 4 la curée ne
hurlent pas Pune contre autre, 4 l occasion. Mais ces disputes de
son avidité ne commencent d’ordinaire qu’autour de la proie. Or la
proie n’est pas préte, Dicu merci. Et c’est cette hate seulement qui
nous étonne ; c'est ce qu’il y a de prématuré dans les coups et dans
les cris de ce parti qui se déchire. Au reste, tant micux! La
« queue » que M. Gambetta n’a pas voulu « couper, » se sépare de
lui spontanément ; il y perd le mérite d’avoir opéré lui-méme la
séparation; ct nous aimons & croiie qu'aucun Mercure n’aura la
vertu de rattacher ces‘troncons désunis du radicalisme. Le centre
gauche, grace 4 la lecon anticipée de cet événement, comprendra-
t-il mieux tout ce qu'il y a de dangereux dans l’amitié d'alliés sem-
blables ? Ou faudra-t-il que, pour l’instruire, histoire du passé sc
renouvelle tout entiére dans la précaire fortune du présent ov vit la
France, de ce présent out elle respire & peine? Le ciel le préscrve, et
sauve notre patrie et la société d'une si cruelle expérience ! C'est
assez de savoir d’avance, par les luttes fraternelles des radicaux,
comment leur république se morcellerait et pourrait briser avec
1078 QUINZAINE POLITIQUE:
elle cette France affaiblie et mutilée, a laquelle les dates de sep-
tembre apportaient hier, dans leurs souvenirs funébres, tant d’a-
vertissements nationaux et politiques !
Quel que soit le tapage ot les radicaux viennent de se démener,
ces émotions ne sont pas des crises. Leurs cris n’éveillent pas la
France dans son repos; et M. Raoul Duval, célébrant l’Empuire dans
les agapes normandes ou M. Janvier de la Motte lui tient compagnie
si respectablement, M. Raoul Duval, qui est un peu dans son be-
napartisme tribunitien l’émule de M. Gambetta, ne souléve pas da
vantage le pays : pour.cette apologie de l’Empire, il n’a pas assez
pris garde que la mémoire de Sedan était trop voisine; ct puns, la
voix de M. Raoul Duval a perdu quelque chose de sa force, a menter
de banc en banc dans ]’Assemblée, tandis que son ambition émi-
grait de politique en politique en passant d’un parti a l’autre. fe
discours ne nous laisse d’autre regret que d’avoir été précédé d'une
lettre de M. la Ronciére le Noury, que, par respect de la discipline
et par amour du drapeau, il n’aurait pas dd écrire de son vaisseat
amiral. Nous entendrons bientét d’autres discours, sans doute : Ié-
loquence d'un Francais, qui est député, ne sait guére rester oisive;
et c'est un si long silence chez nous que de n’avoir pas parlé pen-
dant six semaines, ne fit-ce que dans un comité agricole ou dans
une de ces petites réunions privées de cing ou six cents: personnes
dans lesquelles les radicaux ont le bonheur de ne rassembler que
des fréres! Ces harangues et ces toasts seront une distraction passa-
gére dont les journaux jouiront surtout. Mais jusqu’a la fin des ve
cances parlementaires, la France, nous en avons un espoir confiant.
continuera de gouter la paix ot elle sommeille 4 demi depuis le
40 aout.
Cette paix, que nous nous réjouissons de sentir 4 l’intérieur,
nous la voyons aussi dans tous les rapports de la France avec Ié-
tranger. Elle est surtout la ot la nécessité commande le plus impé-
rieusement qu’elle soit, nous voulons dire sur notre frontiére des
Vosges. Car, des deux cétés de ces sanglantes hauteurs, il n’y a pas,
dans les minimes incidents dont on parle d'une presse 4 l'autre, la
plus petite place pour une querelle, méme d’Allemand. Que 1’Alle-
magne célébre par des fétes plus ou moins pompeuses l’honneur et
le profit de Sedan, nous savons bien qu’un tel plaisir est tout a
fait son droit; et nous savons aussi que la France a des arcs de
triomphe, of des choeurs de victoires, parmi lesquelles on entend
celles d'léna et d’Eylau, chantent sous l’airain ou la pierre, avec
Yimmortelle voix de l'histoire. Que l’Allemagne éléve 4 Arminias
une statue gigantesque dans l'ancienne forét de Teutoberg, comme
si la gloire de Sedan avait commencé la: soit; il ne nous déplait
QUINZAINE POLITIQUS. 1079
pas tant que, mame pour rappeler aux races latines les disgraces de
la fortune, on associe les génies et les grands noms de Rome et de
la France; et puis, les races latines qu’on prétend humilier aux pieds
de ce traitre germain, se souviennent, pour leur consolation et leur
espérance, que, dans l’intervalle des sidécles, Germanicus, Marc-Au-
réle, Robert le Fort, Philippe-Auguste, Condé, Turenne, Moreau, Na-
poléon I*, ont paru derridre l’ombre de Varus. Enfin, que des pélerins
allemands, ay nombre académique de quarante, viennent «lésaitérer
leur foi 4 l'une de nos sources saintes, nous ne nous inguiétans nulle-
ment de leur passage :.ce n'est pas une invasion. La France conaait et
pratique la liberté des priéres; elle ne dispute pas 4 Dieu }’ hospite-
lité de ses églises. Elle a assez de générosité chrétienne et nationale
pour laisser s’agenouiller 4 l'un des autels od elle a pu pleurer ses
derniers malheurs, ceux mémes dont le fer a meurtri ou mutilé
notre patrie. D’ailleurs, cette visite pieuse nous honore bien un
peu: les Allemands viennent sur cette terre, qu’en 1870 ils di-
saient profanc comme une Babylone et indigne d’étre babitée de
Dieu, ils viennent reconnaitre. qu'elle a des sanctuaines ou Dieu
se laisse approcher de plus prés par les mes. En somme, aveun
de ces meidents ne vaut la peine que la France s'en occupe. Si nous
avions 4 remarquer quelque chese dans les relations des deux pays,
nous aimerions mieux recucillir les paroles pacifiques et amuicales
pour la France que le prince impérial d’Allemagne a bien voulu
prononcer a Cologne. Puissent ces paroles ¢tre une régle agréable i
la politique de M. de Bismark ! La France le souhaite avec une sin-
cérilé dont nul ne peut douter.
La guerre civile qui dévasie le nord de l’Espagne a eu pour les
earlistes, dans ces derniéres semaines, des coups graves et qui di-
minuent leurs forces. La prise de la Seo d'Urgel, évidemment, res-
serre autour d’eux le cercle de leurs adversaires. Leur courage ne
parait pas amoindri par ces revers, il est vrai; don Carlos a tou-
jours une armée, qu’abrite une forteresse de grandes montagnes ;
et Espagne est la pays des choses extraordinaires: On ne saurait
donc encore inférer de cette nouvelle que la lutte soit prés de s’a-
chever. Au contraire, la guerre s'apaise en Herzégovine. Les insur-
gés, voyant la Serbie et le Montenegro contenus, ont commencé a
désespérer. Les Turcs ont débloqué Trébigne, et, si nos devons en
croire les dépéches trop souvent contradictoires qui arrivent des
bords du Danube et de Constantinople, leurs troupes pourraient, dés
ce moment, parcourir librement tout Ic territoire de |'Herzégovine
comme de la Bosnie. Que le bruit des armes cesse tout 4 fait dans ce
fragile empire du sultan, et que, la paix ainsi rétablie, les consuls
des grandes puissances assurent, dans leurs conferences avec Server-
2060 QUINZAINE POLITIQUE.
Pacha, un sort plus doux aux malheurcuses populations dont la
Turquie opprime la race ou la religion, la France n’a pas d’autre
désir a concevoir, dans ‘l'état actuel de sa fortune. Car Pheure n'est
pas propice pour ellc; ses victoires de.Crimée n'ont plus de valeur
que celle d’un souvenir; et, par malheur, une perturbation en
Orient, comme la chute de l’empire turc, pourrait avoir aujour-
d’hui son contre-coup jusque sur notre faible. frontiére : art et
la force de M. de Bismark ont opéré de plus difficiles prodiges !
Nous laissons au temps le soi d’éclairer quelques-uns des my=
téres qui couvrent ces troubles de l’Herzégovine. On a raconté dive-
sement, 4 Londres, 4 Berlin, 4 Vienne et & Saint-Pétersbourg, I’or-
gine de l’insurrection; et plus d'une fois, nous avons tressailli
d’étonnement a entendre comment parlaient 4 Londres lord Russell
et certains journaux anglais,‘ Berlin les interprétes de M. de Bis-
mark, et ailleurs ceux du prince Gortschakoff. La Russie respec-
tueuse de la paix turque, avec une réserve si Jalouse et lant de bonne
volonté! L’Angleterre si disposée A laisser la Turquie se démen-
brer, ou du moins se décomposer en autant de vassalités que de
provinces ! L’Allemagne afféctant tant d’abnégation, et conjurant
l’Autriche de recevoir sans crainte, sous sa paternelle autorité, ce:
populations slaves qui veulent étre affranchies du musulman ! Assv-
rément, ceux des journaux qui nous représentaient avec ces divers
caractéres, nouveaux pour nous, l’opinion et la volonté de ces trois
purssances, étaient bien propres 4 nous étonner. Nous le répétons :
il est bon de laisser aujourd’hui sous leurs voiles ces choses étrar-
gement curieuses de l‘Orient. Pour nous, nous avons eu les regard:
toujours attachés sur Vienne. C'est 14 qu’on tenait les rénes des éve-
nements. Si l'Autriche avait complaisamment cédé aux excitations
qui l’encourageaient 4 se montrer ambiticuse, son ambition dor-
nait le branle 4 celle de tous ces désintéressés ; et nous ne pensions
‘pas sans frayeur aux compensations que toutes ces grandeurs, qui
se prétendent encore incomplétes, ‘auraicnt pu réclamer dans wu.
remaniement de la Turquie et de l'Europe. L’Autriche a vu le péni
général et le sien : ellea gardé soigneusement sa neutralité, et, si
elle a ainsi maintenu la paix en Orient, elle a garanti )’Burope d:
plus d’un changement redoutable. C’est un service européen, don!
la France, plus qu’aucun autre peuple, doit étre et sera reconnai~
sante 4 la sagesse politique du cabinet de Vienne.
Pendant ccs combats et devant ces difficultés sur lesquelle
lépée se léve partout d’un premicr mouvement, comme si le fer
seul pouvait encore ou devait toujours les trancher, un congrés de
savants, soit législateurs soit philosophes, se tient & la Haye et
disserte sur les moyens d’éterniser la paix dans Vunivers. On
QOUINZAINE: POLITIQUE. . . 1084
sait comment, Pannée derniére, le congrés de Bruxelles, ot la
Russie poyrtant. parlait de sa. voix puissante, a pu « codifier Jes
lois de la guerre. » Nous craignons que celui, de.la Haye ne soit pas
plus: heureux. Ses réves, nous le déclarons. volontiers, sent aima-
bles, et nous pourrons — leur sourire un jour quand la France
n’qura plus besoin de toute sa virilité pour réparer sa fortune ct
pour sauver ce qui lui reste. d’existence, de, sécurité ou de gloire.
Nous ne raillons pas ces songes : ¢ ‘est dans les mirages de l’utopie,
Nous nous en souvenons, qu’a d’abord paru plus d’un des: biens.de
notre civilisation moderne. Que Ie congrés de la Haye regoive nos
hommages, mais qu'il nous permette de Jui refuser notre foi. En
attendant la paix universelle et perpétuelle, la France fera bien. de
fortifier son cceur par la pensée du danger, et d’habituer sa main
au fusil comme a la charrue etd l’outil : Phumanité a été assez
chére 4 la France; c’est au salutaire égoisme de la patrie d’étre
aujourd’hui son seul devoir. Nous conseillerons donc aux, gens
de-bicn rassemblés 4 la Haye de chercher courageusement le secret
qui peut empécher d’ensanglanter les bornes des peuples et d’ar-
racher & une nation une Alsace-Lorraine. Mais, en méme temps,
nous suivrons avec plaisir nos manceuvres d’automne et nous féli-
citerons nos réservistes de se préparer a ‘Pavenir, comme si les pa-
cifiques de la Haye ne devaient jamais voir leurs lois bientaisantes
couverner l'Europe ni méme I’Océanie !
-Aucuste Boucuer.
L'un des gérants: CHARLES BOUNIOL.
ee ee a me
SARIS. - IMP. SIMON RAGON ET COMP., RUE WERFURTE, {.
LETTRES INKDITES DE FSNELON
Publides par l'abbé V. Vantagua. -~ Paris, ¥. Palmé, édil.
Fénelon garde de nombreux admirateurs, de nombreux amis, en dépit
d'une critique qui, pour mieux ‘exalter Bossuet, a prétenda voir dans sen
rival un esprit chimérique et un novateur téméraire. Admirans l'évégne
de Meaux, ne lui égalonas méme personne; laissons-le, si j’ose ainsi
parler, dans l’isolement sublime d'une gloire incomparable; mais, en
méme temps, godtons chez Fénelon un sens exquis, des talents, des
graces et des vertus qui élévent notre 4me en Ia charmant. Ni en hittére-
ture, ni ailleurs, (envieuse pauvreté d'un exelusif amour ne vant rien;
unissons dans notre religieux enthousiasme Bossuel et Fénelon récoenct
liés, et disons de l'un et de l'autre : Ce sont deux puissants dieuc...
Le petit volume que M. l’abbé Verlaque vient de publier sera bien rega,
je pense, des admirateurs de Fénelon, car it achéve de nous te faire con-
naitre sous un de ses aspects les plus intéressants et a l'une des épogues bes
moins étudiées de sa carriére. Avant d'étre le précepteur du duc de Bour-
gogne, avant de s’asseoir sur le siége arehiépiscopal et princier de Cambrai,
avant de soulenir contre Bossuet cette lutte infatigable, ardente, subtile par-
fois, ot la dé.aite fut triomphante 4 envi d‘une victoire, Fénelon avait été
missionnaire dans ta Saintonge et dans le Poitou; lui-méme, dans la plupart
des lettres que nous annongons, rend compte de ses travaux apostoliques
4 la duchesse de Beauvilliers et surtout au marquis de Seignelay, minis-
tre de la marine. C'est dans les années qui suivirent la révocation de l’édit
de Nantes, et auprés des protestants atteints par cette rigoureuse mesure,
que Fénelon exerca son zéle. Les réformés, nombreux encore dans nos
provinces de l’Uuest, étaient en proie 4 d’dpres ressentiments, 4 d’impla-
cables. coléres; se faire écouter d’ewx, lea amener 4 godter, a embrasser,
par la seule force de la persuasion, la doctrine catholique, était une
ceuvre malaisée ; 4 peine pouvait-on se promettre quelque succés; Féne-
lon et ses collaborateurs, Fleury, Langeron et plusieurs autres, tentérent
cependant I’entreprise, et souvent ils réussirent. La méthode qu’ils adop
térent est celle qu’ont suivie les docteurs et les saints, celle qu’en c
temps-l4 Bourdaloue suivait dans ses missions du Languedoc et des Cé
vennes. Fénelon traita les protestants de l'Aunis et du Poitou comme
saint Augustin avait traité les donatistes; ses charitables ménagements
le firent méme accuser d’une condescendance excessive par des hommes
irréfléchis ou emportés. A l'aide de ces ménagements et par un habile tem-
pérament de douceur et d'énergie, le jeune missionnaire surmonta des
obstacles contre lesquels d'autres se fussent brisés, et réconcilia avec
l'Eglise des populations qui depuis lors lui ont gardé une constante et
courageuse fidélité. Comme I'a remarqué le cardinal de Bausset, ce sont
ces populations qui, 4 ta fin du dernier siécle, ont montré au catholicisme
proscrit l'attachement le plus ferme et le plus intrépide : la Vendée s’est
rangée en armes autour des autels que Fénelon avait relevés!
Parmi les lettres jusqu’é présent inédites de l’apétre du Poitou et de
la Saintonge, M. l’abbé Verlaque en a inséré plusieurs que lon connaissait
déja. J'indiquerai entre autres une lettre 4 la duchesse de Noailles et une
4 la marquise d’Aligre. Cette légére critique — cette vétille, si l’en veut.
— laisse. au recue | de M. Verla jue tout son mérite. Ces lettres, que je
connais, que je godte depuis longtemps, sont comme de vieux amis qu'on
ne se lasse pas de rencontrer; pourrais-je me plaindre de !'éditeur qui
me lesa fait lire une fois de plus ?
Avcostix Larcenr.
Prétre de l’Orateire.
VARNA
FRAGMENT D'UNE HISTOIRE DE LA GUERRE DE CRIMEE
I. Idée premiére d’une attaque contre Sébastopol. — II. La Dobroudscha. —
lif, L’incendie de Varna. — IV. L’embarquement.
Le 23 juin 1854, le jour méme ow le prince Gortchakof levait le
siége de Silistrie, l’empereur Napoléon Ill adressait, de Saint-Cloud,
au maréchal de Saint-Arnaud, 4 Varna, une lettre dont le ton n’é-
tait ni satisfait ni satisfaisant. L’empcreur, en effet, reprochait au
maréchal d’avoir négligé l’occasion de jeter les Russes dans le Da-
nube; puis, comme il était absolument nécessaire de faire quelque
chose, de frapper un coup avant la fin de la campagne, il nommait
vaguement deux objectifs entre lesquels on pouvait choisir : Anapa
ou la Crimée. Huit jours aprés, le 4° juillet, le maréchal Vaillant,
ministre de la guerre, expédiait au général en chef de l’armée fran-
caise un télégramme ainsi congu : « En admettant que le siége de
Silistrie soit levé, restez dans le voisinage de Varna et ne descendez
pas au Danube. On veut que l’armée soit toujours préte a étre em-
portée par la flotte. » Que signifiait ce laconisme énigmatique? A
Londres, on était bien autrement explicite, parce qu’on y avait une
résolution fortement prise. La retraite des Russes 4 peine connue,
des instructions précises avaient été adressées 4 lord Raglan, le
29 juin, par les ministres de la reine. Il lui était interdit expressé-
ment d’entrer dans la Dobroudscha et de poursuivre |’ennemi au
dela du Danube. De toutes les expéditions possibles, aucune, aux
yeux du gouvernement anglais, n’était ni mieux indiquée ni plus
m. sin. T. LXIv (c* pe La coiect.). 6* uv. 25 Seprensae 1875. 0
4084 VARNA.
nécessaire que le siége de Sébastopol. Pour mener a bien cette en-
treprise capitale, il fallait surtout la mencr promptement, prévenir
l’arrivée des renforts ennemis, et, par conséquent, se concerter au
plus vite avec le maréchal de Saint-Arnaud et les commandants des
flottes. Un corps turc, commandé par des officiers francais et an-
olais, serait chargé d’occuper l’isthme de Pérékop, tandis qu'une
flottille, passant de force le détroit d’léni-Kalé, intercepterait les
communications de la Russie avec la Crimée par la mer d’Azof. Il
n’y aurait qu’une disproportion évidente entre les forces de l’attaque
et celles de la défense qui pourrait empécher I’exécution de ce grand
projet; nulle autre considération ne saurait entrer en ligne de
compte. Si, aprés un mur examen, lord Raglan et le maréchal de
Saint-Arnaud s’accordaient cependant pour le juger impraticable,
alors seulement les alliés devraient se rabattre sur les seules posi-
tions maritimes que les Russes n’eussent pas évacuées en (ir-
cassie, Anapa et Soukoum-Kalé. En méme tenips, un corps oite
man, débarqué sur le point le plus favorable, ferait sa jonction
avec les montagnards indépendants du Caucase, les Tcherkesses de
Schamyl, et marcherait avec eux sur Tiflis que menacerait, de son
cété, Parmée turque d’Asie, réorganisée par de bons chefs, renforcév
dans son effectif, et relevée moralement de ses trop nombreux échecs.
En faisant communiquer ces instructions au gouvernement fran-
cais par son ambassadeur, le gouvernement de la reine demandail
qu'il en fat envoyé de telle sorte au maréchal de Saint-Arnaud que
le concert put s’établir sans retard entre lord Raglan et lui. Mais.
par une fatale coincidence, M. Drouyn de Lhuys recevait en méme
temps du baron de Hibner, ambassadeur d’Autriche, l’annonce de
entrée prochaine des Autrichiens en Valachie, avec le souhait, suf
fisamment exprimé, du concours effectif des armées auxiliaires.
« Je n’ai pris aucun engagement positif, écrivait au comte Wa
lewski, 4 Londres, le ministre des affaires étrangéres; mats j’al
laissé espérer que le voeu du cabinet de Vienne pourrait étre rem-
pli. » Et il ajoutait, en soulignant les mots : « L’empereur le déstre
beaucoup. » Grand était donc l’embarras du gouvernement frang¢ats.
d’autant plus qu’au plan de Londres et au plan de Vienne il fallait
ajouter un plan personnel au ministre de la guerre. Laissant les
Autrichiens et les Turcs tenir téte aux Russes dans les Principautés.
Je maréchal Vaillant aurait eu l'idée de porter par mer les alliés sur
Akerman, sur Odessa ou méme sur Pérékop, et d’appeler en méme
temps, par le littoral dela mer Noire, dans la presqu’ile de Taman.
en face de Kertch, Schamy] et ses Tcherkesses. C’edt été la prépara-
tion d’une expédition ultérieure en Crimée. Quant 4 faire attaquer
par les troupes anglo-frangaises Anapa et Soukoum-Kalé, le minis-
VARNA. 1085
tre de la guerre y répugnait fort, parce qu’il voulait, avant tout,
rester en communication avec l’Autriche. [Il avait méme une forte
tendance 4 souscrire, comme l’empereur, au voeu du cabinet de
Vienne, sans renonccr 4 prendre une expédition en Crimée pour fin
derniére. Tel était ce plan oscillant, mal équilibré, dont le seul mé-
rite, politique bien plus que militaire, était d’essayer un accord,
unc transaction entre les vues trés-opposées de l’Angleterre ct de
)Autriche. A Vienne, l’intérét supréme était qu'il n’y et jamais
plus de soldats russes dans les Principautés ; il était essenticllement, .
4 Londres, dans la destruction de la flotte russe et de Sébastopol.
La Crimée! L’empereur ct le maréchal de Saint-Arnaud l’avaient
Yun et l’autre quelquefois, sans doute, entrevue dans leurs réves.
Au mois de janvier 14854, le général Baraguey-d'Hillicrs, alors am-
bassadeur 4 Constantinople, avait été invité 4 fournir, sans délai,
toutes les informations « dont le gouvernement aurait besoin en cas
d’une attaque contre Sébastopol.» En effet Sebastopol était l'un des
termes mal définis entre Iesquels flottaient les instructions vagues
que l’empereur avait remises, le 12 avril, au maréchal de Saint-
Arnaud. « La Crimée! s’écriait le maréchal au moment de s’em-
barquer 4 Marseille, la Crimée! c’est un joyau; j’en réve, et j’es-
pére que la prudence ne me défendra pas de l’éter aux Russes. »
Plus tard, il écrivait de Gallipoli, le 3 juin, 4 Pun de ses fréres:
« Je me meurs d’envie de voir Sébastopol, parce que j’ai dans l’idée
qu’il y a quelque chose a faire par la. » Mais le méme jour, avec
son autre frére, il ajoutait ce correctif : « La Crimée était mon idéc
favorite ; j’ai pali sur ses plans. J’ai envisagé d’abord cette conquéte
comme un sérieux ect beau coup de main; mais j'ai vu les embar-
quements et les débarquements, ct je dis que, pour faire une des-
cente en Crimée, 1! faut de longs préparatifs, une campagne entiére,
eent mille hommes peut-étre, et toutes les ressources des flottes fran-
caises et anglaiscs réunies, plus mille transports du commerce. »
Le 9 juillet enfin, répondant 4 la lettre impériale du 23 juin, il di-
sait expressément : « Votre Majesté, pénétrée comme moi de la né-
cessité de frapper un coup, de faire quelque chose cette campagne,
parle de la Crimée et d’Anapa. J'ai dit 4 ’empereur, au sujet de la
Crimée, toute ma pensée, celle de lord Raglan, celle des deux ami-
raux. Pour entreprendre une grande chose, il faut de grands
moyens; nous n’en possédons aucun‘. Depuis six mois, on de-
mande de tous cétés au ministre de la marine des chalands, des
canonniéres, des bateaux plats, etc., enfin les moyens de débar-
quement indispensables a une armée opérant devant un ennemi
4 Souligné doublement.
4086 VARNA.
fort et sur ses gardes. Le ministre a répondu, il y a huit jours,
dans unc lettre qui a été mise sous mes yeux par |’amiral Hamelin,
que la question était a l'étude. Sire, il faut une année de préparatifs
pour pouvoir faire en Crimée une descente qui ait quelque chance
de réussite. » C’était donc sur Anapa qu'il portait ses vues. Lord
Raglan se proposait d’y envoyer huit ou neuf mille hommes, quinze
piéces de campagne et huit de siége. Il y aurait vingt mille Fran-
cais avec trente bouches a feu; réduit méme 4 cet effectif, le corps
expéditionnaire ne pouvait étre transporté par les escadres réunies
des vice-amiraux Hamelin et Bruat, si l’on n’y joignait pas dix gros
batiments 4 vapeur; de plus, il fallait attendre encore un mois
trente chalands que Je maréchal faisait construire 4 l’arsenal de
Constantinople. « Que Votre Majesté, ajoutait-il, veuille bien juger,
d’aprés les préparatifs que nécessitera une petite expédition contre
Anapa, de ce qu’il faudra employcr contre la Crimée. Maintenant
les événements, qui marchent toujours pendant que nous écrivons,
nous permettront-ils d’agir contre Anapa? Personne ne peut le dire;
mais nous nous préparons. Depuis le 23 juin ils ont marché, et il y
a loin de Varna 4 Paris. Votre Majesté en sait probablement plus
que moi sur les intentions de l’Autriche; elle sait sans doute aussi
que le gouvernement autrichien vient de faire un pas de plus vers
nous. Le major Kalik a été désigné pour se rendre au quartier géné-
ral d’Omer-Pacha, s’entendre et conférer avec les commandants en
chef des armées alliées sur les opérations ultérieures. Lord Raglan
ct moi nous l’attendons. C’est 4 la suite de cette conférence que nous
pourrons décider ce que nous devrons sagement faire. Lord Raglan
n'est pas plus que moi enclin a aller chercher des fiévres sur les
bords du Danube. »
En ce moment méme, Ies alliés couraient, sans s’en douter, le
risque d’y étre entrainés malgré eux. Le commandant du corps de
Routchouk, Hassan-Pacha, croyant que Djourdjevo était & peu prés
complétement évacué par les Russes, avait fait passer des troupes
dans l’ile de Mokano, et commengait 4 débarquer, le 7 juillet, sur
Ja rive gauche, lorsqu’il vit arriver sur lui toute une division, com-
mandéc par le général Soimonof. La lutte la plus acharnée s’eng
gea pour ne finir qu’avec le jour. Les pertes des deux cOtés étaient
considérables; mais les Turcs avaient gardé leurs positions et les
Russes, qui s’étaient vainement efforcés de les jeter dans le fleuve,
abandonnérent pendant la nuit le champ de bataille, pour rentrer
a Djourdjevo. Emu des suites graves que cette affaire, si elle avait
mal tourné, aurait pu avoir, Omer-Pacha défendit 4 ses lieute-
‘as cc solreprende aucun mouvement offensif sans ses ordres
ormels.
VARNA. 1087
A Varna, le quartier général du maréchal de Saint-Arnaud était
devenu comme un petit congrés militaire. On y voyait une cinquan-
taine de chefs tcherkesses, cunduits par un lieutenant de Schamyl,
un naib; mais ces guerriers, qui ne demandaient que des armes et
de la poudre, paraissaient peu disposés 4 descendre de leurs mon-
tagnes pour se battre en plaine, et surtout 4 se joindre aux Turcs
qu'ils n’aimaient pas. On y voyait un officier autrichien, le lieute-
nant-colonel de Loeventhal', accrédité auprés du maréchal et de
lord Raglan par le général de Hess, commandant des forces autri-
chiennes en Transylvanie. Les généraux alliés étaient obligés de se
tenir avec lui sur la réserve : lord Raglan n’avait pas encore recu
Jes instructions que son gouvernement lui avait expédiées le 29 juin;
le maréchal attendait les ordres que je télégramme du 4* Juillet
lui faisait seulement pressentir. « Ces ordres, quels qu’ils soient,
me rendront heureux, écrivait-il le 14 juillet, parce qu’ils apporte-
ront une donnée certaine au milieu d’une situation dont le vague ©
et l’incertitude dépassent la mesure et forment le probléme le plus
singulier qui se soit peut-étre produit dans Vhistoire de la guerre:
c'est celui que présentent quatre armées? parfaitement indépen-
dantes l’une de l’autre, marchant vers un but politique qui n’est pro-
bablement pas le méme pour toutes, en sorte qu’il n’est pas permis
de dire 4 l’avance qu’une ligne militaire commune soit possible : le
tout en présence d’une urgence qui se définit par un reste de sept
semaines de beau temps. » |
Trois jours plus tard tout s’éclairait. Lord Raglan avait ses dépé-
ches, il les communiquait 4 son collégue; celui-ci, que son gou-
vernement laissait sans ordres précis, lisait avidement les instruc-
tions anglaises, s’en emparait et tout d’un coup les faisait siennes.
Le 48 juillet, lord Raglan, les vice-amiraux Hamelin et Bruat, le
vice-amiral Dundas et le contre-amiral sir Edmund Lyons, s’assem-
blaient chez le maréchal. Le premier déclarait que les dépéches re-
cues et communiquées par lui 4 la réunion apportaient, a son sens,
Vordre d’attaquer Sébastopol; parmi les marins, le vice-amiral
Bruat et sir Edmund Lyons étaient de cet avis; les deux autres hé-
sitaient ; le maréchal s’associait 4 lord Raglan, et l’attaque de Sé-
bastopol était décidée. « Les résolutions auxquelles le conseil réuni
chez moi s’est arrété doivent étre considérées comme définitives,
écrivait, le lendemain, le maréchal; j’applique toute mon activité
ct tous mes soins a préparer leur exécution. Je n’ai pas, 4 beaucoup
prés, sous la main tous les moyens matériels nécessaires pour ren-
1 Le colonel de Kalik était resté auprés d’Omer 4 Schumla.
2 L'armée francaise, l'armée anglaise, l'armée turque et ]’armée autrichienne.
1088 VARNA.
dre certain le succés d’une opération dont la préparation eit exis:
dcs mois entiers dans des circonstances ordinaires, mais j'ai invo-
qué le concours des amiraux de Tinan [au Pirée] et Dubourdien |a
Toulon], et j’espére réunir en temps utile assez de ressources pour
pouvoir agir dans de bonnes conditions. » Le 19, le général Canro-
bert, le colonel Trochu, le colonel Lebceuf, le commandant du génie
Sabatier, s’embarquaient 4 bord du Caradoc avec le général sit
George Brown, le licutenant-colonel d’artillerie Lake, le capitaine tu
génie Lovel, et le capitaine Wetterall. Cette commission, d'aprés ce
qu’on laissait entendre, allait reconnaitre les bouches du Danute.
Odessa, la Crimée, Anapa et toute la céte d'Abasie ; en fait, son seul
objectif était Sébastopol. Le Caradoc rejoignit les escadres moul-
Iées plus au nord, dans la rade de Baltchik, qui était meilleureque
celle de Varna. Le vice-amiral Dundas et le vice-amiral Brut
s étaient chargés de diriger ensemble la reconnaissance avec dou:
vaisseaux de ligne. Le 20, 4 bord du Montebello, le colonel Trochu
écrivait au maréchal : « J’ai trouvé l’amiral Hamelin dans les idées
sages et réfléchies qui lui sont habituelles. Les amiraux Dundas ¢
Lyons semblent tous deux avoir été conseillés par Ja nuit qu :
suivi la conférence; ils doutent ct sec montrent tout & la fois plu
circonspects et plus froids. L’amiral Bruat est plein, par continu
tion, d’une ardcur juvénile. C’est lui qui nous conduit a Sébasle-
pol, et il est bien 4 regretter que les amiraux ne s’en soient pas it
nus 4 leur premiére idée de n’y envoyer que deux vaisseaus i
vapeur : nous aurions certainement entendu quelques coups de ¢-
non. Dans tous les cas, nous nous approcherons de terre dans de
conditions de sécurité telles que nous y verrons, je l’espére, tn
clair. Nous partons, monsieur le maréchal, sans parti pris, ade
de trouver ct de vous rapporter la vérité, pénétrés de importa
des renscignements que nous allons recueillir et disposés a vw!
grandir l'objet de l’entreprise plutét que les difficultés quelle!
frira. » :
L’empereur Napoléon IMI était a Biarritz lorsqu’il avait recul:
lettre ot le maréchal de Saint-Arnaud démontrait, par |impr
tance des préparatifs commencés pour la petite expédition d Anaps.
l'impossibilité d'une grande expédition contre Sébastopol, et lem
pereur avait écrit au maréchal Vaillant qu’il fallait envoyer les or
dres pour Anapa, puisque c’était la seule chose 4 faire ; mais dats
l’entrefaite arrivait 4 Paris, le 1° aout, la lettre du 49 juillel, bet
différente, toute sur Sébastopol, et le ministre de la guerre s er
pressait de télégraphier au maréchal en ccs termes : « Vous voule:
et pouvez faire mieux ; exécutez donc ce qui aura été décidé par I
conseil de guerre. » Quatre jours aprés, il lui adressait, dans ut
VARNA. 1089
dépéche écrite, la confirmation de son télégramme, et il ajoutait :
« Le grand éloignement ot se trouve |’empereur de ses ministres
améne dans les instructions que nous donnons ou que nous rece-
vons un certain vague et des contre-ordres dont il est impossible
que vous ne soyez point un peu victime. Ainsi l’empereur parlait
d’Anapa seulement, et nous avions déja 4 Paris la lettre ot vous
expliquiez que l’expédition de Crimée était résolue. Je suis enchanté
qu'il en soit ainsi : Anapa ne menait a rien. » |
I]
Le 5 et Ic 6 juillet, aux environs de Varna, le maréchal de Saint-
Arnaud et lord Raglan avaient fait successivement 4 Omer-Pacha les
honneurs de deux belles revues; trois divisions frangaises, la pre-
miére, la troisiéme et la quatriéme, y,avaient figuré avec leur ar-
tillerie, le premier jour; le lendemain, c’était la brigade des gar-
des, grenadicrs, fusiliers, cold-stream, ct la brigade écossaise, qui
formaicnt ensemble, sous les ordres du duc de Cambridge, la pre-
miére division de l’armée anglaise. On avait applaudi également les
highlanders et les zouaves. Les troupes étaient magnifiques, pleines
d’entrain. Il n’y avait pas-beaucoup de malades dans les hdpitaux,
mais dans les camps il fallait déja compter avec les malingres.
Certaines conditions de climat et d’alimentation commencaient a
influer, parmi les Frangais notamment, sur Ja santé générale. Les
hommes faisaient abus de fruits encore verts, ct sur le plateau de
Franka, les chaudes journées étaient suivies de nuits trés-fraiches.
Vers la fin de juin, 4 Varna, le médecin en chef de l’hdpital avait
constaté un premier cas de choléra foudroyant; il y en eut un se-
cond, le 3 juillet. On apprenait en méme temps que le fléau s’était
montré en Provence, et que sur des batiments partis de Marseille
ou de Toulon il avait déja fait des victimes. Un bataillon du 5° léger,
embarqué pour |’armée d’Orient, avait ainsi perdu sept hommes
pendant la traversée. L’affreux mal semblait marcher par étapes:
le Pirée, Gallipoli, Constantinople, Andrinople, étaient successive-
ment frappés, Gallipoli surtout, avec une violence extréme. Le duc
d’Elchingen, qui avait signalé le premicr sur ce point l’apparition
du terrible ennemi le 7 juillet, atteint lui-méme le 15, mourait
le 14; le 17, le général Carbuccia était emporté en quelques heures ;
dans la scule journée du 19, on comptait quarante-trois morts. En
dix-sept jours, sur un effectif moyen de 7,800 hommes, la garnison
4000 “VARNA.
de Gallipoli en avait perdu 234; au Piree, en dix jours, la brigade
Mayran se trouvait diminuée de 105 hommes.
Le danger, 4 Varna, n’était pas 4 beaucoup prés aussi grave;
jusqu’au 19 juillet il n’y avait pas eu plus d'une trentaine de cas
bien dessinés; mais partout on constatait des symptémes avant-
coureurs de l’épidémic. Existait-il quelque moyen de soustraire
l’armée A cette fatale influence? Le 49 juillet, le maréchal de Saint-
Arnaud décida subitement une expédition dans la Dobroudscha,
comme il avait décidé, la veille, l’expédition de Crimée. L’action,
le mouvement, lui semblait le meilleur des préservatifs pour la
santé des troupes, qui avaient d’ailleurs besoin de se refaire aux
habitudes et aux fatigues de la marche; en outre, a la veille dela
grande affaire qu’il était important de tenir secréte le plus long-
temps possible, il fallait donner le change aux Russes et les retenr
hors de la Crimée par la préoccupation d’une attaque 4 souteair
sur le Danube; enfin, le maréchal voulait cssayer une troupe
nouvelle qui était de son invention et qu’il avait appelée d’un nom
superbe, les spahis d’Orient.
Il y avait dans les armées turques, 4 la suite des troupes régu-
liéres fournics par le nizam et le redif, une tourbe de gens de pied
ou de cheval, sans organisation, sans consistance, sans discipline,
qu’on nommait les baschi-bouzouks; c’étaient des hommes qui,
sans étre soumis 4 l’incorporation dans les cadres, devaient néat-
moins 4 |’Etat, personnellement et 4 leurs frais, le service de
gucrre; comme ils étaient pour la plupart Asiatiques, Ie plus grand
nombre s’étaient rattachés a4 l’armée d’Asie et n’avaient pas peu
contribué 4 ses nombreuses disgréces; mais on pouvait compter
qu'il y en avait de 20 4 30,000 a l’armée de Bulgarie. Faire de ces
irréguliers, sous des officiers francais, une cavalerie analogue aux
cosaques et suffisante pour escarmoucher contre eux, telle était une
des idées favorites du maréchal de Saint-Arnaud, et pour la tra
duire en fait il avait demandé qu’on lui envoyat d’Algeérie le géne-
ral Jusuf. Omer-Pacha tenait fort peu sans doute a ses baschi-
bouzouks ; mais c’était des vrais croyants, souvent des fanatiques,
4 faire passer sous le commandement des giaours; il y avait quel-
que danger a tenter l’aventure ; sur l’insistance du maréchal, Omer,
aprés quelque hésitation, finit par l’autoriser. L’armée francaise
avait aussi une certaine espéce de baschi-bouzouks a sa suite, des
aventuriers plus ou moins militaires de toute race et de tout pays.
d’anciens officiers tombés par leur faute dans la triste condition du
retrait d’emploi ou de la réforme. Le général Jusuf, avec l’agrément
du maréchal, trouva la-dedans des cadres pour ses baschi-bouzouks
de naissance; mais, dans les grades élevés on eut soin de n’ad-
VARNA. 4004
mettre que des officiers en activité de service et que d’honnétes
gens dans les emplois comptables. Il y eut, le 9 juin, un arrété du
maréchal portant organisation, sous le nom de spahis d’Orient,
d’un corps provisoire de cavalerie légére indigéne en huit régiments
a quatre escadrons de 128 chevaux, tout compris; le cavalier de-
vait avoir par jour un franc de solde et quatre kilogrammes d’orge
pour son cheval. Des hommes 4 qui le gouvernement turc ne don-
nait rien furent séduits par cette munificence : le 6 juillet, le chif-
fre des spahis incorporés s’élevait 4 2,427 hommes distribués en
six régiments, et qui, par les soins de l’artillerie, furent bientét
armés de fusils et de lances. « J’avais cru, écrivait, trois jours
aprés, le maréchal 4 l’empereur qui trouvait cette institution bien
couteuse, j’avais cru que les baschi-bouzouks étaient des bandits :
ce sont des soldats qui, avec le général Jusuf et ses officiers, se
montrent obéissants, disciplinés et pleins de bonne volonté. Sa Ma-
jesté ne perdra pas de vue que j’ai trés-peu de cavalerie et que les
Russes en ont une considérable et trés-bonne. Je ne peux pas érein-
ter mes cing régiments en les opposant aux nuées de cosaques que
les Russes jetteront autour de moi: ce sont les spahis d’Orient,
bien commandés ct braves, soutenus par le régiment de cavalerie
turque mis 4 ma disposition, que je leur opposerai avec avantage.
Le général Jusuf a aujourd’hui prés de 3,000 cavaliers bien montés
qui ont autant d’ordre que les spahis d’Afrique en avaient aprés six
mois d’organisation. »
L’ordre général signé par le maréchal de Saint-Arnaud, le 19
juillet, disait en termes exprés que les spahis d’Orient allaient se
porter dans la Dobroudscha pour y faire une reconnaissance, et
qu’afin d’appuyer ce mouvement, les trois premiéres divisions de
Yarmée se mettraient successivement en marche du 21 au 23. La
premiére devait se rendre 4 Mangalia, y prendre position, et de ce
point échelonner trois bataillons jusqu’a Kustendjé ow serait en-
voyé un régiment qui pourrait méme, au besoin, étre poussé de
deux marches en avant. La deuxiéme avait pour ordre d’occuper
Bazardjik, et la troisiéme Kostoudscha, en éclairant, 4 une marche
plus loin, celle-ci par une brigade, la route de Silistrie, celle-la par
des bataillons détachés, les routes de Silistrie, de Rassova et de
Mangalia. Un escadron de hussards et un convo: d’arabas, chariots
du pays attelés de boeufs ou de buffles, étaient attachés 4 chacune
des trois divisions ; la quatriéme, qui ne marchait pas, devait re-
cueillir leurs malingres prés de son campement. D’aprés le tracé de
leur itinéraire, la deuxiéme et la troisiéme ne s’éloignaient pas
beaucoup de Varna, et l’une d’elles au moins ne quittait pas du tout
la région boisée qui était parfaitement salubre ; seule, la premiére
4092 VARNA.
et les spahis d’Orient allaient toucher cette terre de mauvais re-
nom, la Dobroudscha proprement dite, mais la toucher seulement;
avant le 5 aout, tout devait étre fait et achevé.
Limité au nord et a l’ouest par le Danube, par la mer a I'est, au
sud par les fossés dits de Trajan, le quadrilatére irrégulier qu
porte le nom de Tatarie Dobroudscha serait, par la richesse de so
sol alluvial, la plus féconde ct la plus admirable des terres, si da
travaux intelligents, sailgnant les marécages, plantant des arbre.
chassant du méme coup les fiévres paludécnnes, y ramenaicat h
population avec la culture. C’était et c’est encore malheureusement
une contrée malsaine, inculte, & peu prés déserte, sans giles ¢:
sans routes. Les Russes ne s’y étaient aventurés qu'un momeil, el
e’étail leur extréme arriére-garde qu’on allait chercher pareille-
ment a l’aventure.
L’infanterie de la premicére division, moins le 1“ régiment &
zouaves, commenca son mouvement le 21 juillet; le lendemain lk
spahis la rejoignirent et prirent la téte de la colonne. Comme k
général Canrobert était parti avec la commission chargée de recon-
naitre les abords de Sébastopol, le général Espinasse faisait prov-
soirement fonction de divisionnaire, et le colonel Bourbaki con-
mandait 4 sa place la premiére brigade. Le 23, le maréchal cru
devoir modifier ses instructions du 19. Le 4°" de zouaves et les v-
vres devaient étre transportés par mer 4 Kustendjé ot toute la dit-
sion avait ordre de se réunir afin de soutenir le général Jusuf: |
deuxiéme allait appuyer de Bazardjik sur Mangalia, et la troisiem
de Kostoudscha sur Bazardjik.
Cependant les plus tristes nouvelles ne cessaient d’arriver 3
quartier-général, de Constantinople, du Pirée, de Gallipoli surlou.
D’aprés le rapport général du médecin inspecteur Michel Lév,, |
chiffre des malades, dans tous les hépitaux de l’armée, avail ple
que doublé depuis le commencement du mois ; du 416 au 22 jul.
il y était entré 696 cholériques dont 276 étaient morts. A \aw |
méme, le mal empirait. Du 22 au 23, pour un nombre égal &
quarante cas par viggt-quatre heures, il y avait eu le premier jou
14 morts, le lendemain 27. « Ces nouvelles conditions de |'élal
nitaire, écrivait le maréchal au ministre de la guerre, le 24 juille.
sont un motif de plus pour que je me félicite du mouvement qu op
rent aujourd’hui les trois premiéres divisions de l’armée, puis}
aura pour avantage de les soustraire momentanément a ]'influene
cholérique qui s’exerce ici. »
Le 28 juillet, la commission qui avait été chargée de faire da
les eaux de Sébastopol une reconnaissance maritime et mililar
était de retour 4 Varna; aussitét lord Raglan, sir Edmund Lyot.
VARNA. 1095
sir George Brown, les généraux Canrobert, de Martimprey et le co-
lonel Trochu se réunissaient chez le maréchal. A lunanimité les
commissaires déclaraient que le grand projet était réalisable avec
chance de réussir; mais, d’autre part, pouvait-on et devait-on
laisser Omer-Pacha livré sur lc Danube 4a tous les entrainements
d’une force dont la direction lui échappait et d'un cours d’événe-
ments qu'il n’était pas en état de régier seul, alors que l’appui mo-
ral et matériel des colonnes autrichiennes paraissait devoir !ui faire
encore pour quelque temps défaut? Telle fut la question que sou-
mit le maréchal de Saint-Arnaud a la conférence. Les opinions se
partagérent comme elles se partageaient entre les cabinets de Paris
et de Londres, les Anglais s’occupant moins de |’Autriche, du Da-
nube et d’Omer-Pacha que de Sébastopol, tandis que, sans négliger
Sébastopol, les Frangais prenaient plus de souci d’Omer-Pacha, du
Danube et de l’Autriche. Aprés avoir entendu les uns et les autres,
lord Raglan ct le maréchal décidérent que les appréts d’une descente
en Crimée seraient poussés avec une nouvelle ardcur. C’était quinze
jours 4 passer encore. « D’ici-la, écrivait au maréchal Vaillant le ma-
réchal de Saint-Arnaud, les événements qui auront marché sur le
Danube auront parlé et décidé la direction de nos mouvements.
Cette politique de la guerre d’Orient, toujours incertaine, toujours
expectante, déconcerte beaucoup d’esprits ardents, aiguise toutes
les impatiences, et je suis assuré qu'elle fait gloser en Angicterre
et en France ; mais cette incertitude, qui a pesé si lourdement sur
les négociations avant la guerre, pése non moins lourdement sur la
guerre elle-méme, par la raison que les armées alliées ont été con-
stituées d’abord pour étre les auxiliaires de la diplomatie dont ellcs
partagent le sort. Elles ne seront organisées pour faire la guerre
offensivement, a grande distance, en brusquant les événements, que
trop tard pour qu’elles puissent promptement mettre fin a la crise.
La prise de Sébastopol, réalisée par une courte apparition qui n'est
pas sans analogie avec un coup de main, est le seul moyen qui s’of-
fre 4 nous de sortir d’une situation si pénible pour tout le monde.
L’état de choses sur le Danube, le choléra, le parc de siége [que je
n’ai pas encore], nous permettront-ils de le saisir dans une pé-
riode de quinze jours aprés laquelle il sera trop tard? C’est ce que
vous apprendront mes premiéres dépéches. » A la fin de cette lettre
et dans une autre datée du méme jour, 29 juillet, le maréchal don-
nait au ministre quelques nouvelles de la reconnaissance dirigée
par le général Jusuf vers la Dobroudscha : « L’état sanitaire des
trois divisions qui font en ce moment au nord de Varna la prome-
nade militaire dont je vous ai rendu compte cst satisfaisant, disait-
il, et tout indique que ce déplacement déterminera les effets favo-
1094 VARNA.
rables que j’en attendais. Le général Canrobert part ce soir pour
aller reprendre le commandement de sa division ct donner les
ordres d’ensemble pour le retour. » Aprés avoir expédié son cour-
rier, le maréchal s’embarquait pour Constantinople afin d’y hater,
par sa présence, l’achévement des chalands et de tous les engins
destinés 4 l’expédition d’Anapa naguére, et qui, de ce projet mort-
né, avaient passé comme un legs & |’entreprise naissante de S-
bastopol.
Parti de Varna le 29 juillet, le général Canrobert débarquail, le
31, 4 Kustendjé. fl y trouvait sa division frappée, mutilée, luttant
sans espoir contre un ennemi sans pitié. La chaleur, la fatigue, le
manque d’eau, peut-¢ttre l’insalubrité du sol avaient combattu pour
le choléra, qui, depuis Franka, marchait dans ses rangs, spectre
invisible, attendant, pour apparaitre, l’occasion favorable et l'heure.
La division, avant le départ, comptait 10,590 hommes. Elle qui-
tait son campement le 24 juillet, impatiente de voir les Russes,
allégre, joyeuse, charmée de traverser des bois, des ruisseaux, des
ravins tapissés de verdure ; mais 4 la hauteur de Baltchik le paysage
changeait tout 4 coup. De la jusqu’é Kustendjé, le terrain s'abais-
sait par une pente insensible; plus d’arbres : de hautes herbes,
desséchées, ondulant comme les flots sous le vent de mer; plus
d’eaux courantes : de distance en distance des lagunes saumiatres,
des puits mal entretenus, souvent comblés, presque toujours fét-
des; des villages misérables et déserts : 4 l’approche de la colonne,
les habitants disparaissaient avec leur bétail dans les profondeurs
de la plaine. Le 25 juillet, la division bivouaquait aux environs de
Mangalia ; elle n’avait eu, depuis son départ, que quatre cholér-
ques, frappés dés la premiére étape. La marche, courte le 26, fut,
les deux jours suivants, longue et pénible, sous le poids d’une cha-
leur accablante; le 28, la colonne, dépassant Kustendjé, s‘arréla
prés d’une lagune, au village de Pollas. Le choléra s’était déclaré;
depuis la veille, il avait touché vingt-sept hommes.
Le 1" régiment de zouaves, venu par mer a Kustendjé le 25, n'2-
vait pas, en débarquant, un seul cholérique; le lendemain et le
surlendemain, il en eut huit; le 28, plus de cinquante. Ce jourla,
ses deux bataillons avaient recu du général Espinasse l'ordre de
partir, sac au dos, afin de soutenir les spahis d’Orient. Des cov-
reurs que les Russes, en évacuant la Dobroudscha, avaicnt laissés
pour battre l’estrade et donner des nouvelles, étaient signalés a Ka-
garlik, et le général Jusuf avait hate de les joindre. « Nous avons
mordu sur les Russes et brilé de la poudre avec leurs cosaques, »
écrivait-il aprés un court engagement qui ne valait pas ce beau
style. En somme, les anciens baschi-bouzouks y avaient assez mal
VARNA. 4005
fait, en laissant aller leurs officiers presque seuls 4 la charge : c’é-
tait ainsi que le capitaine du Preuil avait recu huit coups de lance,
heureusement sans gravilé. Le lendemain 29, le général Jusuf
poussait jusqu’a Doukoundjé, 447 ou 18 kilométres au dela de Ka-
garlik, et célébrait avec un nouvel enthousiasme une nouvelle ren-
contre. Il attcignait du coup les limites de ce qu’en fait de bulle-
tins militaires on nommait, entre africazns, la fantasia : « Nos spa-
his d’Orient, s’écriait-il, ont fait des merveilles; ils se sont battus
comme des lions, et les officiers francais qui les commandent
avaient toutes les peines du monde & contenir leur ardeur et 4 met-
tre dans leurs mouvements |’ordre et l'ensemble qui assure le suc-
cés. La journée d’hier m’avait laissé quelque doute sur leur entrain;
le combat d’aujourd’hui les a réhabilités dans mon estime; mais je
suis désolé d’avoir 4 vous confier qu’ils ont sali leur succés par des
actes d'une barbarie indigne d’une nation qui se respecte. » Comme
les Arabes, ni plus ni moins féroces, les spahis d’Orient avaient
coupé des tétes, et, aprés le dégoudt de se les voir offrir, le général
Jusuf avait eu la déplaisante obligation d’écrire au commandant
des cosaques pour désavouer, au nom de l’armée frangaise, une -
atrocité révoltante. Les zouaves, quoique partis sans sacs cette fois, -
et au pas de course, n’avaient pas pu, en suivant d’assez prés les
spahis, les empécher de la commettre. Un violent orage les avait
surpris 4 moitié route, et le choléra contraints 4 rétrograder. Parmi
‘des hommes haletants, trempés de sueur, inondés de pluie, le fléau
n’avait eu qu’a prendre au hasard. « L’épidémie offre un caractére
alarmant, disait le général Jusuf; les hommes tombent foudroyés,
et la mort les saisit avant qu’on ait pu leur donner des soins. » Le
retour fut lent et douloureux; les arabas qu’on avait fait venir en
hate de Kagarlik ne suffisaient pas pour ramener les victimes; il fal-
lut porter le plus grand nombre & bras jusqu’a l’ambulance. Elle
recutainsi d’un seul coup quatre-vingts mourants ; les morts étaient
déja confiés 4 la terre. Pendant cette journée fatale, la division ve-
nait de Kustendjé rejoindre 4 Kagarlik son avant-garde; marche
inutile, car, le lendemain, l’ordre était donné de reprendre le che-
min de Varna.
La retraite commenga : elle dura vingt jours. Les douze premiers,
jours néfastes, ont gravé dans la mémoire des survivants les scénes
douloureuses qui attristaient leurs regards 4 toute heure, et dont
la monotonie désespérante a plus profondément pénétré leur sou-
venir. Rien ne lassait, rien ne rebutait le zéle des médecins mili-
taires; mais ils avaient beau se multiplier dans les corps ou 4 l’am-
bulance, épuiser leur temps, leurs forces et leurs ressources, ce
qu'ils pouvaient était bien au-dessous de ce qu'il aurait fallu, de ce
1098 VARNA.
qu’ils auraicnt voulu faire : il n’y avait assez ni de médicaments,
nide boissons fortifiantes, ni méme absolument de vivres. Ce qui
manquait surtout, c’était les moyens de transports : arabas, voitu-
res d’artillerie, litiéres, cacolets, chevaux de hussards, tout était
comblé de malades; mats tous les malades ne pouvaient pas
trouver place. Alors on voyait les soldats valides se charger de ceux
qui restaient; on soutenait sous les bras ceux qui pouvaient mar-
cher encore; d’autres étaient portés sur des fusils placés en crou,
beaucoup sur des couvertures, sur des sacs de campement tran
formés en civiéres. Souvent, trop souvent, c’était quelqu’u de
porteurs qui venait a défaillir; on appelait des camarades pourk
remplacer, pour le porter lui-méme. Trop souvent aussi, les trails
crispés, la face bleuie, les membres contractés, un agonisants agilat
dans une derniére convulsion, poussait une derniére plainte; «
s’arrctait : il était mort. Alors, de la pointe de leur sabre ou te
leur baionnette, les survivants creusaient sur le bord du chemn
une fosse bien peu profonde; et quand sur le pauvre corps ik
avaient ramené un peu de terre avec des herbes séches, ils se dis
couvraient tous, l'un d’cux murmurait une courte priére, puis ik
reprenaient silencieusement leur chemin, rapportant avec soin k
sac de leur camarade, ses armes et scs cartouches; car il ne fallai
pas que l’ennemi, s’il revenait par la, se fit un trophée de ceste-
pouilles et triomphat de cette mort que le choléra seul avait faite.
Telles étaient les scénes qui se renouvelaient tous les jours. Ce!
assez que l’historien en ait tracé pour une fois l'image; c’est ase
qu’une seule csquisse ait déja fait dans sa main trembler la plume:
elle échapperait 4 qui voudrait décrire trop exactement ¢e #
cruelles doulcurs.
Sans se soucier de couvrir la retraite, en tenant avec ses cai
liers l’arriére-garde, le général Jusuf avait, au contraire, fait dem:
tour et pris les devants. On suivait 4 la trace les baschi-bouzoult,
par les morts qu’ils laissaient sans sépulture et les malades quik
abandonnaient sans secours. En arrivant 4 Kustendjé, oi ils avaiea!
passé la veille, on trouva les rues jonchées de cadavres et les mil-
sons pleines de mourants. Ce fut au bivouac de Pollas que le gent
ral Canrobert reprit le commandement de sa division. Les soldats.
mécontents du général Espinasse, se montrérent heureux de tt
trouver un chef qu’avait toujours signalé son zéle attentif aux besoin
de ses hommes. Par le batiment a vapeur le Pluton, qui partait ¢
Kustendjé pour Varna, chargé de malades, le général fit demander
qu’on envoyat d’urgence 4 Mangalia du vin, de l’eau-de-vie, du cate.
du sucre, du tabac et des vivres en quantité suffisante pour rr
placer les rations qui avaient été consommées, avariées ov pr
VARNA. 1097
dues. I] décida que Ics zouaves, quiavaient le plus souffert, seraient
ramenés.de Kustendjé comme ils y étaient venus, par mer. « Moral
toujours bon, disait laconiquement le colonel Bourbaki; du cha-
grin, mais pas de désespoir. » Le 6 aont, les deux bataillons, ou
plutot leurs débris, rentraient dans leur campement sur le platcau
de Franka. Le reste de la division quitta Kustendjé le 1° aout: elle
y laissait onze cent trente malades; deux jours aprés, elle en avait
neuf cents autres. La journée du 6, 4 Mangalia, fut particuli¢re-
ment terrible : pendant qu’on transportait des cholériqucs a bord de
la Calypso, un ouragan se déchaina soudain ; trente et un de ces mal-
heureux expirérent sur la plage méme, et vingt-cing étaient morts
sur le navire avant l’appareillage. Au débarquement a Varna, il y
eut plus d’une fois de ces fins tragiques; les malades, arrivant par
centaines, porlés par les marins, dont le dévouement fut toujours
admirable, étaient déposés sur le sable; 4 peine y demeuraient-ils,
et cependant, lorsque les infirmiers les venaient prendre pour les
mener, soit au grand hdpital de la ville, soit dans les hépitaux sous
tentes établis le long de la céte, un grand nombre avaient déja suc-
combé. Il y avait aussi des istallations hospitaliéres sur le plateau
de Franka. C’était 14 qu’on transportait les moins malades, ct qu’ils
avaient Ne plus de chances d’échapper a la mort.
La 3° division était rentrée aucamp le 4 aout, la2°le9; lai" yrentra
le 48. Elle avait eu 2,568 hommes sérieusement attcints par le cho-
léra : 4,886 étaient morts. Les deux autres divisions étaient beau-
coup moins éprouvées. Au total, dans toutes les troupes qui avaient
eu plus ou moins de part a l’expédition de la Dobroudscha, le nom-
bre des grands malades, pour employer l’expression technique,
était de 3,400, et de 2,475 celui des décédés. Le millier d’-hommes
qui faisait la différence des uns aux autres pouvait d’ailleurs étre
compris dans le chiffre absolu des pertes, car il fallait les renvoyer
en France. Encore n’avons-nous compté que les cholériques. Pour
comprendre a quel point l’armée se trouvait affaiblie, on ne doit
point oublier les hommes que d’autres affections avaient envoyés a
Phopital, ni la foule des malingres qui se trainaient dans les camps,
incapables de faire le scrvice. ll y en avait beaucoup de cette sorte
dans les troupes anglaizes, quoique le choléra n’eut frappé mortel-
lement parmi elles que 530 victimes. Malheureusement, il avait
également envahi les escadres. Pour ne citer que les vaisseaux ami-
raux, la Britannia perdit 105 hommes, la Ville-de-Paris 143, le
Montebello, prés de 200. Les marins, heureusement, pouvaient al-
ler chercher au large une atmosphére plus pure : en s’éloignant de
la cote, ils virent l’épidémie cesser. Quant aux baschi-bouzouks, ils
avaient 4 peu prés disparu. De 2,500 au départ de Varna, le général
4008 VARNA.
Jusuf en avait ramené 300 A peine. Quelle était pour tous les au-
tres la part 4 faire entre la désertion et la mort? Peu importe, \'é-
preuve était compléte. Le gouvernement turc avait déja renvoye les
siens. Proposé par le général Jusuf lui-méme, le licenciement des
spahis d’Orient fut prononcé par un arrété du 45 aout, et l'armée
francaise se vit avec bonheur débarrassée de cette canaille.
Ith
Le maréchal de Saint-Arnaud avait appris 4 Constantinople le com-
mencement du grand désastre. Des l'arrivéedu Pluton, qui ramenat
de Kustendjé 4 Varna le premier convoi de cholériques, le colonel
Trochu lui en avait envoyé, le 1* aout, la nouvelle. « Je n'ai pas
besoin de vous assurer, disait-il, que le moral et le zéle de chacun
sont 4 la hauteur des épreuves que la mauvaise fortune nous envoie.
En tout ceci, un sentiment que je n’exprime qu’avec toutes réserves.
ef pour vous seulement, vient atteindre de chéres espérances. Ja
vais la conviction, réfléchie et motivée, que l’armée d’Orient allait
répondre aux veeux de notre pays par une entreprise pleine de grat-
deur, et dont le succés assuré aurait étonné les timides : je com-
mence a douter de sa réalisation, car nous ne tarderons peut-ire
pas 4 voir toutes nos ressources médicales, et au dela, appliquées a
combattre l’ennemi qui vient nous livrer bataille. Je n’en suis pas
moins d’avis qu’il convient de taire tout ceci et de continuer acti-
vement les préparatifs. » Le maréchal était revenu le 4 a Varna; le
8, il adressait 4 l’armée, par un ordre général, les éloges que me-
ritaient le dévouement et le patriotisme de tous, & tous les degrés de
la hiérarchie militaire. Le 9, dans une lettre particuliére au mare
chal Vaillant, il épanchait ses amertumes, ses anxiétés, ses espe
rances : « Mon cher maréchal, on peut avoir |’ame bien triste ¢t
cependant bien ferme; on peut lutter contre toutes les miséres hu-
maines et méme contre toutes les calamités qui vous viennent den
haut. Je suis accoutumé a cela; mais j’avoue que, cette fois, It
preuve est dure et cruelle, et que, bien calme pour mes propre
douleurs, les souffrances de mes pauvres soldats me vont droit av
coeur. Le choléra nous foudroie et nous décime; ceux qu'il éparga
sont laissés dans un état de faiblesse et d’énervation incroyable. Jus-
quici, j’ai 2,000 morts et prés de 5,000 malades!... vous saver ave
quelles ressources pour les soigner et les guérir, méme les abriler-
Depuis quelques jours, je passe cing heures par jour au milieu des
VARNA. 4099
malades; je les encourage et je les console, et partout je retrouve la
grande nation, un moral de fer, un dévouement au-dessus de I'ad-
miration. Les soldats sont devenus des sceurs de charité. Mes let-
tres officielles vous mettront au courant de la position des troupes,
de nos pertes et de notre situation. Je m’empresse d’ajouter que le
fléau diminue et que |’état sanitaire s’améliore partout, mais lente-
ment. Les Anglais, les flottes, sont frappés comme nous, mais avec
beaucoup moins de violence. La 1‘* division est abimée; les 2°, 3°
et 4° ont beaucoup moins de mal; la 5°, déja trés-faible, est encore
affaiblie; la cavaleric est touchéc, l’artillerie un peu moins. En
présence de cette triste situation, je n’en continue pas moins mes
préparatifs pour entreprendre une expédition aussi hasardeuse que
difficile. C’est que cette expédition, si nous pouvons la faire, est
notre salut. Il faut fuir ce sépulcre de Varna, ou les fiévres, qui se
montrent déja, succéderont, dans un mois, au choléra. II faut rele-
ver l’armée par un coup de tonnerre. Le canon des Russes chassera
le mauvais air. Je ne vous parle plus de mon pare de siége, a ja-
mais regrettable, et qui ne peut plus arriver que trop tard : j’y sup-
pléerai comme je pourrai. Ainsi, mon cher maréchal, au moment
ou vous lirez cette lettre, 4 moins de contre-ordres clairs et positifs
qui me seraient apportés par le courrier que je recevrai le 13, je
serai embarqué, ou bien prés d’étre embarqué, pour la Criméc. Je
partirai plein de confiance, pénétré de la triple nécessité politique,
physique et morale, de faire cette expédition, dont j’envisage les
difficultés avec calme et sans crainte, et dont le succés avanecra
bien, s'il ne termine nos affaires. Les Anglais partagent ma con-
fiance et partageront mon entrain. Les flottes sont bicn disposées
et ardentes pour en venir aux mains. Que d’éléments de destruc-
tion! que d’éléments de suceés! Je ne peux pas me mettre dans
Vidée que 50,000 Frangais et Anglais puissent étre chassés d’un
point ou ils auront pris pied, par une armée russe, fit-elle de
80,000 hommes!... Bizot, Thiry et moi, nous pdlissons sur les
plans et les cartes. Si j’avais mon parc de siége, je vous dirais :
Sébastopol sera 4 moi avant le 10 septembre... A la grace de Dieu!...
Voila unc triste lettre et un triste tableau, mon cher maréchal, des
réalités de malheurs ct des espéranccs de gloire... Mais, au fond de
tout cela, subsiste, ferme et profonde, la volonté de faire son de-
voir et de résister 4 tout, l'amour du drapeau, le dévouement a
Vempereur. Le choléra ne peut rien ale cela, et at n’y
résistera pas. Faites des yoeux pour nous.
C’était le 9 aodt que, dans ces conten rapides, saceadées,
partout émouvantes, l’4me agitée du maréchal versait l’éloquente
expression de ses douleurs et de sa foi; le lendemain méme, elle
25 Serrenme 1875. 74
#100 VARNA.
était atteinte brusquement par un nouveau malheur. Dans la soirée
du 10, un peu aprés sept heures, on vit tout 4 coup au-dessus du bas
quartier de Varna, prés de la porte du port, tourbillonner une colonne
de fumée rougeatre ; le feu venait de prendre chez un marchand de
boissons. Dans ce quartier qui était celui des bazars, magasins,
hangars, boutiques, maisons d'habitation, tout était de bois ; sous
le vent du large les flammes rabattues envahirent tout. Anglais, Fran-
cais, Turcs, sapeurs du génie, artilleurs, soldats de tout corps et de
toute arme, on accourait de toute part; les navires sur rade débar-
quaient en hate leurs matelots et leurs pompes : vains efforts ; l'in-
cendie dévorait en un moment, l'un aprés autre, les magasins
ou s'amoncelaient depuis deux mois les approvisionnements des
armées alliées, perte énorme, mais qui menagait de disparaitre
bientét dans un plus épouvantable désastre. A cause du voisinage
du port, on avait logé les poudres dans trois constructions er
picrre, voisines entre elles et les seules de ce quartier ; le feu ga-
gnait rapidement; partout ailleurs il pouvait s’étendre; i fallait a
tout prix l’arréter 14. On concentra sur ce seul point V’action des
pompes ; tandis qu’elles arrosaient sans relache les murs des pov-
dricres, de courageux travailleurs montés sur les toits y étendaient
des toiles mouillées, des couvertures et Jusqu’aux peaux des beeufs
qu’on avait tués dans les boucheries le matin méme. Cependant les
sapeurs, a grands coups de hache, abattaient les maisons les plu:
voisines. Aprés cing heurcs de lutte, l’ennemi vaincu s’arréta au bord
dela coupure, et quoique les flammes atteignissent encore parfois de
l'autre coté, il leur était désormais interdit de s’y prendre; enfin.
une saute de vent les repoussa définitivement vers la mer. Au jour.
on vit l’étendue des ruines; le foyer qui brdlait encore avec inter-
sité occupait un septiéme de la ville; tous les magasins des allies
étaient détruits ; des subsistances de l’armée francaise, on n’avait
pu sauver que l’cau-de-vie ct le rhum. Il fallait refaire tous les
approvisionnements en France, en Angleterre et d’abord au plus
prés, 4 Constantinople; il n’en restait aux armées que ce qu'il 5
avait dans les camps. Destruction des hommes par le cholera.
destruction des choses par le feu, personnel réduit et maténel
disparu, qu'imaginer de plus lamentable? « Dieu, disait le marécha!
de Saint-Arnaud, Dieu ne nous épargne aucune épreuve. Sauvés,
comme par miracle, d’une grande catastrophe, nous comptons sv:
blessures avec plus de résignation, mais elles sont graves. »
Dés le lendemain toutefois, l'artillerie poursuivait des expéricnecs
d’embarquement et de débarquement; des ateliers de fascinage
étaient installés dans les bois de Franka; des officiers allaient choi-
sir dans l’arsenal de Constantinople les éléments d’un pare de
VARNA. 1104
siége, en attendant celui que de Varna I’on ne cessait pas de récla-
mer et que de France on ne cessait pas de promettre. Ce long retard
s‘expliquait par les difficultés exceptionnelles d’une situation sans
précédent. L’empereur Napoléon Ill, qui s’occupait beaucoup de
l’artillerie et venait de la doter d’un canon nouveau, avait imaginé
de changer son organisation de fond en comble juste au moment
ou la guerre allait commencer. La transformation d’une arme si
importante ayant été décidée par un décret du 414 février 1854, il y
eut nécessairement une crise qui se prolongea durant plusieurs
mois. De la des embarras et des contre-temps, rien que pour con-
stituer les batteries divisionnaires, les plus nécessaires de toutes,
puisqu’elles devaicnt accompagner les divisions d’infanterie suc-
cessivement ajoutées a l’armée d’Orient; autres difficultés pour les
batteries 4 cheval de la division de cavalerie, pour les batteries de
la réserve, pour les batteries de parc, pour le parc de campagne,
enfin pour l’équipage de siége. Le 19 juillet, deux lettres sur le
méme sujet étaient expédiées au maréchal de Saint-Arnaud du
ministére de la guerre, l'une rédigée au cabinet du ministre,
autre & la direction de l’artillerie. « On embarque 4 Toulon, disait
la premiére, le matériel et le personnel du parc de siége qui vous
est destiné ; tous les moyens sont réunis et cette opération sera
menée lestement. Les navires sont acheminés au fur et & mesure
qu’ils ont complété leur chargement. » Dans celle-ci tout au pré-
sent; dans l'autre tout au futur : « J’ai décidé que l’embarquement
de l’équipage de siége de l’armée d’Orient et des troupes affectées a
son service s’effectuera a Toulon aussitét que les moyens de trans-
port nécessaires seront réunis dans cette place. » Et le maréchal de
Saint-Arnaud écrivait sur la marge : « Applicable aux siéges a faire
en 1855! » Le 4™ aott, le ministre de la marine annongait qu’il
avait fait réunir 4 Toulon dix grands batiments 4 vapeur destinés
dabord & remorquer les cinquante navires du commerce qui
devaient porter l’équipage de siége 4 Varna, puis 4 concourir au
transport des troupes en Crimée; mais ce fut seulement le 9 que
le premier chargement de grosse artillerie se trouva prét et prit
la mer sous la remorque de [Ajaccio ; le dernier ne pouvait partir
au plus tt que le 24. De cinquante-six bouches 4 feu cependant
vingt-quatre arrivérent avant le 1“ septembre 4 Varna ; par le fait
du choléra, de l’incendie et de leurs suites, elle n’arrivérent point
trop tard.
4192 VARNA.
IV
A toutes les difficultés qui assiégeaient, depuis un mois que
l’expédition était résolue, lord Raglan et le maréchal de Saint-
Arnaud, était venu s’ajouter un embarras politique. Le 12 aott,
les lieutenants-colonels de Kalik et de Loswenthal avaient remis
aux généraux en chef une note de la plus grande importance. le
moment, y était-il dit, paraissait approcher ot les Russes devraieal
étre délogés des Principautés par la force. Le général en chef des
troisi¢me et quatriéme armées autrichiennes, baron de Hess, atten-
dait, du 4° au 40 du mois prochain, les ordres de son maitre pour
attaquer par la Bukovine le flanc droit des Russes en Moldawe, ¢
” il demandait que les Frangais, les Anglais et les Turcs fisseat leurs
dispositions pour attaquer en méme temps le flanc gauche. Apres
une mare délibération, le maréchal et lord Raglan s’étaient décidés
4 décliner, dans unc contre-note, l’invitation du général autrichies.
Aprés bien des retards et des occasions manquées, non pas {ou-
jours de leur fait, la France ct l’Angleterre avaient du songer au
moyen de frapper la Russie d’un coup terrible, une cxpédibon
allait partir pour la Crimée; mais en s'éloignant, les généraut
alliés ne doutaient pas du succés qui attendait sur le Prath, ave
le concours de l’'armée turque « remplie de courage et de moral,»
l'armée autrichicnne « pleine de force et toute fraiche. » En ci-
voyant au maréchal Vaillant, le 44 aout, la note et la réponse, le
mar¢chal de Saint-Arnaud ajoufait, au sujet de la derniére : « Elle
résume briévement, en des termes qui ne sauraicnt étre blessans
pour le gouvernement de l’empereur Frangois-Joseph, 1a situation
qu’il m’est permis d’appeler douloureuse, dans laquelle les hésilz-
tions de l’Autriche ont placé les armées alliées. C’était assarémet!
une lourde responsabilité que celle de conduire sur le Danube, 0
Vhistoire prouye et ol nous ne savons que trop aujourd'hui, pt
notre expérience propre, que les armées qui ne sont pas indigéa
sc fondent avec une effrayante rapidité, des troupes mal pré
pour faire de longues marches dans un pays trés-difficile, ru
par la guerre et presque vide de population. Cette responsabililt,
' je l'avais envisagée et acceptée. C’est en vue de ces marches et des
efforts qu’il me faudrait porter sur le Danube et en avant du
Danube, de concert avec |’Autriche, que j’avais formé une nom
breuse cavalerie indigéne, destinée a faire le service d’éclaireurs ¢
4 assurer la conservation des quelques régiments de cavalerie doa!
VARNA. 1103
je dispose et dont l’action m’aurait été indispensable dans les
plaines de la Valachie et de la Moldavie. Si je me suis trompé, c’est
parce que je n’ai fait entrer en ligne de compte ni le fanatisme
turc, ni le gouvernement turc qui n’aime pas 4 voir les Turcs a la
solde et sous les ordres directs et complets des Frangais. Les offi-
ciers, sortant du retrait d'emploi, tarés, ivrognes, ont aussi fait
beaucoup de mal; ils ont voulu battre les baschi-bouzouks qui les
ont battus et sont partis. Dés la fin de juin et pendant le courant de
juillet, nous avons été, lord Raglan et moi, préts a réaliser ce pro-
gramme difficile [d’une campagne sur le Danube}. Les incertitudes
et les retards de l’Autriche nous ont forcément arrétés 4 Varna.
C'est alors qu’aprés avoir vainement attendu, nous nous sommes
décidés 4 tourner nos vues d’un autre cété. Notre note expose ces
faits dans le langage déférent que la situation de |’Autriche com-
mande, mais elle les expose nettement. Et maintenant, monsieur le
maréchal, j’aborde, pour justifier & vos yeux la résolution prise en
cette circonstance, un autre ordre de faits que j’ai du cacher a tout
le monde et sur lequel j’ai méme évité de m’expliquer catégorique-
ment avec lord Raglan : je veux parler de l’état de l’armée qui est
tel qu’alors méme que j’aurais dd et voulu descendre au Danube,
je ne Vaurais pas pu. Nul ne peut mesurer les effets de moins-value
que peut produire sur une grande agglomération d’hommes réunis
sous un climat aussi dissolvant que celui-ci, l’ invasion foudroyante
d’une épidémie qui ne se contente pas de tuer, — ce serait le
moindre malheur — mais qui ruine les tempéraments faibles et altére
les tempéraments les plus robustes. Si je marchais en ce moment vers
le Danube, peut-étre n’y conduirais-je pas la moitié de mon arméc et
n’en raménerais-je pas l'autre. En général, tous les jeunes soldats
que vous mi’avez envoyés, soit 4 titre de renfort pour les quatre
premiéres divisions, soit pour former la cinquiéme, deviennent des
non-valeurs, quand ils ne succombent pas. Heureusement le fléau
a presque cessé & Gallipoli, il a beaucoup diminué & Varna, et le
moral excellent qui nous a servi 4 dominer la crise nous servira a
reconstituer rapidement ceux de nos éléments qui ont été le plus
atteints. Avec une armée ainsi refaite, on peut tenter par voie de
met une entreprise hardie, mais on ne fait. plus de longues
marches, particuliérement vers le Danube. Je me cramponne a
l’idée d’une expédition qui, seule, peut nous faire oublier toutes
nos souffrances, termine glorieusement nos affaires et nous délivre
de tous nos embarras. Plus je l’étudie, plus je travaille la question,
moins je regarde le succés comme douteux. Y renoncer serait une
grande douleur, et cependant le temps marche, la saison avance et
la mer Noire ne pardonne pas. Il faut étre en Crimée dans le cou-
1104 VARNA.
rant du mois d’aott, et faire la campagne pendant septembre et
octobre. »
La confidence que lc chef de l’arméc francaise avait évité de faire
4 lord Raglan, lord Raglan aurait pu la lui rendre, ou plutdt, de
part ni d’autre, elle n’edt été nécessaire, tant les choses qu’on au-
rait voulu pouvoir dissimuler étaient évidentes. « Les Anglais, di-
sait le maréchal, cachent beaucoup leurs petites affaires quand
elles ne sont pas bonnes; mais tout se sait. » Cet affaiblissement
général, cette altération des tempéraments les plus robustes, on
dirait aujourd’hui cette anémie, on en voyait dans l'une et l'autre
armée les marques pareilles. Le secret de l’expédition, si bien
qu'il edt été gardé par le trés-petit nombre de ceux qui en avaient
eu la confidence, le secret n’était plus possible; dans les journaux
anglais, qui n’ont généralement pas sur leurs propres affaires, non
plus que sur celles d’autrui, grandes ou petites, mauvaises ou
bonnes, ces principes de discrétion que le maréchal notait chez les
militaires, il n’était parlé que de Sébastopol. Dans les camps et
dans les flottes on en parlait donc; mais tout en excitant les coura-
ges, tout en relevant les forces morales, la nouvelle ne relevait pas
aussi bien les forces physiques; elle faisait, au contraire, ressortir
d’autant plus le contraste des unes avec les autres. On discutait les
chances d’une rencontre avec les Russes qu'an supposait nombreux
et valides, et celles d’une attaque de vive force contre les défenses
multipliées de leur grand arsenal naval. On discutait, on doutait,
on s'inquiétait peut-étre, mais on se préparait en méme temps le
mieux possible, et l’on se promettait au moins de bien faire.
Le 24 aout, le maréchal de Saint-Arnaud écrivait au ministre de
la guerre : « Lorsque vous lirez cette lettre, l’'armée sera en mef
voguant vers la Crimée. Le 2 septembre, ces magnifiques flottes
réunies léveront |’ancre de Baltchik, rendez-vous général, et met-
tront le cap sur Sébastopol. Toutes mes mesures sont prises; j¢
crois n’avoir rien oublié, rien néglgé pour assurer le succes, et
j'ai la confiance que nous réussirons. Je ne demande au ciel que
du beau temps et unc mer calme. Maintenant, il faut songer a l’ave-
nir. L’entreprise est immense, et le résultat fait passer sur les dif-
ficultés ; c’est pour cela que je veux l’atteindre ; mais je ne m’imagine
pas que les Russes vont abandonner cette magnifique proie sans la
défendre : Menchikof est brave et opinidtre; nous aurons beaucoup
4 faire. Des vides se feront dans nos rangs; il faut penser a les
combler. Je ne veux pas m’éterniser devant Sébastopol, et laisser
le temps aux armées russes de venir par Pérékop me disputer ma
conquéte. Je veux me dépécher de prendre Sébastopol, d’étre mai-
tre en Zrimée, pour-y choisir aprés un bon champ de bataille on
VARNA. 1105
j'attendrai les Russes, si toutefois je n’avais pas le temps de leur
fermer la porte de Pérékop. Ce mot de Sébastopol a eu un effet ma-
gique. Tout le monde a relevé la téte; les plus froids se réchauf-
fent, l’entrain gagne et le canon fera lc reste. » Le lendemain, une
proclamation annoncait officiellement l’expédition 4 l’armée. Le 29
etle30, les deuxiéme, troisiéme et quatriéme divisions leyaient leurs
campements pour aller s’embarquer a Baltchik ; la premiére devait
seule prendre la mer, le 1“ septembre, comme les Anglais, & Varna.
Déja le convor était rassemblé en rade et le matériel presque tout
a bord.
A l'exception de ce qu’ils avaient 4 Scutari et des malades, les
Anglais emmenaient tout Icur monde. Ils avaient cing divisions
-d’infanterie, la premiére commandée par le duc de Cambridge, la
deuxiéme par sir de Lacy Evans, la troisiéme par sir Richard En-
gland, la quatriéme par sir George Cathcart, la division légére par
sir George Brown, une division de cavalerie sous lord Lucan, neuf
batteries de campagne, un parc de siége ct quatre compagnies du
corps des ingénieurs, au total, 21,500 hommes. L’artillerie et le
génie emportaient 5,000 gabions, 8,000 fascines, 80,000 sacs 4
terre et 5,000 outils de pionniers.
Les quatre premiéres divisions d’infanterie francaise figuraient
seules dans ce premier départ de Varna. Dans chacune d’elles on
avait fait un choix des hommes les plus valides et réduit les ba-
taillons a leffectif réel de 600 hommes; comme la premiére divi-
sion avait été plus affaiblie que les autres, on l’avait renforcée
d’un bataillon provisoire, formé des compagnies d’élite de la légion
étrangére. Il y avait en somme quarante bataillons, forts ensemble
de 24,250 hommes. La cavalerie, faute de moyens de transport,
n’était malheureusement représentée que par un escadron de
140 chevaux des chasseurs d'Afrique et par un peloton de spahis
algériens. L’artillerie, avec un personnel de 2,780 hommes, emme-
nait 68 piéces de campagne, un équipage de siége formé de 65 bou-
ches 4 feu frangaises ou turques, un petit équipage de pont et des
chevalets. Le génic, en sapeurs et mineurs, était représenté par
910 hommes.
L’artillerie et le génie emportaient ensemble plus de 8,000 ga-
bions et de 16,000 fascines de toute sorte, 20,000 outils de pion-
niers, 100,000 sacs a terre ; l’artillerie avait 200,000 kilogrammes
de poudre, sans compter les approvisionnements réglementaires
dans les coffres des batteries, et une réserve de plus de quatre
millions de cartouches.
L’administration, dont le personne! passait 1,100 hommes, avait
1106 VARNA.
embarqué, en vivres et en fourrage, un nombre de rations calculé
pour quarante-cing jours. Chaque homme, en débarquant, devait
recevoir quatre jours de vivres; un supplément de six jours était
disposé de facon a pouvoir étre distribué facilement. Le service des
subsistances emportait sept fours de campagne et des matéraux
suffisants pour en établir vingt autres.. Pour le service de santé, le
personnel ct le matériel d'une ambulance étaient affectés a cha-
cune des divisions ct au grand quartier général. Le train spécial
attaché a ce service se composait de 350 mulets de bat et de qua-
rante voitures.
L’effectif général des troupes francaises s’élevait, officiers com-
pris, & 30,000 hommes, dont 29,000 combattants environ, aux-
qucls il convient d’ajouter une division turque de 6,000 hommes,
commandée par Achmet-Pacha, sous les ordres du général en chef
de l’armée francaise.
Les détachements des quatre premiéres divisions qui étaient
laissés 4 Varna, la cinquiéme tout entiére, le parc de campagne, la
division de cavalerie cantonnée depuis Varna jusqu’a Andrinople,
étaient placés sous le commandement supérieur du général de di-
vision Levaillant.
La flotte qui allait porter en Crimée l’armée francaise se compo-
sait de 15 vaisseaux de ligne, dont 4 4 hélice, de 5 frégates 4 voile,
de 35 frégates, corvettes ct avisos 4 vapeur, ct de 447 batiments de
la marine marchande, en somme de 172 navires. Neuf vaisseaux de
ligne de la marine ottomane portaient la division turque. La flotte
anglaise comprenait d’abord 410 vaisseaux de ligne et 15 frégates
ou corvettes 4 vapeur; c’était l’escadre de combat; les troupes de
terre devaient prendre passage sur 150 magnifiques transports du
commerce, 4 vapeur ou a voile.
Du cété des Frangais tout était achevé, prét pour l’appareillage,
le 2 septembre; ce jour-la le vice-amiral Hamelin avait regu 4 son
bord, sur la Ville-de-Paris, le maréchal commandant en chef. Re-
tardés par l’embarquement de leur cavaleric et de leur maténel,
les Anglais retardérent par contre-coup leurs alliés; ceux-ci atten-
dirent deux jours encore, puis, sur un avis favorable du vice-amiral
Dundas, ils crurent pouvoir appareiller dans la matinée du 5. Ce-
pendant, ni le 5, ni le 6, on ne vit s’élever 4 l’horizon Ices couleurs
anglaises; en marchant doucement, on avait déja fait vingt lieues
dans ]’est; comme il importait de naviguer de conserve et surtout
d’arriver ensemble, le maréchal donna ]’ordre d’attendre, mais il
écrivit en méme temps a lord Raglan une lettre qui rappelait les
conventions et précisait les faits avec unc fermeté courtoise : « Je
VARNA. 4107
ne me dissimule pas, milord, qu’en présence des urgences de toute
nature dont nous sommes entourés, particuliérement au dire de la
marine, ces retards regrettables peuvent mettre 4 découvert votre
responsabilité ct la mienne. J’ai voulu vous le dire avec la sincé-
rité qui a toujours présidé & nos excellentes relations et qui contri-
buera certainement a les régler. Je suis assuré d’ailleurs que yous
serez le premier 4 partager mes préoacupations et mes regrets. »
Il n’y avait pas dans la lettre du maréchal de plaintes formelles ; il
n’y cut pas d’excuses formelles dans la réponse de lord Raglan ;
mais il donnait courtoisement des explications ct terminait l’inci-
dent par un souhait ct une promesse de bonne entente. .« Grace a
Dieu, disait-il, tout maintenant nous favorise. Sous peu nous tou-
cherons au rendez-vous indiqué, et nous aurons alors l'occasion de
faire voir que notre maniére d’agir ensemble reste toujours la
méme, et que la sincérité que vous rappelez continuera, comme
jusqu’a présent, 4 étre notre guide et notre satisfaction mutuelle. »
Le 7 septembre enfin, les flottes réunies pour ne plus se séparer
désormais, faisaient route irrévocablement vers la terre de Crimée.
Camitte Rovsser.
La suite au prochain numéro.
L’AUBE
JOURNAL D'UNE DESEUVREE. — DERNIER EXTRAIT
46 novembre 187..
Par exemple, ceci est un peu fort! C’est moi qui ai refusé de re-
venir passcr l’hiver 4 Paris, qui me suis opposée & ce que nous Ie-
prissions nos anciennes habitudes, interrompues depuis cette guerre
terrible et les crises plus cruelles encore qui lui ont succédé! Ou.
moi uniquement; mon mari me l’a démontré tout a Vheure. Il
m’avait donné le choix, j’ai opté pour Grandpré!...
L’oracle a parlé, je n’ai qu’A m’incliner; car, pour hasarder un
seul mot, il n’y faut pas songer. Ce que monsieur dit, il le dit
. bien; si bien qu’on tenterait en vain de lui prouver le contraire. Il
a des maniéres excellentes pour assurer le triomphe de sa parole,
de ces maniéres auxquelles rien ne résiste. Afin de déconcerter
l’objection, et de peur d’étre tenté d’écouter un contradicteur, il
s’en va. Ce n’est pas autrement compliqué.
Il était dans le fauteuil que voila, roulant avec ses pieds le coussil
de Rosalie. Je me suis précipitée et je le lui ai été; que seraient
devenus, sous ses bottes crottées, les admirables tons artichaul,
vert de mer et céleri qui en font une véritable ceuvre d’art! Je lui
ai abandonné celui d’Ernestine. J’y tiens moins; les vers l’ont déja
dévoré plus d’a moitié. Done, il était la, renversé, les yeux en I’air,
dans cette pose médiocrement convenable qu’il a prise en affec-
tion, et qui consiste 4 se maintenir presque ‘horizontalement, les
jambes a une lieue de son ventre,’sur lequel il tournait ses pouces,
baillant, selon l’usage, et fredonnant un de ces odieux refrains
qu’on appelle des airs d’opérettc.
L’ADBE. 4109
Moi, qui ai l’oisiveté en horreur, jc travaillais 4 l’ornement que
je destine a Pabbé Prastex. N’est-ce pas, au surplus, notre lot, a
nous autres pauvres femmes, de travailler sans cesse! — Tout a
coup... Le ciel m’est témoin qu'il n’y a eu de ma part aucune pro-
vocation. Non-seulement je ne disais rien, mais encore je crois
bien que je ne songeais plus 4 son auguste présence. Je l’entends
qui murmure dans un soupir : — Ma chére petite femme ne saura
jamais l’étendue du sacrifice que je lui ai fait en lui accordant de
passer cet hiver encore 4 Grandpré...
Un sacrifice 4 moi! Et celui de rester 4 Grandpré pendant lhiver!
La surprise m’a saisie. De ma main gauche, qui s’est machinale-
ment ouverte, la chasuble du pauvre abbé a glissé sur le tapis, et
ma laine s’est cassée.
Ces événements m’ont un instant absorbée. Pendant ce temps, il
s'est levé sournoisement; j’ai entendu comme un petit rire sec, et
il s’en est allé enchantonnant : « Nesaura jamais, non jamais! » sans
plus s’occuper de ce que je répondrais que de raccommoder ma
laine. , |
A qui riposter? La porte était déja refermée sur lui. Mais cela ne
se passera pas ainsi. Ce qu’il m’a mis dans l’impossibilité de lui
dire, mon coeur révolté le confic 4 ce journal, le seul confident de
mes douleurs, mon unique consolation. Que n’est-il 14 pour enten-
dre ma protestation indignée et mes légitimes reproches!
En passant, je lui rendrai encore cette justice qu’il posséde un
talent hors ligne pour éviter tout ce qui, de prés ou de loin, res-
semblerait 4 une explication avec sa femme. Comment s’y prend-il ?
En vérité, je suis encore 4 mele demander. Et pourtant les occasions
ne m’ont pas manqué pour préciser mes observations.
Ce n’est pas, je n’ai nul besoin de l’ajouter, que je sois devenue
raisonneuse sur mes vieux jours. J’ai seulement plus d’expérience,
et je connais mes droits. Je posséde a tout le moins celui de pro-
tester quand je le juge nécessaire. S’il y a loin de la coupe aux 1é-
vres, il y a plus loin encore, je le vois, entre jouir d’un droit et
lexercer. D’ot vient qu’en fait je suis dans Pimpossibilité d’user
des miens? Tantot il n’est plus 14, comme aujourd'hui ; tantdt ’oc-
casion de parler s’envole avant que je l’aie saisie. Graces & lui, qui
lescamote en rompant les chiens, sans paraitre y toucher.
Que résoudre? Irai-je le trouver dans son cabinet, ou il dort pro-
bablement sur un journal ? dans le pare, ot il fume sa pipe? n’im-
porte ot: il peut étre, pour lui dire : — Jean, c’est fort mal de rejeter
sur les autres la responsabilité de ses propres décisions. Tu sais
bien que je n’ai pas été consultée pour l’emploi de hiver, que c’est
toi seul qui...
1110 . L'AUBE
Ii ne m’écouteraitt méme pas; sculement il s’empresserait de me
fermer la bouche en jurant que j'ai raison. Est-il rien de plus
dépitant que de s’entendre adjuger gain de cause, au moment oi
lon s’est décidé a prendre la peine de prouver qu’on n’a pas tort,
Pour ma part, je ne déteste rien tant que pareille déception. Jy ai
été prise, je ne me soucie plus de m’y exposer.
Pourtant, rien n’est plus vrai; .c’est lui qui a tenu 4 ne pas
quitter Grandpré. Il m’a dit que, par ce temps de décadence, si on
avait 4 coeur de relever le niveau moral des masses, ce qui était
l’opération la plus importante 4 accomplir dans l’état actuel de
notre malheureux pays, il fallait de toute nécessité que les pro
prictaires se résignassent 4 vivre pendant longtemps sur leurs
terres, afin que le contact incessant avec le cultivateur rétalit
’équilibre, sinon rompu au moins compromis. Ici, plusieurs
grandes phrases sur lesquelles je n’insiste pas, parce que je ne les a
que médiocrement comprises. Je serais désolée de former un juge-
ment téméraire, mais 4 parler net, je ne jurerais pas qu’il les com-
prit, lui qui les débitait. Passons, l’important est de remettre cha-
que chose a sa place. Or, si l'un de nous a fait ume concession a
l'autre, Je maintiens que c’est moi.
J’ai une affection profonde pour cé gentil petit castel de Grand
pré, qui m’a vu naitre; mais jamais, non, jamais, comme le disatt
si spirituellement mon mari, je n’admettrai la campagne sans
feuilles. Ce n’est pas seulement mon berceau, c’est celui de toute
ma jeunesse. La se sont écoulées jes heures les plus fortunées de
mon existence; tout m’y rappelle 4 chaque instant, les chers éires
que j'ai aimés en entrant dans la vic, et qui, hélas! ne sont plus.
Le passé s’y soude étroitement au présent. Il n’est pas une pice,
pas un coin ow je n’entende comme un écho lointain, qui soudain
me rend l’ineffable saveur d’une émotion ressentie jadis, et qu
sommeillait, ignorée, au fond de moi. Oui, tout cela est vrai. (
qui l’est plus encore, c’est qu’avant d’étre mariée, et je puis mal
heureusement ajouter sans me vanter, mariée depuis longtemps, I
ne m’est arrivé d’habiter Grandpré Vhiver.
Aussi, les souvenirs qui en font pour moi le véritable charme, *
rapportent a la belle saison, et pas du tout 4 ce maussade automm.
Voila pourquoi, en ce moment, je ne retrouve plus mon Grandpr
d’autrefois, oti l’herbe était si fraiche et si verte, ot les ombreges
étaicnt si beaux, le ciel si bleu, lair si doux. Comment le recot-
naitre avec ces nuages gris ct noirdtres, qui ressemblent 4 des
trainées d’ouate fangeuse ? La pluie tombe, non une de ces franches
ondées d’été, aprés lesquelles s’échappe du sol fécondé une pene
trante senteur de verdure et de vie, et qui laisse aux feuilles de
L'AUBE. 4144
myriades de diamants quc le soleil fait étinceler, mais la pluie hon-
teuse, semblable 4 une poussiére liquide tamiséc par le brouillard.
Les gazons clairsemés s’enfoncent piteusement dans la terre dé-
layée ; les grandes branches, nues et noires, saturées d’eau, la lais-
sent suinter sous les ternes reflets d’un jour blafard. Le sol est comme
une sorte de bouillie dans laquelle on enfonce; partout des flaques
d'eau. C’est un triste temps, qui donne envie de pleurer. .
e e e e
48 novembre 187..
Je me suis interrompue avant-hier, 11 n’était que temps; le dé-
couragement accourait a grands pas, les papillons noirs ouvraient
leurs larges ailcs et, si je n’y eusse mis bon ordre, les larmes au-
raient fait irruption.
Je suis sujette, depuis quelque temps, 4 des accés de tristesse
qui se déclarent brusquement, sans rime ni raison, comme la
fiévre, et s'en vont de méme, aprés une crise plus ou moins longue.
Graces au ciel, j’ai un reméde, et je me suis hatée d’y recourir
préventivement. Ce reméde, c’est miss Wood, I’institutrice de Ra-
chel. Je dois au hasard la découverte de sa vertu, qui est instan-
tanée et décisive.
Cela remonte & un an tout au plus. Un certain jour, j’étais,
comme avant-hier, saisie d’un désespoir profond qui n’avait pas de
cause. Je suppose que mes nerfs étaient ébranlés, et je pleurais de
toute mon 4me. Au plus fort de mon chagrin, j’entends frapper a
ma porte deux coups discrets. Le temps de crier : Entrez! en m’es-
suyant vivement les yeux, et miss Wood apparaissait.
fl n’est pas au monde de meilleure personne; mais, quoique
nous l’ayons depuis quatre ans, je n’al pas encore pu m’accoutu-
mer a son francais. Irlandaise-de- haute lignée, instruite, bien
élevée, d’un commerce str, elle nous a rendu de grands services,
et je lui ai voué une sincére affection. Je la sais trés-susceptible,
aussi j¢ scrais aux regrets qu'elle apprit quelque jour 4 quel nou-
veau titre elle m’est si précieuse, et qui est simplement l’étrange
correction de son langage, mise en relief par Yaccent que chacun
connait. — Madame! madame! s’écria-t-elle dés le seuil, en proie
4 l’émotion la plus vive, miss Rachel est en fuite !
- Ma fille en fuite, comme un banquier qui a pris le chemin de fer
pour gagner l’étranger! Cette impression premiére, la désolation
de miss Wood et lc frémissement du léger duvet- qui recouvre sa
lévre supérieure, produisirent une dérivation instantanée; plus de
chagrin, plus de larmes, méme un}sourire un peu irrévérencieux,
4113 L’AUDE.
que je m’empressai de dissimuler, changea tout 4 coup le cours de
mes idées.
Au fond, il n’y avait rien de sérieux, Rachel sait* que tout le
monde est 4 ses ordres dans la maison, que son institutrice est sa
premiére dame d'honneur, moi je ne suis que la seconde, qu'elle
aime a la folie et la gate plus que nous. Parfois, elle abuse de la
situation. Il était arrivé qu’au moment ot miss Wood la croyait
paisiblement occupée a traduire les beautés de « I'Irlande, scénes et
caractéres, par M. et mistress J.-C. Hall, » et s’était retirée dans sa
propre chambre, pour ne pas la troubler, Rachel, ennuyée de ce
travail aride, avait doucement décampé, pour rejoindre son ami
Garnotin. C’est le fils du sacristain, enfant de chceur 4 ses moments
perdus, berger de-son état et, quand il le faut, gargon de moulin.
Il revenait du marché voisin, par le parc, ce que nous tolérons,
parce que c’est un raccourci, et poussait son dne devant lui. Elle se
laissa tenter par un essai d’équitation sur cette monture pacifique.
Garnotin s’était mis en quatre pour lui improviser une selle avec
un sac vide, et, installée confortablement, elle avait fourni un
steeple-chase autour de la grande pelouse. Les cris de joie qu'elle
poussait attirérent 4 la fenétre miss Wood, qui la rappela, ind-
onée. Mais le bruit, Rachel aussi peut-étre, avaient si bien excilé
lane, qu’ils furent bientét tous les deux hors de vue, et miss Wood,
remplie d’alarmes, était venue me faire son rapport.
Depuis ce temps, je lui ai toujours conservé une reconnaissance
profonde, et chaque fois que je me sens triste, je vais causer avec
elle, bien certaine que ce ne sera pas en vain, et qu’aprés un quatt-
d’heure d'entretien, je me retirerai rassérénéc.
Hélas! Est-ce miss Wood qui a changé, est-ce moi qui ne suis
plus la méme? l’effet que j’attendais ne s'est pas produit avant-hier.
Comme un enfant que ses jouets cessent d’amuser, ai-je donc ust
déja miss Wood? . 2. 6 2 2 2 6 ew te we we ee wt
235 novembre 187..
Non, rien ne |’dtera de ma pensée, il se passe en moi quelque
chose d’anormal. Je suis malade, en danger peut-¢étre. Dieu veuille
que ma vie ne soit pas menacée d’une maniére irrémédiable. I y
a déja longtemps que cette idée m’est venue; je l’ai négligée jus-
qu’ici, j’ai eu tort, elle s' impose aujourd'hui; force est-de m’y ait
ter sérieusement.
Aussi bien, ce n’est pas l’amertume ou l'aigreur qui me le font
dire, mais, si je ne me préoccupais pas des phénoménes qui me
L'AUBE. ; 4413
tourmentent, je ne sais trop qui prendrait linitiative de l’examen
approfondi, sinon du traitement, qu’ils exigent. Mon entourage ne
sémeut pas aisément et ne s’apergcoit de rien.
Iis ont beaucoup d’attachement pour moi, je le sais bien, mais
ils sont aveugles et sourds. C’est avec cette belle tendresse qu’on
laisse mourir les siens, et que les plus dévoués conseillers perdent
les empires. On me dira que ce n'est rien, soit. Est-ce que toutes les
maladies ne commencent pas comme cela?
Herminie est la seule dont l’attention soit en éveil et qui ait quel-
ques soupgons. Ma fille et mon mari ne devraient-ils pas rougir
d’avoir été devancés par ma femme de chambre! Son témoignage
n'est guére suspect; il est si désintércssé, que c’est 4 son insu
quelle l’a fourni. L’autre jour, elle ne se doutait pas que je fusse
si prés d’elle, je l’ai entendue dire, je ne sais 4 qui: « Madame a
ses lunes. » Qu’est-ce que cela signifie? Que de fois j’ai été sur le
point de le lui demander! La crainte de l’embarrasser, sans grand
profit, m’a toujours retenue; je me suis contentée de recourir au
dictionnaire. Cela n’a servi qu’éa me brouiller définitivement avec
ces livres majestueux, que je n’aimais pas trop déja, parce que je
les redoute. Ils me font peur, eux qui savent tout. Celui auquel je
me suis adressée est un vieux serviteur que je ne croyais pas aussi ~
méchant. En cherchant les lunes que je n’ai pas trouvées, je suis
arrivée au mot Lunatique, et j'ai lu ceci : « Fantasque, capri-
cieux. » Jusques-la, tout va bien; mais, ensuite : « Femme lu-
natique. »
Cet exemple impertinent consacre, & tout prendre, la justesse de
l'appréciation d’Herminie. J’ai reculé avant de me l’avouer, et j’ai
fini par le reconnaitre. Ceci concédé, qu’ai-je appris de nouveau?
Rien, hélas! car, si je suis lunatique, pourquoi le suis-je? Voila
précisément ce que je voudrais savoir.
Certes, avoir découvert le nom du mal inconnu qui me mine,
cest quelque chose; il n’en faut pas davantage, pour satisfaire
-beaucoup de malades, et les prédisposer 4 une guérison plus
prompte. Mais comment me contenterai-je du nom, moi qui ne
connais méme pas la chose! Généralement, quand on souffre, on
n’a aucun doute sur le siége du mal, la douleur est une sentinelle
dont les avertissements n’égarent pas. Il me semble, quant 4 moi,
que je souffre partout; mais je dois 4 la vérité, de déclarer que je
n’ai de douleur nulle part. Par exemple, je me sens bouleversée,
méconnaissable au moral, bien entendu. J’ai des idées, j’éprouve
des impressions que je n’avais pas autrefois. Parfois, je serais
tentée de croire qu’une autre personne est parvenue, par un pro-
cédé que je ne m’explique pas, 4 se substituer 4 celle que j'ai
4114 L’AUBE.
toujours connue pour étre moi, et que cette personne a des
gouts, des capriccs, des lubies ou des lunes auxquels je ne com-
prends rien, car ils me paraissent, 4 moi-méme, étranges et iner-
plicables.
Si j'allais raconter cela 4 mon mari, voire 4 un médecin, on
hausserait les épaules. Jean dirait que je suis toquée, c'est son
mot de prédilection. Le médecin, plus réservé, affirmerait que c'est
nerveux. Quoi qu’il en soit, je languis, bientét, je m’étiolerai,
et quand les choses en seront au point que, visiblement, j'aurai
un pied dans la tombe, on commencera a s’agiter autour de moi,
et A songer, qu’en vérité, il se pourrait que j’cusse quelque
CNOBES ce Se 2 we oe oe ds A odes a 2) A cs SS
7 décembre 187..
Je crois que j’ai trouvé la grande cause du marasme sous lequel
je me débats. Je suis malheureuse. [1 semblerait, au premier
abord, qu’avec un mari passable, une fille comme Rachel, dont
tout le monde vante, 4 l’envi, la grace et la beauté, aimée par
ceux qui me connaissent, estimée de ;tous, ne manquant de riea,
ayant méme beaucoup de superflu, je devrais, sous peine d'ingta-
titude notoire envers la Providence, me déclarer satisfaite. Eh bien,
vest trés-sincérement que je le dis, je suis malheureuse.
Mon mari.... Restons-en 14, le mieux est de n’en pas parler du
tout. Un mot, pourtant, je maigris, il engraisse; je suis triste, il
est gai. Les hommes sont si faciles 4 contenter, sous certains rap-
ports! Des repas bien réglés et plantureux, de bonnes pipes dans les
intervalles, voila un bonheur complet. Moi, il me faut autre chose,
j’en conviens; d’ailleurs, je ne fume pas.
Rachel est une excellente enfant, si affectueuse, si aimante,
qu'elle m’embrasserait volontiers toute la journée. Ce que je vais
dire est criminel, peut-ttre, il m’a été pénible, parfois, de 1
pondre A ses caresses, parce que j’étais comme obsédée de leur
fréquence.
Je suis seule ici; 4 part deux ou trois voisines, presque rusti-
ques, personne avec qui échanger quelques idées un peu élevés.
Mon intelligence s’atrophie, mon esprit s’en va en fumée. J'ai, il
est vrai, le bon abbé Prastex, qui m’a baptisée et mariée de
mémes mains. Cet excellent homme a toutes mes sympathies.
Admettons, qu’un beau jour, j’aborde avec lui le chapitre de me
miséres, en lui demandant assistance. Je le vois d’ici, bouche
entr’ouverte, yeux écarquillés; il prendrait, coup sur coup, trois
L'AUBE. 4415
prises de tabac, et me ferait répéter. Puis, 11 se gratterait le front
d'un air réveur. Aprés quoi, 11 me parlerait des moutons de Clo-
chan ou de la vache de Rabot.
Ah! si c’était le Pére Leblond, quelle différence! [1 me com-
prendrait, lui, avant méme que j’aie fini de parler, et, sur le
champ, me guérirait. Que de délicatesse et de tact, quelle admi-
rable sireté de coup-d’ceil! On lui a offert l’anneau tout récem-
ment encore; s’il l’a refusé, c’est humilité pure. Que ne suis-je
auprés de lui, dans le petit parloir des Augustines! Sa parole, pé-
nétrante et pleine d’onction, chasserait tous ces vilains fantémes,
comme un regard du soleil d’été dissipe les brumes du matin. Mais
ici, ils ont des yeux ct ils ne voient point, ils ont des oreilles et ils
n’entendent pas; c’est 14 mon malhcur.
40 décembre 187..
Aujourd’hui, Jean est allé marquer des arbres. Son absence,
devant se prolonger jusqu’a sept ou huit heures, on m’a apporté
le courrier quand le facteur est venu. Pas de lettres. Par désceu-
vrement, j’ai ouvert le journal ; quelque diable sans doute me pous-
sait, car je ne le touche jamais d’ordinaire. Je suis tombée sur un
article qui débute ainsi :
« Hier s'est terminée la vente des objects d’art appartenant a
mademoiselle Francoise Pagnan, une princesse de la rampe qui,
parait-il, se retire des affaires aprés fortune faite. Elle a brillé
quelque ¥mps sous le pseudonyme de Brulét, mais son véritable
surnom, telui sous léquel elle est connue du « tout Paris » élégant,
est Réséda.
« La collection ne comprenait pas moins de 218 numéros, cata-
logués par les soins de M. X*™, l'habile expert. La vente, consis-
tant principalement en joyaux de grand prix et en bibelots plus
ou moins rares, mais tous précieux, a rempli trois vacations. Le
produit total atteint la somme rondelette de 852,000 francs. —
Citons quelques prix, auxquels ont monté des bijoux qu’on peut
presque qualificr d’historiques. Une agrafe, composée de deux
grands saphirs d’une rare pureté, entourés de brillants plus gros
que des pois, 105,000 francs; — une paire de pendcloques en dia-
mants, 63,000 francs; — un bracelet, 47,500 francs; etc., etc. »
Suit une énumération trés-longue, oi on décrit minutieusement
une série de bijoux; on rappelle les circonstances solennelles ou
l'illustre Réséda les a portés. Parfois, on laisse entendre assez
clairement quels sont Jes généreux donateurs, et on imprime les
25 Serzemanx 1875. 72
4116 L’AUBE.
noms des acquéreurs. La princesse de...., la marquise de...,la
comtesse de...., toutes appartenant au plus grand monde étranger.
Je me rappelle, qu’il y a quelques années, au mois de mai,
en revenant des courses, j’ai entrevu mademoiselle Réséda. On
m’a dit, du moins, que c’était elle, car j’avoue, en toute sincé-
rité, que je ne la connaissais pas. Mon attention avait été attirée
par une Daumont des plus luxueuses en méme temps des plus co-
quettes, dont les jockeys, tout jeunes et roses comme des crevettes,
avaient un délicieux costume printanier : veste de soie lilas rayée
de bleu, chapeau gris de haute forme a cocardc, culotte blanche et
bottes vernies. L’équipage lui appartenait.
Je n’ai pas gardé le souvenir de sa personne; sa toilette, toute-
fois, m’avait paru d’unc fraicheur exquise.
On dira ce que l’on voudra; je n’ai, grace au ciel, aucune tenta-
tation d’écrire une tirade sur la décadence des mceurs ou les em-
piétements éhontés du vice 4 notre époque, mais jamais je ne
croirai qu’il soit sain ou simplement honnéte de publier les faits
et gestes de ces malheureuses. Puisque le mépris public les
enveloppe avec juste raison, ce dont il serait trop triste de douter,
qu’on ne s’occupe pas d’elles. Est-ce donc pour les flétrir que le
journal le plus répandu et le mieux fait, c’est lui-méme qui le
proclame, se complait dans le dénombrement des scandaleuses
richesses de l’une d’elles? Que restera-t-il aux honnétes femmes,
si celles qui, ayant trébuché dans la boue, et y élisent domicile
par gout, accaparent ainsi la premiére place?
J’avais entrepris de consigner les réflexions qui se croisent dans
ma cervelle, et que la lecture de ce maudit article a fait surgir je
ne sais d’ou; j’y renonce. Mieux aurait valu ne pas commencer.
Ceux qui s’approchent d’un cloaque sont déja bicn imprudents,
que dire de ceux qui, non contents de s’exposer a respirer les éma-
nations délétéres qui s’en dégagent, commettent l’impardonnable
folie de remuer cette sentine filt-ce avec une paire de pincettes! Je
me contenterai de me répondre & moi-méme, que les honnétes
femmes peuvent, sans inconvénient aucun, assister au triomphe
impudent des Réséda de tous les régimes, attendu qu’clles pos-
sédent, sans qu’il leur en coute rien, ce que les autres n’achéte-
raient 4 aucun prix, leur propre estime.
J’ai quelque chose 4 confesser encore avant de finir, que ce soil
ma punition. Un grand écrivain, je ne crois pas me tromper ni
faire preuve de pédanterie en ajoutant que c’est M. de Maistre.
prétend que la conscience d’un honnéte homme contient des
abimes effrayants. Ne serait-ce pas justice d’appliquer la méme
réflexion a notresexe?.. 2. . 2. 1. 1 1 ee ew ew
L’AUBB. 4147
49 décembre 187..
Enfin, je respire! Je ne suis plus la personne maussade qui,
plongée dans une tristesse morne, passait sa vie a désespérer d’elle
et des autres. Plus de papillons noirs ni d’envies de pleurer, la
transformation s'est opérée du jour au lendemmain, sans transition.
Je m’étais couchée morose, et je me suis levée souriante. Com-
prenne qui pourra cette bizarrerie, moi, je renonce méme a cher-
cher une explication ; car, dés le premier pas, me voici déroutée.
Ma mauvaise humeur n’avait pas de cause appréciable, elle dis-
parait précisément quand je serais en mesure de lui en assigner
une trés-légitime si elle durait encore, parce que m’étant foulée le
pied gauche, je suis condamnée a garder la chambre et 4 ne pas
remuer. Or, cette réclusion, qui peut se prolonger, n’offre aucune
perspective réjouissante. pou vient que j’éprouve une satisfaction
intérieure si vive, que j’al par bouffées d’insurmontables envies de
rire et de chanter? ce qui ne m’était pas arrivé depuis des mois.
Est-ce un effet de la contradiction que Jean prétend étre la seconde
nature des femmes?
Comme tous les accidents, celui-la est survenu & l’improviste, au
moment ou on s’y attendait le moins. Le temps a changé brusque-
ment dans la nuit d’avant-hier. Au vent du sud qui, de son souffle
attiédi, caressait amoureusement les flaques d’eau et entretenait la
boue, a succédé le vent du nord, sec et mordant comme Ie tran-
chant d’un rasoir. La terre, subitement séchée, est devenue.d’une
rigidité de marbre, et tout, jusqu’au moindre brin d’herbe, a des
attitudes sculpturales. Les arbres, couverts de givre, sont char-
mants sous la poudre; le ciel, par moment brumeux, est le plus
souvent clair.
Claquemurée depuis six semaines, je sentais l’impérieux besoin
de faire une longue promenade. C’est si bon de marcher par le
froid! J’avais précisément projeté, 4 la premiére embellie, d’aller
porter aux enfants de la mére Filon, un peu de linge, des gilets et
des chaussons de laine, enfin quelques bonbons, |’utile et l’agréable.
Vite, mes grosses bottines fourrées, ma robe de cheviot, mon toquet
polonais et je partis, chargée d’un panier qui contenait mes sur-
prises.
Je ne saurais rendre l’émotion délicieuse dont j’étais comme
enivrée, lorsque je fus exposée, en rase campagne, 4 l’action du
vent. Mais la mére Filon demeure assez loin, la ferme qu'elle
exploite est tout 4 fait en dehors du village. C’est un coin perdu a
4118 L'AUBE.
proximité des bois, ce que nous appelons un écart. Je conviendrai
donc que la premiére impression se dissipa vite, surtout lorsque
Mon pauvre nez, qui est un peu longuet, devint comme un glacon,
et lorsque je me vis obligéc, par intervalles, de fermer les yeux.
Il me semblait que, sans cette précaution, ils auraient gelé.
Je ne suis pas femme a renoncer pour si peu a mes résolutions,
mais je suis franche, et j’avoue, qu’a plusieurs reprises, je me dis
fout bas qu’il serait plus sage de rebrousser chemin. Si ce n’avail
été qu’une promenade d’agrément, j’aurais peut-étre commis la
lacheté de m’en retourner. La charité sans doute me soutenant, je
persistai, ct j’arrivai saine et sauve, sans lutte séricuse contre
moi-méme. La distribution de mes largesses terminée, et apris
m’étre bien réchauffée, je me disposai 4 regagner Grandpré.
Tout alla bien jusqu’au tournant du petit bois. Le sentier qui, a
cet endroit, se bifurque pour rejoindre la grande route, était coupé
en deux par un ruisseau qu’ont formé les derniéres pluies et com-
plétement glacé. Je n’avais fait attention 4 lui, a l’aller, que pour
Venjamber. Il en aurait été de méfe au retour; par malheur, mon
panier tomba. Je crois que c’est parce que j’avais voulu relever un
peu ma robe, sans cela sa chute serait inexplicable, attendu quil
était retenu 4 mon bras par l’anse, et que j’avais les mains dans
mon manchon. — Au fait, quel est celui des événements de ce monde
qui n’a pas son mystére? — Quoi qu’il en soit, je me baissai pour le
ramasser de la main gauche. Par un mouvement des plus naturels,
ce faisant, j’étendis le bras droit; mon manchon en profita pour
s’échapper 4 son tour. A ce moment, je me relevais le panier 4 /a
main. Mon premier soin fut de me pencher vivement 4 droite, pour
rattraper le fugitif; second mystére, je glissai probablement, car,
soudain, sans autre forme de procés, avant d’avoir pu_ prévolr
pareille trahison, je me trouvail assise entre le panier et le mat-
chon.
Tout aussitdt, des élancements douloureux me causérent une
terrible appréhension. Heureusement, il n’y avait de cassé qu ule
couche de glace de |’épaisseur d’une feuille de papier, qui avail
cédé sous mes pas.
C’est lorsque je voulus me relever que je m’apercus de I’étendue
du désastre, il m’était impossible de m’appuyer sur mon pied
gauche ; et, pour me mettre debout, il fallut des efforts conside-
rables. Tantot me trainant, tantét sautillant comme un enfant qu
joue & cloche-pied, je parvins 4 gagner un des arbres qui bordeal
le chemin; je m’y adossai me demandant ce que j’allais devenir.
Je ne vais pas jusqu’a dire que je me croyais perduc, mais la
situation n’avait rien de précisément attrayant. J’étais seule, il n¢
L’AUBE. 1119
passait personne sur la route déserte, et jamais le froid ne m’avait
paru plus piquant. Ici, il y a une lacune dans mes souvenirs. La
douleur m’absorbait tant, que je ne puis merappeler qu’un laps de
temps appreciable se soit écoulé entre le moment ou, aprés avoir
jeté sur les environs un regard désolé, je considérais piteusement
mon panier et mon manchon ne sachant que résoudre, et celui ou
je levai soudain les yeux sur un libérateur que la Providence m’en-
voyait 4 point nommé. ~
C’était un personnage absolument inconnu de moi, j’ai parlé de
la Providence, son intervention est visible; un inconnu autour de
Grandpré, n’est-ce pas miraculeux? Il était d’ailleurs fort bien, ce
que je remarquai, seulement plus tard. Tout ce qu’il me fut donné
de distinguer au premier abord, ce fut un monsieur vétu d’une
peau de bique, chaussé de grandes bottes, le fusil sur l’épaule,
qui, sa cape de velours 4 la main, me dit trés-civilement que je
paraissais étre dans l’embarras, et qu'il serait heureux de se
mettre a ma disposition si Je pensais avoir besoin d’un aide quel-
conque.
Je li exposai ma triste position. Aussitét il m/’offrit d’aller
chercher une voiture, ou de m’aider 4 marcher en me soutenant.
C’est ce dernier parti que j’adoptai, le petit repos que je venais
de prendre m’ayant un peu soulagéc, et mon pied me faisant moins
souffrir.
A la condition de n’avancer que trés-lentement et de m’appuyer
de tout mon poids sur son bras, je me tirai passablement de I’aven-
ture. Quant 4 lui, respectueux, attentif, il fut parfait de prévenance
et de réserve, et ne se permit pas de m’adresser la parole. Moi,
josais encore moins le questionner, j’avais pourtant une envie folle
de savoir qui il était. —Le nom qu'il s’était empressé de décliner,
pour me décider, je suppose, a accepter ses services, ne m’avait
rien appris; je lavais, au surplus, immédiatement oublié, ce qui
est excusable 4 cause de mon trouble, et maintenant encore je le
cherche en vain. Je crois avoir compris qu’il n’est dans le pays
que depuis peu de jours. A-t-il acheté une propriété, ou se pro-
pose-t-il seulement d’en acquérir une? voila encore un point sur
lequel mes souvenirs sont confus. Ce n’est pas étourderie de ma
part, nous n’avons été ensemble que pendant quelqucs minutes. A
peine quittions-nous le chemin de traverse, que j’ai entendu sur
la route un bruit de ferraille qui m’a paru de connaissance. En
effet, au bout d’un instant, le char débouchait du bois conduit par
Jacques, qui revenait des provisions. En me remettant & mon
cochcr, mon sauveur n’eut rien de plus pressé que de se dérober a
ma gratitude.
4120 L’AUBE.
A présent je suis trés-sotte. Ce monsieur m’a rendu un grand
service; telle a été ma présence d’esprit, que je ne sais méme pas
son nom. Qu le retrouver? J’aurais da le rappeler, lorsqu’il a pris
congé de moi, lui demander de venir 4 Grandpré. Je songeais a tout
cela pendant que Jacques, m’abandonnant généreusement sa place
sur le siége, se mettait sur le brancard et fouettait le cheval.
Une diversion cruelle acheva de me faire perdre la téte. Dans
mon innocence, je croyais étre 4 l’abri de tout danger sur mon
siége. J’en frémis encore! Malgré le froid, et au risque de prolon-
ger mon supplice, je fus réduite 4 interdire formellement toute
autre allure que le pas. Il faut y avoir passé, pour soupgonner |'ef-
fet que produit sur une personne assise dans le char le trot dun
cheval. Ce n’est pas seulement le vertige que je redoutais; en vé-
rité, il y a de quoi compromettre les organes les plus essentielsa
la vie. Si ce voyage, que je n’oublierai jamais, avait duré un quart
d’heure de plus, je crois que c’en était fait de moi.
20 décembre 187..
Vu le docteur Foubert, que Jean avait immédiatement envove
chercher, et qui n’a pu venir qu’hier au soir. Je ne souffre pas,
graces aux compresses d’arnica. fl a déclaré solennellement que ce
n’était rien qu’une foulure, que j’en serais quitte pour ne pas
bouger pendant deux ou trois semaines. Je m’attendais 4 quelque
arrét de ce genre. C’est une privation énorme, que celle de ne pas
sortir; il fait un femps superbe. Mais je n’ai aucun meérite ame
soumettre avec résignation; toute ma volonté est, hélas! illusoire
pour me rendre la possibilité de marcher.
J’en étais 14. Herminic est entrée, m’apportant mon déjeuner.
Pendant qu’elle me servait, nous avons causé. Elle est de mon avis
au sujet d’une idée un peu hardic et subversive que j’avais émise
timidement, et que voici: le docteur Foubert est un excellent
homme, mais je n’ai en ses talents qu’une confiance médiocre.
— Moi, s’est écriée Herminie, je ne lui donnerais méme p%
mon serin a soigner.
Je n’aurais pas cru cette fille aussi sceptique.
— D'ailleurs, a-t-elle repris, encouragée par mon silence, qui
lui a semblé peut-étre impliquer une approbation tacite, ma mere
l’a toujours dit (et c’est bien vrai), les hommes ne savent pas trat-
ter les femmes. Quant aux foulures, quelque soit leur sexe, ils
n’y entendent absolument rien... Ah! si madame voulait!...
C'est ainsi qu’elle m’a préparée 4 ce qu'elle avait en téte : sacri
L'AUBE. 4124
fier le médecin a la rebouteuse, et en recevoir une qui, ayant ap-
pris l’accident de madame, avait déja offert ses services. Elle de-
vait revenir aujourd’ hui méme.
— La rebouteuse! Est-ce que ce serait la Mulot?
— Mais, oul, madame, a répondu Herminie : une bien digne
femme! ;
— Comment, la Mulot existe encore! Je la croyais morte depuis
vingt ans! Elle était déja vieille quand je n’étais encore.qu’une en-
fant!
— Elle a bon pied, bon ceil, m’a assuré Herminie, malgré ses
quatre-vingt-un ans. C’est son régime qui.la conserve.
— Ah!... Quel est-il donc, ce régime?
— Je ne sais pas, et elle se garde bien de le divulguer. On sup-
pose qu'il y entre beaucoup d’eau-de-vie : elle en achéte tous les
jours, plutét deux fois qu’une.
— Elle boit, alors? Quelle horreur!
— Personne ne la voit jamais boire; on dit quelle se frotte.....
Cela me parait louche.
J’ai accepté la visite de la Mulot. Si elle se présente, on la fera
monter. Ce n’est pas que j’ale en elle beaucoup plus de foi, mais
c'est une célébrité dans le pays. Il fut un temps ot sa réputation
balancait celle de la Crouhat, qui avait la spécialité de guérir la cla-
velée. C’est beaucoup dire, le médecin des animaux ayant le pas sur
celui des personnes. Immorale en apparence, et trés-logique au
fond, cette maniére de raisonner est générale ici. Un homme n’a pas
de valeur vénale; un moufon en a une bien déterminée. Il est natu-
rel que ceux qui font profession de traiter les maladies des uns et
des autres soient appréciés en raison directe du cas que l’on fait de
leur clientéle.
Il ne faut pas étre ingrate. Je tiens 4 abréger ma captivité; on
fait ce qu’on peut cependant pour la rendre moins pénible. C’est 4
qui imaginera les combinaisons les plus ingénieuses, en vue de
tromper la longueur des journées. Jean se multiplie; il y a bien des
mois que je ne l’avais vu si bon et si affectueux. Rachel ne me
quitte pas; miss Wood elle-méme m’a demandé comme une faveur
de me servir de lectrice. J’ai accepté avec le plus grand empresse-
ment. |
Que disais-je donc que j’avais usé miss Wood? Pas du tout. Ja-
mais je ne me suis autant divertie qu’en l’entendant me lire, avec
une conviction qui n’appartient qu’a elle, le songe d’Athalie, suivi
des imprécations de Camille, lesquels font partie des chefs-d’ceuvre
de la littérature frangaise 4 l’usage des jeunes filles et des établisse-
4122 L’AUBE.
ments d’instruction publique, par M.***, inspecteur général de
l'Université.
C’est un ancien livre de classes de Rachel que miss Wood a pris
en grande affection. Elle était en verve, et voulait continuer par la
lecture des Deux Pigeons. Je n’en pouvais plus, et j'ai pensé qu'il
était prudent de se ménager une poire pour la soif. J’ai remis les
Deux Pigeons 4 quelques jours, si la Mulot ne me guérit pas ce soir
ou demain.
Je m’accuse d’avoir fait au respect humain une concession dont
je rougis maintenant. Je ne sais quel moyen employer pour parler
de mon sauveur inconnu. En racontant l’accident 4 mon mari eta
ma fille, j’ai eu peur qu’ils ne se moquassent de moi, et j'ai passé
sous silence le monsieur 4 la peau de bique dont je ne savais ni le
nom ni l’adresse. Aujourd’hui, je suis bourrelée de remords; c'est
de l’ingratitude au premier chef. J’aurais du ne pas le rendre vie-
time de son excessive discrétion, et au moins lui laisser intact le
meérite du réle désintéressé qu’il a joué. Ma reconnaissance se borne
a l’en avoir dépouillé. Je me conduis fort mal & son égard. Mon uni-
que ressource pour réparer le tort moral que je lui cause consiste
4 lui conserver dans mon cceur la gratitude sincére qu’il mérite. I
peut y compter. Je m’engage, en outre, 4 profiter de la premiére
occasion pour proclamer la vérité tout entiére.
22 décembre 187..
Aprés avoir essayé d’écrire hier, je me suis empressée de renon-
cer 4 rien tirer de mon cerveau. J’étais trop ébranlée : ce sont les
conséquences de la visite de la Mulot; mais je ne lui marchande
pas cette justice que, toute sale qu’elle est, c’est une grande opéra-
trice. Elle a examiné mon pied longuement, sans lunettes, l’a palpé
avec une délicatesse dont on n’aurait pas soupconné ses vieux
doigts susceptibles. Finalement, elle m’a assuré que ce n’était pas
une foulure, mais un simple décrochement. Un médecin se perdrait
en conjectures sur la signification médicale de ce mot; il répond
néanmoins 4 une pensée précise dans l’esprit de la Mulot, car elle
ma raccrochée sur I’heurc, en me faisant un peu mal, par exemple,
ce dont elle m’avait prévenue. Défense absolue de marcher jusqu’‘a
demain matin; mais ensuite, autorisation de faire vingt kilométres.
si je le désire.
Comme il n’y a pas de roses sans épines, j’ai été grondée d’im-
portance par Jean et par ma fille, pour avoir mis ma confiance dans
L’AUBE. 1423
une rebouteuse de village. Que les hommes sont injustes! Le doc-
tcur Foubert prend trois francs par visite, m’en a fait plusieurs
déja, sans préjudice de celles qu'il se proposaitde continuer, et de-
mandait quinze jours au moins pour me mettre en état de marcher.
La Mulot m’a guérie en une séance, et m’a demandé quinze sous :
c’est un prix fait pour un décrochement. En conscience, on devrait
me remercier, au lieu de me blamer. Je crains bien que, par-dessus
le marché, elle n’ait divulgué 4 l’office le secret de son régime, et
ce serait fort grave, car, si ce que m’a dit Herminie est exact, elle
serait partie dans un état d’ébriété notable.
24 décembre 287..
Victoire! J’ai écrasé de mes dédains mon mari et ma fille; je leur
ai rendu au centuple les brocards dont ils m’avaient accablée. Le dé-
crochement a disparu. On aurait pu douter, si je m’étais bornée a
le dire. J'ai fait mieux : comme ce philosophe en présence de qui
on niait le mouvement, pour confondre les détracteurs de la Mulot,
je me suis mise & marcher.
Afin que le triomphe fat plus éclatant, je ne voulais pas d’auxi-
liaire. Jean m’a fait prendre une canne, ct Rachel s’est emparée de
mon bras, dans |’espoir de me faire renoncer au désir que j’avais
manifesté de consacrer ma premiere sortic 4 un pélerinage au ruis-
seau témoin et cause de l’événement; mais j'ai du caractére. Au
surplus, quel soldat ne va pas revoir avec émotion le champ de
bataille sur lequel il a figuré, surtout s’il a été blessé dans l’af-
faire?
Aprés avoir donné 4 Rachel, sur place, une représentation aussi
exacte que possible, nous nous acheminions doucement vers Grand-
pré, lorsque nous avons rencontré la voiture que, par une délicate
attention, Jean avait envoyée au devant de nous. Pas de fausse
honte : ce n’était pas le char, j’al accepté, sans hésiter, d’en rester
la de ma promenade. Je ne ressentais, 4 proprement parler, ni
souffrance ni fatigue; mais 4 quoi bon pousser plus loin I’expé-
rience? Les résultats obtenus étaient décisifs ; et puis, 11 faisait tel-
Iement froid, que, pour lutter victorieusement, il aurait fallu mar-
cher trés-vite. Je n’en suis pas encore la.
Voila qu’en passant non loin de !’arbre ou il m’avait abordée,
j’apercois Pinconnu a la peau de bique. C’était le cas de faire arré-
ter, de l’appeler, et de Vinviter a-venir me voir. Encore une con-
cession au respect humain : la présence de Rachel a causé une cer-
1124 L'AUBE.
taine hésitation. Pendant que je réfléchissais, V’occasion a dis-
aru.
’ — As-tu vu ce monsieur? a dit Rachel. fl a salué. Qui est-ce?
Ces yeux de quinze ans ne perdent rien.
J’ai balbutié et commis un gros mensonge, en déclarant que je
n’avais pas remarqué. Or, j’ai d’autant mieux remarqué, que mon
sauveur, en saluant. a souri discrétement. Je ne sais vraiment que
résoudre. Trés-sérieusement, je suis honteuse de ma conduite en-
vers ce pauvre monsieur dont j’ignore le nom. J'avais un peu
compté sur Jacques. Quand je lui ai demandé, devant ma fille, s'il
connaissait le chasseur que nous avons croisé, il a répondu que c’é
tait un étranger.
7 janvier 1487..
... Les remords sont un peu de la nature du liége, ils surnagent
et ne se laissent pas oublicr. Je ne puis attribuer qu’a mes remords,
ou si ce mot est trop fort, 4 mes regrets, la persistance avec la-
quelle la pensée de mon sauveur inconnu m/assiégeait, j’ai été
jusqu’a réver de lui. Aussi, je suis tout allégée aujourd'hui, que
j'ai commencé a4 réparer mes torts en profitant d’une occasion
inespérée. Il n’y a pas eu préméditation de ma part, mais je dots
dire que j’étais décidée 4 m’ouvrir 4 Jean, pour le prier de se
mettre 4 la recherche de l’étranger ct de l’aller remercier en son
nom et au mien, tant l’ingratitude ou ce qui lui ressemble m‘in-
spire de répulsion.
Donc, au retour de ma promenade quotidienne, rencontrant mon
mari, nous avons causé. — Il parait, m’a-t-il dit, que nous avons
ou que nous allons avoir un voisin. Je ne sais pas son nom, parce
que l’abbé, qui m’en a parlé, ne se le rappelait plus. C’est un
émigré lorrain, trés-riche; on assure qu'il est en marché pour
acheter la terre de Glandaie, si ce n’est déja chose faite. Il est trés-
bien, & ce que prétend l’abbé. Je voudrais trouver un moyen d’en-
trer en relations avec lui. Glandaie nous touche, un jour ou l'autre
nous aurons quelque question 4 débattre, le nouveau propriétaire
et moi. Il serait préférable que nous ne fissions pas connaissance
par l’intermédiaire d’un notaire ou d’un avoué.
Dés les premiers mots, mon coeur battait. Est-ce singulier! j'at
pensé que cet émigré lorrain ne pouvait étre que mon sauveur 4 la
peau de bique; autrement, la coincidence serait trop invraisem-
blable. A tout hasard, je me suis souvenue de ses services, et j’al
complété mon récit primitif.
L’AUBE. 11%
Ebahissement profond, puis reproches de Jean. Il ne s’explique
pas que, dans de parcilles conjonctures, j’aie omis un fait de cette
importance. J’ai joint mon étonnement au sien, et rejeté la faute
sur le compte de la douleur qui m’avait troublé l’esprit.
La conclusion est toute naturelle; mon mari, ivre de joie, aprés
avoir demandé et écouté le récit détaillé de l’intervention de 1’é-
tranger, a pris un costume convenable et, sur l’heure, est parti
prier l’abbé de l’assister, déplorant V’incroyable légéreté de sa
femme. Le fin mot c’est qu’a la campagne la société est fort
restreinte; on n’a pas tous Jes jours la bonne aubaine d’une nou-
velle connaissance, et on ferait des bassesses pour étendre de temps
4 autre ses relations.
Notre excellent curé a déja recu la visite de M. *, il en a été
enchanté. Ce jeune homme, qui n’a pas trente ans, a d’excellents
principes, une trés-bonne éducation, etc., ‘etc. La suite au pro-
chain numéro.
40 janvier 187..
Jean est rentré l’autre jour d'une humeur massacrante, 1] a fait
buisson creux. On ne saurait dire que son temps a été perdu, 4
cause des renseignements précieux qu’il a rapportés. C’est bien un
Lorrain, habitant les environs de Metz, qui, ne pouvant supporter la
prussification, s’est réfugié en Champagne. Rien ne l'y appelle,
mais le pays lui plait; Glandaie lui convenant, il l’a acheté trois
cent mille francs, sans marchander, pour s’y fixer définitivement.
Son nom est Frasnoy. Il est tout jeune, vingt-huit ans, orphelin
depuis peu, trés-riche. Fortune industrielle, son pére était dans les
forges et acier de... J’ai oublié le nom. On ]’a fait élever avec le
plus grand soin, chez les Péres ; 11 pense bien, telle est ]’opinion de
l'abbé, 4 qui il a remis cent francs pour les pauvres. M. Frasnoy
est installé en camp volant 4 Glandaie, ou il projette d’importantes
réparations au printemps. Jean et |’abbé sont allés chez lui, il était
absent.
La visite a été rendue dans les quarante-huit heures ; 1] sort d'ici.
Je l’ai recu avec Je plus sincére plaisir et, pour le dédommager, je
lui ai tendu la main, ce qui m’a paru produire un grand effet,
moins sur lui que sur Jean, qui était confondu de cette familiarité
insolite.
M. Frasnoy se présente bien, il a du monde. L’excuse de s’étre
laissé prévenir a été trés-agréablement tournée. Son désir était
d’entrer promptement en relations avec nous, il en avait méme
1196 L’AUBE.
parlé a l’abbé, qui ne m’en a rien dit; il me le payera. Excellente
tenuc, sauf un peu de gaucherie ou de timidité, mais cela ne lui
messied pas.
Il a fait la conquéte de Jean, qui l’a reconduit jusqu’a son cheval,
une jolie béte, par parenthése, noire comme le coursier de Belit-
buth, avec une étoile blanche en téte, moi, je n’ai pas quitté mon
fauteuil, naturellement; mais lorsque mon mari I’a invité a reve
nir, j’ai insisté avec amabilité. Je ne vois pas pourquoi Je n’avoue-
rais pas qu’aussitét qu'il a été sorti, j’ai regardé a travers le
rideaux, en ayant soin de me cacher. C’était pour savoir comment
il montait. Cela m’a servi 4 constater que miss Wood est un
curieuse. Ne s’est-elle pas arrangée pour sortir juste & point avec
Rachel, au moment ou M. Frasnoy prenait congé. Elle allat la
conduire 4 la promenade. Je n’aurais jamais cru cela de mis
Wood.
Jean se frotte les mains. Je crois que ce sera une ressourte,
répéte-t-il de temps 4 autre en sifflotant. Une ressource? pourquo
faire? S’il compte |’accaparer pour lui faire jouer le tric-trac et le
piquet, ou pour chasser et courir toute la journée, je m’y oppose.
il y aurait de quoi lui faire abandonner le pays 4 ce malheureut
jeunc homme!
18 janvier 187..
Je le dis sans la moindre acrimonie, si cela continue, on mil
spirera pour M. Frasnoy une aversion profonde, je l’aurai en grippe
et ne pourrai plus le voir. Je comprends le peuple d’Athénes, *
lassant d’entendre appeler le juste un philosophe célébre, le
condamnant 4 l'exil pour qu’il ne fat plus question de lui. Ce
agacant, a la fin. Il occupe tout le monde ici, et son nom reviet!?
chaque instant. Jean vante ses qualités de bon compagnon, il fur
comme un pandour et chasse quinze heures sans se reposer ; l'able
broche sur le tout en exaltant sa valeur. Le lion de Juda, nous ¢
sait-il hier. A Patay, simple zouave, il s’est conduit comme uw!
héros, ce qui l’a fait décorer. Et Rachel lui trouve l’air male. 440
vu ces petites filles? Elle voudrait seulement qu’il edt les mou
taches plus fournies, et que, puisqu’il a le nez trop busqué, um
jolie balafre bien placée |’cut poétisé, sans le déformer, parce 1
e’est celui de Louis XVI. Jusqu’& miss Wood, enfin, 4 qui on2e
V'imprudence de dire qu’il savait l’anglais, et dont les yeux brilles!
quand on prononce son nom. Asscz, j’ai les oreilles rebattues ¢!}¢
demande grace.
L’AUBE. 4497
Il entre dans mon caractére de protester contre les engouements
irréfléchis. Je ne livre mon affection qu’a bon escient, parce que je
ne suis pas de celles qui s’enflamment a la premiére étincelle et
s’éteignent brusquement. Je n’aime pas qu’on se passionne pour
une figure nouvelle; j’entends faire mes réserves, jusqu’a ce que,
le temps aidant, mon jugement se soit assis avec rectitude. Voila
pourquoi, a la maniére de cet esclave qui, du temps des Romains,
avait mission d’insulter les triomphateurs, j’ai jeté dans le concert
une note discordante, Jean s’est immédiatement rebiffé. — J’atten-
dais quelque chose de ce genre, s’est-il écrié d’un air morose;
quand quelqu’un me plait, j'ai tort de le dire, car c’est un motif
pour qu'il produise sur toi l’effet contraire.
La franchise porte, comme |’expérience, des fruits amers, qui ne
le sait? Je n’ai rien répliqué; aussi bien, mon ingénieux mari n’é-
tait déja plus 1a. Mais je conserve mon opinion, et la voici sans
ambages : I] a l’air d’un poupard.
25 janvier 187..
Parmi les pensées qui se présentent inopinément, combien, qui
sortent on ne sait d’o, ne font qu'une apparition. Si, pour une
cause ou pour une autre, on n’a pas le temps de les accueillir, tant
pis; une fois envolées elles ne reparaissent plus. Il en est ainsi bon
nombre que j’ai taché de ressaisir 4 téte reposée, ayant eu la
naiveté de les réserver pour plus tard, et qui m’ont joué le méchant
tour de ne jamais revenir. D’autres, en revanche, qu’on a eu |’éner-
gic de chasser a plusieurs reprises, se reproduisent avec une insi-
stance étrange.
J’en connais une que je passe ma vie a renvoyer. Elle est tenace.
J’ai concentré toute ma réflexion pour la bien définir, la voici 4 peu
prés complete : Existe-t-il donc dans la vie un mystére particuliére-
ment attrayant, impénétrable pour les femmes qui suivent le droit
chemin, mais accessible 4 celles moins scrupuleuses qui font parler
d’elles ?
Ce n’est pas du premier coup que je suis arrivé a cette formule,
elle est le résultat de bien des obsessions auxquelles je finis par
céder de guerre lasse, avec un peu de honte, j’en convicns, et dans
l’espoir d’étre délivrée de préoccupations que, par instinct, je Juge
malsaines, sinon mauvaises tout a fait.
Mais enfin, puisque j’y suis, que j’élucide au moins la question
dans la mesure de mes forces. Si le mystére dont je parle n’existe
4428 L’AUBE.
pas, ct si le vice n’en est pas la clef, que signifient ces deux mots:
la passion, dont la littérature et les arts de tous les temps comme
de tous les peuples, semblent n’étre que des paraphrases ou de
traductions plus ou moins réussies. Est-ce qu'il faut de toute néces-
sité traverser le bourbier pour connaitre le secret? ou ces dem
mots sont-ils destinés 4 demeurer lettre close, pour la {portion
de l’espéce humaine qui entend demeurer fidéle observatrice de
lois morales? Si, au contraire, je me trompe, si cet attrait, suss
mystéricux qu’entrainant, n’est que fiction, pourquoi ces aspirz-
tions qui me tourmentent et en tourmentent évidemment bien
d’autres, car il serait aussi présomptueux qu’insensé de me croire
une exception.
Pour étre franche jusqu’au bout, je dirai encore que jamais je
n’aurais le courage de confier & qui que ce soit, fut-ce a l'homme
qui m’inspirerait le plus de confiance, les pensées qui surgissent de
ce probléme. Pourtant, je suis agitée chaque fois qu’clles fermer-
tent au fond de moi, ce n’est pas naturel. Je voudrais bien boir
une fois, une seule, dussé-je me griser en assouvissant cette soi
étrange de l’inconnu qui me dévore.
Je ne comprends rien aux romans que j’ai lus, comme tout k
monde, ni aux piéces de théatre, dont quelques-unes m’ont boule
versée, ou bien la passion, pour unc femme, consiste 4 tout ov-
blier, mari, famille, devoirs afin de se livrer exclusivement 2
despote mystérieux. Cela étant, comment peuvent faire celles q!
ne reculent pas devant de pareilles extrémités? Elles ne cro!
donc 4 rien au dela de ce monde? Qui les pousse? qui les pr
voque? Enfin, elles subissent donc des tentations bien puissantes.
lesquelles? et quels hommes sont assez osés ou assez dépraves pow
les mettre en jeu? J’ai souvent entendu parler des piéges tendu
aux femmes, je ne les connais que par oui-dire. Pourquoi cel?!
exception de Jean, qui était autorisé par ma mére, personne
m’a jamais adressé de déclaration. J’ai été jeune, j’ai été jolie. ¢
‘ne suis encore ni vieille ni affreuse, d’ou vient que j’ai échappt #
ces périls auxquels tant d’autres succombent? L’insolent qui *
permettrait de m’adresser un mot mal sonnant serait regu de
belle maniére, ceci h’est pas douteux; mais encore ce n'est F*
écrit sur mon front, j’imagine, et nul ne peut le deviner. Pourqu«
m’a-t-on toujours épargné la peine de le faire voir?
Il y a encore bien d’autres choses qui me trottent dans la cr
velle & ce sujet, mais je crois qu’en voila assez pour aujourd hw.
L’AUBE. 4490
4 février 187..
aera Sic’est un poupart, et Je ne reviens pas encore sur mon
appréciation, j’accorderai qu'il a toutes ses dents. L’affaire de Patay
est rigoureusement vraie, ct on en compte plusieurs du méme
genre dans sa courte carriére militaire. Il parait que, tout en dé-
ployant le courage le plus intrépide, il posséde un sang-froid in-
vraisemblable. Pour la balafre que Rachel lui aurait voulu voir au
beau milieu du nez, elle existe bel et bien sur le front, et ne lui va
pas plus mal. C’est un souvenir de Marchenoir.
Comment ce jeune homme qui, dans mon salon, est doux, ré-
servé, presque timide, parce que ma fille et moi nous causons
avec lui, peut-il étre, dans d’autres occasions, doué d’une intrépi-
dité si extraordinaire? Il a le regard discret et les joues roses d’une
demoiselle; mais, quoique ses yeux bleus lancent des éclairs quand
il s’anime, et en dépit de ses petites moustaches, je ne m’étais ja-
mais représenté de la sorte l'image d’un guerricr.
Nous sommes trés-liés maintenant avec M. Frasnoy; sa visite de
cérémonie a été suivie de plusieurs autres 4 intervalles de plus en
plus rapprochés. Nous le voyons 4 peu prés tous les jours. Je ne
sais si, de lui-méme, 1! aurait osé se prodiguer aussi souvent; mais
Jean l’est bravement allé chercher sous différents prétextes, et le
pli est pris. Un homme bien élevé est rare, particuli¢rement a la
campagne.en hiver; celui-la mérite qu’on lui fasse des avances, et
nous n’avons pas hésité 4 l’en combler. A juger d’aprés les appa-
rences, il est satisfait de nous comme nous le sommes de lui.
Je n’ai pas voulu convenir. encore que Jean avait raison quand il
disait que Frasnoy serait une ressource. C’en est une, en effet, pré-
cieuse a plus d’un titre. Sa conversation est attrayante. Il a beau-
coup voyagé, par conséquent vu bien des choses; il raconte avec
simplicité, se met toujours au second plan et ne cherche pas a se
faire valoir. Je ne crois pas qu’on rencontre par douzaines les hom-
mes aussi bien doués que lui. Dans notre société actuelle, l’éduca-
tion des jeunes gens est tellement négligée, que le plus grand nom-
bre de ceux qui sont riches. par droit de naissance, envisage surtout
dans la fortune le privilége de ne pas travailler pour vivre. Ils en
profitent pour étendre outre mesure cette prérogative et n’appren-
nent rien, supposant que l’argent donne la science infuse, ou cc
qui est pire encore, qu'il tient lieu de tout, méme de valeur per-
sonnelle.
Tel n’est pas le cas de M. Frasnoy, qui a|’esprit cultivé, ct, sans
4130 L’AUBE.
étre un pédant, ne se targue guére non plus d’étre un artiste, ce
qui n’empéche pas qu’il ne soit bon musicien et dessinateur tris-
agréable.
Je lui sais gré surtout d'une qualité devenue introuvable, savoir
causer avec une femme et avoir la politesse de paraitre se plaire
dans sa société. J’ai découvert aujourd’hui que nous avons des
connaissances communes. Par hasard, il a cité les noms de person-
nes que nous avons vucs autrefois. Ce sera un attrait de plus. ..
40 février 187..
sages Ce qui me confond, c’est la transformation soudaine de
Rachel. Elle s’est produite instantanément, et n’est pour cela mi
moins radicale ni moins difficile 4 préciser. Il semble que Jean ne
se soit apercu de rien, pas plus que miss Wood ; et moi, je me de-
mande 4 quel moment le phénoméne a eu lieu. Il s'est accompli
sous mes yeux, pour ainsi dire; j’en ai été témoin, et je ne I'ai pas
vu; j’en constate seulement les résultats. Hier, c’était une enfant,
malgré ses dix-sept ans sonnés; elle ne demandait qu’a cour, ¢
volontiers elle aurait encore joué 4 la poupée. Aujourd’hui, quasi
sérieuse, posée, ce n’est plus la méme personne.
Je l’examinais tout 4 heure, pendant que M. Frasnoy, qu
diné et passé la soirée avec nous, faisait des caricatures qui nous
amusaient fort. Non-sculement ce n’est plus une enfant, mais cet
une jeune fille, et, je puis le dire sans fausse modestie, toute vanilé
maternelle 4 part, une trés-jolie jeune fille. Elle a d’adorables che-
veux blonds, fins comme des fils de la Vierge, et en quantile. Par
moments, on les dirait saupoudrés d’or. Ce soir, auprés de la lampe.
alors que, penchée sur la table, attentive et rieuse, son regard in-
patient devancait presque le crayon de M. Frasnoy, elle avait l'ar
d’étre au milieu d’un nimbe doré. Ses yeux bleus sont vifs et pt
tillants, et sa gentille petite figure, expressive et mobile au possi-
ble, est éclairée par le bon sourire de son pére, si franc, si com
municatif.
Jamais encore je n’avais été frappée 4 ce point de sa grace et de
sa beauté, ni surtout d’une nuance que je ne sais comment rendre.
Nos vignerons ont une expression qui désigne ce que je veux dirt,
cela s’applique a la vigne, naturellement. Il y a dans la vie du ris
suspendu au cep une phase décisive : c’est lorsqu’ayant acquis tou!
son développement extérieur, il lui manque encore les qualités &
senticlles de la maturité. Aussitdt qu’il est sur le point de les a-
quérir, sa couleur se modifie. S’il est rouge, il prend sa teinte dét-
L’AUBE. 4151
nitive; s’il est blanc, 11 devient transparent et vermeil. Un scul mot
caractérise cette opération finale de la nature. Quand le raisin en
est la, on dit qu’il varie. Une nuit suffit souvent alors pour changer
du tout au tout l’aspect d’un vignoble. Eh bien, Rachel a varie.
La transformation dont je parle ne se borne pas a son visage, elle
s’étend 4 toute sa personne. Ainsi, ses formes un peu gréles, comme
il sied a une trés-jeune fille, ont pris une consistance plus accusée.
Mignonne et gracieuse, d’une vivacité 4 défier le vif-argent, elle rit
ct chante toute la journée; et sur ses joucs fraiches, rosées, d’une
carnation vigoureuse dans leurs délicats contours, il y a unc fleur
de jeunesse, une vitalité qui me ravissent. J’ai peine 4 réprimer un
mouvement d’orgueil en songeant que je suis sa mére. Mais, faut-il
l’avouer? que Dieu ne confonde pas ma présomption! j’attends plus
encore. Le lys entr’ouvre sculement ses pétales immaculés, que
scra-ce 4 son épanouissement!
C’est l’aube d’un beau jour d’été, qui se dégage a peine des voiles
de la nuit. Son front, inondé de lueurs vermeilles, est tout lumiére;
ses pieds flottent au milieu de l’ombre indécise. Frissonnante encore
et déja radieuse, clle s’avance en hésitant, ct ne sait pas que devant
ses graces timides les étoiles palissent, car son grand charme est de
. $‘ignorer.
Hélas! pendant que cette aube rayonnante, tout imprégnée d’es-
pérance, ouvre ses mains remplies de promesses et prend posses-
sion des sourires du ciel, une autre, au dela de son horizon, s’ef-
face peu 4 peu et touche au déclin. Il faut retomber du plus haut
de la poésic a la triste réalité, pour me dire en langue vulgaire que
j’'approche de cet instant qui n’est plus le jour et n’est pas précisé-
ment la nuit, auquel nos vieux écrivains ont parfois aussi donné le
nom d’aube, et qui, plus prosaiquement, s’appelle a présent le cré-
puscule. Ce n’est que trop vrai. Je n’entends pas insinuer que je
suis une vieille femme, mais si Je n’avoue pas que j'ai cessé d’étre
tout 4 fait jeune, ma fille est 14 pour me le rappeler........
13 février 187..
Nous sommes ici quatre personnes, cing en comprenant l’abbé;
nos gots et nos caractéres différent autant que nos Ages. A quoa
tient-il que nous nous accordons sur un point, et cela sans aucune
discussion? C’est 4 savoir qu’il nous plait 4 tous. Je ne veux pas de
preuve plus convaincante de son tact exquis.
On se l’arrache, et il satisfait chacun avec une complaisance si
naturelle, que leffort ne perce Jamais. Qu’il s’agisse de causer avec
25 Sepreuene 1875. , 73
11352 L’AUBE.
l’abbé, qui préne sa conversation sérieuse et la variété de ses con-
naissances ; de courir avec Jean, sur l’esprit de qui ses jarrets
d’acier produisent une impression aussi vive que durable ; de par-
ler 4 miss Wood dans sa langue maternelle de la verte Erin; de
faire de la musique avec Rachel en débitant mille folies, il est tou-
jours prét, et son obligeance est telle qu’on se sent invinciblement
porté a en abuser.
Fidéle & mes principes, je ne me suis pas jetée 4 sa téte. Au lieu
de courir & lui, je Ic laisse venir 4 moi, et je ne suis pas la plus mal
partagée. En toute chose, on gagne a attendre son heure. Par exem-
ple, il sait, sans que j’aie eu besoin de le lui dire, que vers trois
heures labhé n’a pas encore paru, que Rachel travaille avec
miss Wood et que mon mari lit son journal, opération qui se com-
plique souvent de sieste, et dans laquelle, pour ce motif, il ne
souffre pas d’étre troublé; que, par conséquent, selon toutes pro-
babilités, je suis seule dans le petit boudoir ovale, et c’est l’heure a
laquelle il arrive.
Son esprit est trés-fin, quoique n'étant ni agressif ni caustique.
La conversation s’engage pendant que je travaille dans le grand
fauteuil. D’ordinaire, il s’installe sur le pouf, tout prés de moi,
mais un peu plus bas. Le temps passe si vite en causant 4 batons
rompus, que le premier coup nous syrprend souvent. Alors, je le
reticns a diner, ce gui ne fait de tort & personne, puisque chez lui
il serait seul, en sorte que c'est comme s'il passait Vhiver 4
Grandpré.
Hier, il a voulu m’aider a dévider ma laine. Tout en pelotonnant
Vécheveau, j’'admirais avec quel soin minutieux, quelles précau-
tions il veillait 4 ce que les fils ne s’embrouillassent pas. Et j¢ me
disais : Voila pourtant ce jeune homme, assis presqu’a mes pieds,
qui réalise la fable d’Hercule et d’Omphale. Il y a peu de temps en-
core, il avait sur les bras un autre écheveau plus difficile 4 dé-
brouiller que Je mien. Malgré moi, je me suis mise-a rire et j’ai re-
gardé sa balafre. Je n’aurais jamais cru qu’une balafre put faire
aussi bien sur le front d’un homme.
De la réserve excessive des premiers jours, il ne subsiste rien, pas
méme la trace, et je me demande comment elle a jamais exista;
car, enfin, il n’est nullement timide. Nous le connaissons depuis
un mois 4 peine, puisque sa premicére visite remonte 4 peu prés au
milieu de janvier ; il est vrai que moi je suis plus ancienne en date
de quelques jours. A nous voir tous causer avec lui, 4 voir son al-
sance, on jurerait que nous sommes de vieux amis. C’est une 10-
pression que chacun éprouve ici. Je-ne doute pas que lui-méme ne
la resscnte comme nous.
L'AUBE. 1133
S mars 187..
Je suis stupéfaite, quoi! Voila vingt jours que je n’ai ouvert mon
journal. Tous les jours je me disais : j’écrirai demain. Demain
venu, je n’avais pas le temps, et j’ajournais. Au reste, calme plat ;
jen’al presque rien a dire, si ce n’est que je ne vois plus Jean.
Il s’est mis en téte qu’un homme sain d’esprit et vigoureux de
corps, ne doit pas étre désceuvré, parce que le désceuvrement est
le pére des mauvyais conseils, au méme titre que l’oisiveté est la
mére de tous les vices: Donc, s’étant apercu que fumer des pipes,
jouer au piquet et lire le journal, tout en absorbant le plus clair de
ses journées, n’équivalent pas & une occupation, il a décidé qu’il
apprendrait une profession. Les inspirations d’un autre émigrant
Alsacien, tourneur de son métier, qui vient planter sa tente dans le
village et qui, précisément, avait 4 vendre un joli tour d’amateur
pourvu de tout son, outillage, n’ont pas été étrangéres a cette déter-
mination. .
Sauf meilleurs avis, j’estime que, puisque joli tour il y a, le plus —
joli est encore celui qu’a joué 4 ce pauvre Jean l’émigrant Alsacien.
D’abord l'instrument, qui ressemble a un rouet de grande dimen-
sion, a couté trés-cher. De ceci je ne dirai trop rien, car sous la sa-
tisfaction d’une fantaisie se cache, je suppose, quelque intention
charitable; mais ila fallu le loger, et ce n’était pas une mince af-
faire. — Aprés mires délibérations, on a décrété la création d'un
atelier, ce qui a nécessité de longues conférences avec des ouvriers,
puis des allées et venues sans fin, et des travaux d’appropriation
qui ont duré. fort longtemps: Le mystére le plus complet planait
sur ces arrangements; défense de pénétrer dans le sanctuaire. Au
bout de plusieurs semaines, inauguration solennelle. J’ai été invi-
tée & venir le voir travailler, jamais je ne recommencerai.
Tourner, c’est gratter avec un outil un morceau de bois que fait
tournoyer une roue immense qui, elle-méme, est -mise en mouve-
ment par. le pied du tourneur. De 1a un grincement infernal, avec
un bourdonnement qui donne le vertige, et un nuage de poussiére
ténue qui saisit 4 la gorge. Je me suis enfuie avec indignation. De-
puis ce moment, jeniends partout et toujours le bruit de la roue et
je ne sais que devenir. —~ Mais, gardons-nous d’étre injuste, Jean
fait des progrés surprenants et rapides; il m’a déja apporté trois
bobines, qui sont le fruit de ses sueurs. Et que nul ne s’y trompe,
sa contemance le cziait assez haut, ce n’est pas un homme ordinaire
qui serait arrivé si promptement a tourner des bobines.
Je ne vois pas ce qui lui manque 4 présent, il est complet. Le
4134 L’AUBE.
plus triste est qu'il se prend au sérieux. Et, pendant que monsicur
tourne, moi je suis obligée d'empiéler sur mes nuits pour achever
mon travail de comptes. Ceci est ala Jettre, minuit sonne, je ne
suis pas encore couchéc...
9 mars 487..
Le tour continue a4 étre dans la période aigué. Je ne saurais, en
conscience, parler de lui qu’avec les termes consacrés pour les ma-
ladies, c’en est une absorbante, comme elles le sont toutes, et qui
va devenir envahissante d'un jour a l'autre, je m’y attends. — Avec
son intelligence, et les merveilleuses aptitudes qui le distinguent,
le tour ne suffira pas longtemps a Jean. Il révera des destinées plus
hautes, il aura des aspirations pour quelque profession plus at-
trayante. Qui sait ot tout cela s’arrétera? car il ne se pique pas de
persévérance, l’aventure de M. Frasnoy ne le prouve que trop. Ila
subitement disparu de Vhorizon, ni plus ni moins qu'un astre
éteint. Je parle, bien entendu, de Vhorizon de monsieur mon man,
non du notre.
En deux mots, avant le tour, M. Frasnoy était I’indispensable
compagnon de ses loisirs. Pas de bonnes promenades sans lui, a che
val ou & pied. Maintenant il le regarde a peine, ne lui parle pow
ainsi dire pas, et ne s’occupe plus de lui. Il a mieux 8 faire, e0
effet. La confection des bobines ne lui laisse pas un instant der |
pos. Rachel, miss Wood et moi, nous en avons jusqu’au jour du
jugement ; mais la production ne se ralentit pas pour cela, elle |
incessante. Les journées étant trop courtes pour cet inféressatl
travail, il y consacre jusqu’a ses soirées. Il veut bien nous accorde
un quart d’heure apres le diner, puis il remonte ct le ronflemet!
recommence. Jeudi, ce pauvre abbé a dd se passer de son tric-ra
hebdomadaire, Monsieur tournait.
Je constate que Rachel devient coquette, ce qui achéve de démo
trer qu’elle est tout a fait une jeune fille. Ce soir je la trouvais a
trement qu’a l’ordinaire, l’expression de sa physionomie ¢l!
modifiée et je ne me rendais pas compte de ce qui causait ce chat
gemenit tout a son avantage. Aprés recherches, j’ai découvert quell
avait mis & ses cheveux un ruban rose. Ce n’est rien, et elle és!
charmante. M. Frasnoy a été frappé, comme moi, de I'eflet q*
produisait cette chose si simple : un bout de ruban dans une oF
fure !
G. pe Panseval.
La fin an prochain numéro.
MONSIEUR GLADSTONE
ROME AND THE NEWEST FASHIONS IN RELIGION !
Le charme n’est pas rompu et le voile n’est pas encore tombé.
M. Gladstone ne peut se réduire a garder le silence. ll faut que, bon
gré mal gré, le monde parle de lui, dut-il en parler en mal.
Quand cette comédie finira-t-elle? Quand M. Gladstone compren-
dra-t-il que le moment est venu pour lui de se recueillir loin du
bruit des affaires et du tumulte des controverses? ll y a longtemps
qu’on le lui a dif: il a souvent manqué de se taire et il n’a pas tou-
jours gagné 4 rompre le silence. Le silence est une bonne pratique
pour le commun des hommes, mais le silence est une indispen-
sable nécessité pour les hommes de son rang et de sa qualité.
M. Gladstone 1’a dit quelque part; comment se fait-il qu’il préche
Si peu d’exemple ?
ll y a un an que M. Gladstone attaque, avec un inconcevable
acharnement, les catholiques tant de l’Angleterre que du reste du
monde, leur adressant des expostulations a tout le moins déplacées
et leur jetant 4 la face les plus odieuses accusations ; et ces accu-
sations, il les maintient; ces expostulations, il y persévére : une
année de controverse, d’éclaircisscments et de réflexions n’a pas
suffi pour montrer 4 cet homme, intelligent cependant, et honnéte
* M. Gladstone vient de réunir sous ce titre et en un seul volume ses deux
pamphlets : les Vatican Decrees, le Vaticanism, et son article de la Quarterly Re-
view de janvier 1875, intitulé The speeches of the Pope. — 1 a simplement ajouté
une courte préface au texte déja connu. — On nous annonce un autre travail
de cet homme d’Etat pour le premier octobre. Il doit paraitre dans une nouvelle
revue ecclésiastique qui aura pour titr * New church of England review.
1136 MONSIEUR GLADSTONE.
— nous le croyons encore, — tout ce qu'il y a d'inconvenant, d'in-
juste, de criminel dans ces procédés, quand ils émanent d’un per-
sonnage qui ne fut pas sans grandeur.
Placé hors de l’atteinte immédiate de M. Gladstone et étranger
aux accusations qu’il adresse directement aux catholiques d’Angle-
terre, nous n’éprouvons nullement l’indignation dont ces derniers
ont donné plus d’une preuve. La controverse Gladstone nous inté-
resse comme un signe du temps, point toutefois au dela d’une tris-
raisonnable mesure. Nous dirions volontiers des pamphlets de !'an-
cicn ministre ce qu’il a dit 4 tort des discours de Pie IX, que, sils
ne sont pas incapables de nuire, ils perdent cependant tous les
jours beaucoup de leur puissance malfaisante. Pour peu méme que
M. Gladstone continue, nous irions plus loin et nous ajoulenions
sans peine, parce que c’est notre ferme conviction, que nous
croyons ces discours capables de faire beaucoup de bien et trs-
peu de mal.
Sunt certi denique fines,
Quos ultra citraque nequit consistere rectum.
Il est des limites qu’il ne faut jamais dépasser, en mal comme co
bien ; car, lorsqu’on dépasse ces limites, il se produit une réaciion,
et le résultat est juste le contraire de celui qu’on avait .prévu,
M. Gladstone adresse aux catholiques des expostulations 4 pr-
pos de I’Eglise catholique ; il s’en prend au dogme, ala morale, aux
conciles, 4-Pie IX, 4 histoire, un peu.a tout et & tous; et tout,
en passant par le prisme troublé de ses coléres, . devient si0-
plement atroce, abominable. L’histoire catholique lui apparail
comme une perpétuelle falsification de la vérité; Pie %
montre 4 lui comme un révolutionnaire, un tribun, un: démagogue
— le pire des démagogues italiens ; les conciles ne cessent de fabn-
quer les plus dangereuses doctrines; nos -dogmes sont absurdes,
et enfin notre morale catholique elle-méme — en particulier notte
morale catholique dans ce qui concerne le mariage’ — outrage 1
pudeur de l’Angleterre. M. Gladstone vient d’en faire la découver'e.
et il se propose de le montrer aw monde.
Nous ne suivrons pas M. Gladstone dans toutes ces expostulahons.
et nous ne lui adresserons pas davantage les expostulations que le
monde catholique pourrait, 4 son tour, lui adresser, A lui et 4
compatriotes. Nous connaissons quelque peu l'histoire d’Angie
terre, en particulier l’histoire des trois derniers cents ans, et novs
‘ Le fait quia fixé l’attention de M. Gladstone sur ce point est exposé dats
la Saturday Review du 27 mars 1875, p. 405. Les particularités de ce ra!
auraient besoin d’étre confirmées.
MONSIEUR GLADSTONE. 1137
croyons qu'un catholique n’aurait pas a chercher beaucoup pour
expostuler M. Gladstone. Le dogme, la morale, l'histoire, les per-
sonnages célébres de son pays — que nous aimons et que nous ad-
mirons aussi sincérement que peut le faire un Frangais — pour-
raient ne pas sortir tout a fait indemnes d’une sérieuse expostula-
sion, mais nous préférons laisser 4 d’autres cette fastidieuse
besogne, ct nous aimons mieux nous occuper de M. Gladstone en
personne.
Cet homme a fait tant de bruit dans sa vie, et il en fait tant en
particulier depuis un an‘, qu’il mérite — au moins 4 ce titre — de
fixer quelques instants les regards du public. D’ailleurs c’est un as-
tre qui décline, nous avons le regret de le dire, et, si les affaires
vont encore quelque temps comme elles sont allées depuis six mois,
M. Gladstone ne tardera pas a étre classé 4 un rang pour lequel 11
n’était pas fait. Nous ne sommes pas un de ses ennemis acharnés,
mais nous sommes moins encore un de ses aveugles admirateurs. A
ce titre, peut-étre nous avons quelque droit de lui dire que, si le
monde n’a pas beaucoup gagné 4 lire ses derniers pamphlets, sa
gloire, 4 lui Gladstone, a beaucoup perdu au bruit qui s’est fait au-
tour d’eux. Il est bon pour les grands hommes de n’étre entendus
qu’a de rares intervalles ou de n’étre entrevus que dans la pénom-
bre d’un lointain mystérieux : leur majesté s’amoindrit quand ils
parlent trop souvent, parce qu’on reconnait bientdt qu’ils parlent,
en définitive, comme le commun des hommes, et quand on con-
temple de trop prés leur figure, on finit par ne plus lui trouver que
des proportions trés-ordinaires.
Nous craignons bien que M. Gladstone ne se survive 4 lui-méme,
‘ Depuis l’apparition du premier pamphlet de M. Gladstone, il n’est presque
pas de Revue anglaise qui n’ait publié quelque article sur la question. La British
Quarterly d’avril a donné deux travaux intitulés, ’'un : Ultramontanism and civil
Allegiance (442-478), l'autre: Mr Gladstone's retirement from the liberal Leadership
(478-499). Ce second article est extrémement bien fait et contient, suivant nous,
une juste appréciation de la carriére politique de M. Gladstone. La Quarterly Re-
view, qui avait imprimé en janvier les Speeches of the Pope, a publié dans son
numéro d’avril deux articles sur les questions religieuses, intitulés, l'un: Dr New-
man, Cardinal Manning and Monsignor Capel, autre: The transition from Medie-
val to modern politics. Nous ne citons pas les Revues moins importantes, catho-
liques, rationalistes ou protestantes. On formerait presque une bibliothéque avec
ce qui a été écrit depuis )’Expostulation de M. Gladstone ; mais il parait qu’on
commence 4 se lasser de tout ce tapage, car un journal ultra-protestant, le
Rock, parlant des deux derniers articles de la Quarterly, les caractérise par les
epithétes de Heavy, unintelligible, « lourds et inintelligibles.» — « Le style du se-
cond de ces deux articles, dit-il, sent quelque chose de l’obscurité du moyen
‘age. » — The style of the second, at last, of the two articles savours of medieval
obscurity. (Le Rock du 23 avril 1875, p. 284, col. 2.)
4158 MONSIEUR GLADSTONE.
et, s'il persévére dans sa ligne de conduite, nous ne faisons aucune
difficulté de le lui prédire. Jusqu’ici nous avions cru, malgré de no-
tables réserves, que M. Gladstone avait quelque chose d'un grand mi-
nistre, nous commencgons 4 douter déja de cette grandeur. Et nous
sommes prés de croire qu'elle n’est qu'une illusion. Avant d’en
étre arrivé 14, il nous plait de jeter un coup d’ceil sur ce person-
nage, dont tout le monde peut-étre ne s'occupe pas, mais qui, du
moins, fait de sérieux efforts pour occuper toutjle monde. Un I’a bien
vu il y a quelques jours : il a failli provoquer un incident diploma-
tique, et pour que le monde n’en ignore, M. Gladstone nous tient
volontiers au courant des petits faits qui l’intéressent. Ce n’est pas
ainsi que font les grands hommes d’ Etat, et les hommes d'Etat an-
glais moins encore que tous les autres.
Saisissons donc cet astre qui s’éclipsc, ct, avant qu’il ait disparu,
tachons d’en recueillir une fidéle image. Le moment est, du reste,
propice. Le bruit qui vient de se faire 4 nouveau autour du nom de
M. Gladstone, dans la presse et méme jusque dans la commission
de permanence, préte a ce sujct une vive actualité.
Ce qui rend, d’ailleurs, cette étude rétrospcective plus utile, c'est,
outre le rang distingué qu’occupe M. Gladstone dans I’opinion pu-
blique, soit en Angleterre, soit ailleurs, la ligne de conduite quila
tenue depuis quelques années a l’égard des catholiques ses compa-
triotes. M. Gladstone ne s’est pas seulement montré pour eux un
homme juste, équitable, impartial, 11 s'est conduit comme un ami
gén¢reux, déyoué ; ila poussé la bienveillance envers les catholi-
ques jusqu’a braver les attaques et les insultes des sectaires fana-
tiques de l’anglicanisme, et sans se repaitre l’esprit de vaines chi-
meres, 1] a poursuivi toutes les mesures d’équité qui lui semblaient
demandées comme une réparation des injustices de la nation an-
glaise envers les papistes. Quand il s’est vu incapable d’accomplir
certaines réformes que ]’état des esprits lui prouvait étre prématu-
rées, il a du moins cherché a préparer l’opinion publique, 4 Is
pousser dans cette voie, et son passage au ministére fera, sous ce
rapport, époque dans l’histoire, presque autant que celui de lord
Gray et de sir Robert Peel (1828-1829).
En plus d’une circonstance, durant le cours de sa longue carriére
politique, M. Gladstone avait bien affligé les catholiques, cn parti-
culier, dans tout ce qui concernait Ja question italienne ct le pou-
MONSIEUR GLADSTONE. 1159
voir temporel des papes, mais on lui pardonnait ces attaques 4
cause de son attachement a I’Eglise anglicane ; on fermait les yeux
sur sa politique révolutionnaire envers les gouvernements italiens
et cnvers le gouvernement pontifical, pour ne voir que la générosité
de sa politique intérieure a l’égard de tous Iles sujets de empire
britannique, sans distinction de croyance religieuse. Si cela n’a-
vait dépendu, en effet, que de M. Gladstone, tous les vestiges de
l’oppression protestante démeurés dans la loi anglaise auraient été
effacés ou seraient tombés a tout jamais dans l’oubli.
On a bien dit, sans doute, que cette bienveillance de M. Glad-
stone pour les catholiques anglais était intéressée, et que la pro-
tection accordée par lui aux papistes était le prix de l’appui qu'il
leur demandait dans les autres questions de politique intérieure ou
extérieure. Les derniers événements sembleraient peut-étre autori-
ser une telle appréciation ct faire croire que cet homme d’Etat n’a
voulu du bien aux catholiques que pour sc maintenir au pouvoir.
Cependant, nous ne pensons pas que cette appréciation soit juste
ct équitable; nous ne pensons pas que M. Gladstone se soit laissé
guider par un intérét d’ambition purement personnel; il a mon-
tré trop de franchise et de grandeur d’dme pour qu’on doive expli-
quer sa ligne politique par des moyens aussi misérables, par des
ruses aussi indignes d’un caract¢ére commce le sien. Nous ne lui fe-
rons pas l’injure de lui attribuer des motifs aussi mesquins ou de
lui préter des mobiles aussi ignobles. Nous croyons a sa parfaite
loyauté, et nous expliquons la volte-face qu'il vient d’opérer, sans
recourir a des procédés qu’on ne saurait préter 4 un homme,
4 moins de preuves trés-certaines et trés-explicites.
Quelle que soit, d’ailleurs, l’opinion qu'on se fasse la-dessus, il
est, au moins, un fait bien connu, c’est que M. Gladstone se mon-
trait conciliant ct bienveillant envers les catholiques, jusqu’a exci-
ter contre lui les coléres et les menaces des protestants fanatiques.
Et on sait que, malgré l’affaissement du protestantisme , il ne
manque pas de fanatiques de l’autre coté du détroit, quand il s’agit
du pape et des papistes. On ne se génait méme pas pour manifester
le déplaisir que causait cette politique du cabinet Gladstone envers
le catholicisme; on se plaignait du premier ministre; on l’accusuit
de conspirer avec le cardinal, alors docteur Manning, la ruine du
protestantisme; on le soupgonnait d’étre un papiste déguis¢ ct on
allait jusqu’a parler d’un impeachment devant la Chambre des
communes *.
1 En 1867, M. Gladstone s‘étant rendu 4 Rome et ayant eu une audience du
pape, les journaux protestants ne cessérent, pendant quelque temps, de parler
d’un complot ourdi par le pape et par Gladstone.
4140 MONSIEUR GLADSTONE.
Et qu’on ne croie pas que nous rapportions ici de simples racon-
tars de journaux ou de frivoles cancans de coulisse. Ce sont des
bruits qui avaient cours dans toutes les feuilles publiques, et au-
jourd’hui méme, on se demande si M. Gladstone a véritablement
rompu avec le pape et avec Manning. Nous voudrions pouvoir citer
ici, tout au long, certains articles dirigés, maintenant encore,
contre ce ministre, qui était hier idole du peuple anglais : « Quel-
ques personnes, disait, il ya peu de mois, le Rock, dans un de ses
leading articles, quelques personnes vont jusqu’a croire que
M. Gladstone n’est, méme aujourd’hui, qu'un papiste déguisé ; mais,
4 moins que le truc de la dissimulation’ ct les ressources des
dispenses ne soient portés‘a des limites ‘que le jésuite Gury aurait
lui-méme de la peine ‘4 autoriser, il faut, 4 notre avis, renoncer
pour le moment, & une parcille supposition. A moins donc d aller
aussi loin que beaucoup de nos contemporains, il cst impossible
de lire les attaques passionnées de M. Gladstone contre Pie 1X‘ sans
voir que la rupture entre le pape et l’ex-premier ministre a atteint
des limites qui la rendent presque irrémédiable. Cependant, nous
voulons prouver clairement que si les deux adversaires trouvent
intérét 4 mettre fin 4 leur querelle, ils le feront sans beaucoup de
peine’. »
Si nous citons le Rock, qui est l’organe le plus accrédité du parti
évangélical ou de la Basse-Eglisc ce n'est pas que nous voulions
attribuer 4 ce journal plus d’autorité qu'il n’en a, en réalité, dans
le monde politique. Nous savons bien qu’un journal ecclésiastique
ne représente pas toujours la vraie nuance de |’opinion publique ;
mais, quand nous aurons dit que le Rock traduit les sentiments de
presque tout lépiscopat anglican, on comprendra aisément qu'il
faille tenir compte de ses paroles. Que de pages, d’ailleurs, nous
pourrions ajouter 4 celle que nous venons de citer, en parcourant
les feuilles publiques anglaises de ces derniers dix ans! On nous y par-
lerait souvent de complot papiste, et, 4 la tate de ce complot, nous
verrions figurer le nom de M. Gladstone accolé 4 celui de Mgr Man-
ning. M. Gladstone était devenu, pendant son ministére, le point
de mire de tous les partisans acharnés de |’ancien protestan-
tisme*.
4 Dans son article sur les Discorss di Pio IX, inséré dans la Quarlerly Reries
de janvier 1875, p. 478-499.
* Rock du 22 janvier 1875, p. 49. Voir encore Je 19 mars, p. 197. — Cf.
10 juillet 1874, p. 468, col. 4. — 24 juillet 1874, p. 493, col. 1 et 2. — Surtoat
le 20 novembre 1874, p. 793. After all, Dr Manning and Mr Gladstone may posstbty
understand each other, nothwistanding the present apparent antagonism. Such
things are quite conceivable. (27 novembre 1874, p. 809.)
3 Ila paru, en particulier en 1868, & ’époque des élections, une quantité in-
MONSIEUR GLADSTONE. 1441
Chose étrange néanmoins, quelques-uns des échecs du cabinet
Gladstone, ceux, en particulier, qui suggérérent au chef du parti
libéral la pensée impolitique de résigner ses fonctions et de deman-
der, soudainement, sans annonce préalable, presque 4 la veille de
Youverture de la session parlementaire, le renouvellement de ses
pouvoirs a des élections générales, les principaux échecs du cabinet
Gladstone, disons-nous, lui vinrent de la part des catholiques. « Il
est remarquable, disait 4 ce propos le journal déja cité, que les
deux défaites du gouvernement durant cette session (de 1875) ont
leur origine dans la méme cause, 4 savoir le désir qu’a M. Gladstone
de se concilier la hiérarchie ultramontaine en Irlande'. » C’est la
un fait connu, un fait que les catholiques ne cherchérent. pas cer-
tainement a provoquer, car, s’ils ayaient eu 4 coeur de renverser
un ministére, le ministére Gladstone est celui qu’ils auraient ren-
versé le dernier. Néanmoins ils crurent de leur devoir de résister,
méme a leurs risques et périls; c’est un fait, et c’est également un
fait que cette résistance amena, pour une bonne part, la chute du
cabinet libéral. |
Durant la présente controverse, on a parlé souvent de cette oppo-
sition des catholiques, on |’a traitée d’ingratitude;. et on a méme
supposé que c’était par; esprit de haine et par désir de vengeance
que M. Gladstone attaquait aujourd’hui ses alliés d’il y a trois ans.
On a, en un mot, sacrifié ’honnéteté et la loyauté de M. Gladstone
a son ressentiment. |
Assurément cette explication est trés-naturelle et nous ne voulons
pas nier absolument que cette résistance des catholiques anglais en
4873, dans l’University education (Ireland) Bill, n’ait contribué a
aliéner l’esprit du chef du gouvernement et fait 4 son coeur-une de
ces blessures que le temps irrite, et qui, a la longue, altérent la paix,
la sérénité, le calme de l’Amé, refoulent tous les sentiments géné-
reux, aveuglent l’esprit et rendent un homme incapable, soit de
comprendre la conduite des autres, seit de leur rendre justice.
Toutefois, quelque naturelle que nous paraisse_cette explication, il
nous semble qu’elle est insuffisante et incompléte, qu’elle ne résout
croyable de pamphlets, tous s’inspirant d’une méme pensée et répétant une
méme accusation : « M. Gladstone est un jouet entre les mains des papistes. »
Voici le titre d’un de ces pamphlets entre les cent que nous pourrions citer :
« M. Gladstone le ‘trahisseur de la religion et des libertés de Ja nation, par le
Réy. Will. Brock M. A. queen’s college, Oxford, recteur de Bishop Waltham. » Ce
pamphlet contient six lettres dont voici les titres : 4° M. Gladstone faisant l’ceu-
vre des prétres de Rome; 2° sa loyauté; 3° son puséisme ; 4° son amphibolo-
gie ; 5° son impeachment ; 6° son bill relatif 4 ’Eglise d'Irlande.
1 Rock du 350 mai 1875, p. 366, col. 2.
1142 MONSIEUR GLADSTONE.
pas nettement ce probléme : « Comment se fait-il qu'un homme,
aussi bien disposé que M. Gladstone [était envers les catholiques,
soit devenu soudain un de lcurs plus ardents ennemis, sinon un de
leurs plus ardents persécuteurs? » Nous préférons chercher la
solution de cette énigme dans la vie tout entiére de M. Gladstone et
dans les événements de 1870. |
I]
S’il est une chose qui frappe immédiatement, quand on examine
la carriére de M. Gladstone, en particulier, quand on en compareles
deux points extrémes, c’est le manque de fixité dans ses opinionsct
dans ses principes. Le Gladstone de notre temps ne ressemble presque
en rien au Gladstone d’il y a quarante ans et on pourrait presque
dire que le Gladstone de demain ne ressemblera pas davantage au
Gladstone d’aujourd’hui. Cet illustre homme d’Etat n’est pas de-
meuré fidéie, au moins en apparence, 4 une seule des grandes
idées de sa jeunesse; 4 mesure qu'il a avancé dans la vie, il est
allé modifiant sans cesse ses pensées, et c’est 4 peine si on reconnall
maintenant en lui aucune des théories qu'il défendait, il y a trenle
ou quarante ans’.
Aussi, parmi tous les reproches qui lui ont été adressés, pam
toutes les accusations a l'aide desquelles ses ennemis ont cherche
4 démolir sa réputation et son influence, il n’en est pas qu'on ait
plus souvent répétée que celle de son inconsistance. On lui a dit
et redit qu’il avait changé perpétucllement d’opinion et, ce qui cl
plus grave, qu’ilen avait changé toutes les fois que son intérét pers0a-
nel ou celui de son parti avaient paru le demander.
Il est vrai que M. Gladstone? a nié l’inconsistance qu'on lui r
proche et qu’il a trés-bien établi la distinction a faire entre un chat-
gement complet et radical et le développement ou le progres. »
amis, voulant le défendre, ont essayé d’expliquer par quelles pha
‘ M. Disraéli a changé également de parti politique, mais dans un sens contraift
a celui de M. Gladstone. Aussi le Times faisait, en 1874, cette observation fort juste:
« Que les auteurs de Vivian Grey (roman de M. Disraéli) et du State in its rele
tions with the Church (ouvrage de M. Gladstone) aient pu devenir tous les dev"
premiers ministres, c’est en quoi il n’y a peut-étre rien de surprenant, Cr ks
deux ouvrages étaient pleins de promesses. Cependant il peut paraitre etrais*
que le premier soit devenu le chef du parti fory et que le second ait dd désétablir
I'Eglise d'Irlande. » (Times du 3 octobre 1874, p. 9, col. 2.)
* A Chapter of an Autobiography, by the Right Hon. W. E. Gladstone, 1963.
MONSIEUR GLADSTONE. 1143
successives M. Gladstone était passé des idées rétrogrades de sa jeu-
nesse aux idées libérales de son 4ge mur et aux idées plus avancées
de ses vieux jours. Nous reconnaissons volontiers qu'il y a du vrai
dans ces apologies, n’importe la source d’ou clles émanent, mais
nous croyons qu'il y a aussi du faux et beaucoup de faux.
M. Gladstone a changé de principes 4 mesure que les événements
sont venus l’éclairer : il a su admirablement, peut-ctre plus admi-
rablement qu’aucun autre personnage de notre si¢écle, lire les
signes des temps et reconnaitre les modifications qu’il fallait appor-
ter aux institutions sociales des jours qui ne sont plus; pourquoi
ne l’avoucrait-il pas, et qui pourrait lui en faire un crime? N’est-ce
pas en cela que consiste, en grande partie, l’habileté de ’homme
d'Etat, et n’est-ce pas a cette faculté que M. Gladstone doit ses plus
beaux triomphes? Ce n’est donc pas nous qui lui faisons un crime
d’étre passé du parti tory au parti libéral, ou du systéme protec-
tconniste au systéme du libre-échange; ce n’est pas nous qui lui
reprocherons d’avoir fini par reconnaifre qu’une religion d’Etat
comme I’Etablissement d’Irlande était une monstruosité révoltante
dans des temps comme ceux oti nous vivons. M. Gladstone a profité
des legons que les événements contemporains lui ont données, et en
cela il a bien fait; mais ot nous le trouvons injustifiable, c'est
dans la maniére dont se sont produites scs variations politiques.
M. Gladstone, doué, comme il lest, d’unc tournure d’esprit émi-
nemment dogmatique, a toujours donné ses idées comme des prin-
cipes immuables. Au lieu de proposer ct de défendre ses théories
comme vraies ou comme bonnes, seulement pour son époque, il a
toujours essayé de les transformer en principes absolus, vrais ct
bons pour tous les temps et c’est pourquoi toute sa vie n’a été
qu’une lutte contre les premiéres erreurs de sa jeunesse. Aprés avoir
jeté des obstacles sur son chemin, M. Gladstone a du les faire dispa-
raitre et sa vie s’est passée 4 lutter contre lui-méme. Le chevalier
de Bunsen le disait et l’écrivait au moment ou M. Gladstone venait
& peine de se faire connaitre, et les événements postéricurs ont
parfaitement confirmé, depuis, ses prédictions'. Ce n’est qu’en
4 Voir un excellent article de la London quarterly Review de janvier 1875, inti-
tulé : Opinions de M. Gladstone relatives 4 I’ Eglise, pp. 382-410. L’auteur de cet
article explique Ia conduite de M. Gladstone, par les mécomptes qui lui ont valu
deux illusions de sa vie. La premiére de ces illusions a été de réver une union
intime entre I'Etat et r'Eglise; quand ce réve a di s’évanouir devant la réalité,
M. Gladstone est devenu }’ennemi des établissements. La seconde de ces illusions
a été de croire qu'il était possible de réunir en un seul corps toutes les commu-
nautés chrétiennes, et de penser que l’Anglicanisme servirait de trait-d’union
entre les catholiques et les autres fractions de la chrétienté. Ce réve a dure,
1144 MONSIEUR GLADSTONE.
reniant, ou du moins en transformant ses théories jusqu’a les
renier, que le chef du dernier cabinet britannique est arrivé au
pouvoir. Tout le monde I’a remarqué, et lui-méme a dd en faire
tacitement l'aveu. ,
C’est donc un des traits les plus saillants de la vie de M. Glads-
tone que cette mobilité de principes, d’idées et de vues, et peut-
étre ne trouverait-on pas aujourd’hui en Europe un homme poli-
tique qui soit demeuré moins fidéle & lui-méme que le chef du
parti libéral anglais. Député a vingt-trois ans (1852) et ministre a
vingt-cing (1854), M. Gladstone inaugura sa carriére politique sous
les auspices du parti tory, et depuis lors ses idées ont tellement
changé qu’il est devenu le chef du parti whig'. Protectionniste
dans sa jeunesse ct jusqu’cn 1844, il s'est fait ensuite partisan de
la liberté commerciale ; ennemi de la papauté et du gouvernement
pontifical, il a combattu le passage du fameux « Keclesiastical tiles
Bill*, » et, parvenu au pouvoir, il cn a proyoqué le rappel. Angli-
can de croyance et anglican sérieux, il a vécu en relations intimes
ct amicales avec quantité de papistes; il s’est méme montré bien-
veillant pour le Saint-Siége *, et, 4 un moment donné, le Pape aurail
pu dire du gouvernement de M. Gladstone ce qu'il disait un Jour
du gouvernement turc, que c’était celui avec lequel J entretenait le
plus facilement des relations. M. Gladstone a sans doute blessé plus
d’unc fois l’opinion catholique anglaise ow européenne, mais il a
aussi rendu de grands services a |’Eglisc, et son passage au pou-
voir demeurera éternellement cher a la malheureuse Iriande.
Le scul point peut-étre of l’on trouve dans la vie de M. Gladstone
parait-il, jusqu’en 1870. A cette derniére époque, M. Gladstone a vu ses espé-
rances anéanties par les décrets du Concile, et son désappointement se traduit
par la guerre qu'il fait maintenant aux catholiques. Ces idées sont au moins in-
génieuses, si elles ne sont pas vraies.
‘ Lord Macaulay commengait ainsi son article sur l’ouvrage de M. Gladstone,
The stale in its relations with the Church : « L’anteur de ce volume est un jeune
homme d’un caractére sans tache, doué d'un talent pariementaire distingué.
espoir naissant de ces « tories » austéres et inflexibles qui suivent 4 regret et en s¢
mutinant le Leader dont l’expérience et l’éloquence leur sont nécessaires, mais
dont elles abhorrent le tempérament cauteleux et les opinions modéreées. 1] ne
serait pas du tout étonnant que M. Gladstone devint homme le plus impopulaire
de Angleterre, mais nous ne faisons que lui rendre justice, en affirmant que ses
capacités et sa conduite lui ant gagné le respect et Ja bienveillance de tous les
partis. » (Edimburgh Review, numéro d'avril 1859, p. 521, édition Baudry. —
Voir les Lord Macaulay's Essays, édition de Longmans, 1874, p. 464.)
2 25 mars 1851. M. Gladstone fit alors un des plus beaux discours qu'il all
jamais prononcés. La péroraison est surtout remarquable. , .
> En 1848 il appuya une motion dans laquelle Jord Landsdowne demandait le
rétablissement des relations diplomatiques avec le Saint-Siége.
MONSIEUR GLADSTONE. 1145
une certaine unité, c'est son cété religieux; et, encore ici, que
de variations, que de changements accomplis dans |’espace de qua-
rante ans!
M. Gladstone est certainement, de tous les hommes d’Etat de
Angleterre contemporaine, celui qui connait le plus 4 fond les
questions théologiques de son pays, et il tranche, au milieu de ses
compatriotes, méme dans cette société anglaise, ot la religion et
les préoccupations religieuses tiennent assez de place pour qu’on
ait pu dire, un jour: « Que si la religion véritable pouvait étre
V’ceuvre de l’invention des hommes, les insulaires nos voisins
l’auraient certainement inventée... » M. Gladstone a eu surtout une
grande préoccupation dans sa vie, et cette préoccupation a été celle
de la question religieuse dans ses détails comme dans son ensem-
ble’. M. Gladstone a toujours été un homme religieux, et peut-étre,
depuis la réforme, en tous cas, depuis la révolution de 1688,
est-il le seul premier ministre qui ait été un véritable homme d’E-
glise, un loyal churchman, un homme pratiquant, autant qu’on
peut ou qu’on doit pratiquer dans un systéme qui se montre peu
exigeant.
M. Gladstone a voué sa vie 4 étude des problémes religieux ;
mais, 4 c6té de cette dominante, 4 cété de cette unité de tendance,
que de notes disparates ! que de transformations dans les principes
et que de contradictions dans la pratique!
M. Gladstone débuta, jeune encore, par un vrai syllabus, par un
volume sur les relations de 1’Eglise et de l’Etat*, ow il soutenait
une thése vraie en théorie, mais une thése fausse en pratique, une
thése aussi qu’on ne reconnait guére dans celles de 1868 et de 1875.
«a L’homme, disait M. Gladstone, a des devoirs envers Dieu et des
1 M. Gladstone a beaucoup écrit sur les questions ecclésiastiques. Voici ses
principaux ouvrages : 1° The state in tls relation with the Church, in-8 de xn-324
pages. Cet ouvrage a eu quatre éditions de 1838 a4 1841. La quatriéme seule a été
considérablement remaniée. — 2° Church Principles considered in their results,
1840, in-8 de xvi-562 pages. — 3° Remarks on the royal supremacy as it ts defi-
ned by reason, history, and the constitution, lettre adressée 4 l’évéque de Londres,
4850, in-8 de 88 pages. — 4° A letter to the Right rev. will. Skinner D.D. Bishop
of Aberdeen, and Primas, on the functions of Laymen in the Church, 1852, in-8 de
39 pages. Le doyen de Chichester, le Rév. Hook, auteur d’un travail considéra-
ble intitulé Vies des Archevéques de Cantorbéry, regarde les trois premiers ouvra-
ges comme des écrits de premier mérite. Voir Lives of the Archbishops of Canter-
bury, vi, 59, note.
2 The state in its relations with the Church, by W. E. Gladstorie, esq., student of
Christ church and M. P. for Newark, 1838. Aprés la lecture de ce travail, le
chevalier de Bunsen, qui en désapprouvait les doctrines, ne craignit pas de dire
néanmoins de M. Gladstone « que c’était le premier homme d’Angleterre quant i
la puissance intellectuelle. » (Lettre du 15 décembre 1838.)
4446 MONSIEUR GLADSTONE.
devoirs distincts de ceux qu’il a envers la société; ce n’est méme
qu’a la condition de bien remplir ses devoirs envers Dieu qu’t! peut
bien remplir ses devoirs envers la société. Or, la société peut étre
elle-méme parfaitement assimilée 4 homme; donc la société a
aussi envers Dieu des devoirs distincts de ceux qu’elle a envers
elle-méme, considérée 4 un point de vue simplement humain. U
faut donc qu'il y ait une religion d’Etat, comme il faut qu'il y ait
une religion individuelle, et cette religion, I’Etat doit la maintenir
par tous les moyens en son pouvoir. » M. Gladstone n’allait pas
jusqu'a admettre que I’ktat put infliger des peines corporelles,
mais il enseignait que |’Etat pouvait ct devait, au besoin, infliger
des peines civiles, refuser, par excmple, un salaire a4 tous les mi-
nistres des cultes dissidents, ef exclure des emplois administratifs
ceux qui ne pratiqueraient point la religion de I’Etat. Lord Macau-
lay combattit vivement cette thése dans un article de la Revue
d’Edimbourg, devenu célébre', et montra tout ce qu'il y avait de
lacunes, de confusions ou d’erreurs, pour ne rien dire de plus,
dans un parcil systéme, au cas o¥ on voudrait l’appliquer rigou-
reusement aux sociétés européennes de notre temps. Du _ reste,
M. Gladstone a depuis profondément modifié ses vues, au moins en
pratique, car sa politique a été tout juste le contraire de ses prin-
cipes; c’est lui qui a désétabli PEglise d’Irlande, lui qui a contri-
bué a faire disparaitre de la loi anglaise la plupart des incapacités
civiles, lui enfin qui a plus que personne, durant ces trente der-
niéres années, réussi 4 accorder 4 tous les cultes la méme liberté.
Ici donc encore pas d’unité, pas de principe ferme et arrété; rien
qu'une tendance générale de principe et de conduite, qui fait que
M. Gladstone est certainement, de tous les hommes d’Etat anglais,
homme le plus franchement chrétien et le plus sincérement reli-
gieux *.
{ Lord Macaulay, dans son travail si remarquable sur le State in its relatsoas
with the Church, part de ce principe que I’Etat n’a qu'une fin principale, 4 la-
quelle toutes les autres sont subordonnées. Cette fin principale, c’est, dit-il. i
protection des personnes et des propriétés. Toutes les autres fins étant subordon-
nées 4 celle-la, Etat ne peut et ne doit les poursuivre que dans la mesure ou
elles l'aident a réaliser la fin principale, quand méme, dit-il, ces fins secondaires
intrinséquement considérées seraient supérieures a la fin principale. Il est extre -
mement curieux de voir tout ce que cet homme éminent sait tirer de cons-
quences praliques de ce premier principe.
2 Church times du 30 janvier 1874, p. 55, col. 1. — Tous ses écrits et tous
Ses discours portent l’empreinte de la religion. Méme dans ses ceuvres lez plus
profanes, on reconnait, a quelques détails, 'homme croyant et pieux. Dans ce vo-
lume de traduction que lui et lord Lyttelton son beau-frére, ont composé en sou-
venir de leur double mariage, n‘a-t-il pas inséré au milieu des morceaux clas~-
MONSIEUR GLADSTONE. 4147
M. Gladstone est allé jusqu’a consacrer quelques loisirs de sa
vie publique 4 compiler un livre de priéres & l’usage de la famille
chrétienne.
Ill
Toutefois quelles sont ses croyances? Quelle idée précise se fait-il
de l’Eglise et du christianisme? Jusqu’ot va son credo ? Quel article
accepte-t-il? Et quel article exclut-il? Quelle est, en un mot, sa
régle de foi? — Personne ne saurait le dire, et M. Gladstone serait
peut-étre bien embarrassé s'il lui fallait répondre.
Quand on parcourt ses livres, ses brochures et ses discours, on y
retrouve bien des tendances, mais aucun principe arrété. M. Glads-
tone connait et cite |’Ecriture; il estime et fréquente l’Eglise angli-
cane, il appartient visiblement au parti de la High Church‘, et on
a méme dit qu’il inclinait vers les ritualistes, ce qui est, en effet,
fort probable, puisqu’il fréquente volontiers leurs temples et qu’il
les a défendus chaleureusement, l’an passé, par la parole aussi
bien que par la plume’.
siques la traduction de la belle hymne d’Augustus Toplady : « Rock of Ages? »
(Voir Hymns ancient and modern, n° 184.)
Jesus pro me perforatus,
Condar intra tuum latus ;
Tu per lympham profluentem,
Tu per sanguinem tepentem,
In peccata mi redunda,
Tolle culpam, sordes munda,
Coram te nec justus forem,
Quamvis tota vi laborem,
Me si fide nunquam cesso,
Fletu stillam indefesso,
Tibi soli tantum munus,
Salva me, Salvator unus.
£ Voir le Correspondant du 10 avril 1875. — C'est cependant M. Gladstone qui
a nommé le docteur Temple 4 l’évéché d’Exeter, nomination qui a été presque
un scandale et que beaucoup de personnes ne lui ont pas encore pardonnée. Le
docteur Temple, principal de Rugby, avait, en effet, collaboré aux Essays and
Reviews, qui attaquaient ouvertement la Bible. — Dans la vie de M. Gladstone, les
actes contradictoires abondent : on pourrait dire de lui ce qu’on écrivait der-
niérement de l’archevéque de Cantorbéry, que les doctrines ne sont rien et que
les personnes sont tout. La tendance générale de ses écrits est High Church ; sa
revue du fameux livre intitulé Ecce Homo est cependant empreinte des idées de
la Broad Church.
2 Voir le Correspondant du 25 septembre 1874, ef l'article de M. Gladstone
dans la Contemporary Review d’octobre 1874, avec les appréciations du Times
dans le numéro du 3 octobre.
25 Seprempar 1875. 14
1148 MONSIEUR GLADSTONE.
M. Gladstone est d’ailleurs un disciple de l'Université d’Oxford ;
et, malgré les quelques froissements qu'il a pu éprouver a certaines
heures, |’Alma mater est toujours demeurée chére 4 son cceur.
Pendant dix-huit ans, il a eu Vhonncur de la représenter 4 la
Chambre des communes; et, au Jour ou, 4 peine connu hors de
Yenceinte de la Chambre, il publiait le premier livre qui devait
attirer sur lui l’attention publique, sa pensée reconnaissante se
reportait vers cette institution sans rivale dans lc monde, et sa
main gravait, au frontispice de son ouvrage, cette pieuse dédicace :
A l'Université d’Oxford'! M. Gladstone appartient 4 la génération
qui a ravivé l’esprit religieux en Angleterre et renouvelé la face de
Yanglicanisme ; il a connu les Pusey, les Keble, les Froude, les
Newman, il a partagé leurs idécs et leurs aspirations ; il a aimé leurs
noms, applaudi 4 leurs triomphes, et tout le monde se rappelle
encore les tendres cffusions que |’évocation d'un de ces noms ame-
nait naguére sous sa plume. M. Gladstone appartient 4 Vécole me-
derne d’Oxford. Il est anglican, mais anglican du Revival. Il est
anglican par sympathie, car on ne peut parler de doctrine dans un
systéme qui supporte toutes les opinions, depuis les limites extré-
mes du doute et de l’incrédulité jusqu’aux frontiéres du catho-
licisme. |
M. Gladstone est anglican; il a étudié souvent les relations de
PEglise et de l’Etat; il a sondé bien avant les plaies de l’anglica-
nisme; il a reconnu quelques-uns des empiétements de 1’Etat, et
certes s'il nous était permis de vouloir du bien a I’Eglise angii-
cane, nous lui souhaiterions de retrouver un jour M. Gladstone a la
téte du gouvernement, car il lui rendrait autant de liberté qu’en
eomporte l’union de l’Eglise et de l’Etat. Il n’ignore pas combien est
dangereuse |’intrusion du pouvoir civil dans les affaires religieuses,
et il est loin de regarder les cours ecclésiastiques actuelles comme
’ Pidéal des tribunaux religieux*. Ce n’est pas lui qui se fera le
1 « Dédiée 4 l'Université d’Oxford, éprouvée, mais non trouvée défaillante,
par les vicissitudes d’un millier d'années ; dans la croyance qu'elle est provi-
dentiellement appelée & étre une source de bénédictions spirituelles, sociales
et intellectuelles, pour cette et pour autres contrées, dans les temps présents et
dans les temps futurs, et dans l'espoir que l’esprit de ces pages ne sera pas
trouvé dilférent du sien! » — Londres, aout, 1838.
2 M. Gladstone n’a jamais hésité 4 dire qu'une cour composée de magistrats
laiques est complétement inapte a décider des questions de doctrine ou de ri-
tuel. C'est 14 une des questions qu'il traite 4 fond dans ses Remarques sur la se-
prémalie royale et dans sa lettre 4 l'évéque d’Aberdeen sur les fonctions des
laiques dans l’Eglise. Il regarde l'institution du comité du Conseil privé, en 1835
comme la principale source des maux présents. M. Gladstone s'est exprimé sur
le méme sujet ei de la méme facon dans un travail, inséré, en juillet dernier, dans
la Contemporary Review sous ce titre : Is the Church of England worth preserving ?
MONSIEUR GLADSTONE. } 1149
défenseur des décisions du conseil privé de la reine. Ce qui pourrait
arriver de mieux 4 |’Eglise anglicane, dans les conjonctures . pré-
sentes, ce serait un revirement d’opinion qui reporterait M. Glads-
tone au pouvoir.
Personne plus que lui n’est dévoué 4 cette grande institution, et
personne, croyons-nous, parmi les hommes d’Etat anglais, n’en
connait mieux les imperfections et les besoins. Personne n’aime-
rait davantage a la voir revivre et grandir. Dans son dernier pam-
phlet, M. Gladstone nous parle « du noble établissement de la religion
nationale’. Ailleurs, cependant, il a dit, en termes fort clairs, que
’Etablissement anglican ne répond pas 4 son idéal de {]’Eglise ;
et, quand on a lu toutes les belles et tristes pages qu’il a écrites
la-dessus, relu tous les discours qu’il a prononcés sur les questions
religieuses *, on n’a pas de peine a comprendre l’accent de vérité
qu'il y a dans ces paroles dites 4 la Chambre des communes, I’an
dernier, 4 propos du Scotish Church patronage Bill. « Je ne suis pas
un fanatique adorateur des Etablissements (applaudissements iro-
miques), mais je ne suis pas non plus de ceux qui voudraient sou-
lever, 4 propos de ces Etablissements, d’ardentes controverses,
sinon dans des circonstances qui justifient tout a fait cette ligne de
conduite, et avec l’intention absolue de subir toutes les consé-
quences d’un pareil conflit. On dira peut-étre que je suis un ennemi
implacable des Etablissements, parce que j'ai fait tous les efforts en
mon pouvoir pour mettre fin 4 I’Etablissement en Irlande. Eh bien,
loin de me repentir de ma conduite, Je ne demande qu’une chose,
c’est que la postérité apprécie mon caractére uniquement par la
maniére dont j’ai traité ’Eglise établie d’Irlande*! (Applaudisse-
ments.)
1 The Vaticanism, p. 57, édition 4 six pence.
* Citons, par exemple, le discours de M. Gladstone dans la discussion du Pu-
blic Worship regulation Bill (Voir le Correspondant du 25 septembre 1874),
Tarticle de la Contemporary Review d'’octobre 1874, et le Chapter of an Autobio-
graphy (Londres, Murray, 1868). On retrouve partout les mémes idées et presque
le méme langage. Que M. Gladstone veuille bien nous permettre de replacer quel-
ques lignes du dernier ouvrage sous ses yeux : « Je ne sais, dit-il, si la chré-
tienté offrit jamais, alors ou 4 toute autre période de son histoire, le spectacle
d’un clergé, 4 quelques exceptions prés, aussi mondain et aussi relaché, des
communautés de chrétiens plus froides, plus dénuées de dévotion et de respect
- religieux... Nos églises et notre culte n'attestaient que trop une indifférence gla-
ciale... » M. Gladstone continue sur ce ton et termine par ce trait : « Cette re-
vue rétrospective est bien sombre ; quel est l"homme de sens qui oserait aujour-
d’hui, malgré nos tendances au romanisme et au rationalisme, souhaiter le
retour de ces tristes temps: »
Domos ditis vacuas et inania regna.
% Chambre des communes d’Angleterre du 6 juillet 1874. Voir le Daily News
du 7 juillet et le Guardian du 8 juillet.
4130 MONSIEUR GLADSTONE.
Qu’avec des idées vagues comme celles que M. Gladstone posséde
sur la constitution de I’Eglise, avec son éducation anglicane, ses
relations antipapistes, son coeur aigri par des déboires et des échecs
politiques, il n’ait jamais pu, en dépit des éminentes qualités qui
le distinguent, apprécier la Justesse des principes catholiques, c’est
la ce qui ne doit étonner personne. Le protestantisme est l'anti-
thése du catholicisme. Pour un protestant, il semble que la liberté
de penser ne puisse jamais dépasser les limites défendues ; pour un
catholique, la soumission a ]’Eglise, représentée par son chef in-
faillible, ne saurait étre trop absolue, au moins dans ce qui touche
a la foi et aux meeurs. « Le trait caractéristique d'un protestant,
c’est 'indépendance, le doute, l’incertitude, la négation de tout sym-
bole, tandis que le trait caractéristique d’un catholique sincére,
c’est un dévouement particulier au Saint-Siége et une obéissance
filiale 4 la voix du Pére des fidéles'. » Un protestant aura toujours
une grande peine a voir le lien logique de ces trois principes fon-
h
damentaux du catholicisme : 1° L’Eglise est essentiellement infat-
lible. 2° L’organe naturel et officiel de cette infaillibilité ecclésas-
lique, c'est son chef, le Pape. 3° Ni l'Eglise comme Eglise, nile
Pape comme Pape ne peuvent abuser de leur infaillibilité, soil, pa
exemple, en enseignant comme vrai ce qui est faux, soit en mpo-
sant comme de foi ce qui n’est pas contenu dans la révélation, sot
en contredisant la véritable raison, soit en nuisant aux peuples et
aux pouvoirs de ce monde.
Un protestant, nous le redisons encore, aura toujours dela peine
4 comprendre ces principes, et M. Gladstone, peut-étre plus que
d’autres, malgré sa pénétration et son esprit facile, malgré son
ardeur et sa puissance de travail vraiment merveillcuses.
Il y a, en effet, chez lui le défaut de toutes ses qualités’. Quand
une idée originale saisit vivement M. Gladstone, il n’a plus de
repos qu’il ne l’ait manifestée par un discours ou par une lettre’,
ce qui imprime & sa conduite ces soubresauts violents, heurtés,
‘ L’Eglise en présence des controverses actuelles et des besoins de notre sitk.
— Traduit de l'anglais.
* Un journal, dans un article empreint d’hostilité contre M. Gladstone, émet
une idée ou il y a peut-Ctre cependant du vrai : « Toute l'humanité, dit ce jour
nal, doit révérer M. Gladstone, et toutes les autres considérations doivent se pre
ter 4 son exaltation. Toriisme, libéralisme, radicalisme, ritualisme, rationalisme,
romanisme, tout va bien, tant que cela est subordonné 4 la grande fin de gle
fier Gladstone. » (Rock du 22 janvier 1875.) — A-force de-dominer, les homme
supérieurs finissent par se considérer comme des idoles.
> «C’est une opinion communément recue, que M. Gladstone aurait du se taire
un peu plus souvent qu’il ne I'a fait. » (London quarterly Review de janvier 1875.
p. 584. — Voir aussi la Saturday Review.) Nous pourrions ajouter encore qué,
depuis Macaulay, tout le monde reconnait la difficulté de comprendre quelquelois
MONSIEUR GLADSTONE. 115!
qui le feraient prendre quelquefois pour un révolutionnaire de
la pire espéce, ce qui lui enléve cet ordre, cette régle, cette mesure
qui s'imposent toujours et conservent le pouvoir une fois qu’elles
Yont conquis. M. Gladstone a beaucoup étudié Homére, il con-
nait son Iliade et son Odyssée comme peut-étre bien peu de nos
universitaires ; il cite aisément et sans recherche des tirades de ce
poéte; derniérement encore il publiait sur lui des travaux com-
mencés il y a de longues années‘. Aussi, 4 force de vivre avec les
guerriers d’Homére, il a pris quelque chose de la pétulance de ces
vengeurs de l’honneur hellénique; mais de tous les héros d'Ho-
mére auxquels on pourrait le comparer, Achille est celui avec
lequel son tempérament présente le plus de points de contact.
Gladstone est un peu |’Achille? de VAngleterre contemporaine ; il
en a les bouillantes ardeurs, les entrainements violents, les bou-
tades imprévues, les ressentiments, les coléres et les fiertés. C’est
un homme qui aime 4 porter toujours la téte haute, parce qu'il
y a toujours, méme dans ses actes les plus répréhensibles, quelque
chose de noble et de généreux qui Jes excuse. Nous le disons de
tous les écrits de M. Gladstone, méme des derniers’*.
IV
Comme orateur, M. Gladstone a l’entrain, le feu, la véhémence,
qui font en général défaut 4 ses compatriotes. Anglais par l’exposé
et toujours de traduire M. Gladstone. Jl y a chez lui une telle abondance de mots,
que V’idée se dégage rarement nette et claire du milieu de tous ces faux orne-
ments.
4 Nous pouvons signaler : 1° ses Studies on Homer and the Homeric Age, parues
en 1858 et publiées 4 nouveau, en grande partie, dans le volume intitulé Juven-
tus mundi, the Gods and men of the Heroic Age (London, Macimillan, 1869), ou-
vrage plein de recherches et d’observations, qui ferait honneur 4 un professeur
vieilli dans l'étude et l'enseignement du grec. — 2° Homer, translation from the
Iliad, 1865-18735.
2 C’est le mot dont se sert, comme nous, |’auteur d’un trés-intéressant travail
sur M. Gladstone, qui a paru dans la British quarterly Review du 1“ avril 1875.
— « Mr Disraeli, though conscious of a powerful majority at is back, looked
towards the Achilles tent with glances of timorous respect. » (Page 481;) — L'idée
et le mot se retrouvent aussi fréquemment dans les Revues anglaises, qui étu-
dient la carriére de M. Gladstone. Voir le World du 12 mai 1875, a Varticle
Return of Achilles.
5 Voir une trés-juste appréciation du caractére de M. Gladstone dans le Times
du 3 octobre 1874, p. 9, col. 2: « What outsiders see, is the stern, unbending na-
ture, the unrelaxing earnestness of purpose, the lofly and chill morality. the
total lack of humour. »
4152 MONSIEUR GLADSTONE.
lucide qu’il trace des questions les plus embrouillées de statistique
ou de finances, par la science et la plénitude des détails, par les
observations exactes et minutieuses dont tous ses discours sont
remplis, il est Francais par la chaleur et la vie qui circule dans
son débit et dans sa parole. Ajoutons 4 cela le charme de son lan-
gage, la correction, l’'ampleur, la richesse de son style, méme
dans ses improvisations les plus completes, une facilité hors ligne
pour revétir la plus ordinaire pensée, de formes splendides et
attrayantes, et nous nous expliqucrons comment M. Gladstone ne
parle jamais 4 la Chambre ou ailleurs sans captiver, sans séduire,
sans ravir son auditoire. Il y a Jusque dans sa personne’, dans
son regard vif et pénétrant, dans sa taille bien prise, dans son
port élancé, dans la correction parfaite de toute sa tenue, quelque
chose qui prévient cn sa faveur et lui gagne des sympathies, méme
avant qu’il ait ouvert la bouche.
Et cependant, malgré tous ces dons remarquables, il manque a
M. Gladstone unc des premiéres qualités qui font l’homme d’Etat,
en tout pays, en particulier, en Angleterre, ce que ses compatriotes
appellent « the steadiness, » c’est-d-dire, la pleine possession, ja
possession calme, consciente, impassible, de soi-méme, cette pos-
session qui aide 4 prévoir de loin, cette patience qui marche vers
le but sans se rebuter, au milicu des obstacles, et qui ne recule
jamais, parce qu’étant sire d’arriver, elle ne craint pas d’attendre.
Un publiciste l’observait, il y a quelques mois, en jetant un coup-
d’ceil sur l'année 1874, qui venait de finir. « On prévoyait, dit-il,
en parlant de l’exil de M. Gladstone de la vie politique, on pré-
voyait vaguement la démarche que vient d’accomplir M. Gladstone,
et cette prévision a tenu, pendant longtemps, dans un état d’1n-
quiétude, le parti libéral, et méme le monde politique. Pendant \’an-
née, au moins, qui a précédé la lettre (4 lord Granville*), on avait
apercu, dans les mouvements politiques de M. Gladstone, une im-
patience, une excentricité, un décousu ct une violence, qui trahis-
saient, dans le chef du parti libéral, la perte de cette « steadiness »
que Garibaldi affirme étre le trait caractéristique des anciens Ro-
mains et des Anglais modernes*. »
M. Gladstone n’a pas, en effet, cet esprit de suite, cette ténacité
patiente qui caractérise la nation britannique; c’est, avant tout, un
homme d’initiative, un esprit remuant, vif, pénétrant, toujours en
mouvement, toujours en quéte d’unc réforme a faire, d’un tort a
‘ On a parlé longtemps en Angleterre de |’ « handsome Gladstone », du besu
Gladstone.
#44 janvier 1875.
3 The British quarterly Review du 1* avril 1875, p. 478.
MONSIEUR GLADSTONE. 1133
redresser, d’une injustice 4 venger. On pourrait volontiers l’ap-
peler le Chevalier errant des temps modernes'. ll s’est occupé de
tout, iln’y a pas une question ow il ne soit intervenu, ect souvent
fort malencontreusement pour lui : question pontificale, question
napolitaine, question orientale, questions politiques, rcligieuses,
scientifiques, financiéres, commerciales, il a touché 4 tout, dans
sa vie publique de quarante ans, et partout il a montré les mémes
qualités ect les mémes défauts : la sagacité, mais la précipitation;
l’ardeur, mais aussi l’emportement’; et c’est pourquoi il a du si
souvent revenir sur ses pas.
Jamais, peut-étre, l’Angleterre n’a possédé un ministre doué
d’une énergie réformatrice plus vigoureuse*, au moins dans les
temps modernes : désétablissement de I’Eglise d’Irlande, abolition
de la vente des grades dans l’arméc, réduction de l’impét et de la
dette, réforme du vote, instruction obligatoire, etc., voila tout au-
tant de projets de lois qui ont été congus, formulés, proposés, dé-
fendus ct promulgués, dans I’intervalle de moins de cing années.
Il y aurait la de quoi couvrir de gloire plusicurs générations de
ministres, et M. Gladstone a fait tout cela, presque a lui seul‘; car,
ainsi qu’on |’a justement remarqué, le défaut du parti libéral, en
Angleterre comme partout, c’est d’avoir plutét des hommes de
parole que des hommes d’action; des hommes de théoric plutét
que dics hommes de pratique et d’expérience. M. Gladstone lui-
méme est plus réformateur qu’administrateur*, toujours par la
méme raison. L’initiative nuit a l’esprit de suite, d’ordre et de mé-
thode. Aussi a-t-on, 4 ce point de vuc, violemment critiqué son
gouvernement, a |’étranger comme en Angleterre, et, en cela peut-
étre, on aeu raison, au moins dans certains cas : on a trouvé qu'il
sacrifiait l’influence politique et sociale d’un grand pays, les inté-
réts européens et internationaux, 4 sa politique intérieure, au
bien-étre et 4 la paix de l’Angleterre;-on a traité sa politique, de
politique de boutiquiers, et on I’a caractérisée d’un mot qui ré-
sume ses tendances principales, tendances utilitaires, industrielles
4 On se rappelle le bruit que firent, il y a plus de vingt ans, ses deux lettres
au comte d’Aberdeen, sur les prisons de Naples. Tout le monde reconnait au-
jourd’hui qu'il y avait beaucoup d’exagération dans les faits allégués, et M. Glad-
stone ne ferait peut-étre méme pas difficulté de l’avouer.
2 « Not without a Touch of his usual vehemence, » disait le Times du 5 octo -
bre 1874 (p. 9, col. 2), en parlant de sa sortie contre les catholiques dans la
Contemporary Review.
* The British quarterly Review du 1* avril, p. 479,
4 Church Times du 30 janvier 1874, p. 50, col. 4.
5 « Great in legislation rather than in administration, » dit l'auteur d'un re-
marquable article de la British quarterly Review du 1* avril, p. 484.
11.4 MONSIEUR GLADSTONE,
et commerciales, quand on I’a nommée « la politique de Man-
chester. »
A un point de vue frangais ou européen, cette politique d'abs-
tention et d’isolement peut étre l'objet de justes critiques; elle
n’est pas grande, noble, digne d’un grand peuple et d’un grand
homme; peut-¢tre méme n’est-elle pas véritablement utile. Cepen-
dant, 4 un point de vue exclusivement anglais et national, en te-
nant surtout compte des circonstances au milieu desquelles a éé
jeté soudainement le cabinet Gladstone, par les fautes de la poli-
tique impériale, d'abord, et, ensuite, par les foltes du gouverne-
ment de la défense nationale; 4 un point de vue tout national et
tout anglais, disons-nous, la conduite du ministére libéral ne
manque pas de bonnes excuses‘. Il semble, du reste, que l'Angle-
terre ait pris, depuis quelques années, le parti de ne plus s‘oc-
cuper du continent, et les discours de M. Disraéli ou de lord
Derby, 4 propos de l’incident belge-allemand, ne trahissent pas
une disposition beaucoup plus belliqueuse que celle du cabinel
Gladstone’.
Quelle que soit, néanmoins, la part de blame et de critique
qu'il faille faire & la politique extérieure de M. Gladstone, il est
certain que le point vulnérable de son cabinet s'est toujours trouvé
dans la partie administrative de son gouvernement. Lui-méme @
senti si bien qu’il était, avant tout, fait pour opérer des réformes,
que, du jour od il a eu épuisé le programme au nom duquel il
avait été porté au pouvoir, il a senti le besoin de se démettre et
de céder la place 4 des hommes plus pratiques, si le corps élec-
toral n’acceptait pas le nouveau plan de réformes qu’il lui soumel-
tait, en dissolvant le Parlement ct en provoquant des élections g¢-
nérales. Avec la conscience intuitive qu’il avait de sa mission él
de son role, il s’est dit & lui-méme et il a dit aux autres: «le
suis un réformateur, si vous voulez encore des réformes dans le
sens que je vous signale, conservez-moi au pouvoir; si vous {rou-
vez que, pour le moment, celles que j’ai accomplies vous suflisent,
appelez 4 vous gouverner d’autres hommes, des hommes plus pra
tiques, car je puis bien faire les réformes, mais je suis moins aple
a les appliquer. »
: La principale de ces excuses vient de notre situation. Comment faire
alliance avec un peuple ou la révolution semble s’établir a l'état permanent?
2 Voir les journaux du mois d’avril, du 16 au 25. — L’Univers du 22 avril.
MONSIEUR GLADSTONE. 1155
V
Tel est homme, au point de vue religieux et au point de vue
politique. C’est un mélange de grandes qualités et de grands dé-
fauts, mais de ces défauts qui tiennent 4 de grandes qualités’.
C’est un esprit ardent, un cceur généreux, une dme pleine de hautes
aspirations religieuses, poursuivant facilement un bel idéal et allant
quelquefois jusqu’a se repaitre de vaines chiméres et de superbes
illusions.
Croit-on, par exemple, que, dans l’état of est actuellement l’Eu-
rope, et aprés toutes les violations de traités dont les peuples se
sont donnés mutuellement l’exemple, M. Gladstone ait pu écrire
cette page, dont la naiveté ferait rire, si elle n’était point tombée
de sa plume? — « Il fut une époque, écrivait, il y a quelques
mois*, le chef du cabinet libéral, il fut une époque, dans ces der-
niers vingt ans, ou Pie IX aurait pu devenir le chef d’une confédé-
ration italienne. Et, quand cette époque fut passée, 1] en vint une
autre ou il aurait pu conserver, avec les garanties de l'Europe, une
suzeraineté sur tous les Etats de I’Eglise, distincte de la monar-
chie directe. Et quand cette époque fut passée, quand le cercle des
possibilités fut rétréci, Pie IX pouvait encore probablement con-
server la suzeraineté de Rome avec libre accés 4 la mer. Il dépen-
dait incontestablement de lui, jusqu’en 1870, d’obtenir cela pour
la cité Léonine, avec engagement que Rome ne deviendrait jamais
le siége du gouvernement ou une résidence royale, et qu’on ne
verrait jamais ainsi briller deux soleils au méme firmament. En
vérité,-il n’y avait en cela rien que le pape ne put se faire assurer
par toutes les garanties que pouvait obtenir l’amitié de toutes les
cours de |’Europe, hors toutefois imposition, par la force, d'un
gouvernement clérical, que les Romains détestent. Mais le pape a
préféré faire « quitte ou double, » et maintenant il recueille le fruit
de son entétement’. »
1 « In such a man there cannot but be many tendencies more or less con-
flicting or divergent. » (London quarterly Review de janvier 1875, p. 386.)
* En republiant ces pages sans les modifier, M. Gladstone semble nous dire
qu’il n’a pas encore changé d’avis.
* Quarterly Review de janvier 1875, p. 290. Il y a dans cet article tant d’in-
jures, que nous aurions de Ja peinea y reconnattre M. Gladstone, si nous ne sa-
vions, par tous les journaux anglais, qu’il en est réellement auteur, et si
M. Gladstone ne venait d'en réclamer Ja paternité, en le publiant dans son nou-
4156 MONSIEUR GLADSTONE.
Voila ce qu’écrivait, il y a peu de mois, M. Gladstone; aprés le
guet-apens de Castelfilardo, l'entreprise avortée de Mentana, le
coup plus heureux du 20 septembre; apres l’expulsion de tous les
ordres religieux, la confiscation de tous les biens ecclésiastiques.
C’est quand le pape est 4 peine protégé par le respect qu'il inspire,
méme 4 ses ennemis les plus acharnés; quand 11 dépendrait d'un
Bismarck italien, s’il pouvait s’en trouver un dans ce grand et mal-
heureux pays, de faire saisir le pape par cinquante soldats et
de le jeter dans la prison Mamertine; c’est quand le Danemark
a été dépouillé, le Hanovre envahi, la Lorraine et |’Alsace violem-
ment arrachés au corps palpitant de la France; c'est apres les
horreurs de la guerre civile et sociale, aprés les incendies et les
assassinats de la Commune; c'est quand les prisons de la Prusse
regorgent de prétres, d’évéques et de catholiques prisonniers, c'est
quand les tréncs tremblent, quand les souverains conspirent la
ruine de l’kglise, quand I'Italie s’appréte 4 supprimer la loi des
garanties, c’est en face d'un pareil spectacle, que M. Gladstone
vient nous rappeler tous ces plans machiavéliques auxquels per-
sonne ne croyait, en les proposant, et auxquels tout le monde se
promettait bien d’étre infidéle! C’est en ce moment que M. Glad-
stone vient reprocher au pape de n’avoir pas voulu ajouter a tous
ses autres malheurs la honte d’étre dupe. En vérité, il faut étre, ou
bien naif ou bien cruel!!
Nous aimons 4 croire que, dans ce cas, M. Gladstone ne sest
montré que naif; mais il est un autre passage quc la posténilé par-
donnera plus difficilement au célébre homme d’Etat, et a propos
duquel je crains bien qu'un jour on ne se montre fort sévere,
quand il s’agira de porter un jugement définitif sur ce personnage,
vraiment étonnant dans ses défauts comme dans ses qualiles.
Comparant les papes du moyen age a Pie }X, et rapprochant lears
luttes de celles du pontife actuellement régnant, M. Gladstone
connait que les premiers avaient au moins du courage, parce quis
osalent, seuls, sans armes, sans ressources, temr téte aux plus
grands orages. Ils savaient au moins, dit-il, qu’ils risquaient leu
vie dans une pareille lutte. « Mais maintenant, ajoute-t-il, matale-
nant que le pape est sir que la crédulité de millions d’hommes|u
garantit des revenus, pour ne point parler des offres du gouverit
ment italien qu’il tient en réserve; maintenant que ses moyéls
yeau livre : Rome et les derniéres modes religieuses. Le premier volume ¢ la
traduction francaise des discours du pape vient de paraitre chez Adnen
Clére.
‘ Rapprocher de ce langage de M. Gladstone celui du prince de Bismarck, dans
la séance du 46 avril, au Parlement prussien.
MONSIEUR GLADSTONE. 4157
d’existence sont aussi assurés que ceux d’aucun riche gentilhomme
de Paris ou de Londres, ses anathémes perdent beaucoup de leur
dignité en perdant beaucoup de leur virilité, parce qu’ils ne l’expo-
sent plus 4 aucun danger. Quoique les foudres du Vatican ne soient
pas incapables de nuire a une portion de l’humanité, néanmoins
elles ne peuvent ni inspirer de la crainte, ni commander du res-
pect*. » | .
Se servant de l’autorité du défunt roi Albert, M. Gladstone se
plaint quelque part de cette facilité avec laquelle le souverain pon-
tife parle aux picux pélerins qui viennent visiter ses infortunes et
consoler ses douleurs. I] croit qu’un souveram ne doit jamais parler
ex tempore; mais il oublie lui-méme que le pape n’est pas le pre-
mier souverain venu ; et cependant, ce dévouement, cet amour, cette
soumission, cette gravitation du monde catholique vers Rome,
parce qu'il y a la un pauvre vieillard désarmé mais impassible
sous la main de ses ennemis menacants ; ce spectacle, unique dans
Vhistoire, au milieu des trénes qui s’écroulent et des souverains
qui partent pour l’exil, ce spectacle devrait bien lui montrer qu'il
y a dans le pape plus qu’un souverain quelconque. C’est un souve-
rain pontite, c’est-a-dire un homme qui représente, pour nous, et
qui prétend représenter pour les protestants, le droit et la justice ;
un homme dont la mission est d’enseigner, de soutenir, d’encou-
rager; un homme qui se doit aux plus petits comme aux plus
grands, et qui, élevé plus haut que ne l’a jamais été et ne le sera
jamais aucun homme, doit cependant se dire et se faire le serviteur
de tous: « Servus servorum Dei. » Et M. Gladstone voudrait que
cet homme, placé si haut, se renfermat dans ce qu'il appelle un
digne silence; il voudrait qu’il subit toutes les spoliations, toutes
les violences, tous les manquces de foi, sans élever une protestation ;
il voudrait méme que cet homme n’eut pas une parole d’encoura-
gement, de tendresse, d’affection pour tous ceux qui viennent lui
dire : « Pére des fidéles, vous étes dans l’infortune et la souffrance,
mais les coeurs de vos enfants sont avec vous!» Eh bien! que
M. Gladstone nous permette de le lui dire avec sincérité, il va ici
contre le sentiment universel de notre époquc; s’il est, en effet,
quelque chose que le monde admire aujourd'hui, c’est ce vieillard
qui réalise ici-bas l’idéal entrevu el décrit par le poéte antique :
Justum et tenacem propositi virum,
Non civium ardor prava jubentinm
Non vultus instantis tyranni
Mente quatit solida *...
‘ Quarterly Review de janvier 1875, p. 5412.
* Horace, Odes, livre Ill, ode 1.
1158 MONSIEUR GLADSTONE.
_ M. Gladstone accuse quelque part ses compatriotes de n’avoir pas
le sens du gout aussi prononcé que les habitants du continent’; il
aurail pu aller plus loin et ajouter qu’ils ne sentent ni de la méme
maniére, ni aussi fortement, les beautés de |’ordre moral, ect lui-
méme nous en donne, hélas! aujourd'hui un triste exemple. —
Nous trompons-nous ? — Dieu le veuille pour l’honneur de M. Glad-
stone; mais nous croyons que la postérité sera un jour sévére pour
sa mémoire, si, avant de mourir, il ne déchire lui-méme, et de ses
propres mains, de longues pages de ses écrits. L’histoire lui repro-
chera un jour d’avoir étudié la papauté dans les écrits d’un révolu-
tionnaire et d’un conspirateur’, et d’avoir, sans tenir compte des
protestations des événements et des hommes, sur les accusations de
cet auteur, traduit au tribunal d’une opinion facile 4 égarer le pou-
voir le plus auguste et le plus paternel qu’il y ait en ce monde’.
[histoire trouvera encore étrange que, pour étudier la théologie,
M. Gladstone ait pris pour guide le Janus‘ et les écrits d’une secte
aussi haineuse qu'impuissante, au lieu de se mettre a l’école des
plus grands génies que le monde catholique révére, et de ceux-la
méme que M. Gladstone respecte; l’histoire aussi ne comprendra
pas aisément comment celui qui fut un grand ministre, ou, a tout
le moins, le ministre d’un grand pays, perdit assez, en un jour
d’égarement, le sens du devoir pour écrire des pages comme les
« Vatican decrees, » le « Vaticanism, » et surtout les « Speeches of
the Pope. » Elle se demandera si de pareils sujets devaient étre
‘ Citons un passage de l'article sur le « Kituel de 'Eglise anglicane. » « Nos
offices, dit dans cet article M. Gladstone, nos offices étaient probablement sans
pendant dans le monde, par leur vulgarité. Comme ils auratent choqué ux brah-
mane et un boudhiste, il est probable qu'on ne les aurait point supportés dans
cette contrée, si le sens du gout et la perception du visible et de invisible n’eussent
été aussi morts que l’esprit de dévotion. » (Contemporary Review d'’octobre {814
et Church Review du 3 octobre 1874, 509, col. 1.) — « Ici et 1a, dit 4 ce propos
Je Church Times, le public arrive tous les jours 4 se rendre plus compte de ce
fait, et son repentir est presque aussi grotesque que sa faute. » (Le Churck
Times du 2 octobre 1874, p. 474, col. 2.)
* M. Gladstone a traduit en anglais « I'Histoire des Etals-Romains, » de Farini.
3 vol. in-8, 1851-1853.
3M. Gladstone était autrefois partisan des gouvernements paternels. Lord Ea-
caulay lui adressa, 4 ce propos, quelques critiques fort justes dans son Essay
sur le « State in its relations with the church. »
4 M. Gladstone a affirmé que Déllinger n’était personnellement pour rien dans
ses pamphlets (The Valicanism, p. 66); mais les catholiques n’ont jamais pre-
tendu que M. Déllinger edt personnellement fourni des matériaux 4 M. Gladstone:
_ ils ont dit, et, en cela, ils ont eu parfaitement raison, que M. Gladstone n’avait
fait que rajeunir (refurbished and paraded anew) les arguments du Janus. Il n'y
a qu’a comparer Jes deux ouvrages pour s’en convaincre.
MONSIEUR GLADSTONE. 1159
traités avec tant de légéreté, de sans-géne et d’inconvenance '; elle
dira s’il est quelque chose qui puisse excuser M. Gladstone d’avoir,
non pas, comme on l’a fait pour les discours du pape, publié en
deux gros volumes ses idécs sur l’Eglise, le catholicisme et la civi-
lisation moderne, mais jeté en pature, 4 un public avide d’émo-
tions malsaines ?, saturé de préjugés et excité par tous les organes
de la publicité contemporaine, des pamphlets auxquels on pourrait
bien appliquer, plus justement que M- Gladstone ne }’a fait aux dis-
cours de Pie IX, l’épithéte d’incendiaires, « Highly incendiary*. »
Oui, Vhistoire dira tout cela, et elle voudra savoir encore comment
un ministre qui se dit libéral, qui réve l’égalité pour tous les ci-
toyens d’un méme pays, qui rend hommage 4 la loyauté de ses
compatriotes catholiques, qui reconnait Vincapacité ou est le peu-
ple de discuter et de résoudre les hautes questions dont on vient de
le faire le confident, s’oublie jusqu’a attaquer ainsi violemment des
hommes qu’il avoue étre honnétes.et loyaux, et cela en faisant appel
aux passions les plus mauvaises de la multitude. Elle voudra sa-
voir comment ce ministre, qui sc prétend et qui est religieux, s’est
arrangé avec sa conscience pour jeter un pareil brandon de discorde
au milieu des sociétés européennes! Elle dira si le moment était
bien choisi; si une telle conduite est empreinte de noblesse, de gé-
nérosité et de grandeur; s’il était possible 4 un homme comme
M. Gladstone d’oublier qu’il est des choses dans la vie dont on peut,
sans doute, s’entretenir tout bas, mais desquelles il est défendu de
parler tout haut, et d’en parler.avec la légéreté, la passion et ]’in-
convenance dont nous venons d’étre témoins! Elle demandera enfin
s'il y a quelque chose qui puisse excuser l’outrage qu’on déverse a
’ Détachons cette perle entre cent autres : « Ce prisonnier, qui n’est pas em-
prisonné, est visité chaque semaine par des foules ou des sociétés de gens qui
se glorifient de violer impunément la loi (of Lawbreakers glorying with impunity)
et recoit d’eux, aussi bien que des sycophantes (!) qui l’environnent, une adula-
tion non-seulement excessive dans son degré, mais méme.une adulation qui,
pour un esprit non prévenu, ressemble au sacrilége (Quarterly Review de janvier
1875, p. 275). « ... Nous aurions cru impossible de pousser plus loin qu’il ne
l’est dans ces volumes (les Discours du Pape) le langage de la trahison contre
I'Italie, etc., etc. » Il n’y a presque pas une phrase qui ne heurte le bon sens et
le bon goat.
* M. Gladstone s'est plaint publiquement que le gouvernement francais eut
interdit la vente de ses pamphlets dans les bibliothéques des chemins de fer. L'af-
faire améme été portée 4 la commission de permanence de l’Assemblée nationale.
3 « Et quoique ces discours (du pape) puissent sembler souverainement incen-
diaires, ils se vendent a la librairie de la Propagande, et on peut se les procurer
par la voie ordinaire du commerce, en yertu de cette liberté de la presse que la
papauté abhorre et condamne. » (Quarterly Review de janvier 1875, Speeches of
the Pope, p. 267.)
1160 MONSIEUR GLADSTONE.
pleine main sur un vaincu, tandis qu’on encense servilement un
vainqueur orgueilleux dont on a été soi-méme la victime! Oui, oitest
la vraic noblesse? — Est-elle dans le vainqueur qui tourmente
ceux qui ne peuvent ni résister, ni se plaindre ? Est-elle dans celui
qu’aucun revers ne peut réduire au silence et & la servitude? Est-
elle dans celui qui adule le premier et insulte le second '?
L’histoire posera toutes ces questions, et nous croyons quelle
blamera sévérement des pages comme celles auxquelles nous {ai-
sons plutdt des allusions que des emprunts, car il nous répugne de
replacer, méme sous les yeux de M. Gladstone, des écrits qui soat
maintenant pour lui un déshonncur, et qui seront plus tard unr
mords, s'il ne travaille a les faire oublier. On a beau parcourir ces
pages, on ne reconnait point, dans l'article de la Quarterly Reriew ',
homme qui parlait ou écrivait d'affaires comme une dintme
muse. Il y a des idées, des expressions et un style qui demeurent
interdits 4 quiconque a passé par les grandeurs. Un grand ministre
ne devient jamais un pamphletaire de bas étage *. .
VI
Le caractére et la vie de M. Gladstone nous expliquent en partie
avons-nous dit, la ligne de conduite étrange qu'il tient en ce me-
ment, par rapport aux catholiques. Ce n’est pas néanmoins k seul
4 Les journaux anglais nous ont appris que le premier exemplaire des « Faticat
decrees » avait été envoyé 4 M. de Bismarck par ordre de M. Gladstone. Ils ne
nous ont pas dit si le chancelier avait cru devoir répondre. Nous serions, en (out
cas, trés-curieux de connaitre cette réponse.
* Sil faut en croire le récit des journaux, le directeur de la Quarterly avait dp
confié 4 un de ses rédacteurs ordinaires la Revue des discours de Pie IX (Discos
di Pio IX), quand, sur lintervention de lord Salisbury, M. Gladstone obtint d4™
chargé de ce travail.
3 Nous voudrions pouvoir faire des derniers écrits de M. Gladstone I'éloge @
lord Macaulay faisait du premier ouvrage de cet homme d’Etat : « It is wrila
throughout with excellent taste and excellent temper ; nor is it, so far as we kx
observed, disfigured by one expression unworthy of a gentleman, a scholar, # ¢
christian (Revue d' Edimbourg, 1839, avril, 234. — Lord Macaulay's Essays, .
col 4). » Il faudrait dire, hélas! qu’il n’y a presque pas une page, dans les &
niers pamphlets de M. Gladstone, qui ne soit indigne « of a gentleman, a schole.
a christian.» L'inconvenance du langage, en particulier dans l'article de la Qe
terly Review intitulé « The speeches of the Pope, » est poussée si loin que plusiest
journaux protestants ont cru devoir protester publiquement. Tel, par exempk.
le Church Herald. Le Rock, peu suspect de tendances papistes, caractérise
pike de M. Gladstone de « Fiery abuse of Pio 1X, » de violente diatribe com
te IX.
MONSIEUR GLADSTONE. 4161
élément dont il faille tenir compte pour apprécier équitablement la
volte-face qu’il vient d’opérer sous nos yeux; les événements ont
aussi exercé leur influence sur les destinées singuliéres de cet
homme comme sur celles du reste de l'Europe; et, chose étrange!
M. Gladstone, qui a été renversé indirectement par les victoires du
prince de Bismarck, se fait aujourd'hui l’apologiste de cette politi-
que allemande, de cette politique qui n’aurait point tardé, par ses
excés, 4 le ramener au pouvoir d’ou elle Vavait précipité par ses
triomphes. Ce n’est point la un des événements les moins singuliers
de notre temps, ni un de ceux qui contiennent les moindres lecons.
Quelques mots d'explication sur les événements accomplis durant
ces derniéres années ne seront pas, dés lors, placés ici hors de leur
place.
Lorsque, en février 1868, lord Derby résigna le pouvoir, et que
M. Disraéli, actuellement premicr ministre d’Angleterre, fut appelé
4 lui succéder, la question irlandaise était la grande question du
jour; et, par un concours de circonstances peut-étre unique dans
histoire parlementaire des trois royaumes, les deux grands partis
politiques qui se partagent les Chambres anglaises étaient enfin
disposés 4 rendre justice 4 I’lrlande catholique. Conservateurs et
libéraux, tories et whigs, étaient d’accord sur Ja nécessité de
résoudre la question irldndaise, qui en comprenait trois autres,
celles de I’Eglise établie, du droit de propriété et de l’éduca-
tion'; ils s’entendaient méme sur le principe, a savoir, celui
de l’égalité, et ils ne différaient que sur la fagon dont il fallait
l’appliquer. On vit, dés-lors, se réaliser a la lettre ce que Charles
Gréville écrivait, en 1828, a la veille de l’acte d’émancipation (1829).
« Le succés de la question catholique, écrivait Gréville, ne dépend
ni des whigs, ni des tories; les premiers n’ont pas le pouvoir, les
seconds n'ont pas la volonté de Ja résoudre; mais le cours des
temps et Ja situation de |'Irlande la résoudront malgré tout, et sa
marche lente mais progressive ne peut étre, ni arrétée par ses enne-
mis, mi avancée par ses amis*. »
‘ Nous ne faisons pas entrer la-dedans la question de « l’home rule » ou du
gouvernement de l’Irlande par l’Irlande, qui se représente périodiquement de-
vant les Chambres d’Angleterre. C'est une question secondaire 4 laquelle les ca-
tholiques irlandais ont toujours, et avec raison, attaché moins d’importance
qu’aux trois dont nous parlons.
2 Journal of the Reigns of King Georges IV and William IV, by the late Charles
C. F. Greville, edited by Henry Reeve. — Longmans, 1874, t. I, p. 133. On voit
par 18 ce qu'il faut penser de l'importance que M. Gladstone attribue 4 linter-
vention de Mgr Doyle dans Jes débats relatifs 4 l’émancipation de l'Irlande (1826-
4829). Voir la Dublin Review de janvier 1875, p. 180, et le Correspondant du
25 avril. 7
4162 MONSIEUR GLADSTONE.
En 1868, le temps et la question irlandaise avaient marché, et
les catholiques d'Irlande, aprés avoir voyagé quarante ans dans le
désert, comme s’exprimait un journal de l’époque, touchaient enfin
4 la terre promise. Chose méme singuli¢re! amis et ennemis, les
tories mal disposécs et les whigs impuissants de 1828 étaient d’ac-
cord pour leur en ouvrir l’entrée. Et ce qui est plus étonnant en-
core, c’est que les mal disposés de 1828 étaient presque les plus
bienveillants en 1868, et que ce fut 4 eux qu’échut, tout d’abord,
la mission d’accomplir un grand acte de justice nationale.
D’accord sur le fond, ainsi que nous venons de le dire, les fortes
et les whigs, les conservateurs et les libéraux, différaient néan-
moins sur le mode d’exécution. Deux systémes formulés, avec cette
concision qui semble étre le don de la race anglaise, dans deux
mots qui coururent les journaux de |’époque, Level up et Level
down, étaient en présence. Les tories, en qualité de conservateurs
des institutions nationales, étaient pour le Level up, c’est-a-dire
pour le systéme qui voulait accorder aux catholiques les mémes
faveurs qu’aux protestants, en établissant une Eglise et en fondant
une Université pour eux comme pour leurs adversaires. Les whigs,
en qualité de libéraux, étaient pour le Level down, c’est-a-dire en-
core pour le systéme qui tendait 4 rabaisser les protestants au
méme niveau que les autres sectes religieuses d’Irlande.
M. Disraéli, chef du parti tory, quoique personnellement consi-
déré comme « un Mystére asiatique » (an asian Mystery‘), au point
de vue religieux, M. Disraéli aurait préféré établir une Eglise catho-
lique que désétablir une Eglise protestante, espérant avoir ainsi
deux moyens de gouverner au lieu d’un seul*. M. Gladstone, per-
sonnellement le ministre le plus religicux que |’Angleterre ait cu
depuis la Réforme, M. Gladstone trouvait plus noble et plus juste de
faire disparaitre un Etablissement qui était, aux yeux du monde,
un perpétuel monument de l’injustice de la nation anglaise. I] était
pour le Level down, et il avait derriére lui, non-seulement les ca-
tholiques, mais méme tous les libéraux et tous les incrédules du
; : ; touch of Mystery about him. » (Le Times du 3 octobre 1874, page 9,
col. 2.
*Le mot qui résume peut-¢tre le mieux les croyances religieuses de M. Disraéli
est le mot qu’on lit dans son roman de Lothair : « Parliament made the church
of England. The church of England is not the church of the English. — Is nuns
sEaLeD. » (Church Times du 30 janvier, 1874, p. 55, col. 2.) — M. Disraéli met
ces paroles dans la bouche d’un de ses héros, le cardinal Grandison. On pourralt
bien n’y voir qu'une simple ironie, mais on peut aussi y entrevoir I'article fou-
damental du credo de cet homme d’Etat, yu surtout qu'il n'est attaché & ausun
parti religieux.
MONSIEUR GLADSTONE. 4163
Parlement, plus avides de destructions que de restaurations reli-
gicuses *.
Il y avait & peine un mois que M. Disracli était au pouvoir que la
question irlandaise était soulevée devant les Chambres, et dans le
débat mémorable qui eut lieu le 23 mars 1868, le systéme défendu
par M. Gladstone triompha complétement.
Le ministére Disraéli, battu, donna sa démission au mois de mai,
mais dat rester en place Jusques aux élections générales, qui furent
faites en octobre de la méme annéc.
Le vent était alors 4 la liberté. Les é¢lecteurs renvoyérent a la
Chambre une majorité favorable aux nouvelles idées, et M. Glad-
stone fut chargé de former le cabinet (décembre 1868).
Jamais peut-étre, dans aucun pays, ministére n’est arrivé au
pouvoir sous de meilleurs auspices que celui de M. Gladstone’ : son
programme était connu, son principe arrété, ses moyens d’action
réunis ; tout semblait donc lui promettre un facile succés; car, par
un rare concours de circonstances, la nouvelle opposition était
presque d’accord avec la nouvelle majorité. Tout marcha bien, en
effet, pendant la premiére année. L’/rish Church Bill, qui déséta-
blissait définitivement |’Eglise protestante d’Irlande, passa sans
obstacle, entouré de ces sages tempéraments et de ce respect des
droits acquis dont l’Angleterre contemporaine nous donne scule
l’exemple, parmi les nations de l'Europe’.
‘ Les protestants les plus honnétes condamnaient eux-mémes l’Eglise établie
d'Irlande. Citons, entre autres, le témoignage suivant: « Nous considérions l’E-
glise d’Irlande comme ayant honleusement manqué 4 sa mission..., et nous avons
demandé son désétablissement au nom de la morale publique. » (Church Times
du 23 avril 1875, 210, col. 3.) Un seul évéque anglican eut assez de courage et
de noblesse pour se prononcer en faveur du désétablissement. C’était l’évéque
de Saint-Asaph, Connop Thirlwal, qui vient de mourir, il y a peu de jours.
* Un journal protestant disait : « M. Gladstone, aprés les derniéres élections
génerales, débuta a la téte d'une des plus fortes majorités que jamais ministre
ait conduite, et réussit 4 passer avec elle plusieurs lois dont la plus importante
est « l’Jrish Church Act, » par son caractére, sa largeur et ses conséquences.
Mais une longue série d'indiscrétions et de méprises, commises par une partie des
collégues de M. Gladstone, détruisirent la popularilé de son cabinet. » (Church
Times du 30 janvier 1874, p. 54, col. 4.) — On ne pouvait mieux justifier les ca-
tholiques.
> A partir du i janvier 1871, l’Eglise protestante d’Irlande a été désétablie,
mais les allocations pécuniaires ne cesseront qu’'a partir de 1881. L’Eglise protes-
tante irlandaise est donc rentrée dans la loi commune des disstdents ou non-con—
formistes anglais. « L'Irish Church Disestablishment Act» a tellement sauvegardé
Jes droits acquis que beaucoup de ministres protestants ont trouvé, dans le désé-
tablissement, un moyen de senrichir. On peut voir dans le Times du 6 octobre
1874 (p. 8, 6° colonne) une lettre et (p. 7, 5° et 4° col.) un article sur les pro-
cédés peu délicats qui ont été souvent mis en ceuvre. « Le désétablissement, dit
25 Sepreusre 1875.
1264 MONSIZUR GLADSTONE.
Tout semblait devoir aller de la méme facon, et rien ne permet
de croire que M. Gladstone n’aurait pas accompli sans échec toutes
les réformes projetées, si les événements politiques, accomplis sur
le continent, n’étaient venus faire sentir lear terrible contre-coup
jusque dans la pacifique Angleterre.
Le Parlement anglais avait déja abordé la seconde question du
programme du cabiaet libéral et l'Irish land Teaure Bul suivait
sen cours, lorsque la guerre franco-allemande vint détourner, 210
dehors, l’attention britannique. Le gouveraement impérial avait
commis tant de fautes, ct le peuple francais, par la légérett avec
laquelle il s’était jeté dans cette terrible aventure, comme par son
chauvinisme proverbial, avait tellement indisposé l’opinion eur-
péenne que nos premiers désastres furent accueillis avec étonne-
ment, mais aussi avec satisfaction. Tout le monde était contre nous,
particuliérement en Angleterre, et, donnés les caractéres des dew
peuples, les intéréts des deux pays, il nous semble difficile quil
puisse ea étre jamais autrement. Ceux qui, aujourd’hui encore,
révent uae alliance anglaise, nous semblent poursuivre une chr
mére. L’Angleterre voudra bien de notre alliance tant qu'elle a
aura besein, mais, au fond, elle ne. sera jamais cordislement 4
nous. Elle nous jalouse et, qui: pis est, elle nous méprise. Nulle pert
nos humiliations et nos défaites n’ont été plus applaudies que sur le
sol britannique’.
La politique insensée du gouvernement de la défense nationale,
les premiers essais de révolution sociale qui avaient lieu partout,
l'appel adressé 4 Garibaldi, tout cela ne fit qu’éloigner davantage
l’Angleterre, et jamais personne, de l’autre cté du détroit, n'aurall
le Témes, est devenu wne source de richesee pour le clergé (protestant di
lande). Al'aide des procédés, fanuligrement conaus sous les none de comnsl-
ting, compounding, culting, une grande partie de ce clergé s’est débarraseé &
toute obligation envers I'Sglise d'irlande et a débarqué dans notre conirée avec
une belie petite fortune dans sa poche. » (Voir aussi le Catholic epinion da 5 [t-
vrier 1872, p. 298, et le Tablet du 2 avril 1875, p. 524.) La question a éé, &@
reste, portee au Parlement dans la derniére session.
‘ Nous avons chaque année, depuis 1270, pasaé quelques semaines en Angle-
terre, habitmeliement pendant la session parlementaire, et nous avens pa 200s
faire une idée juste de opinion de la presse par rapport 4 la Franee. Nees
nous y trouvions notamment a l’époque de la révolution si pacifique, si légle
et nous pouvons méme dire si nécessaire da 24 rai 1873. Un soul journal,
Daily Telegraph, nous a paru apprécier notre situation avec équitd ; tous les at-
tres, le Daily News en. particulier, tenaiant un langage qui: rappolait les meuviis
jours de la Commaune. Ces journaux auraient été rédigés par les communarés
refugiés & Londres eu cachés 4 Paris qu'ils ne se seraient pas expriméds autre-
ment. Il semble que les Anglais, si désireux d'écarter la révolution de loars r
vages, solené tout contents de la voir dévorer notre malheuroux pays:
MONSIEUR GLADSTONE. 4465
songé 4 reprocher 4 M. Gladstone de nous avoir abandonnés, si la
Russie n’eit profité de l’écrasement de la France pour déchirer le
traité de Paris. Ce fut la le premier nuage qui vint obscurcir le ciel
de la politique de M. Gladstone. L’Angleterre ne se montra pas fiére;
elle dévora l’insulte, mais elle se dit bien que, si elle avait eu au
pouvoir un Palmerston, un Peel ou un Chatham, les choses se
seraient passées d’unc maniére toute différente.
A partir de ce moment, mille autres incidents sont venus enrayer
la marche du cabinet libéral et provoquer une réaction contre les
idées que ce cabinet représente.
Il faut bien le dire néanmoins: rien n’a contribué comme les
victoires de la Prusse & ramener l’opinion publique au parti con-
servateur. Le triomphe de ]’Allemagne a été salué comme le
triomphe du protestantisme sur le catholicisme, et, dés lors, le
sentiment protestant, l’esprit d’intolérance et de fanatisme, qui
s’était insensiblement affaibli en Angleterre, & mesure que le scep-
ticisme et )’indifférence avaient grandi sur son sol, l’esprit d’intolé-
rance et de fanatisme a reparu, il s’est fortifié tous les jours, et le
flot montant sans cesse ne s'est pas encore arrété. Nos fautes, nos
désastres, nos crimes scandaleux ont jeté |’éponvante dans un
peuple éminemment conservateur et rejeté la nation anglaise dans
un courant tout opposé a celui que nous suivons. On a eu peur de
cette laberté qui venait de succomber au milieu du sang et des rui-
nes, et, dés lors, au lieu d’un cabinet libéral, on a compris
qu’il était nécessaire de faire appel 4 un cabinet conservateur.
Le mouvement en ce sens s‘est manifesté 4 chaque élection par-
tielle *.
Et tandis que le triomphe de la Prusse, d’une part, et les malheurs
de la France, de l’autre, ramenaient la nation anglaise 4 des idées
plus conservatrices, en la détachant d'un parti qu'elle regardait
comme dangereux, ce parti lui-méme subissait la loi qui préside
fatalement a ses destinées. Il est de l’essence, en effet, d’un parti
dont la cohésion ne repose que sur des principes négatifs de lendre
toujours, avec le temps, vers la dissolution, 4 moins que des évé-
nements nouveaux ne vicnnent le reconstituer avant qu’il périsse.
D’accord sur un point, et divisés sur presque tous les autres, les é1é-
ments qui le composent empécheront toujours le parti libéral de
suivre ane marche régulidre et durable; le parti libéral ne sera
6 L’autear de la British Quarterly Review (1° avril) fait cette juste remarque ;
« The tnstinct of the English nation is for « working as well a talking Parlia-
ment (p. 484), » remarque qu’on pourrait traduire ainsi: « Les Anglais préfdrent
d’instinct les hommes d’action aux hommes de parole. »
1166 MONSIEUR GLADSTONE.
jamais un parti capable de garder longtemps le pouvoir’; il pourra
y passer de temps 4 autre; il pourra méme y accomplir d’utiles
réformes ; mais il ne le conservera jamais indéfiniment. Aupara-
vant il faut qu'il écrive sur son drapeau les mots : équilé, justice,
honnéteté, comme il y écrit celui de Liberté.
Sans les victoires de la Prusse et les événements extérieurs,
M. Gladstone serait peut-étre arrivé au terme ordinaire de la légs-
lature, non pas sculement sans étre amoindri, mais méme plus
grand et plus puissant qu’a son entrée au ministére. Son programme
était tellement chargé et il répondait si bien aux besoins de son
époque qu'il y avait de quoi tenir longtemps en haleine I'opinion
publique quelque exigeante qu’elle soit, quand elle a devant elle
des hommes qui parlent de liberté. C’est M. de Bismarck qui abattu
M. Gladstone sur le dos de la France.
C’est donc bien a tort que M. Gladstone accuse les catholiques de
avoir renversé; ils n’ont été que l’occasion de sa chute, et c'est
bien 4 tort que M. Gladstone encense aujourd’hui le chancelier
d’Allemagne qui fut hier son exécuteur. Ce n’est pas faire preuve
de beaucoup de clairvoyanee que de se rallier 4 cette politique we
lente par laquelle il a été renversé, au moment méme ot les excés
de cette politique, condamnés par |’univers. et flétris par lopimion
anglaise, pourraient préparer son retour au pouvoir*. Ce n’est pas,
non plus, faire grande preuve de courage que de ne trouver en pr-
sence des persécutions de la Prusse, d’autres paroles que celles+i:
« Je n’entrerat point dans l’examen du litige qui existe entre Rome
et empire d' Allemagne *. » Il est quelquefois non-seulement permis
de se taire, c’est méme souvent faire un grand acte de sagesse, mais
il ne convient jamais d’aduler ou d’approuver le crime triomphatl.
‘ De 1830 & 1868 il n’y a eu en Angleterre que trois ministéres libéraus
soient arrivés au pouvoir avec une forte majorité et, parmi ces ministéres, auctn
n’a vécu plus de trois ans. Le premier est celui de lord Gray, 1832-1832; le x
cond celui de lord Palmerston, 1857-1858 ; le troisiéme celui de lord Rus-l,
ea a Le cabinet Gladstone seul a vécu cing ans (décembre 1868 a janve!
yh ).
*{l suffit de parcourir les journaux anglais pour voir le changement qui 5°
pére tous les jours dans l'opinion anglaise: « Le peuple d’Angleterre, disait, i
y a quelque temps, le Standard, contemple avec étonnement celui d’Allema;ne
qui se laisse entrainer, contre son jugement et sa volonté, au gré d'un seu! homme
d’Etat. Il se dit que si son gouvernement méconnaissait ainsi ses intéréts dans
point d’une aussi grande importance, il ne supporterail pas placidement une tellt
injustice. » Le Times faisait des réflexions analogues. (Voir le Galigne™!
sare du 17 et du 24 avril. — Voir la British Quarterly Review du 1% ati,
p. “)"
5 The Vaticanism, p. 19.
MONSIEUR GLADSTONE. 1167
Quand les catholiques, en 1872 et en 1873, repoussérent le systéme
d’éducation mizte' que M. Gladstone leur offrait dans son Univer-
sity Education (Ireland) Bill, ils usérent d’un droit parfaitement
constitutionnel *, et s‘ils repoussérent ce systéme au risque de ren-
verser le cabinet, c'est quils en comprenaicnt tous les inconvé-
nients et qu’ils ne voulaient pas exposer leur pays aux conséquen-
ces fatales d’un régime condamné par les déplorables fruits qu’il a
portés ailleurs et qu'il porte encore chez nous *. Des protestants ont
approuve leur conduite, non-seulement au point de vuc légal, mais
méme au point de vue moral et religieux’. Ce n’était pas assurément
pour le plaisir de renverser M. Gladstone que les catholiques s’enten-
direntpour combattre le projet de loi ; ils connaissaient assez la bicn-
veillance que le chef du gouvernement avait toujours montréc per-
sonnellement pour cux, et, quoiqu’ils n’aient jamais désespéré
! Voir la-dessus les journaux de 1873, mars-mai. Le Rock du 30 mai résume
la question. ‘
En 1872, le peuple irlandais affirma, par de nombreux meetings, sa répulsio
pour l'éducation mixte. Le plus considérable de ces meetings fut tenu dans la cathé-
drale de Dublin. On y cita des paroles comme celles-ci : «Je crois que l'éducation
mixte éclaire graduellement la masse du peuple. Si nous renongons 4 ce genre
d’éducation, il faut renoncer aussi & tout espoir de retirer Ulrlande des abus du
papisme, mais je ne puis manifester cette opinion publiquement. »
« Nous engageons, disait la Catholic opinion, ceux qui sont épris chez nous
du systéme d'éducation mixte, 4 méditer ces paroles du docteur Whately, avant-
dernier archevéque protestant de Dublin. Ces paroles ont été publiées par sa
fille. » (Catholic opinion du 27 janvier 1872, p. 274, et du 3 février, p. 314,
col. 41.)
Les catholiques envoyérent une pétition 4 M. Gladstone, qui ne voulut ou ne
put peut-ttre pas en tenir compte.
* Pendant les années 1872 et 1873, les évéques d'Irlande et d’Angleterre ont
discuté dans beaucoup de lettres et de mandements la question de l’éducation
religteuse et de l'éducation mizle. Cette question étant chez nous en ce moment
l'objet de débats sérieux, nous nous permettons de signaler Ja lettre de
Mgr Manning aux fidéles de son diocése, pour le caréme de 1872. Nous ne con-
Naissons, parmi nous, rien qui puisse se comparer & cet écrit substantiel et ce-
pendant extrémement clair et lucide.
® « Les chefs politiques de la France, 4 cette heure, sont le produit de ces
soixante-dix ans d’éducation sans religion, et, en particulier, de la période de
41830 4 1848, durant laquelle Ja liberté et les droits des parents chrétiens ou de
l'Eglise catholique furent violés par les lois publiques. Les hommes de ce temps
ont été élevés sans foi : les miséres sociales de la France sont leur cuvre et leur
chdliment. » (Mgr Manning dans le mandement pour le caréme de 1872.)
* « Un de ses plans (de M. Gladstone) fut complétement rejeté quand les conser-
vateurs, unis aux catholiques romains dIrlande — et cela avec raison (quite
rightly), & notre avis, quel qu'ait pu étre d’ailleurs leur motif — repoussérent
« llrish university Bill. » (Church Times du 30 janvier 1874, 54, col. 4.)
4168 MONSIEUR GLADSTONE.
d’obtenir justice des autres hommes politiques de 1’ Angleterre, ils
savaient bien cependant que, M. Gladstone disparu, ils rencoatre-
raient difficilement dans son successeur la méme sympathie'.
Vil
C’est donc 4 lui-méme et aux événements que M. Gladstone doit
attribuer sa chute, plus qu’a toute autre chose, et il semble quece
qui s’est passé depuis un an auraitdu lui démontrer que l’union do
parti libéral était brisée, et que l’opinion publique avait pris ue
autre direction.
Si, au lieu de dissoudre soudain le Parlement, comme il ke fit au
commencement de 1874, en proposant a]’Angleterre un nouveau pro-
gramme de réformes qui ne fut pas et ne pouvait pas étre compnis’,
M. Gladstone avait réuni de nouveau les Chambres anglaises, teat
une courte session d'affaires, et renvoyé les députés devant leurs
électeurs, aprés avoir cléturé solenncllement la session par ut
posé lucide des travaux accomplis et des travaux qui restaient a
faire, peut-¢tre aurait-il traversé sans sombrer l’écueil jeté sur le
chemin de la politique libérale par la politique anticatholique dels
Prusse; peut-étre fat-il demeuré au pouvoir.
Mais il n’en fut pas ainsi. Le chef du cabinet provoqua de nourelles
élections presque au moment méme ot le Parlement allait se réunt,
sans motif et sans raison aucune. Tout le monde fut surpris, et boa
droit, d’une pareille conduite : ses ennemis crurent qu'il roulait
' Les catholiques ont toujours rendu hommage & ta bienveillance de ¥. Gat
stone. « Pour notre part, disait un journal catholique en 1872, nous croyoss @
M. Gladstone mais non dans son parti, et, jugeant de sa conduite par son dé
ardent de rendre justice (a lIrlande), nous pensons que, s'il tient 4 restr #
pouvoir, c'est uniquement pour compleéter l’euvre de sa bienfaisante légistatis.
Mais les meilleures intentions ne serviront de rien 4 l'trlande si te premier mr
nistre ne peut disposer d'une majorité parlementaire. Or, le parti libéral ed
nacé d'une prochaine dissolution par son manque de libéralisme.» (Catholic opm
du 20 janvier 1872.) — Le méme journal disait quelques jours plus tard :
e M. Disraéli, considéré comme l’auteur de Lothair (un des romans de cet hoa
dEtat), se montre moins bienveillant envers les catholiques que M. Gladstet
(27 janvier 1872, p. 285, col. 1). » — Tout le monde reconnaft cependant qu
dans M. Disraéli il n’y a pas l’étoffe d'un persécuteur. — Son caractére dominst!
c’est la débonnaireté et la bonhomie (Times du 3 octobre 1874).
* M. Gladstone signalait un projet de réformes sur l’Income taz, mais en teroe
excessivement vagues. (Voir la British Quarterly Review du 4° avril 18f,
page 479.)
WORSIEUR GLADSTONE. 1160
tenter un coup de surprise ou um coup d'Etat, comme ils appelérent
la mesure‘; ses amis crurent qu'il doutait de ses propres forces, et
doutérent cux-mémes de son aptitude a affronter le péril de la si-
tuatron*. Toufe la presse anglaise enfin condamna cette facon d’a-
gir, comme manquant de dignité, et la dissolution du Parlement,
opérée dans de telles carconstances, ne contribua pas pea au triom-
phe da parti tory.
Qu’il y ait eu 14 une blessure profonde faite a l’amour-propre de
M. Gladstone, c’est ce que nous croyons volontiers; que cette bles-
sure soit allée s’agrandissant et s’envenimant plus tard, & mesure
que les événements sont venus montrer au ministre renversé que
Sa voix, toujours éloquente, et ses accents, toujours généreux, ne
trouvaient plus leur ancien écho, méme dans ceux qui, hier en-
-core, marchaient sous son drapeau, c’est ce qu’il est plus atsé de
-deviner. Mais parce que le parti libéral se sépara de son chef et
repoussa son mot d’ordre, lorsqu’il reparut a la Chambre des com-
munes 4 l'époque o8 on discutait les deux lots religicuses connues
sous le nom de Scottesh Church Patronage bill*, et de Public worship
regulation bill‘; parce que ic puissant orateur, ayant conscience
d'étre dans le vrai, comme il |’était alors, trouva tout le monde,
amis et ennemis, sourd 4 sa voix, rebelle & ses accents, rétif & sa
parole, maccessible a la logique de ses arguments, & la chaleur de
ses convictions; oui, parce que M. Gladstone ne sentit plus autour
de lwi que la solitude, fallait-il qu'il accusat les catholiques comme
il l’a fait? Fallait-al les rendre responsables, ou des fautes qu'il
avait commises, ou d'une situation qui les menagcait, eux, encore
plus que lui? L'histoire dira qui des deux a eu tort ou raison en
-cette circonstance, et nous sommes stirs d’avance que les catho-
liques anglais sortiront absous du jugement que portera la pos-
térité.
Nous savens bien qu’on préte 4 M. Gladstone un autre plan, celui
d’avoir voulo reformer |’opposition et resssisir les rénes du gou-
vernement en choisissant son terrain. Dans ce plan, s'il a jamais
* Voir le Church Tones du 30 janvier 1874.
* Les partisans de M. Gladstone ne lui ont pas encore pardonné cefte faute
parlementaire. Ils l’ont surtout sévérement critiquée au moment méme ou il
Ja commettait. L’un d’entre eux disait que la démarche de M. Gladstone lui rap-
pelait « la déclaration de guerre de Louis-Napoléon a Allemagne, par sa folie et
par la soudaineté de sa déconfiture. » Il prédisait que M. Gladstone ne conduirait
plus un parti a la victoire dans les Communes, que les tories demeureraient
quatre ou cing ans au pouvoir, mais qu elles Ie quitteraient au milieu de ]'exé-
-cration de la nation anglaise. Tout cela est en train de se réaliser.
5 6 juillet 1874. ©
# 3-4 aout 1874. (Voir le Correspondant du 25 septembre 1874.
mc a lia ea cr a ee ei £
4170 MONSIEUR GLADSTONE.
existé, les attaques passionnées dirigées contre le catholicisme ct
la papauté seraient comme la derniére ressource a laquelle cet
homme d’Etat aurait recours pour refaire sa popularité. Voyant
qu'il avait échoué devant les communes, durant l’avant-dernicre
session, dans la défense du ritualisme, M. Gladstone aurait tentéde
regagner devant le public la cause qu'il avait perdue a la Chambre,
et fait une apologie indirecte de sa conduite, dans son travail sur le
Rituel de l’Eglise anglicane inséré dans la Contemporary Revier'.
Mais, prévoyant que cette arme se briserait encore entre ses mains,
il se serait, dans une simple parenthése, ouvert une nouvelle voi,
par une attaque contre le catholicisme. C’était une tactiquc habile,
que de se conserver ainsi une porte dc sortie pour se dégager de
Vimpasse ot il s’était enfermé; et si M. Gladstone a réellement
concu le plan qu’on lui préte, et que les faits sembleraient établir,
il faut bien le dire, il aurait fait preuve en ce cas d’un machiave-
lisme dont on l’aurait cru difficilement capable.
Pour nous, nous aimons 4 croire encore a la loyauté de M. Glad-
-stone, ct jusqu’é preuve du contraire, nous admettrons sans doule
qu’il est passionné, aigri, aveuglé, mais non qu'il attaque les c-
yoliques, ses amis d’hier, par esprit de rancune et de vengeance,
pour se refaire & leurs dépens cette réputation de sincére anglican
qu’il n’avait plus, ou, ce qui serait plus honteux encore, pour aduler
M. de Bismarck qu’il devrait rendre responsable de sa chute. oa,
nous ne croirons pas que cet homme, dans la vie duquel il y a sans
doute plus d’une tache, mais dans la vie duquel il y a aussi flus
d’une action glorieuse, nous ne croirons pas facilement que cel
homme d’Etat vienne ainsi assaillir I’Eglise catholique, sachant
bien qu'il se trompe, et sachant encore qu'il égare l’opinion pu-
blique.
Nous aimons a juger M. Gladstone, non point par ses pamphlets
passés ou récents, mais, comme il le demandait lui-méme 4 |
vant-derniére session du Parlement, par la justice qu'il a rendue 3
VIrlande; non pas que nous youlions lui en attribuer le princi
mérite, puisque cette justice est contraire aux principes qu'il pr
fessait jadis sur les relations de l’Eglise et de I’Etat, et que dal
leurs ses adversaires politiques étaient disposés a gouverner [Ir
lande avec des principes irlandais; mais nous voulons jugtt
M. Gladstone par sa législation en faveur de |'Irlande, parce qu'il?
eu l’honncur de la concevoir, de la proposer, de la soutenir el de
la défendre, ct parce que, congue par lui, cette législation a peul-
étre mieux répondu au programme adimis par les conservatcurs ¢
£ Octobre 1874.
MONSIEUR GLADSTONE. AIM
par les libéraux : « Gouverner lV'irlande avec des idées irlan-
-daises. »
- Pourquoi se fait-il qu’en 1872 et en 1873, M. Gladstone n’ait pas
davantage lenu compte des voeux si publiquement manifestés par
Ies catholiques irlandais? Pourquoi l'éducation dénominationnelle,
qui lui semblait bonne en deca du canal Saint-Georges, lui a-t-elle
paru mauvaise au dela'? Pourquoi ne s’est-il point montré fidéle a
son programme jJusqu’au bout? Il serait peut-étre encore au pou-
voir.
Mais en le jugeant ainsi parce qu’il y a de noble et de grand dans
sa vie, qu'il nous permette de lui dire que la postérité sera plus sé-
vere que ses contemporains, s’il ne déchire lui-méme ces pages qu’il
vient d’écrire, pages dont nous ne dirons plus rien, parce qu’elles
sont, ainsi qu’on le lui a fait observer, tout 4 fait en désaccord avec
la vie d’un grand homme d’Etat. Qu’il laisse a d'autres ce réle de
pamphleétaire, et puisqu’il sent les annécs du recueillement venues,
qu'il se retire du bruit et des agitations de la vie publique, qu’il
laisse & d'autres le soin et la responsabilité de conduire les affaires
de l’Angleterre! Ii pourra encore accomplir une noble mission, une
mission non moins fructueuse, celle d’apprendre au monde euro-
péen, qui semble l’avoir oublié, que par-dessus les questions de
l'ordre politique et social, il est d’autres questions qui ne s’impo-
sent pas avec moins de force aux méditations des vrais sages ct aux
préoccupations des peuples qui veulent étre grands.
Oui, qu’il donne aux hommes d’Etat, si rapetissés de notre épo-
que, le spectacle d’un grand citoyen qui se repose des ardeurs de la
vie publique dans des travaux de haute culture littéraire, ou, ce
qui cst mieux, dans l'étude et dans la solution de ces grands
probiémes religieux pour lesquels lhumanité se passionnait
hier, et pour lesquels il serait 4 désirer qu’elle se passionnat de-
main.
4 La Catholic optnton remarquait, avec beaucoup de justesse, en 1872: « Si,
comme lord Derby le confesse, |’instinct populaire a raison de demander l’édu-
cation dénominationnelle pour l’Angleterre, assurément un instinct populaire bien
plus accentué ne peut pas avoir tort, quand il demande la méme chose pour l'ir-
lande. Mais le bigotisme et non point la logique gouverne les partis politiques. On
a observé justement que le dénominationalisme, quand il s’applique au protestan-
tisme, a le droit de se faire entendre ; mais, quand il s’applique au catholicisme,
il passe pour présomptueux et déraisonnable. Quand l’immense majorité du
peuple irlandais demande ce qui a été accordé comme une chose juste 4 un parti
anglais infime, méme des politiques sans couleur, comme le comte de Derby,
déclarent que ce qui est juste en Angleterre est injuste en Irlande. (Catholic
opinion du 20 janvier 1872, p. 257, col. 1.)
4472 MORSIEDR GLADSTONE.
Aprés avoir tour 4 tour étonné, charmé, scandalisé le monde par
activité quelquefois fiévreuse et intempérante de sa vigoureuse na-
ture, il pourra se faire pardonner tous ses excés et ne laisser apres
lui que le souvenir de ses belles actions; et #1, sortant des sources
corrompues ou gitées auxquelles 11 a puisé ses derniéres mapin-
tions‘; si, mettant de cété tous Ics préjugés, et si, se soustrayant
4 toutes les influences qui égarent sa vue et son jugement, il va
droit aux ceavres les plus estimées parmi les catholiques ; s'il lear
demande sincérement la lumiére, s'il prend le temps de queston-
ner, de réfléchir, de penser et d’écrire, il verra, nous |’espérons, |e
jour se faire, la lumiére venir, le soleil de la vérité se lever sar
Yhorizon de son Ame, et peut-¢tre un jour, arrivé au bord dela
tombe et & la veille de quitter la terre pour aller vers cel avenir
auquel il croit, remerciera-t-il la Providence d’avoir entrenti
quelques épreuves aux triomphes de sa vie publique’.
Vill
ll y aura bientét de cela quarante ans, M. Gladstone écrivail d
publiait un volume qui fit du bruit dans son temps et qui le mA
tait: « L’Eglise dans ses relations avec (Etat. » A cette tpoque,
M. Gladstone était jeune; il n’avait pas trente ans, i) sertait 4 peme
de l’université et il venait d’entrer dans la vie publique. Cait
cri d’une belle Ame, d’une dme croyante, animée de généreases dis
positions et désireuse de travailler au bonheur de la socité. Nous
* Tl semble que tous les catholiques affirment que rien n’a été et ne pooval
étre changé. Leur témoignage mériterait d’étre examiné un peu plus see
ment que ne I’a fait M. Gladstone.
« Nous témoignons, disaient, il y a quelques mois, les catholiques 20 pa.
nous témoignons que rien n'est changé et me peut étre changé dans ie constilt
tion de l’Eglise, que mows tenons pour l’ceuvre de Dieu lui-méme... Nous 2¢
sistons qu’aux lois qui empéchent de rendre 4 Dien ce qui est a Dieu... Nes &
nemis ne sauraient citer une loi civile que nous ne subiseions en toute pales?
(Uncvers du 16 avril). » -
* On a obsersé fort justement que teus les succés de M. Gladstone oal
accompagnés de quelques revers. Aux élections de 1868, par exemple, 9 5
nom seul suffit a faire passer une foule de candidats libéraux dans toule ie
gleterre, il faillit lui-méme rester sur le carrean. Abandonmé per ie Sesli-le
cashire qui I'avait élu en 1565, il dut a l'imitiative des électours de Greeswich
reconquérir un siége dans ce parlement dont fl était d’avance le chef désignt.
MONSIEUR GLADSTONE. 1173
ne sachions pas qu'il y ait en Europe un autre homme d’Etat qui
ait donné un pareil exemple.
Quarante ans se sont écoulés depuis, quarante ans de vie active,
fiévreuse, tourmentée, quarante ans d’expérience, d'études ct d’ob-
servations, faites non pas dans la solitude d’un cabinet ou dans les
pages d’un livre, mais sur les hommes et les choses, au milieu des
plus grandes révolutions de notre époque. Que M. Gladstone re-
prenne cette ceuvre et qu’il nous disc, non pas en huit jours, mais
au bout de quelques années, dans un style grave et réfléchi, ot
chaque mot traduira une idée et exprimera un fait, qu il nous dise
ce que ses quarante ans d’expérience et de vie publique ont ap-
porté de modifications & ses idées? S’est-il rapproché en théorie
comme en pratique des idées que lord Macaulay lui soumettait 4
cété de ses criliques, ou bien tient-il encore pour les religions
d’Etat?
Voila un sujet digne de ses méditations, plus digne que ne le sont
ces pamphlets et ces articles de revue qui le déshonorent. Nous se-
rions heureux d’apprendre que M. Gladstone consacre 4 cette étude
les derniéres années de sa vie, et, quand il sortirait de ces médita-
tions un volume ou tout ne serait point d’accord avec les idées d’un
catholique, ce ne serait pas néanmoins une ceuvre inutile, pourvu
qu'elle fat bien penséc et gravement écrite. La postérité tiendrait
compte 4 M. Gladstone de ses bonnes intentions, et, aprés avoir fait
équitablement la part de l’éloge et du blame, elle trouverait peut-
étre qu'il faut pardonner beaucoup 4 un homme qui, né si loin
de la vérité, a su, par ses efforts, en approcher de si prés; 4 un
homme qui, vivant de la vie la plus affairée qu’ait menée aucun de
nos contemporains, a su trouver des loisirs pour étudier tant de
choses, et qui, au milicu des préoccupalions de ce monde, n’a Ja-
mais perdu de vue son éternité.
Ce n’est pas une chose aussi commune, dans le siécle ou nous vi-
vons, que de voir des hommes d’Etat sincérement religieux, pour
qu’il faille laisser passer ce fait inapercu. Entre tous les spectacles
étranges que nous offre l’Angleterre contemporaine, ce n’est pas un
des moins dignes d’attention que cette passion dont son peuple, ses
chambres et ses hommes politiques sont épris pour toutes les ques-
tions religieuses. Nulle part les intéréts religieux n’occupent une
aussi grande place que dans les chambres anglaises, et ilne se passe
pas une session ot il ne soit édicté quelque loi purement ecclé-
siastique. C’est la un grand et bel exemple que la nation anglaise
donne au reste du monde, car sa conduite est un démenti solennel
infligé 4 ceux qui prétendent qu’on ne peut se préoccuper du ciel
4174 MONSIEUR GLADSTONE.
qu’a la condition de négliger la terre, ne songer a l'avenir de son
dame qu’a la condition d’oublier les besoins de son corps.
Né au sein du peuple le plus religicux de la terre, M. Gladstone
s’est signalé entre tous ses compatriotes, mémce entre Lous ses con-
temporains, par l’attention spéciale qu’il a accordée aux questions
de l’ordre religieux ct moral. L’histoire le dira un jour a sa louange,
elle oubliera beaucoup de choses dans son existence, mais elle x
.souviendra toujours qu’il a fait justice 4 l’'Irlande; et ce qu'elle ac-
mirera peut-étre le plus, dans sa vie, ce sera le recueillement de
ces derniéres années, ce recueillement que M. Gladstone veut con-
sacrer aux problémes les mieux faits pour passionner une grande
dime, aux problémes de religion et de philosophie sociale.
A M. Gladstone de se rendre digne de cette admiration par! im-
partialité de ses recherches, par la maturité de ses réflexions et par
la gravité de son langage !
Abbé Maarti,
Chapelain de Sainte-Geneviéve.
DE PARIS A NOUMEA
ed
JOURNAL D'UN COLON
30 Mai 1875. — J’en ai fait la triste expérience. On peut savoir
passablement la physique et la chimie, avoir des diplémes officiels
et ne trouver 4 Paris aucune situation ot |’on puisse utiliser réeclle-
ment ce qu’on se croit, peut-étre a tort, d’initiative féconde et de
facultés créatrices.
Pourquoi donc, alors, ne pas essayer, quoique Frangais, de cette
colonisation qui réussit si merveilleusement 4 nos voisins d’outre-
Manche? La France n’a-t-elle pas, elle aussi, quelques territoires
encore incultes, peu habités, ou le débutant ne soit pas écrasé, dés
l’abord, par une concurrence excessive, ou l’imprévu entre pour
quelque chose dans l’existence de chaque jour?
L’Algérie est trop prés : on y vit comme en France; les Antilles
et Bourbon sont trop vieilles; Ie Sénégal et la Cochinchine sont
bien chauds; 1'Inde est toute peuplée. Mais prés du continent aus-
tralien, dans ce vaste bassin constamment rafraichi par de grandes
brises de mer, il est une ile que 1’on dit saine et fertile : la Now-
velle-Calédonie. Pourquoi ne pas s’y rendre? Pourquoi laisser aux
étrangers l’avantage d’y faire souche ? C’est aux antipodes, raison de
plus pour que le voyage soit curieux et pour l’entreprendre avec
coeur.
' Adieu donc au pays, aux parents, aux amis! Résoliment, en vé-
ritable homme, n’ayons en vue que notre objectif et répétons en
nous-méme l’énergique Go ahead, ce cri de guerre et de travail
des [Anglo-Saxons !
4176 DE PARIS A NOUMEA.
Un colon, c’est, dans le bon pays de France, le rara avis des an-
ciens. Que d’égards, aussi, pourvu qu’il soit bien élevé, pour son
importante personne. Quelle sollicitude de la part des gouvernants!
Si petite est ’'indemnité réclamée de l’émigrant (de celui du moins
qui se rend en Calédonic), qu’il est presque vrai de dire que le
voyage est gratuit.
C’est sur un transport de l’Etat, sur l'Orne, que le ministre de
la marine, honorable amiral marquis de Montaignac, a bien voulu
nous donner passage. Nous avons formé le projet d’employer les
loisirs de la traversée 4 rédiger un journal que nous ferons par-
venir, 4 chaque reladche, au directeur du Correspondant. Nous ra-
conterons tout ce qui nous frappera, disant les choses comme nous
les verrons et les sentirons.
C’est de Brest que doit partir notre véhicule marin; mais nous
ferons grace au lecteur de l’itinéraire trés-connu de Paris au grand
port breton. Je dirai seulement qu’en juin la France est belle, et
qu'il y a gros a parier que les paysages néo-calédoniens ne valent
pas ceux de la Bretagne! Néanmoins, pas de faiblesse, ne nous
laissons pas séduire par le riant spectacle qui se déroule sous nos
yeux des deux cétés de la voie ferrée. Adieu! toujours adieu! Ahead!
La-bas, sans doute, moins de luxe et de civilisation, mais plus
d’air, plus d’espace : du soleil et des champs sans occupants. Que
ceux qui possédent la France y restent et ils feront bien ; mais pour
ceux qui s’y trouvent 4 l’étroit, tréve de plaintes et en avant sur
le chemin del’Océan!
li
4° juin 1875. — Nous sommes a Brest. A l’heure indiquée, les
émigrants sont embarqués avec leurs familles et leurs bagages sur
un grand vapeur appartenant au port de guerre. Je vous l’avoue,
lecteur, si l’on m'avait prié de faire une composition sur Un départ
d'émigrants, je n’aurais pas écrit cc qui suit, bien loin de la! Mais
je me suis promis et je promets encore de ne pas dénaturer les
faits; je retrace donc ce que je vois. Ne m’en yeuillez pas de la
couleur bizarre du tableau.
Ce qui m’étonne, c’est le manque absolu de tristesse, une espéce
d’inconseience bestiale de la solennité du moment que nous traver-
sons. Les enfants regardent tout avee admiration et joie ; les fem-
mes s’occupent de leurs paqucts et de leurs nourrissons. Quelques
hommes recherchent dans !’alcool une surexcitation qui leur donne
DE PARIS A NOUMBA. 4177
une benne contenance devant le mal de mer. Ils avalent l’eau-de-vie
par lampées et leur regard vague, hébété, indique qu’ils cétoient
certainement les limites de Vivresse. Un groupe d’artilleurs et de
gendarmes de la marine, tous grands jeunes gens 4 santés floris-
santes, se fait remarquer par sa bonne humeur ; ils échangent des
lazzis avee une centaine de camarades qui stationnent sur |’admi-
rable pont tournant unissant Brest 4 Recouvrance.
Lea dialogues les plus insensés s’entament entre le tablier du
pont, qui est & soixante métres au-dessus de l’eau et le vapeur qui
nous porte. Trois coups de sifflet longs, aigus, assourdissants, sont
alors lancés : c’est l’appel des retardataires. Les cing minutes de
grace sont strictement accordées, puis on met en route. Les mate-
lots halent des amarres ; de légéres secousses indiquent aux passa-
gers que l’hélice commence a tourner et le vapeur défile tranquille-
ment entre les deux rives du port. Quelques manceuvres un peu
délicates, pour tourner un coude, et nous sommes en rade, chacun
cherchant 4 reconnaitre, au milieu des navires de guerre, celui
qui doit nous porter.
Les visages semblent devenir plus graves. Peut-dtre est-ce le sim-
ple effet de trés-légéres oscillations? Si l’on roule en rade, que
sera-ce dans la. grande mer, se disent quelques-uns? Mais, soudain,
l'un. des artilleurs semble pris d’une inspiration : il se jette d’un
bond sur un monoeau de petits colis qui encombre l’arriére, bous-
cule tout et sort: triomphalement un violon! Il l’accorde a la hate,
et, préludant avec art, il entame au bout d'un instant les plus gais
airs de danse, Saisis par le rhythme, voila ses camarades. qui se met-
tent en mouvement et des danses plus ou moins correctes s’organi-
sent autour de lartiste. Des enfants auxquels leurs parents ont
offert, comme cadeaux de départ, des. trompettes et des mirlitons,
accompagnent le chef d’orchestre et la scéne tourne au grotesque.
On peut croire que le pont va se transformer en salle de danse!
Vous l'avais-jc dit, lecteur, que c’était un départ sans trop de
larmes?
Mais nous approchons de /’Orne; l’officier de marie qui préside
4 l’embarquement fait: rentrer le violon dans sa boite, et c'est dans
le plus grand silence que nous abordons notre nouveau domicile,
immense et magmfique transport dont la mature élégante fait pen-
ser aux vieilles frégates, tandis que-le panache noir qui s’élance de
la cheminée indique aur plus ignorants la présence d’une puissante
machine.
Le vapeur qui nous porte: paraissait énorme, comparativement
aux Chaloupes du port ; mais 4 cdté de /'Orne il a l'air d’une vérita-
ble coquille de noix. Les passagers sont appelés. par leurs noms, et
4178 DE PARIS A NOUMEA.
dés qu’ils ont répondu ils sont conduits par un matelot dans I'en-
droit qui Icur est assigné. La place ne manque pas, vu l’immensité
du navire et le petit nombre des passagers. En dehors des condan-
nés, il n’y en a pas 200. Jamais, parait-il, voyage nec s’est fait dans
des conditions aussi avantageuses pour le bien-¢tre général.
Nous ne sommes pas les premiers embarqués. La veille, la gen-
darmerie a accompagné a bord vingt-quatre déportés pour partici-
pation aux crimes de la Commune. En dehors de I’illustre Billioray
et d’un autre communard nommé Huin, qui tous deux sont recom-
mandés pour leur mauvaise téte, il ne semble y avoir, a premiere
yue, que des médiocrités.
Pourtant on parle un peu d’un vieillard estropié et a cheveux
blancs, qui parait jouir, au milieu des sicns, d’une considération
beaucoup plus grande que Billioray Jui-méme. On dit que ce per-
sonnage lettré a fait, aussitdt &@ bord, un discours a ses co-détenus
sur la nécessité de souffrir patiemment la cruelle épreuve de Pcxil,
pour la trés-sainte cause de la Révolution. Les camarades ont écouté
dans le plus grand recucillement |’allocution du prophéte ; nous
reparlerons de ce personnage si son rdle de chef s’accentue.
Le logement des déportés est tout entouré de grilles de fer. Les
assassins des otages y sont enfermés, absolument isolés de léqui-
page, des passagers libres et des forgats (car nous auronms aussi
cette aimable société); mais us ont l’air, le jour, et sont installés
dans la plus belle partie du navire que les matelots appellent 1a
batterie haute. Je ne sais s’il me serait impossible de démontrer
qu’ils sont mieux, au résumé, que les honnétes gens, passagers li-
bres, dont je suis le compagnon. En tout cas, ils sont aussi bien
ct ont tout le pelit comfort compatible avec la vie de bord.
Sous mes yeux s‘est passé un fait qui prouve avec quelle hum:-
nité on entend les traiter. Gomme tous passagers n’ayant pas de
cabine, les condamnés couchent dans un hamac, accroché & havu-
teur d’homme, au plafond de leur habitation. Le vieillard a la bou-
che d’or, dont nous avons ci-dessus entretenu le lecteur, trouva que
c’était bien dur de se hisser, 4 son age, dans une couche braniante;
il fit part au second officier de ses appréhensions, et, sur-le-champ,
on fit faire, pour son usage, une sorte de lit de camp mobile,
installé 4 petite hauteur et extrémement commode.
On nous laisse deux ‘heures pour placer en lieu sir notre mince
bagage et pour apprendre o nous deyons manger ect coucher, pla-
cer nos hamacs pendant le jour, etc., etc. On nous fait lire une par-
carte nous mettant au courant de la discipline du bord, de ce qui
est permis et défendu. On nous prévient que nous sommes passibles
des mémes peines que |’équipage. Puis on met en route avec deux
DE PARIS A NOUMBA. 1179
pilotes 4 bord : l'un d’eux doit nous sortir de la rade, l’autre est
un pilote-cétier qui nous accompagnera jusqu’a Rochefort ot nous
allons chercher les forgats.
La sortic s'opére sans difficulté, favorisée qu’elle est par un
temps magnifique. Le vent, quoique faible, aide cependant la ma-
chine, et nous filons a grande vitesse entre les deux remparts pit-
toresques qui forment le goulet de Brest. De temps 4 autre I’ceil est
frappé par des taches d'un rouge cramoisi : on m’cxplique que cette
coloration si vive, tranchant sur la verdure, est produite par de
petites maisons-abris établies pour protéger contre les intempéries
les piéces d’artillerie moderne qui défendent les passes.
Aux rochers dits toulinguets, on est véritablement en dehors de
la rade; le calme s’y fait complet et le temps est si merveilleuse-
ment beau qu'on se serait cru en Seine, 4 ne juger que par I’ab-
sence totale des mouvements ordinaires d’un navire a la mer : le
roulis et le tangage. Le bruit de la machine, le choc des pistons,
le cla potis de l’eau de mer, refoulée des deux bords, indiquent seuls
que nous sommes en route.
Nous passons devant la baie de Douarnenez. Un assez grand nom-
bre de matelots quittent un instant louvrage pour aller jeter un
dernier coup d’ceil sur le clocher de leur village. Nous apercevons
des chaloupes de péche croisant dans la baie, mais elles sont clair-
semé es.
Un matelot du pays explique que cette année il n’y a eu que
soixante chaloupes armées, et que la saison sera désastreuse. Cela
tient a la cherté de l’appat, dit rogue, qui sert a altirer la sardine.
La rogue se prépare avec les résidus de morue, de sorte que si la
saison est mauvaise 4 la fois 4 Terre-Neuve et en Islande (ce fut le
cas l’année derniére), la péche de la sardine devient trés-risquée.
H faut prendre énormément, ou bien le pécheur est en perte. Il pa-
rait que la raretéde la rogue a mis les chercheurs en campagne, el
qu’on parle & Douarnenez d’essais tendant a substituer aux déchets
de morue une composition ayant la sauterelle pour base. Ce serait
en méme temps un bien pour la péche et pour nos départements
du Midi, pour l’Algérie, qui lutteraient avec beaucoup plus de cou-
rage contre l’insecte destructeur, s’ils trouvaient a vendre a un bon
prix les cadavres préparés.
Pendant qu’on me donne ces explications, nous arrivons au raz
de Sein. Le passage le plus terrible des cétes de Bretagne est pour
nous d’une tranquillité sans pareille; la brise fraichit un peu, et
est toujours pour nous. Le commandant donne l’ordre de déployer
quelques voiles basses qui aident I’action de la machine, la marée
nous pousse, et notre vitesse devient considérable. Plusieurs voi-
25 Sepremsne 1875, 76
4180 DE PARIS A NOUMEA.
liers passent le raz en méme temps que nous; mais /’Orne les dé-
passe promptement, ils restent derriére et finissent par disparaitre,
tant ils marchent lentement par rapport a nous.
Le beau temps réjouit les passagers. Beaucoup d’entre eux voient
la mer pour la premiére fois, et non sans une secréte appré-
hension. Mais, au lieu du terrible mal, c’est le soleil, c’est le
beau temps, c’est un excellent appétit qu’a surexcité outre mesure
lair vivifiant de [Océan. On godte le pain du gouvernement, qui
est trouvé fort succulent; Ie vin de ration parait trés-buvable. Cha-
cun remonte sur Je pont de lair le plus satisfait du monde. Les
femmes et les enfants s’asseyent sans facon et forment club 4a part.
Quelques chapeaux de paille plus ou moins hétéroclites sont tirés
du fond des sacs, car il fait une température tropicale : les toiles
peintes en noir qui recouvrent les hamaes de l’équipage sont si bri-
lantes, qu’on ne peut y appliquer la main.
Le raz de Sein passé, nous courons parallélement a la baie d’Au-
dierne, dont les sables font tache blanche sur les massifs rocheux.
Puis voila’la pointe de Penmarch. Le sémaphore qui y est établi
nous demande par signal quel est le nom du navire. Un dialogue
s'établit avec la terre, 4 plus de 20 kilométres de distance, au
moyen de pavillons et de grosses boules en toile noire. On se com-
prend comme si l’on était & portée de voix.
Entre Penmarch et les Glénans nous rencontrons un splendide ba-
teau monté par cing hommes. Ii porte en téte du grand mat un pa-
villon blanc, bordé de bleu, et sur ses voiles blanches, de grandes
ancres sont peintes en noir : c’est ce qui distingue le bateau por-
tant un pilote. De bien loin, les matelots agitent leurs chapeaux ci-
rés, pour indiquer qu’is veulent nous parler; puis ils manceuvrent
hardiment pour arriver tout prés de nous, si hardiment, que |'on
craint un instant qu’ils ne se fassent couper en deux. Mais 4 l’aw
dace ils joignent l’habileté, et passent 4 toucher l’arriére de Orne.
— Ou allez-vous, s'il vous plait, commandant? s’écrie le plus
vieux de tous.
— A Rochefort.
Cette réponse est accueillie par un geste de désappointement in-
diquant clairement que le pilote n’est pas de Rochefort. En effet,
nous lisons a l’avant de son bateau, en caractéres blancs, de deux
pieds de haut : L. 6. Cette marque veut dire que ce bateau est le
numéro 6 de Lorient. Son aspect solide, l’air crane de son équipage
et l’habileté de sa manceuvre arrachent des cris d’admiration aux
officitrs de /’Orne, et le hardi pilote, gouvernant lui-méme, se di-
rige vers un grand yoilicr en vue dans le Nord, espérant sars
doute que celui-la au moins acceptera ses services.
DE PARIS A NOUMEA. 4181
Pendant quelques heures nous nous éloignons un peu de terre,
puis le temps devient légérement brumeux, et |’on n’apergoit plus
que l’eau, le ciel, et quelques voiles dans le lointain. Le soir, &
neuf heures, deux phares sont en vue, celui de Groix et celui de
Belle-Ile. Nous sommes 4 30 kilométres du dernier, et cependant
ses éclats se voient comme si l’on en était tout prés. Vers la méme
heure, le vent devient plus frais, les éclairs sont trés-nombreux
dans l’est, le barométre baisse un peu. L’horizon s’engraisse.
« Pourvu que cela ne tourne pas au sud-ouest! » entendons-nous
dire au pilote. Excepté pendant Ics éclairs, la nuit est trés-noire ;
le navire ressent quelques symptémes de roulis. Tous les passagers
vont se coucher, et le pont n’est plus hanté que par les matelots de
quart, qui voudraient bien, eux aussi, aller se reposer, mais que le
service retient.
Somme toute, notre premiére journée de navigation est splen-
dide, trés-douce, et chacun a bord demande que ce beau temps
continue.
Ill
2 juin. — La nuit n’est pas absolument bonne. Sur les dix heu-
res du soir, le vent passe au sud-ouest dans un grain assez fort,
mais qui ne dure pas. Un orage trés-violent éclate : pendant deux
heures, c’est une succession non interrompue d’éclairs aveuglants
et d’affreux coups de tonnerre; puis la pluie tombe 4 torrents, et
fouctte le pont au point de tenir éveillés sur leurs couchettes tous
ceux qui ne sont pas marins.
Vers une heure du matin, le temps se remet au beau. On aper-
coit distinctement le feu de l’ile d’Yeu. A cing heures, on est en vue
de Rochebonne. A huit heures, un pilote de la Rochelle monte a
bord et s’offre pour nous conduire en rade de l’ile d’Aix. Il a dans
son bateau une bonne provision de poisson frais qu'il vend a l’état-
major. A dix heures du matin, nous donnons dans le pertuis d’An-
tioche. Sur notre droite est I’fle d’Oléron, avec les établissements de
l’école des torpilles qu’y a créée la marine militaire; 4 gauche,
c’est Vile de Ré, admirablement fertile : les vignes, les champs de
blé et les jardins s’y entassent serrés, sans qu’un pouce de terre
reste inculte sur ce sol, si balayé cependant par les grands vents du
large. Il fait calme plat, la mer semble d’huile, comme disent les
Marseillais, le temps est lourd et fatigant. A midi, nous jetens
’ancre 4 cété d’un fort, de sombre apparence, qui nous présente
4182 DE PARIS A NOUMEA.
ses quatre étages de canons superposés : c’est le fort Boyard. Nous
avons fait depuis Brest 248 milles marins de 1,852 métres, soit
459 kilometres. La traversée a duré vingt-sept heures, ce qui nous
donne une vitesse moyenne de 17 kilométres 4 l’heure, celle d'une
diligence lancée bon train; mais qu’on veuille bien réfléchir que la
voilure et la mature ont 4 trainer une masse énorme, gigantesque,
un fardeau comme il n’en a jamais été trainé sur terre.
La rade est énorme,mais d'une grande tristesse. Des terres jaunes
la bordent de tous les cétés; elles s’élévent de quelques métres seu-
lement au-dessus du niveau de la mer, et contrastent singuli¢rement
avec ces murailles élevées et puissantes que le navigateur rencontre
4 sa sortie de Brest et tout le long de la céte de Bretagne. Ah! certes,
on ne bombardera pas de la mer le port de Rochefort! Du point oa
nous sommes, il faudrait monter haut dans la mature pour décov-
vrir les édifices de la ville, si loin dans l’intérieur. De Vile d’ Aix, la
Rochelle est beaucoup plus a portéc, et l’on en voit tous les détails
a Vooil nu. C’est & peine, au contraire, si l’on distingue dans le
lointain l’entrée de la Charente, qu’on appelle ici la riviére de Ro-
chefort : elle charrie tant de vase que la rade de Vile d’Aix enest
toute salic.
Comme la terre est 4 trop grande distance pour que l’on puisse y
cnvoyer commodément une des embarcations du bord, le comman-
dant emploie les signaux pour annoncer son arrivée. Une longue
conversation aéricnne s’établit encore entre l’Orne et le s¢maphore.
Le bruit se répand que ce sont les ordres du préfet maritime. On
parle d’une canonniére qui partira le lendemain de Rochefort, ame-
nant de nouveaux passagers, de I’embarquement d’un{cable sous-
marin qui doit relier Nouméa aux petites fles du{voisinage, et de
l’arrivée prochaine des forcats. Un nuage d’ennui se répand a bord;
on n’a plus la. distraction du mouvement du navire, des manceu-
vres de la voilure, et la terre est trop loin pour égayer les passa-
gers.
Pourtant voila que deux embarcations se détachent de Vile de Ré.
Elles se dirigent évidemment de notre cété, et tous les désceuvrés
les suivent attentivement du regard. Il y a dans ces-embarcations
des hommes, des femmes, ct un grand nombre de caisses. Bientdt
ce petit convoi est prés de nous; une matrone respectable monte
seule a bord. Elle demande: 4 parler au commandant, ct lui expose
qu étant la marchande, elle voudrait bien venir avec ses aides pour
faire son petit commerce. En terme de bord, on appelle la mar
chande une femme qui a la confiance de l’autorité! maritime, et a
laquelle on permet de venir vendre sur le pont tous les menus ob-
jets dont les matelots peuvent avoir besoin. Cette femme est ]’amie
DE PARIS A NOUMEA. 4183
du matelot, dont clle connait tous les godts, ct qu'elle sert a bon
compte.
Comme /'Orne est un grand navire, et qu’il part pour longtemps,
la marchande ne s’est pas contentée des provisions fraiches, du tabac
et des cigarcs qui constituent généralement le fond de sa boutique.
Elle monte sur le pont un véritable bazar, et sa besogne est vite
faite. Les matelots ont un tel désir de voir ce que leur pourvoyeuse
leur offrira de tentant, qu’ils se jettent dans les canots, s’emparent
des caisses, les montent sur le pont, les déclouent en un instant, et
déballent tout en un tour de main. Des agents spéciaux, qui sont
chargés de la police du bord, et qu’on appelle des caporauz d’ar-
mes, assistent a Pétalage et fouillent jusqu’au fond les sacs ct les
paniers, pour bien s’assurer que quelques bouteillcs d’cau-de-vie
ne sont pas dissimulées au milicu des marchandises. Cette précau-
tion nous révéle que messieurs les matelots aiment assez les alcools,
et que mesdames les marchandcs Icur passcraient volontiers ce pe-
tit défaut, dans l’espoir de voir de nombreuses piéces blanches
passer de la poche du marin dans Ja sacoche de la yendcuse.
Tout est installé, les acheteurs se pressent. Les passagers qui
naviguent pour la premiére fois se sont apercus qu’il leur manque
une foule de petites choses qui ajouteront 4 leur confortable. De
grands chapeaux de paille, qui se vendent pour quelques sous, ont
un succés énorme, sous I’influence d’un soleil trés-piquant. Chacun
sen affuble, ’émigrant, comme sa femme ou sa fille. Le fil, les ai-
guilles, les soulicrs en toile dits espadrilles, les petits miroirs et
les comestibles, passent de main en main. D’énormes paniers de
cerises sont engloutis en quelques minutes. On arrive du Nord, ot
ce fruit n’a pas encore paru. C’est une primeur 4 la portée des plus
modestes bourses. Le docteur est enchanté du régime que prennent
spontanément ses clients. I] parait que le vieux scorbut, l'antique
scorbut, fait encore quelquefois son apparition dans les longues
traversées de Calédonie; tout ce qu’on prend d’avance en fait de
rafratchissant est donc de l’hygiéne bien comprise et prévoyante.
Tout s’arrange, au reste, pour favoriser les affaires de la mar-
chande; car rien n’arrivant de Rochefort, les matelots sont libres
de leur temps. Le port est si loin, si loin, que, malgré l'emploi de
la vapeur, il est déja sept heures du soir, quand arrive en rade de
Vile d’Aix un immense bateau (les matelots appellent cela un buga-
let) chargé de mille et un objets 4 l’adresse del’Orne. La mer est un
peu forte, il serait dangereux de travailler la nuit, et le chargement
est remis au lendemain.
1184 DE PARIS A NOUMEA.
IV
5 juin. — Plusieurs autres bugalets sont arrivés pendant la nuit.
Dés Paube, cette flottille vient s’accrocher des deux cétés de notre
Orne, qu’entourc, de l'avant 4 l’arriére, une véritable ceinture. L’é-
quipage et les passagers de bonne volonté sont répartis entre toutes
ces barques, avec mission de les décharger le plus promptement
possible. Aux uns, c’est le charbon de terre, aux autres c’est l'eau
douce, dont on remplit, comme provision, de grandes caisses en
fer; 1a, ce sont de grandes barriques contenant des effets militaires
pour les troupes de Calédonie; plus loin, c’est le cable télégraphi-
que sous-marin, que lon enroule par longs plis, en évitant avec
soin les torsions brusques. Mais, ce qui est plus curieux que tout
cela, c’est le chaland aux beeufs : vingt de ces animaux (dont nous
pouvons, par parenthése, faire compliment aux éleveurs de la
Charente-Inférieure) sont 1a, ruminant, en attendant que le moment
soit venu d’étre hissés a bord.
Quelques matelots agiles descendent dans le chaland, et leur
passent autour des cornes de fonts neeuds coulants. Du haut de
ces prosses piéces de bois, perpendiculaires aux mats, et que les
marins nomment des vergues, pend un assemblage de cordes et de
poulies. La plus basse des poulies est accrochée dans le noeud cou-
Jant des cornes, et les marins,. partant au pas de course, enlévent
promptement l’animal, la téte premiére. Dés qu'il se sent soulevé,
le beeuf se débat avec frénésie; il se replie sur lui-méme par la
force des reins, et lance, sans s’arréter, trois ou quatre ruades
successives; puis, effrayé de monter toujours, il s’'arréte comme
anéanti, et reste, les quatre pieds pendants, dans unc immobilité
compléte. Une manceuvre facile le dépose sur le pont du navire,
les pattes de l’arriére les premiers. On lui passe aussitét une corde
autour d'un des pieds, une autre dans les cornes, et, sans lui lais-
ser le temps de se reconnaitre, on |’entraine vivement vers |’ endrott
du navire qui doit servir d’étable. Ici, c’est en plein air, sur le
pont, 4l’avant. On a cloué des lattes en travers, afin que les lourds
animaux, trouvant moyen de se caler les pieds, ne soient pas abi-
més par le roulis et se conservent en bonne santé jusqu’au jour ou
le boucher viendra les immoler.
Ces beeufs-la sont pour tout le monde : c’est l’Etat qui les paye.
Mais on embarque, en outre, des provisions particuliéres pour les
officiers et les sous-officiers. La ménagerie se compléte de mou-
DE PARIS A NOUMEA. 4185
tons, agneaux, pores, poules, canards, dindes, oies et pigeons. fl y
a encore d’autres animaux 4 bord : quelques chats habitent la cale
pour y faire la police des rats, et le commandant a son chien, un
fort bel écossais, qui s’appelle Ulysse.
On ne saurait se figurer avec quelle activité le chargement des
chalands est transbordé sur /’Orne. On tient 4 se presser, car la
mer tend a grossir et, du moment que le départ est décidé, il faut
en finir au plus vite.
Dans |’aprés-midi deux canonniéres nous accostent. La premiére
est chargée de soldats. C’est un détachement d’infanterie de marine
qui sera spécialement chargé de la garde des forgats : on l’appelle
la garnison. Admirablement propres, soignés Jusqu’a la minutie,
dans leur bel uniforme bleu, le sac au dos, la guétre blanche ser-
rant bien la cheville, ces fantassins d’élite se disposent 4 monter a
bord ; mais la canonniére a des mouvements trés-vifs, tous n’ont
pas le pied marin et l’on craint les accidents. Un matelot se tient
au bas de l’échelle et lorsqu’il voit le moment propice 11 em-
poigne dans ses bras puissants et souléve comme une plume,
homme, sac et fusil qu’il dispose en sdreté sur les degrés de 1’é-
chelle.
Peu aprés, une seconde canonniére amenant des femmes et des
enfants provoque de nouveaux épisodes. Le courant de mareéc est
‘violent. Il pousse d’un cété et le vent d’un autre, on a toutes les
pemmes du monde a maintenir le petit vapeur le long de l’Orne.
Une amarre casse, les matelots crient; les femmes effrayées se
serrent les unes contre les autres en se tenant par Ic cou; Ics
enfants pleurent; il pleut; on craint pour les bagages; c’est une
scéne de désolation. Tout finit bien cependant, 4 force de pré-
‘cautions.
La société féminine et enfantine qui vient réclamer l’hospitalité
du transport se compose de divers éléments. Il y a les femmes et
enfants des surveillants de la déportation (condamnés politiques)
et de la transportation (condamnés aux travaux forcés). Puis
viennent les familles de quelques-uns des déportés que nous avons
pris 4 Brest. Enfin il y a trois ou quatre familles de transportés
partis, il ya plusieurs années, en Nouvelle-Calédonie. Ayant fini
leur temps de travail forcé, mais obligés de rester en surveillance
dans la colonie, pendant un nombre déterminé d’années (quelque-
fois méme pendant toute leur vie), ils font venir les leurs, lorsqu’ils
ont su trouver le moyen de les faire vivre.
On annonce pour demain V’arrivée du complément de notre
chargement, des deux cent cinquante forcats dont nous avons mis-
1186 DE PARIS A NOUMEA.
sion de purger le sol francais. L’infanterie de marine fait connais-
sance avec la partie du navire of elle devra maintenir dans !’ordre
cette réunion de forcenés.
4 juin. — Les voila, ces grands criminels, le rebut de la société
francaise ! Ils défilent entre deux haies de soldats et de gendarmes.
Pas le moindre embarras dans leur démarche. Leurs crimes leur
sont bien légers! La téte haute, ils dévisagent leurs nouveaux gardiens
cherchant 4 deviner dans leurs regards ce qui va prévaloir, redou-
blement de sévérité ou adoucissement a leur régime. On leur
ordonne de se découvrir 4 mesure qu’ils montent 4 bord, ce qui
semble leur étre fort désagréable. Un a un ils descendent par une
étroite échelle dans l’espace grillé de fer qui leur est réservé et
que l’on appelle le bagne, exactement comme 4 terre. Pas une
belle téte au milieu de ces incendiaires, de ces faussaires, de ces
voleurs ct de ces assassins dont les méfaits ont rempli des colonnes
_entiéres de tous les journaux francais. Ceux qui frappent Ie plus,
ce sont de tous jeunes gens mélés a ce troupeau de bétes fauves et
dout le visage semble avoir conservé tout le charme de l’innocence.
On sc montre le fils d’un banquier, appelé par son nom comme
les autres, il répond d’un air aimable, le képi 4 la main, le sourire
aux lévres, en homme qui a hanté les salons. Un ancien notaire
excite, lui aussi, une grande curiosité. Comme par dérision, il s est
noué autour du cou un grand mouchoir blanc qui simule a sy
méprendre la cravate traditionnelle dont il s’est orné jadis pour
signer les contrats de mariage de ses clients et clientes. I] a lair
hautain, arrogant, méchant, et semble s’étonner que tous les
regards ne s'abaissent pas devant le sien.
Les grands scélérats ont généralement le don de stimuler au plus
haut point la curiosité publique. Les romans de M. Victor Hugo et
les vicux contes, ot le passage de ce qu’on appelait la chaine est
dépeint de maniére 4 frapper Vimagination, ont fait du forgat un
type des plus propres a frapper les esprits. Les natures faibles sont
méme fascinées, autant que terrifiées, par ces tempéraments de
malfaiteurs qui font quelquefois le mal avec génie. Ici toutes les
illusions s’effacent devant le défilé des deux cent cinquante gredins
que l’Orne est chargé de transporter.
Des physionomies vulgaires, et rien de plus 4 remarquer. Aussi
DE PARIS A NOUMEA. 4187
la hate de curieux des deux sexes qui se tient 4 distance de celle
des soldats, se retire-t-elle désappointée et dégoutce.
Comme pour se consoler du défaut d’originalité de la scéne,
certains passagers s’en vont en répétant que les plus grands cri-
minels ne sont pas au bagne et qu'il y a de grands voleurs
circulant librement et nageant dans l’abondance. « Quand ce ne
serait, dit vivement un émigrant, que les administrateurs de
de la Société.....! » Au ton acerbe que prend notre compagnon,
nous comprenons 4 demi-mot qu'il vient d’étre ruiné et que c’est
grace aux mauvaises affaires de ladite Société qu’il est en ce moment
sur la route de Calédonie !
Ces gens insuffisamment hideux, au gré de la galerie, sont trés-
proprement vétus : chemise de toile blanche, veston et pantalon de
drap grisdtre, képi militaire, excellentes chaussures en cuir. Pas le
plus petit boulet. Des effets de rechange les suivent dans des sacs.
Dés que le dernier de ces honnétes citoyens a pénétré dans le bagne,
on procéde 4 la distribution des aliments. Vous croyez peut-étre
encore au pain noir et a l’eau fétide des romancicrs? Détrompez-
vous: d’excellent pain, du bouillon succulent, de la viande et du
vin, c’est la le menu des forcats,! leur soupe est puisée dans cette
marmite méme ot s’alimentent les matelots, ces braves matelots
qui travaillent du matin au soir et que vous avez vyus a Paris se
faisant écharper dans les forts du Sud!
N’allez pas croire que je viens demander de rétablir la chaine
ou méme de diminuer d’un gramme de viande, d’un centilitre
de vin la ration de ces misérables! Toute autre est ma préoc-
cupation ! Ce que je désire c’est d’empécher, dans la mesure
de mes moyens, I’explottation de la crédulité publique. Aux
niaiseries philanthropiques de députés en quéte d’électeurs, aux
interpellations bruyantes sur les tortures des pontons et de la
déportation, J’oppose un fait que je vois de mes yeux et je dis :
Qui et mille fois oui, vous avez raison d’étre humains, méme avec
des condamnés; vous ne faites en cela que votre devoir, mais
veillez bien & ne pas dépasser la limite du raisonnable! Que le
régime de vos criminels n’en arrive pas 4 un tel confortable que
maint travailleur libre puisse envier leur sort; autrement vous
donnez une prime au crime. Surtout, si quelque rhéteur fait un
discours & grand effet sur les horreurs abominables de la transpor-
tation, n’en croyez pas un mot, et sifflez 4 outrance ce batteur
d’cstrades qui se moque de vous!
Mais je quitte les condamnés et leurs amis pour revenir a l’Orne.
A quatre heures, grand branle-bas. Une canonniére est signaléc
portant le pavillon d’un amiral! C’est évidemment une inspection.
1188 DE PARIS A NOUMEA.
Les officiers se revétent en toute hate de leurs plus beaux uni-
formes. Les matelots se jettent sur des balais et du haut en bas du
havire tout Ie monde s’agite pour faire disparaitre la derni¢re
trace des travaux du matin. Il n’y a pas de femme coquette qui
tienne autant au soin de sa toilette qu'un marin & la propreté de
son navire. Jusqu’au dernier moment on frotte, on balaie, on
astique.
Puis retentit un redoutable : sur le bord! De longs roulements
de sifflet se font entendre, la garde porte les armes et c’est au
milieu d’un silence respectueux que 1’officier général fait son entrée
sur le pont. I visite le navire dans toutes ses parties. [l est accom-
pagné d’un chirurgien de rang élevé, d’un commissaire de la ma-
rine et d’un officier d’infanterie de marine. Le médecin examine
avec soin tout ce qui se rapporte aux condamnés et déclare que
toutes les prescriptions de l’hygiéne ont été suivies, que les trans-
portés sont dans le meilleur état possible et qu’on peut espérer une
traversée sans épidémie.
Puis l’'amiral se rend dans le salon du commandant et v attend
les réclamations que les émigrants peuventiavoir & formuler. Per-
sonne ne se présente, donc c'est que tout le monde est content:
l’amiral remontc sur son vapeur et reprend 4 toute vitesse le che-
min de Rochefort. Les beaux uniformes sont remis dans les
armoires et les matelots s’occupent de lever les ancres.
On allait partir, mais voila que se produit un incident peut im-
’ portant en lui-méme, mais dont certaines scénes touchent au gro-
tesque par suite des coléres bruyantes et des apostrophes épicées qu'il
provoque. En feuilletant des papiers qui lui sont envoyés de terre.
le commissaire découvre qu’un homme embarqué la veille comme
domestique de l’aumdnier fait partie de la réserve de V'armée
active. Dans ces conditions, il ne peut pas partir et le commandant,
grand patriote, ne veut pas le garder 4 bord. Il fait venir le de-
mestique et lui lave la téte en termes ‘d’une énergie que je renonee
4 dépeindre; le pauvre diable en fume, mais est obligé d’avouer
qu'il savait parfaitement étre dans son tort en partant. fl avait
caché au commissaire le papier établissant sa position. On lw
donne un quart d’heure, non pas pour faire sa priére, mais pour
préparer ses effets et voila le réserviste bousculé 4 la recherche de
ses vétements. Puis on héle un canot qui passait non loin du bord
et qu’on charge de déposer 4 terre le domestique ‘affolé. Tout est
suspendu; les matelots préts 4 agir pour lever l’ancre sont cor
damnés 4 V'immobilité. On a hate d’en finir, la nuit vient, et cha-
cun maudit l’auteur de ce retard inattendu : un aussi petit per
sonnage n’entrave pas ordinairement les mouvements d’un batt
DE PARIS A NUUMEA. 1189
ment de guerre; il échappe a la justice du bord, mais on se paye
en qualificatifs qui l’accompagnent jusqu’au moment ot il se jette,
effaré, dans l’embarcation rochefortaine : jamais trompeur trompé
ne battit si piteusement en retraite au milieu des malédictions
générales.
Rien ne retient plus netre Orne au rivage de France! Les mate-
lots impatients se précipitent sur les cabestans qui crient sous
l’effort de leurs robustes épaules. Du fond, l’ancre énorme monte
lentement 4 la surface de l’eau; puis la machine tourne; quelques
voiles sont mises au vent pour aider 4 faire pivoter sur elle-méme
notre ville flottante, et dés que |'avant du navire est bien dirigé
vers le large, on lance 4 toute vitesse. Nous ne tenons plus 4 la
France que par le bateau du pilote qui marche, accouplé au nétre,
et nous suivra tant que la difficulté des passes exigera la science
profonde et le coup d’ceil infaillible de cet enfant de la mer.
Dehors, nous trouvons un peu de mer et le bateau-pilote se met
4 danser le long de l’Orne en raidissant par coup secs la grosse
amarre qui l’unit 4 nous. Il fait déja nuit et le pilote se dispose 4
se jetew dans son esquif, pour regagner la terre, quand un coup de
tangage plus fort que les précédents casse brusquement l’amarre :
voila l’embarcation dont les mats viennent buter contre de grands
arcs-boutants qui soutiennent nos petits canots. Le vent et la
vitesse collent le bateau dans cette position facheuse, et nous
assistons 4 une petite scéne maritime accompagnée de cris et de
jurons qui s’échangent entre les matelots du bord et ceux du ba-
teau-pilote. Un instant on croit que la mature de ce dernier va se
briser comme verre et écraser sous sa chute les aides du pilote ; le
sentiment du danger fait redoubler d’efforts, un heureux coup de
barre s’en méle juste 4 temps ct le bateau est enfin dégagé! Leste
comme un singe, le pilote s’y jette en se raccrochant a des cordages
flottants, il hisse prestement ses voiles et fait route pour l’fle d’Aix,
pendant gue /’Orne gouverne 4 l’ouest afin de sortir le plus promp-
tement possible du golfe de Gascogne.
Cette fois-ci, c’est le vrai départ; aussi voit-on plus d'un front
soucieux, non point parmi les gens du bord, absorbés par leur tra-
vail, mais parmi les passagers, qui vont se réfugier dans leurs ca-
bines ou dans leurs hamacs pour se trouver seuls avec eux-mémes
et demander au sommeil l’oubli momentané de séparations doulou-
reuses.
4190 DE PARIS A NOUMEA.
VI
5 juin. — La nuit s'est trés-bien passée. Elle a cependant cle
trés-obscure, et comme nous croisions la route des navires entrant
en Gironde, le commandant a donné les ordres les plus sévéns
pour exercer jusqu’au jour une stricte surveillance. Deux matelots.
choisis parmi ceux dont la vue est 4 la fois pergante ct exercée, se
tiennent constamment 4 l’avant du navire, sondant le noir horizon
et cherchant a y deviner les formes indécises de navires enveloppt's
de brume. Toutes les demi-heures la cloche pique les heures, et
chaque fois qu’elle sonne, les guetteurs, se retournant vers \‘ar-
riére, attestent leur vigilance en lancart dans l’espace un cri for-
midable de : Ouvre l’ail au bossoir! L’officier de quart passe lu-
méme, sans interruption, de tribord a babord, ajoutant a la puis-
sance de ses yeux celle de ces excellentes jumelles marines dont les
verres, sorte de tamis, lui permettent de distingucr les illusions
d’optique, si fréquentes la nuit, de la vision des objets réels qu il
s’agil d’éviter sous peine d’avaries.
La mer est un peu houlcuse ; on tangue et roule doucement, assez
cependant pour occasionner le mal de mer & quelques jeunes sol-
dats qui n’ont pas encore navigué et qui font la faction de nuit
entre les deux bagnes. Les fusils leur tombent des mains pendant
qu’ils sont pris de haut-le-corps affreux : on les fait remplacer par
des anciens, au teint basané, qui ont déja roulé de colonie en colo-
nie et qui sont cuirassés. Débarrassés de leur garde, les novices de
la mer profitent de leur délivrance pour monter sur le pont: ils
espérent dans le grand air, mais c’est pure illusion; le mal dure, il
augmente, et les pauvres diables tombent inertes sur le pont, se
laissant marcher sur le corps, au milieu de Ja nuit noire, et n’ayant
plus méme linstinct voulu pour se remiser dans quelque coin
isolé.
Mais nous sommes au mois de juin, les nuits sont trés-courtes,
grand bienfait pour le marin! Dés trois heures du matin un léger
crépuscule blanchit horizon; nos guetteurs peuvent maintenant
moins s’écarquiller les yeux; ils sont srs de voir les navires a plu-
sieurs centaines de métres; il y a détente.
A six heures du matin tout le monde est levé. Les passagers ¢
sont bien souvent réveillés ; leur téte est lourde; ils trouvent lal-
mosphére des fonds trop chaude, trop impure. lls sentent quils
ont besoin du grand air et paraissent sur le pont cn costume matt
DE PARIS A NOUMEA. 4191
nal, le visage battu, les cheveux en désordre. Mais en somme il fait
beau temps, on s’agite, on cause; et puis le maitre-coq' est 1a, il
s'est levé plus tét que tout le monde Son café est prét, il le sert,
accompagneé du biscuit et de Ia ration d’eau-de-vic réglementaires a
cette heure. Beaucoup de ces braves gens ne tuaient pas tous
les jours Je ver d’unc maniére aussi confortable, et (qu’on nous
pardonne l’expression) |’arome du moka de bord leur donne
du coeur au ventre. Scules, quelques organisations prédestinées
sont vaincues par le mal de mer; des maris attentionnés promé-
nent a grands pas leurs femmes ct leurs filles cn leur recomman-
dant de se remuer, de s’agiter, de réagir, de lutter, en leur affir-
inant que le grand air va tout remettre 4 sa place, etc., etc. Vaines
paroles, vaines exhortations! On renonce a la promenade, et tous les
cstomacs troubles redescendent dans les profondeurs : c’est ce qu’ils
ont de mieux a faire. Rien n’est, en effet, plus contagieux que Ie _
mauvais exemple, ct qui sait ce qui nous arriverait si les gens ma-
lades restaient sur le pont?
Nous ne dirons rien de plus de cette journée du 5. Les passagers
valides travaillent 4 perfectionner leur petit intérieur. « Ils se dé-
brouillent, » comme on dit constamment a bord. Je résume cette
journée par un mot typique que j’entends le soir et que je repro-
duis textucllement. Dans une de ces mille et une promenades de la
cale au pont et du pont a la cale qu’en termes de marine on appelle
des rondes, le second du batiment (lisez le lieutenant) rencontre le
erand policier du bord, un sous-officier (lisez officier-marinier)
qui s’appelle le capitaine d’armes. « Eh bien, capitaine d’armes,
dit le lieutenant, tout votre monde s’organise-t-il? » — « Qui, lieu-
tenant, répond l’autre; on s’arrange ; tout case tasse! » Et, en effet,
chacun a déja découvert des petits coins pour ses affaires; on com~
mence a savoir 4 qui 1] faut s’adresser pour lever telle ou telle diffi-
culté, pour obtenir telle ou telle amélioration 4 son sort. Rien n’est
rusé comme l’intérét.
On dit que le Frangais n’est pas voyageur, mais on ne le croirait
guére & voir ce qui se passe ici; il y a la des Parisiens et des paysans
qui, loin d’étre embarrassés, se tircnt vraiment d’affaire avec une
fiére habileté. Je ne fais d’exception que pour un pauvre diable de
quarante 4 quarante-cing ans, déja grisonnant, qui nous étonnera
beaucoup s'il devient colon sérieux. Couvert de la blouse bleue du
manouvrier frangais, ne quittant jamais le carnier de garde-chasse
qui lui sert de sac de voyage, un baton sans cesse a la main, mal-
propre, taciturne, il ne parvicnt pas a s’orienter dans cet immense
1 Chef de cuisine de l’équipage.
4192 DE PARIS A NOUMBA.
batiment. Il croit monter sur le pont et descend dans la cale; il s'y
perd au milieu des piles de cordages, des poulies, des tonneaux de
lard et de goudron, et surprend les caliers, occupés dans I’obscu-
rité, comme une sinistre apparition. Alors il bégaye une excuse, on
le remet sur sa route, mais pour s’égarer de nouveau dans ce
monde qui le déroute.
Vil
6 jaw. —« Et surtout, vous autres, attention a votre nettoyage!
Le commandant passe inspection! Sil y a quelque chose qui
cloche, je vous fourre tous au bloc! » Tel est le petit discours que
j’entends, 4 mon réveil, un vieux second-maitre canonnier adresscr
d’un ton revéche aux jeunes matelots qu'il commande. On remar-
que 4 bord unc animation tout exceptionnelle ; avant méme que le
déjeuner soit fini, on se jette sur les seaux, les balais et les rateaux
qui servent au lavage du navire. Une espéce de comptable qui s'ap-
pelle le magasinier, ct qui détient tous les approvisionnements da
navire, est assailli de demandes; les ambitieux intriguent auprés
de lui pour avoir du tripoli, de Vhuile et de la pemture; c’est que
si leur poste de propreté est remarqué, ils auront la double’; que
si, au contraire, leur fourbissage ne reluit pas, ils seront retran-
chés*.
« Montez sur le pont, mes enfants, nous dit le second-maitre ca-
nonnier (il'ya parmi nous des hommes de cinquante ans) ; il fait bon
air la-haut; ca vous fera du bien! » Dociles aux cxhortations de ce
brave, nous grimpons l’échelle et nous tombons sur une avalanche
de seaux d’eau; des matelots, nu-jambes, le pantalon relevé jus-
qu’aux genoux, frottent le pont comme s’ils voulaient l’user; ils en
enlévent jusqu’é la moindre tache, et nous éclaboussent 4 chaque
instant d’une terrible fagon. En cherchant vainement quelque coin
épargné par ce déluge d’eau de mer, nous tombons sur un nouveau
second-maitre (de manceuvre, celui-li), qui nous intime J’ordre de
dégager le pont ct de descendre dans ta batterie; mais le second-
maitre canonnier de cette batterie est celui qui nous a atmablement
congédiés, et i] ne veut de nous 4 aucun prix. Nous voila donc tous
entassés sur échelle, pris non pas entre deux feux, mais entre le
canonnicr et le manceuvrier, qui prétendent tous les deux se dé
‘ Expression employée par le matelot pour exprimer qu’on lui donne deux
rations de vin, au lieu d’une, pour le méme repas.
* Remplacement du vin par de l'eau.
DE PARIS A NOUMEA. 1195
barrasser de nous. L’officier de quart intervient et satisfait tout le
monde en nous disant de nous hisser sur le foin. Nous grimpons
sur les ballots destinés & nourrir le bétail de l’arche; nous nous y
arrimons comme des sardines, et contemplons alors en paix les
préparatifs fébriles de l’inspection du dimanche.
Sur les dix heures, l’auménier parait sur le pont accompagné de
plusieurs matelots. Ce groupe remorque 4 sa suite une grande caisse
carrée dont nous nous demandons quel peut bien étre le contenu
mystérieux. Mais voila que l’on tire du coffre quatre montants qui
se vissent dans la partie inférieure de la caisse : elle devient table ;
puis deux planches & coulisse l’allongent 4 droite et & gauche, et
successivement des compartiments intérieurs sortent des flam-
beaux, un crucifix, de grands livres liturgiques et toute une séric
d’ornements d’église qui transforment la table en un autel fort con-
venable, comme peu de villages en possédent. Des pavillons de si-
gnaux tendus sur des cordes isolent la partie du pont ot l’autel
s'éléve et la transforment en une véritable chapelle.
Cette besogne accomplice, l’auménier va prévenir quelques fa-
milles d’émigrants et les engage & venir, avec leurs enfants, assister
au service divin. Il leur promet des chaises, bon accueil au milieu
des marins du bord, et les engage 4 se: considérer comme absolu-
ment chez elles. .
On se tate. Dans cette société réunie depuis cing jours il y a déja
des camps. De quel cété va-t-on se ranger? Sera-ce du bord des
cléricauz et des jésuites, de ces gens peu intelligents qui croient
encore aux vieilles rengaines de Ia religion catholique, ou bien
sera-ce du cdté des libres penseurs ef de ces fortes tétes appelées,
par leur génie, & changer la face du monde?
Je dois dire 4 la louange du sexe’faible que chez la plupart des
femmes V’hésitation ne fut pas de longue durée. Presque toutes se.
rendirent dans leurs cabines et tirérent de leurs caisscs des livres
de priére, en méme temps que des robes fraiches, des ceintures et
des rubans, ou bonnets, destinés 4 combattre, autant que possible,
les terribles effets que les atteintes du mal de mer avaient produits
sur leur physique.
Témoin de tous ces préparatifs, je fus assez surpris de ne voir au-
tour de l’autel, en dehors des gens du bord, que deux ou trois fem-
mes et cing ou six enfants. J’en eus bientdt |’explication. La mer
avait grossi. Le malaise faisait rage, et ces dames, je ne saurais les
en blamer, avaient craint des accidents-déplacés dans le lieu saint.
Le roulis était assez fort en effet, et j’observai que l’aumdnier, qui
se trouvait aussi dans les jeuncs comme age et comme habitude de
1194 DE PARIS A NOUMEA.
la mer, n’était pas sans étre géné par les mouvements un peu vifs
de son autel improvisé. Tout alla bien, néanmoins, ct Dicu visita le
navire, devant la garde agenouilléc, pendant que les clairons son-
naient aux champs et qu’officiers ct matelots inclinaient pieusc-
ment Icurs tétes toutes bronzées par le soleil des tropiques.
Le saint sacrifice accompli, l’autel et les ornements redevinrent
coffre portatif ; de chapelle, plus la moindre trace, et l’équipage,
coquettement vétu, se rassemble sur le pont pour l’inspection du
commandant.
Les passagers cux-mémes sont mis en rang et alignés, ce qui
n’est pas sans faire naitre quelques murmures chez des émigrants
moustachus qui se mordent les lévres et sec demandent 4 voix basse
s'ils sont venus pour coloniser ou pour ¢tre soldats. Les femmes
scules sont exemptes de la revuc du grand chef, encore les cngage-
t-on a se dissimuler dans Icurs cabines. Il y a 1a des details d'éti-
quette que nous ignorons absolument, nous autres gens de terre,
mais auxquels les gens de mer attachent une importance capitale.
li faut que pendant la promenade du chef, hommes et choses soient
corrects, achevés. Une tache sur la peinture blanche, un brin de
poussiére sur le pont, le plus mince objet hors de son casier ou
dépassant d’un centimétre l’alignement des autres, ce serait la au-
tant de scandales, de manquements dus 4 cette grande chose, a cet
acte solennel qui s’appellc, en langage maritime, inspection du
dimanche! Tout transport qu’il est, ’'Orne a vraiment un grand
air paré et astiqué; son pont, surtout, offre le plus charmant
aspect.
Au moment ot le commandant s’avance de notre cété, on nous
commande fixe tout comme a des militaires, et le capitaine d’armes
vient nous prévenir que si nous avons des réclamations & faire
c'est le moment de les présenter. Nous subissons 4 notre tour le
regard scrutateur du grand mandarin de l’endroit : il parait satis-
fait de la tenue de ses passagers et nous adresse la parole avec
bienveillance. Il s’informe de la santé des femmes et des enfants.
et nous constatons qu’il s'est assez enquis de nos antécédents pour
savoir, dés que l'un de nous sc nomme, la profession qu'il exerce:
il nous promet la réussite en Calédonie, st nous savons travailler.
Les hommes moustachus qui maugréaient tout 4 I’heure sont
touchés de tant d’égards. Ils répondent en rougissant, et en tor-
tillant leurs chapeaux, aux questions du commandant. L’un d'eus
raconte qu'il est content de tout, excepté du couchage. En mon-
tant dans son hamac 1] a perdu l’équilibre, sa couche s’est chavirée
sens dessus dessous, et il s’est étalé tout de son long sur le pont:
DE PARIS A NOUMEA. 4195
il se plaint d’un fort mal de téte. Le docteur, qui accompagne le
commandant, examine aussitét le plaignant et ne lui trouve rien
de lésé. « Ca ne sera ricn, lui dit-il; vous aurez, jusqu’a nouvel
ordre, double ration de vin! » A bord, la double ration et le retran-
chement jouent un réle considérable, et comme nous sommes de
la famille on nous traite un peu en matelots. Dans le cas présent,
cela n’a rien de désagréable, et j’en connais qui se promettent
d’étre, par hasard, chavirés par leurs hamacs.
La cérémonie se termine par le défilé, sur le pont, de tous les ma-
telots du bord, avec accompagnement de clairon. Puis on dine
(il est midi) en se racontant les incidents de la grande inspection,
les reproches ct les éloges, les punitions et les récompenses. A deux
heures, nouveau mouvement. « Les jeux sont permis! » crient par-
tout les caporaux d’armes, et soudain sortent de mille cachettes
jeux de cartes, jeux de iptos: dominos et damiers.
On entend sur le pont le bruit d’une musique : c’est un orgue
énorme, cadeau du commandant 4 son équipage. On l’essaye pour
la premiére fois, et les marins émerveillés tournent la manivelle &
se démancher les bras; l’instrument réjouit leurs oreilles par la
reproduction fidéle de tous les airs populaires au moment du dé-
part; cymbales, trompettes, coups de timbre imitant le triangle,
tam-tam, tout y est, tout, absolument tout; c’est une vraie musi-
que! Ah! le riche commandant! comme il a bien su trouver ce qu’il
fallait pour, égaycr son équipage ! Vite, en place! un quadrille! et
quel quadrille! des sauts de carpe, des culbutes en l’air, des entre-
chats 4 faire pamer d’aise un maitre de ballet!
Le commandant et les officiers sont venus assister au déballage
de la musique. Pour eux, la maniére dont on danse est un signe
psychologique. Sil y a froideur, pas grand’chose n'est a espérer de
cet équipage maussade; si, au contraire, les gambades sont acccn-
tuées, siles pas ont du caractére, bon espoir, il y a de laressource;
manceuvres de nuit, veilles, ondées, coups de mer, punitions,
reproches, tout s’oubliera le dimanche dans cet accés de folle
gaicte.
Ici les débuts promettent. Le commandant, |’état-major et l’au-
monier perdent toute gravité et rient jusqu’aux larmes en voyant
les cabrioles inimitables de leurs marins endimanchés. Mais |’en-
thousiasme n’est pas encore 4 son comble. Il n’éclate complet que
lorsque, a force de tourner le cylindre, le matelot chef de musique
tombe sur un air absolument maritime. Ce sont les notes bien or-
chestrées d’une chanson qui célébre les vertus du marin. Alors on
arréte les danses, on se forme en cheeur. Un maéstro de rencontre
25 Sepreunre 1873. 17
4196 DE PARIS A NOUMEA.
prend la direction des exécutants, et voila que deux cents voix, ac-
compagnées par l’orgue, chantent le gai refrain :
Tra deri dero! Voila le matelot,
Qui vit sans souci, se rit, se moque du tonnerre!
Tra deri dero! Voila le matelot,
Qui vit sans souci sur la terre et sur l'eau!
Excusez-moi, lecteurs et lectrices, si les régles de l’art sont peu
ou point respectées dans le quatrain qui précéde. J'ai bien prété
Yoreille, et huit fois j’ai oui le refrain sans trouver 4 rectifier la
premiére audition. D’ailleurs, si faibles que soient les vers, je
souhaite aux poétes de trouver souvent des accents mémes irré-
guliers, qui réjouissent tant de braves gens d’une maniére auss}
complete.
J’aurais voulu assister jusqu’a la fin 4 cet interméde varié de
jeux, de danses et de chants, mais il faut étre matelot pour pouvoir
se divertir par des temps pareils ! La houle du golfe de Gascogne n'est
pas réputée pour rien! Le roulis augmente, le tangage s’en mele, je
me sens saisi, 4 mon tour, lecteur, par le mal de mer, et je vais
demander & la position horizontale, au sommeil, si faire se peut,
l’oubli de ce satané malaise, sans l’appréhension duquel les habi-
tants de la terre-demanderaient en masse a vivre pendant quelque
temps sur mer, ne serait-ce que pour respirer le bon air de l’Atlan-
tique et pour jouir du singulier spectacle d’une colonie de 700 a
800 dmes qui trouve 4 vivre et 4 s’amuser, tout en labourant la
mer, sur un flotteur de 100 métres de long et de 15 métres de
large. :
Vill
7 juin. — Nous sommes éveillés tous ensemble entre deux et
trois heures du matin. Vous croyez peut-étre que c’est par une dé-
tonation ou par un mouvement? Eh bien, au contraire, c’est le si
lence succédant au bruit, la tranquillité aux trépidations, qui
changent l'état dans lequel nous nous étions endormis et interrom-
pent notre sommeil aussi brusquement quel'aurait fait un coup de
canon ou le choc contre un rocher. On vient de stopper la machine
et tous les bruits sourds, toutes les vibrations qui en accompagnent
la marche ont fait place au silence. Puis un coup de sifflet déchire
les airs et nous fait frissonner tous jusqu’au dernier. Bébord
toute! crie l’officier de quart. En avant, le plus doucement pos-
sible! Quelques fortes secousses agitent la muraille; la machine
DE PARIS A NOUMEA. 4197
s’ébranle par saccades ; c’est seulement aprés quelques tours indé-
cis, difficiles, qu’elle semble prendre son parti de sortir du repos
pour mettre en mouvement la lourde hélice qui nous pousse par
l’arriére.
Stoppe ! Changez la barre ! Machine en arriére! Plus vite! A toute
vitesse! Comment court-il ? Parons-nous ? Stoppe!.
Tout ce monologue sort du gosier de ]’officier de quart. C’est fié-
vreux, c’est inquiet, cela vibre avec une force absolument inusitée.
Ce n’est plus la voix d’apprét sentant un peu la parade. C’est un cri
du cceur, autrement puissant que toutes les intonations usitées pour
le service journalier et que nous n’enatendions jamais de notre poste
de couchage. En deux temps, nous sommes en bas de nos hamacs ;
4 moitié vétus, nous montons lestement sur le pont. Un nouveau
coup du sifflet 4 vapeur, encore plus aigu que les autres, nous as-
sourdit pour un instant ct nous nous trouvons au grand air dans
un immense bain de vapeur. C’est encore la brume, mais cette fois
son épaisseur dépasse les bornes du permis. Les grands feux que
porte le navire ne sont pas visibles d'un bord.a l'autre; nous but-
tons 4 chaque pas, et comme nous}échangeons nos observations :
du silence! crie l’officier de quart d’une voix impérieuse.
Nous ne nous en doutions pas, on travaillait des oreilles et nous
entendimes comme les autres un long coup de sifflet répondant au
notre par tribord avant. Un vapeur était tout prés de nous et nous
ne le voyions pas; mais tout danger avait disparu! On s’était en-
tendu! Connaissant & peu prés, par l’ouie, les places respectives
qu’ils occupent l’un et l'autre, les deux navires en présence tatent
diverses routes et en trouvent une a la fin qui les sépare; les coups
de sifflet s’entendent de moins en moins, ils finissent par ne plus
éveiller d’écho. Nous reprenons lentement, trés-lentement le che-
min de la céte d’Espagne. Il est absolument défendu d’articuler
une parole. Les oreilles tendues, retenant leur haleine, les gens du
quart évitent méme un pas inutile. Emus par la conscience du dan-
ger, nous attendons le jour avec anxiété. Par deux fois on entend le
cornet 4 bouquin de navires 4 voiles‘ avec lesquels se recommence
la scéne 4 tatons du vapeur.
L’heure du jour arrive enfin, mais non la lumiére. La brume, il
est vrai, quitte ses teintes noirdtres pour devenir blanche, argentée
par instants, mais on n’y voit pas mieux pour cela. Depuis que le
danger a commencé, la veille 4 dix heures du soir, le commandant
4 N’ayant pas de sifflet 4 vapeur, les navires 4 voiles ont, pour avertir de leur
présence, une espéce de trompe rendant un peu le méme son que l’instrument
désagréable dont les gamins de Paris se servent pendant les jours gras.
4198 DE PARIS A NOUMEA.
n’a pas quitté le pont et s’étonne, en pareille saison, de la persi-
stance de ce phénoméne. Mais soudain le voile se déchire; sans
aucune transition nous passons de l’atmosphére la plus opaque
dans un flot de lumicre: derriére nous reste le banc épais que nous
venons de traverser ; devant c’est la terre d’Espagne qui se déroule
a longue distance.
- Nous sommes entre les caps Ortegal ct Finistére. De nombreux
navires a voiles et 4 vapeur sont en vue toute la journée. Ils nous
montrent leurs pavillons ; nous leur répondons en hissant le nétre
que les plus polis saluent en abaissant momentanément le leur.
Suivant la coutume universellement reconnue, nous usons de notre
prérogative de navire d’Etat, en ne répondant qu’une fois au triple
salut de chaque navire de commerce. Nous faisons de la sorte
échange de politesse avec des Anglais, des Espagnols et un Fran-
cais.
La nuit presque toute entiére a été perduc par suite des ma-
neeuvres a petite vitesse, des zigzags et des marches en arniére.
Comme compensation, nous recevons vers midi un joli coup de
vent du nord, frais et piquant, qui gonfle sérieusement nos voiles
et nous donne une belle vitesse. A trois heures de l’aprés-midi,
nous longeons le cap Finistére d’assez prés pour voir a Voril nu
tous les détails de terrain. C’est une céte déserte, sans cultures,
sans maisons autres que les habitations des gardiens de phares et
des guetteurs entretenus par le gouvernement cspagnol. Ce qui
domine dans tout le voisinage ce sont de hautes falaises ayant jus-
qu’a deux cents métres d’élévation. |
Vers le soir deux baleines viennent se jouer dans le sillage en
langant au-dessus d’elles d’élégants jets d’eau qui dénotent leur
présence 4 plusieurs milles de distance.
On raconte dans l’équipage que nous sommes sur le lieu méme
du sinistre du Captain, immense navire cuirassé anglais qui 3
sombré en 1870, pendant une nuit de tempéte, sans que l’escadre
dont il faisait partie ait pu le-secourir. Les uns prétendent que les
huit cents hommes du Captain ont péri sans exception; d’autres
affirment que le lendemain, au jour,‘on a retrouvé quatre hommes
surnagcant sur une épave. Une discussion 4 perte de vue nait du
récit de ce triste événement, sur la valeur des navires cuirassés-
On s'‘échauffe vite dans les deux camps adverses; les apostrophes
pimentées se mélent aux arguments, et ce n’est sans doute pas un
mal qu'une sonnerie de clairon ait appelé tout le monde derriére,
pour le branle-bas du soir.
DE PARIS A NOUMEA. 11%9
IX
8 juin. — Il est neuf heures du matin. Des groupes se forment
. partout. On chuchote, on se transmet 4 voix basse une nouvelle
. qui consterne le plus grand nombre. Malgré les consignes, ordi-
nairement respectécs, un grand nombre de curieux essayent de
pénétrer dans le voisinage des bagnes. ll ne faut rien moins que
Yénergie des factionnaires pour renvoyer sur le pont les nouvel-
. listes en quéte de détails. Un drame affreux vient de se passer : un
forcat s’est pendu ; on envoie son cadavre encore chaud, a l’hépital
du bord. Le docteur et l’aumdnier sont appelés en toute hate; ils
accourent pour prodiguer leurs secours 4 |’infortuné qu’on croit
encore vivant et seulement évanoui. Tout est vain. Un instant la
respiration parait rétablie par les vifs mouvements altcrnatifs que
V’on imprime aux bras, mais ce n’est qu'un effet artificiel. Plus
de doute, la mort est certaine! Bientét, du reste, le docteur dé-
couvre dans la colonne verlébrale une luxation qui ne peut pas
pardonner. Lui, ses aides et l’aumdnier abandonnent le cadavre
que l'on livre au commissaire du bord, faisant fonctions d’officier
des actes de l’état civil. Les formalités nécessaires pour constater
1’identité sont remplies et l’acte de décés est bientét dressé.
La victime est un jeune homme de vingt-cing ans qui a volé
vingt fois avant d’étre condamné aux travaux forcés, Depuis qu'il
est forcat, il paraissait poursuivi par de redoutables visions et trois
fois avant d’embarquer, il avait déja été pris attentant a ses jours. Ce
qu’il y a de plus répugnant, c’est que ce suicide n’a pu s’accomplir
qu’avec la complicité d’un certain nombre de transportés. C'est
dans une sorte de cabinet attenant au bagne et dans lequel les pri-
. sonniers ont en tout temps libre accés que le forfait s'est commis.
On en a la conviction, l’agonie du défunt a dd avoir des spectatcurs
qui s’étaient postés la pour empécher, pendant un instant, larrivée
de témoins génants : ils ont sans doute assisté aux soubresauts de
ce malheureux, sans avoir le coeur de le soulever par les jambes
ou d’appeler le surveillant qui se trouvait 4 deux pas! Connaitra-
t-on jamais les ignobles gredins capables d’un cynisme aussi révol-
tant? Il est permis d’en douter. Dans ce monde de voleurs, de faus-
saires et d’assassins, le talent de la dissimulation atteint des pro-
portions inouies. Il n’y aurait qu’un moyen de faire parler ces
eagstubles, ce serait d’employer le systéme de la corruption : encore
4200 DE PARIS A NOUMEA.
ne serait-on pas bien certain qu’ils ne forgeraicnt pas une histoire
chargeant les plus innocents.
Ce triste accident plane sur le bord pendant tout le jour. Les
honnétes gens ont plus de compassion pour les forcats que ceux-ci
pour leurs fréres, et certainement les moins émus étaient les ha-
bitants du bagne. Dans l’aprés-midi, des groupes se forment et]’on
discute trés-chaudement le cas au point de vue philosophique.
Les libéraux prétendent que quand un homme est: décidé a quit-
ter la vie, il faut le laisser se briler, s’asphyxier, se pendre, s’em-
poisonner et que l’on manque 4 son devoir en le secourant; ils
sont, en un mot, du parti des forcats qui ont fait le guet ce matin
pendant la pendatson.
Nous avons aussi l’oceasion de constater qu’il existe, au dix-
neuviéme siécle, des hommes diablement superstitieux. Je puis
vous affirmer qu’aussitét aprés ’événement, des démarches ont été
faites par plusieurs personnes d’Age mdr pour obtenir un peu de
corde de pendu. De grands désappointements se sont manifestés
lorsqu’on a su que la suspension avait été obtenue avec un mou-
choir blanc. Qui sait? La toile ie peut-étre pas la méme vertu que
la corde?
Sur le soir, j'apprends que le commandant a donné l'ordre de
supprimer le vin pendant deux jours a tous les forcats. Il espére
les amener ainsi & donner avec plus de zéle les avertissements
utiles.
Nous continuons 4 ressentir la jolie brise de nord que nous
avons prise au cap Finistére. On pense qu’elle nous conduira jus-
qu’a Las Palmas, chef-lieu de la grande Canarie of nous devons
relacher. Toutes voiles dessus, le navire n’a plus recours 4 d’autre
moteur que Ie vent. Des figures noircies par lc charbon apparaissent
sur le pont. Ce sont les matelots-chauffeurs qui n’ont plus a en-
gouffrer, dans les fourneaux des chaudiéres, les masses de houille
que nous absorbions dans Ie golfe de Gascogne; ils viennent se
reposer, en respirant le bon air. « Il se tait donc, votre tourne-
broche', » leur dit d’un air boudeur un vieux matelot a cheveux
gris; « si ca dépendait de moi, il y a longtemps qu’il serait débar-
qué et vous autres avec, tas de fumistes ! » Le vrai matelot méprise
souverainement tout ce qui tient 4 la machine et pardonne diffi-
cilement aux mécaniciens d’avoir fait échec & l’omnipotence de
la voile.
‘ Terme de mépris pour désigner la machine.
DE PARIS A NOUMEA. 1201
X
9 juin. — Pendant la nuit, nouvelles craintes d’abordage; ma-
noeuvres du gouyernail bruyantes et précipitées, mais ce n’est pas
la brume qui cette fois en est cause. Un brick a voiles est venu
couper la route du navire sans avoir l’ombre d’un feu allumé. Il
parait que ces omissions sont trés-fréquentes & bord des navires de
commerce. Ce n'est pas inadvertance, c’est calcul. Il y a bien 4 bord
des fanaux éclairant & grande distance mais on ne les allume pas
par économie. Pour épargner deux francs par nuit, au plus, on
s'expose a envoyer par le fond : navires, marchandises et équipages.
Ce n'est pas facile d’arréter, quand il est lancé vent arriére, un
navire comme /’Orne, et si le pauvre brick avait recu dans son
milieu le choc de notre ayant, il sombrait sur place, en quelques
secondes ! .
Avant le jour, on procéde (comment dire?) & limmersion du
suicidé. Funérailles civiles, absolument civiles! Réjouissez-vous,
illustres radicaux ! ,
Le cadavre est cousu dans un grand sac de toiles 4 voiles, dont
un compartiment est rempli d’une forte charge de sable. Il faut
que le poids soit lourd, car il y a peut-étre 1500 métres d’eau et
l'on tient, comme toujours en pareil cas, 4 ce que le cadavre ne
flotte pas 4 la surface, cela pourrait faire supposer, par des navires
venant a le rencontrer plus tard, qu'il y a eu crime ou naufrage.
C'est exactement en face de Lisbonne que s‘accomplit 4 la dérobée
la cérémonie funébre. Puisse-t-elle étre la seule pendant notre
traversée.
Le temps est magnifique, splendide soleil. A peine y a-t-il encore
deux ou trois femmes qui persistent 4 rester couchées dans leurs
cabines. Elles n’ont plus le{mal de mer, mais elles craindraient de
lavoir en se levant.
Dans l’aprés-midi, alerte assez curieuse qui tient 4 notre igno-
rance des usages du bord. Deux jours aprés notre embarquement,
on nous avait dit : « Lorsqu’il ya le feu 4 bord, on sonne le
tocsin; si vous venez 4 I’entendre vous irez 4la pompe du faux-
.pont avant, et vous remplirez les bailles (grandes cuves) sans
attendre d’ordres. » Or donc, sur les trois heures, je causais
avec deux émigrants quand la cloche retentit par coups longue-
4202 DE PARIS A NOUMBA.
ment espacés, égaux et lugubres. Pas le moindre doute, le feu est
a bord! Comme mus par un ressort, nous sautons 4 notre pompe
dont nous agitons fiévreusement la tige. La baille est si bien rem-
plie qu’elle déborde, et que l'eau inonde le faux-pont roulant d’un
bord a l’autre. Nous n’en sommes que plus fiers de notre ouvrage,
aussi les bras nous en tombent-ils, mais la absolument, quand
le maitre charpentier, dont le poste d’incendie est tout voisin du
ndtre, nous apostrophe 4 haute voix, maitrisant 4 peine une vio-
lente colére.
‘« Qu’est-ce que vous me f....aites la, les négociants? Qu’est-ce
qui vous a permis de laver a cette heure-ci? »
« Comment laver! Est-ce qu’il n’y a pas le feu? »
« Cest le feu pour exercice, bande de........ »
Je ne dis pas le mot, car le maitre charpentier, qui est de
nos amis, comprit de lui-méme qu'il allait trop loin. Se radou-
cissant aussitét, il se borna 4 nous prier de réparer les dégats
que nous avions faits dans la propreté de son faux-pont et finit
par rire de bon coeur avec ses matelots qui nous appelérent édé-
phants'*.
Vous l’avez compris, lecteur, on avait sonné l’incendie unique-
ment pour voir si chacun se rendrait bien au - poste qui lui avait
été assigné. Les gens du bord ne s’y étaient pas laissé prendre,
mais nous autres, pauvres novices, n’étions-nous pas bien excu-
sables? Nous n’étions pas les seuls du reste. Aux premiers coups
de cloche les deux passagéres, malades imaginaires, s’étaient je-
tées a bas de leurs couchettes et essayaient de s’habiller. Je dis
-essayaient, car elles croyaient si bien que c’était arrivé,' qu’elles
ne trouvaient plus aucune de Icurs affaires. La secousse qu’elles
éprouvérent leur fut des plus salutaires : une fois debout, elles
ne se sentirent plus ombre de mal de mer. Une promenade sur
le pont les remit complétement, et le soir elles mangeaient de bon
app¢tit.
Aprés le souper (on dit encore souper a bord), tout le monde
est sur le pont pour jouir du beau temps. Déja les caractéres se
sont étudiés, les affinités se sont découvertes et les sociétés se
dessinent. Les surveillants de la transplantation forment un
monde 4 part. Presque tous mariés, ils vivent entre eux et lear
‘ Les matelots appellent éléphants les gens qui n'ont pas l’habitude de la mer.
Ils expriment ainsi la lourdeur et la géne dont fait preuve toute personne qui m3
jamais navigué et qui en est 4 ses débuts au milieu des gens de mer.
DE PARIS A NOUMRBA, 4205
groupe est des plus foldtres. Hommes et femmes sont rangés en
rond ct se délectent en chantant :
Il court, il court, le furet, le furet des bois, mesdames ;
Ii court, il court, le furet, le furet des bois joli, etc.
Les éclats de rire les plus fantastiques naissent des péripéties du
jeu. On est trés-galant chez les surveillants.
Les émigrants sans famille et les fantassins font des parties de
cartes. Un groupe de fillettes de huit & douze ans sc livre sur le
gaillard d’arriére, & l’innocente distraction du saut 4 1a corde. Les
matelots chantent sur l’avant. Le commandant et les officiers assis
sur la dunette se racontent' leurs campagnes; ils regardent, en
fumant leurs pipes, le temps, la voilure et les passagers.
XI.
10 juin. — A deux heures du matin, nous sommes juste en face
du détroit de Gibraltar, 4 500 kilométres dans l’ouest. Les vents
sont bons pour entrer,et pour sortir, de sorte qu’il y a de nom-
breux navires. Il faut beaucoup veiller pendant la nuit, et le jour
vient moins vite que sur la céte de Bretagne. A mesure que nous
descendons dans le sud, le crépuscule est moins long et le soleil
se léve plus tard : sous cette double influence, on peut dire que
les nuits ont déja augmenté de prés de trois quarts d’heure.
_ Nous sommes trés-ferrés sur l'heure du jour et voici pourquoi.
ATVavant et a l’arriére, sont alignées de grandes cages remplics
d’innombrables yolailles. La vie de bord ne change rien aux habi-
tudes de ces précieux volatiles. Dés que le jour point, les cogs de
avant et ceux de l’arriére se livrent 4 des conversations sans fin
ou basses-tailles et ténors luttent ostensiblement 4 qui proférera
Ics plus forts cocoricos. L’émigrant, réveillé par ce concert mati-
nal, se croit encore un instant dans son village. Mais au moindre
mouvement qu'il fait, il sent sa couche osciller, ce qui le rappelle
au sentiment de sa vraie situation.
A dix heures du matin, nous sommes invités 4 nous aligner
exactement comme dimanche dernicr. Cette fois c’est pour une
autre cérémonie : il s’agit de passer l’inspection de la gale. Il fut
un temps ot cette maladie de peau exercait sur les gens de mer des
4204 DE PARIS A NOUMEA.
ravages terribles, et c’est seulement 4force de soin qu’on est par-
venu 4 en purger les navires. Encore aujourd’hui, on inspecte tous
les jeudis équipages et passagers, et c’est aux docteurs du bord qu’est
confié cet examen. On nous fait relever nos manches jusqu’au
coude et le chirurgien-major nous palpe les bras et regarde avec
une attention particuliére entre les doigts de chaque main. C’est la,
me dit-on, que la gale azme 4 se placer au début. Cette inspection
de santé est en outre, pour le docteur, une occasion de voir toutes
les mines et de s’apercevoir d’une foule de petits maux que
les matelots négligent d’ordinaire et qui exigent cependant des
soins.
Les vents sont toujours de la partie nord, mais beaucoup plus
faibles que la veille; la vitesse du navire est presque diminuée de
moitié. Les marins disputent entre eux pour savoir si ces vents sont
les alizés, brises fixes qui doivent nous conduire Jusqu’a L’équateur.
ou si ce sont des vents variables qui peuvent nous quitter d'un
moment 4 l’autre. « N’y a pas de balles de coton dans le ciel, dit
un orateur, donc ce n’est pas l’alizé. » Pour tout le monde cela
veut dire que le cieln’cst pas pommelé, ce qui est habituel pendant
les vents réguliers que nous désirons trouver. Le fait est que l’at-
_mosphére est merveilleusement pure et le ciel d’un bleu intense
qu’on n’observe que rarement. Il déteint sur la mer qui n’a plus
la moindre coloration verte.
Les méres de famille sont dans la désolation. Depuis que le mal
de coeur n’entrave plus I’activité de leurs Jeunes rejetons, elles ne
savent plus ou donner de la téte. Les garcons se sont complete-
ment émancipés et font maintenant partie de l’équipage, ils sont
mousses. Dés le matin, ils se mélent aux travaux des matelots en
les singeant en tous points. Ils commencent 4 s’aventurer sur les
basses-voiles, dans quinze jours ils grimperont jusqu’au faite ex-
tréme du grand-mat! Il y a surtout un garcon de douze ans, le tils
d’un des communeux que nous transportons qui est d’une audace
extraordinaire : cet enfant-la ira loin, s'il ne tourne pas comme
monsieur son pére. C’est l’ainé d’une famille de quatre enfants qui
sont tousa bord, et dontlabeauté physique est vraiment remar-
quable. |
Dans l’aprés-midi, les péres parviennent 4 mettre la main sur
les jeunes enragés et les soumettent 4 une heure de lecture et d'¢-
criture. C’est l’instant du supplice. L’aumdnier vient @ la rescousse
en annoncant pour le lendemain, l’ouverture d’un catéchisme gra-
tuit et non-obligatoire. Les forcats organisent aussi un cours de
chant sous la direction d’un de leurs collégues, qui posséde un
™~
DE PARIS A NOUMEA. 4205
beau talent et a certainement hanté les planches. C’est a la suite
d'études commencées en prison; et les éléves savent déja des
cheurs d’un bel effet qu’ils exécutent avec beaucoup d'art, 4 notre
grand étonnement, je l’avoue.
13 juin. — La boussole, le soleil, la lune et l’étoile polaire
nous ont bien guidés. Aprés avoir marché toute la nuit sur la foi
des observations, nous avons entendu, 4 9 h. 15" du matin,
homme en vigie dans la mature, articuler le cri toujours agréable
de : Terre devant! L’Orne avait deviné sa route avec une précision
mathématique. La grande Canaric, énorme soulévement volcani-
que, dont le sommet atteint 2000 métres de hauteur, se dégage de
la brume 4 petite distance. Nous avons fait, depuis Rochefort,
500 lieues marines de 5,555 métres, soit 2,777 kilométres ou
695 lieues terrestres de 4 kilométres.
Nous dirigeons alors notre route de maniére 4 venir mouiller
devant Las Palmas, chef-lieu de Vile, grande ville qui a trouvé
peine a se loger sur un terrain ravineux et fouillé.
Un navire est en partance pour l'Europe; nous lui donnons nos
lettres 4 la hate et je lui confie ces quelques notes, que vous avez
peut-étre consenti, lecteur, 4 suivre jusqu’au bout. Je compte
vous poursuivre encore de mes impressions de voyage, ct vous
envoyer de Sainte-Catherine (Brésil) un nouveau courrier. C'est
vers le 15 juillet que nous devons arriver dans les Etats de Dom
Pédro. Un mois aprés vous aurez ma lettre.
Un Coton.
LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE
DANS L’ASIE CENTRALE
La grandeur a ses soucis: cela est aussi vrai des peuples que
des individus. En vain une nation puissante, comme 1 Angleterre,
a-t-elle cherché, depuis vingt ans, a éviter au dehors toutes les com-
plications, afin de se consacrer tout entiére au développement de
son industrie: en vain a-t-elle pratiqué avec persistance, dans sa
politique extérieurc, la maxime économique du « laisser faire»;
les événements, plus forts que sa volonté, viennent la distraire des
soins paisibles du négoce, ct la contraignent 4 défendre, par la di-
plomatie, sinon par les armes, sa grandeur qu’elle croit menace.
Ce qui la préoccupe surtout aujourd’hui, ce sont les progrés dela
Russie dans |'Asie centrale. Tant que les possessions russes dans le
nord de I’Asie, et les possessions britanniques dans 1"Inde ont eté
_séparées par de vastes Etats indépendants, l’Angleterre a pu se dire
que rien, a l’extérieur, ne menagait son empire asiatique. Mais de-
puis plusieurs années, surtout depuis l’expédition et la prise ¢
Khiva, la Russie s'est notablement rapprochée de l’Inde, dont mois
de deux cents licues la séparent aujourd’hui, et tout fait présv-
mer qu'elle ne s’arrétera pas 4 ses limites actuelles. — Ces pro
grés du czar en Orient ne compromettent-ils pas la sécurité d
l'Inde anglaise? Ne portent-ils pas atteinte au prestige comme a! at-
torité britannique? L’Angletcrre doit-elle toujours fermer les yeut
sur la marche des armées moscovites, ou bien le moment est:
venu de s’‘opposer 4 tout progrés nouveau de la puissance russe ¢
Asie?
Ce sont 1a de graves questions, et qui touchent de prés, comme
on le voit, aux plus grands intéréts coloniaux de nos yoisins.
Aussi sont-elles, depuis quelque temps, dans Ic public et dans
LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE DANS L’ASIE CENTRALE. 1207
presse anglaise, l’objet des débats les plus animés. Peu de jours
avant les vacances du Parlement, une interpellation était adressée,
4 ce sujet, au chef du Foreign-office. Et si, aujourd’hui, le public,
de l'autre cété du détroit, attache une grandeimportance au voyage
du prince de Galles dans l’Inde, c’est qu’il compte que ce voyage
aura des résultats politiques sérieux. Outre que la présence de |’hé-
ritier de la couronne dans une colonie qui ne voit jamais ses sou-
verains d'Europe, devra produire le meilleur effet, le prince et son
entourage n’auront-ils pas une occasion favorable d’étudier de prés
la situation du vaste empire anglo-indien, d’apprécier les dangers
qui peuvent le menacer ct les mesures qui assureront le mieux le
maintien de la prépondérance anglaise en Asic?
Unc publication récente a contribué 4 accroitre encore l’attention
que la nation anglaise donne 4 la question de 1’Asie centrale. Nous
voulons parler du livre de sir Henry Rawlinson, intitulé : l’Angle-
terre et la Russie en Orient‘. Sir Rawlinson, aujourd’hui l’un des
membres du conseil de I’'Inde et le président de la Société géogra-
phique de Londres, a été autrefois ministre plénipotentiaire a la
cour de Perse. Egalement remarquable comme diplomate et comme
géographe, il a étudié sur place et avec des documents que lui seul
pouvait consulter, la situation de ]’Angleterre et de la Russie en
Orient. Son livre abonde en informations que I’on trouverait diffi-
cilement ailleurs, et 4 ce titre, il peut, selon le voeu de |’auteur,
servir de manuel 4 ceux qui veulent « s’initier 4 la question de
l’Orient. » Ajoutons que plusieurs: chapitres du volume, publiés
précédemment dans des revues anglaises, contenaient alors, a l’en-
droit des agissements de la Russie dans |’Asie, des prédictions qui
se sont, en tout point, réalisées. On congoit donc l’autorité qui
s’attache au nom de sir Henry Rawlinson, le soin avec lequel nos
voisins étudient et discutent ses appréciations : on concoit surtout
l’émotion quis’est emparée du public anglais, en présence des con-
clusions de l’auteur qui demande que si la Russie se rapproche da-
vantage de |’Inde, l’Angleterre, de son cété, fasse un pas en avant,
alors méme qu'elle devrait, par la, s’attirer Vhostilité ouverte du
czar.
La France n’a pas a intervenir directement dans cette rivalité en-
tre les deux nations qui convoitent empire de J’Asie. Elie n’en
doit pas moins étudier et connaitre les principaux traits de la ques-
tion. Comment, en effet, ne s’intéresserait-elle pas 4 tout ce qui
peut affecter les relations des grandes puissances, surtout des deux
4 4 vol. in-8. Londres, 1875, chez Murray, édit.
1208 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE
peuples dont l’accord, en vue du maintien de la paix en Europe,
nous a déja préservés et peut nous préserver encore des plus graves
complications ?
Il est indispensable de rappeler d’abord en trés-peu de mots, ce
qu’ont fait depuis trente ans, l’Angleterre et la Russie dans |’Ase
centrale.
Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour se rendre compte de
la position que ces deux grandes puissances occupent en Ase.
Aprés de nombreuses campagnes, rarement infructueuses, et sur-
tout depuis la prise de Khiva, en 1873, les Russes sont devenus
maitres de la plus grande partie du Turkestan et leur autorité s'é
tend presque jusqu’a la frontiére septentrionale de |’Afghamstan,
situé en dessous de ce pays. — D’un autre cdté, les Anglais, depuis
qu'ils ont annexé le royaume de Punjab 4 leur immense empire de
l’Inde, sont arrivés jusqu’éa la frontiére orientale de ce meme
royaume d'Afghanistan. En un mot, l’Afghanistan, qui voit les
Russes 4 sa téte et les Anglais a sa droite, est presque le seul ter-
ritoire indépendant qui sépare les possessions asiatiques des deux
peuples. Si nous ajoutons que ce territoire forme 4 peu prés U2
carré de deux cents lieues de cété, il sera facile de mesurer la dis-
tance qui s’étend entre les avant-postes des deux armées.
Le mouvement qui pousse les Russes vers le sud-est, et les Ar-
glais vers le nord-ouest de l’Asic, ne date pas d’hier. Bien des fois,
depuis un siécle, les Anglais ont travaillé, souvent avec suctts, a
accroitre leurs domaines, déja si vastes, de ]’Hindoustan. Quant aut
czars, il faudrait remonter 4 cent cinquante ans en arriére, jusqué
Pierre le Grand, et peut-étre au dela, pour retrouver les origines de
leur politique de conquétes dans I’Asie centrale. Dés V’année 1701,
parait-il, le khan de Khiva rendait hommage 4a la Russie, et #
commencement de ce siécle, s’il faut en croire une brochure dug*
néral Romanowski‘, le gouvernement russe cherchait déja |é
moyens d’étendre sa domination dans le Turkestan, jusqu’a Bo
khara-et 4 Kokand, pour garantir, contre Iles gouvernements bi
- bares, la sécurité des commercants et des caravanes. Il y a lons-
temps aussi que l’Angleterre a concu ses premiéres inquictudes, 3
‘ Cette brochure, qui fit une certaine sensation, fut traduite en anglais,en git,
par ordre du vice-roi de l’Inde..
DANS L’ASIE CENTRALE. 4209
sujet des progrés de la Russie dans la direction des Indes. En 1838,
le premier ministre ct le vice-roi des Indes, lord Palmerston et lord
Auckland, « pris d’un accés de russophobie, » selon l’expression
d’un publiciste anglais, envoyérent une armée dans |’Afghanistan :
ils comptaient que ce pays, contraint 4 accepter leur alliance, peut-
étre leur autorité, allait devenir le rempart de |’Inde contre les am-
bitions moscovites. L’entreprise sembla d’abord réussir; mais elle
aboutit bientét 4 un désastre. En 1842, aprés une soumission ap-
parente de quatre ans, les Afghans, peuple fier et belliqueux, se
soulevérent, chassérent de tous ses postes l’armée anglaise qui,
poursuivie encore dans sa retraite, fut presque entiérement détruite.
Ce grave échec affaiblit pendant longtemps le prestige britannique
en Orient. —
L’Angleterre ne chercha pas 4 prendre immédiatement sa revan-
che par les armes: il lui parut plus utile et plus urgent d’affermir
son autorité dans |’Inde, ou plusieurs souverains indigénes, dispo-
sant encore de forces imposantes, songeaient 4 profiter de la vic-
toire des Afghans pour ressaisir leur indépendance. Malgré la terri-
ble révolte de I'Inde, en 1857, le gouvernement anglais est arrivé
aujourd’hui au résultat qu’il ambitionnait : Oudh, Pegu, Sinde et
les principautés indigénes ont perdu toute autorité effective et sont
étroitement soumises 4 |’Angleterre ; le vaste et puissant royaume
de Punjab, autrefois presque indépendant, et qui, avec ses armées
nombreuses, bien disciplinées, commandées par des officiers euro-
péens, constituait un danger permanent pour la puissance britan-
nique, a étésoumis et annexé a l’empire anglo-indien, dont la fron-
tiére nord-ouest, s’est trouvée, par la méme, reculée jusqu’a l’Afgha-
nistan. Le gouvernement anglais ne s’est pas arrété la: état des
troupes indiennes laissait 4 désirer : leur nombre a été accru, leur
armement perfectionné. Les voies de communication étaient restées
4 peu prés dans le méme état qu’a l’époque des victoires d’Alexandre
sur Porus; des routes nouvelles ont été construites, les routes an-
ciennes améliorées; enfin, diverses lignes de chemins de fer, ou-
vertes entre les villes les plus importantes de I’Inde, permettraient,
dans le cas peu probable d’une insurrection nouvelle, de transpor-
ter rapidement des troupes sur les points menacés.
Ainsi, depuis ses revers dans ]’Afghanistan, |’Angleterre s’est oc-
cupée, avant tout, des affaires intérieures de l’Inde, et elle les a
conduites avec autant d’activité que de succés. Elle a renoncé, d’une
maniére presque absolue, & la politique agressive. Elle a cherché a
nouer des relations diplomatiques avec les Etats voisins ; mais elle
s’est abstenue de toute expédition armée et de toute guerre de con-
quéte en dehors de 1’Inde. :
4210 LA BUSSIE ET L’ANGLETERRE
IT
La politique moscovite, pendant ces mémes années, a été bien
plus agressive. Les armées russes n’ont cessé de s’avancer dans le
Turkestan, vers le sud-est de l’Asie, avec la force redoutable d'une
marée montante, et en méme temps avec une lenteur qui semblait
calculée pour ne pas exciter de trop vives alarmes. Jl est ulile de
résumer briévement leurs principales conquétes.
Ce fut surtout a partir de 4856, aprés la soumission complete et
définitive des provinces du Caucase, situées entre la mer Noire et la
mer Caspienne, que la Russie, débarrassée de tout souci de ce cite,
puts’avancer librement vers l’Asie centrale, en poursuivant la con-
quéte du Turkestan. Ainsi qu’on le verra sur une carte de I'Asie, le
Turkestan, appelé aussi Tartarie, forme un vaste Etat, limité a l’ouest
par la mer Caspienne, au nord par la Russie d'Europe et d’Asie, a
l’est par la Tartarie chinoise, au sud par la Perse et |’Afghanistan.
Dans l’intérieur du Turkestan, 4 quatre-vingts ou cent lieues de la
mer Caspienne, est un immense lac qui porte lui aussi le nom de
mer, la mer d’Aral, et recoit deux grands fleuves, a l’est le Sir ou
Sihon qui arrose toute la partie orientale du Turkestan; au sud
l’Amou-Jihon, appelé autrefois l’Oxus, qui traverse le sud-est de ce
méme pays et le sépare, sur une partie de son parcours, de l'Afgha-
nistan. La population du Turkestan, encore barbare et sur certains
points nomade, est divisée en nombreux Etats ou khanats, obéis-
sant 4 des chefs différents entre lesquels les guerres sont conti-
nuelles. C’est dans ce pays que les armées russes ont fait tant de
progrés depuis vingt ans. Traversant le fleuve Oural qui les sépa-
rait dela Tartarie, et descendant vers le sud et le sud-est, elles ont
successivement annexé a l’empire des czars la céte orientale de la
mer Caspienne, et en outre unc immense bande de terre d’une éten-
due de 1,400 milles au moins, qui va jusqu’aux avant-postes chi-
nois. Une partie de ce territoire est, il est vrai, un désert sec et
aride ; il s’y trouve, en revanche, des districts d’une grande ferti-
lité, mais c’est surtout des cours d’eau et des deux mers Caspienne
et d’Aral, devenues a peu prés des lacs russes, que le gouvernement
du czar compte tirer parti. Déja une flotte, qui a été lancée sur js
mer Caspienne, facilite singuliérement tous les transports entre la
Russie d’Europe et les provinces nouvellement conquises. Ce n’est
pas tout: une expédition scientifique a été chargée, tout récemment,
d’explorer l’ancien lit ensablé de ]’Oxus, lequel se jetait autrefois
DANS L’ASIE CENTRALE. 1244
dans la mer Caspienne : le czar se propose de convertir cet ancien
lit en un canal qui reliera ainsi la mer Caspienne avec la mer d’ Aral
et l’embouchure actuelle de l’Oxus'. Si ce projet peut étre mis a
exécution, comme on le prévoit déja; le Volga, la mer Caspienne,
le nouveau canal, la mer d’Aral et l’Oxus formeront une ligne non-
interrompue de communications par voie d’eau entre le centre de
empire russe ct les confins de |’Afghanistan. Il est inutile d’insis-
ter sur l’importance de ces voies de transport au point de vue de
l’essor du commerce russe en Asie. — D’ailleurs, les voies de com-
munication terrestre ne préoccupent pas moins que les autres, le
gouvernement du czar. Des routes nouvelles sont tracées ou déja
ouvertes dans les provinces annexées du Turkestan. Enfin plu-
sieurs voices ferrées sont commencées et leur exécution est pour-
suivie avec cette activité fébrile dont les Américains, lors de la con-
struction. du chemin de fer du Pacifique, avaient seuls jusqu’ici
donné |’exemple. Deja le réseau est construit, d'un cdété, jusqu’a
Tiflis, dans les provinces du Caucase, de l'autre, jusqu’a Orenbourg,
situé sur la fronti¢re nord du Turkestan; et dans peu d’années,
sans doute, il se prolongera jusqu’é Tashkand et 4 Samarkand,
traversant ainsi, dans sa plus grande longueur, le Turkestan tout
entier.— Il y a, dans ces divers projets, une largeur de conception
et unc hardicsse dont les Russes ont bien le droit d’étre fiers.
En somme, le gouvernement moscovite poursuit 4 la fois, et
avec un égal succés, la conquéte de nouveaux territoires et l’affer-
missement de son autorité dans ceux qu’il a déja soumis. Dés qu'une
province est annexée a l’empire, 11 s’applique aussitét 4 la pacifier,
a y assurer la liberté des communications et le dévcloppement du
commerce. En méme temps, 1] pousse sans cesse devant lui l’avant-
garde de ses armées, prenant successivement Tashkand, Khojend,
Samarkand. A l’est, une dépéche récente annonce que ses troupes,
attaquées par des guerriers de Khokhand, vont occuper ce Khanat.
Au sud, des victoires qu’on n’a pas encore oubliées, ont conduit les
forces russes jusqu’a Khiva et Bokhara ; aujourd’hui elles se sont
avancées au dela de ces villes et sont maitresses d’une grande partie
du cours de |’Oxus. Si la marche du czar n'a pas été plus rapide,
e’est, sans doute, qu’il a tenu a4 ménager les susceptibilités de
l’Angleterre. Mais le jour ou il le voudra, il arrivera jusqu’a Merv ect
occupera cette ville, située 4 la fois sur les frontiéres de |’Afghanis-
tan et de la Perse.
{ Voir la Revue des Deux Mondes du 1" aodt 1875.
95 Sepremsnz 1875. 78
4242 A RUSSIE ET L’ANGLETERRE
Ii
Telle est la situation actuelle : d'une part, Angleterre qui reste
dans les limites de son empire de |'Inde et s’occupe seulement aen
dévclopper la prospérité; d'un autre cdété, la Russie qui s’avance
sans cesse vers le sud-est, dans la direction de ]’Hindoustan, dont
un seul pays, l’Afghanistan, la sépare aujourd’hul.
Pendant un certain temps, l’Angleterre — gouvernée alors par
les hommes de l’école de Manchester, et soucieuse avant tout d'én-
ter les complications qui pouvaient entraver son essor industnel —
a fermé les yeux sur les progrés de la Russie, et affecté de n'y plus
rien voir de menacant pour sa puissance. Il n’en est plus de méme
aujourd’hui : la grande majorité du public s’est de nouveau émue,
et partout, comme on |’a dit, dans la presse, dans le Parlement,
dans le livre de sir Rawlinson et dans d’autres publications, les
mémes questions sont posées. L’Angleterre peut-elle tolérer plus
longtemps les progrés de la Russie ?
Ce quia fait sortir le peuple anglais de son indifférence, ct alarmé
plus d'un homme d’Etat, c’est moins encore 1’étendue et la rapidite
des conquétes russes, que linutilité des promesses. faites par le
gouvernement du czar, lorsqu’on lui demandait & quclles limites
s’arréteraient ses armées.
En effet, chaque victoire des Russes, en Asie, a presque toujours
été suivie de dépéches diplomatiques et de déclarations qui affir-
maicnt — ou paraissaient affirmer — que la Russie ne s'avanceralt
pas plus loin ; et, peu de temps aprés ces déclarations, on appre
‘ nait cependant de nouveaux progrés des armées russes. Si ]'Angle-
terre hasardait quelques observations, il lui était répondu quelle
avait mal compris les paroles ou les intentions du czar. — Ici les
exemples sont faciles 4 donner. Il y a quelques années, le cabinel
anglais, dans ses communications diplomatiques avec la Russie
avait insisté sur la nécessité de neutraliser une zone de terrains éf-
tre les possessions des deux puissances : les réponses de la Russie
semblaient favorables 4 cet arrangement; mais bientdt le czar fl
entendre que, tout en trouvant l’idée fort belle en théorie, il ne
croyait pas que ce fit 14 un moyen pratique de résoudre les difi-
cultés existant entre les deux gouvernements. — Plus récemmell
encore, en 1872, lorsqu’on apprit la marche des troupes russé
sur Khiva, l’Angleterre et l’Inde s’émurent et firent timidement quel-
ques questions sur les projets de la Russie. Celle-ci répondit qu'elle
DANS L'ASIE CENTRALE. 1213
n’avait pas l’intention d’occuper Khiva d'une fagon permanente. La
réponse du czar était sincere, on n’en saurait douter. Cependant
les circonstances furent plus fortes, parait-il, que la volonté impé-
riale. Khiva une fois pris, les troupes russes y restérent, et le czar
expliqua qu'il ne pouvait pas, aussi facilement que 1l’Angleterre
dans la guerre d'Abyssinie ou dans celle des Ashantees, échapper
aux conséquences et aux responsabilités engendrées par la. con-
quéte. — Non-seulement la Russie garda Khiva et se fit céder la
souveraineté sur tout le khanat, mais elle laissa bientdt parler
de ses projets d’aller en avant et de marcher sur Merv.
C’est donc de cette incertitude sur les intentions réelles de la
Russie que sont nées les inquiétudes de l’Angleterre, inquiétudes
dont sir Rawlinson, dans son récent ouvrage, s’est fait si vivement
linterpréte. Une fois arrivées sur les frontiéres de 1’Afghanistan,
les armées russes, a-t-il dit, pénétreront bien vite dans ce pays, .
prendront Balk, Herat, etc., ou, tout au moins, elles entameront
avec l’émir de Caboul des relations qui le transformeront prompte-
ment en vassal du czar. D’une facon ou de l'autre, la Russie devien-
dra mattresse de ]’Afghanistan, « véritable Suisse musulmane, » qui
contient tous les défilés par lesquels une armée peut franchir la
frontiére indienne, et qui a été, de tout temps, le grand chemin des
invasions dans |’Inde. — Ceux-la mémes qui necraignent pas l’entrée
des troupes russes dans le royaume de Punjab s’effraient encore,
pour un autre motif, des progrés de la Russie. Le jour, disent-ils,
ot celte puissance aura fait reconnaitre son autorité ou son in-
fluence dans |’Afghanistan, supposons: qu'un conflit éclate en Eu-
rope, et que le czar ait dans ce conflit des intéréts opposés 4 ceux
de l’Angleterre. Qu’arrivera-t-il alors? Voisine de nos sujets asiati-
ques, la Russie pourra aisément soulever ceux qui détestent notre
domination et mettre 4 profit nos embarras dans )’Inde pour régler
4 sa guise les affaires d'Europe.
ll y a tout lieu de penser que ces inquiétudes du public anglais
seront entretenues et ravivées plus d’une fois encore par de nou-
veaux progrés de la Russie dans l’Asie centrale. En effet, plus on
étudie la politique extérieure de cette puissance ct les motifs qui
linspirent, plus on acquiert la conviction qu'elle cherchera encore
dans l’avenir, comme elle I’a fait dans le passé, 4 étendre sa domi- .
nation et 4 pousser ses armées vers le Sud. li n’est pas inutile d’in-
sister sur.ce point et de montrer.comment tous les intéréts, tous les
instincts de la Russie la poussent sans cesse 4 de nouvelles con-
quétes en Orient.
D'abord la nation russe, encore profondément chrétienne, portée
a faire de la propagande religieuse, et ennemic acharnée de tous les
1214 LA RUSSIE ET L'ANGLETERRE
peuples qui ne sont pas chrétiens, applaudira toujours a l’annexion
de nouveaux Etats barbares, espérant que le christianisme y péné-
trera derriére les armées du czar. Le sentiment religieux, selon la
juste remarqued’un publiciste anglais, est encore aujourd'hui, pour
la Russie, une grande force politique dont les nations occidentales
ont le tort d’ignorer Pexistence ou de ne pas assez tenir compte.
L’intérét commercial de la Russie lui commande, aussi bien que
l’intérét religieux, de reculer de plus en plus les limites de ses pos-
sessions d'Orient. L’industrie russe est encore, sur beaucoup de
points, 4 l'état d’enfance, et ses produits ne pourraicnt lutter avec
ceux des peuples de |’Occident. Pour permettre 4 l'industrie natio-
nale de se dévclopper, le régime protecteur existe encore en Russie:
de fortes taxes frappent les marchandises importées et protégent les
produits russes, sur tous les marchés du pays, contre. la dange-
reuse concurrence de l'industrie francaise, allemande ou britan-
nique. Q1, chaque annexion nouvelle recule les limites des douanes
russes et assure de nouveaux marchés a l’industrie nationale. On
comprend, dés lors, pourquoi les conquétcs de ta Russie sont aussi
populaires parmi les commergants que parmi les militaires ou les
popes, et pourquoi Ja bourgeoisie moscovite supporte volontiers les
accroissements d’impéts que les guerres en Asie ont tant de fois
nécessités.
Encore un point a noter : ce qui a toujours manqué a la Russie,
c’est le voisinage de mers sur lesquelles la navigation fat possible
pendant toute l’année. Une notable partie de son immense territoire
est bornée par d’autres Etats : les mers qui forment sa frontiére du
nord, en Europe et en Asie, restent glacées pendant des hivers in-
terminables. La mer Caspienne n’est qu’un vaste lac; sur la mer
Noire, of les tempétes sont d’ailleurs fréquentes, la navigation
russe, limitée pendant longtemps par le.traité de Paris, est encore
génée dans une certaine mesure par la présence d’une puissance
étrangére qui occupe les deux cdtés du détroit des Dardanelles.
C’est a l’ouest seulement que la Russie a obtcnu, aprés un siécle
d’efforts, des ports sur la mer Baltique, et encore, de ce cété, la na-
vigation n’est-elle pas toujours facile. On voit quel intérét elle
trouverait, pour le développement de son commerce et de sa ma-
rine, 4 étre, vers le midi, riveraine d’une mer ow tous les batiments
pussent toujours librement naviguer. C’est le but qu'elle cherche a
atteindre avec une persévérance infatigable depuis le régne de
Pierre le Grand : c’est 14 le secret de ses efforts réitérés pour la
possession de Constantinople. En Asie, elle est encore assez lon
sans doute d’une mer; comment ne calculerait-elle pas cependant
que plus elle s’avancera vers le sud, plus elle se rapprochera de la
DANS L’ASIE CENTRALE. 4215
mer d’Arabie ot: elle pourra posséder un jour des ports de com-
merce? Ce résultat sera long 4 atteindre, mais la Russie n’a jamais
reculé devant « le long espoir et les vastes pensées. » Son plan une
fois arrété, elle en poursuit la réalisation sans reldche ct sans dé-
couragement.
Alors méme qu’aucun de ces motifs n’engagerait la Russie a
poursuivre ses conquétes, on pourrait dire que, pendant longtemps
encore, elle sera presque forcée de marcher en avant. En effet,
lorsque des peuples civilisés et forts sont voisins d’un pays bar-
bare, il y a comme une loi physique qui Ics pousse 4 faire toujours
de nouvelles conquétes, afin de garantir la sécurité des anciennes.
C’est 1a un fait sur lequel insistait déja, il y a plus de dix ans, le
prince Gortschakoff, dans une dépéche diplomatique écrite en ré-
ponse aux observations de l’Angleterre : « La situation de la Russie
dans ]’Asie centrale, disait-il, est celle de tous les Etats civilisés qui
se trouvent en contact avec des populations errantes et 4 demi sau-
vages, sans rien de fixc dans leur organisation sociale. En pareil
cas, l’intérét de la stireté des frontiéres et des relations commer-
ciales exige que I'Elat le plus civilisé exerce une certaine prépondé-
rance sur des voisins que leurs habitudes nomades et leur humeur
remuante rendent fort incommodes. On a de plus des agressions et
des brigandages 4 réprimer. Pour y mettre un terme, on se voit
contraint 4 réduire la population frontiére 4 une sujétion plus ou
moins directe. Mais 4 peine a-t-clle pris des habitudes plus paisibles
qu'elle se voit exposée, 4 son tour, aux attaques de tribus plus
éloignées. L’Etat est obligé de la protéger contre le pillage et de cha-
tier les pillards... Si on se borne a punir les pillards et qu'on se
retire, la lecon est bientdt oubliée et la retraite est attribuée a la
faiblesse. Or, les peuples de }’Asie en particulier ne respectent que
la force visible et palpable... » |
Cette nécessité de pousser toujours ses armécs en avant, pour
réprimer les brigandages commis sur les frontiéres, sert sans doute
les projets et les intéréts des czars : elle n’en existe pas moins, l’ex-
périence 1’a maintes fois prouvé. On peut donc affirmer que la Russie
continuera, comme par le passé, 4 combattre et 4 soumettre, l’une
aprés l'autre, les peuplades barbares ou 4 demi barbares qu’elle
trouve sans cesse devant elle en Asie.
Tous les Russes, on l’a déja dit, sont d’accord pour réclamer
l’extension continue de leurs frontiéres d’Asie. La scule question
qui les divise est celle de savoir 4 quel moment et avec quelle
rapidité il convient de procéder 4 de nouvelles conquétes. Sur ce
point, deux partis existent en Russie. L’un, — le moins nombreux,
mais qui a, parait-il, le czar actuel 4 sa téte, — estime qu'il faut
4216 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE
attendre un peu avant de commencer de nouvelles expéditions qui,
faites immeédiatement, pourraient donner lieu 4 des complications
diplomatiques ou 4 des embarras financiers. L’autre est d'avis que
- la Russie doit poursuivre, dés 4 présent, le cours de ses succés;
c’est l’opinion de tous les militaires et aussi de la classe moyenne,
des commergants dont on a expliqué plus haut le gout pour les
annexions et les conquétes.
En dehors de cette question d’opportunité, le voeu de toute la
-nation, sans distinction de classes, est pour les progrés continus
de la puissance russe en Orient. C’est un veeu auquel, tét ou
tard, le gouvernement du czar voudra donner de nouvelles satis-
- factions.
lV
Mais ici revient Ia question qui préoccupe si vivement sir Rawhin-
son et l’opinion publique anglaise : l’Angleterre est-elle menacée
- par les progrés de la Russie? Devra-t-elle un jour arréter sa marche?
Si son intérét le lui commande, quand et comment devra-t-elle
le faire?
Quelques hommes politiques, surtout parmi les membres du
parti whig, persistent seuls dans leur confiance absolue, et conti-
nuent 4 soutenir que l’Angleterre, n’étant pas menacée par la
- Russie, ne doit rien faire ponr arréter ses conquétes. D’apres eur,
on ne pense qu’a applaudir aux pfrogrés de la Russie qui sont Jes
progrés de la civilisation sur la barbarie. La Russie s’arrétera
d'elle-méme, le jour ou, au lieu de rencontrer devant elle des peu-
plades sauvages et indisciplinées, elle se trouvera en présence d'un
gouvernement fort et civilisé comme |’Angleterre, capable de répn-
mer et de punir toute attaque contre ses frontiéres. Si, contre toute
probabilité, la Russie, arrivée aux portes de l’Inde, attaque un jour
ou menace l’Angleterre, celle-ci sera assez forte pour se défendre :
l’affermissement de son autorité dans l’Inde, la construction de
nombreuses routes et voies ferrées permettant de réunir promple-
ment, sur un point donné, toutes les troupes de |'Inde, sont, pour
l’Angleterre, autant de motifs de se rassurer. Enfin, ajoute-t-on, les
armées russes ne sont pas encore 4 Merv : le jour ot elles occupe-
raient cette ville, elles seraient encore 4 prés de deux cents licues
- de la frontiére occidentale de 1’Inde. Pour y arriver elles devraient
se rendre maitresses de |’Afghanistan, et l’Angleterre sait par une
cruelle expérience, combicn il est difficile de soumettre ce pays et
DANS L'ASIE CENTRALE. 4217
de s’y maintenir. On peut donc étre assuré que la Russie ne sera pas,
d’ici & bien longtemps, voisine de l’Inde, ct il est méme douteux
qu'elle puisse jamais le devenir. Tel a été, dans ces derniers temps,
le langage de certains recueils ou Journaux importants‘, dont les
articles, on le devine sans peine, ont été reproduits avec empresse-
ment et avec éloges par les feuilles russes.
En face de ces partisans de la confiance absolue, toujours dispo-
sés 4 « laisser faire, » il est, on le sait déja, d’autres hommes poli-
tiques qui croient le momcnt venu de poser enfin une digue aux
ambitions de la Russie. Telles sont les conclusions du livre de sir
Rawlinson : Si la Russie essaie d’occuper Merv, l’ancien ambassa-
deur en Perse estime que cette tentative doit étre regardée par
l Angleterre comme un casus belli, et réprimée par les armes. Au
cas ot le gouvernement anglais reculerait devant une guerre immé-
diate avec la Russic, 11 devrait tout au moins faire avancer ses
troupes dans l’Afghaniston, occuper Herat, Candahar et élever,
dans l'intérieur de ce pays, pour protéger le royaume de Punjab,
une ligne de forteresses qui deviendrait la véritable limite politique
de l’Inde.
Sans s’associer 4 la confiance de ceux qui ne voient rien a
craindre et rien a faire, la majorité du public anglais parait peu
disposée 4 suivre, jusqu’au bout, les conseils de sir Rawlinson.
Quoi de plus redoutable en effet qu’une guerre avec la Russie? De
l’Asie centrale, cette guerre ne s’étendrait-elle pas bientét en Eu-
rope, ou elle prendrait promptement les plus vastes proportions?
Et quel scrait le motif de cette guerre? C’est que les Russes auraient
pris Merv, et occupé une ville de plus dans le Turkestan. Mais
alors, pourquoi avoir souffert qu’ils prissent Khiva et les trois
quarts du Turkestan? Sir Rawlinson et ses partisans objectent qu’il
faut @ tout prix empécher la Russie de s’approcher de 1’Hindoustan ;
car le simple voisinage de cette puissance donnerait des velléités
de révolte aux sujets indiens encore imparfaitement soumis. Mais,
ce danger de révolte ne serait-il pas bien plus menacant, le jour ot
la Grande-Bretagne, lancée dans une guerre contre le czar, serait
obligée, pour soutenir la lutte, de diminuer toutes ses garnisons
dans I'Inde et d’utiliser hors des frontiéres toutes les forces qui
servent actuellement 4 contenir les Indiens?
Si l’Angleterre a les motifs les plus graves pour ne pas attaquer
la Russie, doit-elle au moins, pour assurer sa frontiére de l’ouest,
s’avancer dans |’Afghanistan, occuper Herat et d’autres villes du
‘ Voir notamment, dans |’Edinburg Review de juillet 1875, un article sur la
Russte et (Angleterre en Orient.
1218 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE
pays, avec le consentement ou malgré la résistance de |'émir de
Caboul? Ici, encore, les plus graves objections s’élévent, dans l’es-
prit des Anglais, contre les conseils de sir Rawlinson. D'abord, la
Russie verrait, sans doute, unc déclaration de guerre indirecte,
dans cctle occupation armée de l’Afghanistan que |’Angleterre
ne pourrait accomplir sans violer les traités qu’elle a signés, il y
a vingt ans, avec le czar’. En supposant méme que ce dernier
ne vit pas un casus belli dans la marche des troupes anglaises sur
Herat et Candahar, la proposition de sir Rawlinson aurait encore le
Jéfaut d’étre 4 peu prés impraticable. On a déja parlé plus haut de
lAfghanistan, pays élevé au-dessus du niveau de la mer, qui, a
part quelques plaincs étendues et ‘fertiles le long de la riviere de
Caboul, n’est, partout ailleurs, qu’un assemblage de montagnes
fort hautes, de vallées profondes, étroites et rocailleuses. La, comme
en Suisse, la nature présente les plus frappants contrastes, le cl
mat glacé des pdles 4 cété des chaleurs de l’équateur *. L’ Angleterre
a déja ¢prouvé, en 1842, combien une expédition était périlleuse
dans un semblable pays ou il n’y a pas de routes, sauf le Iit des
torrents (quand ils sont 4 sec), et quelques sentiers, praticables
seulement pour les montagnards. Mais, il est bien moins difficile
encore d’occuper le pays que d’y asseoir sa domination. Sur ce
point, il faut se garder de comparer |'Afghanistan aux plaines du
Punjab et du Turkestan ov les Anglais, d'une part, les Russes, de
l'autre, ont facilement établi leur autorité. Fiers, belliqueot.
ennemis de |’étranger, surtout de l’Angleterre depuis |’expédition
de 1842, les Afghans se souléveraicnt une seconde fois contre leurs
nouveaux maitres, et ceux-ci seraient, d’un autre cété, harcelés
sans cesse par des tribus 4 peu prés indépendantes, qui habiten!
les montagnes, le long de la frontiére du. Punjab, et sont connues
pour leurs habitudes de pillage et de combats incessants. le
gouvernement anglais, pour se maintenir dans ce pays, devwall'
entretenir a perpétuité et 4 grands frais, une forte armée compre
nant !’élite de ses soldats asiatiques. Enfin, au point de vue diplo-
matique, que de complications et de difficultés avec la Russie du
1 Ces traités datent de 1855 et de 1857; le premier contient lengagemedl.
de la part du gouvernement indien, de respecter les territoires de ]’Afghanistan
qui étaient alors au pouvoir de l’émir. Le traité de 1857 oblige le gouvernemel!
de I'Inde 4 regarder les possessions de I’émir, dans le Balk, comme faisant parte
de l'Afghanistan. — De son cété, aprés trois années de négociations, la Russe?
consenti A reconnattre formellement la ligne de l'Oxus comme la vraie fronber
de l’Afghanistan au nord.
Plusieurs clauses de ces traités manquent de netteté, surtout en ce qui Cor
cerne les obligations de Ja Russie.
2 V. Gazetteer of the World, vol. XII, p. 65.
DANS L’ASIE CENTRALE. 1219
cété de la frontiére nord! L’Angleterre, bien qu’elle n’eut pas d’au-
torité sur ]’émir de Caboul, et ne put diriger sa politique, devien-
drait responsable de tous les actes de ce prince qui pourratent nuire
au czar ou lui déplaire. — En résumé, !’occupation d'une partic
de l’Afghanistan, en la supposant possible, serait une cause d’affai-
blissement et une source d’embarras perpétuels pour le gouverne-
ment anglais.
Quelques diplomates russes et anglais ont proposé, on le sait,
un autre moyen de prévenir tout danger de conflit entre les deux
grandes puissances : pour cela, ont-ils dit, il suffirait d’établir une
« zone neutre, » comprenant, par exemple, les Etats de I'émir de
Afghanistan et de quelques-uns de ses voisins : ces Etats forme-
raient, entre les possessions de la Russie et de |’Angleterre, un ter-
ritoire indépendant, sur lequel ni l’une, ni l’autre des deux puis-
sances ne pourrait s’avancer. — Cette solution passe pour avoir
obtenu, dans le principe, de hautes adhésions; aujourd’hui, on en
comprend les inconvénients. Une zone neutre et indépendante,
composée d’Etats semi-barbares et indisciplinés, ne saurait jamais
étre une barriére sérieuse pour une puissance civilisée et forte.
Celle-ci éprouvera strement, et 4 fréquentes reprises, de la part
des habitants de cette zone, quelque dommage, quelque acte de
violence, et si, comme la Russie, elle est portée 4 aller en avant,
elle aura les prétextes les plus plausibles pour s’avancer sur la
zone meutre. Que pourra dire la grande puissance située de l'autre
coté de cette zone, l'Angleterre, dans notre hypothése? Rien abso-
lument : n’ayant aucune action sur le territoire ncutralisé, aucun
moyen de faire rendre justice 4 la Russie, elle ne saurait lui repro-
cher de prendre des mesures pour garantir sa sécurité.
Mais si la masse du public anglais écarte, comme dangereuses
ou peu pratiques, les solutions dont il vient d’étre parlé, si, d’un
autre cdté, elle se sent inqui¢te des progrés de la Russie, que
veut-elle donc faire pour préserver de toute atteinte le prestige et
l’autorité britanniques en Oricnt? Ici, elle éprouve un certain em-
barras, et se dit, sans doute, en elle-méme, qu’il est plus facile de
voir le danger que de l’écarter; cependant, ses principaux organes
indiquent quelques-uns des devoirs qui s’imposent, dés 4 présent,
au cabinet anglais et au vice-roi des Indes.
Le gouvernement anglais doit, comme par le passé, rester sur
la défensive, cela est convenu; mais cette attitude n’implique pas
une politique molle et inactive. Ce que les armes anglaises ne doi-
vent pas tenter, la diplomatie anglaise peut l’essayer et doit ]’ac-
complir.
La premiére tache qui incombe aux hommes politiques anglais
1220 LA KUSSIE ET L'ANGLETERRE
est de connaitre, mieux qu’ils ne ]’ont fait jusqu’alors, la géogra-
phie exacte, les intéréts, les besoins, les tendances des divers Etats
de l’Asie centrale, tels que la Perse, surtout l'Afghanistan et le
Beloutchistan, qui sont limitrophes de l’empire indien : |'Angle-
terre, sans doute, ne cherchera pas a restreindre l’indépendance
de ces dernicrs Etats; mais elle s’efforcera sans relache, par les
voies pacifiques, d’obtenir, chez eux, plus d’influence qu’aucune
autre puissance européenne. Or tclle n’est pas, Jusqu’a présent, sa
situation chez les Afghans, qui témoignent une préférence marquée
aux Russes, et dont l’émir, Shir Ali, a destitué du gouvernement
d’Herat et incarcéré son propre fils, Jacub Khan, coupable d’avoir
été soutenu par l’Angleterre. Mais la persistance de cette antipa-
hie contre les Anglais, qui date d’avant 1838, est-elle Stonnante,
quand on songe que l’Angleterre n’a aujourd’hui d’autre repré-
sentant, prés de ]’émir de Caboul, qu’un gentilhomme, d'origine
afghane? Ce dernier, sans doute, a donné des preuves de dévoue-
ment aux intéréts anglais, mais il a si peu la position et l’autorité
dues 4 un représentant de la puissance britannique, qu'il ne peut
obtenir ni envoyer 4 son gouvernement, dans les affaires impor-
tantes, aucune information confidentielle. Il faudrait, au plus tét,
le remplacer par un officier anglais distingué, qui edt la confiance
du vice-roi de |’Inde et sit gagner celle de l’émir de Caboul. —
Déja, le précédent gouverneur des Indes, lord Mayo, avait, par
une conduite habile, réussi 4 modifier les dispositions de lémir a
son ¢gard : il importe de revenir 4 cette politique, et d'amé-
liorer, au plus vite, les relations du gouvernement anglais avec la
cour de Caboul.
Avant tout, l’Angleterre doit avoir de fréquents entretiens diplo-
matiques avec la Russie, .sur toutes les questions concernant leurs
intéréts réciproques en Orient. Que tous les points qui pourraient
faire naitre des conflits soient réglés par des trailés. Ainsi que le
faisait remarquer récemment la Quarterly Review', les conférences
qui ont eu lieu autrefois, entre lord Clarendon et le prince Gorts-
chakoff, 4 Heidelberg, ont laissé place 4 des malentendus qu'il
importe de dissiper. Pour n’en citer qu’un exemple, il a été con-
venu, entre les deux puissances, que, pendant une partie de son
cours, l’Oxus servirait de limite septentrionale 4 l’Afghanistan, et
qu'ensuite, la frontiére se prolongerait vers l’ouest, depuis l’en-
droit ou la route de Balkh 4 Bokhara traverse l’Oxus, jusqu’a la
frontiére de la Perse, prés de Sarak. L’expérience a prouvé que ces
limites n’étaient pas suffisamment définies : or, il y a un
‘ V. the Quarierly Review, april 1875, p. 602.
DANS L'ASIE CENTRALE. 1224
intérét 4 les mieux déterminer, 4 séparer nettement le territoire
-afghan du pays des Turcomans, afin que les Afghans ne soient plus
impliqués dans les conflits que les Turcomans peuvent avoir avec
-la Russie ou la Perse. Ce point, comme beaucoup d’autres, doit
faire objet de nouvelles conventions diplomatiques : mais sur-
tout, ajoute la Quarterly Review, que le gouvernement anglais,
lorsqu’il fera ces nouvelles conventions, se défie de clauses, telles
qu'il en a été admis plus d’une fois, qui liaicnt l’Angleterre, sans
licr également la Russie! .
V
Ainsi, éviter une guerre avec la Russie, mais agir énergiquement,
par la voie diplomatique, pour accroitre l’influence de |’Angleterre
en Orient; régler 4 l’amiable avec le czar toutes les questions rela-
tives a l’Asie centrale ; telles sont, aux yeux de la plupart des hom-
mes politiques anglais, les maximes qui doivent diriger la politique
du cabinet britannique.
On l’a dit plus haut, la France n’a pas a intervenir directement
dans cette rivalité entre l’Angleterre et la Russie. Le temps n’est
plus, malheureusement, ot la France, maitresse de colonies impor-
tantes dans l’Inde, avait le droit de faire écouter sa voix, en Asie
- comme en Europe; la politique aveugle de Louis XV et deson frivole
entourage a anéanti, au profit de l’Angleterre, notre influence dans
‘la mer des Indes. Néanmoins nous ne saurions étre indifférents a
l’attitude que prennent, l’un vis-d-vis de l’autre, les deux gouver-
-nements russe et anglais; maintenant surtout que nous sommes si
fortement intéressés au mainticn de la paix européenne, nous ne
saurions faire trop de veeux pour que le cabinet britannique con-
tinue a repousscr les conseils de sir Rawlinson, et persiste dans sa
politique pacifique 4 l’égard de la Russie.
Rien de plus naturel, sans doute, de la part de l’Angleterre, que
de travailler par les moyens diplomatiques au mainticn de son au-
torité ct de sa sécurité en Orient : aujourd’hui, plus que jamais,
Inde est un des organes vitaux de l’empire britannique, et on com-
prend sans peine que le gouvernement de la reine s’inquiéte de tout
ce qui pourrait, — méme dans un lointain avenir, — étre une
cause d’affaiblissement ou de trouble pour cette grande colonie.
Mais, encore une fois, toutes les difficultés qui surgissent ou surgi-
4222 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE
ront entre l’Angleterre et la Russie, peuvent et doivent étre réglées
par des explications franches, par des conventions diplomatiques.
Ces deux puissances ont autre chose a faire que de se quereller
pour la possession de tel ou tel Jambeau du territoire asiatique;
elles ont une grande tache a remplir, l'Asie a civiliser : Vceuvre
est immense, et ce n'est pas trop de leurs forces combinées pour
l’accomplir.
Nous n’exagérons rien en pariant de la nécessité de civiliser
Asie, au moins ]’Asie centrale. Peu de personnes se doutent de
l'état de barbarie dans lequel elle est encore plongée. Quelques dé-
tails 4 ce propos sont nécessaires. Le Turkestan et les Etats voisins,
d’ou tant de hordes sont venues fondre sur l'Europe, depuis I'épo-
que des grandes invasions barbares jusqu’a celle de Timour, ne
firent plus parler d’eux pendant les siécles suivants, et il va peu
d’années encore, la plupart des Européens ne les connaissaient que
de nom et auraient pu, 4 grand’peine, marquer leur place sur la
carte d’Asie. Aujourd’hui la Iumiére est faite sur ccs immenses
pays, surtout sur le Turkestan. Les armées russes, aprés plusieurs
années de guerrcs incessantes, ont appris 4 les connaitre. En méme
temps, de courageux voyageurs, ne reculant pas devant les dangers
d’une pareille entreprise, ont parcouru en tous sens la Tartarie,
comme la Perse et l’Afghanistan, ont séjourné dans les principales
villes, et nous ont décrit soigneusement, dans d’intéressants récits,
la géographie, les meeurs, les institutions de tous ces Etats de I'Asie
centrale. — Parmi ces récits, l’un des plus curieux et des plus
complets est, sans contredit, celui qu'a publié, il y a dix ans scule-
ment, M. Arminius Vambéry, aprés avoir traversé, sous le déguise-
ment d’un derviche, la Perse, les Khanats de Khiva, de Bokhara, de
Samarkand, et tout le grand désert Turcoman'. I faut lire ce vo-
lume en entier pour savoir ce qu’était le Turkestan avant les con-
quétes des armées moscovites, et quelles sont encore, partout ov
autorité russe n’est pas solidement assise, l'indiscipline, la
cruauté, la barbarie des tribus turcomanes. M. Vambéry est d’au-
tant moins suspect d’exagération, que, n’aimant pas les Russes, i]
est porté plutot 4 dissimuler qu’a grossir les avantages de leur in-
tervention.
li va sans dire que, partout ot le czar n’a pu encore |’interdire,
l’esclavage existe en Tartarie. Les hordes les plus voisines de laPerse
‘ Voir, dans le Correspondant du 25 septembre 1865, l’analyse du récit de M. Yam-
béry, par M. E. Jonveaux. — Ce récit, intitulé Voyages d’un faux derviche dans! Asie
centrale, a été traduit en francais par M. Forgues. Paris 1865, Hachette, édit.
DANS L'ASIE CENTRALE. 4993
font sans cesse des incursions dans ce pays, pour piller les villages
incapables de se défendre, enlever les troupeaux et emmener pri-
sonniers les habitants qu’ils vendent ensuite comme esclaves. Veut-
on savoir quels sont les traitements infligés 4 ces malheureux Per-
sans? M. Arminius Vambéry a pu nous les décrire en connaissance
de cause; car pendant son séjour prés des frontiéres de Perse, « il
ne se passait pas une nuit, sans qu’un coup de fusil annoncat l’ar-
rivée de quelque bateau-pirate chargé de butin. » Il nous raconte
que, chaque matin, malgré ses efforts « pour se bronzer sur ces
impressions, » son coeur saignait en contemplant les pauvres Per-
sans aux prises avec les premiéres tortures de la captivité. Qu’on
essaie, dit-il, de se figurer ce que doivent étre les angoisses d’un
villageois persan, — fut-il le plus pauvre de sa race, — lorsque vic-
time d’une surprise nocturne, il se voit arraché 4 sa famille, et ar-
rive, souvent couvert de blessures, chez ses ravisscurs. On lui enléve
ses vétements pour le couvrir de haillons qui le laissent & moitié
nu. Les entraves dont il est chargé meurtrissent ses chevilles endo-
lories et lui infligent 4 chaque pas une souffrance nouvelle ; pen-
dant les premiers temps de sa captivité, on le soumet a la diéte la
plus rigoureuse. La nuit, pour prévenir toute tentative d’évasion,
on charge aussi son cou d’un anneau de fer fixé 4 une cheville, de
telle sorte que Ic bruit du métal trahit ses plus légers mouvements.
Les souffrances n’auront de terme que si secs parents ou amis peu-
vent payer sa rancon. Dans le cas contraire, il sera vendu sur place,
ou envoyé, 4 marches forcées, vers quelque marché 4 esclaves '.
Aillcurs encore, M. Vambéry a retracé les scénes qui accompagnent
et suivent l’enlévement des Persans : « Celui qui résiste, dit-il, est
sabré sur place ; celui qui se rend a aussitét les mains garroltées :
tantét on le met en. selle (auquel cas ses pieds sont liés sous le
ventre de la monture), tantét son nouyeau maitre le chasse devant
lui comme un vil bétail?. » D’autres fois, « le malheureux captif,
attaché 4 la queue du cheval, accompagne ainsi, pendant quelques
heures, parfois quelques jours de suite, le ravisseur dont il est de-
venu la proie. Ceux a@ qui la force manque, pour suivre Uallure du
cavalier, sont généralement mis a mort. »
Quand les hor:les de brigands rentrent chez elles, des difficultés
s'‘élévent souvent au sujet du partage du butin. Pendant ‘son séjour
a Gomishtepe, le « faux derviche » a vu un alaman rentrer dans
cette ville, chargé de dépouilles, ramenant des captifs, des che-
1 V. louvrage de M. Arminius Vambéry, pp. 58-59.
* Ibid., p. 294. *
4224 LA RUSSIE ET L'ANGLETERRE
vaux, des anes, des beeufs et une quantité d’objets mobiliers. Hi fut
procédé au partage de toutes ces richesses en autant de lots qu'il v
avait de participants 4 l’expédition; mais on avait eu soin de laisser
au centre une réserve séparée qui devait servir 4 compléter les por-
tions insuffisantes. Les bandits vinrent, l'un aprés l'autre, exami-
ner la part de butin que le hasard avait assignée @ chacun d’eux :
« Le premier se déclara satisfait; il en fut de méme du second : le
troisiéme , aprés avoir examiné les dents de la femme qui lui
était allouée, objecta qu’il devait lui revenir davantage : 1a-des-
sus, le chef alla chercher, dans la réserve centrale, un ane qu'il
poussa tout 4 cdté de la malheureuse esclave persane. Les deux
créatures furent évaluées en bloc, et le brigand n’éleva plus aucune
réclamation. Ceci se renouvela plusieurs fois, avec d’inévitables
variantes ‘. »
Lorsque ces actes odieux ne fournissent pas un nombre suffisant
d’esclaves, les Turcomans ont des moyens encore plus expéditifs de
s’en procurer. Le khan de Khiva, par exemple, avait I’habitude de
déclarer esclaves tous les étrangers qui se trouvaient sur son
territoirc, et dont l’origine et Pidentité ne lui paraissaient pas bien
établies ! :
Parfois des esclaves arrivent 4 se racheter, ou sont rachetés par
leur famille, qui épuise, dans ce cas, ses derniéres ressources. Beu-
reux quand, au moment de rentrer dans leur patrie, ils ne sont pas
attaqués 4 l’improviste, enlevés de nouveau par les Turcomans et
condamnés 4 une nouvelle servitude!
Les chefs des khanats du Turkestan, encore indépendants de Ia
Russie, sont sans cesse en guerre entre eux, et cherchent a faire
le plus grand nombre possible de prisonniers : les prisonniers en-
core jeunes sont emmenés et vendus comme esclaves; le sort n-
servé aux autres est horrible. Ici, laissons encore la parole a
M. Vambéry, qui, pendant son séjour dans le palais du khan de
Khiva, a été témoin des scénes véritablement atroces qu'il raconte :
« Je vis, dit-il, environ trois cents prisonniers absolument déguenillés :
ces malheureux, dominés par la crainte de leur prochain supplice, et
livrés de plus a toutes les angoisses de la faim, semblaient- littéralement
sortir du tombeau. On en avait formé deux sections. Dans la premiére
étaient ceux qui, n’ayant pas atteint leur quarantiéme année, devaient
étre vendus comme esclaves ou gratuitement distribués par le khan a ses
créatures ; la seconde comprenait ceux que leur rang ou leur dge avait
°* M. Arminius Vambery, ouvr. cité, p. 292.
DANS L’ASIE CENTRALE. 1225
classés parmi les aksakals (barbes grises) et qui restaient soumis au cha-
timent infligé par le prince. Les premiers, réunis l'un a l'autre, au moyen
de colliers de fer, par files de dix 4 quinze, furent successivement emme-
nés; les autres attendaient avec une résignation parfaite qu'on exécutat
l’arrét porté contre eux. On eit dit autant de moutons sous le couteau
du boucher. Pendant que plusieurs d’entre eux marchaient soit 4 la po-
tence, soit au bloc sanglant sur lequel plusieurs tétes étaient déja tom-
bées, je vis, A un signe du bourreau, huit des plus Agés s’étendre a la
renverse sur le sol. On vint ensuite leur garrotter les pieds et les mains,
puis l’exécuteur, s’agenouillant sur leur poitrine, plongeait son pouce
sous l’orbite de leurs yeux, dont il détachait au couteau les prunelles
ainsi mises en saillie ! Aprés chaque opération, il essuyait sa lame ruis-
selante sur la barbe du malheureux supplicié!... L’exécution aussitdt ter-
minée, la victime, délivrée de ses liens et jetant, de tous cétés, les mains
autour d’elle, cherchait 4 se relever... Parfois, trebuchant au hasard,
leurs tétes s’entrechoquaient; parfois, trop faibles pour se tenir debout,
ils se laissaient tomber a terre avec un sourd gémissement qui, lorsque
j'y pense, me donne encore le frisson. »
M. Arminius Vambéry ajoute qu'il ne faut pas regarder comme
un cas exceptionnel la scéne affreuse qu'il vient de décrire. A Khiva,
COMME DANS TOUTE L’ASIE CENTRALE, dit-il, on n’est pas sans doute cruel
pour le plaisir de l’étre, mais on trouve de tels procédés parfaite-
ment naturels, et la coutume, les lois, la religion s’accordent a les
sanctionner !
Il est inutile de s’étendre plus longuement sur de pareilles hor-
reurs. Le lecteur voit 4 quel point l’on est fondé 4 dire que l’Asie
centrale est encore plongée dans la plus épouvantable barbarie, et
que la plupart des peuplades qui l’habitent sont autant de hordes
de pillards, de brigands et d’assassins. Pas de paix, pas d’ordre,
pas de sécurité pour les caravanes et les commergants, tant que ces
biens si précieux n’auront pas été apportés et imposés dans tous ces
pays par une intervention étrangére. — Puisqu’aujourd’hui deux
puissances chrétiennes seulement jouent un grand rdle en Orient,
leur mission n’est-elle pas clairement indiquée? Loin de songer a
s’épuiser dans des luttes stériles, ne doivent-elles pas unir leurs
forces pour implanter la civilisation dans |’Asie centrale?
La Russie, qui se montre si cruelle, parfois presque barbare en
face d’une nation civilisée de l'Europe, la Pologne, comprend mieux
ses devoirs en présence des hordes sauvages de |'Asie. Lorsque la
campagne de 1872 l’eut rendue maitresse de Khiva et des territoires
environnants, elleimposa au khan de Khiva et ses voisins l’émanci-
pation de tous les esclaves, ct abolit chez eux cet odieux trafic ; elle
4226 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE DANS L'ASIE CENTRALE.
défendit en méme temps aux khans d’entreprendre, sans son con-
sentement formel, aucune guerre contre leurs voisins. Des mesures
furent prises pour garantir la sécurité des voyageurs et des cara-
vanes, et aussi pour faciliter les transactions et les relations pacifi-
ques entre toutes les parties du territoire annexé. Qui pourrait re-
gretter les conquétes de la Russie quand elles ont de semblables
résultats‘? — Que l’Angleterre imite cet exemple, et qu’elle s’en-
tende avec la Russie pour renouveler peu 4 peu la face de I’Asie
centrale, pour assurer le triomphe de la civilisation chrétienne sur
la barbarie musulmane!
Rappelons encore une fois qu’a cété de leurs devoirs en Asie, ces
deux puissances en ont d'autres, ef non moins grands, 4 remplir en
Europe. — On sait & quel point certaines ambitions insatiables me-
nacent aujourd’hui la paix de l'Europe. L’Angleterre et la Russie
sont, 4 plus d’un titre, intéressées au maintien de cette paix :
unies, elles peuvent, comme elles l’ont déja fait, en assurer la du-
rée; divisées et rivales, elle seraient sans force pour prévenir des
conflits dont nul ne saurait prévoir les conséquences. Qu’elles res-
tent toujours pénétrées, l'une et l’autre, de cette grande vérité, et
qu’elles resserrent de plus en plus, loin de la compromettre, une
alliance dont la rupture, aussi funeste 4 elles-mémes qu’aux autres
puissances, assurerait en Asie le triomphe de la barbarie tartare.
et aménerait peut-étre en Europe les plus grands désastres.
ANATOLE Lanectois.
{ Le lieutenant allemand Hugo Stumm, qui a suivi l'expédition de Khiva et en
a publié un récit, repéte 4 plusieurs reprises que, « dans l’intérét de Phamaut?
et de la civilisation. il y a plus 4 se réjouir qu’a s’alarmer du progres de ja Rus-
sie dans !’Asie centrale. »
LES (RUVRES ET LES HOMMES
COURRIER DU THEATRE, DE LA LITTERATURE ET DES ARTS
Le sultan de Zanzibar a Paris. Le concours pour la réforme des timbres-poste.
Un atelier démocratique et philanthropique. Les voeux du conseil municipal.
La statue de Diderot. Un rapport de M. Viollet-le-Duc et le commentaire de
M. Bonnet-Duverdier. — Chapelle de la Sorbonne : la Théologie, par M. Timbal.
Concours pour le prix de Rome. M. Pils et l’'anniversaire de la prise de Sébas-
topo]. — Le centenaire d’0’Connell. Les fétes de Florence en l’honneur de
Michel-Ange. Chateaubriand et sa statue.
Est-il temps encore de parler du sultan de Zanzibar et de la visite
qu'il a faite aux Parisiens, 4 la fin du mois de juillet dernier? C'est
a peine si l’on se souvient aujourd’hui de cette figure exotique,
remplacée depuis lors par des centaines d’autres dans |’immense
kaléidoscope ot le monde entier vient se peindre, ct ow les specta-
cles qui se succédent s’effacent aussi vite les uns les autres que les
myriades d’étincelles courant sur un papier noir consumé par la
flamme. Mais, d’un autre cété, comment négliger entiérement une
physionomie si bien faite pour la chronique et qui a excité si vive-
ment la curiosité parisienne ?
Sidi-Burgosch-ben-Said, souverain modeste d’un pays peu connu,
régnant 4 peine sur cing cent mille dmes, vassal et tributaire de
l’iman de Mascate, n’a guére obtenu moins de succés parmi les ba-
dauds de Paris en badaudois, comme dit Rabelais, que le puissant
shah de Perse, grace la saveur particuliére, 4 la couleur locale, 4 la
tournure pittoresque de ce nom de Zanzibar, qui sonne comme,une
fanfare au fond d’une forét vierge, et que les annonces effrénées d’un
industriel, semées sur toutes les colonnes des boulevards, avaient
popularisé parmi ceux qui n'ont lu ni Burton, ni Livingstone, ni
25 Seprewpnr 1875. 719
4228 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
Stanley. Tout le monde ne savait pas que Zanzibar est une ile de
l’Océan indien, située par 37° de longitude est ct 6° 2’ de latitude
sud, et séparée par un mince détroit de la céte orientale d'Afrique;
mais tout le monde savait, tout le monde sentait, devant ce nom
bizarre, qui se rugit plus qu'il ne se prononce et qui sent le fauve.
que Zanzibar est un pays lointain, tropical, qui produit des tigres.
des crocodiles, des négres, des esclaves, des cocotiers et du café.
La visite du sultan de Zanzibar 4 Paris semble avoir été dénuée
de toute arriére-pensée politique. Il était venu 4 Londres pour v
causer de I’abolition de la traite dans ses Etats et de quelques au-
tres sujets non moins graves; il a profité du voisinage pour passer
en France et sinitier aux merveilles de la civilisation parisienne,
dont la renommée avait pénétré jusqu’au fond de son palais de co-
rail. On I’a logé 4 Vhétel du Louvre, d’ou il pouvait voir 4 la fois
les splendeurs du Palais-Royal, de la rue de Rivoli, de la galerie
meuye gui la longe, et les ruines des Tuileries. Ancun drapeau ne
flottait 4 ses fenétres : Zanzrbar n’a poimt de drapeau. Zanzibar n‘a
pas non plus de décoration, et les gens avisés qui tiennent 4 profi-
ter du passage de chaque souverain pour compléter leur brocheite
se sont trouvés fort décus. Le ruban n’existe pas dans cette ile ar-
riérée, ol l’on ne connait que la cotonnade. Sa Hautesse avisera
sans doute 4 combler cette lacune, pour faire entrer son pays dans
le concert des nations civilisées; mais ce sera difficile, la plupart
de ses sujets n’ayant pas d’habits, et ccux qui en portent n’ayant
pas de boutonniéres. ;
Sidi-Burgosch-ben-Said n’a pas perdu son temps 4 Paris. I] est
allé tout voir, depuis les Gobelins, ou les ouvriers qui compesent
de si belles tapissertes par derri¢re et sans les voir l'ont plongée
dans une admiration inquiéte, jusqu’aux égouts, plus propres ef
moins odorants que les fétides avenues de sa capitale. On lua a of
fert un ballet a l’Opéra, dont il a trouvé la musique barhbare, les
houris maigres, les danses inconvenantes et les pirouettes désor-
données. Mais les sauts des houris du Cirque 4 travers les oercles
de papier, les hommes qui mangent des sabres, les héros du tre
péze et du tremplin, les grimaces des clowns, les exercices des jot-
gleurs et des équilibristes, les écuyers cabriolant sur leurs selles
aux sons d'une musique si entrainante qu'elle faisait danser jus-
qu’'aux chevaux, l’ont particuliérement charmé, et c’est pour le
‘coup qu’il a compris enfin ce qu’on lui a conlé des prodiges de l'art
a Paris.
On }’a conduit aussi a l’Exposition maritime et fluviale des
Champs-Elysées, qu’il a parcourue d’un air assez mélancolique jas-
qu’au moment ow il s’est arrété devant une ingénieuse machine a
LES (UYRES ET LES HOMEES 4229
fabnquer le savon. Bb avait passé indifférent prés de la crande cas-
cade, ennuyé 4 travers laquarium, taciturne devant l’extracteur
Baan, le canon sous-marm, les appareils de plongeur et les objets ar-
rachés au fond de Océan, aprés avoir dormi pendant eent soaxante-
dix années sous les flots de la baie de Vigo. Mais ces petits parallé-
logrammes de savon rose et bleu, parfamé, hygenique, comme dit
Pétiquette, ont fasciné le sultan, qui s’en est fait expliquer longue-
ment l'usage. ll en a tendu, en souriant, Pur des morceaux a um
magnifique négre de sa suite, qui, dans son trouble, trompé par la
couleur et le parfum, prit le cadeau de son royal maitre pour une
friandise et failht y mordre a belles dents. kn apprenant son er-
reur, le bon noir rougit autant que le permettait sa peau d’ébéne,
et il passa, dit-on, toute la nuit susvante a se frotter le corps de cet
onguent merveilleux, mais pour constater avec désespoir gu’on n’a
pas encore inventé le savon capable de blanehir les négres..
Quelques jours aprés, le sultan a quilté Paris, emportant, avec
sa provision de savon rose, toute une cargaison de joujowx 4 sur-
prise, de boites 4 musique, de pendules 4 carillon, d’oiseaux méca-
niques battant des ailes et chantant des airs variés en sautant de
branche en branche sur un arbre de carion doré. Burgoseh-ben-
Said est un artiste, mais chacun comprend l’ari 4 sa maniére : il
est bicn permis au souverain de Zanzibar, de Pemba et de la céte
africaine, depuis le Somal jusqu’a la province de Mozaminique, aun
souverain qui régne sur des hommes tout nus, entre )’équateur et
fe tropique du Capricorne, 4 trois ou quatre mille heues du Neuvel-
Opéra, de n’avoir pas les mémes principes esthétiqnes qu’un
membre de Y institut. Si Burgoseh-ben-Said partage les gwitts hité-
raires de Nasser-ed-din, et s'il fonde un journal 4 son retour dans
ses Etats, peut-étre y verrons-nous paraitre, d’ici & quelques mois,
comme dans le Monileur de Téhéran, la relation de sen voyage en
Franec et le résultat de ses observations de tourste, of i] nous ap-
prendra, comme Ie shah de Perse, que, aprés aveir vu le Panthéon,
ke Louvre et Notre-Dame, ce qai l'a le plas charmé c’est le nnagasin
de. Girouy et les: clowns de HM. Franconi.
On n’a pas oublié de montrer aa sultan de Zanzibar les magmfi-
cemsces de Versailles, mais on a négligé, quoique FP oecasion: fat. pro-
pice, de Fintroduire 4 la Chambre pendant une séanee. C’ était, pour-
tant le cas de ni doaner wne lecon de parlementarisme:et d’mitier
ee souverain ren constitutionnel au mécanisme d'un régime pal-
tique dont il dort se faire sans doute une idée singuérement can-
fuse. Em revanche, iI est allé visiter, an Lazenrbourg, la. salle. des
séances du Conseil municipal. On assure que le président de cette
assemblée, historique M. Floquet, plus clément pour le sultan de
41250 LES (EUYRES ET LES HOMMES.
Zanzibar qu’il ne l’avait élé jadis pour le souverain de toutes les
Russies, et sans se plaindre de sa grandeur qui le condamnait 4 la
politesse, s'est ingénié 4 faire pénétrer doucement, 4 force d’expli-
cations bienveillantes, quelques idées démocratiques dans la téte de
son héte. Il a entrepris surtout, dit-on, de lui expliquer en détail
V’effigie de la République et la signification symbolique de chacun
de ses attributs. Le malheureux sultan suait sang et eau en l’écou-
tant; mais il n’est point arrivé 4 comprendre pourquoi la statue du
gouvernement représente une femme, quand le gouvernement a
- pour chef un homme, un grand général, le Sidi-Mac-Mahon !
Qu’edt-ce été donc si l’on avait tenté de lui faire comprendre le
groupe qui décore nos piéces de monnaie républicaines, — un Her-
cule Farnése de face, presque nu, entre deux jeunes dames de profil,
mal coiffées et légérement vétues, dont l'une porte un triangle.
l’autre un bonnet rouge au bout d’un baton dont on a fait pudique-
ment une main de justice — et la figure de nos timbres-poste, qui
pourrait 4 la rigueur, avec sa grappe de raisin dans les cheveux,
représenter la Viticulture, mais n’a aucun titre pour symboliser la
République! Cette derniére figure, du moins, va disparaitre ; elle
était si banale et si lourde que le conseil municipal lui-méme, ou il
y a d’excellents artistes, n’osera la regretter. On sait qu'un concours
a été récemment ouvert pour la création d’un nouveau type, dé-
pourvu de tout caractére politique, et joignant 4 un aspect pitto-
resque le cdété positif et pratique qui manque aux timbres actuels,
ot: la seule chose essentielle, le prix, est la seule aussi qu'on ait
peine 4 discerner dans ses dimensions exigués. D’innombrables
concurrents ont répondu a J’appel, et les projets les plus fantas-
tiques, les plus hasardés, parfois les plus extravagants, ont dé-
filé sous les yeux de la commission. L’un, — était-ce un naif ou un
railleur ? — avait symbolisé la France sous les traits de M. Thiers,
avec les lunettes et le toupet légendaire; |’autre avait dessiné un
ceil étincelant, laissant l’esprit du spectateur flotter entre l'oeil de la
Providence et |’ceil de M. Gambetta ; un troisiéme avait condensé sur
le timbre une sorte de photographie microscopique de !’ Assemblée.
en figurant les nuances politiques de chaque parti par la juxtaposi-
tion des couleurs blanche, rose, bleue, verte et rouge. Celui-ci avait
imaginé une locomotive portant gravé a l’avant le chiffre voulu et
filant 4 toute vapeur ; celui-la, un facteur rural, & peu prés pareil.
sauf le tricorne et la jambe de bois, & celui qu’on voit sur le Grand
Messager boiteux de Strasbourg, remettant une lettre sur laquelle
se détachait en gros caractéres le prix de l’affranchissement.
Parmi les projets qui n’étaient pas suffisamment empreints du
caractére pratique indispensable, la commission a surtout remar-
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 1204
qué un Mercure 4 cheval sur Pégase, petite composition d’une
finesse et d’une grace exquises, mais ov la fantaisie avait trop de
part, et plutét faite pour figurer dans une collection de pierres
gravées que sur l’enveloppe d’une lettre. Elle a placé en premiére
ligne le modéle de M. Sage, représentant la Paix et le Commerce
s’unissant pour régner sur le monde et tenant un globe sur lequel
est inscrit le prix du timbre, allégorie d’un intérét général et
d’un caractére inoffensif qui ne peut déplaire 4 personne. II n’est
pas un parti qui n’ait besoin du commerce et de la paix, pas un
qui ne se vante de pouvoir seul les garantir au pays. Par consé-
quent, si la logique gouvernait les choses de ce monde, le nouveau
timbre-poste semblerait, lui du moins, 4 défaut de mieux, devoir
étre garanti contre ces variations perpétuelles qui, 4 chaque chan-
gement de régime, vont graver partout, depuis le frontispice de nos
monuments jusqu’a l’exergue du dernier centime, l’humiliant té-
moignage de notre mobilité politique. Mais Ja logique ne gouverne
pas ce monde.
On s’attendait 4 une manifestation du conseil municipal, tout au
moins & une interpellation dans la commission de permanence sur
cet attentat contre la république des timbres-poste. Mais la commis-
sion de permanence était occupée ailleurs : l’'agent Coco, de Lyon,
l’occupait tout entiére. Quant au conseil municipal, outre son in-
compétence, qui n’est pas, je le reconnais, une raison suffisante,
une récente mésaventure le condamnait 4 une réserve momen-
tanée : la condamnation en police correctionnelle d’un couple
de philanthropes qu’il avait pris sous sa protection, et dont il
subventionnait l’établissement industriel comme une ceuvre bien-
faisante, moralisatrice et populaire entre toutes. On se souvien-
dra longtemps de l’affaire Cohadon et de cet atelier de |’age d'or,
entouré de l’estime de M. Nadaud, pour lequel !’administrateur
du bureau de bienfaisance songeait & demander le prix Mon-
thyon, tant son cceur était doucement ému par le spectacle de cette
maison-modéle, qui respirait un air de bonheur et de féte, par la
vue de la vertucuse madame Cohadon, — une mére, monsieur! —
qui n’ett voulu que des orphelines chez elle afin de leur rendre les
tendresses de la vie de famille, et de cet excellent M. Cohadon, an-
cien gérant de l'association des macons, ancien candidat républi-
cain, directeur de l’Epargne immobiliére, fondée dans l’intérét des
ouvriers, digne de figurer dans la galerie de Dickens, 4 cdté du vé-
nérable M. Pecksniff! Madame Cohadon ne parlait qu’avec larmes,
4 M. Vinspecteur, des petits anges qui lui étaient confiés, et le petit
ange qui n’aurait pas eu lair d’adorer une si bonne maitresse savait
parfaitement ce qui l’attendait aprés la cérémonic. Linspecteur
1232 LES (EUVBES ET LES HOMMES.
s’en allait attendri, mais, dés qu’il avait le dos tourné, les voisins
entendaicnt les cris des chérubins qu’on battait 4 coups de bru-
nissoir pour leur apprendre la maniére de s’en servir ; le placard
au linge sale se refermait, parfois pendant des journées entiéres,
sur les petites martyres, et la cuisiniére recommengait a préparer
cette fameuse soupe a |’aloés qui laissera une trace ineffacable
dans l’histoire des potages philanthropiques, et qu'on les forgait
de reprendre quand leur estomac en révolte lui faisait Paffront de
la rejeter. :
En outre, le conseil avait émis déja tant de voeux démocratiques
dans sa derniére session qu'il n’eut pas osé peut-étre en émettre un
de plus. Il avait demandé d’abord qu’on élevat une statue a Diderot
dans le square du Conservatoire des Arts-et-Métiers : nous compre-
nons difficulement ce veeu, Diderot n’étant point Parisien et n’ayant
jamais été un démocrate bien farouche aux tyrans, comme sufli-
raient 4 l’attester ses relations avec la grande Catherine et la pen-
sion qu’il en recevait. Il est vrai qu’il fut libre-penseur, matéria-
liste et athée, ce qui est une considération trés-alténuante. Est-ce au
rédacteur des articles techniques de l’Encyclopédie, ou n’est-ce pas
plut6t au philosophe incrédule, 4 l’écrivain aventureux, a auteur
compromis, sinon des Bijoux tndiscrets, du moins de la Religieuse
et de Jacques le Fataliste, que s’adresse l’hommage du conseil mu-
nicipal? Chacun a déja fait la réponse. Aprés Diderot viendra Hel-
vétius; aprés Helvétius, d’'Holbach; aprés d’Holbach, La Mettne.
S'il ne tient qu’é ces messieurs, les rues de Paris se changeront en
un commentaire vivant du Dictionnaire de Nysten, revu par
MM. Littré et Robin; sur tous nos squares et nos places publiques
se dresseront des manifestes de bronze ou de: marbre en faveur de
la ibre-pensée, — puisqu’il est admis par la complicité du langage
usuel que la pensée n’est libre qu’a la condition d’étre désordonnée
et qu'on ne pense pas librement quand on pense comme Bossuet,
Descartes et Pascal.
Un weu de MM. Cadet, Bralerct, Loiseau-Pinson, cela ne tire pas
a conséquence, heureusement. Le gouvernement, comme l’ opinion,
sait le cas qu’on en doit faire. « Qu’est-ce encore? » se demande le
lecteur en parcourant le compte rendu des séances, et il se répond
& lui-méme en souriant : « Ce n’est rien, c’est M. Cadet qui s‘-
muse. » ff en est autrement d’une motion de M. Viollet-te-Buc. On
sait que M. Viollet-le-Duc, — savant architecte, archéoclogue émi-
nent, mais qui n’élait pas sans-culotte aux soirées de Compiégne et
qui n’écrivait pas de factums contre Part religieux quand il restaw-
rait Notre-Dame, !a cathédrale d’Amiens, l’abbaye de Vézelay ou de
Saint-Denis, — mordu sur ses vicux jours par la tarentule radicale
IES G0OWRES ET LES BOMMES. 4233
et impatient d'une gloire nouvelle, a été terrassé sur le chemin du
Luxembourg et converti brusquement & un parti qui n’a pas pour
spécialité de restaurer les cathédrales, — au contraire. ll a entendu
une voix qui lui criait: « Reléve la téte, architecte clérical, et dé-
sormais brile ce quc tu as adoré. » Et M. Viollet-le-Duc s'est fait
nommer conseiller municipal par ie quartier de l’Opéra, et il a
écrit son rapport sur les subventions artistiques de la ville de Paris.
Sil ne s’agissait dans ec rapport, comme [ont prétendu quel-
ques-uns des journaux qui en ont pris la défense, que d’élargir
simplement la part de l'art profane et d’étendre la sollicitude de
Védilité parisienne 4 la décoration des édifices civils, rien ne serait
plus Kégitime. Cette part n’est point aussi restreinte qu’on veut bien
le dire, et ce n’était peut-¢tre pas aprés que le nouveau Louvre, le
Palais de Justice, le nouvel Opéra avaient fourni 4 MM. Cabanel,
Bonnat, Pils, Lenepveu, Gustave Boulanger, Baudry et vingt autres,
des kilométres de murs et de plafonds 4 reeouvrir, qu’il convenait
d’élever une plainte semblable. Mais nous admettons sans peme
qa’on puisse aller plas loin encore. En Italie, les hétels de ville sont
souvent de véritables musées, que les Titien, les Tintorct, les Véro-
mése ont illustrés de fresques éclatantes. Rien n’empéche qu’il en
soit de méme chez nous, — rien, sinon l'absence des Véronése et
dies Titien. Mais, j’en appelle autant a l’eftet produit par la lecture
de son rapport qu’aux termes dans lesquels, i! est concu. M. Viollet-
le-Duc ne se borne pas 1a, et s'il ne conclut point formeilement, il
tend.du moins, avec une ardeur 4 peine déguisée, a la suppression
de toute subvention en faveur de l'art religieux, condamné, par son
épuisement, 4 tourner sans cesse désormais dans le méme cercle
mfécond et banal. En un mot, aux applaudissements de M. Jobbé-
Duval, dont la brosse a déserté le Calvaire pour les Mystéres de
Sacchus, il tend a créer la peintare laique obligatoire.
Changer publiquement d’opinion, c’est un malheur souvent ex-
cusable, quclquefois néccssaire; mais rien ne dispense de fe faire
avec dignité, avec la modestie séante 4 un homme qui avoue tout
haut qu’il s'est longtemps et complétement trompé. ll ne convient
pas de donner 4 cet avea pémble des allures triomphales et de mé-
tamorphoser une confession en une proclamation. Par quelle aber-
ration singuliére la plupart des transfuges d'ane croyance font-ils
un bruit si provocant auteur de leur désertion, et joignent-ils & an
premier malheur Pimpardonnable tort de traiter avec impertinence
de camp ot ils ont longtemps combattu? Le rapport de M. Viollette-
Duc est un phénoméne d’ingratitade et d’inconséquence, veaant
d’am artiste qui a gagné son nom, sa position, sa fortune, 4 croire,
& dire et 4 faire toute sa vie le contraire de ce qu'il soutient au-
1234 LES CEUVRES ET LES HOMMES.
jourd’hui ; un rare monument de palinodie de la part de l'homme
qui, aprés avoir fiétri le délire sacrilége de la Révolution, s’écriait
dans un élan mystique, a la fin de sa Description de Notre-Dame :
« Puisse lVinsigne cathédrale voir renaitre les anciens jours de foi
et de grandeur! » Que n’a-t-il passé seulement par Saint-Germain-
des-Prés ou méme par la Sorbonne (nous y entrerons tout &l’heure)
en se rendant au Luxembourg pour y lire son rapport! Il edt pu
se convaincre que la peinture religieuse vit encore et qu'il s'est
laissé prendre & un bruit que les peintres de Bacchanales ont in-
térét a faire courir. Il est bien naturel que M. Jobbé-Duval la croie
morte depuis qu’il l’a quittée.
Le rapport de M. Viollet-le-Duc a été souligné et commente par
M. Bonnet-Duverdier, jusqu’alors peu connu dans l'histoire et que
les lauriers de ses collégues empéchaient de dormir : « Eh quoi, se
disait M. Bonnet-Duverdier, Lockroy, jeune encore, estillustre; Floquet
occupe l'Europe de sa personnalité ; Braleret est un grand homme a
Belleville; Cadet lui-méme est célébre! Et moi, qui sait mon nom!
qui me montre 4 son voisin quand je passe? Le nom de M. Floquet,
oublié dans la liste des notabilités qui assistaient 4 la distribuion
des prix du grand concours, a été rétabli le lendemain par le
Journal officiel ; on oublie toujours le mien et on ne le retablil je
mais. I] faut que cela finisse, je veux, 4 mon tour, devenir popu-
laire ! »
Et il l’est, du moins il l’a été, pendant vingt-quatre heures. Tout
un jour, peut-étre deux, un joyeux éclat de rire a flotté comme
une fanfare autour de M. Bonnet-Duverdier ; une auréole d'épr
grammes etde quolibets a couronné son front. Quelques efforts et-
core, et il atteindra 4 ce comble du ridicule ot l’on est presque sur
de devenir immortel. M. Bonnet-Duverdier s’est écrié, dans uf
transport prophétique, aprés le rapport de M. Viollet-le-Duc, qué
les temps étaient venus de faire enfin triompher le grand principe
de la laicité de l'art, et jeignant l’exemple a la parole, il a propo
aussitét de rendre le Panthéon a la destination que lui assignent son
nom, le but et le caractére de sa construction. Cette motion d ue
laicité résolue annonce chez son auteur une profondeur de sclence
historique et esthétique qui a dd exciter l’étonnement de M. Violet
le-Duc. Il faudrait l’examiner en détail pour l’apprécier & toute 82
valeur. Partout ailleurs qu’au conseil municipal, on edt pu repon-
dre 4 M. Bonnet-Duverdier que le vrai nom du Panthéon, celui qu'l
a porté d’abord jusqu’a la Révolution frangaise, est Sainte-Geneviere
et que Soufflot l’a construit dans l’intention expresse d’en faire une
église, non un temple dédié a toutes les divinités de IOlymp,
comme il parait le supposer naivement ; que profiter du nom qu
LES (EUVRES ET LES HOMMES. . 1235
luia été donné aprés coup par ceux-la méme qui l’ont enlevé au
culte, pour contester anx catholiques le droit d’y dire etd’y entendre
la messe, c'est commettre une pétition de principes peu en har-
monie avec la gravité du corps municipal et raisonner a la facon de
ces habiles gens qui, aprés avoir démarqué le linge d’autrui, en
concluent qu’il est bien 4 eux, puisqu’il porte leur chiffre. Quant au
caractére de la construction du Panthéon, j’engage M. Bonnet-Du-
verdier 4 demander une petite consultation 4 son savant collégue :
malgré |’amour exclusif que celui-ci a longtemps professé pour !’art
du moyen age, de cette époque de barbarie religieuse et féodale,
il pourra lui apprendre 4 ne pas confondre la coupole du Panthéon
de Soufflot avec le déme du Panthédn d’Agrippa, et lui rappeler que
sice monument n’est point, 4 coup sur, le type de l’architecture
chrétienne, s'il est naturel de préférer Notre-Dame et la cathédrale
de Chartres, cependant il n'est pas du tout sans exemple de voir
un édifice 4 coupole et 4 colonnades consacré au culte catholique,
ne fut-ce, par exemple, que Saint-Pierre de Rome.
Le principe posé par M. Bonnet-Duverdicr peut, d’ailleurs, con-
duire fort loin. Pourquoi s’arréter en si belle route? A la prochaine
session, j’engage cet homme d’un gout sévére a revendiquer encore
la Madeleine et Notre-Dame de Lorette, par cette méme raison que
le caractére de leur construction et leur nom méme (Madeleine,
ah! — Lorette, oh!) ne leur permettent pas de servir plus long-
‘temps d’églises. Seulement, qu'il nous dise ce qu’il en veut: faire.
Le nom de Panthéon signifie tous les dieux. En demandant qu’on le
rende 4 la destination que ce nom lui assigne, entend-il qu’on y
éléve au centre un autel 4 Jupiter Tonnant et tout autour des cha-
pelles 4 Neptune, Mars, Vénus, Minerve ct Junon ? Se contentera-t-il
qu’on y remette les Marat de l'avenir, entre Voltaire et Rousseau?
Qui sait? peut-étre pousserait-il la condescendance jusqu’a trouver
le principe de la laicité suffisamment garanti si ]’on transportait au
-Panthéon tous les enterrés civils ?
II
Entrons maintenant a Ja Sorbonne pour voir si la peinture reli-
gieuse est aussi complétement morte que le prétend M. Viollet-le-
Duc, depuis qu'il ne restaure plus de basiliques. L’église, ou plutét
Ja chapelle de la Sorbonne, assez maussade a ]’intérieur, malgré le
beau monument élevé au cardinal de Richelieu par Girardon et les
peintures de la coupole par Philippe de Champagne, vient de re-
cevoir un ornement nouveau qui lui vaudra la visite de tous les
amis de fa grande pcinture. M. Timbal, — un éléve de Drolling,
disent les livrets du Salon, mais un disciple d'ingres et de Flan-
drin, noas disent ses tableaux, — a été chargé d’y représenter
l’Histoire de la Théologie, sujet qui ne pouvait étre nulle part
micux a4 sa place. Les ceuvres précédentes de M. Timbal! |'avaieat
déja fait connaitre comme un peintre de style, comme un artistean
talent grave et noble, aux ambitions élevées, nourri de fortes ée
des et dédaigneux des succés faciles ; celle-ci le met hors de par.
Cette vaste composition, qui dominele tombeau du cardinal, est di-
viséeen dcux parties paralidles ct superposées. Au sommet, la figure
symbolique de la Théologie, tenant 1’Evangile et le flambeau de la
Foi (tux vera Christus), scrt de pointde ralliement aux Péres de!'E-
glise grecque et de l’Eglise latine, qui se pressent autour delle. Au
centre de la partie inférieare, rayonne le Saint-Sacrement, expost
sur l’autel. A droite ct 4 gauche sont groupés les plus illustres théo-
logiens de ]’Eglise de France, avec les grands saints qui farent des
théologiens actifs, si je puis ainsi dire, ef qui enseignérent par leur
vie plus que par lcurs livres l'amour du Verbe incarné dans le
Christ, et la foi au Christ revivant dans l’Eucharistie. Par une idée
heurcuse, M. Timbal a complété ce cheeur glorieux, cn y adjoigaaal
d’une part les personnages qui sont venus étudier ou enseignr 4
Paris, qui ont exereé une influence notable sur les études théolo-
giques ou les ccuvres pieuses de la France; de l’autre, les grands
écrivains et les grands artistes qui restérent les plas fidéles a la
tradition chrétienne d'un siécle ot la foi inspirait le génie, ¢ qu
farent en quelque sorte, chacun & sa maniére, par la plame 00
par l’outil, les auxiliaires profanes, les collaborateurs du dehors.
Cette disposition générale du tableau rappelle invinciblemes!
tout d’abord ia Dispute du Saint-Sacrement. C'est évidemment &
ce chef-d’csuvre, et d'un autre plus moderne, I’ Apothéose d’ Homer,
que reléve la Théologie de M. Timbal. C'est 1a qu’il s’est inspite.
Il a fait preuve d’un véritable courage en ne reculant pas devatl
ce rapprochement, sachant bien que personne ne pourrait 8}
méprendre et ne verrait un acte de témérité dans ce qui nest
qu'une preuve de respect. Un plagiaire n'aurait eu garde de se dénot-
cer ainsi lui-méme ; mais M. Timbal ne copie pas, il n’imite méme
point : une fois l’impulsion recue, lidée et le plan général 20p-
tés, il s'y meut librement, avec une allure toute personnelit, ©
l'on va voir que les détails de son poéme mystique sont bier alu.
A la droite de la Théologie, la premiére figure que l’on rencosite.
assise sur les marches de !’autel, c’est saint Jéréme, le traducted!
de la Bible, le Pére de l'exégése, que sainte Paule montre avec ©
LES GUVRES EY LES NOMMES. 1337
nération a sa fille Eustochie. En dehers de ce groupe, on en remar-
que surtout deux autres. Le plus beau est formé de saint Ambroise,
de sainte Monique et de saint Augustin. L’évéque de Milan leéve les
bras au ciel pour rendre graces 4 Dieu de la conversion qu’il vient
d’opérer, et sainte Monique, le visage tourné vers saint Ambroise,
avec une profonde expression de reconnaissance et de joie, entraine
son fils, uae main sur son bras, l'autre passée autour de son cou
dans un geste plein de tendresse et d’élan maternels, tandis que
celui-ci, dont Ja figure fatiguée s’éclaire de la foi du néophyte,
laisse Lomber a terre la couronne dont il avait si longtemps ceint
son front au milieu des plaisirs et des festins. L’autre, a |’arriére-
plan, représente saint Rémy baptisant Clovis et du geste lui mon-
trant les cieux : on distingue vaguement un druide arrachant de
son front le gui de Teutatés. En avant, un jeune martyr de l’Egtise
primitive des Gaules, un de ces diaercs, 4 ja fois historiens et con-
fesseurs de la foi, qui nous ont conservé les actes de l'apostolat de
saint Pothin et de saini Irénée, achéve de relier, par une transition
naturelle, la partie supérieure du tableau 4 sa partie inférieure.
De l'autre cété, saint Jean Chrysostéme, assis, dont Grégoire de
Nazianze ct Bazile, 4 genoux,:écoutent les lecons, forme le pendant
de saant Jérome. Au fond, saint Antoine, le théologien-cénobite, le
voyant qui lisait dans la nature comme dans un livre toujours ou-
vert, explique 4 un idolatre Je néant de toutes choses en lui mon-
trant une i¢ie de mort. Entre ces deux groupes extrémes se distin-
guent saint Athanase, Origéne ct les évéques des Eglises du lointain
Orient, saint Etienne, le premier qui scelladesonsang la théologienou-
velle, levant 1a palme du martyre, et saint Martin de Tours, dont je
ne m‘explaque pas bien la présence de ce cété, spécialement con-
sacné aux Péres de l'Eglise greoque.
La partie inféneure de la composition est la plus importante, la
plus riche, celle qui forme le tableau proprement dit, comme dans
la fresque de Raphaél. Debout a la droite de l'hostie, Bossuet la
montre d'un geste ample ef selennel. L’autear des Médifations sur
’'Kvangile, des Elévations sur ies mystéres, de 1'Exposition de la
doctrine catholique, le dernier Pére de | Eglise, méritait l’honneur
que lui a fait l’artiste. Tout ce cété est consacré surtout aux hom-
mes du grand siécle. A l'autre extrémité, Fénelon instruit le petit
duc de Bourgogne. Dans l’intervalle de ces deux figures, qui se ré-
pondent, trois personmages principaux se détachent avec un éclat
particulier : saint Francois de Sales, en mitre et en chape, regar-
dant l'autel avec une grave expression de tendresse et de foi, et
somblant échanger quelques mots avec Olier, le curé de Saint-Sul-
1238 LES (EUVRES ET LES HOMMES,
pice; prés de lui, la physionomie énergique et pensive de Bérulle,
en costume de cardinal ; 4 genoux sur les marches de |’autel, saint
Vincent de Paul (que beaucoup de personnes prendront d’abord,
comme moi, pour le curé d’Ars), revétu des ornements sacerdo-
taux, étranger aux controverses, aux démonstrations théologiques,
et se bornant 4 adorer Dieu, abimé dans |’extase d’une contempla-
tion pleine d’amour. Aux derniers plans, on apercoit les principaux
représentants des arts ct des lettres, Pascal qui médite, Descartes
serrant la main de son disciple Malebranche, et a l’extrémité, en un
groupe qui fait songer a l’ Apothéose d’Homeére, Poussin et Lesueur
a coté de Lemercier, |’architecte de la Sorbonne; Racine, déchirant
ses ouvrages profanes et songeant a Athalie, auprés de Corneille,
qui médite sa traduction des Hymnes du Bréviaire et de [imi-
talton.
Sur les marches de |’autel, M. Timbal a hardiment assis, faisant
face au spectateur, saint Bernard, encapuchonné dans son froc
blanc : cette figure triste, vigoureusement modelée, et d’une expres-
sion intense, si je puis ainsi dire, ne sort plus de la mémoire, dés
qu’on |’a vue. Plus hardiment encore, comme pour servir de trait
d’union entre les groupes de droite et»ceux de gauche, il a étendu
sur les marches saint Francois-Xavier expirant, qui se souléve
encore pour jeter un dernier regard d’amour au crucifix. Prés de
lui, saint Francois d’Assise, dans une attitude extatique, tend vers
le Saint-Sacrement ses mains oi rayonnent les stygmates; saint
Benoit, vieillard 4 barbe blanche, 4 l’expression profonde, est
absorbé dans la priére, ainsi que ]’autre grand fondateur d’ordre,
saint Dominique, tenant le lis qui lui sert d’attribut. Dans la
foule se détachent encore I’austére profil de saint Bruno (les moines
ont particuliérement porté bonheur 4 M. Timbal), et saint Tho-
mas d’Aquin expliquant 4 ses auditeurs le mystére eucharistique :
parmi ceux qui semblent l’écouter, on reconnaitra le pale visage
du Dante, couronné du laurier traditionnel. Dante avait un double
titre 4 figurer dans la Théologie de M. Timbal, comme il figure
dans la Dispute du Saint-Sacrement de Raphaél : il s’assit sur les
bancs de l'Université de Paris, et son ceuvre encyclopédique |'a
rangé parmi les théologiens : Theologus Dantes, nullius dogmatis
expers. Mais a cété de l’ange de l’école je regrette de n’avoir pas
trouvé son maitre, Albert le Grand, qui avait professé comme lui a
_ Paris et dont la place Maubert 4 retenu le nom.
M. Timbal n’a eu garde d’oublier non plus Pierre Lombard, 4 la
fois évéque de Paris ct l'un des oracles de la scolastique, ni Robert
Sorbon, qui est 1a chez tui, ni le chancelier Gerson, qui dépose
LES CEUYRES ET LES HOMMES. 1239
l' Imitation de Jésus-Christ sur l’autel, car les peintres, comme les
poétes, ont toute licence de trancher a leur gré les questions con-
troversées.
Arrétons ici cette description. Si nous l’avons poussée aussi loin,
c’est qu’elle était nécessaire, le lecteur l’aura compris, pour mon-
trer comment l’artiste a concgu son sujet, avec quelle harmonie,
quelle richesse et quelle variété de détails il a ordonné son tableau.
La composition n’a rien de froid, ni d’abstrait; elle est claire, et
elle est vivante. L’auteur a su rapprocher ses personnages, nouer et
dénouer ses groupes, les animer, les varier, rompre au besoin la
monotonie des costumes, allier la symétrie de l’ordonnance 4 la
souplesse et 4 la liberté des détails, avec un art qui se cache sous
la simplicité. Surtout il a su faire penser et prier cette multitude
de figures, venues de tous les points de l’horizon, empruntées a
toutes les races, a tous les siécles, 4 toutes les histoires, mais re-
liées entre elles par l'unité de la foi. De l’Orient 4 l’Occident, des
Catacombes a Versailles, il a convoqué tous ces illustres adeptes de
la science divine, qui se trouvent réunis ensemble comme en un
grand concile sans en étre étonnés. C’est une belle page : elle est
d’un peintre, mais elle est aussi d'un penseur. Un tel sujet ne pou-
vait étre abordé que par un artiste érudit, capable de le féconder
par la réflexion et l’étude; il edt écrasé nos petits peintres anec-
dotiques et superficiels pour qui tout l'art se résume dans |’adresse
de la main. Ce n’est pas seulement par le style, par la probité du
dessin, par le soin de la composition, par la gravité sincére de l’ex-
pression religieuse, que M. Timbal se rattache aux traditions trop
délaissées de notre grande école nationale ; nous le remercions sur-
tout, pour notre part, d’étre venu prouver une fois de plus, aprés
les maitres dont il a médité les ceuvres et dont il suit les traces,
tout ce que peut ajouter aux ressources de la main le secours d’un
esprit instruit, studieux, formé au commerce du beau en tout
genre, capable de penser par lui-méme et n’oubliant pas qu’un art
qui s’isole dans la pratique d’un procédé matériel, devient bien
vite, quelle que puisse étre son habileté, le plus frivole et le plus
mesquin des meétiers.
Nous avons retrouvé la peinture religieuse dans le concours de
peinture pour le prix de Rome. Sortant de ses habitudes, ]’Acadé-
mie avait puisé cette fois dans l’Evangile, et demandé aux éléves de
l’Ecole des beaux-arts de représenter l’Annonciation aux bergers,
— beau théme, mais qui s'est trouvé au-dessus de la plupart des
concurrents. On sentait trop qu’ils ont été déroutés par un sujet en
dehors de leurs études et de leurs idées habituelles. S'il ne se fut
agi que de peindre |’étonnement ou la frayeur des bergers, passe
1240 LES CUVRES ET LES HOMMES.
encore! beaucoup y ont réusst; tls se retrouvaient la sur leur ter-
rain et, dans la moitié au moins des compositions, nous avons w
d’excellents groupes pastoraux pcints avec vérité, avec vigueur,
avec vie. Mais les anges! Hélas! l’étude du modéle ne soffit pas
pour représenter les étres surnaturels : 11 y faut le style, le sens
idéal et religieux. Ici l’ange ressemblait 4 un fantéme apparaissant
au milicu des flammes de Bengale; la 4 un comparse de |'Opéra
gui sort de la coulisse avec une démarche chorégraphique et mn
sourire de commande, en agitant des ailes de carton.
Le premier grand prix a été décerné 4 M. Comerre, 4 ta surprise
universelle, il faut bien Je dire. Je ne sais si le nom de M. Comerre
avait figuré une seule fois dans les pronostics trés-divers hasardés
par les augures de la presse. On trouvait sans doute, dans son ou-
vrage, une certaine habileté de praticien, une certaine convenanee
superficielle; il était difficile d’y reconnaftre le moindre sentiment
réel du sujet. Attitudes, gestes, expressions, tout y sembhit {roid,
convenu, banal, presque faux. Le jury, dit-on, n’a donné quune
majorité d’une voix 4 M. Comerre, aprés um scrutin Iaborievx quill
a fallu recommencer douze 4 quinze fois de suite; mieux eit valu,
je le crois, entreprendre un seizi¢me tour et tomber d’aceord sur
un autre nom. Le premier second grand prix, M. Bastien Lepage.
déja connu par plusieurs succés au Salon, avait Pappui chaleureus
d’une grande partie de la critique. Les visiteurs se récriaient devanl
un vieux berger 4 la peau basanée, aux mains tremblantes, 20 t-
sage sillonné de milliers de rides, étude réaliste trés-curieusemen!
fouillée, mais qui n’était qu’un morceau, presque un hors-d'envre.
Notre choix, nous l’avouons sans détour, en homme qui 1a d2t-
tre prétention que de dire sinecrement son avis et non doppestt
son jugement a celui de l'Institut, se fat porté de préférence sur
toile de M. Bellanger, qui n’a obtenu que le second grand pf
mais qui seul a rendu, sans rester trop au-dessous de sa tache, fe
coté religieux du sujet. Le messager céleste de M. Bellanger, pt
nant dans un mouvement hcureux sur es pasteurs prostemés #
ses pieds, était bien préférable & l’ange guindé de M. Comerte, ¢
aussi a celui de M. Bastien Lepage, pastiche gauche et lourd des
anges sur fond d’or du Fra Angelico et de nos vieux missels.
On avait donné aux concurrents pour le prix de sculpture, ®
sujet parfaitement approprié aux conditions du bas-relief : Homér.
accompagné de son jeune guide, chantant ses poésies dans um ell
de la Gréce. Aussi, le concours était-il, dans son ensemble,
supérieur 4 cclui de peimture. Sur ces dix bas-retiels, trailé
presque en ronde-bosse, la moitié montraient une habileté de cot
position et une science d’exécution déja remarquables. Le pear
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 4244
grand prix, M. Hugues, a fait un Homére excellent : c’est bien un
aveugle, et un aveugle inspiré, l’harmonieux vieillard aux traits
grands et fers de lidylle d’André Chénier. Peut-élre, dans quel-
ques figures, a-t-il poussé un peu loin, au détriment de l’élégance,
la recherche de la force et: du caractére. M. Perrin, le deuxiéme
grand prix, l’emportait sur ses rivaux, au Jugement de beaucoup,
par la noblesse des formes ect l’adroit agencement des groupes,
autant que par intelligence du sujet.
Quelques semaines aprés ce concours, fort 4 ’honneur de I’en-
seignement de M. Cabanel, dont les vainqueurs de la peinture
sont tous trois éléves, l'un des professeurs les plus aimés de!’ Ecole
des beaux-arts, M. Isidore Pils, mourait 4 peine agé de soixante-
deux ans. M. Pils avait débuté par des tableaux religieux, et tout
récemment, dans les peintures. du grand escalier de |’Opéra, il
avait montré des qualités de coloriste vigoureux, et s était tiré a
son honneur d’une tache dont ses amis eux-mémes redoutaient
’épreuve pour lui. Néanmoins il restera pour la foule le peintre
de nos troupicrs, dont il saisissait avec tant de vérité le type,
Vallure et le mouvement; |’annaliste pittoresque de nos gloires mi-
litaires, surtout de nos victoires de Crimée, qui lui ont inspiré ses
meilleurs tableaux; le plus habile et le plus populaire des continua-
teurs d’Horace Vernet, dont il n’eut ni.la fécondité, ni la verve in-
fatigable et joyeuse, mais dont il avait les qualités toutes francai-
ses : la clarté, l’aisance, le naturel et l’entrain. Qui ne se rappelle
le Débarquement de U'armée francaise en Crimée et la Bataille de
. TAlma? Mais M. Pils, atteint d’une maladie cruelle, s’était lassé
vite; il ne donna jamais a son chef-d’ceuvre du Salon de 1864 le
pendant qu’on attendait, ct les admiratcurs de son talent en étaient
réduits 4 se disputer les croquis si souples et si justes, les alertes et
vivantes aquarelles ot il nous donnait la menue monnaic des ta-
bleaux qu’il ne faisait plus.
Hélas! la matiére manquait désormais au pinceau de Pils ! ‘A-t-on
remarqué que sa mort coincidait avec le vingtiéme anniversaire de
nos triomphes en Crimée? Le peintre de |’ Alma et d’Une tranchée
devant Sebastopol a été enterré le 8 septembre 1875 ; c’est le 8 sep-
tembre 1855 que Sébastopol fut enlevé d’assaut. Qui donc s’en est
souvenu? Personne, pas méme les bonapartistes, peut-étre. Pas
méme ceux qu’on appelait, en ce temps-la, les jeunes et héroiques
vainqueurs de Crimée, et que les femmes couvraient d’une pluie de
fleurs 4 leur entrée 4 Paris... Tout au plus quelque mére vieillie,
qui n’oublie pas, elle, et qui pleure ce jour-la, solitaire et silen-
cieusc. Nous avons d’autres anniversaires 4 célébrer maintenant.
Comment songer a Sébastopol dans le mois de Sedan? On n’a pas
1242 LES GSUVRES ET LES HOMMES.
porté une seule couronne 4 la Victoire ailée qui plane sur la co-
lonne du square des Arts-et-Métiers ; on en a porté des milliers aux
tombes des soldats morts 4 Werth, a Spickeren, sous les murs de
Metz, et on leur a ¢levé des monuments commémoratifs 4 Mars-la-
Tour, 4 Epinal, sur le plateau de Gravelle.
It
Nous l’avions remarqué déja : dans les événements qui fournis-
sent 4 cette chronique un théme sans cesse renouvelé, il se produit
par moments comme des veines et.des courants singuliers. On voit
naitre ce que les joueurs appellent des séries. Il semble que, sous
l’empire d’une mode ou d’une contagion subite, les faits de méme
ordre s'appellent et s’inspirent les uns les autres.
Déja la série des centenaires, des fétes en I'honneur des grands
hommes, des érections de statues, s’était ouverte lors de notre der-
niére causerie; elle s’est poursuivie depuis lors, en s’étendant sur
toute la face de l'Europe. Aprés le centenaire de Boieldieu , ceux
d’0’Connell et de Michel-Ange, sans parler de quelques autres plus
modestes, et dont l'éclat est resté tout local, tel que le centenaire
d'un poéte populaire cn Provence, Saboly, célébré entre félibres,
et of il s'est fait une grande orgie de rimes en langue doc. Aprés
les statues de La Salle ct de Lacordaire, les statues de Guiilaume
le Conquérant. a Falaise et de Chateaubriand, 4 Saint-Malo!
La France était largement représentée aux fétes patriotiques et
religieuses du centenaire d’O’Connell, qui ont eu lieu 4 Dublin du
47 au 20 aout, et c’était justice. O'Connell aimait la France; il lui
appartenait par quelques liens de famille et quelques souvenirs de
sa vic : un de ses oncles, général au service de notre pays, est mort
aux environs de Blois quelques années aprés la révolution de Juillet;
lui-méme avait été élevé aux colléges de Saint-Omer et de Douai.
Mais sa gloire a dépass¢ les frontiéres de son pays natal pour deve-
nir le patrimoine de tous ceux qui aiment la justice. Ce n’est pas
seulement l’Irlande qu'il a affranchie, c’est Ja conscience humaine
qu'il a soulagée et c’est 4 l’humanité entiére qu’appartient cette f
gure si grande et si originale, si émouvante et si curicuse 4 la fois,
d'un intérét si universcl sous le cachet local dont elle est profondé-
ment marquée.
Daniel O’Connell fut le type du patriote, du catholique et de !Ir-
landais. Ce tribun armé pour les grandes luttes et qui avait fait
craquer de toutes parts, pendant qu’il était avocal, l’étoffe de I'élo-
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 4245
quence juridique, trop étroite pour son génie; cet agitateur formi-
dable, qui commandait 4 la foule comme Neptune a la mer, qui
Vapaisait et la soulevait 4 son gré, qui eit pu la déchainer d’un
geste, d’un signe, d’un clin d’ceil, pour la lancer a l’assaut de la
vieille forteresse britannique; cet athléte aux larges épaules, aux
poumons de bronze, a la voix de tonnerre, doublé d’un légiste subtil
et retors, qui pouvait indifféremment soit ébranler le solide édifice
de la Constitution anglaise en le saisissant et le secouant de ses mains
puissantes, comme Samson dans le temple des Philistins, soit l’en-
tourer avec patience de mines, de contre-mines, de circonvallations
.et de chemins couverts; assommer l’ennemi d’un coup de poing,
ou le surprendre et le garrotter dans un inextricable réseau de
liens, enfoncer les portes du Parlement ou se les faire ouvrir par
ruse, portait dans sa foi religieuse la soumission et la simplicité
d’un enfant. Usé par tant de batailles en faveur du droit, il voulut
aller mourir 4 Rome : son coeur seul y jarriva, comme a dit La-
cordaire, et Rome l’a gardé, tandis que son corps retournait en
Irlande.
Dans une langue qui charriait péle-méle 1’or et le limon, O’Con-
nell maniait avec une vigueur qu’on n’a jamais dépassée l’élo-
quence et lironic, l’indignation et la pitié, la colére et le rire,
invective ct l’émotion. ll avait des élans superbes et des chutes
familiéres; les grands cris arrachés 4 ses entrailles par les souf-
frances de sa patrie s’entremélaient de sarcasmes sanglants, de
lourds quolibets dont il écrasait l’ennemi comme d’un coup de
massue. Son éloquence rebondissait en touchant terre. Mais quelle
que puisse étre la valeur de cette éloquence, celle du Libérateur de
V'Irlande n’en dépend pas. Il a donné au monde, pendant prés de
vingt-cing ans, l’un des plus nobles spectacles dont il puisse jouir,
en lui montrant lirrésistible puissance d’une cause juste soutenue
par une parole inspirée, la toute-puissance d’une pensée persévé-
rante et courageuse, le triomphe de la force morale sur la force
matérielle. Monarque absolu d’un peuple qui lui payait volontaire-
ment le riche tribut de sa pauvreté, unanime dans un mémc mou-
vement de patriotisme et d’amour; lui soufflant sa flamme, le pé-
trissant 4 sa guise, jouant de ce merveilleux et redoutable instrument
comme Listz de son piano et Paganini de son violon, capable d’en
tout exiger et d’en tout obtenir, il n’en voulut rien obtenir que de
légal et de pacifique, et 11 a mérité ce témoignage que, malgré l’ar-
deur et la durée de la lutte, malgré tous les dangers d'une agita-
tion populaire, surtout dans de telles proportions, aprés avoir ma-
nié en tous sens, pendant un quart de siécle, cette substance
explosible qui dégageait des flammes sous sa main, les victoires
25 Sepreupne 1875. 80
1244 LES (KUVRES EF LES HOMMES.
éclatantes auxquelles l’Irlande doit son émancipation politique et
la hiberté de sa conscience n’ont pas couté une goutte de sang.
Florence a consacré, au quatriéme centenaire de Michel-Ange,
le 12 septembre, des fétes magnifiques ot la France était repre-
sentée par une députation de l'Institut et une délégation officielle
du ministére des beaux-arts. Michel-Ange n’est pas un génie
local; it -appartient & tous les peuples; il honore |’humanite,
et il n’est pas étonnant que l|’Europe entiére se soit associée a
lhommage dont Florence a pris linitiative. L’inauguration d’un
monument élevé au grand artiste sur une place de cette admi-
rable promenade det Collt qui contourne fa ville entre deux ran-
gées de jardins, de parcs et de villas princiéres, en ménageant
sans cesse aux regards les perspectives les plus ravissantes sur
Florence et ses alentours; une exposition de ses chefs-d’ceuvte
qu’avaient enrichie les envois des amateurs de tous les pays ct
qu’on avait complétée par la reproduction — moulage, gravure ou
photographie — des trop nombreux ouvrages qu’il n’était pas pos-
sible de déplacer, formaient les éléments principaux de ces fetes.
Par un privilége dont elle a droit d’étre fiére, Florence a donné
le jour aux deux plus grands génies de |’Italie moderne, et 4 deux
génies fraternels, tellement analogues dans leur diversité que le
rapprochement s’imposce de lui-méme a l’esprit : Dante, le Michel-
Ange de la poésie ; Michel-Ange, le Dante de la peinture, comme on
l’a souvent appelé. Michel-Ange n’admirait aucun poéte, aucun
homme, autant que le Dante. La Divine Comedie était son livre de
chevet, et c’est assurément dans la lecture de ce terrible poéme
qu’il a puisé l’effrayante inspiration de son Jugement dernier. Un
de ses réves, c’était d’élever 4 l’auteur de ’Enfer un tombeau digne
de lui. 1] l’a chanté plusieurs fois dans ses vers :
« Il est plus facile, s’écrie Michel-Ange dans un sonnet, de blamer
le peuple qui l’outragea que d’égaler son langage 4 la moindre
louange qu’il mérite. Il descendit dans le royaume du péché, puis
il monta vers Dieu, et le ciel ne ferma pas ses portes 4 cclui devant
qui Florence a fermé les siennes. Ingrate patrie!... C’est bien 1a le
signe qu’aux plus parfaits abonde le plus de maux. Jamais n’eut
d’égal son indigne exil, comme jamais il ne fut, ici-bas, d’homme
plus grand que lui. » |
On dirait qu’en écrivant cette plainte amére, Michel-Ange faisait
un retour sur lui-méme. Pourtant Florence du moins ne se mon-
tra pas pour lui, comme pour Dante, « mére de peu d’amour. »
Elle lui fit de splendides funérailles, elle lui a dressé un tombeau
fastucux, ot rien ne manque, sinon le talent, ct elle vient de ren-
dre encore 4 sa mémoire les honneurs d'une véritable apothéose
LES G:UVRES ET LES HOMMES. 1245
artistique. Florence, d’ailleurs, est pleine des souvenirs ct des ceu-
vres de Michel-Ange. On y montre, dans la via Ghibellina, son ha-
bitation, ol un descendant de sa famille a formé un musée michel-
angelesque, légué A la ville par le dernier des Buonarotti. Cette
honnéte maison bourgeoise, sans aucun caractére, répond peu a
- Pidée qu’on s’en faisait d’avance. L’imagination la moins fougueuse
se sent décue; il semble que le puissant artiste edt du étouffer
dans ces salles étroites. La pourtant vécut 4 laise cet anachoréte de
art, dont la pensée était grande, le caractére impétueux, l’esprit
dévorant, l’inspiration sans frein, mais dont les gouts étaient sim-
ples, dont la vie fut toujours sobre et pure, modeste et réglée.
C’est & Rome, il est vrai, que ce génie universe! a laissé, dans
chaque genre, le. chef-d’eeuvre qu’on n’a jamais surpassé : Saint-
Pierre — Moise — le Jugement dernier et les plafonds de la cha-
pelle Sixtine. Mais Florence ne possédat-elle que les mausolées de
Julien et de Laurent de Médicis, avec le Pensieroso, ot Michcl-Ange
semble avoir voulu tailler dans le marbre son propre symbole, et
la Nuit, sous laquelle Strozzi écrivit,: « Kveille-la, elle te parlera, »
ce serait assez pour qu’elle n’eut rien 4 envier 4 Rome méme.
Par un contraste assez piquant, M. Meissonnier, le petit Poucct
de la peinture, a été choisi par notre Académie des beaux-arts pour
la représenter devant le monument de Michel-Ange. Il a prononcé
un discours d’une chaleur et d’un enthousiasme communicatifs.
Aprés lui, M. Charles Blanc s’est attaché a caractériser, avec la
compétence et l’autorité d’un historien de l'art, le génie de l’au-
teur du Moise. Il l’a résumé tout entier dans l’expression, portée
par lui au dernier degré de l’intensité et de la puissance, et dont la
recherche exclusive fait de Buonarotti le véritable pére de l’art mo-
derne. La synthése est juste, sans doute, mais la forme sommaire
qu'elle a rdvétue dans la bouche de M. Charles Blanc lui donne a la
fois quelque chose d’incomplet et de trop absolu. Le but que pour-
suivit toujours Michel-Ange ce n’est pas. seulement |’expression,
cette héritiére moderne de la beauté antique; la passion, cette
antithése humaine de la sérénité divine dont le. grand interpréte et
le parfait modéle avait été Phidias; c’est aussi le mouvement et la
force, dans tous les sens du mot. N’oublions pas, d’ailleurs, que
bien avant Michel-Ange, l’art du. moyen dge, par le ciseau des
sculpteurs qui ont représenté les saints et les damnés aux porches
de nos cathédrales, par le pinceau des Fra-Angelico, des Orcagna,
des Masaccio, des Luca Signorelli, sans parler de Léonard de
Vinci, qui avait créé ses chefs-d’ceuvre, et particuli¢rement la Cene,
quarante ans avant le Moise et le Jugement dernier, avait déja re-
cherché et atteint I’cxpression la plus pure et la plus profonde.
Michel-Ange n’a fait qu’entrer 4 son tour dans la voie déja tracée.
1246 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
et la parcourir avec plus de vigueur, de science et de génie, en im-
primant 4 ses ceuvres, a l’école florentine, 4 toute cette partie de
Vart moderne qui dérive de lui, le cachet d’un naturglisme puis-
sant, fougueux, souvent excessif. L’expression qu'il poursuit a,
dans sa violence, quelque chose d’uniforme : — c'est toujours le
terrible, ou l’effet qu’il cause, la terreur — et il lui arrive aussi
d’oublier l’4me pour le corps. Mais il ne serait pas juste, néan-
moins, de refuser 4 Michel-Ange le sens et l’amour de la beaute
idéale; s'il l’a plus d’une fois trahie dans ses ceuvres, 11 |’a chantée
dans un madrigal que je demande la permission de traduire encore,
car il me semble qu’on a trop oublié le poéte en célébrant le vaste
ct complexe génie de Michel-Ange :
« Pour me guider fidélement dans ma vocation, dés ma naissance
m’a été donné ce sentiment du beau qui, dans les arts, me sert de
flambeau ct de miroir, ct si quelqu’un pense autrement, c’est une
erreur. Ce don seul éléve l’4me jusqu’a la hauteur que je m’ef-
force d’atteindre par la brosse et le ciseau. Ce sont les jugements
téméraires et grossiers qui ravalent 4 un effet sensuel la beauté,
par laquelle toute saine intelligence se sent émue ct transportéc
vers le ciel. Les yeux infirmes ne s’élévent pas du mortel au divin,
ct ne montent jamais a cette hauteur ot toute pensée, sans la grace
céleste, est impuissante 4 gravir. »
Je n’essaie pas d’analyser ni de juger ici lceuvre de Michel-
Ange : on ne le fait point cn deux pages, et ce serait sortir de mon
cadre. La fécondité de son génie en égalait la puissance. Il décupla
sa force de production par la chasteté de sa vie, dont jamais une
minute ne fut distraite pour le plaisir, par sa passion de l’étude et
son infatigable ardeur au travail. C’est par milliers que l’on compte
ses dessins, ct pas un quince soit signé de « la griffe du lion. » La
seule liste de ses tableaux, de ses statues et de ses monumenls
remplirait le reste de cette causerie. Sa téte fermentait sans cesse
de projets nouveaux ; il avait besoin de créer. Comme si tout en lui
eut di dépasser la mesure ordinaire, il vécut prés de quatre-vingt-
dix ans, et cette longue vieillesse, attristée par des pensées lugu-
bres et par une sombre mélancolic, tantét courbée sous I’accable-
ment et l’ennui, tantét traversée par d’ardentes aspirations vers
Dieu, et vers la mort, qui le conduisait 4 Dieu, ne demeura pas
plus stérile que le reste de sa vie : « Chargé d’ans et d’iniquités,
endurci dans la pratique du mal, dit-il dans ses derniéres poésies,
je me vois prés de l'une et de l’autre mort... Le sort le plus envia-
ble est celui de l'homme qui a trouvé en naissant la mort la plus
prompte... Je m’en vais d’heure cn heure ; infirme et abattu, tout
prés de ma chute, je vois le soleil décliner et l’ombre croitre autour
de moi. » Ce fut son dernier vers ; mais quand la mort, qui, depuis
LES CEUVRES ET LES HOMMES. 4247
longtemps, le tirait par habit en lui faisant signe de venir, comme
il disait lui-méme 4 Vasari, se décida 4 frapper le vieillard presque
aveugle, elle le trouva debout, ébauchant d’une main qui faisait
toujours trembler le marbre, suivant \expression du Puget, le
groupe colossal qu’on admire derriére le maitre-autel du Déme
de Florence. Notre compatriote Blaise de Vigenére, secrétaire d’am-
bassade 4 Rome en 1556, qui allait souvent visiter Michel-Ange
dans son atelier du Monte-Cavallo, s’émerveillait de son indompta-
ble vigueur : « Je puis dire l’avoir wu, écrit-il , 4gé de plus de
soixante ans (en réalité il avait alors dépassé quatre-vingts), abat-
tre plus d’écailles d’un trés-dur marbre en un quart d’heure que
trois jeunes tailleurs de picrre n’eussent pu faire en trois ou quatre,
chose presque incroyable a qui ne l’aurait vu; et il y allait d'une
telle impétuosité et force, que je pensais que tout l’ouvrage dut
aller en piéces. » C’était peut-étre le groupe de la cathédrale de Flo-
rence que Michel-Ange attaquait alors 4 si grands coups de ciseau.
On trouve souvent dans son ceuvre de ces vastes ébauches qui sont
demeurées inachevées, comme s'il edt reculé devant l’impuissance
de l’art 4 réaliser l'audace de ses conceptions, — réves de marbre
ou de pierre, figures gigantesques entrevues dans |’ombre, vagues
et douloureuses confidences d’un esprit tourmenté, qui parlent a
Padme plus qu’aux regards, et que l'imagination du spectateur
achéve.
Dans le cortége immense qui a défilé, le 12 septembre, de la
Piazza della Signoria, cet antique forum de la République, a la casa
- Buonarotti et 4 léglise de Santa Croce, parmi les cent quarante
banniéres qui flottaient au soleil, on a vu figurer celle de la Société
des libres-penseurs, avec Vinscription : Sctenzia e lavore, — unica
religzone dell’ avvenire. Il ne manquait plus aux libres-penseurs que
de chercher a mettre la main sur l’architecte de Saint-Pierre, le
peintre de la chapelle Sixtine, le sculpteur de Moise, du Christ tenant
sa croix, de la Pieta, de dix Madones; sur l’homme qui a laissé
dans ses ceuvres huit sonnets 4 Dieu, composés coup sur coup,
empreints d’une ferveur mystique et d’un profond repentir de ses
fautes; qui écrivait 4 Vasari : « Ni peindre ni sculpter ne peuvent
apaiser mon ame tournée vers cet amour divin qui nous ouvrit les
bras dela croix; » ct & sa maitresse platonique Vittoria Colonna, la
Béatrix de cet autre Dante : « Comme le feu ne peut étre séparé de
la chaleur, de méme le beau ne peut l’étre de l’Eternel, et j’exaltc
toul ce qui descend de lui, tout ce qui lui ressemble. » Si Michel-
Ange, qui n’avait point l’esprit naturellement badin, edt pu prévoir
la ridicule incartade de la Société des libres-penseurs, il evt saisi
ces avortons de sa main puissante et les eit placés dans son Juge-
ment dernier, 4 coté de messer Biagio, le damné aux oreilles
4248 LES (EUVRES ET LES HOMWES.
d'dne, dans le groupe que le nautonnier infernal fouaille 4 coups
d’aviron. :
Entre le centenaire d’0’Connell et celui de Michel-Ange, s’était
placée l'inauguration de la statue de Chateaubriand 4 Saint-Malo.
Notre chronique, cette fois, ne chémera pas de grands hommes.
Sous les différences profondes qui les séparent, les trois noms que
le hasard vient de réunir appartiennent, par plus d’un point, a la
méme famille; mais c’est 14 un de ces rapprochements qu’on ne
peut qu’indiquer parce qu’on les dénaturerait en y appuyant. I
serait plus naturel, peut-étre, de comparer le nom de Chateau-
briand 4 tous ceux que la petite ville de Saint-Malo, si féconde en
hommes illustres, s’enorgueillit d’avoir écrits sur son livre d’or, —
4 Lamennais, 4 Jacques Cartier, aux la Bourdonnais, aux Surcouf,
aux Duguay-Trouin, dont l'auteur des Martyrs a reproduit dans
le domaine littéraire, suivant l’ingénieuse remarque de M. Caro,
linstinct de recherche, d’aventure et de conquéte, l’esprit toujours
agité par la passion de la découverte et la soif de ’inconnu. Comme
les chevaliers de la Table ronde, il voyagea 4 la recherche du Saint-
Graal; comme Surcouf et Duguay-Trouin, son génie hardi, dédai-
gneux des routes frayées, aimait les excursions lointaines et les
brillants coups de main; comme Cartier, il a découvert des régions
inconnues et enseigné 4 ceux qui l’ont suivi la route d’un nouveau
monde.
C’est sur la petite place qui portera désormais le nom de place
Chateaubriand, en face de sa maison natale changée en auberge (la
chambre ou il vit le jour porte actuellement le numéro 5, et elle
est d’un bon rapport; on la loue aux Anglais le triple des autres
chambres), que se dresse la statue en bronze de M. Aimé Millet.
Elle a été découverte le 5 septembre 4 midi, par un soleil radieux
qui s’était mis de la féte, devant une foule immense et cosmopolite,
qui, du pavé jusqu’aux toits, n’avait pas laissé une place vide et
dont la masse compacte semblait sur le point d’effondrer les rem-
parts. L’artiste a représenté Chateaubriand dans la force de I'age,
vétu d’une ample redingote que recouvrent 4 demi les plis d’un
manteau jeté négligemment sur une épaule et sur ses genoux. ll
est assis au bord de la mer; 1] réve, mais sa réverie est orageuse.
Accoudé sur'le bras gauche, il reléve 4 demi sa chevelure d'un
geste agité et nerveux. Sa main droite tient le crayon, ou plutot le
stylet. Il ala jambe gauche exhaussée, dans un mouvement un peu
excessif, qui correspond 4 celui de la main, sur une sorte de petit
rocher qui se trouve 1a trés 4 point. L’ensemble est énergique, vi-
vant, expressif, mais tourmenté. A peine découverte, la statue a été
saluée par un feu roulant de discours. M. le maire de Saint-Malo a
parlé au nom de la ville. M. Camille Doucet a parlé au nom de I’A-
LES (EUVRES ET LES HOMMES, 4249
cadémie francaise : le sort a de ces tronics, carsil est un écrivain
qui n’ait jamais rien eu de commun avec Chateaubriand, c’est bien
l’auteur du Baron Lafleur, Vhonnéte héritier d’Andrieux et de Collin-
Harleville. M. Paul Féval a prononcé, au nom de la Société des gens
de lettres, un discours étrange, tout plein de mots a effet, de méta-
phores romantiques, d’un langage hardi, qui passe avec aisance du
familier au sublime et ot alternent les: railleries d’un bon sens
narquois, les pensées brillantes et le style matamore. M. le duc de
Noailles est venu rendre un dernier hommage a celui qu’il a eu l’hon-
neur de remplacer 4 |’Académie ; 1] est le seul qui aif osé saluer au
passage ectte brochure militante : Buonaparte et les Bourbons, ré-
cemment remise en lumiére, avec une vigoureuse préface, par
M. Victor de Laprade, et 4 laquelle, depuis lors, les intrigues achar-
nées d’un parti qui ne lache pas sa proie ont rendu plus d’actualité
encore.
Le soir, au banquet, le défilé des discours a recommencé, plus
interminable que le matin. On a fait surtout un accueil empressé
aux nobles paroles prononcécs par le représentant de la famille,
M. le comte de Chateaubriand. Aprés lui, aprés le maire, )’adjoint,
le préfet ; aprés M. Desjardins et M. Caro, le vénérable M. Sauzet, se
levant 4 son tour, a parlé de Villustre écrivain dans un toast élo-
quent qui aurait obtenu tout le succés dont il était digne, s’il n’était
venu le dernier, devant un auditoire saturé de harangues. La poésie,
qui avait élevé la voix prés de la statue, devait avoir aussi son tour
au banquet. Il appartenait 4M. le comte Achille du Clésieux, l’auteur
d’Exil et Patrie, d’Une voix dans la solitude, des Nobles causes,
de chanter son glorieux concitoyen. L’heure avancée ne lui a pas
permis de lire ces strophes patriotiques et chrétiennes, dont les dé-
veloppements de cette chronique nous permettent 4 peine 4 nous-
mémes de détacher quelques vers :
Chateaubriand, ton nom suffisait 4 ta gloire.
De ton solitaire tombeau
Le soleil était le flambeau;
L’Océan gardait ta mémoire.
Mais le soleil et l’Océan,
Reflets de l’infini, dénoncent le néant
De toute dépouille mortelle :
Il nous fallait 4 nous, tes fréres, tes Bretons,
Au sol qui t’a vu naitre et que nous habitons,
Ton image vivante et belle!
Non, la honte n’est pas pour un pays ou bDrille
L’honneur, le bien, l’amour, le courage, la foi.
La France est un héros... La Bretagne est sa fille,
Et s'il faut réparer un malheur de famille,
L’ainé, Chateaubriand, c’est toi!
1250 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
Aprés tant de discours, aprés tant de vers, aprés tant d’articles,
aprés tant de livres, comment pourrions-nous a notre tour parler
dignement, en quelques pages, d’un homme qui a touché en maitre
4 toutes les formes de la pensée, marqué la littérature moderne, la
poésie et l’histoire, de son empreinte ineffacable, faconné son épo-
que a la forme de son génie et rempli de sa gloire pacifique la pre-
miére moitié de ce siécle? Le mot de la Bruyére revient 4 notre sou-
venir : « Tout est dit, et l’on vient trop tard. » Chateaubriand, en
dépit des protestations que souléve encore sa renommée, a été
traité en classique : i] a eu ses biographes innombrables, ses com-
mentateurs, ses scoliastes. Les secrétaires du grand homme, s’ef-
forcant de détourner sur leur front un rayon de sa gloire et de s’en-
voler 4 l’immortalité sous son aile, comme ces enfants qui se blot-
tissent derriére un équipage de maitre, ont vidé ses tiroirs et raconté
ses conversations. On a vu une femme, se faisant une auréole desa
honte, venir se vanter publiquement, en plusieurs volumes, d’avoir
été la maitresse de Chateaubriand, persuadée, et |’événement lui a
donné raison, que ce nom glorieux pourrait suffire au succés de
ses confidences malsaines. Tous les critiques, tous les historiens,
tous les journalistes, tous les compilateurs d’anas se sont abattus
sur son nom; pendant quinze jours, au moment des fétes de Saint-
Malo, c’était comme une curée. Villemain lui a dressé un monu-
ment ; Sainte-Beuve a griffonné de sa plume la plus fine, sur le
piédestal de sa statue, deux volumes de spirituels et perfides com-
mérages qui sont l’hommage le plus involontaire, mais le plus écla-
tant, 4 la gloire qn’il prétendait rabaisser et ternir. L’Académie a
consacré son nom en mettant son éloge au concours. Il figure en
marbre au Musée de Versailles, parmi les gloires de la France. De-
puis vingt-cing ans a peine qu’il est mort, ce qu’on a écrit sur lui
formerait une montagne deux fois plus haute que le Grand-Beé ou
l’on a creusé son cercucil, et le mouvement passionné qui ne cesse
de se produire autour de son nom, toujours battu des orages, ce
déchainement continu d'enthousiasme et de colére, d’admiration
et de dénigrement, d’hymnes et d’invectives, prouvent que sa re-
nommée est toujours bien vivante et donnent le plus énergique
démenti 4 ceux qui prétendent que cette gloire factice doit bientét
disparaitre du sommet qu’elle a usurpé.
Mais s’il est un endroit surtout ou il soit plus difficile encore de
parler de Chateaubriand, c’est ici, dans ce recueil o& son nom a
retenti si souvent, ob des plumes comme celles de M. Lenormant,
de M. de Pontmartin, de M. de Loménie ont raconté sa vie et jugé
ses ceuvres. Et comment oublier aussi, 4 cette place, la publication
des Souvenirs et dela Correspondance tirés des papiers de madame
Récamier, livre précieux ot tous les biographes de Chateav-
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 1254
briand viendront puiser 4 l'avenir, et qui, en nous ouvrant les
archives domestiques de la charmante reine de |’Abbaye-aux-Bois,
a enrichi l'histoire morale, politique et littéraire du grand écri-
vain et celle de son groupe, d’une multitude de documents inédits!
C’est la qu’on peut suivre pas 4 pas, pendant un quart de siécle,
partagé sans cesse entre l’ambition et le dégout, mais dédaignant
méme ce qui l’enivre; trainant, attachée a son flanc, l’inexorable
tristesse qui le dévore; las de tout, désabusé des illusions de la vie
et des chiméres de la gloire, n’aspirant bient6t qu’aprés l’oubli,
le repos et la tombe, assistant 4 sa ruine, et ‘parlant de sa pous-
siére avec la résignation amére d’un homme de génie et d'action
qui se survit 4 lui-méme, s’enfongant enfin peu 4 peu, comme René
sous les arcades du cloitre solitaire éclairé par la lune, dans la
majestueuse perpective d’ombre et de silence qui clét son éclatante
carriére, le grand écrivain qui, pareil & Michel-Ange, mourut
longuement, plein de gloire et d’ennui.
Quoique le Chateaubriand de M. Aimé Millet paraisse avoir atteint
le milieu de la vie, l’artiste l’a représenté composant le Génie du
Christianisme. Du moins le papier sur lequel il s’appuie ne porte
qu’un nom, et c’est celui-la. M. Millet a eu raison. Le Génie du
Christianisme reste \’ceuvre par excellence de Chateaubriand :
ce fut plus qu’une ceuvre littéraire, ce fut une ceuvre sociale.
Tout ce qu’on a dit, tout ce qu’on peut dire encore contre le Génie
du Christianisme ne saurait diminuer la gloire de ce grand livre,
qui vint si bien 4 son heure et qui fit entendre alors, avec une
merveilleuse opportunité, la voix que la France avait besoin et
la seule qu’elle fat capable d’entendre. C’est se montrer injuste
a plaisir que de vouloir le juger au point de vue général et ab-
solu de l’apologétique chrétienne. Il fallait séduire le coeur et
Yimagination avant de ramener les intelligences, enlever lcs
approches de la place ennemie avant de s’attaquer 4 la citadelle
et persuader aux gens de se laisser convaincre. Il fallait désarmer
les préjugés et les railleries et, pour frayer les yoies au retour de
la foi catholique si longtemps conspuée, en imposer d’abord le
respect. N’est-ce pas M. Cochin qui a dit, avec son lumineux bon
sens, que le Génie du Christianisme est a refaire tous les vingt-cing
ans? Montalembert, Lacordaire, M. Auguste Nicolas, d’autres encore
l’ont refait de nos jours; Chateaubriand |’avait fait au seuil de ce
siécle avec un merveilleux instinct et un incomparable éclat, quoi
qu’en disent les pédants détracteurs qui l’ont proclamé superficiel
parce qu'il est brillant, et sans profondeur, parce qu’il n’est pas
ennuyeux.
Dans notre littérature, le Génie du Christianisme est la grande
date de ce siécle. I] ouvrit une nouvelle ére, l’ére de la renaissance
122 LES (UVRES ET LES HOMMES.
chrétienne qui allait transformer la poésie. Les représentants des
anciennes doctrines philosophiques et littéraires, tous les survi-
vants de ’époque de Voltaire le sentirent bien, et ils unirent leurs
efforts stériles contre le nouveau venu. Qui connaitrait aujourd'hui
les atlaques des Ginguené, des Daunou, des Joseph Chénier, 3
Chateaubriand lui-méme ne leur avait assuré une sorte d’immorta-
lité, en les recueillant dans les notes de son livre? Certes, ils avaient
beau jeu 4 éplucher son style avec leur gout méticuleux et étroit;
mais ces misérables chicanes disparaissaient noyées dans la sples-
deur de |’ceuvre, comme des nuages microscopiques dans les rayons
du soleil levant, et chaque fois qu’il se levait pour marcher, i
emportait ces pygmées, comme une nuée d’insectes, dans sa peau
de lion.
Aucun de nous ne saurait refuser 4 Chateaubriand sa reconnais-
sance ct son admiration. Quelles qu’aient pu étre ses erreurs et ses
fautes, il y aura deux choses dont on ne lui enlévera jamais la gloire :
une, d’avoir été Pouvrier dela premiére heure dans la restauration
religieuse et d’avoir ramené le christianisme dans les 4mes pendant
que Bonaparte le ramenait dans les lois; l'autre, d’avoir rajeun
une littérature épuisée et mourantc, renouvelé la poésie, et du
méme coup la critique et histoire. Tout ce siécle est né de lui :
est le tronc large et vigoureux sur lequel ont poussé tant de ra-
meaux devenus souches a leur tour; il est la source sacrée ot
toutes les générations poétiques sont venues s’abreuver. Malgreé le
clinquant qui se méle a |’or de son talent, il eut toujours un sens
de la grandeur qui le reléve de ses chutes et rachéte magnifique-
ment chacune de ses défaillances, comme, malgré les ombres de
son caractére, il eut toujours un instinct généreux, un amour pas-
sionné du pays et un sentiment de l’honneur, qui sauvent aux yeut
de la postérité ce qu’il y avait en lui d’égoisme et d’orgueil. Ses
défauts méme font partie de son originalité ct l’achévent. S’il est
vrai qu’il ne fdille juger les grandes vies que dans leurs grandes
lignes, et les grands écrivains que par leurs qualités et par leurs
chefs-d’ceuvre, Chateaubriand est sir de ne pas déchoir. On lui a
fait durement expier ses succés ; on n’a pas ménagé celui qui avait
épargné si peu de ses contemporains dans ses Mémoires d Outre-
Tombe. Mais rien n’a pu mordre sur le bronze de sa statue. Sa
gloire, de granit comme sa tombe, comme elle toujours assitgte
par les vagues et les dominant toujours, est de celles qu’u emporte
de défendre et de maintenir. On ne pourrait l’'amoindrir sans nous
dépouiller nous-mémes.
Victron FourNeE.
POESIE
A MES ENFANTS
Enfants, me voici loin de vous!
Fleuves, rochers, lacs et montagnes,
Vingt cités, d’immenses campagnes :
Que de barriéres entre nous !
Comme la goutte d’eau perdue
Au sein des vastes Océans,
D’un pole a l’autre, au gré des vents,
Dans les flots roule confondue :
Ainsi, dans ce Paris sans fin,
Ignoré, sans marquer de trace,
Entre Montmartre et Montparnasse,
J’erre le soir ou le matin.
Vous, dans une heureuse retraite,
Une mére de son amour
Vous environne, et tout le jour
De jeunes amis vous font féte :
1254
POESIE.
A moi, dans ce désert bruyant,
Pressé d’une foule inconnue,
Nul ne donne la bienvenue,
Nul visage n’est souriant;
Et le soir, sous un lit maussade,
Que mille passants ont hanté,
Je trouve encor ]’ennui gité,
Et la tristesse en embuscade.
Mais, secouant mon noir souci,
Tout a coup votre voix m’appelle,
Et mon ceeur vite, a tire d’aile,
S’envole vers vous loin d'ici.
Chers enfants, je crois vous entendre,
J’assiste invisible a vos jeux,
Et vos rires francs et joyeux
Par éclats viennent me surprendre.
Oh! si, plus prompt que les éclairs,
Prés de vous un coursier magique,
Sans métaphore poétique,
M’emportait a travers les airs...
Mais non, je le sens, ma tristesse,
Comme un nuage d'un ciel pur
En passant assombrit |’azur,
Irait troubler votre allégresse.
A vous pleine félicité ;
Pour vous, dans la piscine amére,
Une naiade salutaire
Verse la force et la santé.
POESIE. 1255
Des pins et des cimes neigeuses
Vous portant les fraiches senteurs,
La brise adoucit les ardeurs
Qui brilent nos plaines poudreuses ;
Et la nuit, du bord des torrents,
La cascade, fée invisible,
Berce votre sommeil paisible
Au bruit de ses flots murmurants.
Ah! de ces heures trop rapides
Goutez les fugitifs loisirs :
A vous les biens et les plaisirs,
A nous les ennuis et les rides.
A nous le labeur incessant,
Fardeau léger a nos courages,
Si nous pouvons voir vos visages
De joie et de paix florissant.
Oui, pour nous soient toutes les peines :
Mais que Dieu, jusqu’en nos vieux ans,
Vous garde en retour, mes enfants,
Des coeurs bons, des dames sereines.
Entourez de soins et d’amour
Celle qui vous donna la vie,
Et dans sa tendresse infinie
S’immole pour vous chaque Jour;
Et que le soir votre priére,
Quand au ciel, comme un pur encens,
S’élévent vos voeux innocents,
Y porte aussi le nom d’un pére.
1256 POESIE.
CHARITE ET GENIE‘
« Merci! d’avoir vétu ma triste nudité,
Merci! » disait le Christ avec un doux sourire,
Et Martin étonné dans ses yeux pouvait lire
Des promesses de vie et d’'immortalité.
Et vous, qui pour le pauvre, anges de charité,
Suivez l’heureux élan d’un cceur qui vous inspire,
L’orphelin vous bénit, toute une ville admire
Ces trésors de talent, de grace et de bonté.
Mais ce n’est point assez: les célestes phalanges
Avec Enfant divin célébrant vos louanges,
Viendront la nuit pour vous toucher les harpes d'or;
Kt ces concerts du ciel qui charmeront votre ame,
Du génie ici-bas lui donneront Ia flamme,
Et dans l’éternité vous raviront encor.
‘ L’INFINI
Soleil, astre immuable, antique roi des mondes,
Sans t’émouvoir jamais, tu laisses, par milliers,
Les jours, les mois, les ans, pressés comme des ondes,
Dans l’océan du temps s’engloutir 4 tes pieds.
‘ A mesdames P.-M. et de S., et 4 mademoiselle D., qui avaient bien veulu
jouer et chanter dans un concert de charité.
POESIE. 4257
Et nous, mortels chétifs, nés pour quelques secondes,
Dans ce vaste univers turbulents prisonniers,
De la terre, du ciel, des mers les plus profondes
Sondons tous les secrets, battons tous les sentiers.
Ni plaisirs, ni trésors, ni pouvoir, ni science,
Non, rien de notre coeur n’emplit le vide immense :
[Il va cherchant toujours, errant comme un banni.
Ah! quelle ardeur sans fin brile donc notre vie?
Quel bien pourra combler notre ame inassouvie?
Quelle source étancher notre soif? — L’Infini!
J.-E. Vicnon.
REVUE CRITIQUE
tr a te ee en ee
I. Instructions et conseils adressés aux familles chrétiennes, par Mgr l'éevéque de Cha
lons. 4 vol. — H. Nouvelle géographie universelle. [La Terre et les Hommes, par
M. Reclus. — Eléments de géographie générale, par A. Balbi. 1 vol. — Ill. Ia
Pionnters francais dans l’ Amérique du Nord, traduit de l’anglais par madame 6. dz
Clermont-Tonnerre. 1 vol. — IV. Journal de mon trotsiéme voyage d'exploration
dans l’empire chinois, par M. l'abbé Armand David. 2 vol. — V. Vie du P. Capteer,
par le R. P. Reynier. 1 vol. — VI. La Femme sans Dieu, par M. EB. Des Essarts, 1 vol.
— VII. Notre histoire en cent pages, par M. Hubault. 1 vol.
I
Le christianisme n’a pas diminué sur la terre, comme on serait porté
a le croire, au bruit que fait et 4 l’importance que se donne I’incrédulité,
et le catholicisme, qui en est la plus haute, la plus saine et la plus com-
pléte expression, fait plus que réparer les pertes qu'il peut subir. Ce qui
tend 4 baisser et 4 s’obscurcir en ce temps-ci, c’est la stricte notion du
devoir chrétien. Sans étre tout a fait particulier 4 notre siécle, cet affat
blissement y est plus sensible qu’en aucun autre; les chrétiens se dupent,
sur ce point, plus qu’ils ne le faisaient autrefois. A une foi sincére les
meilleurs joignent souvent, les uns sans le soupgonner, les autres sans
se l'avouer, des habitudes et des pratiques de vie que la loi chrétienne
condamne expressément, ou se relachent a l’endroit de ses plus formelles
prescriptions. ll est méme, dans la société d’aujourd’hui, des conditioas
et des états ot cette défaillance est plus sensible que dans d'autres et
qui, dirait-on, y disposent davantage : l’aisance et le mariage, par exemple.
Les molles habitudes du bien-étre, les suggestions du luxe et les inspi-
rations perfides de l’intérét contribuent 1a, plus qu’ailleurs, 4 énerver et
4 obscurcir les consciences. Peut-étre, pour combattre ce mal: sur le
point o il se produit, faudrait-il un enseignement particulier, spécial
et exceptionnellement explicite.
Ainsi semble l’avoir pensé Mgr l'évéque de Chalons, en composant les
Instructions et conseils adresses aux familles chretiennes', qu’il vient de
publier. Ce livre, ainsi que cela apparait par l’ensemble des habitudes
et des usages qu’il blame ainsi que des conseils qu’il donne, s'adresse
1 4 vol. Librairie Douniol.
REVUE CRITIQUE. 1959
avant tout A la classe bourgeoise et, dans cette classe, aux personnes
engagées dans le mariage. « Je n’ai écrit que pour elles, » dit formel-
lement le prélat. « En offrant aux époux chrétiens, ajoute-t-il, les Instruc-
tions et les Conseils dont I'expérience m‘a fait sentir l’importance, je leur
demande de les lire et de les méditer dans le méme esprit qui les a
dictés, c’est-a-dire avec le désir du vrai, l'amour du bien; avec la ferme
volonté de confesser la vérité et de la suivre, malgré les préjugés d’au-
jourd’hui et les usages contraires. ll est temps de revenir 4 la vérité de
l’enseignement catholique. Le mal a surtout pour siége la famille. Que
les honnétes gens le comprennent et se tiennent pour avertis. »
Ces instructions, ces conseils, nous avons hate d’en prévenir le lecteur,
n’appartiennent pas 4 l’ordre des enseignements officiels de l’épiscopat ; ils
n’en ont pas et ne pouvaient pas en avoir, par lcur nature méme, la forme
oratoire et solennelle. Ce n'est pas l’évéque qui parle la du haut de
son siége :c’est le prétre ou plutét le pére religieux d’une grande
famille dont il se sait aimé, qui en prend 4 part les membres les plus
considérés, les plus influents, les plus chargés de responsabilité. Dans de
douces, intimes, aimables et souvent spirituelles conversations, Mgr Mei-
gnan leur remet devant les yeux les devoirs qui découlent de la religion
qu’ils croient, qu’ils professent, qu'ils aiment au fond et entendent bien
ne pas trahir, leur en explique le véritable esprit, leur en montre les
exigences logiques, moins rudes qu’elles ne le paraissent et produisant
des fruits meilleurs et plus certains que les calculs immoraux qu’ils
font dans leur égoiste sagesse ou les transactions misérables que, par
indolence ou lacheté, ils font trop souvent avec leur conscience. Sans
déserter jamais la haute région des principes, sans cesser jamais de les
invoquer, Mgr l’évéque de Chalons qui sait quelle place I’intérét per-
sonnel occupe dans Ia classe & laquelle il s'adresse, ne s’interdit pas
d’y faire fréquemment appel, montrant qu’a tout prendre, il y a plus
d’avantage a pratiquer franchement le devoir chrétien qu'a l’accomplir
4 demi.
C’est dans cet esprit, avec l’accent de bienveillance suave qu’inspire
la charité pastorale, et un art tout personnel de dire gracieusement et
discrétement les choses, que Mgr Meignan aborde successivement les déli-
cats sujets du mariage, de ses fins, de ses devoirs et notamment des cri-
minelles manceuvres qui en dépravent la primitive et divine institution.
Cette premiére partie du livre, qui embrasse le mariage avec ses préludes
et ses suites, le choix des époux et l'éducation des enfants, était la plus
importante peut-étre du sujet, mais celle, 4 coup sir, qui demandait la
plume la plus mesurée. Le prélat l’a traitée avec la réserve et la netteté
que commandaient 4 la fois la gravité de la question et la dignité du
caractére épiscopal.
Ce qui, dans ce chapitre, concerne I'éducation et l'instruction des
95 Sepreusax 1875. 81
4260 REVUE CRITIQUE.
enfants veut étre, non pas lu, mais médité profondément, car les conseils
pratiques qu’on y trouve sont le résultat d’ohservations graves ef fines
faites 4 la fois sur les instincts et les besoins de l'enfance, et sur les fai-
blesses misérables des parents. Nous y signalons en particulier la réfu-
tation des lieux communs sophistiques derriére lesquels les péres et
les méres se retranchent pour s’exempter des premiers de leurs devoirs.
Un de ces sophismes est celui-ci qu'opposent certains chefs de famille,
qui se croient de grand libéraux, au conseil d'éloigner leurs fils des éta-
blissements ow la religion catholique n'est ni professée, ni praliquée par
ous les maitres : « Mais, s’écrient-ils avec l'emphase de M. Prudhomme,
cela est en contradiction avec la liberté des cultes! »
« — La liberté civile des cultes, répond Mgr Meignan, n’est pas atteinte
par le choix que feront librement les catholiques de maisons purement ca-
tholiques, of !I’on n'admettra que des catholiques, ou l’enseignement, les
exemples ne constitueront plus pour l'enfant un danger permanent de
perdre sa foi. La liberté des cultes, loin d’étre atteinte, en sera mieux
gardée. »
Comme on le voit, c’est, sur tous les points, de la part du prélat, un
retour aux principes : catholique ou non! c’est 4 choisir, avec lui.
Ii en est de méme dans la seconde partie du livre consacrée 4 rappeler
les devoirs de la vie de famille. La religion est la vraie et l’unique base
de Ja famille, dit Mgr Meignan. C’est elle qui détermine les vrais rapports
des époux entre eux, des enfants avec leurs parents, des fréres, des
sceurs. Aux objections que l'on fait sur ce point et aux théories qu’on
oppose a celle-ci, le prélat oppose des réponses sobres mais péremptoires,
trés-propres 4 raffermir les esprits que les prédications de lincrédulité
auraient pu troubler. Il recommande, d’ailleurs, deux moyens de sen
défendre : la proscription des mauvais livres et la lecture des bons.
Les deux autres fondements de la famille, aprés la religion, sont le
travail et la discipline. Le travail, on en admet encore la nécessité;
mais la discipline, voild aujourd'hui l'ennemi. Aussi est-ce le point sur
lequel Mgr l'évéque de Chalons appuie le plus. Religion, travail, disciH-
pline, voila, dit-il, ce qu'il faut relever, fortifier et consaerer si nous vou-
lons reprendre notre place dans le monde; car ces trois choses consti-
tuent la famille et c'est la famille qui fait Etat. « 0 Christ Rédempteur,
s'écrie Mgr Meignan en finissant, aprés avoir cité un ravissant tableau de
Ja vie d'une famille chrétienne par Mgr Dupanloup, 0 Christ Rédemptear,
foyer infini d’amour, de paix et de bonheur, faites que, ce siécle si froid,
qui s'agite impuissant dans le cercle de son égoisme et de son incrédulité,
se réchauffe, se régénére au ‘sein des affections, des croyances de la disci-
pline, du travail et de l’union de la famille redevenue chrétienne! »
REVUE CRITIQUE. 1264
II
Injuste ou vrai, le reproche qu’on nous a fait de ne pas savoir la géo~
graphie nous aura profité. Je ne veux pas dire que nous nous en occu-
pions davantage aujourd'hui, car, de fait, nous nous en occupions beau-
coup el depuis bien des années. La preuve en est dans les travaux de
toutes sortes que nous avons exposés en ce genre en face de ceux des
autres peuples et qui ne datent pas d'hier; mais, Je maintiens que, par
suite de la mauvaise réputation qu’on nous avait faite 4 cet égard, ces
travaux ont été bien plus remarqués qu’'ils ne l’eussent été sans cela. A la
vue de cette foule de globes, de sphéres, d’atlas, de cartes, d’instruments
d’étude, tous remarquables, soit par leur importance scientifique, soit par
jeur valeur didactique, industrielle ou commerciale, il n'est pas d’étran-
ger qui ne se soit avoué que l’infériorité de la France, a l’endroit des
connaissances géographiques, avait été évidemment exagérée. On sait
que justice a été faite de cette accusation par le jury international de
l’exposition des Tuileries; nous ne voulons pas nous en glorifier autre-
ment ici; qu'on nous permette seulement de signaler en détail quelques
livres manifestement visés dans ce jugement d’ensemble.
Le plus original et le plus considérable assurément est la Nouvelle
Géographie de M. Elisée Reclus'. Cette qualification de nouvelle donnée
si souvent, et la plupart du temps sans raison aucune, aux livres
d’enseignement géographique, est ici largement Justifiée. I] est méme
juste d’ajouter qu’elle ne suffit pas pour caractériser ce travail aussi
neuf et aussi ingénieux que savant. Le titre qui lui conviendrait le mieux,
selon nous, serait celui de Géographie philosophique. Ce n'est pas en effet
seulement le tableau de l'état présent du globe terrestre considéré dans
ses rapports avec l’homme qui l’habite, c’est la raison de cet état, la loi
de ces rapports. D'ou viennent a notre planéte la constitution physique et
la forme extérieure que nous lui voyons aujourd'hui? D’ou viennent la
circonscription de ses mers, la direction de ses fleuves, la dénudation et,
ca et 14, la congélation de ses montagnes, le revétement boisé de ses ver-
sants, le gazonnement de ses plaines? D’ow lui sont venus aussi, mystére
plus profond, les hommes qui l’habitent et quelle influence a-t-elle exercée
(si en effet elle ya été pour quelque chose) sur le réle qu’ils ont joué, les
destinées qu’ils ont eues et les conditions dans lesquelles ils se trouvent
aujourd'hui? Voila, en gros, les questions que s'est posées et que cherche
1 Nouvelle géographie universelle. — La terre et les hommes, par Elisée Reclus. Cet
ouvrage, qui formera de 10 4 12 volumes, contiendra 2,000 cartes intercalées dans le
texte et plus de 600 gravures sur bois. 20 livraisons ont paru. — Librairie Hachette.
4262 REVUE CRITIQUE.
a résoudre M. Reclus. La géographie, pour lui, n'est pas seulement une
affaire d’observation et de mémoire, oi il suffit de voir et de retenir;
c'est un travail d'investigation profonde, pour lequel il faut le concours
de toutes les connaissances humaines, tant de l’ordre intellectuel que de
l’ordre physique, parce que, dans les idées de l'auteur, la terre et "homme
sont dans des relations intimes, et que l'un ne saurait s'expliquer, dans
son développement et ses agissements, sans l'autre.
L’homme en effet, aux yeux de M. Reclus, a bien l’air d’étre autochtone,
c’est-a-dire le fils du sol et d’en tenir les nuances qui nous le font par
tager en races diverses. « Il n’y a pas longtemps encore, dit-il, on admet-
tait, comme un fait 4 peu prés incontestable, l’origine asiatique des
nations européennes; on se plaisait méme 4 chercher sur Ia carte d’Asie
l’endroit précis o& vivaient nos premiers péres. Actuellement, la plupart
des hommes de science sont d’accord pour chercher les traces des an-
cétres sur le sol méme qui porte les descendants. »
Mais (toujours selon l’auteur) ce n’est pas seulement le sol qui aurait
produit I’homme; ce n’est pas la vie seulement que l‘homme en aurait
recue: il lui serait redevable aussi de ses instincts, de ses gouts, de son
développement intellectuel et moral enfin. A quoi, par exemple, attri-
buer la part prépondérante qu’ont les peuples de ]'Europe, sinon au bon-
heur de leur situation géographique? M. Reclus le dit en toutes lettres :
« Leur supériorité n'est point due, comme d’aucuns se I’imaginent or-
gueilleusement, 4 la vertu propre des races dont elles font partie, car,
en d'autres parties de l’ancien monde, ces mémes races ont été bien
moins créatrices. Ce sont les heureuses conditions du sol, du climat,
de la forme et de la situation du continent qui ont valu aux Européens
d'étre arrivés les premiers 4 la connaissance de la Terre dans son en-
semble et d’étre restés longtemps a la téte de l’humanité. »
Ces idées, qu’il ne s'agit pas ici de discuter, ni de réfuter (ce n’en
est ni le moment ni le lieu), expliquent & la fois le caractére et l'éco-
nomie du travail de M. Reclus. Sans doute, c’est pour attirer, ou du
moins pour ne pas effaroucher le lecteur qu’il l’a intitulée Géographie.
On l’appellerait plus exactement du nom de Philosophie de la terre.
Ainsi compris, ce livre n’est que la suite et le complément d’un autre
antérieurement publié sous ce titre : La Terre, description des phéno-
ménes de la vie du globe. Celui-la était la genése de la planéte dont celui
qui nous occupe aujourd'hui est J'histoire. Il y a dans ce dernier plus
d‘histoire, en effet, que de géographie proprement dite: histoire natu-
relle, histoire politique, histoire morale; les renseignements sur la dis-
tribution des Etats, leurs gouvernements, leur organisation, leur admi-
nistration, leur population, leur commerce, etc., y sont des plus sobres
et des plus sommaires. Bien que l’ouvrage n’en soit qu’é son premier
volume, il est déja permis de l’apprécier sous ce rapport.
REVUE CRITIQUE. 1263
Ce qui désappointera davantage le lecteur qui envisagera de ce cété le
livre de M. Keclus, c’est la singularité de sa méthode. Comme tous les
géographes européens, il commence par I’Europe, mais la contrée de
l'Europe par laquelle il débute, on ne le devinerait pas : c'est la Gréce.
Aprés la Gréce vient I'Italie, 4 laquelle il en est en ce moment. La raison
de cet ordre est dans l'histoire. M. Reclus prend d’abord l'Europe, parce
que, 4 égalité d’antiquité, elle est, par l’action qu’elle a exercée, supé-
rieure aux autres parties du monde; et dans ]’Europe, il débute par la
Gréce et par I'Italie, parce que I'Italie et la Gréce sont, par le rdle qu’elles
ont joué, antérieures 4 tous les autres pays. Ab Jove principium.
La singularité, la faiblesse, la fausseté manifeste de plusieurs des
idées sous l’empire et la fascination desquelles est placé l’auteur ne
doivent pas faire méconnaitre la valeur réelle de plusieurs de ses vues,
ni surtout le mérite de ses descriptions et de ses tableaux. Jamais la
peinture des lieux n’a été plus exacte, plus saisissante; jamais les phe-
noménes de la vie physique du globe n’ont été mieux expliqués. Les
causes du climat, les productions, les richesses naturelles et industrielles,
_voire, dans certaines limites, la raison du génie, de l’esprit et de la for-
tune des populations y sont exposées et démontrées de la facon la plus
frappante. L’éditeur a droit 4 une part d’éloges pour I'exécution de ce
grand travail: des cartes, des plans, des vues, des figures de dimensions
trop restreintes peut-¢tre, mais ingénieusement combinées et jetées 4 foi-
son dans les pages complétent, pour les yeux, ce que le texte, malgré sa
précision et sa clarté un peu diminuée ¢a et 14 par des efforts d’élégance,
pourrait laisser de difficile a saisir. La Nouvelle géographie n'est pas un livre
didactique et fait pour la jeunesse des écoles: c’est le livre de la seconde
éducation, celle qui s’acquiert dans la maturité de 1a vie. Il peut, toutefois,
sous une direction prudente et discréte, aider beaucoup 4 la premiere.
Un autre grand ouvrage de géographie — et il prend modestement le
titre d’Abrégé ! — est celui d’Adrien Balbi, dont l’une de nos maisons de
librairie les plus anciennes et les plus renommées, la maison Renouard,
eut, il y a longtemps, 4 une époque ou les études géographiques étaient
moins en faveur qu’aujourd’hui, le courage d’entreprendre la publication
et l’honneur d’en doter la France. C’est un ouvrage dont la réputation est
faite, et elle est européenne. La Géographie de Balbi est tout l’opposé de
celle de M. Reclus. Elle ne s’occupe pas du passé de la terre ; elle la prend
telle qu'elle est aujourd’hui, telle que les révolutions de la nature et les
travaux deshommes I’ont faite et la décrit dans cet état. Balbi ne s'inquiéte
pas non plus de ce qu’ont été les nations dans les temps écoulés ni de
l'influence qu’'elles y ont pu avoir réciproquement les unes sur les autres.
4264 REVUE CRITIQUE.
C'est 4 peine s'il regarde 4 leurs derniers bouleversements ; s'il y jette
les yeux, c’est uniquement pour étre plus exact dans le tableau qu'il fait
de leur état présent. Le présent, la situation actuelle des populations et
des Etats, leur place sur la terre et l’étendue qu’ils y occupent; la nature
de leurs institutions ct l’organisation de leurs gouvernements; leurs
forces militaires et leur puissance commerciale ; leur richesse foncitre
et leur production industrielle; la statistique, en un mot, la statistique
comprise dans son sens le plus large : voila l’objet spécial de la Géogra-
phie de Balbi qui répond exactement 4 la définition classique: « La
géographie est la description de la terre. »
Mais, si la terre elle-méme change peu, il en est tout autrement des
empires qui se la partagent : les révolutions y sont fréquentes. De 1a, pour
un ouvrage de ce genre, la nécessité d'un renouvellement fréquent. Ce
renouvellement, cette réédition a déja eu lieu quatre fois pour la Géogra-
phie de Balbi. La derniére date de 1874; elle a été confiée & un savant
trés-digne de continuer I’ouvre de l'auteur, M. Chotard, ancien éléve de
I'Ecole normale et professeur a la Faculté de Clermont-Ferrand.
Nous n'‘avons pas 4 apprécier cette édition nouvelle dont le mérite a
été reconnu dés le premier jour. Ce que nous voulons signaler, c'est la
réduction habile qu’en a faite l’auteur et qui vient de paraitre sous ce titre :
Eléments de géographie genérale'. C'est Balbi rendu portatif et ramené a
un format manuel ot les gens du monde et les gens d’affaires trouveront
plus rapidement les indications dont ils ont besoin sur l'heure, et qui sera
pour l’étudiant, sinon un livre élémentaire, du moins un Memento com-
Ittode et sir: qualités que n’ont pas tous les abrégés en cette matiére.
III
Nous sommes, en France, trés-friands de renommeée et trés-empressés
d’en acquérir ; mais de conserver la renommée acquise ou de la reven-
diquer, nous avons peu de souci. Que de faits, que de noms illustres
et dont se glorifieraient d’autres, nous laissons tomber dans I'oubli!
Souvent c'est par l’admiration des étrangers, que ces noms et ces
faits nous reviennent. Ainsi l’on a publié récemment une histoire
trés-curieuse, trés-dramatique, trés-émouvante parfois des premiers
essais de colonisation faits par les Frangais dans l’'Amérique du Nord
aux seiziéme et dix-septiéme siécles. Or, de qui pense-t-on’ que soit
ce livre qui fait tant d'honneur 4 nos compatriotes, qni éléve si haut
* Eléments de Géographie générale, ou description de la Terre d’aprés ses divisions
politiques, coordonnées avec ses grandes divisions naturelles, accompagnés de 12 cartes
in-4, — 4 vol. in-i2. Librairie Renouard, rue de Tournon, 6.
REVUE CRITIQUE. 4265
leur esprit d'initiative, leur courage, leur persévérance, leur désinté-
ressement? D'un Francais? Nullement: il est d'un Anglais. Les Pion-
niers francais dans l’'Amerique du Nord‘ ont pour auteur sir Francis
Parkman, et ce livre fait partie, chez nos voisins, d'une bibliothéque po-
pulaire. Grace 4 cet ouvrage, les enfants anglais connaissent la vie, les
entreprises et les aventures des Villegagnon, des Laudonniére, des de
Gourgues, des Ribaut, des Lescarbot, des Champlain dont les ndtres sa-
vent 4 peine les noms. Quels hommes pourtant que ces premiers explo-
rateurs francais, que le besoin d'action, le zéle religieux, l'amour de leur
pays, poussérent vers le nouveau continent, et qui souvent, sans autres
ressources que leur intelligence et leur courage, y fondérent et y main-
tinrent des établissements si bien concus, que ceux qni les en ont dépos-
sédés n’ont rien imaginé de mieux que de suivre leurs traces et de conti-
nuer leur ceuvre! En fait de pionniers américains, nous ne connaissons
aujourd'hui que ceux qu'a peints Cooper, et nous ne paraissons pas méme
supposer qu'il ait pu en exister en dehors de la race anglo-saxonne. Les
Anglais, qui sont bons juges en pareille matiére et point suspects, quand il
s'agit de nous, pensent tout autrement a cet égard et font grand cas des
Francais qui les ont précédés sur les rivages de l'Amérique du Nord et les
leur ont si longtemps disputés : ils leur rendent pleine justice. En effet,
il y a un vif et loyal sentiment d’admiration dans le tableau que trace
M. Parkman des établissements entrepris par nos compatriotes et dans
l’appréciation qu’il fait de Phabileté avec laquelle ils les développérent
et du courage qu’ils mirent 4 les défendre, malgré l’abandon et la dé-
tresse ou les laissa presque tous et toujours le gouvernement de leur pays.
On a trop souvent donné a ces intrépides chercheurs de mondes le nom
suspect et malsonnant d’aventuriers. Ils méritaient mieux que cela. Des
aventuriers, il y en eut certes, mais pas parmi les chefs. Ges derniers
furent presque tous guidés par une pensée élevée, patriotique et religieuse.
Plusieurs d’abord furent des protestants qui, comme Guillaume Penn un
peu plus tard, cherchaient dans les solitudes du Nouveau-Monde un refuge
pour leurs croyances géné es ou persécutées dans l’ancien. Puis, lors
méme que l'esprit de 1a Réforme n’anima plus les émigrants, l'idée reli-
gieuse méla presque toujours, chez les chefs, 4 leurs autres desseins et
les domina souvent; le désir d’appeler les sauvages 4 la connaissance de
l’Evangile allait de front avec celui d’acquérir renommée et fortune ou
de propager le nom francais. La foi chrétienne n’était étrangére & rien,
en ce temps-la ; un intérét supérieur présidait, ou du moins s’unissait a
tout ce qu’on entreprenait, et donnait 4 tout une certaine grandeur, qui
de l'idée passait a !’action.
1 Les pionniers francais dans l' Amérique du nord. — Floride-Canada, — par Francis
ae traduit de l'anglais par madame Gédéon de Clermont-Tonnerre. 4 vol. in-12.
idier.
1206 REVUE CRITIQUE.
Qu’il en fat ainsi de l’expédition de Villegagnon, la chose n‘a rien d'é
tonnant : Villegagnon était un brave chevalier de Malte, tout préoccupe
de controverse religieuse, qui pencha un instant vers la Réforme et qui,
pour l'avoir vue de prés, devint l'un de ses plus ardents adversaires. Mais
Laudonniére, mais Ribaut, son admirateur, mais Lescarbot et de Gour-
gues, qui n’étaient pas moines, faisaient entrer la conversion des sauva-
ges en premiére ligne dans leurs projets de colonisation en Amérique.
« Laudonniére, dit M. Parkman, qui reléve avec soin ce caractére de
presque tous les fondateurs de nos établissements dans le Nouveau-Monde,
Laudonniére était un pieux et excellent officier de marine, qui se préoc-
cupait avant tout d’assurer 4 ses co-religionnaires (il était protestant) un
asile pour le berceau de leur culte persécuté. Quant 4 Ribaut, ajoute
l’auteur, c’était un homme d'une piété solide. »
Pas n'est besoin de signaler, sous ce rapport of il est éminent comme
sous tous les autres, l’illustre Champlain, le conquérant de I'Acadie, le
fondateur de la Nouvelle France. « En lui étaient personnifiés la ferveur
religieuse et l’esprit d'aventure, dit M. Parkman. » Le récit des grandes
choses faites par ce vraiment grand homme occupe la moitié de l‘ouvrage
anglais. La justice que lui rend l’auteur est doublement remarquable,
puisque M. Parkman lui est doublement étranger, et par la nationalité et
par la religion. ~
Cette justice s'étend d'ailleurs 4 tous ceux qui concoururent 4 son a
treprise, notamment aux Jésuites qui obtinrent du gouvernement !'aule
risation d’aller évangéliser les vastes et importantes régions nouvelle-
ment acquises a la France. Voici comment s’exprime M. Parkman en pal-
lant du premier départ de ces missionnaires : « La puissante Société de
ces prétres qui portent, en général, l'empreinte de l'étude, de la pensée
contenue et d’une vigilante discipline, la puissante Société allait abor-
der ici le rude champ de labeurs et d’épreuves of, pendant de longues al
nées de misére, le zéle dévoué de ses apétres devait apporter un nouveal
lustre aux titres que l’ordre s’était déja acquis comme bienfaiteur ¢
lhumanité par la grandeur de ses travaux en d'autres contrées. »
Cette histoire des pionniers frangais dans l’Amérique du Nord fait, sur
un lecteur francais, une double impression de fierté et de regret: de fierté
pour les belles actions de nos compatriotes qu'elle remet en lumiére ; de
regret pour la perte que nous avons faite du fruit de tant de génie, de
courage, de dévouement patriotique et religieux.
En vrai et sincére protestant qu'il est, M. Parkman attribue la cause de
l’insuccés final de nos essais de colonisation dans }’Amérique du Nordau
soin, selon lui, impolitique et injuste, qu'on prit, dés le principe, det
éloigner les protestants, au lieu de les laisser s’y établir a part et entre
eux, comme plus tard fit l'Angleterre. « I] est permis de supposer, dit
il, que si la Nouvelle France était restée ouverte au courant de l’émigr*
REVUE CRITIQUE. 4267
tion huguenote, le Canada ne fit jamais devenu une province anglaise ;
le champ des établissements anglo-américains edt été contenu par l’ex-
-pansion des colonies francaises, et de larges parties des Etats-Unis se-
raient occupées aujourd'hui par une vigoureuse population francaise, se
rattachant par mille liens 4 la mére-patrie. »
Cela peut étre vrai, et ce n'est pas le seul mal qu’aient produit nos di-
visions religieuses. Les protestants étaient alors, en effet, les seuls qui
émigrassent avec une véritable décision et sans esprit de retour, et il est
possible qu’ils eussent défendu la terre dont ils se seraient fait une pa-
trie définitive avec autrement de vigueur et de tenacité que les colons,
trop peu détachés de la mére-patrie, qui avaient précédé et suivi Cham-
plain. On peut se demander pourtant si lacommunauteé de croyance et de
-sort ne les aurait pas disposés 4 accueillir les protestants anglais pro-
scrits et persécutés comme eux. Chacun sait que, comme chez les
-radicaux d’aujourd’hui, l'esprit de secte primait 14 l’esprit national,
et que, pendant longtemps, le patriotisme fut Ie cété faible des vertus
protestantes. [1 y eut, durant tout le seiziéme siécle et la plus grande
partie du dix-septiéme, une Internationale religieuse, de méme qu'il y a,
au dix-neuviéme, une Internationale politique.
D’ailleurs, il faut rendre justice aux colons dela Nouvelle France et re-
connaitre que, bien que moins décidés peut-étre que d'autres 4 une ex-
patriation absolue, ils auraient pu, gréce aux hommes extraordinaires
qu'il leur fat donné d’avoir a leur téte, résister finalement aux violentes
et déloyales attaques des Anglais, si la France avait eu, surtout vers la
fin, un moins triste gouvernement.
Remercions, en terminant, madame Gédéon de Clermont-Tonnerre d’a-
voir fait passer en notre langue ce livre qui est populaire dans celle ou
il a été écrit. Conseillons-lui toutefois, en vue de ses travaux a venir, de
rechercher un peu plus l’élégance et la clarté du style: ces qualités
-aidant toujours, en France, au succés d'un livre.
IV
C'est aux missionnaires catholiques que nous devons nos premiers ren-
seignements sérieux sur la Chine, et c’est d’un missionnaire que nous
viennent les derniers que nous avons recus. Le journal du troisiéme
voyage d'exploration dans l’empire chinois, de M. l’'abbé A. David ', est,
en effet, croyons-nous, ce qu'il y a eu de plus récemment publié en France
‘ Journal de mon troisitme voyage d’exploration dans empire chinois, par M. l'abbé
Armand David, de la Congrégation de la Mission, membre correspondant de l'Institut.
2 vol. in-12, avec cartes. Hachette, édit.
1268 REVUE CRITIQUE.
en fait de recherches et d’études savantes sur cette région naguére en-
core si rigoureusement close, et qui, bien que nous en ayons, depuis dix
ans, forcé les portes, ne nous est guére connue encore. Ce titre de Troi-
siéme voyage surprendra sans doute bon nombre de lecteurs. On ne con
nait point, en effet, sinon dans le monde savant, les deux premiers, qui
n'ont recu qu’une publicité spéciale, et partant restreinte, et dont l’inté-
rét est d'un ordre 4 part. M. l’'abbé David est un naturaliste. Parti pour la
Chine en 1862, avec la mission de fonder 4 Pékin un collége francais
pour la jeunesse chinoise, il eut la bonne fortune, nous appread son édi-
teur, de recueillir des animaux nouveaux, des plantes rares, des mine
raux précieux, pour |’étude de la géologie, qu'il envoya au Muséum de
Paris, oils furent trés-appréciés. D'autres envois provenant des décov-
vertes qu’il avait faites dans le nord de la Chine et dans la Tartarie oren-
tale, fixérent sur lui l’attention des professeurs et administrateurs du
Muséum d'histoire naturelle, qui demandérent pour lui, au supérieur gé-
néral des Lazaristes, la permission d’explorer l’empire du Milieu dans
un. but purement scientifique. Cela pouvant se faire en ce moment sans
nuire aux autres ceuvres de la Mission, M. Etienne, alors supérieur géni-
ral, se rendit avec empressement 4 une demande venue de si haut et si
honorable d'ailleurs pour sa congrégation. En conséquence, M. l'abbe
David put se livrer tout entier 4 ses études favorites. De 1860 A 1868, il
visita les hauts plateaux de la Mongolie, of il fit une ample moisson quill
retourna classer et décrire 4 Pékin. Il revenait, au commencement de 1870,
d’un second voyage aussi fructueux que l'autre, quand il apprit les tristes
événements de Tientsin et le massacre de nos compatriotes : un retard
providentiel du bateau qui le portait le sauva d’une mort probable. Le
danger qu'il courait en prolongeant son séjour en Chine et le délabrement
de sa santé le décidérent a rentrer en France, ot l’attendaient des événe
ments plus amers encore.
« C’est 4 Ceylan, dit-il, que nous parvint Ja premiére nouvelle des hos
_ tilités engagées avec la Prusse. Les dépéches télégraphiques ne concor-
daient pas entre elles, et, selon leurs sources, elles nous annoncaient
tout 4 la fois des victoires et des défaites... Quelles transes alors pour
des hommes en qui un long éloignement du sol natal n’a fait qu’en exa-
spérer l’amour! et quelle situation critique quand on se trouve au milieu
d’étrangers dont les sentiments différent des vétres !
« Sur notre grand et magnifique bateau (alors appelé [ Impératrice-Ex-
genie), qui revenait de son premier voyage de Chine, se trouvaient des
personnes de presque toutes les nations de l'Europe. Les Hollandais, les
Belges, les Espagnols, paraissaient faire des vceux sincéres pour le
triomphe de la France, tandis que la plupart des Anglais et des Améri-
cains sympathisaient ouvertement avec la Prusse. Je n’oublierai jamais la
peine, la tristesse que je sentis au fond de l'dme, en voyant une grosse
REVUE CRITIQUE. 1269
dame, moitié francaise d'origine, exulter bruyamment chaque fois que
nous recevions une nouvelle défavorable 4 notre cause : dés lors, je ces-
sai de la saluer tous les matins, selon les habitudes de politesse du
bord. »
Nous avons cité cette page d’un accent si patriotique, empruntée au
début du Trotstéme voyage, parce qu'elle dispose a la sympathie pour
l’auteur et qu'elle est un échantillon exact de la maniére simple et na-
turelle dont son journal est écrit.
Il ne faut pas se figurer que, parce qu'il est un grand naturaliste,
M. l'abbé David ne parle que géologie, botanique, zoologie, etc.; nulle-
ment: délégué aux travaux scientifiques par sa congrégation, le savant
efface chez lui le missionnaire. Sans doute, son ceil est a la terre, aux
eaux, aux arbres, a tout ce qui y vit ou y a vécu: aux sables, aux ro-
chers, aux cailloux, aux poissohs, aux plantes, aux animaux, enfin 4 tout
ce que, a la sollicitation du Muséum, il a eu mandat d’observer et de
recueillir. Ces objets occupent naturellement dans son journal une
grande place, mais ne l’envahissent pas tout entier; la peinture des
lieux et la physionomie des populations, les scénes de la nature et les
incidents du voyage s’y mélent 4 chaque page et y répandent un agré-
ment que le sujet ne semblait pas appeler. Le prétre d'abord y perce tou-
jours sous l'habit de mandarin que porte le voyageur, non-seulement par
les fonctions et les devoirs sacerdotaux qu’il remplit toutes les fois qu’il
le peut, mais surtout par l’attention paternelle avec laquelle il signale
les chrétiens qu'il rencontre sur sa route. Ainsi, M. David écrit, le
14 avril 1872: « Ce jour-la, j’arrivai sous la ville départementale de
Kiou-tchéou; j’y quittai la barque pour aller passer la nuit dans une
Maison chrétienne située dans |’intérieur des murailles. Le lendemain,
aprés avoir célébré les saints mystéres dans la petite chapelle catholique
(quoique je n’en parle guére dans mes journaux, il est bien entendu
que mes courses de naturaliste ne me dispensent point des obligations
religieuses de mon état), je me transportai 4 Ché-Léang, et je séjournai
chez les braves chrétiens de ce village et de Tché-sou jusqu’au 28 du
méme mois. »
Cette qualification de « braves chrétiens » que le voyageur donne &
nos co-religionnaires du Céleste-Empire, est, A en juger par ce qu'il ra-
conte deux ca et 14, bien ddment méritée. Ils ont pour leurs prétres
un respect, un attachement, un dévouement véritablement filial. Nous
en citerons un trait extrémement touchant. Une des privations les
plus sensibles que les Européens éprouvent en Chine, c’est la privation
du lait, qui tient ici une si grande place dans notre alimentation. Les
hommes du royaume du Milieu en ont horreur, comme, du reste, tous les
Orientaux de cette extrémité de l'Ancien-Monde, dit M. l'abbé David. C’é-
tait pour lui, quand il pouvait en trouver, un régal sans pareil, méme
4270 REVUE CRITIQUE.
un reméde. « Je me rappelle a ce sujet, écrit-il, ce que me racontait un
jour Mgr N*™*. C’était le temps des persécutions. Notre évéque, fuyant par
monts et par vaux, s'arréte dans une maisonnette isolée de chrétiens.
Epuisé de fatigue et de maladie, il s’écrie : Oh! si je pouvais avoir un
peu de lait, je crois que cela diminuerait un peu mes maux d’estomac.
Les hommes qni ]’accompagnent ont entendu ces paroles, et, avant la
nuit, ils lui apportent un bol de lait que le saint homme boit avec
bonheur et reconnaissance. Le voyage de fuite continue, et, plusieurs
jours aprés, l’évéque, plus malade que jamais, prie son domestique de
lui chercher du lait. Celui-ci répond d’un air embarrassé qu'il n’en peut
avoir. Le prélat insiste et rappelle qu’on a bien pu luien procurer l'autre
jour: il offre de le payer le prix qu’on voudra. Le domestique répond qu'il
n'y a pas de vaches dans la contrée.— Comment donc, réplique l’évéque,
as-tu fait l'autre jour pour me procurer du lait? A cette question, le bon
Chinois rougit, se tait et finit par avouer que, la premieére fois, il avait
trouvé des chrétiennes compatissantes qui avaient consenti 4 donner de
leur propre lait pour l’évéque malade. »
Ce trait vient en confirmation de ce que M. l’abbé David dit, en maint
endroit, des qualités natives de Ia population chinoise. C'est une race
primitive, pleine de vertus naturelles, de gaieté et d’esprit. I] faut la voir
chez elle pour la bien juger ; nous n’avons tant de prévention contre elle
que parce que nous n’avons guére frayé encore qu’avec ses représentants
officiels, pour la plupart d’origine étrangére, ou avec les classes ou-
vriéres et marchandes, corrompues, comme en Europe, par le séjour ou
la fréquentation des villes. C'est loin des grands centres, dans les villages,
les hameaux, les vastes plaines ot elle est restée intacte au milieu des
révolutions que le pays 4 subies, qu'il faut étudier cette antique et char-
_mante civilisation des Chinois, dont celle avec laquelle nous avons éé
jusqu’ici en rapport, n’est qu'une dégénération. M. l’abbé David, tout
en collectionnant pour un autre but, en a recueilli de nombreux et pré-
cieux échantillons. C’est 14 ce qui assigne a son livre une place 4 part
entre ceux a la classe desquels il appartient par son sujet.
V
Les radicaux, gens doux, pacifiques, indulgents et prompts 4 pardon-
ner, comme on sait, se scandalisent de la persistance avec laquelle les
images qui rappellent les exploits de la Commune, l’incendie de Paris ef
le massacre des otages, entre autres, restent exposées aux vitres des
marchands d’estampes, et leurs journaux réclament de la police l’ordre
d’enlever ces représentations irritantes. Ne sommes-nous pas des fréres
REVUE CRITIQUE. 4271
depuis que nous vivons en République? Les inscriptions officielles des
monuments publics le proclament! Vivons donc en fréres, oublions un
instant d’erreur, d’égarement, d’ivresse; embrassons-nous et que ces
souvenirs figurés disparaissent.
Soit. Mais les souvenirs écrits de ces mauvais jours, ne faudra-t-il pas
les supprimeg aussi, les rejeter dans les ténébres, les anéantir? Aprés
les images muettes, les livres qui parlent : ce serait logique. Et la lo-
gique est la vertu des radicaux.
Donc, aprés la proscription des gravures commémoratives de la Com-
mune, il faudrait concéder la proscription des livres qui en racontent les
hauts faits. Les livres rendent, en effet, ce gouvernement de brigands
autrement odieux encore, notamment ceux qui nous font connaitre les
hommes dans le sang desquels les communards trempérent leurs mains.
Un des ouvrages qui, sous ce rapport, les fera maudire plus qu'aucun
autre, ce semble, c'est la Vie du P. Captier, que vient de publier la
librairie Albanel ‘. Parmi les victimes qui ont obtenu, avec le P. Captier,
la couronne du martyre dans ces jours de lamentable mémoire, il
y ena eu d’aussi regrettables — toutes ne l'étaient-elles pas? — mais
il n’y en a pas eu peut-étre d’aussi sympathiques, et contre lesquelles il
y eat moins de motifs de haine. De sa personne, le P. Captier était affable,
ouvert, gai, obligeant; on ne pouvait le voir sans l’aimer. Ceux qui ont
eu le bonheur de le connaitre et de le fréquenter — nous avons été de
ce nombre — ne se Ie rappellent pas sans que le coeur leur saigne et que
les larmes ne leur viennent aux yeux. Quelque chose de l'effet que pro-
duisait son entretien passera dans ]’4me de ceux qui liront l’ouvrage que
vient de lui consacrer son disciple et son confrére. Les gardes nationaux,
pendant le siége et les communards pendant leur régne avaient eu bien
des fois l'occasion d’apprécier son mérite, son indulgence et sa charité,
dans l'ambulance qu'il avait ouverte dans son collége d’Arcueil. C’est un
moment peu connu de sa vie que cette douloureuse époque des deux
siéges. On lira avecun intérét particulier, disons plus, avec une émotion
profonde, ce qu'il pensa, écrivit et fit pendant ces sept mois qui furent
les derniers et les plus glorieusement remplis de sa trop courte carriére.
Cette mort prématurée du P. Captier, nous voulons dire cet assassinat
dénué de l’apparence méme d'un prétexte, touchera tous les lecteurs de sa
Vie. Pour nous qui avons pu juger de ce qu'il avait fait déja et qui voyons
ce qu'il pourrait faire aujourd'hui dans la voie qui s’ouvre 4 1]’enseigne-
ment catholique, c’est une douleur inconsolable. Que nos lecteurs se
reportent 4 ce que le R. P. Reynier a raconté, ici méme, il y a un an, de
ses travaux et de ses idées sur ce sujet, ou pluldt qu’ils relisent dans son
livre les chapitres qu’il nous avait communiqués (chap. IX et X. Fonda-
{ Vie du P. Captier, par le R. P. Reynier, un vol. in-12 avec portrait.
4272 REVUE CRITIQUE.
tion et développement d'Arcueil) et ils partageront notre douleur et nos
regrets.
Ce que nous avons dit de la Viedu P. Captier suffit pour en faire com-
prendre l'intérét; il serait injuste pourtant de ne pas reconnaitre que
la simplicité élégante du récit et esprit de chrétienne douceur dont il
est partout empreint, en augmentent singuliérement |'attrait.
VI
Il y a un étre plus répugnant que I'athée : c'est la fermme incrédule,
car c'est, dans l’espéce, une monstruosité. La femme ne se concoit pas
sans cceur, sans amour. Or, qui ne croit pas, n’aime point, au moins
dans le sens pur et élevé du terme. Comme on I’a diten effet : Au dela est
le mot de l'amour. Mais ce qui rend la dépravation de Yathéisme plus
particuliérement odieuse chez la femme, c’est que, de méme quelle est
plus directement contraire 4 sa nature, elle se manifeste aussi chez elle
avec plus d'excés. La femme n’est rien 4 demi; dans le mal comme dans
le bien, elle dépasse vite 'homme et de beaucoup. Autrefois Geoffros
Saint-Hilaire avait fait une étude particuliére des monstres de la nature
et l’avait élevée A l’état de science. Cela s’appelait, si nous nous souvenons
bien, la Tératologie physique. Qui fera chez nous la tératologie morale?
It y aurait matiére, et la femme athée fournirait le sujet d'un curiett
chapitre. Comment cet étre si délicat et si vigoureusement organisé
dans sa délicatesse, peut-il arriver 4 cette déformation? Voila ce qu'il
faudrait rechercher.
Un romancier fort connu, M. Alfred des Essarts, s'est occupé de ce phé-
noméne social, non pour en rechercher les causes, mais pour le peindre
dans quelques-unes de ses manifestations. La Femme sans Dieu (c'est le
titre de son dernier ouvrage'‘) est le tableau de quelques-unes des excet
tricités maladives.de cet ordre qu’a présenté, dans ces temps dernier,
le monde parisien. L’héroine de son roman n'est pas un type : cest une
variété, autour de laquelle il en a groupé plusieurs autres. La plupart
appartiennent au monde des lettres et des arts, et sont ce qu'on appelle
des bas bleus, mais des bas bleus d’unrang inférieur. Leur athéisme a3
cause dans les prétentions et les mortifications de l'esprit; elles nen
veulent 4 Dieu que parce qu’elles n'ont pas réussi auprés des hommes.
Cornélie Passefleur, une muse méconnue; Helmina Krantz, une Alle-
mande 4 la téte carrée et au parler nébuleux; Mathilde Grenoux, romair
ciére qui écrit en francais-belge; Cornélie, une adepte de la musique de
l'avenir, sont des silhouettes un peu chargées mais assez amusanles.
Seule lhéroine, Andrésine Durand est sinistre. L’auteur qui la met sur
4 4 volume, librairie Palmé.
REVUE CRITIQUE, 1273
le premier plan, oublie justement de nous dire comment, de simple
fille de province, pieusement élevée par un pére qui est le modéle des
braves gens de la campagne et mariée, 4 Paris, 4 un artiste chrétien de
grand talent et de grande considération, elle est devenue incrédule,
athée , communarde, sans que le désordre des meeurs y ait eu, parait-il,
la moindre part et que l’impiété soit, chez elle, le fruit de l’infraction
aux devoirs conjugaux. Des cing ou six femmes athées qui figurent dans
Ie récit de M. des Essarts, c'est la moins comprehensible de toutes.
Est-ce celle que l'auteur aurait dd choisir comme échantillon, comme
spécimen, comme sujet de dissection morale? nous ne le croyons point.
D’ailleurs, pour elle, comme pour les comparses de son drame, il est.
descendu trop bas. Il y a, 4 Paris, des femmes sans Dieu, plus véri-
tablement et plus dangereusement incrédules que les précieuses de bas
étage, qu'il nous a montrées. Celles-Ja n'ont point pour adorateurs
des piliers d'estaminet comme |’étudiant de dixiéme année, Evariste Ber-
taut, ou le garibaldien Krokinsky : elles ont dipléme, enseigne sur rue
et tiennent école pour les filles du bourgeois qui lit le Szécle. Ce
monde-la a de quoi défrayer un bon roman de meeurs. Nous le recom-
mandons a M. des Essarts.
Vil
Notre histoire, a-t-on dit, peut s’écrire en cent pages comme en cent
volumes, tant le dessin en est simple et le fonds riche. Elle frapperait,
en effet, par ces deux qualités, dans une esquisse aussi bien que dans un
tableau. Mais il faudrait que ce fdt bien une esquisse, c’est-a-dire une
ceuvre de maitre, et non un de ces misérables abrégés comme la médio~
crité et la spéculation en produisent tous les jours. L’idéal d’un tel livre
ne devrait pas consister dans la condensation habile des faits, dans 1l’em-
pilement ingénieux des événements dont se composent nos annales. De ces
réductions, nous avons bon nombre; mais qui sont plus funestes qu‘utiles
a I’histoire, car elles lui étent la forme et la vie a la fois. Or, ce que l'on
entend en disant que notre histoire peut tenir en cent pages c'est que,
pour un crayon habile 4 saisir la personnalité de la France dans ses °
développements successifs, un semblable cadre suffit. Qui a vu, dans les
galeries du Louvre, les croquis des grands maitres placés vis-a-vis de
leurs tableaux, comprendra ce que nous voulons dire; une toile de six
meétres est 14 sur un carton de six pouces et l’cil ne sait pas se détacher
de l'un plus que de l'autre. Montesquieu a-t-i] demandé beaucoup plus
de cent pages pour retracer les phases de la vie de Rome?
La France, dont la vie a aussi une unité si marquée 4 travers ses vicis-
situdes, n’aura-t-elle pas également, ua jour, son Montesquieu? Espe-
Cd
1274 REVUE CRITIQUE.
rons que si. D'abord, voici un petit livre qui est de bon augure. {il
a justement ce titre emprunté 4 l'adage courant : Notre histotre en cent
pages‘. C'est certainement sans intention de comparaison qu’a son sujet
nous avons rappelé l’immortel ouvrage de Montesquieu, et nous ne pré-
tendons nullement mettre Notre histotre en cent pages 4 cdté de la Gran-
deur et décadence des Romains. C'est toutefois un livre de la méme
famille, né de la méme facon de concevoir l’histoire et sorti aussi d'une
profonde étude des éléments dont elle se compose. On a dit que celut
seul qui aurait fait l'histoire de France en cent volumes serait de force
4 la faire en cent pages. A cet égard, M. Hubault avait des droits 4
entreprendre cette tache; car, s'il n’a pas écrit cent volumes sur notre
histoire, il lui en a bien consacré la valeur dans son long et solide
enseignement. Ces cent pages (soyons sincéres il y en a cent cing), ces
cent pages s’en ressentent; elles accusent non-seulement une rare con-
naissance, mais une rare intelligence, des faits. M. Hubault en a ha-
bilement saisi et dégagé le caractére, l’idée, la philosophie, si Ion
ose dire ce mot pour un volume si mince et d’ou l’auteur a si scrupu-
leusement écarté tout appareil dogmatique. Ce qu'il a cherché, ce qu'il
a mis en lumiére et fait suivre dans toutes ses évolutions, c’est la per-
sonne morale de la France; la formation, la croissance, les entreprises,
les écarts, les échecs, les revers, la vitalité persévérante de cette indi-
vidualité distincte entre toutes celles du méme genre et qui portent le
nom de peuple. Voila ce qu'il a voulu montrer. Toutefois les faits, chez
lui, sont toujours en premiére ligne, car il s'est gardé de procéder doctri-
nalement, mais ils n'y sont exposés qu’autant qu'il le faut pour caracté-
riser l'esprit qui les produit. ‘
_ Parmi les traits qui distinguent la nation frangaise 4 toutes les époques,
il en est un que bien des historiens n'ont pas aper¢u ou ont mal vu: c'est
sa foi chrétienne; née du christianisme, et du christianisme orthodoxe,
c est-d-dire du christianisme intact et complet, la nation francaise est
demeurée chrétienne, constamment et entiérement chrétienne. D'ou
l'auteur conclut, avec raison, qu'elle restera telle ou ne restera pas:
« Quand, rapporte-t-il, sous Louis XIV, nous reprimes possession de
Dunkerque, un Anglais dit aux nédtres: Messieurs, nous reviendrons. —
Non, répondit un officier frangais, vous ne reviendrez pas, tant que Dieu
sera plus content de nous que de vous! »
« N’y a-t-il pas 1a, ajoute M. Hubault, dans un mot bien simple, le rai
gage de l’avenir des peuples? C’est 4 nous de meériter de rentrer dans
I'héritage dont nous avons été dépouillés. »
P. Dovsame.
‘ Notre histoire en cent pages, par M. G. Hubault, professeur d'histoire au lycée
Saint-Louis. In-12. Librairie Delagrave.
MELANGES
LA PROPAGANDE BONAPARTISTE
DANS LES ECOLES PRIMAIRES
L‘enseignement de l'histoire contemporaine dans les écoles primaires,
plus encore peut-ttre que dans les écoles secondaires, a des inconvénients
sur lesquels tous les bons esprits s’accordent. Si donc, les diverses admi-
nistrations qui se sont succédé depuis cing ans avaient été bien inspi-
rées, elles auraient certainement supprimé cet enseignement imaginé par
M. Duruy dans une intention trés-ouvertement déclarée, celle de faire de
histoire contemporaine un instrument de propagande au profit du ré-
gime impérial.
Or, non-seulement le programme de M. Duruy n’a subi aucune mo-
dification; mais, avant comme aprés la chute de l'empire, le mini-
stére de I'instruction publique tolére, encourage, impose méme, des
livres dans lesquels tous les faits de notre temps sont exposés, commen-
tés et souvent traveslis pour la plus grande gloire du régime déchu. En
présence de cette attitude de l'administration dont il est inutile d’appro-
fondir les motifs, j’ai cru qu'il convenait de signaler la présence de pa-
reils ouvrages dans nos écoles a I’attention de tous ceux qui veulent que
l’enseignement primaire ne soit pas détourné de son but pour flatter les
passions et servir les intéréts d'un parti politique, ennemi irréconciliable
des institutions de la France et 4 qui tous les moyens semblent bons pour
ressaisir le pouvoir.
Les enfants qui fréquentent les écoles primaires d’un département qui
n’est pas le moins peuplé de la France, apprennent l'histoire dans un’
Abrégé, en 250 pages, fait par A. Magin, revu et corrigé par L. Grégoire, et
qui en est déja 4 sa trentiéme édition, datée de 1875. Cet ouvrage ne mé-
riterait que des éloges si les éditeurs n’y avaient ajouté, évidemment sur
commande expresse, les chapitres xxv et xxvi, consacrés & l’histoire con-
25 Seprevane 1875. 82
4276 MELANGES.
temporaine ou plutdt 4 l’apologie exclusive et passionnée du régime im-
périal.
Voici d’abord comment, 4 la page 244, on y démontre la nécessité du
coup d’Etat du 18 brumaire :
« La France attendait un homme d'action, popularisé par de grands
services militaires, qui put imposer silence aux partis, établir l’ordre et
faire face aux dangers extérieurs. Ce fut alors que Bonaparte débarqua a
Fréjus, etc., etc. »
Puis, au bas de la page 241 et au commencement de la page 242, suit
un récit destiné 4 concilier toutes les sympathies du lecteur candide et
ignorant au coup d’Etat du 18 brumaire, et surtout aux imitateurs passés
et futurs de celui-ci.
Aprés la nomenclature des institutions créées sous le Consulat, on
trouve 4 la page 243 ces lignes:
« La reconnaissance nationale paya tant de bienfaits. Sur la proposition
du Tribunat, Bonaparte, d’abord nommé consul pour dix ans, fut nommé
(3 aodt 1802) consul a vie. Ge fut l'objet de la Constitution de I’an X,
adoptée par trois millions et demi de citoyens. Le décret portait : « Le
« peuple francais nomme et le Sénat proclame Napoléon-Bonaparte pre-
« mier consul a vie. Une statue de la Paix, tenant d’une main le laurier
« de la victoire, de l'autre le décret du Sénat, attestera 4 la postérité la
« reconnaissance de la nation. »
J/écrivain inspiré par M. Duruy s'étend ensuite avec complaisance sur
les conspirations qui menacérent le premier consul et prouve trés-claire-
ment que la proclamation de empire pouvait seule désarmer les conspi-
rateurs, assurer 4 la France la perpétuité des bienfaits dont elle était re-
devable 4 Bonaparte, en un mot sauver la société. Toutefois l'impartialité
de I’écrivain ne lui a pas fait un devoir de rappeler que Je gouverne-
ment d’alors profita de ces méfaits de quelques fanatiques pour englober
dans de vastes mesures de proscription tous ceux qui génaient sa po-
litique.
Il met le plus grand prix, au contraire, 4 rattacher 4 ces complots I'as-
sassinat du duc d'Enghien, qu'il raconte, en ces termes, page 244 :
« Le jeune duc d’Enghien, petit-fils du prince de Condé, fut impliqué
dans ce complot, enlevé au dela de la frontiére du Rhin, conduit a Vincen-
nes, mis en jugement, condamné et fusillé dans les fossés du chateau
dans la nuit du 20 au 24 mars. »
Ce paragraphe, rapproché de ceux qui précédent et qui suivent et dans
lesquels le vocabulaire de la louange est épuisé, est de nature a faire
croire que le duc d’Enghien était coupable puisqu'il a été impliqué, dans
le complot, par le plus parfait des gouvernements, que son arrestation
était chose toute naturelle et n'avait pas constitué la plus condamnable
violation du droit des gens, qu'il a été réellement jagé et condamné par
MELANGES. 4977
un tribunal réguler appliquant les lois du pays, et que s'il il y a quelque
chose 4 reprendre dans tout cela, ce ne pourrait étre, tout au plus, que
l'heure nocturne 4 laquelle le coupable a expié son forfait.
Aprés avoir raconté le crime et la condamnation du duc d’Enghien,
i’Abrégé arrive 4 la conclusion a laquelle il préparait habilement son
lecteur (page 244) :
« Bonaparte n’attendait plus pour monter sur le tréne que l'initiative
des grands corps de I’Etat. Le Sénat comprit cette hésitation, et une dé-
putation, prise dans son sein, alla dire au premier consul : Yous fondez
une ére nouvelle; mais vous devez ]’éterniser ; vous pouvez mettre un
frein aux conspirations, désarmer les ambitieux, tranquilliser la France
entiére en lui donnant des institutions qui prolongent pour les enfants
ce que vous avez fait pour les péres. Grand homme, achevez votre ouvrage
en le rendant immortel comme votre gloire. » Le paragraphe tout entier
est & lire et 4 méditer, l’auteur y énumére avec admiration tout ge qui
avait été créé pour rehausser l'éclat du tréne : le cortége des grands
dignitaires, des chambellans, des pages, les blasons, Les tivrtes!! J’en
passe et des meilleurs.
Six pages, imprimées en caractéres trés-fins, résument les gloires
du premier empire, sans que l’éloge soit tempéré par la moindre ré-
serve 4 l'endroit des fautes, des crimes et de l'ambition effrénée que
histoire impartiale reproche 4 Napoléon.. L’auteur de l’Abrégé, par
exemple, qui reproduit les plates adulations du Sénat impérial, n'a pas
un mot de flétrisaure pour la guerre d’Espagne, les fusillades du Tyrol
et l’abominable conduite du premier empereur envers la reine de Prusse,
Ja famille royale d’Espagne et enfin surtout envers Pie VII. Il laisse méme
ignorer a ses lecteurs la captivité du pape 4 Savone et 4 Fontainebleau.
Peut-dtre faut-il savoir quelque gré a M. Duruy de n’avoir pas exigé de
son écrivain I'éloge de ces scandaleux abus de la toute-puissance.
On sefforce d’insinuer que la fortune des armes n’explique pas 4 elle
seule la chute de l’empire: « La capitale, vaillamment défendue par la
garde nationale et I’Ecole polytechnique, fut réduite a capituler. » Méme
aprés la capitulation de Paris : « L'Empereur pouvait lutter encore. »
L'auteur ajouterait méme volontiers comme -cela fut de mode pendant
longtemps : « Quejques traitres de moins et la France était sauvée | » Mais
il se contente de faire ressortir la magnanimité de l’empereur, si avare du
sang de ses soldats, en disant : « Napoléon ne crut pas devoir prolonger
la guerre, » et il trouve ainsi le moyen de faire l'apologie anticipée de la
capitulation deSedan. Puis, aprés avoir raconté avec émotion les adieux
de Fontainebleau, il termine par cette parole : « Ainsi finit l’empire. »
Si M. Magin ou M. Grégoire a jugé inutile de signaler les fautes les
plus graves de l’empire, il ne se croit pas obligé 4 la méme réserve vis-
1278 MELANGES.
a-vis de la premiére restauration, dont i] énumére toutes les erreurs, sans
en excepter une seule :
« Le retour aux principes de l’ancien régime, la substitution du drapea
blanc au drapeau tricolore, les défiances témoignées 4 I'armée, les fa-
veurs et les grades prodigués aux courtisans, ne tardérent pas & susciter
des mécontentements légitimes. » Voila certes un Abrégé 4 qui on ne re-
prochera pas cette fois d’étre incomplet, et qui a pris le contre-pied de
la maxime de Quintilien sur les devoirs de Vhistoire : Scribitur ad ner-
randum, non ad probandum. Les historiens officiels de l’Empire ne
s'arrétent pas en si bon chemin et remplissent complétement la tiche
qui leur a été confiée, en mettant au passif de la Restauration les cor
séquences des désastres de 1814, et notamment les retranchements de ter-
ritoire subis par la France : « Le traité de Paris, qui avait mis finals
guerre (30 mai 1844), avait d’ailleurs blessé l’orgueil national en faisant
rentrer la France dans ses limites de 1792. »
ll est assez singulier que de tels enseignements puissent encore awir
cours dans nos écoles primaires, surtout lorsqu’on voit tous les jours les
apologistes du second empire imputer la responsabilité des pertes de
territoire et des sacrifices d'argent imposés a la France par le traité de
Francfort, uniquement 4 ceux qui ont succédé, le 4 septembre 1870, au
gouvernement impérial, premier auteur de tous nos désastres.
A propos des Cent-Jours, l'Abrégé n’a découvert et ne signale qu’u
seul coupable, c'est « le gouvernement anglais qui donna une prisooa
celui qui réclamait l"hospitalité; » car, s'il faut l’en croire, |'empereat
se serait rendu en toute liberté 4 bord d'un navire anglais, alors quil
est incontestable que c’était le seul parti qu’il pdt prendre pour avoir k
vie sauve.
On devrait pourtant reconnattre aujourd’hui que si la perfide Alba
avait nourri contre la France les noirs desseins que le parti bonapartiste
lui a longtemps prétés, elle aurait laissé s’asseoir 4 son foyer cet infat-
gable ambitieux pour y préparer en toute sécurité quelque expéditiee
de Boulogne, et épargner de la sorte 4 ses neveux le soin d’imaginer de
semblables combinaisons.
Pour compléter cette mauvaise plaisanterie et continuer la coméde
dont la France et l'Europe ont été si longtemps les dupes, I’Abrégeé ajoule
que : « Napoléon fut conduit a I'ile de Sainte-Héléne, au milieu 4
l’océan Atlantique, et qu'il est mort en chrétien sur ce triste roche.’
(Page 250.)
Etrange chrétien que l'homme qui, loin de se repentir de ses favtes,
fait, dans son testament, écrit quelques jours avant sa mort, deux fs
l'apologie de l’assassinat, d’abord en se glorifiant d’avoir fusillé le 40
d’Enghien, ensuite en léguant a l’auteur d'un guet-apens sur le duc é
NRELANGES, 4279
Wellington une somme considérable a titre de récompense de ce forfait.
L’Angleterre, toutefois, n'est pas condamnée sans circonstances atté-
nuantes :
« Aujourd’hui, du moins, la honte de cette conduite est en partie effa-
cée ; les restes mortels du grand homme ont été rendus a la France; ils
reposent, depuis le 15 décembre 1840, dans |’église de I’hétel des Inva-
lides, sur ces rives de la Seine, ot l'Empereur mourant avait exprimé le
voeu d'étre enseveli. »
L’Empereur est toujours imprimé en grandes capitales, pour le rappro-
cher sans doute davantage de la divinité, et pour le distinguer aussi des
rois, des reines de France et des empereurs d’Allemagne et d’Autriche,
qui n’obtiennent, dans l'Abrégé, que des petites capitales.
Quatre lignes sont consacrées aux trois régnes de Louis XVIII, Char-
les X et Louis-Philippe. Napoléon Ill est mieux traité; il a, 4 lui tout seul,
dix lignes, destinées surtout a la récapitulation du nombre des suffrages
qu’il a eus dans les divers plébiscites. Ce livre se termine ainsi : ¢ Aprés
le désastre de Sedan, il a été renversé du tréne le 4 septembre 1870. »
‘ Tl suffit 4 l’observateur Je moins attentif et le moins prévenu de par-
courir rapidement les deux chapitres dont les passages les plus saillants
viennent d'étre cités, pour constater que l’enseignemient officiel de I’his-
toire contemporaine tend 4 confondre, dans l’esprit des enfants du
peuple, le respect dé a I'autorité avec l’admiration des chambellans et
Y'amour des livrées, et 4 représenter, comme le seul type du régime
légitime et rationnel de la France moderne, le gouvernement qui, entre
tous, flatte les plus mauvais instincts du peuple, appelle fatalement
jes armes de ]’étranger sur le sol frangais, aboutit misérablement & Wa-
terloo ou a Sedan, et laisse derriére lui le démembrement, la ruine et la
démoralisation.
Comment de pareils livres peuvent-ils étre encore tolérés? Faut-il
voir dans cette attitude de l’administration, comme on |’a prétendu plus
d’une fois en pareille circonstance, une manceuvre habile, destinée a
ménager la bienveillance plus que douteuse d'un petit groupe parlemen-
taire ? Nous nous refusons a le croire ; en tous cas, des faits récents dé-
montrent que l’heure de semblables compromis est passée, et nous espé
rons que la propagande bonapartiste sera trés-prochainement privée du
concours qu'elle rencontre dans des petits livres qui la servent bien
mieux en raison de leur caractére officiel que toutes les brochures revé-
tues de l'estampille du comité de comptabilité que préside M. Rouher.
Henry Mongav.
QUINZAINE POLITIQUE
94 septembre 1875.
. Peu d'actes et beaucoup de discours : voila toute Vhistoire de ces
deux semaines. Nous ne nous plaindrons pas de la rareté des faits :
durant ce temps de loisirs politiques, c’est moins un signe d’inertie
qu’un indice de quiétude. Quant aux discours, si aucun n’a une
valeur égale a celle d’un événement, il est certain pourtant que,
pendant ces mémes heures d’oisiveté parlementaire ot chéme la
curiosité publique, ils suffisent 4 ranimer dans les esprits l'activité
qui commengait 4 y sommeiller. Un discours, quand l’attention fa-
tiguée n’attend pour toute distraction qu'un article de journal,
c’est assez pour l’éveiller et la remettre en haleine. Outre que, pour
léloquence et méme pour le bavardage, notre terre de France eut tou-
jours des échos prompts et sonores, le silence général du pays rend
plus retentissante encore la plus petite allocution d’un ministre ou
d'un député : M. Naquet lui-méme, si peu puissante qu’est sa voix,
a l’honneur d’étre entendu. Et puis, n’est-il pas vrai que, comme
des soldats avertis que la paix qu’ils goutent n’est qu’une tréve,
les partis, tout en paraissant dormir un peu, sont tous 1a qui
écoutent, dressant l’oreille au moindre souffle ect au plus léger
bruit?
Par miracle, la commission permanente s’est tue. La gauche a
daigné, cette fois, n’interroger M. Buffet sur rien ni sur personne.
Quelles raisons la rendaient donc muette, elle qui, parmi les obli-
gations de son mandat, compte comme une de ses lois suprémes le
devoir républicain d’avoir toujours quelque chose 4 dire au gouver-
nement ou contre lui? La lassitude, la peur, la satisfaction. Elle
avait, naguére, en pérorant sur les démérites de Bouvier et de Coco,
épuisé la force et l’abondance de sa faconde. L’habile et faux amour
qu'elle a pour M. Dufaure l’empéchait de questionner les ministres
sur le crime du Pays : elle craignait que l’honorable et terrible
garde des sceaux, qui avait lui-méme décidé de ne pas poursuivre
QUINZAINE POLITIQUE. 1284
le Pays, ne se dressat contre elle avec sa dialectique vigoureuse ct
son apre ironie. Enfin, clle avait approuvé 1a destitution du vice-
amiral la Ronciére le Noury : pouvait-elle, par une taquinerie pué-
rile, contester sur ce point la probité coristitutionnelle du minis-
tére, aprés l’avoir reconnue et louée dans tous ses journaux? Elle a
donc bien voulu rester muette : qu'elle recoive, pour cet acte ex-
traordinaire de retenue oratoire et politique, l’hommage de notre
étonnement et de notre gratitude!
Certes, il est pénible 4 un gouvernement de faire tomber du mat
d’un vaisseau-amiral le pavillon de commandement qui y flotte,
celui qu’y tient arboré un homme de guerre aussi vaillant que
M. La Ronciére le Nourry. Mais, avec raison et a bon droit, ni le
maréchal de Mac-Mahon, ni M. Buffet, ni aucun ministre, n’ont une
minute hésité 4 ordonner qu'on Il’abaissat; la discipline militaire le
voulait. Qu’a son banc de député, M. de La Ronciére le Nourry trace
-au chef de l’Etat son devoir, censure |’Assembléc et dispute méme
ka constitution la noblesse de ses titres, soit; mais qu’é son banc
de quart, « a bord du Magenta, » M. La Ronciére Ic Nourry,
écrive une lettre politique pour étre lue dans un banquet bonapar-
tiste, et que, dans cette lettre dictée par les ressentiments et les
ambitions d’un parti, il affiche son mépris de la Constitution, il ac-
cuse |’Assemblée, il marque des conditions a la fidélité que son dé-
youement doit au chef de I’Etat, et distingue les cas de son obéis-
sance, non, une telle hardiesse n’est pas licite et n’cst pas tolérable:
elle donne a l’armée l’exemple d'une audace qui bientét, de l’exci-
tation et du débat, passerait sans peime au -désordre ct a la rebel-
lion. C’est assez que la France soit une république : gardons qu’elle
devienne une république espagnole ; gardons que, pour terrasser l’un
ou l'autre de leurs partis, les Assemblées appellent dans leur en-
‘einle les soldats, comme le Directoire & la veille du 18 fructidor ; et,
non moins sévérement, gardons que les soldats, sous leurs armes,
se montrent avec un brutal dédain ces porles des Assemblées, ou ils
entrent un 18 Brumaire et un 2 Décembre, pour y frapper les lois
avec l’épée ou les en chasser a coups de fusil.
M. La Ronciére le Nourry n’a pas sculement manqué 4 la dis-
cipline militaire. Par une faute plus grave encore, il a oublié, sous
le drapeau méme de la France, |’intérét et la dignité de la patrie.
‘Car dire, au milieu d’une flotte et & la face de Europe, que « la
formule actuelle de son gouvernement » interdit 4 la France de re-
prendre sa place « dans le concert européen, » c’est un langage qui ne
sied ni 4 un amiral ni a un patriote. Assurément, la république n’est
pas le gouvernement le plus capable de faire nouer & la France les
£282 QUINZAINE POLITIQUE.
longues et solides alliances ni de lui assurer la confiance de l’Eu-
rope monarchique : des publicistes et des députés ont pu lui rappe-
ler cet avertissement de l’histoire. C'est toutefois un argument qu'il
ne faut pas exagérer : qu’une grande armée, appuyée 4 deformidables
forteresses, pit paraitre 4 la frontiére de notre pays, et la France,
quoique républicaine,verrait aussit6t, dans certain péril de l'Europe,
plus d’une nation lui tendre la main. Au surplus, on pourrait de-
mander 4 M. La Ronciére le Nourry si l’empire, au lendemain de
Sedan, aurait trouvé assez de force et de prestige dans « sa for-
mule » pour qu’a ses armes impuissantes et déshonorées un seul
peuple voulut bien encore unir les siennes ; on pourrait lui deman-
der si « la formule » de l’empire, si le titre de César et ces chiffres
de trois plébiscites qu’il portait inscrits sur son diadéme, avaient
attiré 4 Napoléon Ill, la veille de Sedan, l’alliance d’un seul de ces
souverains et de ces peuples que sa politique avait tour-a-tour
trompés ou rités.
Mais qu'importe au soldat et au diplomate que la France, affai-
blie par la fortune, doive au genre de gouvernement qui la régit le
tort et le mal d’étre plus faible encore! Ce n’est pas 4 eux de le
proclamer : 4 qui se bat ou négocie pour la France, a qui porte avec
soi une part de la destinée nationale, 4 qui représente sa race et
l’avenir, il faut une attitude plus fiére ; oui, il faut alors couvrir de
la largeur de son épée ou voiler d’une noble dissimulation la plaie
et la misére de sa patric. M. La Ronciére le Nourya fait le con-
traire : il les a montrées, pour on ne sait quel honneur et quel pro-
fit de son parti. Il ne s’est pas apercu que ce crédit et cette autorité
de la France, qu'il reprochait 4 la République de diminuer par l'in-
certitude et la mobilité de son gouvernement, il les amoindrissait
plus encore, lui amiral, ens’écriant que la France, sous son régime
d’aujourd’hui, était moins digne des sympathies et des secours de
Europe. If menait les vaisseaux de la France aux rivages d’Athé-
nes, de Constantinople, de Tunis, de Trieste ou de Venise, en avouant
que la France, dont il montrait les canons sur tout ce littoral, mé-
riterait moins d’étre honorée, crainte ou aimée! Au siége de Paris,
M. La Ronciére le Noury savait et sentait mieux que ce mot si
simple et si profond d’un grand royaliste, ce mot sorti du cceur
de Joseph de Maistre : « Vive la France, méme républicaine! » est
devant |’étranger, la meilleure inspiration du citoyen et compose
sa meilleure politique. A la faiblesse de son pays et de la Républi-
que, M. La Ronciére le Noury devait au moins, sous son pavillon,
le respect du silence; et c’est parce qu’il a méconnu ce devoir de
prudence patriotique, comme il avait négligé celui dc la discipline
QUINZAINE POLITIQUE. 4285
militaire, que nous trouvons doublement juste la destitution qui I’a
frappe. a
Grace 4 l’émotion qu’a causée cette déplorable faute de M. La Ron-
ciére le Noury, on avait un instant oublié les menées et les discours du
parti dont M. Naquet s’est fait le Gambetta. Mais M. Naquet parle,
écrit et s’agite avec tant de bruit dans le Midi tout entier; il se gon-
fle en tribun avec tant d’effort; il prend tant de peine 4 montrer
son éminence dans le petit groupe de Montagnards qu’il domine ;
il regoit de M. Madier de Montjau avec tant de solennité la
couronne de la démocratie et les palmes du génie ; il a de si belles
« disputoisons » avec M. Lacascade et M. Bouchet; il est si puis-
samment secouru, dans ses promenades oratoires, par les lettres
de M. Turigny et de M. Louis Blanc; il répand sur le peuple de si
flamboyantes promesses; il publie dans l’Hvénement des program-
mes de félicité républicaine et sociale qui sont si séduisants; en un
mot, ce sérieux personnage vient de créer avec une activité si tu-
multucuse la seconde extréme gauche, le parti des « radicaux in- -
transigeants, » le parti « d’avant-garde et de combat démocrati-
ue, » qu'il a bien fallu que l’attention publique se retournat pour
le voir. Les principes de M. Naquet n’ont rien de neuf: mais 11 s’a-
git de savoir si la bétise populaire se laissera prendre 4 ses décla-
mations et 4 ses utopics. Il ne nous étonne pas que M. Naquet de-
mande déja la peine de l’ostracisme contre M. Gambetta : c’est le
destin des radicaux que d’aller se dépassant l’un l’autre en har-
diesse ; c’est leur fatalité que de devenir l’un aux yeux de l'autre
des réactionnaires; c’est leur tradition que de se dérober l'un 4
l'autre, violemment ou non, la popularité. Nous nous demandons
seulement ce que peut valoir un parti qui traite M. Gambetta de
conservateur et de constitutionnel ; et nous sommes curieux d’ap-
prendre si M. Gambetta, qui affecte aujourd’hui le silence ct la
tranquillité, reprendra sur ces démagogues la supériorité de son
ancien empire ; s'il osera lutter avec eux; si, dans la lutte, il ne
sera pas abandonné des radicaux, la plupart fidéles encore a sa
politique, mais déja secrétement gagnés par-la doctrine de M. Na-
quet; et si, 4 moins de retourner sous ces ombrages odorants de
Saint-Sébastien qui abritérent, au temps de la Commune, sa dicta-
ture ruinée, M. Gambetta ne sera pas contraint de se ranger 4 la
suite des « intransigeants, » pour essayer bientét de reconquérir
parmi eux la premiére place. Le probléme est intéressant. D’ail-
leurs, ces discordes des radicaux méritent bien de nous des voeux
et des encouragements : le spectacle en est instructif et salutaire ;
il désabusera plus d’un des placides politiques qui avaient déja
1284 QUINZAINE POLITIQUE.
foi en la sagesse de l’extréme gauche et 4 qui il ne répugnait phus
de vivre dans le voisinage des radicaux.
Il faut bien le dire : les conservateurs, hélas! ont eu, eux aussi,
leurs dissentiments et leurs troubles. Une brochure a paru, ano-
nyme et pleine de récriminations irrilantes, de preuves inullles, de
raisonnements maladroits, de mots blessants, de souhaits témé-
raires, qui prétendait préciser, comme avec les sirs jugements de
Dieu et de Vhistoire, les responsabilités de ceux qui n’ont pas fait
ou laissé faire la monarchie en 1873 : ce pamphlet ne pouvait ser-
vir qu’a réveiller des coléres 4 peine assoupies et & séparer, par des
reproches réciproques, les conservateurs mal unis que déja reties-
nent 4 peine, autour du maréchal de Mac-Mahon, les plus graves
nécessités de la patrie et de la société. Un journal, jaloux de trouver
des lecteurs et que M. Emile de Girardin seconde de son industrie,
aentrepris de compléter cette brochure par de prétendues révéla-
tions qui nous annongaient ce qu’il appelait « une évolution des
princes d'Orléans vers la gauche. » C’était une artificieuse spécula-
tion. i
Républicains, radicaux et bonapartistes se sont hatés, naturelle-
ment, de préter au fictif récit de la France l’assistance de leur plus ou
moins fausse crédulité. Il edt été prudent que, parmi les royalistes,
personne n’accréditat ces contes et ne favorisat les secrets desseins
qui s’y cachaient : il n’était pas malaisé, en effet, de voir que toute
autorifé manquait a cette nouvelle; le bon sens disait que le fait
lui-méme n’était pas seulement douteux et purement hypothétique,
mais invraisemblable et impossible; il était facilede deviner que cette
histoire avait été calculée pour enflammer le courroux de l’extréme
droite, pour aigrir les regrets de la droite modérée, pour isoler le
centre droit ou le mettre 4 la discrétion de la gauche, et, par ces
coléres, ces défiances, ces ruptures, briser tous les liens de la ma-
jorité qui soutient le gouvernement et M. Buffet. Le respect du 4 la
maison de France tout entiére commandait enfin d’écarter les soup-
¢ons injuricux dont on osajt assaillir les princes d'Orléans. Dit
’honneur de leur vie n’étre pas une sauvegarde suffisante pour les
en défendre, dat le souvenir du grand acte qu’ils ont si généreuse-
ment accompli le 5 aout 1873 ne pas Jes protéger a lui seul, il res
terait encore le nom de Bourbon qu’ils portent prés de M. le comte
de Chambord et le droit héréditaire qu’il leur transmettra. Que ies
radicaux avilissent des princes par la calomnie, ils font leur mé-
tier; la royauté n’a peur eux rien de vénérable ou de cher, et ce
n’est pas elle qu’ils prétendent relever en dégradant des princes.
Les conservateurs ont des devoirs de prévoyance, de dignité, de
QUINZAINE POLITIQUE. 1285
justice et de circonspection, qui leur rendent méprisables non
moins que dangereux ces procédés du radicalisme. Nous avons la
tristesse de constater que quelques-uns ont négligé ou omis ces. de-
voirs. Mais aujourd’hui que les imaginations de la France parais-
sent a tout le monde aussi vaines qu’elles devaient le paraitre im-
médiatement, plaise 4 Dieu qu’il n’y ait personne, parmi les conser
vateurs, qui ne comprenne le mal déja fait et qui-ne veuille le
réparer |. Nous le demandons au nom des intéréts supérieurs et de
paix et d’ordre auxquels l’Assemblée et le gouvernement ont encore
a pourvolr.
Vers cette méme heure, M. de Meaux, devant les. agriculteurs
rassemblés au comice de Montbrison, prononcait des paroles aussi
bienfaisantes que justes, dont )’accent patriotique convenait mieux
aux cceurs des conservateurs. Il rappelait aux.« ruraux» qui, le
8 février 1871, créérent )’Assemblée & laquelle la France a di de
ne pas périr tout entiére, les sentiments qui les inspirérent: en je-
tant dans l’urne, devant l’ennemi, devant tant de morts et tant.de
ruines, le vote vraiment national de ce jour-la. Il leur redisait
comment ce vote avait été salutaire, et combien il importe qu’ils le
renouvellent en 4876. Il-leur. montrait la: France, avec l'aide de
l’ Assemblée et sous les auspices du maréchal de Mac-Mahon, avec
la faveur de Dieu et graee 4 sa laborieuse énergie, reprenant peu
4% peu ses forces et obligeant de plus en plus l’estime de |’Europe a
« reconnaitre que la France est dans le monde un élément néces-
saire d’ordre et de paix. » Il les suppliait enfin « de ne pas permet-
tre a esprit de parti, quel qu’il soit et d’ot qu’il vienne, de trou-
bler la convalescenee de la patrie. » L’intelligent ministre de l’agri-
culture et du commerce ne s’est pas trompé : ce sont bien 1a les
exhortations dont les conscrvateurs ont besoin, dans cette sourde
fermentation qui agitera le pays et qui peut l’ébranler, au moment
oti il aura a retrouver dans son sein un Sénat et une autre Assem-
blée; et l’on sait trop, 4 considérer les efforts de désunion qui
travaillentle parti conservateur, que.ces sages conseils et ces cha-
leureux encouragements de M. de Meaux n’ont rien de banal ni de
superflu. M. Louis Passy, M. Cornélis de Witt et M. de: Ravinel,
ailleurs, ont tenu un langage également bon. Avec eux, qui ‘ne
souhaiterait de voir prévaloir «la politique des affaires » et la
« politique du patriotisme? » Avec eux, qui ne jugerait raisonnable
d’attacher ses regards aux devoirs du présent, au lieu de les tenir
attachés sur les souvenirs du passé avec cette opiniatre fixité qui
aveugle et qui laisse se succéder et disparattre sous nos yeux, sans
s’apercevoir qu’ils nous échappent, les intéréts et les nécessités de
Pheure fugitive o8 nous sommes?
1286 QUINZAINE POLITIQUE.
Le discours que M. le duc de Broglie a prononcé 4 Beaumesnil
est un de ceux qui auront le plus honoré en lui l’orateur et le let-
tré. Ce qu'il y a d'ingénieux dans le tour, de délicat et de précis
dans la pensée, d'élevé ou de magnifique dans |]’expression, n’a
rien qui nuise, dans cet éloquent discours, & la justesse et 4
la vigueur du sens politique. M. de Broglie a eu, cette fois, le
bonheur de désarmer quelques-uns des ennemis dont I’hostilité
était restée le plus implacable contre la mémoire de son minis-
tére : nous le féliciterons pour plus d’une raison d’avoir enfin ob-
tenu d’eux un peu de justice et d’admiration. L’histoire, nous n’ea
doutons pas, répétera l’éloge qu'il a tracé du maréchal de Mac-
Mahon. Elle célébrera, quoi qu’en disent les bonapartistes, la con-
stance de cet homme simple et grand, qui n’a voulu avoir, pour
toute politique, que l'amour de la patrie, et dont |’abnégation, en
étant plus pénible, a été plus glorieuse encore, au pouvoir. et dans
la mélée de nos partis, que sa vaillance ne l’avait été dans les ba-
tailles ou il vit blesser la France en 1879 et ou il apprit a en avoir
tant de pitié. Que les bonapartistes raillent, comme il leur plaira,
cette héroique abnégation d’un coeur placé si. haut au-dessus du
soupcon et du doute : il ne leur profitera jamais de comparer le
maréchal qui, dans la présidence de la République, est venu, en
4873, veiller avec son épée sur l’ordie et sur la paix de notre pa-
trie, a l’aventurier qui, en 4849, préta ses serments 4 la Répu-
blique, les viola en 1851, et se fagonna un Empire dans le crime
d'un coup d’Etat ; et puis si, 4 Sedan, Napoléon II et le maréchal
de Mac-Mahon succombérent le méme jour, le maréchal tomba au-
trement que l’empereur : ce fut dans son sang. Oui, l'histoire louera
le maréchal de Mac-Mahon, comme |’a loué M. le duc de Broglie.
Elie glorifiera, comme lui aussi, les services de cette Assemblée tant
insultée par les radicaux et si méprisée par les bonapartistes : de-
vant la postérité, l’Assemblée aura pour témoignage de ses travaux
et'de ses bienfaits le souvenir de l'état désespéré ot elle trouva la
France, mourante par la faute de l’empire et des radicaux, et le
souvenir de l'état ot elle va la laisser, en 4876, renaissante et déja
marchant a des destinées meilleures. Mais, certes, ce n’est pas pour
s'essayer, quelque noble qu’en soit le plaisir, aux belles peimtures
de l'histoire, que M. le duc de Broglie a, par ces impartiales
louanges, mis dans leur vraie lumiére }’Assemblée et le maréchal
de Mac-Mahon. M. le duc de Broglie a marqué d’un trait supérieur
ces mérites de l’un et de l'autre : il a montré que le patriotisme
a été leur vertu souveraine, celle qui permit au maréchal de
s'élever au-dessus des partis dans le gouvernement, celle qui permit
a VAssemblée de sacrifier tant de fois 4 l'intérét de la France les
QUINZAINE POLITIQUE. 4287
regrets ct les ambitions dont la diversité la déchirait en tant de
jalouses rivalités. Et. c’est la Putile legon que nous donne a tous
l’équitable discours de M. le duc de Broglie.
Il y a, dans ce discours de M. de Broglie, une page qu’aprés une
calomnie encore présente 4 l’esprit public, il est juste de repro-
duire, et que, pour notre part, nous reproduisons surtout pour
limportance et la vérité du conseil qu'elle contient : « Quelle que
soit, a dit M. le duc de Broglie, 1’étiquette que portent les institu-
tions d’un pays, ce pays lui-méme, ses conditions sociales, ses pé-
rils, ses besoins, les devoirs qui en naissent pour les citoyens, tout
cela ne change pas. Les lois changent, la France reste et conserve
sur nous les mémes droits. On m’a reproché d’avoir conseillé, par
une pensée pourtant bien banale, 4 la Jeune génération de cette
contrée de ne pas placer une confiance exagérée dans la vertu
abstraite des institutions, parce que les meilleurs et les plus nobles
ne peuvent rien sans le courage et le bon sens de ceux qui les
appliquent. Bien loin de me repentir de cette pensée, je la complete
en ajoutant qu’il n’est, en revanche, aucune institution dont les fai-
blesses soient telles qu’elles ne puissent étre atténuées et surmon-
tées par ce méme bon sens et ce méme patriotisme. Cessons donc
de récriminer stérilement sur les institutions qu’on regrette et les
institutions qu’on espére. Servons-nous activement de celles que
nous avons. Laissons au temps son ceuvre, laissons l’avenir pour-
voir aux espérances que la loi lui réserve; obéissons a l’appel et
faisons la tache de l'heure présente. » On ne saurait donner aux
conservateurs un avis plus politique et plus sensé. Qu’ils lécou-
tent. La patrie est un maitre, qui, dans toutes ses fortunes, sous tou-
tes ses lois mémes et dans tous les temps, veut qu'on travaille pour
lui; et le travail, quel que soit l’instrument qui reste en nos
mains et qu’il faille employer, Dieu finit toujours par le bénir et
la patrie par le recompenser, quand, malgré les gémissements de
son coeur et la.sueur de son front, le parti quia servi a fait son
devoir, c’est-a-dire fait le bien du pays, généreuscment et docile-
ment, sans souci de son intérét propre.et sans considération de sa
eine.
J Est-ce calcul? Est-ce seulement chaleur de la passion et ardeur
de la lutte? Tandis que la haine de la gauche daignait étre un peu
clémente pour M. le duc de Broglie, elle accueillait le discours, pro-
noncé par M. Buffet & Dompaire, avec une injustice qui a été ridicule
4 force de violence : elle n’attendait pas méme, pour le critiquer,
qu’elle en edt le texte sous les yeux; et quand elle a pu le connaitre
exactement, quand elle a pu vérifier ses erreurs, la pudeur qui lui
1288 QUINZAINE POLITIQUE.
défend sans doute d’avouer un tort, cette pudeur dont clle doit le
ménagement a son infaillibilité démocratique, l’a empéchée de cor-
riger la fausseté de ses Jugements précon¢us et prématurés. Mais
qwimporte ! Le discours de M. Buffet a été lu par la France. M. Buf-
fet, en dépit de la gauche qui le niait, a dit au pays qu’un accord
parfait régne dans le ministére ; que ses collégues et lui continouent
de pratiquer une politique loyaloment constitutionnelle et « nette-
ment conservatrice, » sans faiblesse et: sans peur; et qu’ils n’épar-
gneront rien pour rallier autour de lui. tous les hommes de bonne
volonté que les malheurs de ce siécle et les discordes du présent
ont dispersés dans les divers groupes du parti conservateur. M. Bui-
fet a eu déja, dans tous les actes de son ministére, le mérite de
faire sentir une force qui veut et qui sait: gouverner, qui tient vi-
goureuscment les rénes et qui ne les abandonne pas : cette force
que notre nation a besoin de. sentir aurdessus d’elle, et que, mal-
gré ses tendances libérales, la France.aima-toujours 4 voir présider
4 son-administration, M. Buffet ’augmente encore par la fermeté
de ces déclarations, leur franchise et leur autorité. Les conserva-
teurs l’en remercieront.
« On ne fait pas la-part au doute, » , disait un jour Royer-Collard.
Il en est de méme du radicalisme : il envahit tout entier le gouver-
nement qui lui ouvre ses portes, qui l’admet dans ses conseils et qui
lui. dispense des faveurs. Ce n’est point 14 une maxime que la réa-
lité n’ait point éprouvée. Hier 4 peine, M. Thiers, confiant dans le
charme merveillcux de sa parole et dans la: puissance de sa po-
pularité, confiant dans les enchantements de son art politique et
aussi dans la bonté de ses intentions, essayait de dompter le radi-
‘calisme par des caresses : il pensait le familiariser avec l’ordre en
le laissant approcher du pouvoir; il croyait l’enchainer par une
alliance ot Phonnéteté des gens de bien, honnéteté malheureuse-
‘ment si. prompte 4 trembler, aurait.contenu la fureur des radicaux.
L’élection de M. Barodet et l’événement du 24 mai ont montré si cet
essai était praticable et sila France y pouvait assister avec la se-
Feine assurance que M. Thiers puisait, lui, dans: )’imperturbable
sentiment de son habileté. Voila pourquoi M. Buffet a raison de ne
pas vouloir « une politique:qui, sans étre encore la politique
révolutionnaire, frayerait la voie 4 ¢elle-ci et lui servirait de
préparation et de transition. » Nous savons bien qu'il y a au-
jourd’hui des radicaux qui ne se croient pas révolutionnaires, et
M. Gambetta, aux yeux de M. Naquet, est un modéré! Mais quoi!
ce nom immérité de modéré permettrait-1l 4 M. Buffet de don-
néri & la politique dc M. Gambetta et de ses partisans une fon-
QUINZAINE POLITIQUE. 4289
tion quelconque dans le gouvernement? Nous savons bien encore
qu’au-dessus de M. Gambetia il y a, dans la gauche, des hommes
qu’on a l’habitude de considérer comme des républicains moins
révolutionnaires que lui. Mais de méme que M. Gambetta ne
blame dans la politique de M. Naquet que l’audace qui ne sait pas
étre patiente et qui devance l’heure opportune, de méme, plus d’un
des républicains qu’on appelle modérés dans la gauche, se con-
tente, pour tout blame, de reprendre seulement dans la politique de
M. Gambetta quelques souvenirs et certains oublis, son intempé-
rance tribunitiennce et l’incohérence de ses principes. La plupart, en
regardant M. Gambetta, répéteraient volontiers ces mots prononcés par
Isnard devant la barre de la Convention, le 23 février 1793 : « On
vous dit que nous sommes divisés, gardez-vous de le croire, si nos
opinions différent, nos sentiments sont les mémes ; en variant sur
les moyens, nous tendons tous au méme but. » Isnard ne supposait
pas. que c’était 4 l’échafaud qu’on arrivait par la voie qu'il suivait.
Dieu nous garde d’imaginer que les radicaux transigeants, conduits
par M. Gambetta, et les radieaux intransigeants, menés par M. Na-
quet, pussent, avec leurs dissenliments apparents et leur intime ac-
cord, nous rendre les spectacles de la sanglante Convention! Nous
ne voulons pas. non plus offenser les modérés de la gauche en leur
prédisant.qu’ils.se laisseraient entrainer, par terreur ou par com-
plaisance, dans les excés du radicalisme. Mais, pour mieux régler
l’avenir, nous consultons le passé ; et avec les avertissements du
passé, nous affirmons que la gauche, volontairement ou 4 son insu,
préparerait un gouvernement révolutionnaire, si elle régnait sur
notre pays. Nous estimons donc que la précaution de M. Buffet est
la plus indispensable des garanties nécessaires 4 notre sécurité po-
litique et sociale.
Nous ne voulons pas dire que M. Buffet n’ait a jeter que le défi et
la réprobation 4 la gauche entiére. Nous pourrions compter sur
les bancs de la gauche plus d’un homme de cceur ou d’esprit qui
répudierait énergiqucement « une politique révolutionnaire. » Mal-
heureusement, plus d’un aussi, méme parmi ceux-la, attermoie et,
d’hésitation en hésitation, attend, pour s’éclairer et bien voir, que
les flammes d’une Commune luisent 4 l’horizon. Quant au centre
gauche, malgré les secours que le crédit de ses mérites a déja pu
fournir aux radicaux dont il supporte |’alliance, on pourrait en-
core moins le repousscr loin des conservateurs comme un parti
révolutionnaire : M. Dufaure et M. Léon Say ne s’associent-ils pas,
dans le ministére, 4 la politique conservatrice de M. Buffet? Si
donc la régle de M. Buffet est absolument juste en soi, l’applica-
1290 QUINZAINE POLITIQUE.
tion en dépend de ces mille choses qui sont, pour l’homme d’Etat,
la mesure de sa conduite. Que M. Christophe se rassure : le
jour ot le centre gauche rompra les attaches qui lient 4 lui l'er-
tréme gauche, il n’y aura, parmi les conservateurs, & l’Elyste
et dans le pays, qu’un cri de joie et d’union. Mais jusqu’a ce
jour, qu'il nous permette de croire avec M. Buffet qu'on ne peut
pas gouverner une république francaise, en faisant au radica-
lisme honneur d’un partage quelconque et méme de la moindre
transaction.
Pendant que ces discours occupaient en France la curiosité pu-
blique, aucun événement grave ne |’attirait 4 l’extérieur. Le char-
gement du ministére espagnol nous autorise a prévoir que le suffrage
universel continuera d’y faire les Cortés que l’on sait; mais les con-
seillers d’Alphonse XII voient-ils dans le suffrage universel une res-
source nécessaire au général Quesada pour vaincre don Carlos?
Dans I’Herzégovinc, la guerre ne sévit presque plus; la Serbie est
obligée de refréner sa belliqueuse volonté; le sultan adoucit un
peu la condition si dure des raias; l’Autriche et la Russie resteat
d’accord pour maintenir !’Orient dans son état actuel. Nous avons
donc }’espoir que la tranquillité de l'Europe durera, cet automne
encore; et nous n’avons pas besoin de dire 4 quel point !’intérét de
la France est engagé dans celui de l'Europe. La paix du Danube,
c’est aujourd’hui la paix du Rhin et des Vosges.
Aueustse Boucues.
L’un des gérants. CHARLES DOUNIOL. —
Panis. — IMP. SIMON RACON ET COMP., RUS D'saFoare, I.
TABLE ANALYTIQUE
ET ALPHABETIQUE
DU TOME CENTIEME
(SOIXANTE-QUATRIRME DE LA NOUVELLE sfnux ‘}
Nora. — l.es noms en capitales grasses sont ceux des collaborateurs du Recueil dont les travaux
ont paru dans ce volume; les autres, ceux des auteurs ou des objets dont il est question dans
les articles.
Asaévutions : C. R., compte rendu; — Art., article.
Abolition (L*) de I’iglise établie en An-
gleterre. V. l'abbé Martin. 5.
Acores (Les). Fin. Y. Olivier de Cein-
mar. 304.
Affranchissement (L’) des esclaves, par
l'abbé Pavy. C. R. 428.
Angleterre (Abolition de \’Eglise établie
en). V. l'abbé Martin. 5.
Angleterre (la richesse nationale et pri-
vée), par le duc d’Ayen. C. R. 861.
Angleterre (L’) et la Russie dans I'Asie
centrale. VY. A. Langlois. 1206.
Apologétique au dix-neuvidme siécle.
V. Duilhé de Saint-Projet. 857.
Atchin (La guerre d’). ¥. Paul de Ville-
neuve. 693. :
Aube (L’). Nouvelle. V.G. de Parseval.
1108.
Ayen (Duc d’). La richesse nationale et
privée en France et en Angleterre.
864.
Balbi (A.). Eléments de géographie gé-
nérale. 1265.
Barrot (Qdilon). ¥. comte de Carné.
673.
BOUCHER (Auguste). Quinzaine poli-
tique. — 10 juillet. 219. — 25 juil-
let. 439. — 10 aodt. 664. — 25 aout.
867. — 10 septembre. 1082. —
25 septembre. 1280.
Captier (Vie du P.), par le R. P. Rey-
nier. C. R. 1270.
CARNE (Comte de), de l’Acad. fr. Odi-
lon Barrot. Art. 673.
Carte oro-hydrographique dela France.
C. R. 438.
* Cette table et Ia suivante doivent se joindre au numéro du 25 septembre 1875.
25 Serremsne 1875.
83
1292
Catherine II (Un Drame sous), par le
prince Lubomirski. C, R. 436.
CEINMAR (Olivier de). Les Acores. Art.
308.
CHAMPAGNY (Comte de), de I’Acad.
fr. Les poétes contem, orains. Art.
634.
CHANTELAUZE. Marie Stuart. 12° art.
25 juillet. 262. — 13° art. 10 aoft.
449, — 414° art. 10 septembre. 992.
Chine. ¥. Armand David. C. R. 4267.
Clermont-Tonnerre (adame G. de). Les
Pionniers francais dans l' Amérique du
Nord. Tra ‘uction. 1264.
COLINCAMP (E.). Le chevalier de Gra-
mont et la cour de Charles Il. Art.
166.
COLLAS (Emile). La Serbie et la crise
orientale. Art. 1039.
COMPIEGNE (\i.rquis de). Souvenirs
d'un Versiflais. Art. 589. — Le Con-
grés et | Expcsition des sciences géo-
graphiques. Art. 958.
Conzrés (Le) et l’Exposition des sciences
géozraphiques. V. marquis de Com-
piégne. 958.
Consommations (Les) de Paris, par
M. Husson. C. R. 454.
Corneille inconnu. V. Jules Levallois.
COURCY (Alfred de). Ne la réforme des
pensions des fonctionnaires civils.
Art. 145.
Crimée (La guerre de). V. Camille Rous-
set. 1083.
Crise (La) orientale. V. Emile Colas.
1039
Dareste. Traduct. Les plaidoyers civils
de Démosthéne. 218.
David (Abbé Armand). Journal de mon
troisi¢me voyage d'exploration en
Chine. 1267,
DELENTHES. Les projets agronomi-
ques de Garibaldi. Art. 421.)
Démocratie (La) et les études classiques.
Y. Victor de Laprade. 46.
Démosthéne, ses harangues. — Ses plar-
_ doyers civils. C. R. 2199
.
ae
TABLE ANALYTIQUE
Des Essarts (E.). La Femme sans Dieu.
1272.
Discours au collége d’Mrange. V. Léo-
pold de Gaillard. 656.
DOUHAIRE. Revue critique. — 25 juil-
let. — Le roi René, sa vie et ses tra-
vaux, par M. Lecoy de Ja Marche.
425. — L'Affranchissement des escla-
ves, par l'abbé Pavy. 428. — Les Ré-
cluseries, par le méme. 450. — Mé-
moires d'une forét. — Fontainebleau,
par M. Jules Levallois. 431. — L'Es-
pagne, splendeurs et miséres, par
M. Imbert. 433. — Les Consomma-
tions de Paris, par M. Husson. 454.
— Un Drame sous Catherine II, par
le prince Lubomirski. 436. — Les
Mémoires de mon oncle, par M. Ch.
d'Héricault. 437. — Carte oro-hydro-
graphique de la France. C. R. 458.
25 septembre. — Instructions et cor-
seils adressés aux familles chréliennes,
par Mgr lévéque de Chalons. 1258.
— Nouvelle Géographie unirersetie.
La Terre et les Hommes, par Mi. Re-
clus.. 1261. — Eléments de géogra-
phie générale, par A. Balbi. 1265. —
Les Pionniers francais dans fAmé-
rique du Nord, tradu:t de Yanglas
par madame G. de Clermont—Ton-
nerre. 1264. — Journal de mon tres-
siéme voyage d exploration dans Tem-
pire chinois, par M. Vabbé Armand
David. 1267. — Vie du P. Captier,
par le R. P. Reynier. 1270. — La
Femme sans Dieu, par M. B. Bes
Essarts. 1272. — Notre hisfotre a
cent pages, par M. Hubault. 1273.
Drame (Un) sous Catherine I, par le
prince Lubomirski. C. R. 436.
DUILHE DE SAINT-PROJET. Sim-
ples notes pour servir 2 histoire de
l’apologeétique au dix-neuviéme siécle.
Art. 857.
Eglise (L’) en Angleterre. V. l'abbé Mar-
lin. 5.
Eléments de géographie générale, par
A. albi. &. RA. 1263.
Espagne (L’). Splendeurs et miséres, pa’
& M. Imbert. C, R. 455... oc...
DU TOME CENTIEME.
ESTIENNE (Jean d'). Vie de la révé-
rende mére Marie de I’Incarnation,
par labbé P.-F.. Richandeau. €. R.
661.
Evaque (Mgr I’) de Chdlons. Instructions
et conseils adressés aux familles chré-
tiennes. 1258.
Femme (La) sans Dieu, par M. E. des
Essarts. U. Rs 1272. 3
Fénelon (letires inédites), publiées par
M. Y'abbé Verlaque. C. R. 4082.
Fonctionnaires et boyards. Roman.
V. prince J. Lubomirski.
Fontainebleau. Mémoires d'une forét,
par M. Jules Levallois. C. R. 431.
FOURNEL (Victor). Les ceuvres et les
hommes. Art. 25 juillet. 595. —
25 septembre. 4227.
France (la richesse nationale et privée),
par le duc d’Ayen. C. RB. 864.
GAILLARD (Léopold de). Discours au
coliége d Orange. 656.
Garibaldi (Projets agronomigues de).
V. Delenthes. 421.
Géographie générale (Eléments de), par
A. Balbi. C. R. 1263.
Géographie universelle. La Terre et les
Hommes, par M. Reclus. C. R. 1264.
Gladstone (Monsieur). V. Pabbé Martin.
4135.
Gramont (Le chevalier de). V. E. Colin-
camp. 166.
GRIVEL (Baron). Prévoyance pour les
marins. Art. 355.
suerre (La) d'Atchin. V. Paul de Ville-
Neuve, 693.
Guerre (La) de Crimée. Varna. Y. Ua—
mille Rousset. 1083.
Harangues (Les) de Démosthéne. Edition
H. Weil. C. R. 242.
Héricault (Ch. d'). Les Mémoires de mon
oncle. 457. -
HIGNARD (Il.). Les harangues et les
plaidoyers civils de Démosthéne. C. R.
212.
Histoire (Notre) en cent pages, par M. Hu-
bault, C. R. 1273,
4293
Histoire d'une using. V. H. de Ja Ville-
marqué. 836.
Hubault. Notre histoire en cent pages.
4273.
Husson. Les Cansommations de Paris,
434.
Imbert. L’Espagne, splendeurs et ni-
séres, 435.
INDY (Antonin d‘). La richesse natio-
nale et privée en France et en An-
gleterre, pac le duc d’Ayen. C. R.
861.
Instructions et conseils adressés aux fa-
milles chrétiennes, par Mgr l’Evéque
de Chalons, C. R. 1258.
Jésus-Christ, par M. Auguste Nicolas.
C. R. 207.
Journal de mon troisiéme voyage d'ex~
plorat:on en Chine, par M. l'abbé Ar-
mand David. C. R. 4267.
LACOMBE (II. de). Les lois constitu-
tionnelles et le parti conservateur.
Art. 229.
LANGLOIS (Anatole). La Russie et l’'An-
gieterre dans Asie centrale. Art.
4206.
LAPRADE (VY. de), de lAcad. fr. La
démocratie et les études classiques.
Art. Fin. 46.
LARGENT (Augustin). Lettres inédites
de Fénelon, publiées par l'abbé Ver-
Jaque. C. R. 1082.
Lecoy de Ja Marche. Le roi René, sa vie
et ses travaux. 425.
Leltres inédites de Fénelon, publiées par
l'abbé Verlaque. C. R. 1082.
LEVALLOIS (Jules). Corneille inconnu.
4° art. Fin. 106.
Levallois (Jules). Mémoires d'une forét.
Fontainebleau. 451.
Ligue (Les Origines de la). V. L. Pin-
‘ gaud. 805.
Lois (Les) constitutionnelles et le parti
conservateur. V. Il. de Lacombe.
229.
Lorraine (La) sous la domination alle-
mande, Art. 877.
1294 TABLE ANALYTIQUE
Louis XII et Richelieu. V. Marius
Topin.
LUBOMIRSEI (Prince J.). Fonction-
naires et boyards. — 410 juillet. 77.
— 95 juillet. 526. — 10 aodt. 501.
— 5 aodt. 730. — 10 septembre.
Fin. 923.
Labomirski (Prince J.). Un Drame sous
Catherine Il. 456.
Marie de U' Incarnation (Vie de la révé-
rende mére), par l'abbé P.-F. Richau-
‘deau. C. R. 661.
Marie Stuart. V. Chantelauze.
Marins (Prévoyance pour les). V. baron
Grivel. 555.
MARTIN (Abbé). L'abolition de I'E-
glise établie en Angleterre. Art. 5.
— Monsieur Gladstone. Art. 1135.
Mélanges. — V. J.-A. Schmit. 207. —
V. H. Hignard. 212. — VY. Delenthes.
421. — V. Léopold de Gaillard. 656.
— V. Jean d’Estienne. 661. — V.
F. Duilhé de Saint-Projet. 857. —
V. Antonin d'Indy. 681. — ¥. Henry
Moreau. 1275.
Mémoires de mon oncle, par M. Ch. d°Hé-
ricault. C. R. 437.
Mémoires Tune forét. — Fontainebleau,
par M. Jules Levallois. C. R. 434.
MOREAU (Henry). La propagande bo-
napartiste dans les écoles primaires.
Art. 4275.
Nicolas (Auguste) Jésus-Christ. 207.
NISARD (Auguste). Un pére de famille,
de l'an 1800 4 1822. Art. 760.
Nooveie. V. G. de Parseval. 1108.
Odilon Barrot. ¥. comte de Carné. 673.
uvres (Les) et les hommes. V. Victor
Fournel. 395. — 1227.
Origines (Les) de la Ligue. V. L. Pin-
gaud. 805.
Paris (De) & Nouméa. Journal d'un co-
lon. 1175.
PARSEVAL (6. de). L’Aube. Nouvelle.
4108.
Parti (Le) conservateur. V. H, de La-
combe. 229.
Pavy (Abbé). L'Affranchissement des
esclaves. — Les Récluseries. 428.
Pensions des fonctionnaires civils. ¥. Al-
fred de Courcy. 145.
Pére (Un) de famille, de l'an 1800 & 1822.
V. Auguste Nisard. 760.
PINGAUD (L.). Les Origines de ba Ligue.
Art. 805.
Pionniers (Les) francais dans C Amérique
du Nord. Traduit par madame 6G. de
Clermont-Tonnerre. C. R. 1264.
Plaidoyers civils de Démosthéne. Tra-
duits par M. Dareste. C. R. 218.
Potsm. V. J.-E. Vignon. 1293.
Poétes (Les) contemporains. V. comte de
Champagny. 634.
Prévoyance pour les marins. ¥. baron
Grivel. 355.
Projets agronomiques de Garibaldi. V.
Delenthes. 421.
Propagande (La) bonapartiste dans les
écoles primaires. VY. Henry Moreau.
1275.
Qcinzainz potrriqgnr. — 10 juillet. —
L'inondation. 219. — La conversion
de M. Gambetta et I‘impénitence de
M. Louis Blanc. 220. — Les lois de
chemins de fer. — Lélection de
M. de Kerjégu. 223. — La coalition
des trois gauchies et la dissolution a
bref délai. 224. — La résistance du
groupe Lavergne. 227. — La décia-
ration de M. de Kerdrel au nom de la
droile modérée. 228.
25 jusllet. — L’adoption de la loi sur
lenseignement supérieur. 440. —
Lélection de M. de Bourgoing. 444.
— Liattaque de M. Gambetta et le
vote de confiance. 445. — Les bona-
partistes devant Je pays. 444. — Les
deux périls : le radicalisme et le bo-
napartisme. 445. — Prorogation de
VAssemblée. 447.
10 aoatt. — La situation politique au
départ de l’Assemblée. 664. — Les
sophismes de M. Laboulaye. 665. —
La loi du Sénat. — La réforme de la
loi des conseils généraux. 668. —
Le réglement du budget et l'équilibre
DU TOME CENTIEME.
des finances. 669. — Coup d'ceil sur
'étranger. 670. — Les troubles de
I'Herzégovine. 674.
25 aoat. — Le calme dont jouit la
France. 867. — Les discours aux
distributions de prix. 868. — La
session des conseils généraux. 869.
— Les maneuvres d'automne. 870.
— L’homélie pacifique de M. Emile
de Girardin et la provocation guer-
riére de M. Mommsen. &72. — L’a-
gitation en Orient. 873. — Le cen-
tenaire d'O’Connell. 874. — Le con-
grés de géographie et les travaux
géographiques en France. 875.
10 seplembre. — Le cri d'alarme des
radicaux. 1071. — La Permanence
lyonnaise et l'affaire Bouvier. 1075,
— Les dénonciations radicales contre
les bonapartistes. 1076. — Les dis-
sensions intestines du parti radical.
1077. — Le discours de M. Raoul
Duval et la lettre de M. la Ronciére
le Noury. 1078. — Les affaires d’Es-
pagne. — L’apaisement en Herzé-
govine. 1079. — Le congrés de la
paix. 1080.
25 septembre. — La destitution de
M. la Ronciére le Noury. 1281. —
La campagne oratoire de M. Naquet
dans le Midi. 1283. — Une bro-
chure anonyme : Les responsabi-
ltés. 1284. — M. de Meaux au co-
mice de Montbrison. 1285. — M. de
Broglie au comice de Beaumesnil.
1286. — M. Buffet au comice de Dom-
paire. 1287.
Reclus. Nouvelle Géographie universelle.
1264.
Récluseries (Les), par l'abbé Pavy. C. R.
428,
Reforme (De la) des pensions des fonc-
tionnaires civils. V. alfred de Courcy.
145.
René (Le roi), sa vie et ses travauz,
' par M. Lecoy de Ja Marche. C. R,
425.
Revve critique. V. P. Douhaire.
1295
Revog scienririqug. V. P. Sainte-Claire
Deville.
Reynier (R. P.). Vie du P. Captier.
1270.
Richaudeau (Abbé P.-F.). Vie de la
révérende mére Marie de U'Incarna-
tion. 661.
Richesse (La) nationale et privée en
France et en Angleterre, par le duc
d'Ayen. C. R. 861.
Rowan. V. prince Lubomirski. 77. —
326. — 501. — 730 et 943.
ROUSSET (Camille), de l’Acad. fr. La
guerre de Crimée. 4°" art. 1083.
Russie (La) et l’Angleterre dans I’Asie
centrale. V. A. Langlois. 1206.
SAINTZ-CLAIRE DEVILLE (P.). Re
vue scientifique. — 10 juillet. 197,
— 10 aoa. 648. — 10 septembre.
1061.
SCHMIT (J.-A.). Jésus-Christ, par
M. Auguste Nicolas. C. R.
Serbie (La) et la crise orientale. Y. Emile
Collas. 1039.
Simples notes pour servir 4 Vhistoire
de l’apologétique au dix-neuviéme
siécle. VY. F. Duilhé de Saint-Projet.
857.
Souvenirs d'un Versaillais. V. marquis
de Compiégne. 589.
Sumatra (L'ile de) et la guerre d’Atchin.
V. Paul de Villeneuve. 693.
TOPIN (Marius). Louis XIII et Riche-
lieu. 4° art. 536.
Verlaque (Abbé). Lettres inédites de Fé-
nelon. 1082.
Vie de la révérende mére Marie de 'In-
carnation, par l’abbé P.-F. Richau-
deau. C. R. 661.
VIGNON (J.-E.). Poésie. 1253.
VILLEMARQUE (II. de la). Histoire
d une usine. Art. 836.
VILLENEUVE (Paul de). L'ile de Su-
matra et la guerre d’Atchin. Art.
693.
Weil (Henri). Les harangues de Démos-
théne. 212.
a). OR - VIN DB LA TABLE ANALYTIQUE DU TOME CENPIENE
TABLE
DU TOME SOIXANTE-QUATRIEME DE LA‘NOUVELLE SERIE
(CENTIEME DE LA COLLECTION)
ite LIVRAISON — 40 JUILLET 4875
L’abolition de I’Eglise établie en Angleterre, par M. l'abbé Manrm.. .. .
La démocratie el les études classiques. — Fin, par M. Victron ox Laprane, de
l'Académie francaise... . ... +. : Pe ee eae
Fonctionnaires et pies — Deuxiéme partie. _— “Suite, par M. le prince
4 TUB OMIRSEN 5.5 Sa eas ee sh ee kh ae a Se SS
Corneille inconnu. — IV. L’artiste et le chrélien. — Fin, par M. Jous
DEVALUOIS 6). 38 0 gy en BG Gr ke eH, Gi nbe Ge dee
De la réforme des pensions des fonetionnaires civils, par M. ALvaED DE
ORGY oa, cele ea Ae ae, te 7 ns eg eis
Le chevalier de Gramont et la cour r de Charles I!, par M. E. Couincaxr. be
Revue scientifique, par M. P. Sarnre-Ciaine Deviiiz i er Late, 2 dei cis ie
Mélanges : Jésus-Christ, par M. Auguste Nicolas, par M. J.-A. Scamir.. . .
— Les harangues de Démosthéne, édition Henri Weil. Dios
- Les plaidoyers civils de Démosthéne, traduits par M. ‘Dareste, par
MoH. BiGsans: aoe gb 26 2 we Aare. Bite Se Sg ee
Quinzaine politique, par M. Aucusrgs Bovmen.. . . . 2-2. 2.2 ee ;
2° LIVRAISON — 25 JUILLET 1875
Les lois constitutionnelles et le parti conservateur, par M. H. pe Lacomes.
Marie Stuart. — Son procés et son exécution. — Jil, par M. R. Caar-
TELAUZE. . . . ee re er ee er
Les Acores. — Fin, par M. “OLIVIER DR CEINMAR. . «© we we we wo eee
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TABLE DES MATIERES.
Fonctionnaires et boyards. — Deuxiéme partie. — Suite, par M. Je prince
J. LeBow il sco. eo ge RS le os ee Ow eee ee SE a Fete
Prévoyance pour Tes marins, par M. le baron Griver eae ae eee
Les ceuvres et les hommes. — Courrier du théatre, de la littérature et des
arts, par M. Vicron Fournsen. . 2... 1... 1 ee et eee —
Mélanges : Les projets agronomiques de Garibaldi, a M. Devenrues.. . ‘
Revue critique, par M. P. Doumamrg.. 2 2. . eee tnd fe aoe vases: tees
Quinzaine politique, par M. Avcustg Boucwgr.. . 2... 0 eo we pe ne
3° LIVRAISON — 10 AOUT 1875 —
Marie Stuart. — Son procés et son exéculion. -. IV, par M. R. Caan+
TREACER 66-25 oo 05 i eS a ae ee ae ee ee ee
Fonctionnaires et boyards. — Deuxiéme partie. — Suite, par M. le prince
J TOBOMINEEES 6 o- bo? de ee SL as a ee we a
Louis XIII et Richelieu. — IV, par M. Marius Tops... . 2 2s .
Souvenirs d'un Versaillais, pendant le second siége de Paris, par M. le
Marquis pe Compitcxe.. 2 1 6 6 we eet tt ee tt te
Les peétes contemporains, par M. le comte pe Caamracny, de l'Académie
IF ANCAIS Ciscc. ces ses ae Yas ola SE eak OS) oe 2 say salle 2, Eee Soe Ua Te ae eh
Revue scientifique, par M. P. Sante-Cuaire Deve. eee a eee
Mélanges : Discours au collége d‘Orange, par M. Léorow DE GAILLARD.
— Vie de la révérende mére Marie de l'Incarnation, née Marie
Guyard, par l'abbé P.-F. Richaudeau, par M. Jeax p'Est:enne.
Quinzaine politique, par M. Auguste Boucnga.. 2 2. 0 ee te eee ws
Bulletin bibliographique.
4° LIVRAISON — 25 AOUT 1875
M. Odilon Barrot et l’opposition sous le régne de Louis-Philippe, par M. le
conte pg Carag, de l’'Académie francaise... ......4- or
L’ile de Sumatra et ta guerre d'Atchin, par M. Paut nz ViLLeneuvg.. . . .
Fonctionnaires et boyards. — Deuxiéme ee — Suite, par M. le prince
J UBOMIRSE Geach, pic 9. Ud, Vt ey Bee eS A a a
Un pére de famille, de lan 1800 a 1829, par ¥. Aucuste Nisarp. . . .-
Les origines de la Ligue. — Gaspard de Saulx-Tavanes en Bourgogne, par
Me Lh. PINGAGD “aivig. oe tee ee We ae os 0. et eee
Histoire d'une usine, par M. H. pe ra ViLvemarque, “de l'Institut... 2...
Mélanges : Simples nutes pour servir al histoire de l’apologé:ique au dix-
neuviéme siécle, par M. F. p’Hut& pe Saint-Prover.
= La riches-e nationale et privée en France et en Angleterre, par
le duc d'Ayen, par M. Axtoxin n'Inpy. . 2... alec.
Quinzaine politique, par M. Aucusre Boucuer.. . . 22-0 eee ee
4397
526
309
395
421
425
439
449
301
536
589
634
648
656
661
664
673
693
730
760
805
836
857
861
4298 TABLE DES MATIERES.
5° LIVRAISON — 10 SEPTEMBRE 1875
La Lorraine sous la domination allemande, par M. ***. . ....
Fonctionnaires et boyards. — Deuxiéme partie. — Fin, par M. le pi
J. Lupominsmtr. 2. 1 2 we eee ee es Be 8 Age hectatse ee
Le Congrés et I’Exposition des sciences géographiques, per M. le marquis DE
COMPING 6006. 99-18 Ga 6 Say ee Se Se
Marie Stuart. — Son procés et son exécution. — YV, par M. R. Cuaz-
TELAUZEB. . 2 2. - bo cle, Sei teh ol hs
La Serbie et la crise orientale, par M. fiuue Cous.-..-.....
Revue scientifique, par M. P. Sainre-Craumg Deviutz. . 2. 2. 2 2
Quinzaine politique, par M. Aucustg Boucugr.. . .- .
=e inédites de Fénelon, publiées par M. l'albé Verlaque, par 7 Ars.
ARGENT. 2. «© © ec e@ 0 o © 6 6 8 ew kw tle lt ew ol
6* LIVRAISON — 25 SEPTEMBRE 1875
La guerre de Crimée. — I. Varna, par M. Cammz Rovsser, de I’Académie
PANCAISE sone 6 Se Ro ee a eee ae
L’Aube. — Journal d’ une désceurrée. — Nouvelle, par “M. G. px Passevt,
Monsieur Gladstone, par M. l'abbé Martin. . 2. 2 2 2 © ee ee ees
De Paris 4 Nouméa. — Journal d’un colon, par M. ***. . .... :
La Russie et l’Angleterre dans l’Asie centrale, par M. Anatoue Laxctois. .
Les ceuvres et les hommes. — Courrier du théatre, de la littérature et des
aris, par M. Victon Fournnen.. . . . 2 ee ee ee a. to Se ee, aS
Poésie, par M. J.-E. Vicnon.. . 2 2 2 ee ee ws ae ee es
Revue critique, par M. P. Dovaaire.. bee blemie: wa eer
Mélanges : La propagande bonapartiste dans les écoles primaires, par
M. lisnmy Mongau.. . 2... ae ee ee ee ee
Quinzaine politique, par M. Aucusre Boucuen. .. 2... - 2. ee te
PARIS. — (MP. SIMON RACON ET coxr., aos Penroare, t.
81]
. 160
. 106
{071
» 1083
» 108
1108
113%
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