Skip to main content

Full text of "Annual report of the commissioners of the District of Columbia"

See other formats




Google 





This is a digital copy of a book that was preserved for generations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 
to make the world’s books discoverable online. 


It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 
to copyright or whose legal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that’s often difficult to discover. 


Marks, notations and other marginalia present in the original volume will appear in this file - a reminder of this book’s long journey from the 
publisher to a library and finally to you. 


Usage guidelines 


Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work 1s expensive, so in order to keep providing this resource, we have taken steps to 
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying. 


We also ask that you: 


+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use these files for 
personal, non-commercial purposes. 


+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google’s system: If you are conducting research on machine 
translation, optical character recognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for these purposes and may be able to help. 


+ Maintain attribution The Google “watermark” you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 


+ Keep it legal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is legal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can’t offer guidance on whether any specific use of 
any specific book is allowed. Please do not assume that a book’s appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liability can be quite severe. 


About Google Book Search 


Google’s mission is to organize the world’s information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers 
discover the world’s books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web 


atthtto://books.google.com/ 














Digitized by Google 


Digitized by Google 





LE 


CO RRESPONDANT 


PARIS. — LUMP. SIMON RACON ET COMP., RUE D'ERFURTE, 1. 





LE 


CORRESPONDANT 


RECUEIL PERIODIOQUE 





RELIGION — PHILOSOPHIE '— POLITIQUE 
— SCIENCES — 
LITTERATURE — BEAUX-ARTS 


TOME CENTIEME 
DE LA COLLECTION 


BOUvVvELELE SERIE. — TOME SOIXANTE-QUATRIEME 


=> - ~~ 
yet Elo 
6 aoa 
(BODLILIE: 


A sie 
ERIOpICE 





PARIS 
CHARLES DOUNIOL ET C", LIBRAIRES-EDITEURS 


29, RUB DE TOURNON , 29 


1875 


Digitized by Google 


LE 


COR RESPONDANT 








L’'ABOLITION 


DE L’EGLISE ETABLIE 
EN ANGLETERRE 


ed 


Gladstone, Is the Church of England Worth preserving? 





Il vay avoir bientét un an que le « Public worship regulation 
Act' » est sorti des Chambres d’Angleterre. Le moment approche ot 
il va devenir la loi supréme de I’Eglise anglicane dans toutes les 
controverses qui auront pour objet des questions de rituel. A partir 
du 1* juillet, le « Church discipline Act » de 184A et les décisions 
de la cour des Arches cesseront de régir les causes ecclésiasti- 
ques. Lord Penzance entrera en fonctions, et tout annonce que ses 
fonctions ne seront pas une sinécure’. C’est donc une date mémora- 


* Voir le Correspondant du 25 septembre 1874 et du 10 avril 1875. 

* On cite déj4 les noms d'une dizaine de ministres ritualistes qui vont étre 
traduits devant les tribunaux, et cette fois, on se propose de frapper les som- 
mités. A I’heure ot ces pages s’impriment (3 juillet), un des chefs les plus sym- 
pathiques du parti, le Révérend Hériot Mackonochie de Saint-Alban, est suspendu 
pour six semaines, et il paraft que c’est la une simple escarmouche. La Church 
Association ou Persecuting company limiled, comme on !'appelle plaisamment, 
veut frapper l’ennemi 4 la tate. Du reste, les notoriétés ritualistes elles-mémas 
ont témoigné le désir qu’on procéde ainsi ‘et deux chanoines de Saint-Paul, les 
chanoines Liddon et Gregory, ont provoqué publiquement I’évéque de Londres, 
il y a quelques mois. 


B. sim. t. Lxrv (c* pe ta comsct.). 1° uv. 10 Jumuer 1875. j 


6 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE 


ble que celle qui approche, une date qui fera certainement époque 
dans l’histoire de l’Eglise anglicane*, car il est aujourd’hui impos- 
sible de se faire davantage illusion : c’en est fait de l’Eglise établie; 
« ses destins sont scellés*, » comme M. Disraeli l’a dit dans un 
de ses romans; et le « Public worship regulation Act, » destiné, dans 
la pensée de ses promoteurs, a jeter a bas le ritualisme, ne servira, 
en réalité, qu’a jeter 4 bas l’Eglise anglicane comme Eglise d’Etat. 
La Contemporary Review du 1° juillet nous apporte un article 
de M. Gladstone, qui fera sensation en Angleterre, peut-étre méme 
en Europe. Le titre est, 4 lui seul, une révélation et on peut, a bon 
droit, le relever comme un signe du temps’. « Is the Church of 
England worth preserving? » se demande l’ancien chef du parti 
libéral, ce qui peut se traduire, 4 peu prés a la lettre, par ces 
mots : « L’Eglise anglicane vaut-elle la peine d’étre maintenue? » 

Les journaux anglais, qui nous transmettent la premiére impres- 
sion du public britannique, n’omettent pas de relever ce titre et si- 
gnalent 4 l’envi le progrés immense qui s'est fait dans les idées de 
M. Gladstone, depuis le jour ov il écrivait son « Church and state » 
et méme depuis l’époque plus récente ot il défendait les évolutions 
de sa politique envers ]’Eglise, dans son Autobiography. Sommes- 
nous arrivés 4 cette période, si bien décrite par V’illustre contro- 
versiste, o1 un Etablissement religieux, quelque utile qu’il ait été 
dans le passé, ne semble plus devoir étre maintenu dans le présent? 
M. Gladstone se le demande, et il le demande aux Anglais en se le 
demandant 4 lui-méme. — Il est bien vrai qu’il répond a cette re- 
doutable question d’une maniére affirmative, mais il met 4 la pro- 
longation de |’établissement des conditions nombreuses, des con- 
ditions aussi sages que difficiles 4 remplir; et c’est pourquoi nous 
croyons, avec plusieurs publicistes anglais, qu’il faudrait répondre 
4 son interrogation : « Non-seulement il ne vaut pas la peine, mais 
il est impossible de maintenir plus longtemps I’Eglise d’Angleterre- 

L’Eglise d’Angleterre vit ses derniers jours; ce n’est plus pour 


{ Ce sont les expressions employées, ces jours-ci, par les principaux jour- 
naux anglais. Tous reconnaissent |’importance de la crise que traverse I'Eglise 
anglicane. Voir, par exemple, un article du Times, du 30 juin 1875, p. 9, col. 3. 

* Lothair, §. XLVIII. 

3 Voir le Times du 30 juin, p. 9, col. 2. — Le Daily News du 30 juin, le Mor- 
ning advertiser, le Rock du 2 juillet, etc. « It is ominous, dit le Morning adver- 
tiser, in any aspect of the question, to find him propounding such a problem. » 
C’est extrémement significatif que de voir M. Gladstone poser un pareil pro- 
bléme. On peut rapprocher ce fait des observations émises dans la British quar- 
terly Review du 1° avril, sur ]’attitude religieuse présente de M. Gladstone. Voir 
aussi la derniére page de |"A chapter of an autobiography, by the Right Hon W. E. 
Gladstone, London, John Murray, 1868. 


EN ANGLETERRE. 7 


elle une question d’années; c'est une question de mois. Il y a déja 
plus d’un quart de siécle qu'elle est désétablie moralement ; elle va 
enfin l’étre en réalité. 

C’est 1a un événement qui est depuis longtemps prévu et annoncé, 
mais qui est 4 la veille de devenir un fait accompli. Or, précisément 
parce qu’on a parlé souvent du désétablissement de |’Kglise angli- 
cane, il pourrait se faire que plusieurs personnes hésitent 4 y croire 
encore, et qu’elles se demandent si les circonstances présentes ne 
permettront pas & tous les intéressés (nous voulons dire au gouver- 
nement et 4 1’Eglise épiscopale), de trouver un moyen de rétablir — 
Yunion, si souvent mise en danger pendant ces trois derniers 
siécles, et qui cependant s'est maintenue jusqu’a ce jour. Ce n’est 
pas, en effet, la premiére fois que le compromis sur lequel repose le 
systéme anglican est attaqué; il l’a été, au contraire, souvent, et 
quiconque connait Vhistoire d’Angleterre depuis la réforme sait 
bien que les agitations religieuses dont nous sommes témoins ne 
présentent, dans leur ensemble, rien de tout a fait insolite. Les an- 
nées 1549, 1552, 14562, 1571, 1604, 1662, sont célébres dans les 
annales de la réforme anglicane, parce qu’elles terminent précisé- 
ment des périodes de luttes doctrinales ou ritualistes semblables 4 
celles que nous contemplons en ce moment’. D’ou vient donc que la 
rupture définitive de ce compromis entre le calvinisme et le catho- 
licisme, rapprochés, mais non unis, par le schisme anglican, d’ou 
vient, disons-nous, que la rupture définitive de ce compromis sem- 
ble si prochaine? Quelles sont les causes qui la rendent nécessaire, 
imminente? 

C'est la une question assez intéressante par elle-méme pour mé- 
riter d’arréter un instant notre attention; mais ceux qui sont au 
‘courant des événements religieux accomplis dans ces dernicrs 
temps, ceux qui savent le réle joué par )’Angleterre dans le passé 
de Europe chrétienne, ceux surtout qui entrevoicnt les nobles des- 
tinées assurées, dans l’avenir, 4 cette grande nation, a cette nation 
éminemment religieuse, ceux-la, nous en sommes stirs, étudieront 
avec plaisir les causes qui préparent déja la catastrophe souvent 
annoncée, mais toujours vainement attendue. 

Les causes qui améneront la fin de l’Eglise anglicane sont évi- 
deimment trés-nombreuses et trés-complexes; il est facile cependant 
de reconnaitre les principales, et d’apprécicr leur action, leur in- 
fluence, leur force, dans les événements qui se déroulent sous nos 
yeux. fl suffit de parcourir l’histoire de cette derniére année, pour 
apercevoir que nous sommes 4 la veille d’une grande secoussc, 


' Voir le Correspondant du 10 avril 1875. 


8 L'ABOLITION DE L-EGLISE ETABLIE 


d’une secousse qui sera probablement la derniére. On a appelé l'an- 
née de répit accordée par le « Public worship regulation Act », l’an- 
née de grdce ; mais il est trés-vraisemblable que cette année de grdce 
deviendra le coup de grace, parce qu’elle a été une année de souve- 
rame confusion‘. Nous assistons, en réalité, aux derniers jours de 
I'kglise établie d’Angleterre. Pourquoi? C'est ce que nous allons 
nous efforeer de dire, avec toute la précision et toute la clarté dont 
nous sommes capables. 


Avant tout, il faut montrer que ce n’est pas une supposition 
personnelle; que c’est, au contraire, une éventualité considérée 
récllement comme imminente par tous les organes de I’opinion 
publique en Angleterre. Non-seulement on parle de désétablisse- 
ment comme on ne I|’a jamais fait; non-seulement on étudie dans 
quelles conditions il pourrait se faire, mais on étudie déja dans 
quelles conditions il se fera, et il n’y a pas de journaux ou de re- 
vues qui ne contienne, de temps 4 autre, quelque article sur ce 
sujet. Les journaux et les partis, qui le désirent depuis longues an- 
nées, font plus d’efforts que jamais pour réaliser leurs espérances, 
et ils ne sant plus les sculs 4 reconnatftre ou 4 dire que tout un en- 
semble de circonstances semble présager la chute prochaine de 
l’Eglise établie. « Il est impossible, dit l’organe d'un de ces partis, 
iH est impossible d’observer sans gratitude et sans admiration la 
rapidité avec laquelle des agents contraires deviennent les servi- 
teurs des desseins providentiels... Pour ceux qui, comme nous, en- 
trevoient avec bonheur le temps ou l’erreur ne recevra plus le sup- 
port de l’Etat, et ou: la vérité ne sera plus dégradée par le patronage 
et l’oppression civile, la situation est riche d’espérances. Le gigan- 
tesque monopole, qui a défié les politiques pendant des siécles et 
ployé l’intérét public & son service, va céder 4 l’assaut que lui li- 
vrera la justice divine. Tout annonce, en effet, cette prochaine inter- 
‘vention *. » 

« Espérant, ajoute un autre journal qui n’est pas ennemi de. 
l’Eglise établie, espérant, ainsi que nous le ferons jusqu’a la der- 
niére heure, que le péril peut étre écarté, nous nous voyons cepen- 
dant forcés de conseiller aux membres de notre Eglise de considé- 


‘ Le jeu de mots ne nous appartient pas. Nous l’empruntons aux journaux 
anglais. 
* Le Baptist du 3 juillet 1874. 


EN ANGLETERRE. 9 


rer le désétablissement, non pas seulement comme possible, mais 
comme prochain. C'est pourquoi ils feront bien de songer a ré- 
soudre ce probléme : Gomment I’Eglise pourra-t-elle se tirer d’af- 
faire a elle seule, dans l'avenir‘? » Ce journal, revenant sur le 
méme sujet, 4 propos d’une mesure défavorable 4 1’Eglise éta- 
blie, qui a failli passer derniérement aux Chambres d’Angleterre, 
ajoutait, il y a quelques jours: « La conclusion morale 4 tirer de 
ce vote, c'est de voir combien deviendra précaire l’existence de 1’é- 
tablissement, du jour ou les hommes d’Eglise cesseront de se serrer 
edte a céte dans ces conjonctures. Avec leur manque habituel de sa- 
gesse, certains évéques se sont moqués de l’idée émise par nous 
d'un mouvement en faveur du désétablissement, prenant naissance 
au sein méme de |’Eglise, comme conséquence de leurs fautes. Mais, 
avec une majorité seulement de quatorze voix contre le désétablis- 
sement de nos cimetiéres, le danger peut ne pas parattre tout & fait 
imaginaire, si tant est qu’il soit méme distant*. » 

Si les organes de l’Eglise, ceux méme qui ne sont pas hostiles a 
l'Etablissement, commencent 4 entrevoir sa fin comme possible et 
comme prochaine, on soupconne bien que les mémes prévisions 
dorvent se faire jour dans les journaux dont la couleur est surtout 
politique, comme le Times, le Daily News, le Daily Telegraph, le - 
Standard, le Morning Post, \e Mail, le Scotsman, le Manchester 
Courter, etc. Il n’est pas un de ces journaux qui ne prépare déja 
opinion publique 4 ce grand événement, ct qui ne l’apergoive dans 
un avenir assez rapproché. Ce qui est méme plus significatif que 
tout le reste, c'est que les défenseurs acharnés de I’Eglise établie, 
ceux qui aiment 4 compter sur l’appui du bras séculier pour assou- 
vir leurs vengeances ou pour satisfaire leurs haines théologiques, 
comme, par exemple, tous les organes de la Basse Eglise, ne se font 
pas illusion sur la grandeur et l’imminence de la crise. Le Rock, 
qui défend par tous les moyens possibles l’existence de |’Eglise 
établie, et dans les pages duquel on trouve tous les préjugés accu- 
mulés par la réforme, dans le coeur du peuple anglais, contre le ca- 
tholicisme, le Rock, recommandant aux évéques d’adopter des mesu- 
res franchement protestantes, c’est-i-dire persécutrices a la fagon de 
Bisfnarck, le Rock disait derniérement : « Il semble étrange, nonob- 
stant I'écrasante majorité torie d’hommes d’Eglise, et d’hommes, 
& ce qu’on prétend, honnétes, qui est au pouvoir, il semble étrange 


4 Church Times du 25 mars 1875, 459, col. 2. — Voir encore le numéro du 
7 mai, ot il est dit, page 235, col. 3: No doubt, we believe, exists in the minds 
of those who are most competent to form a judgement, that Disestablishment is 
advancing with very rapid strides towards the church of England. 

* Charch Times du 30 avril 4875, page 219, col. 4. 


40 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE 


que le danger du désétablissement n‘ait été jamais reconnu aussi 
grand qu’au moment ou nous sommes. Un journal tory du parti de la 
High Church est effrayé de reconnaitre que l’opinion publique tourne 
d’une fagon palpable aux idées des Miallites. Un autre journal, un 
journal whig (également de la méme école), réclame le désétablisse- 
ment avec hardiesse. Quant aux journaux séculiers qui l’ont de- 
mandé jusqu’ici, et qui ont sollicité aussi le retrait des dotations, ils 
persistent dans la méme ligne de conduite, mais avec un grand 
surcroit d’ardeur, d’autant plus que, M. Gladstone conduisant |’at- 
taque, ils y trouvent l’unique chance de reconquérir le pouvoir dans 
un délai raisonnable... Que nous n’ayons pas méconnu ou exagéré 
le danger, c’est ce qu’accordent tous ceux qui ont étudié l’attitude 
actuelle des dissidents; mais 1] peut étre utile de fournir un exem- 
ple qui nous arrive tout a l’heure de |’Inde, et qui est cueilli dans 
le rapport fait par ‘Indian Daily News (du 1° décembre 1874), 
d’une remarquable lecture du Rév. Isaac Allen: « Le désétablisse- 
ment des Eglises d’Angleterre ct d’Ecosse, remarque M. Allen, n’est, 
suivant toute probabilité, que l’affaire de peu d’ années, etc... Sans 
doute, les évéques ne veulent pas désétablir |’Eglise dont ils sont 
les surveillants; mais Napoléon Ii ne prétendait pas davantage désé- 
tablir l’empire en France!. » 

Ainsi donc, il est bien avéré qu’en Angleterre et dans les pays 
qui parlent anglais, tout le monde sent que le dénouement final 
des luttes religieuses, doctrinales ou ritualistes, auxquelles ]’angli- 
canisme a été toujours en proie, touchent a leur fin, et que le com- 
promis laborieux de 1662 va étre rompu pour toujours. Amis et 
ennemis sont d’accord sur ce point, ct tous conviennent qu’au 
premier reflux de la marée libéralc, I’Etablissement d’Angleterre 
sera emporté sans retour. « Dans les circonstances présentes, disait, 
il y a prés d’un an, devant une nombreuse assemblée, un ministre 
baptiste, dans les circonstances présentes il deviendra peut-étre 
possible d’organiser un nouveau parti libéral influent, dans le pro- 
gramme duquel entrera le désétablissement de toutes nos Kglises 
nationales. Un tel parti renfermera peut-étre des hommes indiffé- 


‘ Le Rock du 15 janvier 1875, page 34, col. 1-2; cfr. Le Rock 1874, 607, col. 
1-2; 710, col. 4-2; 730; 1875, 182, col. 4; 148, col. 4. L’archidiacre de Taun- 
ton, le brave G. Denison, comme ses ennemis aiment, eux-mémes, 4 l'appeler, 
un vétéran des luttes religieuses contemporaines et un converti de la derniére 
heurea la cause du Ritualisme, disait derniérement dans une charge, qui a été 
justement remarquée : « Aujourd’hui il serait impossible d’éfablir nulle part une 
Eglise et partout ou il a existé et ou il existe encore une Eglise établie en face 

ela liberté civile et religieuse, la prolongation de son existence n’est qu'une 
question de temps et de circonstances religieuses et politiques, » (Voir le Man- 
chester Courier du 24 avril, qui a cité intégralement cette lettre pastorale.) 





EN ANGLETERRE. Pe 


rents 4 toute religion, peut-tre méme en renfermera-t-il qui, en 
détestant l’Etablissement, ‘abhorrent davantage le christianisme. 
Comment devrons-nous nous unir a de tels hommes pour atteindre 
un but qui nous est commun avec eux, quoique pour de tout autres 
motifs? Voila, assurément, une chose qui mérite réflexion... Pour 
moi, j’affirme par-dessus tout que je ne crois pas aux Etablisse- 
ments, parce que je crois au christianisme. Les Eglises doivent étre 
libres de tout joug terrestre par loyauté pour le Christ, leur chef... 
Jespére plus du zéle religieux que des convictions politiques en 
eette matiére’. » 

Ce que le ministre baptiste entrevoyait comme simplement pos- 
sible il y a un an, apparait comme probable, méme aux défenseurs 
les plus enthousiastes de l’Etablissement, ainsi que le Rock nous le 
laissait entrevoir, il ya quelques mois : « La conférence de Birmin- 
gham n’a donné, disait cette feuille, aux Eglises d’Angleterre et 
d’Ecosse, que quatre ans 4 vivre comme établissement. Quoique 
beaucoup de choses insensées aient été dites 4 cette conférence, 11 
peut y avoir cependant quelque chose de vrai au fond de ce calcul. 
Un des grands partis de I’Ktat manque en ce moment d'un cri de 
ralliement, et il est bien possible que, lorsque le Parlement actuel 
approchera du terme de son existence naturelle, quelque homme 
d Etat, chef de parti, pousse le cri de Désétablissement a la téte de 
Popposition — comme MN. Gladstone le fit avec tant de succés en 
4868 — dans l’espoir de ramener les libéraux au pouvoir*. » 

Plus récemment encore une importante Revue anglaise, dans un 
article fort remarguable et trés-remarqué, sur M. Gladstone, indi- 
quait cette marche comme la seule qui convint au parti libéral dans 
les circonstances présentes*. Nous oserions nous-mémes aller 
plus loin, et nous croyons que, si M. Gladstone, aprés les beaux dis- 
cours qu’il fit l'an dernier sur le Scotish Church Patronage Bill et 
sur le Public worship regulation Bill, discours qui eurent peu de 
succés, il est vrai, mais qui étaient parfaitement justes et que tout le 
monde applaudit ; si M. Gladstone avait eu le courage et la force de 
demeurer tranquille et silencieux, au lieu de diriger contre les ca- 


‘ Discours du révérend Charles Green de Rawdon college, devant un meeting 
du(Yorkshire. Voir le Baptist du 3 juillet 1874, 3, col 2. 

* Rock du 19 février 1875, p. 184, col. 2. 

3 The British quarterly Review, du 4" avril 1875, page 499. Voir également 
dans le Times du 6 mai, le discours adressé par M. Hughes Mason, au meeting de 
la Society for the liberation of religion from state Patronage and control, le 5 mai 
4875, an Cannon street Hotel. « Le jour viendra, disait M. Hugues Mason, ou 
M. Gladstone lui-méme comprendra que la question du désétablissement doit 
Ure inscrite en téte du programme libéral. » On peut voir que M. Mason a pro- 
phétisé juste. (Times du 6 mai, p. 5, col. 4.) 


42 L’ABOLITION DE L'EGLISE RTABLIE 


tholiques ces attaques violentes que tout le monde connait; si 
M. Gladstone avait eu la patience d’attendre et de surveiller les évé- 
nements, au lieu de songer & les faire naitre, il n’aurait pas tardé 
4 voir une réaction se faire en faveur de ses idées et de sa politique 
et 11 ne lui aurait peut-étre pas fallu quatre ans pour ressaisir les 
rénes du gouvernement. 

L’opinion publique qui s’était écartée de lui, 4 la suite des succés 
de la Prusse, lui revient, et un mouvement trés-sensible en sa fa- 
veur s'accentue tous les jours davantage ; de telle sorte qu’il n’y 
aurait vraiment rien d’impossible & ce qu’il fit, un jour ou I’autre, 
reporté au pouvoir, au cri de: « A bas VEglise établie d’Angleterre ! » 
comme il y fut porté, en 1868, au cri de : « A bas I’Eglise établie 
d’Irlande! » 


II 


Voila donc un fait public, c’est que la fin de l’Etablissement est 
reconnue par tous les partis comme peu éloignée, sinon comme tout 
4 fait prochaine. Il ne serait méme pas impossible que les tories 
et M. Disraéli, pour se maintenir au pouvoir, ne fissent un jour le 
sacrifice de l’Eglise anglicane ; mais ce qui semble passer, de jour 
en jour, 4 |’état d’axiome, c’est que les whigs ne reconquerront la ma- 
jorité qu’a la condition de prendre des engagements sous ce rapport, 
et que le Désétablissement entrera dans leur programme comme la 
premiére mesure a4 accomplir. Une seule chose aurait pu retarder la 
chute de I’Eglise anglicane, Ies triomphes de Bismarck et de la 
Prusse ; mais les persécutions prussiennes, en devenant d’un jour 
4 autre plus violentes, refroidissent singuliérement l’enthousiasme 
dont la nation anglaise s’était, un moment, laissée éprendre pour la 
politique germanique'. Il y a, en Angleterre comme partout, des 
passions religieuses ardentes ; mais, en Anglcterre plus qu’ailleurs, 
il y a un sentiment d’équité, de justice et de mesure qui assure A 
toutes les opinions modérées une juste liberté. Pourvu que les ca- 
tholiques n’excitent pas trop les susceptibilités du peuple britanni- 
que, la chute du systéme anglican s’opérera d’elle-méme. Ce qui 
pourrait, en effet, procurer un nouveau bail de vie a I’Etablissement, 
ce seraient les préjugés qui existent encore, en Angleterre, contre 
le papisme. Ces préjugés sont vivaces et répandus au loin dans 


! Nous pourrions citer ici de nombreux articles de revues et de journaux. 
Contentons-nous de signaler un article du Times du 44 mai dernier sur la poli- 
tique religieuse de la Prusse, A propos du discours prononcé par le comte de 
Minster, ambassadeur prussien 4 Londres. 


EN ANGLETERRE. 13 


toutes les couches populaires. Ce sont eux qui attirent, en ce mo- 
ment, mille tracasseries aux ritualistes et ce seraient eux encore 
qui pourraient faire soutenir un ordre de choses inutile et dispen- 
dieux comme est |’Etablissement anglican. Il suffirait de persua- 
der aux Anglais que I'Eglise établie est le plus sir rempart, le rem- 
part le plus inexpugnable contre le papisme, pour que beaucoup de 
monde se gardat d’y toucher. | 

Heureusement il n’en est pas ainsi. Au contraire, l’Etablissement 
est considéré comme un embarras, comme un obstacle a la propa- 
gation et au maintien de la religion chrétienne anti-papiste, et cela 
par des hommes de tout parti, et pour des motifs trés-divers. Il y a 
bien, sans doute, des ennemis de I’Etablissement qui en veulent 
plus au christianisme et a la religion qu’é l’Etablissement lui- 
méme. Ce parti augmente tous les jours, 4 mesure que les théories 
du continent sont importées en Angleterre, de France ou d’Allema- 
gne. Le rationalisme fait aujourd’hui de rapides progrés par-dela le 
détroit; il s’'implante au milieu des classes bourgeoises et populai- 
res; il envahit les congrégations dissidentes et il entame méme 
YEglise épiscopale. 

C'est de 1a que partent les attaques les plus violentes contre le 
systéme anglican; mais ce parti, s'il était tout seul, viendrait diffi- 
cilement 4 bout d’une institution aussi profondément enracinée sur 
le sol anglais que lest l’Eglise établie. Il y a déja de longues an- 
nées qu'il éléve périodiquement son cri de Delenda carthago au 
sein du Parlement, par l’organe de MM. Whalley, Bright, et surtout 
de M. Miall, ce qui a fait appeler les partisans acharnés du déséta- 
blissement les Miallites ; mais jamais ces attaques n'ont eu, jus- 
qu'ici, un grand succés. En 1873, M. Miall obtint 64 voix contre 
456, ce qui annongait une décroissance dans le mouvement, puis- 
que, l’année précédente, il en avait eu 92. 

Toutefois, le public s'est familiarisé peu 4 peu avec la question, 
a force de la voir reparaitre, et il semble que les arguments en fa- 
veur du Désétablissement sont mieux compris par les masses du 
peuple anglais. « Il se fait, disait hier encore un membre du Parle- 
ment, il se fait un mystérieux changement dans les cercles politi-' 
ques de cette contrée 4 propos de cette question '. » Et le membre 
du Parlement qui tenait ce langage n’est pas un ennemi fanatique 
de l’Eglise et du christianisme ; loin de 1; il ne veut qu’une chose, 
prétend-il, « délivrer l’Eglise d’un esclavage dégradant et établir 
une parfaite égalité religieuse pour tous les cultes*. » 

; = ibaa de M. Richard devant la Liberation society, au meeting du 5 mai 
* Ibid., Times du 6 mai. 


44 L'ABOLITION DE L’KGLISE ETABLIE 


Aprés ces ennemis acharnés, I’Etablissement compte encore pour 
adversaires plus ou moins déterminés tous les dissidents, dont la 
totalité forme, assure-t-on, la moitié, sinon les deux tiers, du peu- 
ple anglais‘. Les dissidents, de quelque nom qu'ils s’appellent, 
méthodistes, baptistes, quakers, congrégationalistes, presbytériens, 
unitariens, etc., jalousent et détestent I’Eglise anglicane, de laquelle 
ils se sont détachés a diverses époques et pour divers motifs. Ils ne 
révent qu’une chose, sa destruction, parce qu’ils espérent qu’une 
fois l’appui et les dotations de |’Etat écartés, leur triomphe devien- 
dra plus facile. Voila des siécles qu’ils poursuivemt ce but, et c’est 
aujourd’hui seulement qu’ils entrevoient leur prochain succés. 
Leurs efforts n’ont pas été cependant stériles : ils ont montré, 
d'abord, que des sociétés chrétiennes pouvaient vivre sans les salai- 
res de I’Etat, ct, ensuite, ils ont fait pénétrer dans.les masses un 
certain nombre de. principes qui doivent fatalement conduire, un 
jour ou l’autre, 4 la rupture de l’alliance de l’Eglise et de l’Etat, sur 
le sol britannique. 

On a entendu plus haut le révérend Green proclamer « qu’il ne 
croyait pas aux établissements parce qu'il croyait en Jésus-Christ. » 
Ce principe, sous une forme ou sous une autre, reparait partout 
dans les publications ou dans les discours des sectes dissidentes : 
« Toute dotation religicuse faite par un gouvernement, sous quel- 
que forme que ce soit, est mauvaise, » dit un autre journal’. Il va 
sans dire que ces principes, formulés d’une maniére si générale, ne 
sont pas absolument justes; mais, dans |’espéce, 11 faut bien re- 
connaitre que les dissidents n’ont pas tort de condamner |’établis- 
sement anglican. Quel est, en efict, le spectacle que leur a pré- 
senté, en particulier, depuis la révolution de 1688 jusqu’a ces der- 
niers temps, l’Eglise d’Angleterre? Elle leur a offert le spectacle de 
riches dotations, sans doutc, de dotations comme jamais nation au 
monde n’en a donné a son clergé, mais, a cdté de ces dotations et 
de ces riches bénéfices, qu’a-t-on vu? — On a vu des hommes d’E- 
glise se conduire comme ne devraient jamais le faire d’honnétes 
chrétiens, le peuple se détachcr insensiblement de toute croyance 
et de toute pratique, vivre en paien ct mourir sans foi, sans amour, 
sans espérance, et pourquoi cela? Parce que |’Ktat, en donnant 


‘ Lord Palmerston disait que les dissidents détestaient l'Eglise établie un peu 
plus que le diable et que les Ghurchmen l'aimaient un peu moins que leur diner. 

* Voir le Baptist du 26 juin 1874, page 318, col. 4. Le Révérend Henri Mon- 
creiff disait derniérement devant l’assemblée de la Free Kirk (d'Ecosse) : « L’union 
entre I'Eglise et I'Etat.repose sur un fondement contraire 4 l’équité comme a 1’E- 
criture. Il faut y mettre un terme, dans l’intérét de la religion nationale aussi 
bien que dans l'intérét du presbytérianisme écossais. » (Times du 24 mai 1875.) 


EN ANGLETERRE. Po 


des richesses, avait aussi imposé des ehaines et anéanti tout élan 
religieux en anéantissant la liberté nécessaire a |’Eglise de Jésus- 
Christ. En un mot, les dissidents ont vu qu’il fallait, pour eux, 
choisir entre I’Etat et la religion, et quelques-uns n’ont pas hésité a 
rompre les liens qui les unissaient 4 |’i:tat, pour conserver leur vie 
religieuse. 

Tous assurément n‘ont pas réussi 4 trouver la vérité; mais un 
fait qui est incontestable et qui, avec le spectacle du catholicisme, a 
contribué 4 susciter la renaissance religieuse dont |’Angleterre est 
aujourd’hui le théatre, c’est qu'il y a eu toujours plus de zéle et 
plus de vie chrétienne dans les communautés dissidentes qu’au 
sein de l’anglicanisme. Les méthodistes, par exemple, et les wes- 
leyens ont exercé une grande influence au dernier siécle, et c’est 
uniquement a leur zéle apostolique, 4 leur liberté achetée par le 
sacrifice de leur alliance avec l’Etat, qu’ils ont dd leurs conquétes. 

Qu’est-il résulté de la? — Le voici: Peu a peu les principes 
formulés et propagés par les sectes dissidentes ont fait leur 
chemin 4 travers les masses, et ils ont méme fini par en- 
vahir l’Eglise établie. A mesure que le zéle religieux s’est ré- 
veillé, l’asservissement de I’Kglise a |’Etat s'est mieux manifesté, 
les chaines que les réformateurs d’Angleterre ont imposées a l’E- 
glise ont été trouvées plus lourdes, et, 4 l'heure qu’il est, il ya 
dans la portion la meilleure, la plus active, la plus zélée de l’Eglise 
établie, une soif de délivrance, unc faim de liberté, une passion 
d'indépendance que |’Eglise anglicane n’avait jamais connues jus- 
qu’a ce jour. Ii s'est constitué, au dehors et au dedans de I’Eglise, 
sous le titre de Society for the liberation of religion from state Pa- 
tronage and control, une société de délivrance qui se propose de 
soustraire l’Eglise 4 la protection ruineuse et au contrdle dégradant 
de \'Etat. D’aprés le dernier compte-rendu de cette société, elle a 
déja tenu plus de 700 meetings, distribué plus d’un million de 
tracts et recueilli plus de 70,000 livres sterling pour subvenir aux 
frais de l’entreprise'. ; 

Aujourd’hui, les fractions-les plus avancées de |’Eglise anglicane, 
les seules qui tiennent encore 4 quelques croyances véritable- 
ment chrétiennes et catholiques; celles qui, dans leur ensemble, 
forment le parti de la High Church ; ces fractions avancées, disons- 
nous, reconnaissent la justesse du reproche, que leur ont si sou- 
vent adressé les sectes dissidentes, de n’étre, aprés tout, « que le 
département ecclésiastique d’un Etat qui n’a plus de croyance*. » 


1 Tunes du 6 mai 1875, page 5, col. 4. 
* The establishment is no longerthe church of England, but at faithless eccle- 


16 L’ABOLITION DE L'EGLISB RTABLIE 


Elles reconnaissent étre tombées dans cette position anormale « qui 
laisse une corporation religieuse 4 la merci d’une assemblée dont 
les membres appartiennent a toutes les croyances et quelquefois & au- 
cune croyance'; et, sentant tout ce qu'il ya de faux dans une pareillc 
situation, elles ont protesté avec énergie contre le joug que le Par- 
lement d’Angleterre a imposé et prétend imposer encore 4 1’Eglise 
épiscopale. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une voix dans toute la 
Haute Eglise sur ce point, du reste, vital dans toute conception sé- 
rieuse de I’Eglise de Jésus-Christ. « De fait, dit Vorgane le plus 
avancé du parti ritualiste, de fait, la nature de 1’Eglise et la nature 
de ses relations avec I’Etat ont été totalement incomprises. L’Eta- 
blissement a été traité par le Parlement comme s’il n’était qu’un 
département du gouvernement séculier, dont les archevéques et les 
évéques seraient les chefs; comme une pure création de I’Etat 
obligée de recevoir ses ordres, de s’effacer méme entiérement en 
cas de nécessité, et de se soumettre 4 toutes les régles de conduite 
qu’il peut plaire au Parlement de lui tracer. Mais cette théorie n’est 
pas seulement en contradiction avec l'histoire, elle est encore tout 
4 fait incompatible avec la théorie de l’union de I’Eglise et de 
I’Etat*. » C’est 14 un ordre de choses « monstrueux au dela de toute 
expression (inexpressibly monstruous), reprend un autre journal, 
organe de la Haute Kglise, et la secte la plus insignifiante ne souf- 
frirait pas, une seule heure, une pareille violation de ses droits es- 
sentiels*, » 

Quel est aussi le cri qui retentit de toutes parts? Quelle est la de- 
mande de tous ceux qui révent pour |’Eglise et pour la religion un 
meilleur avenir? — C’est le gouvernement de I'Eglise par 1’Eglise. 
 « Le Parlement, disait l’an dernier le chanoine Liddon au grandiose 
meeting de Saint Jame’s Hall, le Parlement, avec ses mécréants de 
toute espéce, est absolument incapable de discuter aucune question 
ecclésiastique*, » et en prononcant ces graves paroles, l'illustre 
chanoine de Saint-Paul de Londres ne faisait qu’exprimer un senti- 
ment qui tend tous les jours 4 devenir plus général dans la société 
anglaise, méme au sein du Parlement. Il faut, ou que I’Kglise re- 
couvre son autonomie, ou que l’alliance entre 1’Eglise et I’Etat cesse 
d’exister. C’est l’Eglise elle-méme qui comprend qu'il s’agit pour 


siastical state department. Church Review du 15 aout 1874, 476, col. 4. Voir au 
40 octobre. 

{ Le Methodist du 25 juin 1874, page 3, col. 2. 

2 Ghurch Times du 14 aoudt 1873, 396, col. 41. 

5 The most insignificant sect would not endure for an hour so violent an in- 
vasion of all his essential rights (Church Review, 5 sept. 4873, 515, col. 1.) 

* Voir le Methodist du 25 juin 1874, page 5; col. 2. 


BN ANGLETERRE. 47 


elle d’une question de vie et de mort; et c’est pourquoi, reconnais- 
sant, avec tous les dissidents, que le Désétablissement est & peu 
prés l'unique moyen de sortir de l’impasse ot elle est engagée, elle 
Nay en courir les risques que de subir plus longtemps la loi de 
lBtat'. 

« Nous avons, disait le Church Times du 1“ janvier 1875, consi- 
déré toujours l’Etablissement comme un embarras. Les honneurs et 
les émoluments, les dignités et les positions qui appartiennent a 
une Eglise d’Etat ne sont pas pour nous; et cependant, quoique 
nous batissions nos édifices 4 nos frais, on nous répéte, tous les 
jours, que nous employons nos dotations et le prestige attaché a 
une Eglise nationale, pour nos fins privées. Le Désétablissement n’a 
pas de terreurs pour nous : nous saurrons a peine le considérer 
comme un mal. Du jour ou il deviendra un fait accompli, les neuf 
dixiémes des calomnies, des dénonciations et des erreurs contre les- 
quelles nous avons 4 combattre s’évanouiront dans le vide. Si nous 
n’avons pas pris et si nous ne prenons pas encore en main cette 
cause, c'est uniquement par générosité et pour mettre nos plus im- 
placables ennemis a couvert des anathémes dont M. Miall ne man- 
querait pas de les accabler*. » 


If 


Mais, dira-t-on alors, si le désétablissement de I’Eglise d’Angle- 
terre compte déja tant de partisans, au dedans et au dehors de |’E- 
glise, comment se fait-il qu'il n’ait pas été encore accompli, et sur 
quoi yous appuyez-vous pour déclarer que ce qui n’a pas eu lieu 
hier se fera demain? Qu’est-ce qui arréte cette catastrophe ct 
qu'est-ce qui fera disparaitre cet obstacle? 

Afin de répondre a ces questions, remarquons d’abord que si 1’E- 
tablissement a des ennemis, 4 }’extérieur et a l’intérieur, il a aussi 
encore des amis, et ces amis 1] faut les faire connaitre. C’est d’a- 
bord tout I’épiscopat, sans aucune exception, et cela se congoit aisé- 
ment, puisque Ics évéques ne sont, 4 proprement parler, que des 
créatures de 1’Etat, c’est-a-dire du premier ministre. La plupart, ou 
plutét, tous représentent un minimum de croyances et de pratiques 


* There is no relief but disestablishment, dit le Methodist du 25 juin 1874, page 
3, col. 2. 
* Le Church Times du 1 janvier 1875, page 8, col. 1. On peut voir également 
un autre article sur le Désétablissement, dans le numéro du 29 janvier 57 58 
L'anteur y énumére les forces qui menacent !Eglise anglicane. 

10 Jomzar 1875. 2 


48 L’ABOLITION DE LVEGLISE ETABLIE 


ehrétiennes que 1’on ne trouve nulle part ailleurs, dans aucune 
secte dissidente. Ils sont nommés, non pas pour relever l’Eglise de 
son abaissement, non pas pour ranimer l’esprit chrétien et redon- 
ner du zéle 4 ceux qui l’ont perdu, mais pour faire fonctionner le 
systéme, tel qu’ils le trouvent. Qu’ils soient croyants ou qu’ils ne 
le soient pas, qu’ils soient instruits ou ignorants, zélés ou non zélés, 
cela importe peu; tout ce qu’on leur demande, c’est une certaine 
aptitude 4 jouer un réle social et une conformité élastique aux va- 
gues symboles, ainsi qu’aux plus vagues pratiques de l’Eglise an- 
glicane. 

A supposer qu’il n’y et pas ici, comme partout, place pour l’es- 
prit d’intrigue et de coterie, un premier ministre d’Angleterre ne 
pourrait évidemment nommer que des hommes dévoués a scs idées 
politiques et disposés 4 ne lui créer aucun embarras. Aujourd’hui 
méme que l’opinion publique est devenue plus exigeante, en exer- 
cant un certain contréle sur les nominations de l’Etat, le niveau 
des capacités requises pour faire un évéque anglican, ne s'est guére 
élevé plus haut que ce nous appellerions une certaine honorabilité 
de vie. De la vient aussi le caractére absolument terne de l’épiscopat 
anglican, l’insignifiance absolue des membres qui le composent au 
point de vue intellectuel, comme au point de vue moral, et, par 
suite, le peu d’influence dont il jouit comme corps. L’épiscopat an- 
glican ne compte pas un seul homme d’une valeur réelle ou univer- 
sellement reconnue; il ne renferme ni un savant, ni un orateur, ni 
un homme de bonnes ceuvres. Le dernier homme un peu remarqua- 
ble qu’il ait eu dans ses rangs, c’est le défunt évéque de Winches- 
ter, mortil ya deux ans, Wilberforce. La méme cause, l’origine de]’é- 
piscopatanglican, nousexpliqueencore pourquoiil appartient, comme 
corps, al’Eglise Large, et 4 I’Eglise Basse, c’est-a-dire aux deux frac- 
tions les moins nombreuses de l’anglicanisme, ct aux fractions chezles- 
quelles on voit insensiblement diminuer toutes les vérités et toutes 
les pratiques chrétiennes. fl semble, en effet, que ces deux partis 
de I'Eglise épiscopale n’aient actuellement qu’un seul but, s’éloi- 
gner des croyances et des coutumes de l’Eglise romaine; leur sym- 
bole et leur rituel tend & devenir, tous les jours, plus négatif; et, 
comme le faisait observer, il y a quelque temps, un journal de la 
Haute Eglise, la ot: celle-ci dit, avec tout ce qu’il y a de chrétien 
dans le monde : « Je crots, » le partisan de PEglise Large et celui de 
l’Eglise Basse disent : « Je ne crois pas. » | 

Tous les évéques appartiennent donc, comme corps, a 1’Eglise 
Basse et a l’Eglise Large; si on y compte quelques membres de la 
Haute Kglise, ils sont en trés-petit nombre, et encore méme, ont-ils 
été choisis dans la nuance de ceux qu’on appelle les « Dry High- 


EN ANGLETERRE. 49 


Churchmen » ou « purs anglicans. » Les deux seuls évéques, qui re- 
présentent sensiblement la Haute Eglise dans le Bench épiscopal, 
sont l’évéque de Lincoln, le D' Wordswort, celui de Salisbury, le 
D‘ Moberly, aprés lesquels on pourrait ranger encore l’évéque d’Ox- 
ford, le D’ Mackarness et celui de Chichester, le D* Durnfor. 

Ainsi choisis parmi les membres de I’Eglise Basse et de 1’Eglise 
Large, partis qui n’égalent pas, 4 eux deux, celui de la Haute Eglise, 
les évéques partagent a peu prés tous les préjugés de leur secte. 
Or, c'est un des dogmes principaux de I’Eglise Basse et de l’Eglise 
Large que l’union de I'Eglise et de l’Etat, et, quand nous disons 
union, nous nous trompons, c’est soumission qu’il faut dire. Qu’im- 
porte aux rafionalistes et aux évangélicaux, comme on appelle en- 
core les partisans de |’Kglise Large et de l’Eglise Basse, qu’importe 
4 ces sectaires la liberté de l’Eglise de Jésus-Christ, la propagation 
du christianisme, la rédemption des d4mes et le salut du monde : 
le monde? ils croient le sauver en l’arrachant au romanisme; les 
ames? ils croient les racheter en leur inculquant les préjugés les 
plus abominables contre Rome; le christianisme? ils le réduisent 4 
sa plus simple expression, 4 la Bible, 4 quelques vagues croyances; 
leur symbole commence, continue et finit par: « je ne crois pas. » 
Quant a I’Eglise, il est fort douteux qu’elle soit pour eux autre chose 
qu'une simple création de l’Etat, et c’est pourquoi, on a vu, dans 
ces derniers temps, |’épiscopat, la Basse Eglise ct l'Eglise Large faire 
cause commune avec tous ceux qui repoussent le systéme sacra- 
mentaire et sacerdotal, manifestement enseigné cependant par les 
formulaires anglicans et par les formulaires de toutes les Eglises 
chrétiennes de I’univers. 

Ces fractions de l’anglicanisme ne voient qu'une seule chose : 
« Rome, » ne détestent qu’une seule chose : « Rome, » et ne com- 
battent qu’une seule chose, « encore Rome. » Tout ce qui leur pa- 
rait Romain, ils l’exécrent, le dénoncent et le proscrivent, et voila 
pourquoi, on a entendu si souvent accuser les ritualistes de pa- 
pisme, dans ces derniéres années. Cette crainte et cette haine de 
Rome, chez les anglicans de la Basse Eglise et de I’Eglise Large, 
finissent par devenir plaisantes et ridicules’. 

Or, pour combattre Rome, il n’y qu’un seul moyen efficace, le 
concours de 1’Etat. Sans I’Etat, l’anglicanisme serait dissous en 
moms d’un demi-siécle, et le papisme aurait de nouveau converti 
Angleterre. 11 semble que, de l’autre cété du détroit, tout le monde 


‘ L'évéque de Lincoln, .un homme, d’ailleurs, de mceurs assez douces, donne 
assez souvent dans ce travers. Il pense que I’Eglise d’Angleterre n’a pas été 
fondée par rEgtise de Rome, et nous ne sommes pas bien sir qu’il ne croit pas 
que l'eglise d’Angleterre a fondé l’Eglise romaine. 


20 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE 


Je sente d’instinct, et c'est pourquoi, on a vu se former, 1’an der- 
nier, une coalition étrange des libéraux et des conservateurs contre 
une partie de |’Eglise anglicane, contre les ritualistes; mais ce n’est 
pas au ritualisme qu’en voulait cette coalition, c’est au papisme qui 
se cache derriére le ritualisme. Le « Public Worship regulation 
bill » a été, au fond, une démonstration antipapiste'. De temps en 
temps, l’Angleterre est sujette 4 un accés de folie ou de terreur; 
mais ces accés ne sont plus aujourd’hui de longue durée. 

Sans parler ici de beaucoup d’autres causes tout humaines, des 
intéréts privés qui sont en jeu, des ramifications que I’Eglise an- 
glicane s'est créées 4 travers toute la société noble ou bourgeoise 
d’Angleterre, par ses bénéfices et parle mariage de ses ministres, sans 
parler des raisons terrestres et mondaines, il y aurait peut-étre, 
dans la peur du papisme, un motif qui porterait 4 conserver encore 
)’Eglise élablie, parce qu’on considére — et nous croyons qu’on a 
raison — l'Eglise d’Angleterre comme le boulevard du protestan- 
tisme. De fait, c’est cette haine de |’Eglise catholique qui constitue, 
4 Vheure présente, la seule force qui maintient debout ]’Etablisse- 
ment. Beaucoup d’Anglais n’ont aucune sympathie pour l'Eglise 
établie; si cela ne dépendait que d’eux, ils la démoliraient volon- 
tiers; mais, précisément parce que l'Etablissement représente pour 
eux la délivrance de l’ Angleterre du joug de Rome, ces Anglais tien- 
nent & le conserver et le conserveront tant que cela leur sera pos- 
sible. 

Tel est le sentiment qui arréte le peuple anglais, en particulier 
les hommes politiques, ceux qui s’occupent de gouvernement : les 
Disraéli, les Gladstone, les Russell, les Derby, les Shaftesbury et cent 
autres. Voila ce qui soutient le systéme anglican! Mais cet appul 
tout négatif sera-t-il suffisant et arrétera-t-il longtemps le progrés 
des ennemis de l’Eglise établie? 

Nous ne le pensons pas. D’abord, parce que les préjugés contre 
Rome et contre le catholicisme diminuent, d’un jour a |’autre, chez 
nos voisins ; Rome devient mieux connue, le catholicisme se fait es- 
timer et admirer ; aujourd'hui il attire tous les regards, et s'il lui 
manque beaucoup de sympathies, on voit cependant qu’elles lui 
viennent et qu’elles formeront bientét un courant irrésistible. Nous 


‘Voici comment le Daily Telegraph commencait un article, en janvier dernier : 
« Quand les catholiques Romains considérent la Haute section de notre Eglise 
comme leur fond de recrutement, ni adresse, ni..... » Les ennemis du Ritualisme 
ne cessent de le traiter de papisme déguiséet ils vont méme jusqu’al’accuser d’étre 
plus dangereux : It is this that makes Ritualism more dangerous than Popery 
(Discours du Rév. G. W. Weldon, devant la Church Association, dans Je Rock du 
5 mars 1875, 165, col. 1. Cfr. le Rock du 18 décembre 1879, 897, col. 1.) 


EN ANGLETERRE. 21 


ne sommes plus & l’époque d’Henri VIII ou d’Elisabeth. La reine Vic- 
\oria voudrait empécher les Chambres de s’occuper des questions 
religieuses qu'elle ne le pourrait pas; et, s'il lui prenait fantaisic 
de faire i son Parlement la cent millioniéme des insultes dont la 
reine Elisabeth s’est rendue coupable, elle ne tiendrait pas deux 
heures sur le sol britannique. On tolére les lois sanglantes ou ini- 
ques qui existent dans la législation anglaise contre les papistes, 
mais on ne sen sert pas, et on ne pourrait plus s’en servir'. On en a 
rappelé un grand nombre et bientét on les rappellera toutes. De- 
main peut-étre il ne sera plus impossible 4 un souverain d’étre, a 
la fois, catholique et roi de la Grande-Bretagne. Les journaux pro- 
testants eux-mémes entrevoient déja le jour de la pleine liberté. 

« L‘obligation qu’il y a pour le souverain d’étre en communion 
avec l’Eglise établie, disait, il y a un an, le Pall Mall, cette obli- 
gation doit disparaitre ; si )’égalité religieuse prétend étre réelle, il 
faut que toute restriction s’évanouisse, et un roi papiste doit deve- 
nir ausst légitime qu'un rot indépendant ou baptiste*. » 

Mais ce n’est pas tout: il est encore d’autres signes qui annon- 
cent la prochaine dissolution de la coalition anticatholique qui 
maintient, a elle seule, plus que toute autre chose, l’Eglise établic. 

Quand on examine, en effet, la société européenne et quand on 
écoute les hommes, qui, 4 un titre ou 4un autre, peuvent nous li- 
vrer le secret de ses pensées ct de ses sentiments, on arrive bientdt 
a reconnaitre certains principes qui font un progrés incessant et qui 
assurent, nous en avons la confiance, un noble avenir au catholi- 
cisme, un avenir de belles conquétes. 

La premiére de ces choses c’est la liberté religieuse, la liberté 
pour chaque croyance de régler ses formulaires et sa discipline, 
comme elle l’entend et sans aucune immixtion de la part de l’Etat*. 
L'opinion publique est 4 la liberté religieuse, et les persécutions 

* Tout le monde sait la réponse faite par M. Disraeli, il y a quelques jours, a 
quelqu’an qui l’interpellait sur la présence des Jésuites en Angleterre. — Un 
fait qui montre bien les tendances de !’esprit public anglais, c’est l’envoi 
aux frais du gouvernement, du Révérend Pére jésuite Perry, aux iles de Ker- 
guelem, pour y observer le passage de Vénus sur le soleil. 

* Le Pall-Mall Gazette de juillet 1874. La National Church, juillet 1874, 160, 
col. 4. Ces articles ont été publiés 4 part, sous ce titre : Disestablishment and 
disendowment, par Edward Freeman, in-8 de 76 pages, Londres, Macmillan. 
Cfr. la Church Review du 15 aodt 1874, 471, col. 3; et le Church Times du 1 
septembre 1874, page 454, col. 2-4. 

* Il va sans dire que la liberté religieuse, dont nous parlons ici, n’est point 
Vidéal que nous réverions, ou Ja thése du catholicisme. Nous parlons dans l’hy- 
pothése, c'est-a—dire, dans les circonstances données, et nous esperons que cette 


berté religieuse, tant demandée par ce siécle, tournera au profit de I’Eglise. 
L’hypothése aidera a rétablir la thése. 





99 L’ABOLITION DE L’'EGLISE ETABLIE 


que les catholiques endurent, en ce moment, en Allemagne comme 
én Suisse, serviront, peut-étre plus que toute autre chose, les pro- 
grés de cette liberté. De toutes parts, on voit qu’il ne sied plus a 
des Etats comme les ndtres d’intervenir dans les affaires intérieures 
de chaque Kglise. C’est un principe qui avance chaque jour, en 
particulier en Angleterre ; les dissidents ne veulent plus du contréle 
de Etat, ni pour eux, ni pour les autres ; l’Eglise anglicane aussi, 
dans sa plus noble portion, réclame l’affranchissement, et I’Etat 
commence lui-méme par comprendre qu’il doit renoncer a ses 
prérogatives usurpées. Peu a peu, il détend les liens qui 1l’u- 
nissent a l’Eglise, il se sépare de l’Etablissement, lui restitue son 
indépendance et 11 semble que le plus léger événement pourrait 
bien amener une rupture définitive. 

Sans doute, il y a bien encore des hommes qui ne veulent point 
lacher prise et qui trouvent commode de tenir sous leur dépen- 
dance les deux sociétés, la société civile et la société religieuse. De- 
puis un an surtout, des hommes politiques et des Journaux, méme 
des hommes et des journaux, qui ne méritent point d’étre considé- 
rés comme des fanatiques, ont réaffirmé la doctrine de la soumis- 
sion de )’Eglise a I’Etat. Pendant que !’un a dit: « L’Etablissement 
est la propriété de la nation ; c’est la nation qui lui a donné nais- 
sance et qui lui a confié l’autorité*, » d’autres ont ajouté, avec un 
peu plus de franchise et non moins de rudesse : « L’église d’Angle- 
terre appartient au peuple d’Angleterre et le peuple d’Angleterre 
est déterminé a étre maitre chez lui*, » mais quand les uns et les 
autres ajoutent que « l’Angleterre est décidée, 4 tout prix, 4 con- 
server 41l’Etablissement son caractére protestant*, » les uns et les 
autres se méprennent sur les tendances de leur temps et sur le ca- 
ractére de leur siécle. 

Quand on a eu les succés d’un Bismarck et qu’on peut aligner 
deux millions d’hommes sur un champ de bataille, il y a bien des 
choses qu’on peut se permetire, mais il y a un terme 4 toutes les 
audaces, et méme, avec toute cette puissance, ilest des chosesqu’on 
he tente jamais impunément. Déja les yeux des moins clairvoyants 
s’ouvrent et il n’est pas difficile d’entendre aujourd’hul, 4 travers 
l'Europe, un murmure de désapprobation, 4 propos de la politique 
anticatholique de la Prusse. 


‘ Vernon Harcourt, au Parlement, pendant les discussions relatives au Public 
Worship regulation Bill. Voir un remarquable article de la Church Review du 15 
aout 1874, page 474, col. 2. 

* Le Daily Telegraph, cité par la Church Review du 15 avril 1874, page 470, 
col. 2. 

* Le Daily Telegraph, cité par le Rock du 8 janvier 1875, 48, col. 2. 


EN ANGLETERRE. py 


Or, Angleterre ne tentera rien de pareil. Le principe de la li- 
berté religieuse y fait tous les jours du chemin, et l’Etat lui-méme 
reliche les liens de dépendance qui mettaient autrefois 1’Eglise éta- 
blie a sa discrétion. Déja on avu l’opinion publique et les Chambres 
réclamer le désétablissement de I’Kglise d’Irlande ; la convocation 
(espéce de Parlement religieux de l’église anglicane), qui avait été 
mise a l’écart pendant plus d’un siécle, a été de nouveau recons- 
tituée, appelée 4 délibérer, et, dejour en jour, on lui a accordé plus 
dautorité dans les questions ecclésiastiques. Elle a été chargée, 
cette année, de revoir les rubriques du Livre de la Priére com- 
mune et de suggérer au gouvernement les altérations qu’il y aurait 
a y faire; l'Etat est méme allé plus loin enEcosse et, sans oser désé- 

ablir l'Eglise presbytérienne, il a, en supprimant le droit de patro- 
nage, accordé A cette Eglise tous les avantages d’une Eglise libre et 
tous les priviléges d’une Eglise établie, mesure tardive qui ne man- 
quera pas d’amener prochainement un désétablissement réel, ainsi 
gue tout le monde le pressent et le dit. 

ll y a donc des symptémes évidents qui annoncent un chan- 
gement considérable dans l’opinion publique, 4 propos de l’alliance 
de I'Eglise et de l’Etat, et qui prouvent que la séparation de ces 
deux ordres de choses, dans les circonstances présentes, semble 
devoir étre un bien pour l’un comme pour l'autre. La fiction légale 
en vertu de laquelle chaque Anglais est censé faire partie de l’Eglise 
établie ne trompe plus personne ; tout le monde s’en moque et on 
\’a méme vu retourner derniérement contre l’Eglise établie, lors de 
la discussion du « Burial bill. » L’Eglise anglicane n’est plus 
coextensive avec la nation anglaise; elle ne représente plus la 
moitié de la population de l’Angleterre proprement dite ; tout le 
monde le dit, et tout le monde tient déja le langage que M. Disraéli 
met sur les lévres d’un de ses héros, dans le roman de Lothatr : 
« L’Kglise d' Angleterre n'est plus l Eglise des Anglais, son sort est 
scellé'. » 

Quelle conclusion faut-il tirer de ces faits et de ces principes ? — 
La conclusion 4 tirer c’est que les partisans fanatiques ou simple- 
ment bienveillants de I’Eglise établie ne pourront pas longtemps 
défendre leur protégée. Déja on remarque partout une certaine fai- 


* Lothair, édition Hachette, ], 287, efr. Freeman. Disestablishment and disen- 
dowment. Le Pall-Mall Gazette et la National Church de juillet 1874, 160, col. 2. 
Voici de quelle maniére la Church Review du 5 septembre s'exprime a ce propos : 
« The dictum that every englishman is regarded by law as a member of the church 
of England, wich once represented a solid fact, has become a grotesque quibble, 
a state falsehood, wich deceives nobody, but wich is occasionally liften out of 
the dust to do clumsy service in the cause of a flabby Erastianism. » 


a4 L’ABOLITION DE E'EGLISE ETABLIE 


blesse dans la défense ; on sent que l’opinion publique se modifie 
et bien qu’on hésite a jeter 4 bas une institution qui a des ramifi- 
eations aussi étendues dans la société anglaise, on prévoit que le 
courant contraire sera bientdt assez fort pour tout emporter, et 
sous peu l’Ktat sera le premier a dire: « Il n’y a de reméde a la si- 
tuation présente que le désétablissement, » Il ne voudra plus se 
eharger de veiller aux intéréts d’uneKglise, quand il ne pourra que 
faire du mal a cette Kglise, en s’en faisant a lui-méme. « Le sort de 
l’Eglise anglicane est scellé. » 


lV 


Du reste, l’Etablissement n’aura pas 4 reprocher sa propre chute 
4 ses ennemis. C’est lui-méme qui se suicide a |’heure qu'il est; et 
ce qu’il yad’étrange, c’est qu’1l ait pu vivre ainsi trois siécles. C’est. 
la loi de tous lés étres : nul étre ne vit qu’é la condition de demeurer 
fidéle.au principe qui lui a donné naissance. Or, les catholiques 
d’Angleterre, du jour ou ils devinrent anglicans, cessérent d’étre ca- 
tholiques, et se préparérent pour l’avenir le sort qui est réservé a 
toutes les Eglises nationales. L’expérience est faite et elle est con- 
cluante ; toutes les Eglises nationales sont condamnées a4 mourir 
dans les déchirements, aprés avoir.traversé toutes les phases inter- 
_ médiaires qui séparent la vie de la mort. Aujourd’hui l’Eglise angli- 
cane recueille le fruit de ce qu’elle a semé, et nous ne savons pas 
sil existe au monde une Eglise qui offre un pareil spectacle. C’est 
aul point que ses membres les meilleurs ne se font plus illusion ; 
Us n’apercoivent pas tous la cause de cet état, mais tous ou presque 
tous, en tout cas, ceux qui, de l’ayeu de leurs ennemis, sont répu- 
tas pour étre les meilleurs, gémissent hautement sur les consé- 
quences fatales qu’a eues pour eux la soumissionde l'Eglise 4 l’Etat, 
c’est-a-dire la réforme anglaise. Tout n’est pas connu encore, et 
tout ce qui est connu ne se dit point, mais il est. des choses vrai- 
ment étonnantes qui s’articulent. Qu’on nous permette. d’en citer 
quelques-unes prises au hasard entre les mille que nous pourrions 
alléguer. 

Veut-on savoir ce que la High Church‘ pense des principes mémes 
qui.servent de base a l’anglicanisme ?— Ecoutons un de ses arganes. 
Peu de jours aprés la sanction royale donnée au « Public worship 
regulation Act, » sous le titre’: « Que faut-il faire? » Ce journal 


Le Correspondant du 10.avril 1878. 


EN ANGLETERRE. % 


s‘exprimait ainsi : « Nous allons montrer quelques-unes des erreurs 
et des méprises des théologiens (il veut dire des réformateurs) du 
seineme siécle. « La premiére et-la plus désastreuse a été la substi- 
tution d'un livre a la parole vivante de l’Eglise. » Et 1a-dessus l’au- 
teur condamne la doctrine des articles VI, VIH, XX, XXI et la pre- 
miére homélie. ; 

« La seconde erreur des réformateurs anglais fut l’acceptation de, 
ou la soumission @ la doctrine dela suprématie royale. » 

L’auteur fait ensuite l'historique de toutes les lamentables con- 
séquences que ces deux principes ont eues pour l’Eglise d’ Angleterre, 
avec beaucoup de justesse, de candeur et d’honnéteteé; il suit pas a 
pas la réforme anglaise dans sa décadence, ct on peut résumer son 
appréciation des principes de la réforme, dans ce mot qui caracté- 
rise un de ses jugements : « Ce n’est pas du christianisme, c’est 
du paganisme’. » . 

Voila pour les principes de la réforme. Quant aux réformateurs 
eux-mémes et aux effets désastreux de la réforme anglaise, au 
point de vue moral et religieux, c’est un sujet tellement re- 
hattu, les aveux sont, et si nombreux et si écrasants, les faits si con- 
nus, méme en dehors de |’Angleterre, qu’il n’y a plus rien, ce 
semble, 4 apprendre ou @ faire connaitre. Jamais peut-¢tre, dans 
le monde, un clergé ne s’est joué plus impunément du sentiment 
religieux de tout un peuple. Voici ce qu’écrivait naguére, entre au- 
tres choses, un des membres les plus connus et les plus distingués 
de la Haute Eglise : « Si un mahomeétan laique, disait ce ministre, 
se croit obligé de prier cing fois par jour, quelles ne devraient 
pas étre la ferveur et la dévotion d’un prétre chez des chrétiens ! 
Et cependant, c’est 4 peine si une minorilé infinitésimale du clergé 
anglican a, depuis la Réforme, obéi a cette loi si claire (de office 
journalier), quoique tous aient juré 4 leur ordination de l'observer. 
Pas un évéque, dans ses visites, n’a fait des demandes ou des en- 
quétes sur ce point. Je doute méme que le Daily service ait été jJa- 
mais recommandé dans aucune charge*, voire incidemment, et une 
chose qui rend encore ce fait plus étonnant, c’est que, ici, 4 Lon- 
dres, durant ces derniéres années, le Daily service a été supprimé 
par trois ministres évangélicaux, quand ils ont pris possession de 
leurs bénéfices... S’il y a des excuses pour.ne: pas introduire le 
Daily service la ot 1a coutume n’est point regue, c’est cc que je ne 
veux pas discuter ici, mais je ne pense pas qu’une personne sim- 


* Voir trois remarquables articles de la Church Review du 3, du 10 et du 47 
octobre 1874, sous ce titre : What is to be done? pages 5714-572; 585-586 ; 619- 
620. Thisis not christianity but heathenism. 

* On appelle charge les lettres pastorales des évéques et des archidiacres. 


98 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE 


plement honnéte puisse mettre en question que le discontinuer, 
la ou al a été longtemps pratiqué, ne sot un outrage envers Dieu 
et une injure envers les hommes'. » 

On congoit qu’il échappe des cris de honte et de douleur 4 des 
hommes qui ont le sens chrétien, 4 des hommes qui comprennent 
ce que c’est que le christianisme, 4 des hommes qui voient dans la 
religion autre chose qu’un moyen de se faire une belle situation 
en préchant la guerre contre le papisme, ou en distribuant des bi- 
bles, quand ils apercoivent )’état d’abandon ou tout est tombe 
dans |’Eglise anglicane, et quand ils assistent aux persécutions 
infligées par les évéques 4 tous les ministres vraiment zélés et sé- 
rieux. Aujourd’hui encore, le nombre des temples protestants ou il 
se célébre un office tous les jours est extrémement restreint, et 
dans certains diocéses, il y en a ot on célébre a peine une fois par 
mois. On comprend que des hommes arrivés 4 se convaincre, par 
une étude sérieuse de la réforme et par l’observation de ce qui se 
passe dans le monde, que la soumission de l’Eglise 4 l’Etat a été la 
cause principale de la décadence religieuse anglaise, on concoit, 
disons-nous, que ces hommes tirent cette conclusion : « La mort de 
l’Etablissement, qui est d’institution humaine, sera la vie de]’Eglise, 
qui est d’institution divine’. » P 


V 


fl est bien vrai, nous le reconnaissons, que certains membres 
de l’Eglise anglicane n’apprécient pas de la méme maniére les 
principes de la réforme et ses conséquences; il en est qui sont en- 


‘ Littledale, dans le Church Times du 5 mars 1875, 144, col. 4. La confirma- 
tion des plaintes de M. Littledale se trouve dans les débats de la convocation de 
Ian dernier et de cette année. On a compris tout ce qu'il y avait d’anormal a 
conserver larubrique relative au Daily service ou pri¢re journaliére, et on a 
proposé d’ajouter a cétte rubrique l’explication suivante : « Les prescriptions 
relatives au Daily service sont conservées (dans le Conunon prayer Book), non pas 
comme des régles obligatoires, mais comme une preuve de l’importance que 
I'fglise attache a la priére journaliére et 4 la lecture de la Sainte-Ecriture. » Sur 
quoi l’évéque de Chichester faisait, l’an dernier, l’observation suivante. 1] pro- 
posait de substituer le mot énvariable au mot obligatoire (compulsory), et voici 
la raison qu'il donnait de cette substitution : « Cela pourrait, disait-il, sauver 
quelques tendres consciences, et il serait bon d’adopter cette expression, sur- 
tout dans des jours ox Rome a tant de motifs d'accuser ['Eglise anglicane de ne 
Ouvrir asses souvent ses temples pour la priére privée ou publique! » (Voir le Church 
ier ‘ la Church Review du 10 juillet 1873, et Je Guardian du 8 juillet, 850, 
col. 2. 

* Church Review du 17 aout 1874, p. 470, col. 3. 


EN ANGLETERRE. 27 


core pleins d’admiration pour les martyrs d’Oxford, pour Henri VIII, 
Elisabeth et Guillaume d’Orange, qui considérent la réforme du 
seinéme siécle, en particulier, la réforme des derniers temps 
d’Edouard VI, comme leur idéal; mais, outre que ces hommes di- 
minuent en nombre, ils s’éloignent tellement des doctrines du 
christianisme, que les divisions de I'Eglise anglicane n’en sont 
rendues que plus apparentes. ll ne reste plus rien debout. Tous 
les formulaires sont attaqués et dans deux sens extrémes : les uns 
leur ravissent tout ce qu’ils contiennent du calvinisme, les au- 
tres y effacent le peu de catholicisme qui y a survécu ; les uns re- 
prennent toutes les anciennes cérémonies, tombées en désuctude, 
les autres omettent effrontément celles qui sont le plus clairement 
prescrites ; la lutte n’est donc pas seulement dans les idées, elle 
se traduit a I’extérieur par les actes et par les rites dans lesquels 
les idées trouvent leur expression. La désorganisation est partout, 
et lordre ne parait nulle part. 

D'ou pourrait-il en effet venir ?— Il ne pourrait venir que de trois 
causes agissant isolément ou de concert, de l'Episcopat, de la Con- 
vocation ou de I’Etat. Or, aujourd’hui ces trois causes sont totale- 
ment paralysées et impuissantes, ainsi qu’il est facile de le voir et 
de le montrer'. Parlons d’abord de l’épiscopat. 

Sil est un rouage usé dans le systéme anglican, c’est assurément 
l'épiscopat, et jamais on ne }’a plus clairement constaté que durant 
cette derniére année. Il ya un an qu’on ne cesse de discuter les 
évéques et tous les partis le font en des termes qu’on rencontre 
rarement ailleurs, méme parmi des adversaires politiques. « Si je 
voulais, écrivait derniérement un ministre au primat d’ Angleterre, 
feuilleter les pages de la Chronicle of Convocation’, je trouverais, 
sans peine, ample motif d’accuser Votre Grace d’étre le principal 
obstacle 4 toute action décisive de la part de I’Kglise, en matiére 
de rituel. Si j’écrivais pour faire uniquement de la controverse, je 
pourrais ajouter qu’entre tous les éyéques .qui se sont assis sur le 
siége de Cantorbéry, aucun, excepté peut-étre Parchevéque Cran- 
mer, n’a eu aussi peu de droits que Votre Grace de se plaindre de 
Millégalité des autres, 4 moins que ce qui est mal dans un prétre, 
ne devienne Jouable dans un évéque *. » Un journal du parti ritua- 


1 Le Temes en faisait l’aveu public, dans son numéro du 30 juin. « ll n'ya 
plus, disait-il, um moyen capable de déterminer et de faire observer la loi ecclé- 
siastique dans les points controversés, en particulier, dans ce qui concerne 
rordre et le rituel (p. 9, col. 3.) » 

* Journal officiel de la Convocation ou de l’espéce de Parlement ecclésiastique 
qui porte ce nom en Angleterre. 

3 A.D. Wagner, A letter to the most Reverend the Lord Archbishop of Canter- 
bury, by the rev. A. D, Wagner, chancellor of Chichester cathedral, and vicar of 


28 L’ABOLITION DB L’EGLISE ETABLIE 


liste, citant ces paroles du chancelier de la cathédrale de Chichester 
au primat d’Angleterre, y ajoute le petit commentaire suivant : 
M. Wagner ferait aussi bien de parler grec au docteur Cumming‘, 
ou de parler honnéteté au prétendant*, que de parler morale 41’ar- 
chevéque Tait. » 

Ailleurs, faisant allusion a 1a lettre pastorale promulguée en 
mars - par les évéques , le méme journal s’exprime de la facgon 
suivante : « Il n’y a pas d’aliénation entre les prétres et le peuple, 
mais il y a un large gouffre entre les évéques et Je reste de |’Kglise. 
Les évéques pourraient voir combien ce gouffre est large, s’ils vou- 
laient seulement parcourir leur « Church times, » qui est lu avec 
sympathie et confiance par des milliers de laiques répandus dans 
tout le pays. Ils sauraient alors que les choses en sont venues & ce 
point que, s‘ils voulaient condamner un livre auquel nous consen- 
tirions 4 donner notre imprimatur, un peuple immense le lirait, en 
dépit de tout ce que Leurs Seigneuries pourraient dire. Nous som- 
mes affligés qu’il en soit ainsi*. » 

« Dans les circonstances actuelles, ajoute un autre journal, les 
évéques n’ont et ne peuvent avoir aucune influence. Un de ces pré- 
tres fidéles, dont Leurs Graces parlent avec tant de froideur, pour 
ne rien dire de plus, a dix fois plus d’influence que tout le Bench 
épiscopal pris ensemble’. » Le « Rock » en général, extrémement 
favorable aux évéques anglicans, parce qu’ils se rapprochent assez 
de son idéal de l’Eglise du Christ, ne peut pas retenir cet aveu écra- 
sant : « Voila certes, dit-il, un langage bien fort, mais il part de 
toutes les fractions de l’Eglise : de l’Eglise Haute, de l’Eglise Basse, 
et de l’Eglise Ritualiste. Tous les partis s’accordant 4 proclamer- 
que les évéques ne méritent pas d’étre crus; quelques personnes 
vont méme jusqu’d soutenir qu'ils ne sont ni francs, ni honnétes 
dans leurs discours et dans leurs lettres*..... Quand les évéques 
parlent d’aliénation, nous leur dirions volontiers, avec tout le res- 
pect qui est du 4 des évéques : prenez garde qu’il n’y ait en vous 
un peu d’amertunfe et que cette amertume n’améne ce résultat dé- 
sastreux®. »— 


Saint-Paul, Brighton, Londres, Rivingtons, 1874, page 4. Cfr. le Church Times du 
4 septembre 1874, p. 429, col. 2. — | 

‘ Ministre presbytérien, célébre par son fanatisme. 

# Le fameux imposteur Tichborne dont le procés s’est déroulé, pendant cing ou 
six ans, devant les cours d’Angleterre. 

> Church Times du 12 mars 1875, 133, col. 3. 

4 Le Church Herald, cité par le Rock du 2 avril 1875, 230, col. 4. 

8 Voir, dans le Church Times du 19 mars 1875, l'échange de lettres entre 
l’évéque de Ripon et le ministre Gray. 

6 Le Rock, ibid.. Le Morning-Post adressait, il y a un an, la méme observation 
wux évéques , a propos du Public Worship Regulation Bill. 


EN ANGLETERRE. 29 


Ces extraits, que nous pourrions multiplier par centaines, en les 
prenant dans les journaux religieux de toute nuance, et méme dans 
les journaux politiques, révélent une plaie bien profonde dans 
I'Eglise établie, une plaie qui va tous les jours s’élargissant, s’en- 
vyenimant, et qui aménera, sans tarder, la dissolution méme du 
systeme. On nous permettra encore une autre citation. « Pour ma 
part, écrivait un laique, je ne donnerais pas, au moins, dans ce 
moment, un seul shilling 4 une Société sur la liste de laquelle figu- 
rerait le nom d'un seul de nos présents évéques — l’évéque de 
Lincoln excepté — et je voudrais que tout laique appartenant 4 la 
Haute Eglise prit la méme résolution'. » 

Lorsque de pareilles plaintes retentissent de toutes parts, c’est 
que la situation est devenue bien grave, et il est impossible qu’elle 
ne soit pas le résultat de causes plus graves encore. On ne con- 
goit pas que tous les membres d’une Eglise, que ceux, en particu- 
lier, qui sont pourvus de plus de zéle, parlent en termes si peu res-- 
pectueux du premier ordre de la hiérarchie religieuse, sans que 
les membres de cet ordre aient commis des fautes dignes de cen- 
sure. | 
Et, en effet, quand on parcourt histoire religieuse de 1’Angle- 
terre pendant ces derniers quarante ans, on n’a pas de peine a 
comprendre pourquot l’épiscopat est tombé si bas dans l’estime de 
tous les partis qui se divisent l'anglicanisme. Non-seulement les 
évéques ne se sont pas montrés évéques, mais ils ne se sont méme 
pas montrés chrétiens. Au lieu de défendre les droits de l’kglise, 
ils ont toujours flatté l’opinion populaire, et parce que le peuple est 
facilement porté ase tourner du cété de lirréligion, ils ont tou- 
jours persécuté les hommes les plus pieux et couvert de leur pro- 
tection les hommes qui affichent les opinions les plus antichré- 
tienncs. Dans un pauvre quartier. de Londres, 4 Sainte-Marie, soho 
square, un ministre zélé avait ramené a la vie religieuse toute une po- 
pulation qui ne mettait jamais le pied 4 l’église, en fondant des so- 
ciétés de secours pour le soulagement des infirmes et des malades, 
des écoles pour les enfants pauvres, en donnant a ses offices plus 
de pompe ct de solennité par]’observation rigoureuse des rubriques 
du « Common prayer-Book. » Ce ministre était aimé de ses parois- 
siens ; son église était comble tous les dimanches, et personne ne 
lui refusait son concours pour aucune entreprise, parce qu'on savait 
qu'il n’avait qu’un désir, le bien de ses ouailles. Ce ministre mourut 
l'an dernier; ’évéque de Londres, le docteur Jackson, lui donna 
pour successeur un ministre dont les idées sont toutes contraires, 


* Church Times du 14 aout 1874, 395, col. 1. 





30 L’ABOLITION DE L'RGLISE ETABLIE 


et qui, dans l’espace de quelques mois, a détruit l’ceuvre de son 
prédécesseur. Cette année, le jour de Paques, il y avait, 4 V’office © 
de onze heures, quatorze personnes : on les a comptées. La paroisse 
aeu beau protester, ses « churchwardens » en téte. On n’a tenu au- 
cun compte de ses plaintes, et le ministre est maintenu, unique- 
ment parce qu’il partage les idées religieuses de la Basse-Eglise. 

« Comment voulez -vous que des prétres aient confiance en leurs 
évéques, écrit un ministre, quand nous n’avons aucune garantic 
que nos évéques sont orthodoxes, et quand il est notoire que plus 
d’un est attaché aux hérésies rationalistes et puritaines‘? » 

« Les évéques amis du bill, écrit un autre,sont ceux qui n’ont ja- 
mais été notés pour leurs tendances catholiques. Le docteur Tait? 
est un de ceux qui ont combattu Newman‘ et persécuté Pusey °; il 
est l’ami du doyen Stanley’ et de l’évéque d’Exeter‘*; sa conduite 
envers le défunt métropolitain de Capetown n’a pas été générale- 
ment regardée comme conforme 4 celle que devrait tenir un 
évéque envers un de ses collégues. L’archevéque Thompson’ est ac- . 
cusé d’avoir fait tout son possible pour faire condamner M. Ben- 
nett *. L’évéque Jackson ° ne fait point mystére de son incrédulité, 
a propos de la doctrine catholique sur le sacrement de |’autel. 
L’évéque Ellicott * fait de son mieux pour persécuter son clergé fi- 
déle. Lord Arthur Hervey‘ s’est illustré dans sa derniére charge 
par son mépris pour le grand John Keble ‘* et par son hérésie. Voila 
pour les évéques *. 


£ Church Times du 19 mars 1875, 144, col. 4. 

* Le primat d’Angleterre, archevéque de Cantorbéry, s’appelle Archibald Camp- 
bell Tait. 

3 Le Révérend Pére Newman, oratorien. 

4 Pusey, professeur d’hébreu a Oxford. 

5 Doyen de Westminster, l'homme le plus distingué de la Broad Church. 

6 Le docteur Temple, un collaborateur du recueil rationaliste Essays and 
Reviews, 4 propos duquel il s’est fait tant de bruit, il y a quelques années. 

7 Archevéque d@’York, dans les discours duquel on arelevé une demi-douzaine 
@hérésies. 

& Un des ministres ritualistes les plus connus, vicar de Frome. 

® KEvéque de Londres. 

‘0 Evaque de Glowcester et de Bristol. 

‘1 Evéque de Bath and Wells. 

12 Le célébre auteur du délicieux volume de poésies chrétiennes intitulé : The 
Christian year, celui qui inaugura le mouvement trartarianiste d'Oxford, et qui 
précha le fameux sermon des Assises, publié, plus tard, sous le titre d’Apostasie 
Nationale (14 juillet 1833). C’est un des personnages dont la mémoire est lefplus 
chére aux anglo-catholtques. 

18 Church Review du17 octobre 1874, 607, col. 2. La lettre d’ok nous extrayons 
ce passage, était adressée au Guardian. 





BN ANGLETERRE. 31 


«Le jugement rendu dans le procés Purchas', dit un des mi- 
nistres des plus connus du parti ritualiste contemporain, a expres- 
sément statué qu'il faut porter la chape (is to be worn), en célébrant 
P'« Holy communion» dans les cathédrales et les collégiales, les jours 
de fete, et non pas qu’on peut la porter (may be worn). Cependant 
presque tous les évéques et presque tous les doyens d@’Angleterre, 
désobéissent cette claire injonction, le doyen de Chester, y com- 
pris, si jc ne metrompe, quoiqu'i! professe beaucoup de zéle pour 
la loi?. » 

Ailleurs, le méme écrivain, aprés avoir rappelé les procés reli- 
greux de ces derniéres années, ajoute : « les exemples montrent 
que les évéques ont frappé plus durement sur ceux qui ont fait 
preuve de plus de déférence et d’obéissance canonique... La vérité 
est que les évéqucs ayant fabriqué les lois, ont rendu tout a fait 
impossible leur traduction devant les tribunaux pour des méfaits 
de leur ministére, et queleurs méfaits étant, en général, favorables 
a Yirréligion populaire, ils obtiennent Yimpunité, sinon des en- 
couragements pour leurs procédés illégaux*. » 

« Si les évéques, écrit un autre ministre de l’Eglise anglicane, si 
les évéques aiment si passionnément les décisions judiciaires, com- 
ment se fait-il qu’ils aient mis tant de soi 4 se soustraire expres- 
sément a la juridiction de la nouvelle cour, et cela aprés que la 
violation des lois commise par l’archevéque dans la célébration du 
service divin a été portée 4 la connaissance de Leurs Seigneuries, par 
la presse publique et par le Parlement. La conduite de l’épiscopata 
Lambeth n'est pas autre que celle du pape transportée au bord de 
la Tamise*. » 

Voila, ce semble, assez de citations sur ce point, mais c’est un 
sujet ol nous ne youlons émettre aucune idée personnelle. Toute 
notre ambition est de servir d’écho & ce qui se dit ou s’imprime 
de l’autre cété de la Manche, ct de transmettre cet écho a ceux qui 
suivent avec intérét le mouvement religieux contemporain. Aussi, 
nous nous permettrons encore une citation qui résume tout ce que 
nous venons de dire. Tout le monde sait qu’on a parlé beaucoup de 
« Loyalty » dans ces derniers temps, a propos des catholiques. On 
en a parlé aussi 4 propos des anglicans, mais 4 un autre point de 
vue. L’auteur d'un article qui a pour titre le mot « Loyalty, » aprés 


£ Littledale, dans le Chureh Times du 5 mars 1875, 143, col. 4. 

* Un des procés ritualistes qui ont fait le plus de bruit. Six mille clergymen 
ent protesté contre la décision du Conseil. privé. 

3 Littledale, dans le Church Times du 8 janvier 4875, 19, col, 3. Dans cet ar- 
tick, I'anteur passe en revue les principaux procés religieux de 1845 a 1856. 

4 Church Times du 19 mars 1875, 444, col. 3. 


39 L'ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE 


avoir remarqué que ce mot, d’origine francaise, signifiait primiti- 
vement loyauté et drotture, tandis que, aujourd’hui, en Angleterre, 
il est le synonyme de fidélité aveugle 4 une personne ou a un ordre 
de choses, s’exprime en ces termes : 

«Il n’est pas de fait plus évident que le caractére High-Church 
du systéme anglican, au point de vue hiérarchique, liturgique et 
doctrinal, sauf, toutefois, qu'il y a dans ce systéme assez de con- 
cessions pour que les autres écoles puissent étre tolérées dans son 
sein. Voila, par conséquent, une pierre de touche au moyen de la- 
quelle on peut juger du droit qu’ont les évéques de réclamer la 
« Loyalty » de leur clergé. Adoptent-ils, avec la douceur et la gé- 
nérosité dont ils doivent user envers les autres opinions, adoptent- 
ils une ligne de conduite High Church, et défendent-ils principale- 
ment ce qui est, 4 parler strictement, l’anglicanisme? — Non, ib 
ne le font pas; rien n'est plus évident. Au contraire, |’école de la 
« High Church » est la seule qu’ils dénoncent et qu’ils tracassent. 
Chacun sait comment on traite les anglicans dans le diocése de 
Durham, mais on ne trouvera pas un diocése ol on traite de la 
méme facon l’extréme gauche des deux autres partis religieux. 
Jamais, a la Chambre des lords, on n’a vu évéque se plaindre de 
la promotion des Puritains ou des Rationalistes 4 de hautes fonc- 
tions ecclésiastiques, comme l’archevéque Tait l’a fait quand il a 
protesté contre l’avancement des chanoines Pusey ‘, Liddon ? , Bright* 
et King, promus ade simples canonicats, dans un temps ou les 
doyennés sont bourrés d’hommes qui ne se conforment méme pas 
ostensiblement aux lois de I’Eglise. 

« Quand Leurs Seigneuries affectent de remercier la divine Provi- 
dence pour les réformes qui ont été accomplies malgré l’opposition 
systématique, dont ils ont fait preuve personnellement ou dont ont 
fait preuve leurs prédécesseurs ; et quand néanmoins ils lancent 
contre les ritualistes les accusations que leurs devanciers lancé- 
rent, ily a quarante ans, contre les Tractarianistes, elles ne font 
que nous rappeler cette divine parole : « Malheur da vous, scribes et 
« Pharisiens hypocrites !...» 

« Loyauté enyers larchevéque de Cantorbéry signifie rébellion 
contre le Christ en matiére de divorce, complicité avec le doyen 
Payne Smith et le Rév. Freemantle dans les insultes schismatiques 
qu’ils ont lancées contre I’kglise américaine*. Loyauté envers é- 


‘ Chanoine de Christ Church, 4 Oxford. 

* Chanoine de Saint-Paul de Londres. 

* Chanoine de Christ Church. 

4 « Votre Grace, écrit au primat le chancelier de Chichester, votre Grace a no- 
tamment favorisé l’agitation dirigée, sans succés, il ya peu de temps, contre un 


EN ANGLETERRE, 35 


véque Jackson signilie acceptation de l’hérésie de Waterland sur le 
sacrement! Loyauté a l’évéque Baring‘ signifie expulsion de tout 
membre de la Haute Eglise du sein de l'anglicanisme! Loyauté a 
révéque Ellicott? signific absolution du sacrilége de la communion 
a Westminster !... Mais qu’est-ce que tout cela a a faire avec l’obéis- 
sance due au Christ et 4 son Eglise, qui est la véritable loyauté des 
calholiques ? 

« Le respect des Anglais pour l’autorité est un principe sain et 
juste, mais nous sommes les descendants de ces vrais Anglais qui 
ne soufirirent jamais que, ni pape, ni roi, fussent, en cette contrée, 
despotes... Jamais évéque n’osera proférer dans notre Parlement les 
paroles que le cardinal de Bonnechose a prononcées dans le Sénat 
francais: « Mon clergé est un régiment; quand j’ai dit: « Marche, » 
il marche*.» Chez nous, tout fonctionnaire, depuis la reine jusqu’au 
dernier policeman, est le serviteur, ct non pas le maitre de la loi. Celui 
qui réclame de nous l’obéissance doit nous en donner I’exemple. fl 
nest pas d'illégalité si évidente et si persistante que celle des évéques. 
Jusqu’a ce qu’ils aient commencé a respecter la loi dont ils sont 
les gardiens naturels, nous leur prouverons notre loyauté, absolu- 
ment comme les ecclésiastiques de Natal ont prouvé la leur au doc- 
teur Colenso*, cn leur opposant une résistance constitutionnelle, 
mais ferme ; et cette résistance ne cessera que du jour ot nous au- 
rons établi nos droits sur une base immuable*. » 

Sil n’y avait qu’un parti dans |’Eglise anglicane 4 condamner la 
conduite de l’épiscopat, on pourrait soupgonner un peu de partia- 


des symboles de V'Eglise (Symbole de saint Athanase en 1871). L’été dernier en- 
core, agissant d’aprés votre jugement privé, vous avez gravement compromis 
toute 'fglise d'Angleterre, en envoyant le premier ecclésiastique de votre dio- 
cése, le doyen de Cantorbéry (Payne Smith) en Aimérique, et en le chargeant de 
porter une lettre d’affectueuse sympathie a une assemblée illégale formé de sec- 
taires de toutes classes; et, la, votre représentant a commis une violation plus 
vrave des lois de YEglise, non-seulement en assistant, mais encore en prenant 
une part active 4 ce que je dois appeler une parodie de Ja sainte communion, 
parodie, ou, au dire des journaux, un ministre dissident rendit graces pour le 
pain, \andis qu’un autre rendait graces pour le vin. (And. Wagner, A Lelter to the 
archbishop, Londres, Rivingtons, 4874, pp. 4-5.) 

' Evéque de Durham, un ennemi acharné de la High Church et des Ritua- 
listes. 

2 Evéque de Glowcester et de Bristol. 

* On ne saurait croire la mauvaise impression que cette phrase incomprise a 
prodaite sur Jes protestants anglais. 

4 Evéque déposé pour ses hérésies, il y a quelques années, par les évéques an- 
glicans, maintenu quand méme par le gouvernement et tellement choyé des 
rationalistes, que le doyen Stanley osait linviter, cet hiver, 4 précher 4 West- 
minster. (Voir le London illustrated News du 19 mai 1875, page 455, col. 3.) 

* Church Times du 9 avril 1875, 183-184. 


40 Jonuxr 4875. 3 





$4 L’ABOLITION BE L’EGLISE ETABLIE 


lité dans les accusations, et croire que ce corps pourrait encorc 
opposer quelque résistance aux attaques dont il est Pobjet. Mais il 
n’en est pas ainsi, Haute Eglise, Basse Eglise, Eglise Large, croyants 
et incroyants, anglo-catholiques ct évangélicaux, rationalistes et 
dissidents, tous battent en bréche l’épiscopat. Par haine pour les 
ritualistes, les évangélicaux louent quelquefois certaines de leurs 
mesures, parce qu’elles sont plus habitucliement conformes a leur 
ligne de conduite; mais que d’aveux, que d’accusations, que d’at- 
taques tombent de leurs plumes! [1 n’est, par exemple, personne 
qui ne reconnaisse que l’épiscopat n’a plus aucune autorité et qui 
ne réclame sa réforme, quoi qu’on ne soit pas absolument d’accord 
sur le sens que devrait avoir cette réforme. Le parti évangélical 
trouve que les évéques sont trop papistes, et voudrait qu’ils adop- 
tassent une conduite plus franchement protestante, c’est-a-dire, an- 
ticatholique, violente, persécutrice. Seulement, & en juger par les 
manifestations de la pensée publique, ce n’est pas 1a l’opinion pré- 
pondérante parmi le clergé anglican. On trouve, au contraire, en 
général, que les évéques sont trop mondains, trop séculicrs, peu 
instruits et peu ecclésiastiques. On les accuse d’avoir trahi leurs de- 
voirs, d’avoir abdiqué Icur juridiction, et de s’¢tre entendus avec 
le pouvoir séculier pour mettre l’Eglise & sa discrétion. C’est [a le 
cri qui se fait jour en toute maniére et en toute circonstance. On 
en saisit l’expression voilée ou manifeste dans mille documents 
d’un caractére public ou confidentiel. 

« Miserabile dictu'! s’écrie, tout en larmes, un publiciste. Ce sont 
les évéques qui ont délibérément cédé les choses de Dieu a César, 
représenté par un Etat composé d’hommes qui ne croient, ni a la 
foi, ni 4 la divine origine de l’Eglise chargée d’enseigner cette foi. 
Ils sont devenus, dans le sens le plus honteux du mot, des traitres. 
Semblables a Judas, ils ont, par un baiser, symbole de paix, livré 
dans la personne de I'Kglise, leur divin maitre 4 ses ennemis: et 
rivalisé avec les anciens Juifs, en poussant le cri: « Nous n’avons 
« d’autre roi que César ! » 

« Comme gardiens de la foi et des libertés spirituelles de I’Eglise, 
ils auraient du résister vaillamment aux empiétements de 1’Etat et 
défendre les prétentions qu’a l’Eglise d’Angleterre d’étre une por- 
tion de la véritable Eglise du Christ..... Quand nos intéréts spiri- 
tuels ont été aussi honteusement trahis, 4 Dieu ne plaise que nous 
cherchions a cacher notre tristesse par de douces paroles, et quc 
nous nous imaginions que le mal peut étre guéri parce qu’il est 
caché*. » 


‘ Chose lamentable & dire. 
’ 2 Church Review du 47 octobre 1874, 606, col. 4. 








EN ANGLETERRE, 3S 


Et quand jes journaux s’expriment de la sorte, ils n’exagérent en 
rien la situation. C’est la ce que pensent et ce que disent tous les 
hommes un peu influents de I’Kglise anglicane, surtout ceux de la 
Haute Eghse, c’est-a-dire, les hommes qui représentent encore la 
foi théorique et pratique au sein de |l’anglicanisme. Pendant ces 
derniéres années, les évéques anglicans ont trempé dans tous les 
complots contre les formulaires de I’Eglise; c’est de leurs rangs 
que sont partis les coups les plus mortels dirigés contre le chris- 
tianisme ; ce sont eux qui ont, sous main ou en public, poussé tous 
les mécréants et tous les fanatiques contre les croyants d’Angle- 
terre; mais ce sont eux aussi qui doivent porter la responsabilité 
de l'anarchie ou est, en ce moment, I’Kglise anglicane. 

S'ils avaient su accepter courageusement les formulaires du 
Common prayer Book et des XXXIX articles, sauf 4 en demander |'al- 
tération ou la révision légale, la ob cela leur eit paru convenable, 
tout le clergé eit marché 4 leur suite, et ils auraicnt pu prolonger 
de quelques années la vie de I'Etablissement, mais leur conduite a 
été juste le contraire dece qu’elle devait étre. La crainte du papisme 
les a tellement aveuglés qu’ils ont persécuté ceux qui font cepen- 
dant l’honneur et la véritable force de l'anglicanisme. Ils ont toléré 
toutes les illégalités, quand elles ont été commises dans un sens 
contraire 4 la foi, par les évangélicaux ou par les rationalistes, 
mais ils n’ont voulu rien tolérer chez les High-Churchmen et chez les 
Anglo-catholiques. Il semble que, pour eux, lidéal de la vie chré- 
lienne soit une absence compléte d’ceuvres et de croyances, et, 
comme le disait derniérement un de leurs ministres, « toutes les 
fois qu’une chose demande un peu de zéle, d’abnégation et de dé- 
vouement, ils la rejettent et n’en veulent point, prétendant que c’est 
du papisme‘. p 

Kt qu’on ne croie pas que nous cherchions a altérer les faits. 
Nous n’avons qu’un but : saisir la physionomie vraie de |’Angle- 
terre religieuse, au mois de juillet 1875, recueillir les manifestations 
de l’opinion publique et présenter cette physionomie ou faire en- 
tendre cet écho 4 ceux qui accordent quelque attention aux questions 
religieuses de notre temps. Si la situation était autre, nous saurions 
le dire avec la méme franchise. 

L’épiscopat anglican finit bien mal. Aprés avoir commis I’impar- 
donnable faute de profiter du retour des tories:au pouvoir, pour 
faire passer des lois persécutrices entachées de la plus: révoltante 
partialité et de la plus criante injustice, tl aurait pu encore réparer 


‘ Whatever is too much trouble they call Popery, citation du Church Times du 
9 avril 1875, 186, col. 4. 





36 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE 


le mal commis et peut-étre tirer quelque bien du Public Worship 
regulation Act. Et pour cela que fallait-il faire? — Pas grand’- 
chose : la ligne de conduite 4 suivre s offrait d’elle-méme. Puisque 
le gouvernement accordait un sursis d’une année, avant de mettre 
la nouvelle loi 4 exécution, et renouvelait les Letters of Business ala 
convocation, il semblait inviter les divers partis 4 trouver un moyen 
d’entente. Il aurait donc fallu faire un appel loyal au clergé d’An- 
gleterre, prendre son avis, écouter ses désirs, suspendre, dans cet 
intervalle, tous les procés commencés, formuler des rubriques plus 
claires, ou, en laissant ces rubriques ce qu’elles sont, abandonner 
4 chacun le choix de les observer dans toute leur rigucur ou avec 
les tempéraments qu’y a introduits l’usage. 

Le parti de la High Church, en effet, et les ritualistes, qui en 
forment Vavant-garde, n’ont jamais réclamé qu’on imposat 4 la 
Basse Eglise ou a l’Eglise Large des lois que ces deux partis violent 
audacieusement et avec effronteric. Non, jamais encore ils n’ont 
usé du droit de représailles : tout ce qu’ils ont demandé et tout ce 
qu’ils demandent, méme aujourd’hui, c’est qu’on les latsse libres 
d’observer a la lettre des lois que leurs aieux leur ont transmises, 
de méme qu’on laisse aux autres la faculté de les violer. 

Au lieu de cela, qu’ont fait les évéques? — Ils ont fait semblant 
de consulter le clergé dans les assemblées ruridécanales et dans la 
Convocation; mais, en se donnant, devant le public, le lustre trom- 
peur d’une impartialité dérisoire, ils ont fait agir tous les ressorts 
cachés et ont ourdi toute espéce d’intrigues ; puis, lorsque, malgré 
cela, ils ont vu tous leurs efforts échouer, ct le clergé se promoncer 
en majorité dans un sens contraire a leurs désirs comme a leur 
conduitc, ils ont étouffé la discussion, dissous les conférences, 
rappelé 4 eux l’examen de la causc, et finalement ils ont abouti a 
rédiger un factum que tous les journaux, sans exception aucune, 
ont condamné '. On dit méme que les évéques ont eu quelque peine 
4 trouver une formule assez terne pour que tous pussent l’adopter : 
deux membres de l’épiscopat ont refusé de la souscrire, l'un, l'évé- 
que de Durham, parce qu’elle lui paraissait trop faible, ct l'autre, 
Vévéque de Salisbury, parce qu’elle lui semblait trop partiale contre 
l’école de la Iaute Eglise. 


' { «La folie et la méchanceté de l'allocution épiscopale, ces termes ne sont pas 
trop durs, » dit le Church Times du 25 mars 1875, page 171, col. 14. — Le Guar- 
dian ajoute « que cette allocution tombera comme une semence stérile sur un 
sol que les évéques eux-mémes ont durci, mal vue et mal recue. » Le Rock du 
2 avril 1875, 230, col. 14. — Il y a des expressions anglaises qui méritent d’étre 
citées : « Thefollyand Wickedness. — These terms are not too harsh. — Of the 
episcopal allocution. » (23 mars, Church Times, 174, col. 1.) 





EN ANGLETERRE. ‘37 


Il faudrait citer ici ces trois documents, la lettre pastorale des 
26 évéques, celle de l’évéque de Salisbury et celle de l’évéque de 
Durham, car ce sont la des documents qui jeltent une grande et 
terrible lumiére sur l'état actuel de l’Eglise d’Angleterre, mais leur 
longueur ne nous le permet pas. D’ailleurs, tous les journaux an- 
glais les ont données et appréciées dans le courant du mois de 
mars. 

Et quand les évéques ont eu ainsi jeté de nouveau l’alarme parmi 
leurs ouailles, ont-ils, du moins, cherché 4 rassurer les esprits, en 
affrmant qu’ils administreraient impartialement la loi? — Non. — 
Un seul, l’évéque de Carlisle, le docteur Godwin, a fait entendre de 
nobles paroles au sein de la Convocation d’York : « Je veux le dire 
solenneliement ici, me rappelant en quel lieu ct devant qui je me 
trouve, oul, je le dis solennellement. Je me couperais la main droite 
ou je résignerais mes fonctions plutét que d’agir, 4 la demande de 
trois paroissiens lésés, contre un clergyman qui conservera la posi- 
lion orientaie', toutes les fois qu’il sera approuvé en ceci par 
ensemble de sa congrégation*. » Ce sont 1a de belles paroles, 
des paroles dont il faut prendre acte. En les recueillant, on 
n'a qu'un regret, celui de ne pas les trouver sur les lévres de tout 
l'épiscopat anglican. Malheureusement, cela n’est pas, ct ce lan- 
gage ne semble pas exprimer les sentiments qui animent le véné- 
rable Bench. 

Deux ou trois autres évéques auront peut-ctre le courage de faire 
comme Vévéque de Carlisle, celui de Lincoln, le docteur Words- 
wort; celui de Salisbury, le docteur Moberly, et celui d’Oxford, le 
docteur Mackarness. Quant aux autres, leurs opinions sont con- 
nues, et les membres de la Haute Eglise savent ce qui les attend, a 
partir du 1* juillet. 


VI 


Quand on étudie les événements et la conduite de l’épiscopat an- 
glican, on comprend qu’il échappe aux membres du clergé d’An- 
gleterre des paroles sévéres 4 leur endroit, et on ne s’étonne pas 
de leur entendre dire : « Une des nécessités les plus impérieuses 
du jour est de constituer une cour pour juger les évéques. Néan- 


‘ On appelle ainsi la place que le ministre occupe au milieu de U'autel, son dos 
dant lourné vers le peuple, quand il célébre Vholy communion, ou la messe. 
Gest un des points les plus débattus en ce moment entre les ritualistes et leurs 
ennemis. 

* Church Times du 5 mars 1875, 120, col. 3. 


58 L’ABOLITION DE LVEGLISE ETABLIE 


moins, personne n'y songe, quoique le seul exposé des procédés du 
docteur Baring‘ put sutfire pour faire passer, en moins d'une se- 
maine, un pareil bill a travers les deux chambres’. » On s’expli- 
que également que tout ce qu'il y ade bon, d’honnéte, de zélé, de 
religieux, de croyant dans l’anglicanisme, demande a tout le moins 
un désétablissement particl, 4 savoir, l’exclusion de l’épiscopat de 
la Chambre des lords. Nommés par des ministres qui ne sont méme 
pas toujours chrétiens, les évéques ne représentent, en aucune fa- 
con, I’Eglise. « Vous parlez, disait, il y a un an, certain journal, 
vous parlez de réformer la Convocation et d'y faire représenter les 
laiques. Mais que représentent donc les évéques dans la Convoca- 
tion, sinon les laiques*? » Ecarter les évéques du Parlement — 
that is the burning question for churchmen — voila la question bri- 
lante pour les hommes d’kglise, et rendre a I’Eglise la nomination 
de ceux qui doivent la gouverner, voila le principal reméde qu’on 
voudrait appliqucr aux difficultés présentes. Tous les partis sont 
presque d’accord pour réclamer la premiére de ces mesures, et 
beaucoup désirent la seconde ; mais tout annonce que l’Eglise an- 
glicane sera déja désétablie, avant que le Parlement ait été saisi 
d’aucun bill relatif 4 ces desiderata des Anglo-catholiques. On 
parle cette année d’augmenter le nombre des évéques, mais il ne 
parait pas qu’on aboutisse 4 aucun résultat sérieux avant la fin de 
la session. En tous cas, « les trois quarts du clergé anglican ont 
déja exprimé le désir que ces nouveaux évéques ne siégent pas au 
Parlement, méme a tour de réle*. » 

Le clergé anglican se fait peut-étre bien des illusions sur la si- 
tuation intérieure de son Eglise, ct sur l’effet qu’auraient Ics remé- 
des proposés; mais on ne saurait nier qu'il n’apercoive bien nette- 
ment ce que lui-méme appelle la source de tout le mal, 4 savoir la 


‘ Eyéque de Durham. 

? Church Times du 5 mars 1875, 4117, col. 3. 

* Ibid., 11 septembre 1874, 438, col. 1. Cf. page 459, col. 2. — Le Rock, un 
des rarissimes journaux religieux tenant 4 l’Etablissement, ne peut pas s’empé 
cher de reconnaitre qu'il se forme un courant extrémement puissant parmi les 
clergymen et parmi les laiques dans ce sens, courant qui trouve, dit-il, son or 
gine dans le mécontentement profond causé par nos évéques actuels et qui 
semble poursuivre un but : améliorer la qualité des titularres en diminuant la 
tentation de mondanité et dorgueil. (Rock du 30 avril 1875, 297, col. 1-2.) 

* Voir le Rock du 30 avril 1875, le premier Leading article intitulé : Increase 
of the episcopate, page 297, col. 1-2. En 1873, on posa trois questions aux 
conférences Ruridécanales 4 propos de ]'augmentation des évéchés. Sur 754 
conférences, on connait aujourd'hui la réponse de 500, représentant environ 
15,000 ecclésiastiques sur 20,000. — Toutes les conférences moins cing ont 


demandé une augmentation des évéchés et les trois quarts ont requis l’exclusion 
des évéques de la Chambre des lords. 


1 


EN ANGLETERRE. » 


. 
compliéte dépendance du spirituel par rapport au temporel. «Ce 
dont l’Eglise a absolument besoin, et ce qu’clle doit nécessairement 
reconquérir, c'est la faculté de se gouverner elle-méme, et le pou- 
voir de rétablir la discipline 4 Vintérieur. Or, le rétablissement de 
cette discipline est impossible, tant que les évéques ne seront que 
de simples créatures de |'Etat. Quelque honorable que puisse étre 
leur caractére, en bien des cas, le vice originel de leur nomination 
diminue, et diminuera toujours leur autorité, tant que les choses 
continueront a étre ce qu’elles sont aujourd’ hui’. » 

Ce n’est pas nous qui nous exprimons de la sorte; ce sont les an- 
glicans qui tiennent eux-mémes ce langage. Mais quand on est allé 
jusqu’a cetfe limite, on peut bien affirmer, sans crainte de se trom- 
per beaucoup, que le désétablissement total ou partiel ne peut étre 
bien loin. 

Dirons-nous que les éyéques sont maintenant V’objet d’attaques 
de tout genre? Ce scrait évidemment chose superflue. Quand des 
hommes aussi graves que des chanoines ct des dignitaires de l’Eglise 
discutent leurs actes, leurs écrits et leurs personnes, comme on 
vient de l'entrevoir, on s'imagine bien que la controverse descend 
a des degrés un peu inféricurs*. La caricature, l’épigramme, la sa- 
lire s’en mélent, et font pénétrer jusque dans les derniéres couches 
sociales des questions qui, par leur nature, sembleraient devoir 
demeurer toujours dans des régions élevées*. 

e 

' Church Review du 5 septembre 1874, 545, col. 4. 

* Voici deux ou trois faits qui montrent Jusqu’ou on en est venu. Pendant 
plusieurs mois, les journaux religieux, le Guardian, \a Church Review, ie 
Church Times ont discuté cette grave question : « L’archevéque Tait a-t-il été 
baplisée et confirmé!? » — Le Church Times du 19 mars parodiait ainsi la lettre 
épiscopale de mars dernier sous ce titre: La lettre pastorale comme elle aurait da 
étre congue : « Le peuple se soucie peu des évéques et encore moins du Conseil 
privé. Nous sommes bien forcés d’admettre que les hautes situations tendent 4 
engendrer le conservatisme, lequel, inspirant une profonde horreur pour toutes 
les inpovalions damgereuses, nous a empéchés, nous évéques, d'agir avec la 
moindre prévoyance. Durant les siécles passés, nous nous sommes opposés sys— 
tématiquement 4 toute réforme, et, neuf fois sur dix, l’évémement nous a donné 
tort. Pour ce qui est du Conseil privé, comme nous ne nous croyons pas obligé 
a suivre ses décisions, nous ne voyons pas pourquoi le clergé paroissial agirait 
autrement... » Et cela continue sur ce ton pendant deux colonnes. Le 22 jan- 
vier, le méme journal insérait, sur la conférence des évéques au palais de Lam- 
beth, une poésie qui commence ainsi : « Jetons l’Eglise sous le talon de I’Etat, 
commence Archibald Tait (le primat de Cantorbéry). — C'est juste pour cela que 
nous sommes ici, ajoute William Thompson (archevéque d’York), etc. » Et cha- 
cum des 28 évéques donne son avis dans des termes analogues. 

* Darant plusieurs mois le Church Times a placé A sa premiére page, au mi- 
lea des autres annonces, une gravure représentant un dragon poursuivant un 
aquean chargé de la croéz, le tout accompagné de cette légende : « Le bill de 








40 L’ABOLITION DE L’EGLISE ETABLIE 


Au moment ot nous écrivons ces lignes‘, plusieurs journaux 
nous apportent, entre autres écrits, des fragments d’un pamphlet 
intitulé : Are the bishops mad ? (« les évéques sont-ils fous? »), qui 
est annoncé comme une réponse a un pamphlet de |’évéque de Man- 
chester, intitulé, lui aussi : Are the farmers mad? (« les fermiers 
sont-ils fous’? ») Le Rock nous apprend qu’on lit dans le premier 
de ces pamphlets des phrases extraites du Guardian — un journal 
grave cependant ct modéré de la [igh Church — comme celles-ci : 
« Les évéques ne font aucun bien (au Parlement); ils ne font qu’y 
prendre soin de leurs intéréts. Ils ne représentent, ni I’Eglise, ni le 
clergé. De bons laiques attachés al’ Eglise représenteraient beaucoup 
mieux qu’eux les intéréts du clergé et de I’Eglise aux Chambres du 
Parlement. Les avantages qu'on retirerait de l’exclusion des évéques 
seraient d'abord une épargne de frais, ensuite une épargne de temps, 
que ces prélats dépenseraient beaucoup plus utilement dans leurs 
diocéses*. La moitié de leurs revenus actuels leur suffirait, et l’au- 
tre moitié aiderait 4 fonder vingt-cing nouveaux évéchés. » 

L’autcur du pamphlet, qui est un ecclésiastique, ajoute : « Leur 
situation et leur dignité nuisent souverainement au caractére reli- 
gieux et moral des évéques. La position qu’ils occupent dans le 
monde n’exerce aucune influence sur quelques-uns d’entre cux; 
mais il est notoire qu’elle change complétement le caractére de plu- 
sieurs autres. Aussi les évéques, une fois élus, deviennent-ils juste 
le contraire de ce que saint Paul aurait appelé les surveillants (ex- 
cxoroug) de I’Eglise de Dieu... Tels qui étaient aimés, pendant qu’ils 
occupaient une position secondaire, ont cu la téte tellement tour- 


l'archevéque et les persécutions de la Church Assoctation... Les décisions du 
conseil privé ne peuvent avoir la moindre valeur morale. La génération nais- 
sante apprendra, comme une chose ordinaire, 4 les tenir pour (wicked, tyranni- 
cal and absurd) perverses, tyranniques, absurdes. » — Voir le Church Times a par- 
tir du 19 juin 1874. — Lorsqu’un journal ecclésiastique et religieux se permet 
pareilles choses, on s’imagine les charges qu’on rencontre dans le Punch. 

{ Mai 1875. 

* Church Times du 10 mai, page 229, col. 2. Peu de jours aprés l’apparition 
des deux pamphlets dont nous parions, il en a paru un troisiéme qui a renchéri 
sur la méme idée. Il a pour titre: « Not mad but maudlin, » « pas fous mais 
tvres ! » 

5M. Outram Marshall, une des notabilités ritualistes, s’exprimait presque 
comme le Guardian, il y a un an, devant une assemblée de la paroisse de Saint- 
Alban : « Le seul reméde, disait-il, c’est de quadrupler le nombre des évéques, 
de leur enlever leurs siéges au Parlement, de diminuer leurs immenses revenus, 
de les forcer 4 visiter les pauvres paroisses, afin qu'ils voient la besogne réelle 
qui se fait dans l’Eglise. Aujourd’hui l’évéque n’est qu'un clergyman nommé par 
un gouvernement whig ou tory, lequel ne représente pas plus l’Eglise aprés qu’a- 
vant la consécration. » (Church Review du 15 aodt 1874, 477, col. 1.) 


EN ANGLETERRE. 41 


née par leur entrée dans la Chambre des Pairs, qu’ils en sont deve- 
nus un objet de risée!. » 

Il yaurait bien d’autres choses inconnues ct curicuses 4 faire 
comnaitre; mais ce que nous avons dit suffit amplement, pensons- 
nous, pour montrer que l’épiscopat, au licu d’étre une force pour 
[Eglise, n’est plus qu’un embarras; et cependant c’est peut-étre le 
corps épiscopal qui arrétera quelque temps encore la chute de V’E- 
tablissement. 


Vil 


A défaut ce l’épiscopat, sera-ce la Convocation qui sauvera I’ Eglise 
elabliec? 

Evidemment, non; et 11 suffit de connaitre la maniére dont elle 
se compose, pour comprendre qu'elle est aujourd’hui et qu'elle 
sera peut-étre toujours impuissante @ faire quoi que ce soit de sé- 
rieux ou de durable. 

On appelle Convocation cn Angleterre une espéce de parlement 
ecclésiastique qui rappelle un peu les assemblées: générales du 
clergé de France. Elle se compose de deux chambres dans chaque 
province, d’une chambre haute, correspondant a la Chambre des 
Lords, et d’une chambre basse correspondant 4 celle des Commu- 
nes. On pourrait parfaitement comparer la Convocation au Parle- 
nent britannique, si les deux provinces qui se partagent |’Angle- 
terre, la province de Cantorbéry et la province d’York, n’avaient 
chacune leur Convocation particuliére. Mais il en est ainsi, et cette 
division remonte bien au dela de la Réforme. Le célébre cardinal 
Wolsey, dont les vues étaient si grandes, et auquel on commence 
enfin & rendre justice chez les anglicans, tenta, mais en vain, de 
fondre les deux Convocations d’York et de Cantorbéry en une seule 
assemblée. Ses efforts furent inutiles; sa volonté ct sa puissance 
vinrent se briser contre les rivalités et les jalousies provinciales. 
C'est un réve des Anglo-catholiques actuels de réaliser le projet du 


{ Le Rock du 7 mai 1875, 320, col. 1-2. L’auteur de ce pamphlet fait remar- 
quer combien il est ridicule de distribuer 5,000,000 de francs entre 28 évéques, 
pendant que beaucoup de membres du clergé manquent de pain. — Le premier 
ministre d'Angleterre, dit-il, n’a que 100,000 francs, le cardinal Manning peut 
vivre avec 30,000, et vous donnez au primat de Cantorbéry 375,000 francs! 
— Nous vivons 4 une époque ou de tels rapprochements produisent plus d’effet 
que les meilleures raisons. 


42 L'ABOLITION DE L'RGLISE ETABLIE 


cardinal Wolsey, et peut-étre réussiront-ls un jour; mais il y aura 
alors bien longtemps que I’Etablissement aura disparu. 

Les deux chambres hautes comprennent tous les évéques titulai- 
res. Les deux chambres basses se composent : 1° des doyens de tous 
les chapitres diocésains; 2° des archidiacres; et enfin 3° des délé- 
gués du clergé et des chapitres. Les archidiacres et Ics doyens des 
chapitres étant membres de droit de la chambre basse, et le clergé 
paroissial n’ayant aucune part dans leur élection, i] s’ensuit que 
V'immense majorité des deux Convocations est forméc par les créa- 
tures de I’épiscopat ou de I'Etat. Le clergé n'est que trés-imparfai- 
tement représenté dans ce parlement ecclésiastique. Sur cent qua- 
rante-sept membres que contient la chambre basse de Cantorbéry, 
quarante-deux seulement représentent le clergé paroissial. Dans 
la Convocation d’York, les représentants du clergé sont en ma- 
jorité'. 

Et cependant, malgré cette composition, si peu faite pour expri- 
mer Vopinion du clergé en général, il est évident que la High 
Church domine dans les deux chambres basses. Il y a la des hom- 
mes qui comprennent ce que c’est que I|’Eglise, qui révent son af- 
franchissement, qui réclament son autonomie, et pour lesquels le 
désétablissement sera le bienvenu. C’est pourquoi il existe entre les 
chambres hautes et les chambres basses, c’est-a-dire, entre les re- 
présentants de l’Etat et les représentants du clergé, une opposition 
sourde, mais ardente et profondc. Tandis que les évéques prennent 
parti pour Ics rationalistcs et les incrédules, Ies chambres basses 
se rangent du cété de I’Eglise ct du ritualisme*. L’an dernier, elles 
firent opposition au « Public worship regulation Bill, » et, ccite an- 
née encore, elles ont arrété Ies évéques qui auraient voulu alté- 
rer les rubriques du « Livre de la Commune priére » dans un sens 
anticatholique. [l est vrai que les évéques, a l'aide de leurs intri- 
gues, ont empéché une altération en sens contraire; mais il suffit 


{Ils sont au nombre de 31, tandis que Jes évaques, les doyens, les archidia- 

nie - les députés des chapitres n’atteignent, tous ensemble, que le chiffre 
e 29. 

* Le ritualisme, en dépit du Public Worship regulation Bill, avance toujours. 
Le Mackeson’s Guide to the Churches of London est 1a pour I'attester. Toutes les 
pratiques ritualistes ont progressé d'une maniére étonnante pendant les der- 
niers mois de l'année 1874. A la fin de 4873, I’Eastward position, si altaquée par 
jes antiritualistes,n’était adoptée par le célébrant que dans 74 temples ; elle lest, 
cette année, dans 419. — Si les ritualistes continuent d’avancer ainsi, avant 
peu de temps, toutes les églises de Londres seront a eux. — Voir le Church Times 
du 12 mars 1875, 137, col. 2. Le Rock reconnait que, sur 100 gradués d'Oxford, 
90 sont enclins au ritualisme, 1874, 730. 


' Ee ee a 


EN ANGLETERRE. 43 


de parcourir les débats pour reconnaitre que les chambres basses 
ne sont pas avec eux. Que serait-ce, si tous les membres de ces 
deux chambres étaient élus par le clergé paroissial! Au lieu d’a- 
voir eu soixante et une voix pour le mainticn du statu quo, on au- 
rait eu plus de cent voix favorables aux ritualistes et contraires au 
« Public worship regulation Act» ou aux jugements du conseil 
rive. 
. Nous trouvons done, ici encore, l’anarchie et la confusion, l’im- 
puissance et Ja stérilité! Le gouvernement a eu beau donner une 
année pour réfléchir, pour délibérer, pour prendre unc résolution 
quelconque ; on n’est parvenu 4s’entendre sur rien, ou plutdt, nous 
nous trompons, on s’est entendu pour laisser toutes les difficultés 
pendantes, et, dans quelques jours, ce seront des laiques qui au- 
ront 4 trancher des questions de rituel enveloppant les plus graves 
questions de doctrine, en attendant qu’un nouveau Bill, annonce et 
promis, donne au Parlement et a ses cours laiques Ie pouvoir d’in- 
terpréter, sinon de faire un symbole! Il y aurait 14 de quoi rendre 
la vue 4 des aveugles! Gomment? Les Ritualistes proclament haute- 
ment qu’ils n’acceptent pas et qu’ils n’accepteront jamais les déci- 
sions des cours de justice, parce que ces cours sont incompétentes 
en matiére de dogme et de rituel'. lls ne veulent d'autres lois que 
celles émanant de lEglise par la Convocation, et quand cette Conyo- 
cation se réunit, sur Pinvitation expresse du gouvernement, inves- 
tie d'une pleine faculté d’agir, elle abdique son pouvoir législatif, 
elle n’explique pas les points qu’on accuse d’étre obscurs, elle ren- 
Voie au gouvernement la solution de toutes les difficultés; mais 
alors, que peut-on espérer d’elle et, en présence de cette inaction 


‘ Les Ritualistes ont déclaré, ouvertement, qu’ils n’obéiraient pas aux déci- 
sions de la nouvelle cour. Dimanche dernier (27 juin), on a lu dans diverses 
éghises de Londres, une protestation congue dans ce sens, et une des sommités 
du parti vient de formuler, en quelques pages trés-concises, les raisons quz 
empéchent de se soumettre aux tribunaux de I' Etat en matiéres relégieuses. Du reste, 
les faits crient plus haut que les paroles. Dimanche dernier, les paroissiens de 
Saint-Aiban, se sont réunis pour protester contre la décision de la cour des 
Arches, qui a suspendu le révérend Mackonochie, pour six semaines, 4 cause de 
quelques pratiques prétendues illégales. Afin, méme, de donner 4 cette protes— 
tation plus d’éclat, la paroisse, au nombre de 1500 4 2000 personnes, aprés 
sétre rassemblée a Saint-Alban, s'est transportée 4 léglise de Saint-Vedast, 
Foster-Lane, Cheapside, et 18, I’'Holy communion a été célébrée avec les cérémo- 
mes prohibées par le juge de la cour des Arches, sir R. Phillimore. De pareils 
{zits peignent Vétat actuel des esprits mieux que ne le ferait aucune parole. 
(Voir les journaux de la semaine, le Times, le Daily-News, le Standard, le Rock, 
et le Church Times du 2 juillet. — Cfr. Reasons for not obeying the state court tn 
ecclesiastical matters, par J. R. West, vicar de Wrawby, 2° édition. 


4h L’ABOLITION DE L'RGLISE ETABLIE 


ou de ce mutisme, ceux qui ]’accusent d’impuissance et qui veulent 
gouverner l'kglise 4 coups d’ Actes enregistrés au Parlement, n’ont- 
ils pas quelque raison d’émettre leurs théories et de soutenir leurs 
prétentions? 


VITI 


Le salut ne peut donc pas venir de la Convocation. On peut dirc 
d’elle ce qu’on dit des évéques, au moins dans une certaine limite: 
il faut, 14 aussi, de grandes réformes. 

Sera-c2 enfin I’Etat qui empéchera le Désétablissement ? 

ll est certain que |’Etat ne procédera au Désétablissement que 
par force et contraint par la nécessité. L’Eglise anglicane est son 
ceuvre ; il ne saurait détruire cette ceuvre sans éprouver quelque 
hésitation et quelques regrets : il fera tout ce qui dépendra de lui 
pour reculer indéfiniment la crise; i] relachera les liens de dépen- 
dance, dans l’espoir d’obtenir un sursis ou de conserver l'état de 
choses actuel, aussi complet que possible ; il doit 4 I’Eglise cette 
preuve de reconnaissance, car elle lui a été dévouée pendant trois 
siécles ; elle a fait ce qu’il a voulu: elle a mutilé ses symboles, sup- 
primé sesrites, combattu le papisme, bralé ses temples, incendié ses 
bibliothéques, abattu ses sanctuaires ; elle s’est laissée piller, ran- 
conner, tailler 4 merci. L’Etat n’a pas eu un caprice qu’elle n’ait 
cherché A satisfaire. Evidemment, I’Etat ne peut pas briser des 
liens aussi forts et aussi anciens, sans que le coeur lui batte et sans 
que la main lui tremble. Si, un jour méme, iI ne peut plus reculer 
devant la séparation de corps et de biens, I’kghise anglicane ne doit 
pas trop s’inquiéter sur son avenir: |’Etat sera généreux, tout le 
monde le lui dit, et ceux méme qui, en ce moment, lui déclarent 
ouvertement la guerre, lui promettent de ne pas calculer'. [ls se- 
ront généreux. Si tous ressemblaient a M. Miall, peut-étre l’Eglise 
pourrait-elle redouter une spoliation, mais M. Miall ne sera certai- 
nement pas chargé de liquider les comptes, et ceux auxquels in- 
combera ce soin sauront agir en Anglais, c’est-d-dire, en grands 
seigneurs, en scigneurs qui ne comptent jamais. 


4M. Hughes Mason disait, le 5 mai, au meeting de la Liberation society : « Je 
crois que la question d'argent est la principale raison de nos adversaires ; mais, 
pour ma part, je suis disposé a la traiter d'une maniére satisfaisante pour eux. » 
(Times du 6 mai, page 5, col. 4.) 





EN ANGLETERRE. 45 


Telle est aujourd’hui la seule cause qui arréte l’ceuvre du Déséta- 
blissement, avec la recrudescence d’esprit anticatholique que les 
succés de la Prusse ont infusé 4 nouveau 4 l’anglicanisme. Mais ces 
deux causes n’arrétent pas le mouvement qui poussc fatalement la 
nation anglaise vers cette issue. C’en est fait désormais; ce n’cst 
plus une question d’années, c’est une question de mois, peut-étre 
une question de jours. « Le Désétablissement avance 4 grands pas 
vers l’Angleterre, » tout le monde le sent, tout le monde le dit, 
tout le monde comprend que le 1° juillet sera le point de départ 
d’un mouvement précipité vers le terme, et, tout le monde le ré- 
péte encore : personne n’aura contribué 4 faciliter cette ceuvre 
comme l’Eglise anglicane elle-méme : l’anarchie de ses membres, 
les contradictions de ses formulaires, la mondanité de ses chefs, 
Yimpuissance de ses corps délibérants, le vice de son origine, lcs 
difficultés de son existence, les déchirements de sa fin, la nature 
méme de sa constitution, tout aura travaillé au triomphe de ces 
idées modernes qui veulent séparcr complétement le spiritucl du 
tempore]. Bientdt le superbe tablissement dont ]’Angleterre était 
si fiére ne sera plus qu’un souvenir : « c’est le Parlement qui l'a 
créé; c'est le Parlement qui le détruira; I’Eglise d’Angleterre n’est 

plus rEglise des Anglais. Son sort est scellé'. » 


L’abbé Martin, 


Chapelain de Sainte-Geneviéve. 


‘ Pisraeli, Lothair, § xiv. 


LA DEMOCRATIE 


ET LES ETUDES CLASSIQUES‘ 


XII 


Revenons de ces hauteurs nuageuses 4 cet humble mais éternel 
licu commun que les versions suffisent pour apprendre le fran- 
gais. Elles n’y suftisent pas, sans doute, jusqu’au bout des études, 
mais elles y aident considérablement; ct dans toutes les classes 
dites de grammaire, c’est-a-dire jusqu’a la troisiéme, je ne vois pas 
de moyen meilleur, plus prudent, plus simple, plus solide. « Elles 
n’enseignent pas toute la langue » dit M. J. Simon. Et pourquoi pas 
si le maitre le veut bien? Elles n’enseignent pas, certes, les divers 
argots qui ont cours dans la presse contemporaine, mais elles peu- 
vent trés-bien enseigner la langue classique et franchement, jus- 
qu’en seconde, cela nous suffit. « Elles ne font pas vivre l’esprit 
d’une vie propre; elles n’éveillent imagination, la sensibilité, la 
raison, toutce qui fait l’étre humain que d’une manicre détournée. » 
C’est la, 4 nos yeux, un de leurs trés grands mérites. Quelle peut- 
étre la vie propre, c’est-a-dire l’originalilé littéraire d’un esprit de 
douze 4 quatorze ans, et quel besoin en avons-nous de si bonne 
heure? L’imagination, la sensibilité, la poésie, enfin, quand elles 
existent, s’éveillent assez d’clles-mémes et assez tét. Prenons garde 
d’engendrer des imaginations, des sensibilités, des originalités arti- 
ficielles, comme celles dont on se sert dans le journalisme. Dans 
P'Université, que nous avons connue comme éléve, on prenait trop 
de précautions, peut-¢tre, contre l’imagination et ses premiéres 
poussées. J’aime micux cet excés ; il est bon de brider aussi longue- 


4 Voir le Correspondant du 25 juin 1875. 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 47 


ment que possible la folle du logis. Le vers francais était interdit, ou 
da moins trés-peu encouragé. Les narrations en seconde, les discours 
en rhétorique suffisaient amplement 4 déverser notre séve, et la 
contraignaient a jaillir des sources les plus sérieuses de l’esprit par 
la gravité, la noblesse, |’élévation, j’ajouterai méme Pantiquité des 
sujets. Comme on compose toujours en rhétorique, et je parle des 
plus poéles, avec sa mémoire et non pas avec cette vie propre que 
personne, grace 4 Dieu, ne posséde a dix-sept ans, excepté les en- 
fants sublimes, comme le fut ce sublime vicillard quia nom Victor 
Hugo, nous écrivions nos discours avec des souvenirs classiques, 
avec du Tacite, du Démosthénes, du Cicéron, du Bossuet, du Cor- 
neille, etc. C’était peu original, j’en conviens, mais je ne dirai pas 
que cela manquat toujours d’émotion vraie et de sensibilité; dans 
tous les cas c’était habituellement raisonnable et correct. L’ensei- 
gement classique, qui ne saurait nous donner I’originali'é, nous 
doit la correction et la raison. La patrie s’en contenterait -chez le 
plus grand nombre de ses enfants. 

Ce n’est pas sérieusement que |’on peut contester 4 la version 
latine ou grecque de mettre en jeu la raison. La traduction de la 
part d'un enfant qui n’a pas, ne peut avoir et ne doit pas avoir en- 
core ses idées propres, est un travail qui met merveilleusement en 
jeu les facultés les plus délicates de l’esprit et surtout le jugement, 
la comparaison, l’instinct des nuances. Quant aux modéles sur 
lesquels on s’exerce dans nos classes, les auteurs Latins ct Grecs, 
nous dirons d’cux que c’est la raison écrite, et ce n'est pas M. J. Si- 
mon qui nous démentira. Si nous avions une thése 4 soutenir sur 
la poésie antique et la poésie moderne, c'est par la supériorité de 
la raison que nous caractériscrions les ancicns. 

Nous approuvons donc, sans réserve, les précautions que pre- 
naient les professeurs d’autrefois contre l’imagination, la sensibi- 
lité et les lectures modernes. L’usage de ne commencer les composi- 
tions frangaises qu’en seconde était excellent. Avant cette classe et 
lage qu'elle comporte, on peut apprendre trés-correctement ct 
assez richement sa langue en faisant des versions, et l’on n’a pas 
encore acquis un fonds d’idées ct méme de sentiments assez person- 
nels pour écrire d’une autre maniére qu’en singeant ce qu’on a lu. 

Hélas! je reconnais qu’aujourd’hui on a lu beaucoup, beaucoup 
trop avant d’arriver en seconde; on a lu une énorme quantité de 
ces exécrables petits bons livies scientifiques, religieux, littéraires 
qui gaspillent de si bonne heurc |’attention, les émotions et l’origi- 
nalité de nos enfants; on a lu méme beaucoup de journaux, ct 
c'est dans l’affreux mélange qui s’est fait de tout cela dans une téte 
de seize ans, et non pas du tout dans sa vie propre quel’on va pécher 


48 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


ses inspirations et son style. Que dire de ce qui se ferait au profit 
de la vie propre en des devoirs francais commencés dés la huiti¢me 
ou dés la sixiéme comme le conseille M. J. Simon! 

Il y avait autrefois, en Sorbonne, a l'occasion des tournois scolas- 
tiques, un dicton fameux et trés-profond: « Timeo hominem unius 
libri. » ll y a certainement bien des infirmités cachées sous cc titre : 
Homo unius libri; mais. certes, ce n'est pas le manque de vigueur, 
d’originalité ct de ressources personnelles. La modération dans les 
lectures, leur choix scrupuleux, le retard apportés aux exerciccs 
d’imagination ct d’invention, un frein mis, par consequent, a la 
précoce vanité des autcurs, tout cela est utile pour donner a l’esprit 
une vie propre pour engendrer la force, la rectitude, la solidité des 
idées et du style. 

J’appartiens 4 la génération qui sortait du collége cn 1850. Si 
cette génératiun a péché (ct clle a péché), ce n’est pas par le man- 
que d’imagination, de sensibilité, de mouvement, de vie propre, ce 
n’cst pas par la stérilité littéraire et politique. Cette génération 
avait été fortement contenue dans un petit nombre de lectures clas- 
siques pendant les années de collége. La plupart des familles étaient 
beaucoup plus sévéres pour les livres qu’elles ne le sont aujour- 
d’hui; enfin la librairic puérile et honnéte n’était pas encore inven- 
tée. Mes camarades, au moins ceux du lycée de Lyon, dont un grand 
nombre a marqué dans les lettres, je n’en citerai qu’un, Ozanam, 
avaient été sévérement retenus par nos professeurs sur la pente des 
compositions littéraires, de la versification ct des lectures précoces. 
Personne n’était autorisé 4 écrire une page de son cru avant les 
classes d’humanités. Le baccalauréat d’alors ne comporiait aucune 
question littéraire, proprement dite, sans parler des origines de la 
langue et des écrivains du seiziéme siécle, que veut faire connaitre 
aux lycéens M. J. Simon. Eh bien! lorsqu’un ou deux ans aprés le 
collége, nous nous retrouvimes dans les écoles spéciales, nous élions 
tous saisis d’une passion, d'un enthousiasme littéraire, que l’on ne 
retrouve guére, je le crois, chez les bacheliers et les étudiants d’au- 
jourd’hui. Sur deux cent cinquante a peine que nous étions dans 
une petite faculté de droit de province, il y en avait au moins deux 
cents qui rimaient, et pas un seul qui ne se crut obligé de lire tous 
les livres célébres. C’étaient la des excés, étaient-ils pires que l’in- 
différentisme absolu qui s’empare des jeunes gens surmenés, ra- 
mollis par la culture intensive et le baccalauréat compliqué des 
vingt-cing derniéres années? 

Dans les études classiques, pas plus qu’a l’école primaire, nous 
n’adimettons que l’on cherche a produire une floraison, une matu- 
rilé artificielles. Si l’on ala prétention de tout enseigner aux bache- 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 49 


liers, c’est pour qu’au regu de leur dipléme, harassés, ahuris, hé- 
bétés, ou croyant tout savoir, ils prennenten horreur Ja littérature 
sérieuse pour Jusqu’a la fin de leur vie. Il ne faut pas couper court 
d'une fagon aussi brusquc et aussi imprévoyante a la jeunesse de 
Vesprit et aux études. 

Ne commencons pas trop tot a stimuler la verve littéraire des 
enfants pour qu'elle ne s’éteigne pas trop tot; et ne surchargeons 
pas le programme du baccalauréat des origines de la langue, de 
son histoire , des chefs-d’ceuvre du seiziéme sitcle, si nous voulons 
réserver aux étudiants des facultés, assez de curiosité, d’entrain et 
de fraicheur d'esprit pour s’occuper, plus sérieusement qu’au col- 
lége, de ces questions intéressantes. 

Si les lettres de nos écoliers sont aussi inféricures que le dit 
¥.J. Simon, 4 celles des petites filles, on peut étre certain qu’il y 

alades causes enticérement étrangéres 4 ce qui se passe dans nos 
classes de collége et dans les pensionnats de demoiselles. Il y a la 
des faits de nature; et la maxime supréme, en fait d’éducation sur- 
lout, c’est de ne pas violenter la nature. 


XII 


Amesure que j’étudic dans ses détails le livre et la circulaire de 

M. 3. Simon, je m’étonne des dissidences qui nous séparent dans la 
pratique, lorsque nous sommes tous les deux d’accord sur les prin- 
cipes et sur le but, c’est-a-dire la conservation et le perfectionne- 
ment des études classiques. Gar je suis certain des bonnes inten- 
tions de Péminent écrivain en faveur du latin et du grec, et je 
n’admets ‘pas, comme d’autres contradicteurs, qu’il ne les em- 
brasse que pour les étouffer, au profit de 1’éducation utilitaire et 
matérialiste. 

Je crois qu’il se trompe sur les moyens. Voici, par exemple, 
qu'il trouve trés-mauvais qu’en rhétorique et méme en troisiéme, 
on fasse faire aux éléves le mot 4 mot des auteurs latins ou grecs 
qu'ils expliquent, avant de leur en donner ou de leur en demander 
la traduction élégante. I] avoue 4 peine, qu’on finit par leur en don- 
ner ce qu'on appelle le bon frangais. « Quelle différence, ajoute-t-il, 
sion leur avait enseigné rapidement le latin dans leurs premieres 
années, quand Ja mémoire toute fraiche apprend une langue en se 
youant, et si, parvenus a quatorze ou quinze ans, ils lisaient cou- 
ramment Juvénal sans ce mot 4 mot ridicule, deux fois, dix fois 
ridicule aprés ces quatre ou cing ans de latin. » Ah! certainement 

40 Jonizr 1875. 


50 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


il serait fort heureux qu'on lit couramment Juvénal a quatorze ou 
quinze ans et méme beaucoup plus tard! Mais si M. J. Simon trouve 
un procédé pour arriver 4 ce résultat, surtout avec l’instruction 
- encyclopédique qu’il nous recommande, il aura fait un miracle de 
multiplication des heures et des forces vitales de l’adolescence plus 
étonnant, s'il est possible, que la multiplication des pains. 

Et puis, quel bon moyen pour bien étudier une langue, pour 
comprendre a fond les nuances, la délicatesse des expréssions dans 
la poésie ct méme dans la prose, que de supprimer la traduction 
littérale et le mot 4 mot pour aller de suite a l’interprétation large 
et flottante! Je crois bien qu’on pourra lire couramment Juvénal, 
ou tout autre poéte 4 quinze ans, si l’on se contente de cette tra- 
duction par @ peu prés, que M. J. Simon recommande. Cette lec- 
ture cursive durant laquelle un éléve intelligent devine 4 moitié 
le sens d’une phrase par l'ensemble du morceau qu’il est censé 
traduire, est un moyen trés-assuré de ne savoir jamais une langue. 
Ajoutez-y la suppression du théme et cette fois le latin sera bien et 
diment enterré. 

Mais il faut arriver 4 faire vite, dut-on mal faire; il faut mettre 
la charrue avant les boeufs, atteindre le but en supprimant la car- 
riére, se trouver homme sans avoir traversé l’adolescence, exercer 
une part de la souveraineté dans l’Etat, sans avoir jamais possédé 
la souveraineté desoi-méme, aller en toute chose a l’inverse de la 
nature : tel est l’esprit de la démocratie. 

Chemin faisant, je glane une foule de remarques trés-justes ct 
trés-délicates ; il ne sauraiten étre autrement chez un parfait lettré 
comme M. J. Simon. Ainsi, & propos des lecons apprises par coeur 
« on ne retient que les vers, pourvu qu’ils soient beaux; et dans la 
prose, quelques grands mouvements, quelque passage vraiment 
magistral. » « Nos éléves de troisiéme ont appris un morceau d’0- 
vide. Au moins ce sont des vers. Pourquoi les avoir appris dans un 
grand poéte du second ordre? Il ne faut graver dans la mémoire 
des enfants que les plus incontestables chefs-d’euvre. Voila trop 
de lecons mal sues pour la plupart, temps perdu, par conséquent. 
La régle pour exercer la mémoire, est d’apprendre trés-peu et de 
savoir 4 fond. » 

Tout ceci est excellent, et une foule d’autres choses encore. « Je 
voudrais que l’explication des auteurs en classe eit'un grand et 
puissant attrait, qu’elle fut attendue par les éléves, commentée en- 
suite par cux dans leurs récréations et leurs promenades, comme 
on aime 4a se rappeler mutuellement les beautés d’une tragédie 
qu'on a entendue ensemble. » Mais comment s’y prendre pour exci- 
ter cet intérét? M. J. Simon y trouve un moyen trés-sir, mais 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CEASSIQUES. 54 


absolument impraticable : c’est de faire expliquer aux éléves un 
auteur ou du moins un ouvrage, un poéme tout entier. Nous ne 
prendrons pas contre lui la défense des Conciones, des Selectz et 
des Excerpta, quoique dans les premiéres classes il soit fort diffi- 
cile de commencer autrement. Mais, avec les surcharges qui pésent 
surune classe de troisiéme ou de rhétorique, sciences, langucs 
vivantes, histoire, géographie, histoire naturelle, est-il possible 
d’expliquer durant l’année scolaire toute l’Enéide, toute I’Iliade, 
tout le De rerum natura? Cela suppose des écoliers qui traduisent 
4 premiére vue et sans dictionnaire; et méme pour une simple lec- 
ture, pour peu qu'elle fit accompagnéc de quelques commentaires, 
le temps des classes de langues anciennes, si fort réduit, n’y suf- 
firait pas. Enfin s'il vaut mieux connaitre 4 fond un excellent ou- 
rage, qu’avoir promené sa curiosité sur la foule des auteurs se- 
condaires, encore ne peut-on borner les études grecques ct latines 
aHomére, 4 Virgile, a Cicéron et a Platon. Il faut avoir expliqué au 
moins quelques pages des autres grands génies de ces deux littéra- 
tures. Nous reconnaissons cependant qu'il y a 14 une imperfection 
grave de notre ancien syst¢me. Pendant toute la durée de nos études 
de collége, nous ne sommes pas allés au bout, non pas d’un seul 
grand poéme épiquc, mais d’une seule tragédie de Sophocle; a 
peine d'un discours de Cicéron ou de Démosthénes. Et c’est bien 
pire aujourd’hui que l’on change six ou sept fois d’auteurs de la 
méme langue dans le courant d'un semestre, pour le plus grand 
avantage des hbraires, mais non certes, pour celui des écoliers. 

Le tableau qu'il nous fait 4 la fin de son livre de |l’enseignement 
des langues classiques tel qu’il le congoit, nous vaut de M. J. Simon 
une foule de pages charmantes, une critique trés-fine, trés-ingé- 
nieuse des anciennes méthodes y reléve ses propres théories. Je 
ne \ui ferai qu’un reproche, en me répétant, je le crains, c’est qu’il 
suppose appris et trés-bien su, ce qu'il est question d enseigner. 
Pour se délecter ainsi dans Homére, dans Sophocle, dans Cicéron, 
dans Virgile, il faut savoir le latin et le grec autrement qu’on ne le 
sait, méme en arrivant aux humanités. Pour les savoir, il faut les 
avoir étudiés longuement, laborieusement, ennuyeusement méme, 
car le travail est trés-souvent ennuyeux, un plus sincére, dirait 
toujours. Le travail est une dure loi, dura lex, sed lex et le four- 
riérisme lui-méme n’a pas encore trouvé le secret de le rendre at- 
trayant pour tout le monde, surtout pour les écoliers. Avant de 
jouir d'Homére et de Virgile, il faut avoir décliné et conjugué, ap 
pms par coeur des listes de verbes irréguliers trés-désagréables, 
avoir fait beaucoup de versions mot 4 mot, et, enfin, beaucoup de 
themes. 


53 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


XIV 


Ce mot de thémes nous porte au coeur méme de la circulaire de 
M. J. Simon et de ses réformes les plus controversées. Il fait la 
guerre au théme et aux vers latins; nous prendrons contre lui la 
défense du théme, que d’ailleurs il n’a jamais prétendu supprimer, 
comme on aurait pu le croire 4 n’entendre que ses contradicteurs. 
Ii Ie réserve surtout pour l'étude des langues vivantes puisqu’on 
doit seules les parler et les écrire. Mais vraiment pour bien hire une 
langue ne faut-il pas étre un peu capable de la parler et de l’écrire? 
Se figure-t-on quclqu’un qui comprendrait merveilleusement les 
auteurs grecs et latins sans pouvoir écrire unc demi-page dans ces 
langues? Si les thémes contribuent & bien apprendre l'anglais et 
Vallemand, pourquoi ne concourraient-ils pas aussi 4 bien appren- 
dre le latin et le grec? 

Mais voici en passant, 4 propos du théme latin, des conseils ex- 
cellents et trop méconnus : « On pourrait, avec plus d’avantage, em- 
prunter les textes au latin méme : le corrigé serait une page d’un 
auteur classique. Mais exercer, pendant plusieurs années, les éléves 
a traduire des morceaux d’écrivains francais, et attacher d’autant 
plus de prix au résultat que le morceau scra plus difficile, plus 
éloigné, par Ia pensée et par la forme, du tour d’esprit des anciens, 
c’est 14 un travail plus curieux qu’utile, presque ridicule, et mal- 
heureusement trop usité. » Ceci concédé, nous maintenons de toutes 
nos forces l'usage du théme. Rollin en combattait déja ’abus, nous 
dit-on. Voici ses paroles : « Quand les enfants ont déja quelque lé- 
gére teinture du latin, et quils ont été formés a |’explication, je 
crois que la composition des thémes peut lcur étre fort utile, pourvu 
qu'elle ne soit pas trop fréquente, surtout dans les commence- 
ments. » Suivent d’excellents conseils sur la méthode 4 employer 
dans les thémes, d’ou ressort la preuve que Rollin en recomman- 
dait l'usage jusque dans les classes les plus avancées et les plus 
littéraires; les themes seront donc maintenus, sans qu'il soit pos- 
sible d’en rien réduire, tant qu’on maintiendra l'étude de la lan- 
gue latine. 

En doit-il étre de méme pour les exercices de versification? Nous 
ne le pensons pas; et comme il est urgent d’opérer quelques sup- 
pressions radicales dans les travaux dont nos écoliers sont sur- 
~hargés, nous sommes contraints de souscrire 4 la mesure qu’avait 
prise M. J. Simon en abolissant les compositions et les prix de vers 


LA DEMOCRATIE RT LES ETUDES CLASSIQUES. 53 


latins. Hélas! nous le faisons 4 regret, sachant que nous affligerons 
une foule d’aimables et bons esprits avec qui nous sommes en com- 
munauté de sympathie, je dirai presque de religion, pour les lettres 
antiques. Ou), le vers latin était un des plus agréables fleurons de nos 
couronnes universitaires, un ornement de nos concours, un exer- 
cice utile pour les bons latinistes, un jeu charmant pour une foule 
desprits ingénieux cl délicats. Oui, il cst possible de faire encore 
aujourd’hui d’excellents vers latins qui ne seraicnt pas reniés par 
des Romains du si‘cle d’Auguste, n’en déplaise 4 Boileau lui-méme, 
cifé par M. J. Simon (p. 318). On sera peut-étre étonné d’apprendre 
quil existe encore en France des poétes latins, nous serions ingrat 
de Yavoir oublié, aprés avoir recu de l'un d’eux Vhonneur de voir 
nos humbles vers traduits dans la langue de Virgile. Mais le don 
de la poésie latine sera toujours une exception comme celui de la 
poésie francaise, une maladie, si vous Ie voulez, mais une maladie 
plus innocente pour le public et pour I’Etat que celle de rimer en 
francais. Faut-il, pour cultiver cette faculté toute exceptionnelle, 
assujettir la masse des éléves 4 l’énorme perte de temps qu’en- 
traine pour eux la versification latinc? Nous voyons encore ceci de 
nos yeux : les jours de vers latins, tous les autres devoirs sont forcé- 
ment négligés. Que l’éléve ait o& non de l’aptitude pour ce genre de 
composition, les heures s’'y consument rapidement, le cerveau s’y 
exténue, la plupart du temps, sans profit et comme 4 un jeu de 
casse-téte chinois; l’éléve aura plutét lu, compris, médité, ad- 
miré vingt pages de Virgile qu’il n’aura fait dix vers de son inven- 
tion, et vraiment, je trouve le premier exercice plus profitable. 
Réduisez pour la masse des éléves, comme le veut M. Jules Simon, 
« la pratique du vers latin 4 quelques solides exercices sur la partie 
la moins contestable de la métrique et de la prosodie ancienncs, et 
a analyse du mécanisme des vers dans ses rapports avec les lois 
de 'harmonie poétique. » Vous rendrez service 4 l'ensemble de la 
classe et vous n’empécherez certaincment pas celui qui se sent une 
vraie vocation pour la versification latine de s’y appliquer durant 
ses heures de loisir, pendant et aprés le collége. Je suis certain que 
M. Eug. Beaufrére et M. Cyrille Tiston, auraient fait des vers latins 
méme sans \’espoir d’étre couronnés au grand concours. Ils en font 
bien aujourd’hui avec le scul espoir d’étre lus et goutés par nos 
rares humanistes. Ne faisons-nous pas tous des vers frangais pour 
quelques douzaines de lectcurs! 

Aussi nous n’inclinons pas 4 remplacer Ic vers latin, dans les 
classes, par la versification francaise, comme semblerait |’admettre 
M. Jules Simon dans cette phrase : « Quant 4 inventer, imaginer, 
choisir les mots, disposer les ornements du style et faire oeuvre de 


54 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


littérature, ne le peut-on dans la langue maternelle? » On le peut, 
mais on ne doit étre encouragé a fairc ceuvre d’imagination au lycée 


qu’aprés qu’on a fait longucment ceuvre de raison, d’attention, de 
comparaison, de jugement. 


Avant donc que d’écrire, apprenez 4 penser. 


Et ne rimez pas au collége : les enfants sublimes nous inspirent une 
profonde terreur. Tenons-les, le plus longtemps possible, enfermés 
avec les classiques les plus décourageants, avec ce pauvre Boileau, 
dont nous avons dit tant de mal cn 1832. Donc, trés-peu de vers 
latins en rhétorique, mais encore moins de vers francais. Nous per- 
sistons 4 considérer comme facheux l'usage qui s'est introduit, 
depuis quelques années, d’exercer les éléves aux compositions fran- 
caises dés les basses classes; les versions suffiront trés-bien jusqu’en 
troisiéme 4 les perfectionner dans la grammairc frangaise et dans 
l’ortographe. 

Nous revenons 4 |’avis de M. J. Simon lorsqu’il demande qu’on 
diminue le nombre des versions dictées qui font perdre un temps 
considérable : passer une partie de la classe a dicter un texte, c’cst 


un usage qui sc sent des temps ot |’imprimerie n’était pas encore 
inventée. 


XV 


Il y aurait une foule de choses 4 prendre ou & combattre dans le 
livre et la circulaire de l’ancien ministre de V’instruction publique ; 
bornons-nous a quelques points importants sur lesquels nous trou- 
vons a répondre aux préjugés et aux engouements du jour. Cédant 
4 une erreur déja ancienne, M. J. Simon a cru devoir prendre deux 
classes par semaine au Jatin et au grec pour les donner aux langues 
vivantes, et mettre cet enseignement tout 4 fait de pair avec le 
vieil enseignement classique. Cette mesure n’a pas été maintenuc. 
Je regrette presque qu’elle n’ait pas duré deux ou trois années pour 
démontrer par l’expérience ce que je vais avancer ici au sujet des 
langues vivantes. 

La nécessité de l'étude de ces langues, particuliérement de I'alle- 
mand, était préché depuis bien des années; elle est passée en force 
de chose jugée depuis la derniére guerre. Il est admis que si nous 
avons été battus par les Prussiens, c’est qu’ils savaient le francais 
et que nous ne savions pas leur langue. Ce n’est pas ici le lieu de re- 
chercher les causes de nos défaites ; nous noterons seulement ceci : 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 55 


c'est que les soldats de Louis XIV, ceux de la République, ceux de 
Napoléon I* savaient encore moins d’allemand que nous, et qu'ils 
ont rudement frotté les armées germaniques. Mais 1a n’est pas la 
question, elle est dans ce fait : la connaissance des langues vivantes, 
lorsqu’il s’agit surtout de les parler et non pas seulement de les 
lire, est un savoir essentiellement aristocratique qui ne s’acquiert 
que par les voyages, les séjours 4 l’étranger, la vie de famille avec 
des gouvernantes ou des instituteurs étrangers. Dans nos colléges, 
tels qu’ils sont pour la provenance des éléves, vous multiplieriez 
les classes d’anglais et d’allemand de facon & laisser subsister a 
peine le latin et le grec, que vos éléves ne sauraicnt jamais parler, 
méme médiocrement, ces deux langues, et qu’un an ou deux aprés 
leur baccalauréat ils n’en posséderaient plus un mot, comme les 
trois quarts des éléves d’aujourd’hui. Rien ne s’oublie vite comme 
une langue vivante que l’on ne pratique pas assidiment; il est vrai 
qu elle se réapprend trés-vite. Tel que je pourrais citer et qui a ap- 
pris et oublié trois ou quatre fois l'anglais dans le cours de sa vie, 
aretenu jusqu’a son dernier jour toute la dose de latin et de grec 
avec laquelle il est sorti du collége. Mais il ne s’agit point de la 
comparaison de ces langues, il s’agit de cette vérité qu'on n’apprend 
a parler une langue vivante que par l’usage, et je soutiens que ja- 
mais vous ne pourrez introduire dans un de nos colléges l’usage le 
plus borné de l’anglais ou de l’allemand. Ona de la peine a le main- 
tenir dans une famille frangaise, méme quand lcs domestiques ct 
les institutrices sont allemands ou anglais. Cela se voit pourtant 
quelquefois; mais dans un collége c’est impossible. Voici ce que j’ai 
constaté souvent : des enfants quittent leur famille, entrent au lycée 
parlant assez bien Vanglais; ils suivent jusqu’au baccalauréat Ics 
classes de cette langue... et, en quittant le collége, ils en savent 
beaucoup moins qu’en y arrivant. Ceci se passait, il est vrai, sous 
le régime des lecons d’anglais d’une heure seulement. Je suis con- 
vaincu que cela se passerait 4 peu prés de méme avec les deux 
grandes classes par semaine instituées par M. J. Simon. Les Fran- 
gais, 4 part un certain nombre dc curieux et de lettrés, n’appren- 
dront jamais une langue étrangére par gotit, mais par nécessité; 
on aura beau créer cette nécessité par des examens, on ne pourra 
pas créer de méme des moyens d’instruction pratique et réelle. 
Pourquoi les Allemands, par exemple, savent-ils notre langue 
pendant que nous ignorons la leur ! Ce n’est certes pas qu’on y donne 
beaucoup de temps dans leurs universités. C’est, pour les familles de 
la noblesse, qu’elles se mélent par les voyages 4 la noblesse cosmo- 
polite de toute l’Europe qui parle surtout le frangais, et que notre 
langue est d’un usage trés-ancien dans les salons et dans la diplo- 


56 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


matic. Pour les bourgeois ct les ouvriers allemands, c’est qu’ils ré- 
sident par milliers en France ct qu'ils sont partis de chez nous par 
milliers pour rejoindre les armées prussiennes, leur servir d’es- 
pions, d’éclaircurs et de guides, ct piller, en toute connaissance 
des lieux, les maisons de leurs anciens patrons et camarades. 

Nous n’avons pas ces vertus germaniques; nous ne sommes pas 
non plus trés volontiers émigrants, voyageurs et polyglottes; nous 
ne pouvons quitter notre pays et notre langue, qui valent certes la 
peine d’étre conservés. Jamais une languc étrangére, la professat-on 
a nos écoliers quatre classes par semaine, ne sera répanduc en 
France comme la ndétre est répandue en Europe. Késignez-vous a 
n’étre en France qu’un trés-petit nombre de privilégiés parlant an- 
glais ou allemand. On peut arriver 4 détruire les études classi- 
ques pour favoriser l'étude des langues étrangéres; on ne par- 
viendra jamais 4 en faire parler une seule couramment par plus 
du dixtéme de nos bacheliers. J’en reviendrais donc yolonticrs & 
"étude facultative de ces langues, comme elle existait autrefois ; 
mais, dans tous les cas, je ne leur accorderais pas plus d’une classe 
par semaine, car je n’admets pas les heures de classe supplémen- 
taires en dchors des deux classes coutumiéres, deux heures le ma- 
tin et deux heures le soir. 


XVI 


On me demandera sur quoi je préléverai cette classe? Je le dirai 
bicn vite en abordant de front la plus grande question relative au 
baccalauréat és lettres et a ]’éducation libérale; je la préléverai sur 
les classes de mathématiques. 

M. J. Simon nous dit dans son livre que, pour dégrever la journée 
de l’écolier (ce qu'il désire comme nous, tout en l’ayant chargéc 
davantage, comme ont fait tous les ministres), « il ne faut pas son- 
ger 4 diminuer la dose des études scientifiques. » Je lui réponds 
qu’on ne peut absolument songer qu’a cela et au programme d’his- 
toire, puisqu’on demande avec raison plus de géographie qu’autre- 
fois et plus de langues vivantes. 

Partons d’ailleurs de ce fait: il existe un baccalauréat és scien- 
ces; il yen a mémc plusieurs, selon les spécialités auxquelles on 
se destine. Supprimez, si vous le jugez 4 propos, pour certaincs 
carriéres la nécessité du baccalauréat és lettres; ajoutez pour d’au- 
tres, pour la médecine, par exemple, un dipléme scientifique au 
diplome littéraire, cela prolongera un peu le temps des études clas- 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 57 


siques, ce qui est un bien; mais ne compliquez pas les études litté- 
raires d'un trop grand nombre d’heures données 4 l’arithmétique, 
a Palgébre, a la géométrie, 4 la trigonométrie, 4 la chimie, a la 
physique. [fl faut un peu de science a un bachelier és lettres pour 
son année de philosophie, mais voici dans quelles proportions ct 
dans guel but : | 

Un lettré doit savoir au plus juste quelle place occupent les 
sciences, fa science, comme on dit aujourd’hui, dans une classifi- 
cation des connaissances humaines ; il doit savoir 4 quelle heure et 
dans quelles conditions de l’esprit humain les sciences apparais- 
sent, quand et comment elles se sont séparées de la théologie et de 
la philosophie générale, dans quel ordre nécessaire et selon quelles 
lois elles se sont subdivisées et doivent se subdiviser encore, quels 
sont les liens généraux qui les unissent et les limites qui lcur sont 
assignées par la raison elle-méme, quelles sont leurs méthodes pro- 
pres, distinctes de la méthode propre 4 la science morale; en un 
mot, un lettré doit étre aussi un philosophe. Un philosophe devait 
ere tout a fait géométre, aux temps élémentaires de Pythagore, 
suivant cette inscription gravée sur ses écoles : Nul n’entre ici s'il 
n'est géometre; le méme homme doit étre, de nos jours, un peu, 
mais rien qu’un peu, géometre. 

Ni faut donc que le bachelier és lettres ne soit pas étranger 4 la 
géométric, mais sans prétention de devenir immédiatement arpen- 
leur; 4 la physique, sans songer 4 étre mécanicicn; 4 la chimie, 
sans prétendre 4 la distillation et 4 la teinture. La surface des con- 
haissances mathématiques demandée a un bachclier és lettres, leur 
étendue sur le programme n’est-clle pas hors de toute proportion 
avec le besoin réel qu’en peut avoir un homme qui n’en fait pas sa 
carriére? J’en appelle a tous les examinateurs pour le baccalauréat. 
Oui, le moindre lettré a besoin de l’arithmétique; dabord pour le 
philosophique usage dont nous avons parlé plus haut; puis, enfin, 
pour tenir ses comptes de ménage avec sa cuisiniére, pour régler 
avec ses fermiers, ses magons, son notaire et son agent de change, 
sii ena; mais tout cela sans prétendre 4 étre toujours lui-méme 
son architecte, son droguiste et son ingénieur, 4 moins qu'il n’ait 
pas autre chose 4 faire, ou qu’il exploite en personne sa grande terre 
ou son petit domaine. Dans le premier cas, qui est de beaucoup le 
plus général, il n’est pas nécessaire de toute la dose d’algébre, de 
trigonométrie, etc. , qu’implique le programme du baccalauréat 
és lettres. 

Qu’on nous permette, 4 ce propos, d’adresser & tout le monde, 
et surtout aux intéressés, la priére suivante : Prenons, en France, 
les premiers magistrats, les premiers avocats, les premiers profes- 


38 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


seurs és Icttres, les premiers orateurs de la tribune ou de la chaire, 
méme les premiers médecins et les premiers militaires, pourquoi 
pas aussi les premiers écrivains et les premiers muinistres de l’in- 
struction publique — et j’ose y placer M. Jules Simon lui-méme — 
et demandons-leur ce qu ils ont conservé de leurs mathématiques, 
en sus du modeste talent qu’ils peuvent avoir pour tenir leur livre 
de ménage, et combien d’entre eux peuvent s'élever plus haut que 
les quatre régles? J’affirme que vous en trouverez 4 peine un sur 
cent qui ait cette prétention. 

Pourquoi donc fatiguer leur Jeunesse d’unc étude qui doit laisser 
si peu de résultats usuels et dont les plus beaux fruits peuvent étre 
obtenus autrement dans une classe de philosophie bien faite? Oui, 
il faut savoir ce que sont les mathématiques pour bien faire sa phi- 
losophie, et il faut les pratiquer assez pour étre en état de tenir 
ses comptes ; mais il est un autre objet plus important pour lequel 
on doit les avoir étudiées : c’est pour bien juger du peu de valeur 
qu’elles ont dans la formation de l’4me humaine. Elles sont essen- 
tiellement impropres a la forger, comme dit Montaigne, et la meu- 
blent trés-mesquinement. Leur étude exclusive, ou seulement trop 
prépondérante, est merveilleusement apte 4 fausser l’esprit. Leur 
fagon de raisonner finit par en bannir la raison pratique et la rai- 
son morale. Jene veux pas ici leur faire longuement leur procés, 
mais les piéces ne me manquent pas. Je maintiens que c’est une 
mauvaise école pour la raison et pour le caractére, c’est-a-dire pour 
tout ’homme. Et puisque nous sommes en ce moment au collége, 
appelons-cn a l’expérience des proviseurs, des censeurs, des rec- 
teurs, et pourquoi pas des éléves ? Constatons un petit fait qui a bien 
Sa signification : lorsqu’il existe dans la maison un professeur, aussi 
savant que vous le voudrez, mais ne sachant pas tentr sa classe, 
qui cst ou d’une indulgence débonnaire, ou d’une distraction sur 
la discipline équivalant 4 la cécité, ou d’une sévérité tellement 
outrée qu’elle se perd dans l’impossible, distribuant plus d’heures 
de retenue qu'il n’y en a dans toute l'année, donnant des devoirs 
d’une difficulté ou d’une longueur telle que ses confréres, a la place 
de ses éléves, auraient de la peine a les faire; quitle 4 ne pas s’in- 
former toujours si le devoir a été fait; enfin, quand tout se passe 
dans une classe en dehors de la mesure, de la proportion, du 
rhythme, ‘de la pondération, de l’équilibre, en un mot de la géomé- 
trie morale, n’y a-t-il pas cent chances contre une pour que ce 
soit dans une classe de mathématiques? Lorsqu’on trouve, au con- 
traire, un maitre qui sait vraiment enseigner et condutire, qui est, 
dans la saine acception du mot, un pédagogue, c'est dans la vraie 
classe, la classe des lettres 


LA DEMOCRATIE ET LES RTUDES CLASSIOQUES. 59 


Nous ne pousserons pas hors du collége jusque dans la société et 
la politique ce vieux paralléle si souvent fait, et trop mal fait des 
sciences et des lettres comme éducatrices de l’esprit humain. L’ex- 
périence, depuis le commencement de notre siécle, ajoute a tous 
les anciens arguments des preuves irréfragables. Les lettrés sont 
reslés trop tolérants en face de l’outrecuidance scientifique ; nous 


sommes des vaincus, c’est une raison de plus pour combattre fid- 
rement. 


XVII 


La plus urgente des nécessités dans la r¢éforme de l'enseignement 
secondaire, que nous demandons comme M. Jules Simon, c’est la 
réduction des heures d’étude 4 un nombre qui ne rende pas impos- 
sible le développement de la vitalité et l'éducation du corps. De 
tous les écrivains qui ont traité de la réforme des colléges, c’est 
M. Jules Simon qui a le mieux démontré cette nécessité de la cul- 
ture physique, et nous lui en savons un gré infini. Cette seule 
question vaudrait la peine qu’un homme de talent s’y consacrat 
tout entier ; il y va de l’avenir de notre race. Une notable partie du 
livre de M. Jules Simon traite de l'éducation physique et ne ren- 
ferme que des choses exccllentes. Par quelle fatalité faut-il qu’aprés 
cela l’écrivain ministre gréve encore le cerveau de \’apprenti ba- 
chelier de quelques exigences nouvelles? Il ne veut rien retrancher 
aux sciences, rien 4 histoire, pas méme 4 l’histoire contempo- 
raine, il ajoute beaucoup 4 la géographie, encore plus aux langues 
vivantes, 11 demande une place pour le sciziéme siécle et les origi- 
nes de la langue dans le programme classique. Il lui faut, de plus, 
Yhistoire des lettres, des sciences, des beaux-arts; je lui sais gré de 
navoir pas prononcé le mot d’esthétique, quoiqu’il réclame la 
chose. Enfin il compléte de toutes les exigences de son esprit de 
lettre, d’artiste et de philosophe cette Encyclopédie de omni re 
scibilz que renferme le programme du baccalauréat. Comment, 
alors, gagner trois heures, deux heures, une heure par jour en fa- 
veur de la culture physique, 4 moins de réduire 4 ricn ce qui est le 
plus essentiel : l'étude du latin et du grec? M. Jules Simon croit y 
avoir pourvu en invoquant des méthodes expéditives ; il n’y en a 
pas. Une connaissance ne dure dans |’esprit qu’en proportion du 
temps qu’on a mis 4 l’acquérir. C’est pour cela que nous oublions 
Vanglais, l’allemand et tous Ies autres accessoires de nos études 
classiques, et que nous retenons le latin jusqu’au bout de la 


60 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


vieillesse. Certes, malgré notre apparente irrévérence pour les ma- 
thématiques, les sciences naturelles, les langues vivantes, histoire 
et la théorie des beaux-arts, l'histoire contemporaine, celles des 
soci¢tés primitives et de l’origine des langues, pour la physique, 
la politique et l’esthétique, nous ne demanderions pas mieux que 
d’engendrer des bacheliers qui connussent tout cela 4 dix-huit ans 
et qui fussent, par dessus le marché, capables de faire, & cet age, 
une campagne contre l’ennemi. Mais trouvons d’abord le moyen de 
doubler les vingt-quatre heures de la journée, d’élargir, dans la 
méme proportion, le cerveau de l’espéce humaine, et de donner en 
méme temps aux muscles des hommes d’étude la vigueur des mus- 
cles du gorille, notre heureux ancétre. A défaut de le pouyoir faire, 
diminuons la somme des études, s'il est nécessaire — et cela est 
trés-nécessaire — et augmentons les exercices du corps. 

On nous dira — et je crois que M. J. Simon Ila déja fait — que 
’on ne prétend pas demander 4 V’écolier de connaitre par le menu 
tout ce que comporte le programme; mais qu'il doit du moins, 
aprés son baccalauréat, avoir des clartés de tout, comme Moliérc le 
dit pour les femmes. Je me défie beaucoup de ces clartés ailleurs 
qu’auprés des dames. J’aime mieux qu’un jeune homme de dix- 
huit ans sache fermement une seule chose, fdt-ce le latin, ce pau- 
vre latin, si mal vu de nos jours, que de posséder des clartés ency- 
clopédiques. Ces clartés lui permettront, il est vrai, de débuter, au 
sortir du collége. dans la petite presse, et d’y faire la lecon aux 
peuples et aux rois, aux poétes, aux orateurs, aux acteurs et aux 
actrices; mais je ne désire pas pour lui ces précoces talents. 

Si vous voulez énerver, hébéter, ramollir pour jamais l’esprit des 
jeunes gens, viscz 4 faire des bacheliers qui possédent, ou croient 
posséder des clartés de tout. Si vous voulez de vigoureuses intelli- 
gences, circonscrivez étroitement le cercle des premiéres études! 
Mais j’ajoute : N’arrétez pas 4 dix-huit ou vingt ans la durée de l’é- 
tude des bonnes lettres, comme le font nos moeurs, nos institu- 
tions universitaires et notre état démocratique. Qu’a défaut de la 
sagesse des familles, les lois viennent au secours de l’esprit hu- 
main mis en danger, et de la race qui dépérit. 

Aucune réforme n’est possible dans l’enseignement secondaire, 
dans les programmes du baccalauréat, si l'examen des bacheliers 
est la derniére et la seule épreuve qu’on impose aux jeunes gens 
destinés aux carriéres libérales, si, a travers les études profes- 
sionnelles, aucune nécessité ne les contraint 4 rester fidéles en- 
core quelques années aux études littéraires. Si le baccalauréat doit 
clore 4 tout jamais ces études, il est certain que vous ne pouvez 
guére en réduire le programme, et que vous étes condamnés 4 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 61 


ne demander au candidat que des clartés sur les matiéres qu’il 
exige; c’est-a-dire qu’aprés avoir éreinté son corps pendant dix ans, 
vous condamnez son esprit au pire de tous les états, 4 la science par 
a peu preset aux prétentions qui naissent toujours de l encyclopé- 
disme. 

Nous ne cesscrons donc de réclamer plusieurs degrés dans le bac- 
calauréat. Le degré supérieur, qui comprendrait la philosophie, 
Yhistoire littéraire, celle des arts, des sciences, de la politique, et 
les autres maticres dont on a surchargé les programmes, chaque 
fois qu’on y a touché pour les amoindrir, ce degré supéricur portc- 
rait, si l’on veut, le nom de licence, et retarderait le plus loin pos- 
sible au dela de vingt ans l’abandon de toutes les nobles études. 
Les matiéres de cet examen dégréveraient d’autant les examens que 
Yon passe de seize 4 dix-huit ans, quand l'esprit est encore incapa- 
ble de philosophie et de critique. 

On me dira qu’il est impossible d’imposer a la bourgeoisie et a la 
démocratie francaise un pareil retard de |’apprentissage profession- 
nel. Je vous répondrai d’abord qu’une loi, qu’un simple décret, 
peuvent tout imposer a la nation francaise, méme le bien, si d’a- 
venture on essaye de le faire. Ona fait subir 4 la bourgeoisie une 
chose dont les familles avaient horreur, le service militaire obliga- 
toire; la bourgeoisie l’a accepté sans murmurer, et méme avec em- 
pressement, parce qu'elle a pensé que cela élait nécessaire 4 la 
réorganisation de |’armée. Et cependant cette année de volontariat 
est bien plus qu’une année perdue; c’est une année ot la santé, 
ou la moralité des jeunes gens courent les plus grands risques. 
Pourquoi les familles se révolteraient-elles contre des exigences 
toutes pacifiques, ayant pour but d’élever, d’agrandir l’esprit de 
leurs enfants et de maintenir le niveau intellectuel de la nation? 
Ajoutez que cette prolongation des études libérales pendant la jeu- 
nesse se lierait 4 une immense amélioration physique et morale 
du sort de l’adolescence et de l’enfance, 4 la suppression de l’édu- 
cation homicide. Si de pareilles mesures n’étaient pas possibles, 
c'est que nous serions pleinement devenus le contraire du peuple 
Je plus spirituel de la terre, et que nous serions tombés en éternel 
et incurable démocratisme. 

C'est déja une excellente chose que d’avoir divisé en deux parts 
lexamen du baccalauréat. L’étude de la philosophie ne sera plus 
supprimée pendant l’année qui porte son nom; a la condition tou- 
tefois que l’on veuille bien réduire le programme des sciences ct 
abolir cet odieux enseignement de l’histoire contemporaine. I avait 
eé imaginé par empire pour faire insulter dans ses chaires |’an- 
Clemne royauté nationale ct vanter le césarisme corse. Nous ne pen- 


62 LA DEMOCRATIE ET LES RTUDES GLASSIQUES. 


sons pas que la république actuelle veuille le maintenir au profit 
de Quatre-vingt-treize. D'ailleurs, un principe domine les études 
classiques : c’est qu’on doit apprendre au collége les choses que 
l'on n’étudie plus quand on en est sorti, l'histoire ancienne, par 
exemple. Quant 4 l’histoire contemporaine depuis 89, on l’apprend 
parle seul fait que l’on vit dans la société contemporaine, ot tous 
les livres, tous les journaux, toutes les conversations, roulent sur 
les faits et sur les idées de cette période. 

La mesure qui divise en deux épreuves, a une année de distance, 
l’examen du baccalauréat, est aussi bonne que peut l'étre une dem1i- 
mesure. On n’obtiendra un résultat sérieux pour améliorer les 
études et faire cesser |’éducation homicide, qu’en réduisant les deux 
examens passés au sortir du collége, aux matiéres que doit ct peut 
savoir un écolier; un écolier comme ils étatent autrefois, encore 
un peu enfant, mais déja vigoureux, un fort en théme, parfaitement 
ignorant de l’histoire contemporaine. C’est deux, ou trois, ou qua- 
tre ans aprés, que la grande épreuve complémentaire, représentant 
la licence actuelle — fort réduite, — sera subie, non plus par des 
écoliers, mais par des étudiants, par des jeunes gens presque murs, 
et déja capables de philosopher. 

Pour les deux épreuves soutenues au sortir de la rhétorique et de 
la philosophie, ne serait-il1 pas possible d’admettre comme piéces 
du jugement, et en concurrence avec les produits aléatoircs de 
l’examen, les notes fournies d’année en année, par les professeurs, 
sur les progrés et l’intelligence de leurs éléves? Cette mesure scule 
est capable d’assurer la justesse, la justice et ’équité de la décision 
des juges. Elle a immense avantage de contraindre les éléves a 
faire de véritables études et de supprimer cette préparation hative 
en six mois, cn un an, cet entrainement, ce dressage, ce bourrage, 
cette industrie des truffeurs de bacheliers qui supprime clle-méme 
les études. 

Cette méthode troublerait fort, je le sais, la routine et l’omnipo- 
tence des bureaucratcs, la mécanique administrative et les préten- 
tions de I’Etat a l’omni présence-et a l’infaillibilité; elle supposerait 
la liberté des honnétes gens et leur confiance dans leur honnéteté 
réciproque; clle aurait, par conséquent, un faux air d’arbitraire 
aux yeux de ceux qui, pour ‘supprimer l’arbitraire, demandent le 
machinisme; enfin, elle exclurait cette uniformité absolue, cette 
implacable et menteuse égalité, la grande idole de notre temps et 
la mére de toutes les injustices. Il serait trop long d’énumérer ici 
tous les moyens qui rendraient ce systéme tout a fait pratique ; mais 
nous prouverions facilement qu’on peut le pratiquer. 

Quoique déja vieux, nous ne croyons pas étre, surtout en ma- 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 63 


tiére d’éducation et de collége, un laudator temporis acti. C’est donc 
sans l’approuver, que nous allons exposcr la fagon dont se faisaient 
jadis les bacheliers, avant les programmes perfectionnés et les 
grands débats entre l'Université et le clergé, qui furent une des ‘ 
causes du mal. Cet état de choses était fort arbitraire, j’en con- 
viens. Une commission, formée de professeurs du lycée, cxaminait 
tous les candidats. Pour les bons éléves de I’établissement, l’épreuve 
était superflue; leurs maitres étaient la, qui les connaissaient a 
fond, les interrogeaient superficicllement, et les admettaicnt sur le 
bon temoignage de toutes leurs années d'études. Les cancres seuls 
avaient donc des chances a4 courir dans cette épreuve. Quant aux 
éléves d'une autre provenance que le lycée, l’examen était certai- 
nement décisif pour eux, 4 défaut de tous autres renseignements. 
Mais cet examen était alors si simple et les juges si peu solennels, 
que tout se passait en famille, et qu’il y avait bien peu de refusés. 
C’était affreux, je le comprends, dans unc société qui a besoin, 
comme dit M. J. Simon, de défendre contre les intrus toutes les car- 
riéres libérales. Cependant je crois que toute la génération quia 
terminé ses classes en méme temps que nous a fait d’aussi bonnes, 
d’aussi solides études que les bacheliers des vingt derniéres an- 
nées. 

On suivait alors toutes ses classes laboricusement, mais tranquil- 
lement et sans fi¢vre. Quinze jours a peine avant de finir, on pensait 
sans terreur a ce baccalauréat, devenu l’abrutissant cauchemar de 
Nos jeunes générations. Mes contemporains et moi, nous sommes a 
peu prés les derniers qui aient subi ces épreuves pacifiques et rai- 
sonnables : peu de temps aprés commenca Ie régne des programmes 
imprimés et la solennité des examens. J’avais subi le mien pen- 
dant que s’accomplissait laglorieuse révolution de Juillet, mére de 
la glorieuse révolution de Février, mére du 2 Décembre, pére de 
Sedan, de Metz et dec la Commune. Sous chacun de ces régimes, le 
baccalauréat s’est gonflé pendant que l'intelligence se rétrécissait. 
Le baccalauréat est une nécessité; mais il y faut mettre du dis- 
cernement ct de la mesure. Tous Ics jeunes gens, a égalité d’esprit,: 
ne sont pas également propres a subir cette épreuve encyclopédique. 
fl est heureux pour moi de n’étre pas né dix ou quinze ans plus 
tard; jamais je ne me serais élevé jusqu’a ce premier dipléme; et 
je n’aurais jamais obtenu l’honneur de professer dans une faculté 
des letires. 

Les études classiques, avant 1830, étaient plus restreintes, mais 
plus fortes ; et micux vaut mille fois. pour la société comme pour 
lejeune homme, qu’il apprenne trés-bien deux ou trois choses au 
lieu d’en effleurer vingt. [l y avait alors, je crois, moins de savoir 


64 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


qu’aujourd’hui chez les maitres ; mais je crois aussi qu’ils savaient 
mieux enseigner. 

Je trouve, dans le livre de M. Jules Simon, l’observation suivante, 
‘que je n’aurais par hasardée moi-méme : « Un défaut qui se ren- 
contre souvent chez des professeurs de talent, c’est de songer sur- 
tout 4 la science et trés-accessoirement 4 leurs éléves; d’étre des 
savants ou des écrivains plutét que des professeurs. Il en résulte, 
entre autres inconvénients, qu’ils dirigent leur enscignement sans 
se préoccuper de l’enseignement voisin, et que l’éléve n’a pas 
seulement deux professeurs différents, mais deux directions diffé- 
rentes. Il faut d’abord faire son méticr, surtout quand c’est le 
noble métier d’instruire la jeunesse ; on ne s’en trouve pas mal pour 
soi-méme ; la peine qu’on se donnera pour éclairer et féconder de 
jeunes esprits ne sera pas stérile pour le maitre. » 

Ces observations sont de toute justesse ; mats il importe de les com- 
pléter. Les maitres d’autrefois ne professaient pas pour la science ou 
pour eux-mémes, mais pour leurs éléves. Il peut encore en étre ainsi 
dans les établissements religicux, ot les professeurs n’ont devant 
eux aucune grande perspective littéraire ou politique. Dans l'Uni- 
versité, ilen va tout autrement; il est trés-licite 4 un professeur 
de collége d’aspirer 4 une chaire de faculté, et souvent il s’y pré- 
pare en professant comme on ne doit pas le faire pour des écoliers. 
A son tour, le professeur de faculté a parfaitement le droit de son- 
ger 4 la députation, et rien ne lui interdit de professer pour le suf- 
frage universel. Pourquoi ne deviendrait-il pas membre d’une as- 
semblée nationale, puis ministre, et enfin, qui le sait, président de 
la République comme M. Thiers? Dans l'état démocratique, tout 
cela est possible. Aussi chacun se trouve mal dans la fonction qu'il 
exerce, ct ne fait rien qu’en vue de la fonction supérieure. Combien 
restc-t-il, dans l’enseignement contemporain de ces modestes braves 
gens satisfails, comme autrefois, de professer la sixiéme, ou la cin- 
quiéme, ou la quatriéme pendant trente ans de leur vie, et qui met- 
tent toute leur ambition dans le bon ordre de leur classe et le succés 
de leurs éléves? Il yen a encore quelques-uns, je n’en doute pas; 
mais j’offre de parier que ceux qui restent appartiennent aux vicilles 
classes fondamentales des lettres, et non point aux nouveaux en- 
seignements accessoires, science, histoire, etc. Voila encore un 
point par ot l'état révolutionnaire menace de ruiner les études 
classiques; nous le recommandons aux méditations de M. J. Si- 
mon. 

Il regarde comme un excellent progrés d’avoir plusieurs ‘profes- 
seurs et plusieurs cours spéciaux dans une méme classe. Moi, je 
considére cela comme une funeste nécessité au point de vue de la 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 65 


bonne direction des intelligences et du bonheur des écoliers. On a 
quatre professeurs dans la méme classe, on n’a plus de maitre, de 
directeur moral. Ajoutons qu’avec ce systéme la réduction du tra- 
vail des enfants 4 un nombre d’heures raisonnable, que M. J. Simon 
réclame comme nous, est impossible. Il y en a toujours au moins 
deux, sur les quatre professeurs, dont chacun a les mémes exi- 
gences que s'il étail seul. Je trouve, dans cette triste pédagogie, 
quelque chose de désordonné, de confus, de précipité, qui est bien 
fait pour troubler un pauvre écolier, dont V intelligence est ainsi 
foreée de Jouer continuellement aux guatre coins. Vous rendez la 
paix de l’esprit impossible 4 homme dés ]’age de dix ans; ne vous 
étonnez pas des agitations qui surviennent plus tard. 

Hélas ! nous avons parlé de ces excellents livres de pédagogie 
qu’avaient suscités depuis vingt ans les divers attentats faits sur 
les études classiques. Je les dis excellents au point de vue de l’en- 
seignement littéraire ; je ne les qualifierai pas de méme au pointde 
vue de l'éducation proprement dite; ils tiennent tous assez peu de 
compte de l’élément moral des études, de la formation de l’4me et 
du caractére ; M. J. Simon, malgré sa belle épigraphe, ne se préoc- 
cupe guére que de concilicr l’instruction littéraire avec les exigences 
de lasociété et des idées modernes. Je n’ai pas besoin de dire que 
les livres de Mgr l’'évéque d’Orléans sur la pédagogie planent au- 
dessus de pareils reproches, mais je dois faire aussi une éclatante 
exception pour les deux charmants volumes de M. Laurentie : Let- 
tres & une mére; Lettres a un pére sur l'éducation de son fils, et pour 
tous ses autres ouvrages sur des sujets semblables : De l’esprit 
chrétien dans les études, De Vétude et de l'enseignement des let- 
tres, etc. 

Quand aux mesures officiellement prises au sujet des études et 
du régime des colléges depuis vingt-cing ans, nous n’en connais- 
sons pas une scule qui ait trait 4 la bonne hygiéne de |’dme, pas 
méme a celle du corps, n’était la fondation de quelques internats a 
la campagne pour les éléves les plus jeunes.’ 


XVIII 


J’ose 4 peine énoncer le premier voeu que je formerais en faveur 
de la jeunesse, en faveur des bonnes études, de la science elle- 
méme et de quelques autres grands intéréts sociaux. Il est permis 
de douter de tout en France, de Dieu ct de l’ame, de la monarchie 

10 Jenuser 1875. 3 


66 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


et de la république, de l’Eglise et de la patric; il n’est pas permis 
de douter de l’Ecole polytechnique. L’excellence de cette école, sa 
prééminence sur toutes les écoles de l’univers, sont des articles de 
foi pour tous les journalistes et presque toutes les familles. Elle a 
été dirigée, 4 l’origine, par des savants de premier ordre, mais elle 
n’en a produit aucun. La distinction des éléves qui en sortaicnt a 
diminué cunstamment 4 mesure quc !’on rendait plus difficiles les 
épreuves d’admission. Elle n’en est pas moins considérée par les 
bonnes gens comme le grand foyer de la science. 

L'immense popularité de I’Ecole polytechnique date de la révo- 
lution de 1830. Les vieux généraux de vingt ans de la Parisienne 
devinrent les idoles de la bourgeoisie. Depuis lors, cette Ecole, @ 
défauts de savants illustres, a formé beaucoup d’adeptes du saint- 
simonisme, du fourriérisme. du positivisme et du socialisme. Elle 
a méme donné des officiers 4 la plupart des insurrections. 

Mais ce qui nous occupe ici, c’est la place de cette institution 
dans |’économie de notre enseignement, et son influence sur l’édu- 
cation de la j jeunesse. Chaque année, I'Ecole polytechnique recoit 
de cent cinquante 4 deux cents éléves. Ils’en présente mille 4 douze 
cents; six ou huit cents reculent au moment du concours; c’est 
donc environ deux mille jeunes gens qui subissent tous les ans la 
derniére préparation a ces examens; sur ce nombre, il y a donc, 
bon an mal an, 4 peu prés dix-huit cents fruits- -secs. Voila ce que 
dit de ces infortunés M. Jules Simon, qui n’est pas un ennemi de 
l’Ecole polytechnique: « Si, par malheur, on échoue, on ne pos- 
séde, pour toute richesse intellectuelle, que ces réponses confiées 
plutét a la mémoire qu’a l’entendement, qui, par conséquent, dis- 
_ paraissent bien vite, sans laisser de traces derri¢re elles et sans 
communiquer aucune force a l’esprit, et qui roulent, ou sur des 
questions insérées dans le programme pour ajouter a la difficulté 
de l'examen, ou sur des matiéres qu’un éléve de !’Ecole poryteen> 
nique a besoin de savoir, et qui sont sans utilité dans une carriére 
différente. Le jeune homme qui voit, 4 vingt ans, se fermer définiti- 
vement devant lui la porte de 1’Ecole polytechnique, a le regret de 
se dire que son éducation est manquée et qu’il commence la vie dans 
les conditions les plus désastreuses. » 

Or, il y a chaque année prés de deux mille de ces jeunes hommes, 
c’es!-4-dire une portion notable de la jeunesse livrée aux études li- 
bérales. Outre le malheur attaché 4 la qualité de fruit-sec, combien 
y a-t-il, parmi ces victimes du dressage polytechnique, de santés 
ruinécs et de cerveaux précocement ramollis? C’est 4 la médecine a 
constater ce chiffre. Combien y a-t-il d’intelligences faussées et 
d'esprits mauvais? Autant que de refusés, et peut-étre plus. 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIOQUES. 67 


Entre quelles fonctions se répartissent les heureux vainqueurs 
dans ce concours si meurtrier pour la jeunesse? Les premicrs sor- 
tant par droit de mérite, ont, comme il est juste, le droit de choi- 
sir. Ils choisissent tous, ou presque tous, les carriéres civiles, les 
ponts et chaussées, les tabacs, les poudres ct salpétres ct les lignes 
télégraphiques. Les tabacs sont les plus recherchés et deviennent 
d’ordinaire le lot du numéro un. 

Jen’ai pas besoin de dire quc tout le monde entre & I’Ecole avec 
la ferme et louable intention d’en sortir dans les premicrs numéros, 
c'est-a-dire dans les carriéres civiles. Ceux que les nouveaux con- 
cours ne favorisent pas, sont contraints 4 se sentir subitement la 
vocation militaire. Ils entrent dans le génie et lartillerie. Est-ce 
une bien bonne préparation a |’état militaire que d’y entrer malgré 
soi? 

Voila donc notre artillerie recrutée par cette Ecole que l’Europe 
nous envie. Cette artillerie nous est-elle également enviée par toutes 
les nations? Ce n’est pas la Prusse, je suppose, qui en est trés-ja- 
louse. Serait-ce la Russie? on a raconté que pendant la campagne de 
Crimée, le général Totleben, qui a si bien défendu Sébastopoi, di- 
sait de notre infantcrie (hélas! ily a vingt ans de cela), que c’était 
la premiere du monde, Quant 4 notre artillerie, il ne la placait ni 
au second ni au troisiéme rang. Evidemment, la supériorité de 
l’Ecole polytechnique n’est pas dans l’artillerie. Je touche ace su- 
jet, parce qu’a Vheure ot nous sommes, le grand intérét national, 
aprés la bonne éducation, c’est la bonne organisation de l’armée. 
Si notre artillerie n’est pas la premiére du monde, c'est peut-¢tre 
parce que les premiers sujets de l’Ecole entrent dans les tabacs. 
Les tabacs! voila donc le plus grand objet de cette institution 
que l’Europect toutes les parties du monde nous envient. Vraiment, 
nous payons bien cher nos cigares! ; 

Chacun des grands services publics qui se recrutent a }’Ecole po- 
lytechnique, posséde unc école spéciale : Ecole des ponts et chaus- 
sées, Ecole d’artillerie. Si les candidats aux ponts et chaussées et a 
Vartillerie se préscntaient directement 4 ces écoles sans passer par 
les examens exhorbitants et les études transcendantes de |’Ecole po- 
lytechnique, quel inconvénient en résulterait-il?..... D’abord en ce 
qui concerne le grand intérét du moment, l'artillerie, puisque la 
notre n'est ni la premiére du monde, ni la seconde, ni la troisiéme, 
elle ne risquerait que de monter. Dans tous les cas, elle aurait du 
moins |’avantage d’avoir des officiers décidés & l’avance 4 étre mili- 
taires et artilleurs, sirs de leur vocation, n’ayant aspiré ni aux ta- 
bacs, ni aux télégraphes, ni aux ponts et chaussées, et ne considérant 
pas leur épaulette, comme pis-aller. On comprendra, sans que nous 


68 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


ajoutions rien, que cet avantage serait considérable pour l’armée. 

L’absence de I’Ecole polytechnique serait & clle seule un énorme 
bénéfice pour la santé physique et morale de la jeunesse; elle em- 
porterait du coup le dégrévement des programmes les plus abrutis- 
sants et les plus meurtriers. C’est par la d’abord que !’on pourrait 
attaquer l'éducation homicide, sans préjudice pour les saines études 
classiques. 

Mais qui parle de supprimer l’Ecole polytechnique? Ce n’est 
certes pas nous, qui commettrions un tel sacrilége; nous aurions 
peur d’étre foudroyés. On supprimera, peut-etre un jour, le clergé, 
la magistrature, l’armée elle-méme; |’Ecole polytechnique, jamais! 

Supposons cependant, cette chose faite, et les examens d’admis- 
sion aux écoles spéciales, réduits 4 des limites raisonnables, la ré- 
forme de l’enseignement supérieur deviendrait possible. Il ne 
s’agirait plus que de remanier et d’alléger aussi le baccalauréat és 
lettres, ce qui serait comparativement facile : le baccalauréat n’é- 
tant pas une institution religieuse et sacrée comme I’Ecole poly- 
technique. 

Mais on ne peut rien réformer dans les examens et les études 
classiques, qu’aux conditions suivantes : d’abord, se résigner 4 re- 
connaitre que l'dge de dix-huit ans, dge moyen des épreuves du 
baccalauréat, n’est pas la fin, mais le commencement de la jeu- 
nesse ; que l'homme n’est pas fait pour cesser & cet age de cultiver 
son esprit et son cceur par les études classiques, que c’est, au 
contraire, le moment ou l’on doit travailler avec le plus de vigueur 
4 la culture de son intelligence, si l’on veut étre en ce monde, autre 
chose qu’un outil. 

Le baccalauréat ne marque donc pas la fin des études, mais le 
passage de la vie d’écolier 4 la vie d’étudiant; il n’implique pas 
l’abdication des hautes facultés de l’esprit au profit de celles qui 
font le spécialiste et le fonctionnaire ; ce n’est pas une libération 
de l’armée intellectuelle, mais un engagement 4 un service plus 
difficile et dans un plus haut grade. Si le jeune homme doit tout 
lacher aprés cet examen, autant vaudrait pour l'Etat lacher cet 
examen lui-méme et tout livrer 4 la nature et au hasard des voca- 
tions. 


XIX 


Quels sont donc, enrésumé, les veeux 4 émettre pour la réforme 
de l’enseignement secondaire? Cette réforme implique, par-dessus 
tout, la transformation du baccalauréat. C’est une bonne mesure 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 69 


d'avoir divisé cet examen en deux épreuves, 4 une année d’inter- 
valle. Mais il faut encore modifier la nature et la forme des épreu- 
ves, et faire rentrer les programmes dans les limites de la vérité 
et de la raison. En l’état ils sont déraisonnables et menteurs. Is 
mentent, en donnant a croire que les bachelicrs savent tout ce que 
renferment les questionnaires; ils sont insensés, en demandant a 
des écoliers de dix-huit ans, de le savoir. 

Voici ce dont |’examen subi au sortir de la rhétorique, devrait 
se contenter : explication des auteurs grecs et latins avec de fortes 
analyses grammaticales, et les questions d'histoire et de rhéto- 
rique correspondantes aux textes expliqués. Méme travail sur les 
grands classiques francais, en éliminant tout ce qui aurait la pré- 
tention de sentir la haute ou basse critique, Pesthétique ou le feuil- 
leton, tout ce qui tiendrait 4 Vhistoire des origines, 4 l’histoire des 
arts et des lettres, au seiziéme siécle et aux siécles antérieurs; 
questions que M. J. Simon voudrait introduire dans les program- 
mes actuels qu’il trouve, comme nous, trop chargés. 

En histoire, histoire sainte; je ne dis pas l’histoire ancienne 
qui n’existe pas encore 4 l'état classique; l’histoire grecque et 
Vhistoire romaine : ces trois histoires, avec les notions afférentes 
sur les peuples anciens, c’est tout ce qu’un bachelier peut et 
doit savoir de l’antiquité; histoire de France, non pas depuis 
Louis XIV, comme |’avait imaginé M. Duruy, mais jusqu’a 
Louis XIV, et pas plus loin pour cette année. Et si l’écolier, jeune 
homme de dix-huit ans environ, qui subira cet examen, répond un. 
peu pertinemment sur toutes ces choses, je vous réponds qu'il 
n’aura pas perdu sa jeunesse. 

Aprés la classe de philosophie— que l'on devrait faire durer 
deux ans comme autrefois — l’éléve répondrait sur la philosophie, 
je veux dire sur les éléments de la philosophie, sur la psychologie 
élémentaire et la logique : étude des facultés de l’4me et des opé- 
rations de l’entendement, formation et classification des idées, étu- 
des sur la méthode, formation et classification des sciences ; ques- 
lions essentielles de la morale et de la théodicée; mathématiques 
ef sciences naturelles réduites au quart, tout au plus, des pro- 
grammes actuels; suite de Vhistoire de France jusqu’a 89 et pas 
davantage. Explications des textes latins, grecs et analyses d’au- 
teurs francais se rapportant a la philosophie et a Vhistoire. 

Je vais dire ce que j’exclus et pourquoi je l’exclus. Je laisse les 
langues vivantes facultatives, pour les raisons que l’on connatt. 
lai dit aussi pourquoi je réduis si fort le programme scientifique ; 
yaun et méme plusieurs baccalauréats és sciences ; il y a une 
foule d’écoles et d’examens pour les jeunes savants. 


10 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


Nul n’est admis au baccalauréat és sciences, s'il n'est bache- 
lier és lettres. Je regrette qu’il n’existe pas, pour désigner l’ensei- 
gnement que notre vieille Université appelait la rhétorique, un mot 
qui choque moins que celui-la les esprits forts de la presse mo- 
derne. Ce mot expliquerait une chose qui est plus que les simples 
classes de grammaire et moins que les cours de littérature, les- 
quels relévent des facultés et n’appartiennent pas au collége. C’est 
dans ce milieu qu’on devrait retenir |’examen latin, grec et fran- 
cais des bacheliers ; la fagon dont on les interroge aujourd'hui sur 
les auteurs frangais suppose que l'on s’adresse non pas 4 un grand 
écolier, mais 4 un petit journaliste : il faut analyser des piéces de 
théatres, faire des paralléles de poétes et d’orateurs, se lancer pres- 
que dans les hauteurs de la critique et de l’histoire littéraire, 
comme le désire M. Jules Simon, effleurer enfin la science com- 
prise sous le nom preétentieux d’esthétique. On demande au candi- 
dat d’apprécier Corneille, Racine, Moliére, Lafontaine, Boileau. Les 
réponses les plus correctes et les plus completes sont, en réalité, les 
plus exécrables de toutes : c'est une page d’un de ces nombreux 
manuels, invention démocratique pour mettre 4 la portée de tout 
le monde les prétentions 4 la science et pour dter 4 tout le monde 
la faculté de savoir et de penser par soi-méme. J’aimais mieux, 
dans la bouche d’un éléve, quand j’étais examinateur, quarante 
vers de l’un de ces poétes, récités avec intelligence, avec goat, avec 
Vaecent d’une 4me qui comprend et qui sent ce que prononce les 
lévres. 

J’affirme ceci : plus un éléve sentira profondément la beauté lit- 
téraire, et plus il y ade chances pour que ses réponses soient iné- 
gales aux exigences du programme et de la plupart des juges. Plus 
il aura été ému et moins il se contentera de formules toutes faites ; 
et comme, 4 son dge, on n’a pas encore trouvé sa langue person- 
nelle pour exprimer ses impressions intimes et originales, ne pou- 
vant se résoudre a étre banal, il restera coi. Les perroquets feront 
preuve, d’aprés le manuel, du sens critique le plus délicat. 

Ecartons donc de |’examen de rhétoriquce la critique proprement 
dite et tout ce qui avoisine la philosophie de l'art. Je ne ticns pas 
~ quitte le jeune homme de ces matiéres , mais nous le retrouverons 
plus tard. 

Par les mémes raisons et pour le méme but, l’épreuve subie aprés 
la classe de philosophie doit étre considérablement dégrevée. J’en 
élague, cela va sans dire, toute prétention 4 la politique, l’écono- 
mie politique, a la critique religieuse, enfin presque toute l’his- 
toire de Ja philosophie et l’examen des sysiémcs. Les grandes 
écoles de I'antiquité, les plus grands noms des temps modernes 


LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 74 


doivent étre seuls connus et appréciés dans l’enseignement classi- 
que: et, certes, une année n’y suffira guére. 

Je me souviens d’avoir vu donner, dans un examen, une compo- 
sition sur le positivisme. Dieux immortels! est-ce qu’un écolier doit 
connaitre, méme de nom, dc pareilles obscénités? 

Les deux examens du baccalauréat ne doivent porter, autant que 
possible, que sur des matiéres consacrées, certaines, précises, in- 
discutées et indiscutables. Les éléves ne doivent étudier que ces phi- 
losophes, ces historiens,.ces poétes infaillibles qui ont pris place 
a tout jamais dans la grande tradition de |’esprit humain. Arriére 
de l’mtelligence des enfants tout ce qui est sujet & controverse! 
n’en déplaise 4 M. Jules Simon, qui se plaint de ce que l’enseigne- 
ment actuel exige un trop grand nombre d’actes de for. L’éducation 
toute entire, jusqu’a la sortie du collége, doit étre un perpétuel 
acte de foi. A cette condition seulement, le jeune homme acquiert 
la faculté et la liberté de penser : les esprits les plus indépendants, 
les plus originaux, les plus féconds commencent toujours par étre 
les plus dociles; l’enfant rétif, orgueilleux, raisonneur ne fera 
jamais un penseur, ni un poéte, pas méme un savant. 

Toutes les matiéres que nous rayons du baccalauréat, que nous 
interdisons 4 l’écolier de seize 4 dix-huit ans seront-elles suppri- 
mées pour cela dans lenseignement du jeunc homme? Ce n’est 
certes pas notre désir. Nous écrivons pour défendre les bonnes let- 
tres aussi bien que la santé morale et physique des éléves contre 
les aveugles besoins d'une société industrielle et démocratique. Le 

candidat condamné a ne répondre que sur des choses qu il peut 
comprendre et sentir, se trouve réduit 4 l‘heureuse nécessité de ne 
pas fausser son intelligence, d'étre sincére avec lui-méme; il a le 
temps de réfléchir avant de parler; il peut prendre !’habitude de se 
servir de sa raison propre, tout en croyant a la raison supérieure 
de la tradition et 4 celle de son maitre. Cet écolier est propre 4 de- 
venir un étudiant, cet adolescent va devenir un homme. 

Mais il faut que les institutions universitaires |’y aident au lieu 
de Y'en empécher. Si, au sortir du baccalauréat, tout le pousse en 
dehors des humanités vers la spécialité, si, 4 défaut de la famille, 
la loi ne le retient pas encore quelque temps au sein des bonnes 
lettres, il faut que la France renonce au titre de nation éclairée ; 
elle pourra fournir encore bien des contre-maitres aux usines, bien 
des praticiens adroits 4 toutes les professions, bien des journalis- 
tes divertissants 4 la petite presse, bien des libres penseurs a la 
franc-maconnerie et des libres parleurs aux clubs démocratiques ; 
mais il n’y aura plus d’esprits vraiment libres, plus de philoso- 








12 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


phes, plus de savants originaux, plus de vrais grands poétes, il n’y 
aura plus de classe lettrée. 

C’est ce que veut la démocratic. Détruisons dans la société tout 
ce qui ne peut pas étre a l’usage de chaque individu sans exception : 
tout le monde ne peut pas faire des études classiques, détruisons 
les études classiques ; tout le monde n’a pas le temps et le gout de 
lire des livres sérieux ct de goiter la grande peinture ; brilons la - 
Bibliothéque et le Louvre. Et la Bibliotheque et le Louvre seront 
brilés, soyez-en surs : c’est dans les nécessités de Vére démocra- 
tique. 

Neus: cependant, défendons le Louvre et la Bibliothéque, et, 
pour cela, tachons de constituer une armée de l’intelligence, une 
classe fortement lettrée, puisqu’en l’absence de la religion, il n’est 
pas possible de faire un peuple raisonnable. Je dis une classe, on va 
me faire dire une castc; jaccepterais le mot plutét que de voir 
s’éteindre le génie de la France. Classe ou caste, s’il n’existe pas 
dans une nation un nombre considérable de privilégiés ayant recu 
ce degré supérieur d’intelligence, d’initiative et de liberté morale 
que conférent scules, oui toutes seules, les études classiques, cette 
nation ne peut plus se dire civilisée; bientét elle n’aura plus de 
nom. Je ne prétends pas qu’une nation ne vive que par les études 
littéraires, mais j’affirme qu'une grande nation ne peut pas vivre 
sans elles. Ces études, le baccalauréat ne peut faire et ne doit faire 
que les ébaucher. Plus l’ébauche sera simple, plus elle sera forte, 
mieux elle se prétera 4 cet achévement que réserve a |’esprit l’en- 
seignement supérieur. La mission de la faculté des lettres n’est pas 
terminée au baccalauréat, le collége y suffirait. Les cours de haute 
littérature doivent marcher de pair, pendant un certain nombre 
d’années, avec les cours professionnels; ils ne doivent pas étre livrés 
uniquement aux curieux, aux oisifs, aux retraités, 4 ceux qui 
aiment 4 se souvenir : ils sont faits pour ceux qui veulent et qui 
doivent apprendre. Qu’ils soient donc sérieusement obligatoires 
pour les éléves des écoles de droit, de médecine, d’administration, 
de toutes les carriéres libérales. Un examen et un dipléme sont ab- 
solument nécessaires pour consacrer cette obligation. Cette épreuve 
subie en pleine maturité de l’esprit, est de plus indispensable sil’on 
veut réduire 4 des proportions raisonnables l’épreuve du baccalau- 
réat infligée 4 des adolescents. Ce troisitme examen ne serait pas 
assujetti, bien entendu, 4 une limite d’dge, mais il serait exigé sous 
le nom de licence és lettres, de baccalauréat supérieur ou tout 
autre, pour obtenir le grade de licencié en droit ct de docteur en 
médecine, pour étre admis au concours des auditeurs au conscil 





LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIOQUES. 73 


d'Etat et dans toutes les grandes administrations publiques. Nous 
ne parlons pas des candidats 4 l’enseignement, toujours assujettis, 
comme de juste, 4 des épreuves autrement completes et autrement 
difficiles. 

Ce troisiéme et dernier examen, nécessaire, comme témoignage 
d’une véritable éducation libérale, n’embrasserait, en réalité, 
guére plus de matiéres que les programmes actuels du baccalau- 
réat ; seulement il roulerait sur la partie de ces matiéres, qu’il est 
absolument ridicule de demander a un collégien. 

On réserverait, pour ce moment, les questions de critique et 
d’histoure littéraire, d’histoire des arts, des sciences, d’histoire de 
la philosophie, la discussion des divers systémes de philosophie 
ancienne et moderne, les notions de politique et d’économie poli- 
tique, de géographie commerciale et industrielle, et, enfin, si l’on y 
tenait, cette histoire contemporaine depuis 89, qui n’est pas un 
champ d’étude, mais un champ de bataille. Les candidats seraient 
alors armés pour s'y défendre. Toutes ces questions dont les pro- 
grammes actuels comportent, exigent méme, Vintroduction dans 
un examen de bacheliers, y sont enticrement déplacées; elles ne 
sauraient amener une réponse solide, sincére, pertinente ; elles ne 
font que troubler les candidats dans l’étude des matiéres légitimes 
de l’examen; elles contribuent 4 faire de nos huit ou dix ans de 
collége une vie énervante pour l’esprit ct pour le corps, meurtriére 
pour la raison, pour la sincérité, pour linitiative et Poriginalité des 
éléves, une éducation qui mérite absolument le nom d’Education 

Ces trois examens échelonnés en moyenne de dix-huit 4 vingt- 
cing ans, nous paraissent le seul systéme qui puisse sauvegarder 
’éducation physique et morale, sans porter préjudice aux études 
classiques et méme avec un trés-grand avantage pour elles. Puisse- 
t-on trouver un moyen meilleur et qui soit jugé plus pratique! Car 
nous savons bien que trés-peu de péres de famille se résigneraient a 
prolonger pour leurs fils un temps aussi improductif 4 leurs yeux 
que celui de la culture morale. Notre projet comporte une foule 
d'objections ; nous en remplirions, nous-mémes, plusicurs pages, 
en nous pénétrant bien de l’esprit de notre société démocratique et 
industrielle, altérée de luxe et de sensualité. Une difficulté réelle, 
ou du moins un retard, dans ces années de haut apprentissage 
intellectuel, provient, aujourd’hui, de l’institution qu’on appelle le 
volontariat d’un an. Nous n’avons pas a juger ici cette institution 
au point de vue militaire; nous dirons seulement qu’en ce qui con- 
ceme l’instruction et la carriére des jeunes gens destinés aux em- 


1h | LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


plois civils, elle n’a aucun rapport avec l’organisation prussicnne 
que l’on a prétendu imiter. En Prusse, les étudiants, durant leur 
service militaire, au lieu d’étre complétement arrachés aux sciences 
el aux lettres, pour étre assimilés de tous points — et comme chez 
nous avec quelques aggravations — aux soldats ordinaires, peuvent 
continuer a suivre les cours des facultés dont ils dépendent. lls y 
sont méme conduits réglementairement. Il est vrai que la Prusse 
n’est pas encore unc nation égalitaire et démocratique. Puisse-t-elle 
le devenir bientét! Alors, la revanche sera proche. L’année mili- 
taire qui, pour les jeunes lettrés allemands, ne fait que restreindre 
un peu les études, est devenue chez nous, afin de se rapprocher le 
plus possible de l’égalité, une suspension compléte de la vie intel- 
lectuelle. Il ne faut pas trop s’en plaindre si elle restitue, a nos 
jeunes gens, la vigueur physique que le collége leur a soustraite et 
si elle en fait de vrais soldats. Les intelligences élevées gagneront 
& ce temps de repos, pendant que la vie musculaire se dévelop- 
pera. Il est bon, pour l’esprit, de ne pas toujours étudier des faits, 
des nomenclatures, des chiffres et des dates, afin de pouvoir penser 
quelquefois. Mais cette année de gymnastique et de réverie n’avan- 
cera pas beaucoup, je le reconnais, la préparation du troisiéme 
examen de lettres. I! sera passé un an plus tard, voila tout: pen- 
dant cette année, l’esprit aura muri et lec cerveau aura profité de la 
vigueur acquise par les muscles. 

Je sais bien que, méme dans les familles riches, on se résignera 
difficilement 4 voir le jeune homme devenir, un an plus tard, sub- 
stitut, conseiller de préfecture, associé d’une maison de banque; 
mais je ne saurais compatir beaucoup 4 ces regrets, lorsqu’il s’agit 
el de l’état militaire de la France, et de ce qui lui importe tout au- 
tant, de son état intellectuel. Il n’y a qu’un seul moyen de rendre 
Venseignement moderne plus solide pour l’esprit et moins meur- 
trier pour le corps, c’est de le répartir sur un plus grand nombre 
d’années, c’est de ne pas écraser l’enfance et l’adolescence d’une 
besogne énervante qui rend impossible l'éducation physique, afin 
de donner aux jeunes gens et aux familles l’absurde satisfaction de 
considérer comme close 4 dix-huit ans, par un dipléme de bache- 
lier, la période des études libérales. On veut se débarrasser au plus 
tot des humanités, des études qui font homme, |’étre pensant et 
maitre de son esprit, mais qui ne sont pas immédiatement d'un - 
usage professionnel et lucratif. 

Nous affirmons ces deux choses : depuis la Révolution, la haute 
culture intellectuelle a énormément diminué en France, les études 
classiques périssent, et la race dépérit. Si nous croyions aux chif- 


LA DBNOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIOQUES. 75 


fres, nous dirions que la statistique est pour nous; mais les chif- 
fres sont habituellement faux, et toutes les additions de la statisti- 
que sont menteuses, car il n’y a pas deux unités égales dans la na- 
ture. Sachons faire hautement notre examen de conscience, et nous 
avouer 4 nous-mémes les causes vraies, les causes fondamentales, 
de nos épouvantables défaites : l’esprit s’abaisse parmi nous ct la vi- 
gueur du sang décroit. 

Savez-vous quels sont, depuis cinquante ans, les deux agents les 
plus actifs de cette décadence? Ce sont les deux grands objets de no- 
tre culte et de notre fierté, deux choses fort respectables en clles- 
mémes, quand on les administre sagement et qu'on les subordonne 
a ce qui est plus noble qu’elles : c'est la science et l'industrie. 

Le dépérissement des populations ouvriéres, abaissement de la 
taille, affaiblissement des muscles, l’incapacité du service militaire, 
sont des malheurs qui s’accroissent chaque année; cn méme temps, 
il faut le dire, que s'accroit l’aptitude aux émeutes sanglantes et 
aux déclamations de club. Je sais bien que les travaux industriels 
ne sont pas les seules causes qui ruinent la santé populaire : il y a, 
de plus, l’alcoolisme et le reste; mais tout cela se tient, et Ie régime 
moral de Pindustrie vaut son régime physique. On ne peut donc 
nier ce fait, que la transformation des paysans en ouvriers des 
villes ne soit partout, et n’ait été en France, une cause d’abatar- 
dissement pour les classes populaires. 

Le mal qu’a produit dans le peuple l’industrie, je veux dire le 
travail industriel désordonné, est produit chaque jour dans la bour- 
geoisie et les hautes classes par la science, je veux dire par le tra- 
vail déréglé de l'esprit. Je parle de ces deux excés en tant qu’ils 
s’appliquent a la jeunesse et empéchent son développement normal. 
L’excés du travail est permis 4 homme mur, parce qu'il n’a plus 
d’aussi graves dangers, et que d’ailleurs il est censé libre. Mais 
Vécolier et l’apprenti ne sont pas libres; la loi doit les défendre. 
Qu'un ouvrier s’exténue pour nourrir sa famille, c’est un honneur 
et un malheur pour lui; mais ce n'est pas un danger social comme 
lexténuement précoce de ses enfants. Qu’un membre de I'Institut, 
un adepte de la science, un poéte, un érudit, un artiste, épuise sa 
santé et abrége sa vie par d’utiles et illustres labeurs, c’est une 
gloire qu’il a le droit d’acheter au prix des plus grandes souffran- 
ces; mais les atteintes portécs a la vitalité de l’adolescence par l’ab- 
surde régime de notre instruction secondaire, par cette culture in- 
tensive appliquée a des intelligences de douze ans, l’épuisement des 
muscles et de tous les organes, infaillible résultat de cctte éducation 
Sams mouvement et sans air, n’offrent que des dangers pour l’esprit 


76 LA DEMOCRATIE ET LES ETUDES CLASSIQUES. 


des éléves dont elle exténue le corps. Cette éducation engendre une 
bonne partie des vices de |’intelligence contemporaine; elle entraine 
enfin pour la société une immense déperdition de forces. Si l’on 
veut réformer ces abus sans nuire aux études classiques, et pour 
leur plus grand bien, deux choses sont nécessaires, nous ne nous 
lasserons pas de le répéter : diminuer de beaucoup le travail des 
écoliers avant le baccalauréat, et remplacer par des exercices phy- 
siques au grand air une bonne part de ces heures d’immobilité, d’é- 
nervement, de rongement intérieur, qui ne sont pas des heures 
d'études ; enfin, ne pas permettre que le bachelier jette 4 l’eau ses 
livres classiques en recevant son dipldme, et le contraindre 4 pour- 
suivre encore quelques années la culture des bonnes lettres, par la 
perspective d’un troisiéme et décisif examen. Je sais bien que ces 
deux mesures sont entiérement opposées a l’esprit de |’époque, aux 
tendances et aux besoins d’une démocratie; mais ce que je sais 
d’une science plus certaine encore, c’est que'si l’on ne trouve pas 
un reméde 4 la double maladie que je signale, la race francaise dé- 
périra, les études classiques s’évanouiront peu 4 peu, nous devien- 
drons aussi impropres aux travaux de la guerre qu’aux grandes 
ceuvres de l’esprit, et le génie national ne sera plus qu’un impuis- 
sant souvenir. 


Victor pe LApRADE. 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS' 


XI 
POLENO ET BELLO. 


Cependant Darine, aprés avoir enfermé Dakouss dans le réduit 
mystérieux, traversa la salle des conférences suivi de Bello et de 
Poléno. Dans le vestibule, il dit 4 Poléno: 

— Yous lui ouvrirez demain matin. Il se sera calmé, ses dou- 
leurs seront moins vives, et il aura réfléchi. Vous lui rendrez la 1i- 
herté, en lui faisant comprendre que son salut dépend de lui-méme. 
Personne ne reconnaitra le beau Dakouss dans le monstre hideux 

qi est devenu. Il est sir de l’impunité; j’ai tenu ma _ pro- 
messe. Si cependant il a une prédilection marquée pour les tra- 
vaux aux mines, il peut se dénoncer lui-méme : je le ferai arréter 
et juger immeédiatement... Cependant, ajouta Darine, 11 vaut mieux 
pour lui et pour nous qu'il disparaisse. Sil désire quitter la 
Russie, je lui en donnerai les moyens. 

Et Darine, aprés avoir salué de la main ses deux complices, s’ap- 
prétait 4 descendre l’escalier du phalanstére. Poléno le saisit alors 
par le bras : 

— Attendez, Darine, dit-il, nous avons une explication 4 vous de- 
mander... Nous venons de commettre un crime dont vous, procu- 
reur impérial, chargé de faire respecter les lois, avez été l’insti- 
gateur. Le crime par lui-méme n’existe pas, je le crois, j’en suis 
persuadé : tuer, voler, n’est répréhensible que si l’on admet la 
propriété ou Ja religion comme bases sociales. Mais... notre asso- 
ciation existe; nous voulons ardemment, fermement, la régénéra- 
tion sociale, la fin du régne de |’arbitraire et des priviléges ; nous 


! Yor le Correspondant des 25 mai, 410 et 25 juin 1875. 


718 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


sommes des agents actifs et courageux de l’association, et n’avons 
pas le droit de risquer aveuglément nos existences. 

Le procureur demanda, un peu inquicet : 

— Out voulez-vous en venir? 

— Laissez parler Poléno, Darine, dit Bello avec sévérité. Nous 
vous avons obéi... | 

— Parce que vous nous avez prouvé, interrompit Poléno, que le 
jugement régulier et public d’un aide de camp de l'empercur serait 
un avantage immense conquis par le progrés. « Quand on verra, 
nous avez-vous dit, que le pouvoir d'un procureur impérial ne s’ar- 
réte méme pas au seuil du Palais d’hiver, que la main de Ja loi 
peut s’abattre sur lépaule d'un serviteur particulier du tzar, on 
comprendra enfin que l’ére de la liberté a lui pour la Russie. Sa 
Majesté, dans son équité profonde, dans son respect pour la loi 
gu’clle a daigné promulguer elle-méme, ne s’opposera pas 4 ce que 
l’on juge un de ses aides de camp. Quel triomphe alors pour la cause, 
quel retentissement immense! Les populations des contrées les plus 
éloignées de l’empire cesseront dés lors de trembler devant les ai- 
guillettes d’or et la graine d’épinard. » Nous avons compris la vé- 
rité de vos paroles, et nous vous avons obéi. Nous avons torturé un 
de nos fréres pour le bien de tous; c’était justice. 

— Eh bien, alors, demanda Darinc, que me demandez-vous 
donc? 

— Etait-ce bien 14 votre but? 

— Vous cn doutez? 

— Non; mais nous vous le demandons encore une fois. Nous 
voulons que vous le répétiez solennellement. Ecoutez-moi, Darine. 
Obéissant a vos ordres, j'ai suivi 'homme masqué, le chef mysté- 
rieux des pénitents. C’était bien le nabab indien, je l’ai vu entrer 
dans son palais. Eh bien, j'ai eu confiance alors. Cet homme doit 
étre sincere; il est des nétres, notre chef. 

— Ah! interrompit Darine... Et vous étes arrivé 4 cette convic- 
tion en le suivant? 

— Non, en constatant sa provenance étrangére. Un Russe peut 
avoir des raisons pour se servir de nous; un Indien, riche 4 mil- 
lions. est étranger ici, et ses intéréts personnels sont ailleurs. 

— Mais pourquoi me dites-vous cela, Poléno? 

— Le nabab a défendu que l'on touchat au comte Lanine. 11 de- 
vait avoir ses raisons. Vous avez méprisé ses ordres. Vous étcs 
notre chef, et je ne discute pas; mais si vous trahissez notre cause, 
Darine, prenez garde! Nous nous léverons contre vous ct nous de- 
viendrons pour vous des ennemis aussiimplacables que nous avons 
été serviteurs obéissants. Réfléchissez-y, Darine, et que tous les 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 79 


moments de votre vie soient consacrés & la grande cause. Vous étes 
puissant parmi nous; vous éles devenu un homme important 
parmi les enfants de Beéhial... 

Bello ajouta : 

— N’oublez pas que vous nous appartenez! 

Darine, qui s’était légérement troublé au début de cette conversa- 
tion, enveloppa alors les deux nihilistes d’un regard qu'il parvint a 
rendre ému. 

— Je ne l’oublie pas. Vous étes des vrais serviteurs de l’associa- 
tion. Je vous dois beaucoup; mais j’espére payer ma detle. Je vous 
prouverai un jour quc notre cause n'a pas d’agent plus zélé que moi. 

I} leur serra la main et ouvrit la porte. Dans l’escalier, il se re- 
tourna en murmurant : 

— Imbéciles! 


fi était onze heures du soir, Tatiana et sa fille attendaient anxieu- 
sement des nonvelles. Vers huit heures, un domestique avait apporté 
une lampe; Tatiana avait vu le sourire méchant du valet, et avait 
décidé de ne plus sonner jusqu’au moment ou tout s’expliquerait. 
La mére et la fille causérent avec un calme relatif. La comtesse 
Lanine avait méme insisté pour que la conversation roulat sur les © 
projets d’avenir de sa fille; mais Alexandra évitait, au contraire, 
de s‘expliquer sur ce point. Elle avait dit 4sa mére, avec une légére 
nuance d'impatience : 

— Je finirai bien par trouver un homme digne de moi. Laissez- 
moi chercher, ma mére. J’espére que vous ne craignez pas que mon 
choix ne s'‘égare? Je vous ai choisie pour modéle, et je désire régler 
ma vie comme vous avez fait de la vétre. 

— Etes-vous sire, dit Tatiana, que j’aie été heureuse? 

— Comment? dit Alexandra. Que dites-vous? 

Le front de Taliana se couvrit d’une rougeur fugitive. Elle se 
troubla un instant et répondit : 

— Comme il faut étre prudent avec les petites filles!... Vous ne 
m’avez pas comprise. Je remercie tous les jours Dieu de m’avoir fait 
épouser votre pére; mais nous n’avons pas eu une vie heureuse. 

— Oh! dit Alexandra avec exaltation, je ne suis pas de votre avis. 
Je réve, au contraire, de la méme existence. Partager les dangers, 
les douleurs de l'homme que |’on aime, le sauver, étre son ange 
gardien, quel magnifique réve! Vous avez eu, ma mére, une bien 
belle existence. 

— Vraiment! dit Tatiana; trouvez-vous donc que nous sommes 
heureuses 4 celte heure? 

Cette remarque fit tomber I’exaltation d’Alexandra; elle se tut. 


80 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Puis la mére et la fille échangérent quelques paroles, se deman- 
dant la raison de l’absence de Wladimir, de ce silence lugubre ot 
était plongé hotel et qui se prolongeait outre mesure. A mesure 
que les heures s’écoulaient, leurs paroles devenaient plus rares ; 
elles finirent par ne plus échanger que des regards anxieux. Au 
moindre bruit qu’elles croyaient entendre 4 la porte, elles s’entre- 
regardaicnt avec effroi. Assises loin l'une de l'autre, Tatiana sur 
un canapé, 4 cdté de la lampe, Alexandra sur une chaise auprés de 
la porte, elles cherchaient 4 se cacher mutuellement leur inquié- 
tude. 

Une fois seulement Alexandra se comprima la poitrine et éclata 
en sanglots : 

— Mais c’est horrible, nous sommes prisonniéres... Que se pas- 
‘se-t-il donc? 

Tatiana palit et appela Alexandra de la main : les deux femmes 
se jetérent un instant dans les bras l'une de l'autre; puis Tatiana 
repoussa sa fille, qui revint 4 sa place auprés de la porte. 

A onze heures, le silence profond du salon n’était plus troublé 
que par la respiration haletante des deux femmes, que l’attente et 
leffroi avaient rendues muettes. Onze heures sonnérent; Tatiana 
eut la force de dire d’une voix tremblante : 

— Il est impossible que nous n’ayons pas de nouvelles! Et vrai- 
ment, je ne me reconnais plus, je suis abattue avant de rien sa- 
voir... Voyons, Alexandra, du courage! 

Tout 4 coup, il se fit un grand bruit dans la piéce voisine. Alexan- 
dra se leva et s’appuya défaillante contre un fauteuil. 

— Enfin!... j'ai cru que j’allais mourir, dit Tatiana. 

Darine parut. Derriére lui, le commissaire, des greffiers, des 
gendarmes et toute la valetaille de la maison. 

— Qu est mon mari? s’écria Tatiana incapable de se contenir 
davantage; qu’en avez-vous fait? 

Darine la salua avec une froide courtoisie : 

— Madame la comtesse, dit-il, il m’est pénible de vous annoncer 
une mauvaise nouvelle. La culpabilité du comte Lanine me parait 
aujourd’hui démontrée. J'ai entre les mains des preuves irrécu- 
sables. Sa Majesté nous a autorisé 4 le maintenir en état d’arres- 
tation préventive et mettre les scellés sur ses papiers. Nous venons 
accomplir ce pénible devoir. 

Alexandra poussa un cri, et tomba, défaillante, sur son fauteuil. 
Tatiana, au contraire, sembla reprendre de nouvelles forces sous 
ce coup inattendu. Comme toutes les natures fortes, l’incertitude 
lui était insupportable. Un danger réel, palpable, la trouvait préte 
4 combattre. Elle avait affreusement pali aux paroles de Darine; 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. si 


mais, quand le procureur eut fini son petit discours, elle se re- 
dressa, et dit : 

— Mon mari est victime d’une erreur, monsieur le procureur, 
et j’espére prouver cela 4 la justice. 

Darine eut un geste de condescendance. Une pensée terrible tra- 
versa alors l’esprit de Tatiana. Elle demanda d’une voix légérement 
tremblante : 

— Suis-je prisonniére, moi aussi? 

— Non, madame, répondit Darine. Il n’y a pas jusqu'ici de pré- 
ventions contre vous. La loi, ajouta-t-il sentencieusement, différe de 
l'arbitraire, en ce qu’clle ne comprend pas dans ses rigucurs la 
famille de l’accusé. Il vous est permis d’ignorer cela, car vous étes 
la femme d’un aide de camp du tzar Nicolas. Quand on aura mis les 
scellés sur les appartements de votre mari, vops quitlerez l’hétel et 
vous serez libre... 

Tatiana respira et clle s’avanga vers sa fille qui sanglotait, éper- 
due. 

— Acondition, continua Darinc, de vous tenir toujours a la dis- 
position de la justice. 

— Oui, monsieur, je ferai rendre justice 4 mon mari, je yous le 
jure! 

Elle saisit Alexandra par le bras et la forca de se relever. 

— Ne pleurez pas, ma fille, nous avons l’air de coupables... Al- 
lons, debout, et appuyez-vous sur moi. 

Elle V’enlaca de ses bras, et, droite, méprisante, elle dit 4 Darine, 
involontairement subjugué par son attitude : 

— Monsieur le procureur impérial, veuillez dire 4 mon mari que 
nous veillons sur son honncur. Qu’il se tranquillise donc! car il 
sera sauvé. Allez, maintenant, monsicur, et faites votre devoir ! 


XII 
TATIANA ET LE NABAB. 


Le nabab Dowgall Sahib travaillait dans le cabinet o nous avons 
introduit le lecteur au commencement de cette histoire, quand 
Ivan Kolok, son mystérieux agent, entra, s’approcha de lui, et 
lui dit quelques mots a l'oreille, en accompagnant ces mots de 
gestes d’élonnement. L’Indien, si maitre de lui d’ordinaire, ne put, 
en éoutant Ivan, retenir un cri de stupéfaction. 

— Elle! cria-t-il, ici, 4 cette heure! 

10 Jouuar 1875, 6 


82 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Qui. Minuit sonnait lorsqu’elle s'est fait annoncer. 

Le nabab avait déja cu le temps de reconquérir son calme. 

— Fais entrer sur-le-champ, dit-il & son intendant. | 

Il croisa sa robe de chambre, la boutonna minutieusement, pci- 
gna avec Ia main ses cheveux légérement dérangés par le travail, 
et attendit, sans changer de costume, la personne annoncée. 

Tatiana parut sur le seuil. Dowgall s’avanga vers elle et lui dit: 

— Que Votre Excellence daigne m’excuser de la recevoir dans un 
pareil costume; mais je crois que la plus grande preuve d’empres- 
sement que !’on puisse donner a un visiteur est de ne pas le faire 
attendre. 

Tatiana linterrompit: 

— Laissons de cdté, pour aujourd’hui, les formules de la poli- 
tesse. Je suis venue, car j’ai besoin de vous. 

Le nabab s’inclina : 

— Je suis aux ordres de Votre Excellence, et je la remercie de 
s’étre souvenue de son serviteur. 

Il lui indiqua un siége et s’assit lui-méme. Tatiana lui saisit le 
bras. 

— Jignore comment vous vous trouvez mélé aux événements de 
notre vie; mais c’est un fait. Vous nous avez sauvés une fois; je 
viens aujourd’hui vous demander votre protection pour mon mari. 

Le nabab eut un léger sourire; il sembla se rappeler comment 
Wladimir avait haussé les épaules quand il lui parlait de sa pro- 
tection. Tatiana ne s’en apercut pas et continua : 

— Ils ont commis un crime dont ils ont accusé Wladimir. Mon 
mari est en prison, arrété, déshonoré. Ils ont mené cette épouvan- 
table intrigue avec une duplicité inouie. . 

— Qui, ils? demanda le nabab en se levant, ému lui-méme de 
lémotion de Tatiana. 

— Le procureur Darine, les socialistes... que sais-je? 

Le nabab frappa du poing son bureau. 

— Comment! cria-t-il, ls ont osé! Ah! quand je le leur avais 
défendu. C’est bien, madame, ces gens-la seront punis. Un chati- 
ment terrible les attend. 

Tatiana écoutait en tremblant. 

— Vous espérez donc? 

— Je sauverai votre mari; oui... je les forcerai 4 se rétracter. 
L’audace de ce procureur me confond ! Ce n’est pas un homme ordi- 
naire, cependant... 11 est impossible qu’il n’ait pas quelqu’un der- 
riére lui. 

Ii demanda ensuite : 





FONCTIONNAIRSS ET GOYARDS. 83 


— Ce procureur a-t-il quelques raisons, si insignifiantes qu’elles 
soient, de vous hair, vous ou votre mari? 

— Non, aucunes. 

— Vous ne vous connaissez pas d’ennemis? 

— Les socialistes ! 

— Je croyais avoir écarté de votre téte le danger d’une guerre 
avec un comité secret. Vous n’avez pas d’ennemi personnel? 

— Non... & moins que... mais, non... Il est paralytique, impo- 
tent, 1] se meurt tous les jours... 

— Qui cela? demanda le nabab. 

—Un ancien ennemi, Schelm! Mais cette supposition est inad- 
missible. 

On aurait pu croire que le nabab allait tomber 4 la renverse. 11 
chancela, pale comme la mort, remua les lévres comme s’il al- 
lait prononcer des paroles. Mais tout a coup, il fit quelques pas, et 
saisissant le bras de la comtesse stupéfaitc, il cria d’une voix de 
tonnerre : 

— Schelm n’est pas mort?... 

Tatiana fit un mouvement négatif de la téte. 

—fla échappé & ma vengeance! Il vit, et je ne le savais pas! 
rugit le nabab. Ah! malédiction ! 

Alors Tatiana saisit 4 son tour le bras du nabab et dit: 

— Vous voyez bien que vous étes Muller! 

— Oni, je le suis! dit le nabab. 

Ki cet orgueil de homme fort qui ne veut pas avouer qu'il 
a é surpris par son émotion le rendit plus pale encore. 

— Et ne croyez pas, dit-il avec violence, que je me sois trahi! A 
yous, comtesse, 4 vous seule je voulais me découvrir; les circon- 
stances ne-m’en ont pas laissé le temps. Oui, madame, je suis 
Muller! 

Elle lui tendit la main : 

— Je vous avais deviné. 

— Et vous ne vous doutez pas, dit-il, du bonheur que j’ai ressenti 
quand j'ai vu que vous ne m’aviez pas oublié. Je ne pouvais avoir 
confiance qu’en vous seule... Mais parlons de Wladimir, du dan- 
ger qui le menace. Schelm est vivant!... A son souvenir la colére 
me rend fou. Quel est l’insensé qui a sauvé ce misérable? 

Tatiana répondit : 

— Moi... Je l’ai vu a moitié noyé, ralant. J’étais alors dans toute 
la joie du triomphe; mon coeur était plein de miséricorde. Vous 
avez été implacable, j’ai voulu étre clémente! 

— Vous étes une sainte et noble femme! dit Muller avec émo- 
tion; mais vous voyez que Ics bonnes inspirations sont parfois dan- 


84 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


gereuses 4 suivre. Je comprends tout maintenant : c’est Schelm 
qui vous poursuit. Je reconnais sa duplicité infernale. Une bonne 
action a parfois de dures suites. 

— Qu’importe! si elle satisfait la conscience ?... 

—— Ah! il vit encore! et il veut lutter avec moi... Je n’ai pas su 
me venger! répéta Muller. 

— Il est paralytique, impotent ! 

— Mais son esprit est lucide ? 

— De temps 4 autre. 

— N’importe. Je sauverai Wladimir, je vous le jure! C’est mon 
devoir plus que jamais. 

Tout a coup il s’interrompit et demanda : 

— Avez-vous tout deviné? 

Tatiana rougit et répondit d’une voix si basse qu’elle était 4 peine 
perceptible. 

— Qui. 

— Vous savez pourquoi je suis revenu, pourquoi la puissance 
souveraine méme m’était odieuse en Asie, pourquoi je voulais 
revoir ]’Europe? 

Elle répondit plus bas encore : 

— Qui! 

— Et vous étes venue chez moi me demander un service. Je vous 
en remercie. 

Elle leva la téte et répondit : 

— Qu’avais-je 4 craindre? Pourquoi aurais-je hésité? 

Ii dit : 

— C’est vrai, vous ne pouvez vous défier de moi... ni de vous- 
méme, ajouta-t-il tout bas : 

Elle répondit avec assurance : 

— Vous avez raison. 

— Et cependant, continua Muller, vous m’avez reconnu et vous 
m’avez compris. Vous m’avez dit ces mots qui m’ont procuré une des 
plus grandes jouissances de ma vie: « Muller était de force a 
se tailler un royaume sous le ciel. Vous étes nabab de Cawnpore, 
mais vous étes Muller. » C’était vrai. Wladimir, mon ami, ne m’a 
pas reconnu. Un jour, dans la rue, je rencontrai un mendiant vieux, 
hideux, infirme, qui me tendit la main : c’était Palkine. Je lui don- 
nai l’aumdne et je causai avec lui.Ce fut jadis mon ennemi acharné. 
Il ne me reconnut pas. Vous ne m’avez pas oublié, Tatiana; je vous 
remercie... 

Elle l’'interrompit : 

— Je suis venue ici pour sauver mon mari! 

— Je le sauverai! Croyez-vous que j’hésite? 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS, 85 


Elle le regarda en face et répondit : 

— Non! 

ll passa la main sur son front. 

— Oh! dit-il, vous ne savez pas ce que j’éprouve!... Je vous 
I'ai dit, }’étais censé tout-puissant dans la terre des herbes. Je 
venais souvent sur les rives du lac Baikhal. Ces contrées, oti j’avais 
tant souffert, je ne pouvais les quitter. Je venais contempler les 
lieux o&@ vous aviez vécu. 

Elle demanda froidement : 

— Comment étes-vous devenu nabab de Cawnpore? 

— Ah! murmura-t-il en baissant le front, vous étes cruelle... Je 
ne pouvais plus vivre dans ce pays, oi tout me rappelait mon 
crime et votre prés... pardon... J’avais fait une fortune énorme. 
Je m’embarquai 4 Nicolaivesk. Je voulus aller devant moi, a la re- 
cherche de ’inconnu. En ce temps-la déja j’étais le chef de toutes 
les sociétés secrétes de l’Asie. Je pouvais aller de Yeddo & Saigon, 
certain de trouver dans chaque ville des amis ; je comptais parmi cux 
des souverains. I] y a de nombreux rois la-bas qui ne sont pas satis- 
faitsde l’ordre de choses existant, car dans l’extréme Orient, vous le 
savez, la force prime partout le droit. Les Taipings, en guerre con- 
tre les Mongols-Chinois ; les Thugs, étrangleurs de l’Inde, ennemis 
des Anglais ; les galéricns russes qui se pressent en descendant le 
long de l’'Amour; les cloimias japonais persécutés par le toicoun; 
les Malais des archipels révoltés contre laHollande et |’ Angleterre, me 
connaissaient et m’estimaient. J’avais, en dix ans, fait faire con- 
naissance entre cux 4 ces peuples du continent et des archipels d'A- 
sie qui s’ignoraient, mais qui, tous, poursuivaient, depuis des sié- 
cles, une méme idée: l’affranchissement. Je vous avais dit que je ne 
tenais pas en place : une activité fiévreuse me faisait oublier mes 
chagrins et mes remords. J’étais un des agents de civilisation, car 
avant d’étre libre, il faut cesser d’étre barbare. Seulement, je com- 
prenais l’établissement de la civilisation autrement que ne le com- 
prennent les Européens. 

Tatiana écoutait sans interrompre; elle sentait qu’il fallait lais- 
ser Muller raconter son étrange existence. D’ailleurs, malgré ses 
preoccupations et ses craintes pour son mari, l’odyssée du Cour- 

is l'intéressait involontairement. 

Muller continua donc: 

— Mes voyages me conduisirent une fois dans I’Inde. Je faisais 
de la propagande; j’étais partout puissamment recommandé. J’ar- 
nvai 4 la cour du nabab de Cadupour. C’est un petit royaume pour 
"nde : il compte & peine deux millions d’habitants. Le nabab, roi 
de la contrée, avait dans sa capitale un résident anglais. Ce pauvre 





86 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


diable de souverain, qui avait le droit d’écorcher vif un de ses sujets 
dont la physionomie lui déplaisait, et qui ne se privait pas de faire 
ample usage de ses droits, était cependant le plus malheureux homme 
de la terre. Il sentait que sa puissance, jadis illimitée dans ce petit coin 
perdu, s’arrétait au seuil de toute maison protégée par le pavillon 
britannique, et cela l’exaspérait. Pour se venger de cette contrainte 
insupportable, il brilait, décapitait, pendait a tort et 4 travers. Son 
peuple murmurait et le résident souriait. J’arrivai sur ces entrefaites. 
Le nabab était tant soit peu initié aux mystéres de Bohwoine. Je fus 
recu trés-bien, et nous causdmes souvent. Deux ans aprés, le nabab 
était adoré dans son royaume : les exécutions avaient cessé, des in- 
stitutions libérales avaient été promulguées. Le résident anglais ne 
souriait plus. Je partis pour Calcutta un soir, en secret, ct je re- 
vins trois semaines aprés; j’avais obtenu par mes intrigues le chan- 
gement du résident. Le surveillant d’un rajah voisin fut accrédité 
auprés du prince. Je devins de cette fagon l’ami intime du nabab 
de Cadupour. 

Tatiana ne s’attendait probablement pas 4 ce dénouement, car 
elle ne put retenir une exclamation d’étonnement. 

— Oui, poursuivit Muller, et vous ne connaissez pas ces hommes 
primitifs, madame; ils sont extrémes en tout. Le nabab, qui sou- 
riait jadisal’aspect des supplices, était devenu d’une sensibilité fémi- 
nine. L’amitié qu’il me voua était ardente et profonde. Il voyait que 
]étais triste : j’avais la nostalgie de l'Europe, du moins je le 
croyais. Je le lui avouai; et je lui dis aussi que j’élais mis au ban 
par la plupart des nations européennes; car j’avais tué, pillé ou 
conspiré a peu prés dans toutes les colonies. J’étais, et jele suis en- 
core, immensément riche. J’ai conquis — ici cela s’appelle voler — 
plus de cent millions de roubles. Mais en débarquant en Europe, 
je courais risque, si j’étais reconnu, d’étre pendu en Angleterre; 
envoyé aux mines, en Russic; 4 Cayenne, en France. Aussi deve- 
nais-je de plus en plus triste, je dépérissais 4 vue d’ceil, et mon 
imagination, si féconde cependant, ne me fournissait aucun expé- 
dient, car l’idée de me cacher sous un déguisement quelconque rée- 
pugnait 4 mon orgueil. L’amitié du nabab me vint en aide. Cet 
homme me proposa un déguisement royal. Sans rien me dire, il 
avait envoyé demander des passeports au lord-gouverncur. Quand 
les passeports furent arrivés, il me fit appeler et me dit : « Sahib, 
tu as sauvé ma couronne, il est juste qu’A mon tour je te sauve la 
vie. Va, pars pour I’Europe : tu seras inviolable partout, car Je te 
fais roi; tu seras pour tout le monde le nabab de Cadupour, et tu 
auras droit a ce titre. Quant 4 moi, je m’engage pendant ce temps 
4 disparaitre. Je vivrai dans )’intérieur des appartements de mon pa 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 87 


lais, et quand je voudrai voir le ciel et la campagne, je me ferai fakir et 
je prierai Brahma. J’annoncerai mon départ et je nommerai mon fils 
régent en mon absence. » Je crus qu’il plaisantait; il était sincére. 
Je refusai d’abord. « Tu partiras, dit-il avec mélancolie, et si tu 
pars, tu ne reviendras plus. Je veux te revoir, cependant. Si tu 
crois que de ton retour dépend mon bonheur, tu viendras pour me 
dégager de ma parole. » J’acceptai ce dévouement sublime. Vous 
aves dit vrai, madame. Je suis nabab de Cadupour, mais je suis 
Muller. 

— Mais comment avez-vous pu, murmura Tatiana étonnée, faire 
croire & tout le monde... 

— Le royaume du nabab est presque inconnu, aucun Anglais n’y 
a jamais mis les pieds, hormis le ministre destitué. Il s’agissait 
d'aller a Calcutta et de tuer ce résident. J’y allais, et je tuais cet 
homme. : 

— Oh! cria Tatiana, c’est affreux... 

— Je vous ai déja dit, madame, que notre morale différe de la 
wire. C’était un méchant homme et il pouvait me nuire ; je m’en 
débarrassai sams remords. Une fois 4 bord du bateau 4 vapeur, j’é- 
lais pour tout le monde le nabab. A mesure que je méloignais 
de I'lade, ma sécurité grandissait. Les habitants de Cadupour ne 
voyagent pas, ef & Liverpool je n’avais plus rien a craindre. Je voya- 
geal un an, je traversai Londres, Paris, Vienne et Berlin; j’étais 
toujours triste. Ce n’était pas l’Europe que j’aurais voulu revoir ; 
c était la Russie et... Oh! ne vous fachez pas, — vous, — madame! 

Elie balbutia tout bas : 

— Je ne me fiche pas, nous étions liés par des souvenirs... 

Et elle ajouta, le regardant en face : 

— Pourquoi voulez-vous que je me fache? Votre amitié n'est pas 
coupable. 

I] continua. : 

— J’arrivaia Saint-Pétersbourg ; je fusrecu avec éclat, j’allais a la 
cour, lesplus grands personnagesbriguérent |’honneur de m’étre pré- 
Sentés; mais, vous, le hasard ne m’a pas permis alors de vous rencon- 
trer. Quand j’arrivai, c’était en 1862, vous éticz avec Wladimir dans 
une province éloignée... Je ne savais quand vous reviendriez et je ne 
pouvais pas vous dire: je suis Muller, et alors, ces honneurs dont on 
mentourait, cette déférence générale qui s’adressait 4 un autre qu’a 
mot, me devinrent odicux. Puis, 4 Saint-Pétersbourg, personne ne 
connaissait, il est vrai, le nabab de Cadupour, mais il y avait des 
hommes qui pouvaient reconnaitre Muller. [1 n’est pas besoin de vous 
dire qu’il n'y a aucune ressemblance entre mon visage et celui du 
nabab instable. Plus triste encore et plus désespéré, je songeal a 


88 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


retourner dans I’Inde, et a dégager le roi de sa parole, quand je 
rencontrai un jour Ivan Kolok, vous vous souvenez... Ivan est cet 
homme auquel vous avez permis de sauter dans le fleuve, le jour 
de la bataille de l’Ougora. Ivan s'était soumis, il avait été amnistié, 
il était redevenu colon... Puis sa conduite ayant paru exemplaire aux 
autorités, on lui avait permis de faire du négoce pour son propre 
compte. Aujourd’hui Ivan est un marchand sibérien, il a purgé sa 
peine et il est libre. Mais Ivan, madame, avait connu la liberté qu’il 
avait aimée. Sa soumission n’était qu’apparente. li conserva des 
relations avec les colons et les exilés; de plus, il se fit affilier aux 
sectes qui pullulent en Sibérie. Ses affaires ayant forcé de venir 
4 Saint-Pétersbourg, 11 me rencontra alors que tout était prét pour 
mon départ et il me reconnut. J’ouvris mon coeur 4 ce vieux compa- 
gnon, et cethomme me fit voir, ce que, moi, prince indien, je ne 
voyais pas bien, la transformation totale de la Russie, et il me dit: 
« Pourquoi ne jouiriez-vous pas de la fortune et de la situation que 
vous avez acquiscs, et cela sous votre nom. ll s’agit pour vous, non 
de changer de personnalité, mais de changer 4 votre avantage, l’or- 
dre des choscs. » Il me prouva que c’était, sinon facile, du moins fai- 
sable. Pour ne pas éveiller les soupcons, j’étais parti seul de Cadu- 
pour, et j'avais choisi les serviteurs de ma suite dans les Etats voi- 
sins, mais nous étions convenus avec le nabab d’un moyen de cor- 
respondre. Je renvoyais un de ces serviteurs dans l'Inde avec une 
lettre dans laquelle je priais le nabab de me permettre de rester 
encore trois ans en Europe. Je regus sa réponse six mois aprés, 
elle était laconique : « Faites! m’écrivait-il, mais revenez un jour. » 
Depuis deux ans, je travyaille; nous avons concgu un plan colossal. 
Ah! cria-t-il soudain, si j’avais une compagne comme vous... 

Tatiana cffrayée recula et demanda : 

— Qnels sont donc vos projets? que voulez-vous faire? 

Cette question directe calma |’exaltation de Muller qui passa la 
main sur son front, et redevint tout 4 coup froid. 

— Pour le moment, madame, dit-il, sauver votre mari. Je le 
sauverai... On a méprisé mes ordres, je ne permets cela a per- 
sonne... 

— Muller, répéta Tatiana, vous m’épouvantez, qu’étes-vous venu 
faire ici? 

Muller se redressa solenncl. 

— Ecoutez, Tatiana, dit-il, comme jadis, a Irkoutsk, l'homme 
qui a trahi Wladimir, est son serviteur, disposez de lui. Je vous al 
ouvert mon cceur pour que vous ayez confiance en moi, je me suis 
mis entre vos mains,... vous pouvez me perdre. 

Elle eut un geste d’énergique protestation : 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 89 


— Qh! pouvez-vous craindre un moment... 

— Aussi ne crains-je pas, mais je vous prie de ne plus m’inter- 

roger. Je vous ai dit tout ce que pouvais vous dire. 

— Mais... 

— Non! dit-il d’une voix ferme, votre visite ici s’est prolongée 
ontre mesure. Rentrez chez vous et attendez. Dans quarante-huit 
heures, vous me reverrez. : 

Hse leva, la prit par la main et la conduisit a la porte. 

— Pas un mot de plus, dit-il d’une voix tremblante; vous ne 
royez donc pas que votre aspect m’éte le courage. Allez, adicu... 
Je vous le répéte, aprés-demain je serai chez vous. Et... 

i ajouta d’ane voix sourde : 
— Je vous jure de sauver votre mari! 


XIII 


LA CONFESSION DE MULLER. 


Schelm réfléchissait, seul dans son cabinet mystérieux, quand 
presque a la méme heure, ot Dakouss payait de la perte de sa 
beauté son dévouement 4 la cause des nihilistes, un coup retentit 
ala porte de l’appartement. Ce coup fut suivi de plusieurs autres 
de plus en plus vifs et saccadés. Avec un singulier sourire qui 
semblait dire qu'il avait presque deviné qui frappait ainsi, Schelm 
fit jouer la pelote et la porte s’ouvrit. 

Louise, pale, échevelée, les yeux hagards, s’élanca dans le ca- 
binet. 

— liest mort! criait-elle, c’est moi qui ai donné le poison. Je se- 
rai probablement chatiée, il n’y aurait pas de justice sans cela, 
mais ce comte Lanine ira aux mines, aux galéres. Le misérable a 
versé le poison que j'ai donné 4 Vadime! 

— Bravo! murmura Schelm, bien, ma fille! 

Mais Louise s’approcha de lui, ct ses yeux langaient des éclairs 
menacants : 

— Je ne sais cependant qui est coupable dans tout cela. Je n’ai 
pas pu réfléchir. Mais si vous avez trempé dans ce crime odieux, 
mon pére, vous aussi, prenez garde. Je ne sais comment je pourra 
vous atteindre, mais je le vous jure, je vengerai Vadime. 

— Eh! ch! eh! ma douce colombe, dit Schelm, je vous ai avertic, 
vous souvenez-vous ? 


— Qui, je m’en souviens, et je vous le répéte, prenez garde! 


90 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Pourquoi l’avez-vous mal défendu? répondit. Schelm avec un 
ricanement. 

Elie lui saisit le bras. 

— Ne raillez pas. 

— Bah ! dit-il, nous vous trouverons un meilleur mari. 

— Vous m’avez toujours inspiré une méfiance et une peur instinc- 
tives, continua-t-elle. 

Il Vinterrompit par un éclat de rire : 

— C’est l’impression que je produis 4 tout le monde. 

— Qui, mais je ne vous crains pas, et je vous le répéte, si j’ap- 
prends que vous ayez trempé dans cette action... Savez-vous, cria- 
t-elle en lui secouant le bras avec force, que sa derniére pensée fut 
peut-ctre une malédiction pour moi. 

— Vous oubliez, dit Schelm tranquillement, que je suis malade, 
et qu’en me secouant le bras, vous me faites mal. 

Louise lui lacha le bras, et lui dit 4 loreille: 

— Vous souffrez... tenez, quelque chose me dit que vous étes 
scul coupable. 

— Ah! ca! dit Schelm, mais vous devenez folle. 

Il poussa le bouton qui ouvrait la fenétre grillée. 

— Allez dans votre chambre, continua-t-il, vous étes dans un 
état d’exaltation dangereux. 

Un domestique montra sa figure derriére la grille. Louise se 
dirigea vers la porte; arrivée sur le seuil, elle se retourna, jeta a 
son pére un regard sombre, et répéta : 

_ — Prenez garde! 

Aprés cette scéne, Schelm s’endormit un sourire de joie aux lé- 
vres et quand, le lendemain, il se réveilla trés-tard dans la mati- 
née, il fut d’une humeur délicieuse. I] plaisanta sa femme et ses 
plaisanteries n’étaient pas acerbes comme a l’ordinaire. La baronne 
fut heureuse ce jour-la. 

— Vous savez que Louise a empoisonné un homme hier, dit tout 
4 coup Schelm a sa femme. 

La baronne bondit. 

— Comment? 

— Eh! ou! 

Mais la baronne se rassura promptement, elle crut 4 quelque 
plaisanterie de son mari. 

— Vous étes bien gai cc matin, mon ami! 

— Eh! n’est-ce pas dréle de compter une empoisonneuse dans 
sa famille. 

— Mon ami! 

Alors Schelm dit avec un mauvais rire ° 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. oH 


— Vous croyez peut-étre que je plaisante. 

— Certainement ! 

—IUn’y a rien de plus sérieux, un gendarme !’a accompagnée ; 
elle est prisonniére ici. 

— Ah! mon Dieu, dit la baronne, mais c’est donc vrai? 

— On ne peut plus vrai. 

— Ce n’est pas un crime, n’est-ce pas !... Quelque imprudence... 

— Bé! hé! 

La baronne se leva, blanche comme un suaire. 

— Bah! dit Schelm, on ne lui fera rien, ne tremblez donc pas; 
vous ne savez rien de ce qui se passe dans la ville, pas méme dans 
votre maison, c'est ridicule. Le comte Lanine a commis le crime, 
Louise en a été l’instrument. 

— Louise! le comte Lanine! bégaya la baronne stupéfaite. 

— Qui, dit Schelm. Ce que c’est cependant... Nous avons recu un’ 
scélérat, car il est venu nous voir, hein! et vous vous extasiiez de- 
vant lui. 

Les trois coups distancés qui avertissaient Schelm de l’arrivée de 
Darine, retentirent en ce moment. 

— Allez-vous-en, et ne pleurez pas, lui dit-il. Il n’arrivera rien 4 
votre fille. Et 11 murmura en tirant la pelote : 

— ¥ a-t-il au monde une créature plus sotte que cette femme? 

Darine entra, il était sombre et préoccupé, Schelm lui fit le 
meilleur accueil. 

— Se sais, dit-il, vous avez réussi. Avez-vous des preuves contre 
lui? 

— Irrécusables! 

— Bravo! Mais d’ou vous vient cette figure d’enterrement ? 

— Jai recu d’Ivan Kolok l’ordre de me rendre immédiatement 
au phalanstére. Nous avons méprisé les ordres de nos chefs mysté- 
neux. Je crains que ce ne soit pour cela. Ce matin déja... 

— Bah! interrompit Schelm, tout s’arrangera. Ce sera un procés 
excellent pour notre cause. Les chefs comprendront cela. En qua- 
lité de président du Mystére, je convoque dans quinze jours le 
Centre pour affaire urgente. Je m’y ferai porter. Je me sens tout 
ingambe, ajouta-t-il avec un trémoussement joyeux. Dites 4 Kolok 
que je me ferai connaitre. Je suis libre de toute préoccupation ct 
me donne corps et ame 4 l’ceuvre. Je me suis vengé de Lanine: a 
Yempereur maintenant. Hé! hé! hé! asseyez-vous et racontez- 
Moi ce qui s'est passé dans les moindres détails. 

Et il ajouta : 

— Darine, je suis content de-vous! 


92 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Il est impossible de décrire les angoisses que Tatiana et sa fille 
éprouvérent pendant les deux mortels jours qui suivirent l'arresta- 
tion de Wladimir. La nouvelle s’était bien vite répandue dans la 
ville, et, comme une arrestation dans ce siécle de légalité est déja 
un commencement de déshonneur, on s’était aussitét détourné de 
Wladimir. Tatiana et Alexandra passaient de longues heures, seules, 
assises en face l’une de l'autre, ou erraient 4 travers les apparte- 
ments de l'immense demeure, espérant saisir les bruits du dehors. La 
réserve affectée des domestiques avait établi entre eux et les maitres 
une sorte de géne tacite dont les uns et les autres n’osaient se dé- 
barrasscr. Les domestiques avaient compris que la comtesse s’était 
apercue de leur contentement, et ils regrettaient de l'avoir laissé 
éclater. Tatiana ne pouvait songer 4 changer le personnel de sa 
maison pendant cette phase aigué, car c’aurait été une complication 
de plus. La mére et la fille vécurent donc en face l'une de l'autre, 
pendant deux longues journées et deux nuits plus longucs encore. 
Le lendemain de l’arrestation, quand Alexandra descendit de sa 
chambre, Tatiana lui avait dit : 

— ll faut attendre avec patience, votre pére sera sauvé. 

Alexandra avait embrassé sa mére, et dans l'intention de la dis- 
traire, car elle la voyait encore plus triste que la veille, elle essaya 
de parler d’autre chose. Elle parla de ses projets de mariage, et fit 
le portrait de son idéal. 

— Un homme, dit-elle, brave comme un lion, terrible et res- 
pecté, mais qui se coucherait 4 mes pieds avec timidité, et aurait 
peur du moindre froncement de mes sourcils: ce serait le bon- 
heur; mais je ne cherche pas cela. Je crois que c’est impossible a 
trouver... Je cherche un homme 4 l’esprit élevé, au cceur loyal, 
et je vous avoue que, parmi ceux que je vois dans le monde, je ne 
découvre que des imbéciles, des fats ou des ambiticux. 

— Vous étes sévére, Alexandra, répondit Tatiana, que le babil- 
lage de sa fille avait un peu distraite de ses préoccupations. 

— Non, je vous assure! 

En ce moment, elles furent interrompues par l’entrée d’un domes- 
tique. 

— Madame, dit cet homme, le médccin est arrivé pour faire 
lautopsie. C’est par ordre. 

— La maison entiére n’est-clle pas 4 la disposition de la justice ? 

— Le cadavre est sous Ics scellés; le médecin nous requiert 
d’aller chercher le commissaire de police, pour lever momentané- 
ment les scellés. Je viens demander 4 madame la comtessc si elle 
consent. 

— Vous devez obéir 4 la justicc, et votre question est déplacéc. 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 93 


Vous savez que je he puis m’y opposer; allez, et abstenez-vous a 
Pavenir de me déranger. 

Les deux femmes. se regardérent silencieusement aprés le départ 
du domestique. La visite du médecin, cette autopsie pratiquée a 
quelques chambres d’elle, la pensée que la main de la justice était 
toujours étendue sur leur maison, avaicnt glacé les paroles sur leurs 
levres. Elles ne se parlerent plus, laissant leur conversation inter- 
rompue. 

Une longue journée se passa ainsi ; la douleur, chez les riches, 
est plus sombre que chez les pauvres, car le travail ne la distrait 
pas. Alexandra adressait de temps en temps des phrases courtes a 
sa mére qui lui répondait par monosyllabes. Vers le soir, toutes 
les deux, d’un commun accord, éprouvérent le besoin de la soli- 
tude et se retirérent dans leurs chambres respectives. Le lendemain 
il n’y avait aucune nouvelle, et Alexandra, qui avait passé la nuit 
sans fermer l’ceil, descendit dans un état de surexcitation nerveux 
irés-prononcé. Quant a Tatiana, elle était toujours la méme. Son 
regard triste n’avait pas perdu de son éclat. Elle semblait résignée 
etcalme, car elle attendait tranquillement la réponse de Muller. 

Vers le milieu de la journée, une sorte de mésintelligence com- 
men¢a a percer dans I’attitude des deux femmes. Le calme de Ta- 
tiana parut singulier a sa fille, qui s’étonna de l’inactivité de sa 
mére; elle lui avait déja, une fois, demandé d’une voix allérée : 

— Vous ne sortez pas, princesse? 

— Non! 

— Cependant... Vous necroyez donc pas... que des démarches... 

— Non! Ce que nous avons de mieux 4 faire, c’est d’attendre 
tranquillement. 

Alexandra demanda, avec un peu d’aigreur : 

— Combien de temps atlendrons-nous comme cela? 

— Quelques heures encore, peut-étre quelques minutes. 

Depuis ce moment, Alexandra, inquiéte et fiévreuse, allait a la fe- 
nétre, ouvrait la porte du salon, revenait, questionnait Tatiana, 
criait 4 tout bruit de voiture : 

— Cest peut-étre celui que vous attendez. 

Cette agitation impatienta Tatiana qui répondit 4 une question 
de sa fille, plus pressante que les autres : 

— Hl serait plus digne de supporter le malheur avec calme. Vous 
allez vingt fois 4 la porte et faites assister les domestiques a nos an- 
goisses. Vous voyez, je souffre autant que vous, mais je ne le laisse 
pas voir. 

Alexandra répondit avec vivacité : 


4 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Je ne puis songer froidement aux angoisses que doit éprou- 
ver mon pére en prison. 

— Ce n’est pas une raison pour compromettre son salut. 

La jeune fille fut irritée de cette réplique. 

— Je compromets son salut? maman! moi! 

-— Qui, il ne faut pas montrer aux subalternes des traces d’émo- 
tion. Ils s’en forgent des armes contre nous. Yous ne savez encore 
rien de la vie, vous étes Jeune.. 

— Qui, répondit Alexandra, lage n’a pas encore glacé les senti- 
ments dans mon cceur. 

Tatiana ne comprit pas V’intention de sa fille; elle sourit triste- 
ment. 

— Cela viendra; mais, pour le moment, l'heure est grave, mo- 
dérez-vous. 

— Je pense qu’il aurait mieux valu, au lieu d’étudier cette con- 
tenance, aller chez nos parents et leur demander leur concours. 

Tatiana, étonnée de cette réponse, leva les yeux sur sa fille et 
remarqua sa contenance agressive. 

— Je crois que vous voulez me donner une lecon? dit-clle avec 
sévérité. 

— Non! répondit Alexandra trés-froidement, je ne me permettrai 
jamais cela. Je me contente d’admirer votre calme dans un pareil 
moment. 

A ce mot, Tatiana palit, se jeta sur un canapé et éclata en 
sanglots. 

— Ah! mon Dieu! dit-elle, ma fille m’insulte. 1! ne me man- 
quait plus que cela. 

Et sa douleur comprimée se faisant jour subitement, elle se 
mit 4 sangloter. Alors Alexandra, effrayée et émue, tomba 4 ge- 
noux, et dit, pleurant aussi, et embrassant la main de Tatiana : 

— Oh! pardon! pardon! ma mére! 

Tatiana l’attira sur son cceur, et les deux femmes mélérent 
leurs larmes sans prononcer un mot. Leur émotion les avait empé- 
chées de voir un homme qui, debout sur le seuil, les contemplait 
avec attendrissement : 

— Madame, dit cet homme d’une voix grave et triste, je n'ai 
trouvé personne dans I’antichambre pour m’annoncer, et je me 
suis permis de venir jusqu’ici. 

Tatiana s’écria : 

— Vous! c'est vous! Dieu soit béni! 

Elie s’élanga vers le visiteur. C’était le nabab; mais le nabab 
méconnaissable, vétu d’habits européens , ‘sordides et délabrés. 

— Ma fille, dit doucement Tatiana, laissez-nous, j’ai a causer 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 95 


avec Monsieur ; mais auparavant, ajouta-t-elle d’une voix profonde, 
tendez-lui votre main et remerciez-le, car il s’occupe du salut de 
votre pére. 

La jeune fille regarda le nabab, sembla légérement étonnée, puis 
s'avanca et lui tendit la main. 

— Je vous ai dé}a vu, n’est-ce pas, monsieur? 

Ii ne répondit pas, baisa la main tendue vers lui, et s ‘inclina en 
silence. Alexandra sortit, non sans se retourner plusieurs fois. 
Alors Muller croisa ses bras sur sa poitrine, et dit : 

— Je vous ai promis de le sauver, d’écarter immédiatement tout 
danger de sa tate. Hélas! je ne puis pas faire cela... 

Tatiana recula, et son regard devint dur et sévére. 

— Ah! cria-t-elle, vous ne pouvez pas; alors que vencz-vous 
faire ici? 

ji voulut parler, mais elle l’interrompit : 

— Je suis allée chez vous, monsieur, car je vous ai reconnu, 
Jespérais que le repentir vous liait irrévocablement & mon mari. 
Yous me faites regretter ma démarche ; c’est oe monsieur, je 
lutterai seule. 

— Oh! madame, répondit-il avec humilité, ne me jugez pas 
avant de m’avoir entendu. Je vous ai promis de sauver Wladimir, 
de veiller sur lui, de confondre ses ennemis. Je ne songe pas a dé- 
cliner cette tache; je vous avais dit : attendez quarante-huit heures, 

je vous apporterai la preuve irrécusable de son innocence. Je croyais 
pouvoir le faire. Or, je le vois, cela m’est impossible. 

— Pourquoi cela? demanda Tatiana. Pourquoi votre assurance 
a-l-elle été ébranlée? 

— Tatiana, dit-il, je ne confierais pas ce que je vais vous dire a 
mon ami le plus intime. Je ne le confierai pas 4 un papier enfermé 
sous triples clefs dans mon portefeuille. Je vais vous le confier, 4 
vous qui étes la femme d’un général aide de camp de l’empereur ; 
seulement, comme ce que je vais vous dire compromet d’autres 
existences que la mienne, j’exige un serment qui me garantisse le 
secret. 

Elle le regarda fixement et répondit : 

— Quel serment exigez-vous? 

— Votre parole me suffit. Je vous connais, elle vaut tous les ser- 
ments. Le secret que je vous demande est absolu. Lors méme que 
ce que je vous apprends, lors méme que la divulgation de ce secret 
pourrait sauver Wladimir au moment décisif, engagez-vous, je 
vous en adjure, a ne pas ouvrir la bouche. Ma confiance en vous 
est immense, je vous le prouverai tout 4 l’heure... Mais... peut- 
etre dans ce que je vais vous apprendre, votre pensée trouvera-t- 


96 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


elle une combinaison de salut, que la mienne ne découvre pas. 
Or, je vous demande de ne pas vous servir dans ce cas de mes 
confidences. 

Tatiana hésita une minute, puis elle dit : 

— Dans ce moment de douleur, des pensées de défiance péné- 
trent dans mon Ame, n’importe; mais il ne sera pas dit que je vous 
aurai soupgonné, vous. Je comprends ce que vous cxigez de moi, 
Muller, et, jc m’engage 4 vous obéir. Vous savez quel est votre devoir 
maintenant, n’est-ce pas? 

I] répondit 4 voix basse : 

— Oui! 

— C’est bien! je vous engage ma parole. Ce que vous me direz 
restcra enfoui dans mon cceur. Si je voyais qu’endivulguant le secret 
que vous allez me confier, je pourrais écarter la mort de la téte de 
mon mari oude ma fille, je vous jure de les laisser mourir. Cela vous 
suffit-il? | 

Il répondit : 

— Merci, Tatiana, vous m’avez compris. =. 

— Parlez maintenant. 

Muller se recueillit. . 

— Je suis orgueilleux, et j’ai le droit de l’étre. J’ai fait trembler 
tout un continent, j'ai changé la face des choses dans dix em- 
pires, et des millions d’hommes reconnaissent mon autorité. J’ai 
conquis en dix ans une richesse immense. La fortune que j’ai ga- 
gnée est aussi légalement acquise que celles qui se gagnent chez 
vous. J’ai pris de force ce que vous parvenez a prendre par ruse. 
Je suis un homme supérieur, mais ma nature est humaine. J’ai 
toujours aimé mon pays, le cicl sombre de Saint-Pétersbourg me 
parait plus beau que le ciel éclatant de l’Inde. Je révais au milieu 
de la nature tropicale, aux foréts sans feuilles de la Courlande, et 
je me prenais souvent 4 regretter, 4 Cadupour, dans le palais d’kté 
que le nabab m’avait cédé et quand des esclaves me servaient a ge- 
noux, les moments ot je grelottais de froid et de faim, en traver- 
sant, les pieds dans la boue, quelques carrefours suburbains de ma 
ville natale. Puis, 1a-bas dans la terre des Herbes et dans 1’Inde, je 
ne connaissais personne, je n’aimais personne... Je voulais revoir 
mon pays. Mais, vous savez, Muller, en Russie, est un forcat, un 
galérien. Je suis venu ici sous un déguisement royal, mais cela 
répugnait 4 mon orgueil. Comment, me disais-je, j'ai conquis 
le droit de porter haut le front dans vingt pays étrangers, ct 
je le baisscrai chez moi. Alors j’ai résolu de recommencer la 
lutte. Je voulais avoirle droit de dire 4Saint-Pétersbourg : « Je suis 
Muller! Muller le bandit! le galérien! que votre société a rejeté de 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 97 


son sein. Votre société est injuste, car elle a méprisé un de ses 
membres les plus élevés, saluez-moi maintenant, et regrettez votre 
anathéme, imbéciles ! Que l'on se prosternat devant la richesse et la 
puissance du nabab de Cadupour, cela ne suffisait pas. Il fallaitqu’on 
se prosternat devant Muller. Or, pour cela qu’y avait-il 4 faire? 
Changer tout simplement l’ordre des choses. 

Muller s’arréta, Tatiana l’écoutait, involontairement intéressée, 
etelle se souvenait de ce qu'il avait été jadis, de ses yeux étince- 
lants, de son front altier sous ses vétements en lambeaux : elle ne 
put sempécher de l’admirer. Aprés une légére pause que la com- 
tesse Lanine n’interrompit pas,-Muller continua : ‘ 

— le principe de l’égalité est absurde et ne peut servir de base 
4 la vie sociale. Tant que le monde existera il y aura des priviléges. 
Jadis, c’était la naissance, aujourd’hui, c’est la fortune qui les a 
monopolisés. La puissance féodale a changé de nom. Jai pensé a 
la transformer encore une fois et j'ai révé une échelle sociale dont le 
haut serait occupé par|l’aristocratie du mérite intrinséque, et le bas 
par la foule. Il y aurait des échelons comme ily en a 4 toute échelle, 
mais les classifications seraient basées sur les facultés intellec- 
tuelles et morales des individus. Ce n’était pas une organisation 
stable que je révais, c’était une crise. Je n’ai jamais songé 4 abo- 
hr lhérédaté car, la troisiéme génération, l’injustice doit recom- 
mencer fatalement 4 régner sur la terre. Mais peu m’importait... 
Mon intelligence me donnait le droit de m’asseoir en haut de 1’é- 
chelle, cela the suffisait; seulement je voulais étre ‘au faite, non | 
comme nabab de Cadupour, c’est-a-dire d’aprés les anciennes con- 
ditions, mais comme Muller, c’est-a-dire d’aprés les nouvelles. Or, 
je n’aijamais cessé d’étudier la Russie, et la Russie m’a paru mire 
pour mon projet. C'est un pays qui n’a pas encore passé par les 
révolutions sociales, et qui n’en connait pas l’instabilité. 

Tatiana Yinterrompit soudain; son visage était réveur. 

— Que voulez-vous faire? 

— Changer l’ordre des choses. 

— Vous voulez renverser l’empcereur ? 

— Non! l'empereur est un homme sage, éclairé et libéral. Je 
veux l’empécher de s’arréter dans ses réformes. Il arrivera un mo- 
ment ot il ne voudra plus avancer; alors je serai 1a, et lui dirai, 
comme Jésus-Christ a dit, dans la légende, au Juif-Errant : Marche! 

Muller s’était exalté : 

— Ah! la Russie! continua-t-il, quelle mine pour les idées nou: 
velles. Ce peuple jeune, avide d’imprévu, plein de séve, on peut le 
transformer et transformer avec lui la marche des aspirations hu- 

19 Jouser 1875, T 


98 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


maines. Eh! pourquoi en voudrais-je 4 l’empereur. C’est un instru- 
ment utile. Je ne sais ce que sera son successeur. 

Mais 4 ce moment Tatiana I’interrempit. 

— Muller, lui dit-elle d’une voix grave : je vous ai écouté et, a 
un moment, je voulais vous arréter. Je vous avais donné ma parole, 
et cependant j’aieu un instant la pensée de me rétracter. C’est que 
j'aienvers mon souverain et mon pays des obligations qui priment 
tout. Si vos projets étaient dangereux, je vous aurais dit: Fuyez, car 
je crois de mon devoir d’avertir Sa Majesté du péril terrible qui 
le menace. J’ai eu peur un instant d’étre oblig‘ec de faire cela, car 
je vous connais, et je sais que vous étes un adversairc dangereux. 
Je pouvais subordonner au point d'honneur mes intéréts person- 
nels, sacrifier mon mari que j'aime; je n’avais pas le droit dy 
sacrifier la sécurité de mon pays. Mais, ajouta Tatiana avec un 
sourire triste, vos idées sont impossibles 4 réaliser, vous ne réus- 
sirez pas, et ne pouvez étre dangereux. Pour la seconde fois je vous 
engage ma parole. 

Dés les premiers mots, Muller avait pali; il regardait la comtesse 
avec des yeux hagards, son exaltation se glaca a ces paroles froides, 
et il s’écria : 

— Oh! mon Dieu! elle me méprise, elle ne me comprend pas! 

— Je vous estime, lui dit Tatiana doucement, mais je ne vous 
comprends pas. 

I) se redressa soudain. 

— Eh! bien! dit-il, Dieu lui-méme me prouverait, par un miracle, 
que mon réve est irréalisable, que je persévérerais toujours... 

— Qh! dit Tatiana, je ne tente rien pour yous dissuader. Nul n’a 
d’influence sur un homme comme vous. 

— Vous! cria-t-il d’une voix déchirante, vous ! Vous avez mis le 
doute dans mon ame. Mais vous ne savez donc pas que votre in- 
fluence est iminense sur moi... que je... 

Elie l’interrompit. 

— Vous oubliez mon mani! 

— Ah! dit-il. 

Il essuya une larme du revers de la main. Tatiana elle-méme 
élait émue. 

— Madame, dit-il tout 4 coup d’un accent profond, pour réaliser 
des projets qui vous paraissent insensés, il me fallait des complices ; 
pour sauver votre mari, il me faudrait les trahir; cela, je ne le 
puis pas, je ne le ferai pas. 

Elic mit la main sur son épaule. 

— Je n’exige pas cela de vous, je saurai combattre seule, je m’a- 
dresserai 4 l’empereur. 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 60 


Ise dressa tout a coup. 

~ Lempereur! eh! nous ne sommes plus da temps de Ni- 
colas. Sa Majeslé, un des plus grands hommes de lhisteire, 
ae coensenlira jamais 4 cniraver l'action des lois, vous le savez 
asi bien que moi. Noa! ct lors méme que, ce qui est inadmissible, 
lempereur daignerast faire em votre faveur une exeeption a la ligne 
de conduite qu'il s'est tracée, une erdennance de non-lieu vous suf- 
frait-elle? 

Elle baissa la téte. 

— Non ! Vous ne me comprenez pas : je n’abandonnerai pas Wla- 
dimir ; seulement je suis obligé de changer de ligne de condyjte. 
Ecoutez, Tatiana, je vais yous pronver combicn je vous suis dévoue. 
Je vous sacrifice ma haine. J’ai voulu me yenger sur }’enfant de 
mon ennemi. Je ne puis oublier que cet hone m’a rendw in: 
fime. La nuit que yous m’avez appris que Schelm vivait encore, 
j'ai eu un accés de rage qui a épouvanté ma maison, Eh hien! 
en votre faveur, Je pardonne a Schelm ! 

— Je ne vous comprends pas! 

— J'ai chez moi un homme dont je m'élais chargé avec des in- 
tentions de vengeance ; c'est André Popoff, qui aime la fille de 
Schelm... 

— Ah! murmura Tatiana. 

— Ecoutez, dit Muller; vous ¢tes riche, mais j’ai cent millions 
de reubles ; si cela ne suffit pas, les ressources de Cadupour sont 
immenses, je les déposerai 4 vos picds. Avec cela on fait beaucoup. 
Je vous sacrifie tout, hormis le réve de toute ma vie. Nous sauve- 
rons Wladimir. Les débats n’ouvrent que dans un mois, nous avons 
du temps devant nous. 

Elle ne répondit pas, Mutler se teva, il était pale et résolu. 

— Tatiana, dit-il, vous m’avez parlé avec tant de franchise que 
je vous ea ai presque voulu un instant. Yous étes une femme supé- 
rieure, jugez de la fermeté de mes résolutions, si votre mépris 
méme ne peut les ébranier. Or, Tatiana, je vous aime... 

Elle se leva sévére. Il interrompit d’un geste. 

— Ah! taissez-mei achever. Yous avez rendu cette explication 
inévitable. Ah! vous eroyez que etait par repentir seulement que 
j'ai bouleversé toute la Sibérie orientale afin de sauver votre mari. 
Je vous aime, et la pensée que vous seeffrrez par mei, me rendait 
fou dedouleur. Mais saver-vous comment je vous aime? $i je croyais 
une seule minute que vous consentiriez 4 trahir vos deveirs, je ees- 
serais de yous adorer. Non! votre beauté splendide, votre inteili- 
geace supérieure, les adutations du monde, les passions que vous 
avez provoquées ne vous ont jamais fait dévier dune ligne du ¢che- 


200 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


min de l’honneur, et quand je vous vois, belle et impérieuse, drapée 
dans votre honnéteté immaculée, je m’agenouille et je baise la 
poussiére de vos pas. Je voulais vous revoir encore une fois dans 
la vie, car vous étes la seule femme que J'ai aimée et qui mérife 
mon amour. Mais si j’avais vu une tache sur votre robe de splen- 
deur, vous seriez devenue pour moi une femme comme les autres. 
Un amour pareil vous offensc-t-il ? 

Elie lui tendit la main et répondit : 

— Non! 

Il s’agenouilla, et lui baisa la main avec passion. 

— Si mes paroles vous avaient offensée, bégayait-il 4 travers ses 
larmes, jescrais parti, mais je vous aurais supplié de me permettre, 
de loin, de vous servir. 

Elle laissait, émue elle-méme, sa main entre les siennes. A ce 
moment, la porte s’ouvrit et Alexandra apparut sur le seuil. A l’as- 
pect d’un homme agenouillé aux pieds de sa mére, elle recula. Ta- 
tiana ne voyant pas sa fille, dit en se penchant vers Muller: 

— Une affection pareille ne peut qu’honorer une femme. Je vous 
comprends et je suis heureuse d’avoir inspiré ces sentiments. A 
nous deux, nous sauverons Wladimir, c’est notre devoir, n’est-ce 
pas, Muller? 

— Muller! cria Alexandra, vous étes cet ami dont ma mére et 
mon pére me parlent depuis mon enfance. Oh! monsieur, que je 
_ suis heureuse! 

Mais tout 4 coup un souvenir revenant 4 son esprit : 

— Mais vous étes le nabab indien, dit-elle avec stupéfaction. 

Muller s’était relevé; Tatiana avait rougi. Le Courlandais s’ap- 
procha d’Alexandra et lui dit d’une voix grave : 

— Vous avez surpris, mademoiselle, un secret de vie et de mort. 
De votre discrétion dépend la destinée de millions d’hommes. Ne 
l’oubliez pas. 

La jeune fille balbutia, intimidée et dévorant le nabab des yeux. 

— Croyez, monsiewr... 

— Inutile, répondit Muller, vous étes la fille de la comtesse La- 
nine. Vous ne pouvez étre une femme ordinaire, et je n’ai pas le 
droit de me défier de vous. 

Elle répondit, reconnaissante : 

— Vous avez raison, monsieur. Votre secret mourra avec moi. 

Tatiana s’était remise de son trouble. 

— Pourquoi, ma fille, dit-elle avec sévérité, étes-vous entrée ici? 

— Maman, balbutia Alexandra, le procureur impérial, Darine, 
demande a vous voir. 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 104 


— Introduisez-le, dit Muller, recevez-le, c’est un homme trés- 
dangereux; je le connais. 

I} continua tout bas : 

—Ne le faites pas attendre; ces gens demandent des égards. 
Faites toutes les démarches que vous croyez utiles, madame la com- 
fesse; quant 4 moi, je travaillerai de mon cété. J'ai convoqué 
mes hommes; si vous daignez me permettre de me présenter chrez 
vous, je vous tiendrai au courant de mes démarches; je crois que 
nous devons agir de concert. 

— Ma porte vous sera toujours ouverte, dit Tatiana. 

Sur le seuil, Muller se retourna : 

— fl est inutile que je rencontre Darine, dit-il; veuillez m’indi- 
quer, madame la comtesse, une autre issue. 

— Certainement... Alexandra, montrez au prince l’escalier de 
service. 

La jeune fille précéda Muller qui sortit aussitét. Tatiana donna 
Vordre d’introduire le procureur impérial. 

Darine resta longtemps chez la comtesse Lanine. Enfermés dans 
le salon, ils causérent tous deux pendant plus d’une heure. Darine, 
en sortant, laissa Tatiana pale et tremblante; son front hautain 
avait des rides profondes, et ses yeux étaient pleins de larmes. 

Elle monta chez sa fille, la trouva absorbée, l’embrassa sur le 
front, et dit : 

— Nous traversons une grande épreuve. Peut-étre Dieu exigera-t-il 
des sacrifices de nous tous. Je suis préte, mais vous, ma fille, con- 
sentez-vous a vous sacrifier pour votre pére? 

Alexandra répondit, un peu étonnée du ton solennel de Tatiana : 

— Vous n’en doutez pas, ma mére? 

— Je vous demande : pour sauver votre pére, puis-je disposer 
de votre sort? 

— Certainement, ma mére! répondit Alexandra. 


Muller, rentré 4 son palais sans prendre la peine de changer de 
costume, alla droit 4 son cabinet de travail. Yvan Kolok, le mar- 
chand sibérien qui l’y attendait, ne put réprimer un geste d’éton- 
nement a l’aspect des vétements du nabab, et dit avec reproche : 

— Encore des imprudences! Comment pouvez-vous sortir ainsi? 
Si vous étes reconnu, tout est perdu. 

— Il le fallait, Ivan! 

— A quel propos ce costume? 

— Le nabab indien ne pouvait aller, sans exciter la curiosité gé- 
nérale, au phalanstére de l’Asiatique. 

Ivan bondit. 








102 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


«- Vous étes allé au phalanstére ! C’est pour cela que vous m’a- 
vez demandé la clef de la chambre secrete... 

— Qui, j'ai convoqué, pour la semaine prochaine, une réumion 
du Centro ct du Mystére. J'ai fait... 

~~ Mais si l’on vous avait vu entrer! 

-- Personne ne m'a vu. J’ai pris mes précautions. Vous oubliez 
toujours gue je suis un bandit, un chercheur dé pistes... Mais assez 
gur ce sujet. Il fallait agir ainsi que jc |’ai fait; ne me grondcz pas, 
Ivan, vous savez que je ne puis abandonner Wladimir. 

Le Sibéricn secoua la téte. 

— Vous avez payé votre dette 4 cet homme. Vous étes la lumiére 
de notre association; vous n’avez pas le droit de commettre des 
imprudences. 

— Assez! dit Muller. Rendez-moi compte de vos démarches : 
avez-vous rctrouvé ce Dakouss? . 

+ Non! mais je sais ce qu’il est devenu ; Bello et Poléno, — des 
nihilistes convaincus, ceux-la, des instruments, qui me reconnaissent 
pour un de leurs chefs suprémes, — m/’ont dit que, par ordre de 
Darine, ils l’ont défiguré avec du vitriol, aprés lui avoir fait écrire 
une dénonciation contre le comte Lanine. 

— Oh! interrompit Muller, il joue toujours serré; son intelli- 
gence est toujours lucide. Ainsi ils ont défiguré Dakouss! Mais 
savent-ils ou il est? . 

— Non... Ils Yont gardé prisonnier une nuit dans la chambre 
secréte. Quand ils lui ont ouvert la porte, il est parti sans pronon- 
cer une parole. Depuis, ils ne Pont pas revu. Le papier ot Dakouss 
avoue avoir empoisonné le prince Gromoff est entre les mains de 
Darine. 

~—— |] faut retrouver le médecin! 

— J’ai donné des ordres 4 ce sujet; s'il est resté 4 Saint-Péters- 
bourg, ce doit étre facile; 11 doit ¢tre aussi affreux qu’il était beau. 

— C'est indispensable, Ivan. J'ai convoqué la réunion pour la 
semaine prochaine, il faut que tout le monde y assiste, ce Darine 
perticuliérement. J'ai parlé avec lui; hier je l’ai fait venir ici, c’est 
un roc. J'ai commencé par lui ordonner de se désister de sa pour- 
suite contre le comte Lanine. I] m’a répondu que le procés d’un 
nide de camp serait profitable & l’ceuvre, qu’une seconde occasion 
pareille ne se présenterait pas. Hélas! c’est vrai! Je l'ai menacé, 
il m’a répondu qu’il ne reconnaissait pas mon autorité, autrement 
qu'ex cathedra. Mes six pénitents sont partis. Il faut que j’agisse 
sur le Centre, que j’obtienne un ordre, ce sera difficile. 

— Qui! répondit Ivan, ce sera difficile. 

Muller lui saisit le bras. 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 15 


— Vous m’obéirez, Ivan? 

Le Sibérien ne répondit pas. 

— Vous ne répondez pas? 

— Eh bien! non, Muller, dit-il; j’hésite & vous obéir. Que 
suis-je moi, un champion de la liberté; que m’importe, le comte 
Lanine. Je vous connais et j'admire votre intelligence; je suis 
un de ceux qui vous ont mis 4 la téte de notre ceuvre. En nous 
subordonnant 4 yous, nous avons eu en vue la gloire de notre pays. 
Les considérations personnelles sont au-dessous de nos aspirations. 
Qu’un homme disparaisse, qu’une iniquité se commette, qu'un in- 
nocent périsse, qu'importe, si l’ceuvre avance, si le despotisme 
chancelle, si l’arbitraire agonise. Le procés du comte Lanine, com- 
mencé par le procureur Darine, ne doit pas étre interrompu. Je 
plains cet homme de s’étre trouvé sur notre chemin; mais si pour 
le sauver il fallait faire un pas en arriére dans l'ceuvre de la liberté, 
je ne ferais point ce pas : je voterais sa mort des deux mains. 

Muller sourit tristement. 

— Ecoutez, Ivan, dit-il. Vous connaissez mon amour fervent pour 
ta liberté, ma haine de l’injustice ct des priviléges. Eh bien! je vous 
joreque le proces du comte Lanine sera plutot préjudiciable qu’ utile 4 
nes projets. Cette attaque directe 4 un des plus hauts personnages 
de 'empire pourra effrayer l’autorité. Nous ne sommes pas en- 
core préts; un redoublement de surveillance pourra nous étre, 
vous le savez vous-méme, fatal. Je ne subordonncrai pas le bien de 
Yeuvre 4 mes intéréts; mais, réfléchissez-y, c’est une inimilié per- 
sonnelle qui dirige les poursuites contre le comte Lanine. La du- 
plicité de Schelm vous est connue. 

Ivan secoua la téte. 

— Je vous ai reconnu pour chef, il y a quinze ans de cela. Vous 
avez toujours atteint votre but. Votre intelligence est superieure 4 
la mienne. Je ne suis qu'un simple paysan. 

fl alla A lui et mit sa main sur son épaule. 

— Jene comprends pas votre raisonnement, mais j'ai confiance 
€n vous. Je vous obéirai encore. 

Muller se jeta dans ses bras. 

— Oh! merci! Je remuerai ciel et terre pour sauver Wladimir; 
mais, je vous le jure encore unc fois, si je vois que son salut est 
préjudiciable 4 notre ceuvre,... je mourrai peut-ttre de douleur, 
mais je le laisserai périr. 

— C'est bien, dit Ivan. Souvenez-vous de vos paroles. Il y a 
patmi nous -des hommes convaincus, des natures d’élite, de braves 
et loyaux soldats de la liberté. Faire périr ceux-la pour sauver 


106 Fr FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


un homme, ce serait un crime. Muller, vous étes notre chef su- 
préme; vous ne pouvez les trahir. Cette légion qui existe... 

— Non, il n’y a pas de légion, interrompit Muller; il y a deux 
hommes seulement, vous et moi; mais cela suffit. Je ne vous tra- 
hirai pas, Ivan. Il y a ensuite au-dessus de nous notre ceuvre... 
Tant qu’il me restera un souffle de vie, je la poursuivrai. Cette 
ceuvre n’est pas la méme que celle des fous et des coquins. C’est 
mon ceuvre 4 moi, et elle ne veut pas de sang innocent; elle mé- 
prise l’intrigue souterraine. Je lutte contre la société, contre les 
souverains, non contre les hommes! Wladimir Lanine n’est qu’un 
homme. 

Ivan sourit doucement. 

— Et Tatiana est sa femme, dit-il!... 

Muller devint écarlate, et, brisant soudain la conversation : 

— Ivan, dit-il, vous avez ma parole. Maintenant, faites-moi venir 
André Popoff. Allez, Ivan, allez! 

Le Sibérien sortit, non sans avoir encore secoué la téte. 

Muller resta seul. 

— Je ne puis cependant pas sacrifier Wladimir 4 la rage de 
Schelm, sous prétexte que ce monstre, chassé de la police, a voulu 
faire servir son infernale activité 4 des machinations ténébreuses ; 
car entre. lui et moi qu’y a-t-il de commun? Quand je suis arrivé 
ici, j’ai vu le fonctionnement d’une société secréte qui servait mes 
projets; j'ai aidé de mon argent cette société. Quelles autres re- 
lations existe-t-il entre eux et moi? savent-ils seulement ce que je 
réve? | 

Il réfléchit, la téte entre ses mains. 

— Schelm le sait peut-étre; ses projets ressemblent peut-étre 
aux miens. C'est une grande intelligence. Eh bien, je le briserai... 
Qu’ai-je besoin d’un associé? 

Il se promena, anxieux. 

— Je ne puis le briser, il est undes chefs; mais je puis l’annihi- 
ler, l’acheter. On achéte ces gens-la. Oh! Tatiana, je te ferai le plus 
grand sacrifice que mon cceur est capable de faire, le sacrifice de 
ma vengeance. Quant 4 abandonner mes projets, non, cela est au- 
dessus de mes forces. Trahir les uns pour sauver l’autre, surtout 
maintenant que je sais qu’elle m’aime, scrait une infamie. Non, non. 
Cela, jamais! 

Une voix timide interrompit ces réflexions. 

— Monseigneur m’a fait demander? disait André. 

Muller tressaillit. 

— Ah! c’est toi, mon enfant, dit-il. Approche! Depuis un mois 
que tu demeures ici, es-tu satisfait de ton sort? 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 405 


— Oh! monseigneur!... Mon dévouement... 

— Bien. Je t’avais fait expliquer les théories de nos doctrines et 
initier a l’ceuvre. Tu t’es engagé 4 nous servir. Aujourd’hul, j’ai 
changé d’idée : je te rends ta parole; tu es libre. 

André recula. 

— Monseigneur me chasse! 

— Non, j’ai encore besoin de toi. Tes anciens protecteurs, les 
Lanine, ont été frappés d’un malheur. 

— Je sais, monseigneur; mais je n’ai jamais cru que l’accusa- 
tion fit sérieuse. 

— Toute accusation est sérieuse, mon enfant; vous saurez cela 
quand vous avancerez dans la vie. Il s’agit oe: sauver le comte La- 
nine. J'ai compté sur vous pour cela. 

— Je suis prét, monseigneur! 

— Bien!... Mais, ajouta Muller en souriant, la tache ne sera, pas 
difficile, et je crois méme qu’elle te sera agréable. Tu vas étre un 
instrument de miséricorde... Tu aimes mademoiselle de Schelm- 
berg! 

— Monseigneur!... 

— Tu l’aimes!... Bien!... Il faut l’épouser. 

— Elle ne consentira jamais; elle m’a chassé... 

— Elle a chassé André Popoff, pauvre et misérable; mais si tu 
lui apportes cing millions de roubles, une fortune de roi, crois-tu 
qu'elle te refusera ? 

André, stupéfait, regardait le nabab sans pouvoir prononcer un 
mot. 

— Dans quelques jours j’aurai besoin de toi. Demain tu pourras 
passer chez mes banquiers, ils te compteront cinq millions. Va, 
mon enfant! 

Et Muller lui mit dans la main un pli cacheté. 

Et comme Popoff, stupéfait au deld de toute expression, restait 
bouche béante au milieu de la salle, ne trouvant pas un mot de ré- 
ponse, le nabab se dirigea vers la porte, en disant avec un bien- 
veillant sourire : 

— Il faut donc que ce soit moi qui vide la place? Regarde mon 
costume, il ne sied pas 4 un homme qui dispose de millions. 
Adieu, mon enfant. 

Prince Josepa Lvpomisst. 
La suite au prochain numéro. 


CORNEILLE INCONNU 


Iv! 


| 


LA TRADUCTION DE « L IMITATION; » SON CARACTERE PRATIQUE. — MENAGE 
ET FINANCES DU PORTE. — LA PAUVRETE D’UN CHRETIEN. 


Lorsque, vers le printemps de 1652, Corneille se retira dans sa 
ville natale, persuadé qu'il avait rompu, sinon pour toujours, au 
moins pour de longues années avec les séductions et les amertu- 
mes, les tourments continuels et les joies passogéres de la produc- 
tion dramatique, il se proposait de consacrer l’activité de son 
esprit et de son dme 4 l’accomplissement de deux taches trés- 
sérieuses, trés-importantes. Poursuivre et achever la traduction en 
vers francais de l'Imitation de Jésus-Christ, donner de ses ceuvres 
complétes une édition 4 peu prés irréprochable, scrupuleusement 
corrigée en ce qui avait rapport a la langue et au style, enrichie de 
consciencieux Examens, placés en téte de chacune des piéces, pré- 
cédée d’une série de Discours sur les principes de l'art théatral : 
tel était le double but, telle était la double ambition de lillustre 
poéte chrétien rentrant dans ses foyers. 

Ces années de recueillement, de méditation furent en effet em- 
ployées sans relache ni tréve a la réalisation des deux desseins 
congus par l'homme de génie qui joignait 4 la haute pénétration du 
critique la volontaire simplicité du croyant. Les vingt premiers cha- 
pitres de l’Imitation traduite avaient paru en novembre 1694; la 
cinquiéme et derniére partie fut publiée en 1656. Le traducteur ne 

‘ Voir le Correspondant du 10 février, du 10 avril et du 25 mai 1875. — Les 


grands écrivains de la France : QEwures de P. Corneille. Nouv. édit., par M. Ch. 
Marty-Layeaux. (Hachette.) 


CORNEILLE INCONNU. 107 


gétait accordé aucun répit avant que l’ceuvre terminéc attestat 
qu'il avait loyalement tenu sa promesse intérieurc. Quant 4 l’édi- 
tion des QEuvres completes, l'imprimeur était en mesure de la livrer 
aa public le 54 octobre 1660. 

La traduction de I'Imitation fut accueillie avec un véritable en- 
thousiasme. H se fit de la premiére partie seulement trente-deux 
éditions, et le produit de la vente, méme dans les mauvaises con- 
ditions de la librairie d’alors, dut monter 4 un chiffre assez élevé, 
si nous en croyons un contemporain de Corneille. « Je lui ai oui- 
dire, écrit Gabriel Guéret, que son Imitation lui avait plus valu que 
la meilleure de ses comédies, et qu’}l avait reconnu, par le gain 
considérable qu’il y a fait, que Dieu n’est jamais ingrat envers ceux 
qui travaillent pour lui. » Voltaire, que cette grande vogue de |’ Imi- 
tation avait le privilége de mettre de mauvaise humcur, s'est ef- 
foreé, non pas de la contester, ce qui était impossible, mais de 
lamoindrir en }'expliquant d'une manic¢re dérisoire. 

«il ya, fait observer charitablement ce bon apétre, une grande 
différence entre le débit ct le succés. Les jésuites, qui avaient un 
trés-grand crédit, firent lire le livre 4 leurs dévotes et dans les 
couvents; ils le prénaient, on |’achetait et on s’ennuyait. Aujour- 
d’hui ce livre est inconnu. L’Imitation de Jésus n'est pas plus faite 
pour (tre mise en vers qu'une épftre de saint-Paul. » 

Malice a part, il y a du vrai dans cette derniére remarque. Le 
ton d’intimité délicate et sublime dans lequel est écrite I’ Imitation 
ne se préte guére aux allures toujours un peu compassées de la 
versilication francaise dans le genre noble. Ce murmure discret 
d'une Ame lendre et recucillie, 4 peine fait pour étre entendu des 
oreilles humaines, perd beaucoup de son accent pénétrant, de son 
charme souverain, lorsque la rectitude de notre forme poétique le 
contraint 4 devenir une parole vibrante, sonore, fortement arti- 
culée. Le talent naturellement pompeux de Corneille n’a pas su 
toujours triompher de la difficulté que lui opposaient les nuances 
infinies du modéle en leur gracicuse et profonde spiritualité. Il se- 
rait injuste cependant de croire Voltaire sur parole et de s’imagi- 
ner que [a lecture de cette traduction condamne celui qui s'y engage 
a la fatigue, 4 ennui. Ce serait commettre une erreur grave. Cor- 
neille, dans l’ Imitation comme dans les Hymnes a sainte. Genevieve 
et dans l'Office de la sainte Vierge, a le souffle lyrique et se main- 
tient généralement 4 une grande hauteur. La majesté du langage 
correspond chez lui 4 une émotion réelle. Aussi, malgré la noblesse 
soutenue et un peu tendue de la forme, la pureté, la sincérité du 
sentiment religieux éclate avec une évidence irrésistible dans ces 
larges et males interprétations. L’auteur du Cid a beau ne se re- 


108 CORNEILLE INCONNU. 


connaitre de supériorité incontestable qu’au théatre, il posséde au 
plus haut degré la faculté lyrique, et trouve 4 chaque instant, dans 
la vivacité de sa foi, les plus heureuses inspirations. Cette appré- 
ciation est également celle d’un écrivain de talent, fervent compa- 
triole et admirateur éclairé du grand poéte : 

« Corneille, quoi qu’il en put dire, écrit M. Eugéne Noél *, avait si 
bien le génie lyrique qu’au théatre il y a recours et emploie quel- 
quefois les stances réguliéres (tout le monde sait par coeur celles de 
Rodrigue et de Polyeucte); mais il ne les emploie qu’aux moments 
solennels ot: l’Ame, frappée 4 la fois de quelque catastrophe et de 
quelque grande passion, s’éléve, dans la solitude, 4 cette forme 
musicale. C’est une sorte de recueillement intérieur et presque de 
priére qui devait, non pas se dire, mais se chanter, comme ces 
mélopées du théatre antique, qui fut aussi un thédtre lyrique. Ces 
chants sont véritablement 1’Ode. Corneille, dans ces strophes, égale 
Malherbe pour la beauté du rhythme et pour |’harmonie, et 11 le 
surpasse par la poésie et par le sentiment. C’est véritablement ici 
une dme qui s’épanche, et dont la plainte ou la Joie semble trouver 
des échos dans toute la nature. Quelques-uns de ces puissants effets 
se retrouvent dans |’Imitation, dans les Louanges de la Vierge, et, 
parfois, dans ses psaumes en vers. 

« Qui se lasserait d’admirer, dans ces chants religieux, la variété 
du rhythme? On ne peut les lire sans se sentir, dés les premiéres 
cadences, saisi d’une sorte d’inspiration musicale. Le lyrisme est 
tel, que ces vers, d’eux-mémes, vous imposent le chant. » 

Bien des pages dans cette traduction viennent 4 l’appui des pa- 
roles si judicieuses et si nettement affirmatives de M. Noél. Quoi de 
plus touchant, par exemple, et de plus conforme a !’esprit du texte, 
que ces stances sur la pureté du coeur et la simplicité de l’in- 
tention *? 


Pour t’élever de terre, homme il te faut deux ailes. 
La pureté du ceur et la simplicité : 
Elles te porteront avec facilité 
Jusqu’a l’abime heureux des clartés éternelles. 
Celle-ci doit régner sur tes intentions, 
Celle-la présider 4 tes affections, 
Si tu veux de tes sens dompter la tyrannie : 

- L’humble simplicité vole droit jusqu’a Dieu, 
La pureté l’embrasse, et l'une a l'autre unie 
S’attache a ses bontés, et les goute en tout lieu. 


4 Notice sur Pierre Corneille dans les Poétes francais de M. Crépet, t Ii. 
* Imitation, livre II, chap. 1v. 


CORNEILLE INCONNU. 409 


Si ton ceeur était droit, toutes les créatures 

Te seraient des miroirs et des livres ouverts, 

Ou tu verrais sans cesse en mille lieux divers 
Des modéles de vie et des doctrines pures. 
Toutes comme a ]’envi te montrent leur auteur : 
Il a dans la plus basse imprimé sa hauteur, 

Et dans la plus petite i] est plus admirable ; 

De sa pleine bonté rien ne parle 4 demi, 

Et du vaste éléphant la masse épouvantable 

Ne l’étale pas mieux que la moindre fourmi. 


Si nous voulons caractériser comme 1] convient la traduction de 
‘Imitation telle que |’a entendue et réalisée Corneille, il faut aban- 
donner résolument tout point de vue mondain, et surtout le point 
de yue trop spécialement littéraire auquel en ce sujct nous tendons 
toujours a nous placer; il faut s’accoutumer 4 considérer ce grand 
et imposant travail, non pas comme une ceuvre ou |’art doit domi- 
ner, mais comme un acte au sens le plus énergique du mot, un 
acte trés-positif et trés-formel de religion, de propagande morale, 
spirituelle. Nous entrerons ainsi exactement dans la pensée du 
poste, et, nous rendant compte du but qu'il a poursuivi, nous se- 
rons tout 4 fait 4 méme de juger si l’exécution de l’entreprise a ré- 
pondu au dessein du traducteur. 

L’idée dont il importe de bien nous pénétrer est celle-ci : Corneille 
n'est point un virtuose, prenant |’Imitation comme un théme pro- 
pre a faire briller son talent ou 4 lui suggérer des variations impré- 
vues, d’'autant plus frappantes qu’clles seraient moins en rapport 
avec sa manitre habituelle. En traduisant l’édifiant et ravissant 
ouvrage, il ne céde point au désir d’étonner ses contemporains par 
une soudaine transformation ou plutét par unc application inatten- 
due de sa puissance poétique ; il ne fait de gageure ni avec les au- 
tres ni avec lui-méme. Son projet est beaucoup plus simple. Il veut 
porter la lumiére 4 des chrétiens comme lui, les consoler, les re- 
conforter et, en s’acquittant de ce devoir, achever d’épurer et de 
sanctifier son talent. Cette interprétation se présente avec une force 
toute particuliére 4 l’esprit lorsqu’on lit la Dédicace de Pierre Cor- 
neille au pape Alexandre VII, sous le patronage duquel il tint a 
placer sa traduction. L’intention exclusivement pieuse de ce travail 
y est marquée avec une précision qui n’aurait pas dd laisser prise a 
l'incertitude ou a la fantaisie. Alexandre VII, lorsqu’il n’était en- 
core que Fabio Chigi, avait composé de beaux vers latins, ot la 
pensée de la mort revient trés-souvent. Corneille, dans son Epitre 
dédicatoire, fait allusion 4 cette particularité. Il avoue que ces con- 
sidérations sur je néant et l’éternité, semées si abondamment dans 
les belles poésies latines que lui a fait connaitre l’archevéque de 





440 . CORNEILLE INCONKU. 


Rouen, Harlay de Champvallon, lui causérent tout d’abord une 
émotion extréme : 

« Elles me plongérent dans une réflexion sérieuse qu'il fallait 
comparaitre devant Dieu, et lui rendre compte du talent dont il 
m’avait favorisé. Je considérai ensuite que ce n’était pas assez de 
Yavoir si heureusement réduit 4 purger notre thédtre des ordures ' 
que les premiers siécles y avaient comme incorporees, et des licen- 
ces que les derniers y avaient souffertes ; qu'il ne me devait pas suf- 
fire d'y avoir fait régner en leur place les vertus morales et politi- 
ques, et quelques-unes méme des chrétiennes, qu'il fallait porter 
ma reconnaissance plus loin, et appliquer toute l’ardeur du génie a 
quelque nouvel essai de ses forces qui n’edt point d’autre but que 
le service de ce grand maitre et l’utilité du prochain. C’est ce qui 
m’a fait choisir la traduction de cette sainte morale, qui par la 
simplicité de son style ferme la porte aux plus beaux ornements de 
la poésie, et bien loin d’augmenter ma répulation, semble sacrifier 
41a gloire du souverain auteur tout ce que j'ai pu acquérir en ce 
genre d’écrire. » 

Nous voila loin des préoccupations littéraires. D’un auteur en 
quéte de renommée ou de gain, if n’y en a pas trace. Le croyant 
seul se montre, ct seul en effet il a qualité pour parler. I] est aisé 
dés lors de comprendre quel esprit a dirigé, inspiré Corneille dans 
la longue et périlleuse tache si vaillamment choisie. Le désir de 
dégager la lecon morale, de la rendre évidente, de la graver en 
traits ineffacables, a constamment présidé 4 son labeur. Famalier 
avec les états de l’4me que décrit si supérieurement |’auteur ano- 
nyme, il s’assimile en quelque sorte le texte qu’il a sous les yeux, 
et. sans le dénaturer en rien, lui imprime pourtant son cachet per- 
sonnel. Cette disposition est bien reconnaissable au chapitre IX, 
livre u, sur le manque absolu de consolations : 


Notre 4me néglige sans peine 
La consolation humaine, 
Quand fa divine la remplit : 
Une sainte fierté dans ce dédain nous jette, 
Et la parfuite joie aisément élablit 
L’beureux mépris de l’imparfait. 


Mais du cdté de Dieu demeurer sans douceur, 
Quand nous foulons aux pieds toute celle du monde, 
Accepter pour sa gloire une langueur profonde, 


‘ Le mot est un peu rude pour la délicatessse des oreilles moedernes, plus ti- 
morées souvent que les consciences, mais 4 la place ot nous le trouvons, ce mot 
a la valeur d'un témoignage historique, et nous n’avons pas fe droit de changer 
un texte dont Ja signification est importante. , 


COBNEILLE INCONNU. 444 


Un exil ot lui-méme il abime le coeur, 

Ne nous chercher en rien alors que tout nous quitte, 
Ne vouloir rien qui plaise alors que tout déplait, 
Wenvoyer ni désirs vers le propre intérét, 

Ni regards échappés vers le propre mérite : 

Cest un effort si grand, qu’il se faut élever 
Au-dessus de tout ! omme avant gue l’entreprendre 
Sans se vaincre soi-méme on ne peut y prétendre, 
Et sans faire un miracle on ne peut l’achever. 


Lhomme qui écrit de tels vers est mieux qu’un versificateur ex- 
pert en son métier, mieux qu’un ouvrier poétique d’une habileté 
rare, cest un chrétien, qui s’inspire de sa propre expériencc et 
pemt, avec une sincérité mélancolique, ce qu'il a plus d’une fois 
éprouvé, le mal dont il a fréquemment souffert. La méme observa- 
tion s'applique au beau début du chapitre xxv (livre I) sur le juge- 
ment et les peines du péché. Ce sont ici paroles séricuses et non 
vains artifices de rhétorique. Comme Il’auteur de l’Imitation, le 
traducteur est de ceux qui croient 4 la colére divine et trembient 
devant elle : 


Homme, quoi qu’ici-bas tu veuilles entreprendre, 
Songe 4 ce compte exact qu'un jour il en faut rendre, 
Et mets devant tes yeux cette derniére fin 

Qui fera ton mauvais ou ton heureux destin. 

Regarde avec que! front tu pourras comparaitre 
Devant le tribunal de ton souverain maitre, 7 
Devant ce juste juge 4 qui rien n'est caché, 

Qui jusque dans ton cceur sait lire ton péché, 
Qu’aucun don n‘éblouit, qu’aucune erreur n‘abuse, 
Que ne surprend jamais I'adresse d’une excuse, 

Qui rend 4 tous justice et pése au méme poids 

Ce que font les bergers et ce que font les rois. 


Misérable pécheur, que sauras-tu répondre 

A ce Dieu qui sait tout et viendra te confondre, 
Toi que remplit souvent d'un invincible effroi 
Le courroux passager d'un mortel comme toi? 


Donne pour ce grand jour, donne ordre 4 tes affaires, 
Pour ce grand jour, le comble ou fa fin des miséres, 
O0& chacun, trop chargé de son propre fardeau, 

Son propre accusateur ef son propre bourreau, 
Répoodra par sa bouche et seul 4 sa défense, 

N’aura point de secours que de sa pénitence !. 


‘ Bans la suite de ce chapitre on décrit avec quelque détail les supplices en- 
darés par les damnés. Le texte est bref et la traduction, fort énergique en cet 
endrait, lourne un peu 4 la paraphrase. Par une coincidence assez singuliére, 
Corneille, a cette époque, venait d’acheter, dans une vente 4 J’encan, un Dante 


413 CORNEILLE INCONNU. 


Cette gravité de ton, cette piété passionnément sérieuse, qui dé- 
terminérent auprés des contemporains le succés du livre, devaient 
effaroucher et choquer l’incrédulité du dix-huitiéme siécle. C’est ce 
qui rend probable l’assertion de Voltaire relative 4 l’oubli dans le- 
quel, 4 l’époque ou il écrivait, était tombée la traduction de Cor- 
ncille. Le mouvement de restauration religieuse, qui, commencé 
vers 4802, se poursuivit pendant les années suivantes, aurait da 
faire cesser cette indifférence 4 l’égard d’une ceuvre que le nom 
d’un maitre illustre signalait aux lettrés, et que recommandait aux 
croyants l’accent d’une dévotion sincére. Par malheur, le gout du 
temps ne lui était d’aucun cété favorable. D’une part, le Génie du 
Christianisme, mal interprété par des mondains qui se figuraient 
étre des croyants, avait tourné l’universelle admiration vers les 
beautés cxtérieures, voyantes, que l’on préférait trop aux qualités 
intimes; d’autre part, la susceptibilité classique de Fontanes et de 
son école s’'accommodait difficilement d’un ouvrage dont les mérites 
apparaissaient comme étant plutdt moraux que littéraires. C’est 
seulement en 1844 que le livre d’Onésime Leroy, intitulé Corneille 
et Gerson, dans Imitation de Jésus-Christ', s’éleva contre une in- 
juste négligence, et fit entendre, en Vhonneur du vieux poéte, 
une protestation généreuse, qui, du reste, trouva promptement de 
l’écho. Ce volume est bon 4 consulter. [I] serait meilleur encore si 
l’auteur n’avait eu la malencontreuse idée de inéler perpétucllement 
4 l’appréciation du travail de Corneille, d’en rapprocher, sans cesse, 
l’analyse des deux autres traductions, estimables sans doute, mais 
dont la comparaison si détaillée semble singuliérement inopportune 
en un sujet qui devrail étre nettement circonscrit. Ce défaut est 
grave, mais il est amplement compensé par |’abondance des extraits 
judicieusement choisis, qui font de ce volume un véritable et exccl- 
lent abrégé de la traduction de Corneille. Onésime Leroy, mort, je 
crois, cette année, dans un 4ge trés-avancé, était, lui aussi, un 
croyant, sa foi lui a tenu lieu de méthode en cette occasion et l’a 
parfaitement servi. Point d’affectation littéraire, nulle recherche de 
dilettantisme. Il a été guidé, dans son choix, par l’esprit qui.ani- 
mait Corneille pendant les ferventes années de son labeur. Une telle 
conformité de sentiments enléve 4 cette réunion d’extraits, reliés 
d’ailleurs entre eux par de solides commentaires, cette apparence 
d’arbitraire, ce caractére artificiel qu’on reproche souvent, non sans 


italien in-folio, qu'il avait payé douze livres, prix assez élevé pour le temps. 
Avant de traduire l’Enfer de I'Imitation, il avait pu lire celui du poéte florentin. 
S'est-il glissé sous sa plume quelques réminiscences? La recherche serait cu- 
rieuse a faire. 

‘ Chez Adrien Lecleére. 


CORNEILLE INCONNU. 4135 


raison, aux essais de ce genre. L’unité de coeur et d'intelligence do- 
mine tout, couvre tout. Aussi conseillons-nous 4 ceux de nos lec- 
teurs qui ne se sentiraient pas en disposition d’aborder directement, 
immédiatement, la traduction de Corneille, de recourir d’abord au 
livre d’Onésime Leroy. On ne saurait, comme préparation, comme 
initiation, rencontrer rien de plus consciencieux, de plus complet. 

Sans insister davantage, il nous suffit de nous étre attaché a bien 
établir, 4 mettre cn pleine lumiére l’intention chrétiennement pra- 
tique de cette traduction, trop longtemps méconnue, tardivement 
replacée au rang dont elle est digne, et que l’on a toujours eu le tort 
de peser dans des balances exclusivement littéraires. L’action cha- | 
ritable, lefficacité morale, voila ce dont Corneille s’est uniquement 
inquiété. L’immense succés de son ceuvre atteste que, sous ce rap- 
port, il n’a éprouvé aucun mécompte, et, de fait, lorsque dans sa 
vieillesse, des accés de découragement amenaient sous sa plume 
des plaintes et des récriminations, 1] n’a jamais reproché au public 
la moindre tiédeur a l’égard de ses poésies sacrées. Loin de s’arré- 
ter dans cette voie aprés la version de I’Imitation, qui lui avait de- 
mandé environ sept ans de travail, 11 continua, en traduisant du 
latin de Santeul, les Hymnes de sainte Geneviéve pour son ami, le 
P. Boulart, supérieur général des Génovéfains, et les Louanges de 
la sainte Vierge, attribuées 4 saint Bonaventure. Il ne vivait plus 
alors dans la retraite, car cette derniére traduction, datée de 1665, 
se place entre la représentation d’Othon et celle d’Agésilas. La 
méme remarque s'applique 4 |’ Office de la sainte Vierge, traduit et 
publié en 1670. Le volume ou se trouve cet Office de la Vierge, con- 
tient, en outre, la traduction des sept psaumes de la Pénitence, celle 
des Vépres et Complies du dimanche, de toutes les Hymnes du Bré- 
tiaire romain; plus deux séries d’extraits de la version de l’Imita- 
tion, intitulées Instructions et Priéres chrétiennes. Il est dédié a la — 
reme de France, Marie-Thérése d’Autriche, mariée depuis dix ans a 
Louis XIV, et déja mére de trois enfants. Cet ensemble de traduc- 
trons pieuses parut quelques mois avant la représentation de Tite 
et Bérénice. Il y a pourtant ici une nuance qui ne doit pas étre né- 
gligée. Aprés la chute d’ Aétila, Corneille garda trois ans le silence. 
Ur, c'est pendant ces trois ans qu'il se consacra, avec un redou- 
blement de zéle, 4 l’ceuvre d’édification qui était 4 la fois pour lui 
une consolation, un devoir et assurément une habitude spirituelle. 

Malgré l’indépendance et l’originalité de son esprit, dont nous 
verrons tout a l’heure la preuve en ces matiéres mémes, le poéte 
n’¢ait rien moins qu'un chrétien latitudinaire. Il s’approchait avec 
réeguiarité des sacrements, et, selon ce que nous affirme son frére 
Thomas, |’inséparable compagnon qui l’aida courageuscment a lut- 

10 Jonus 18675 8 


414 CORNEILLE INCONNU. 


ter contre les difficultés sans cesse renouvelées, Pierre Corneille, 
pendant les trente derniéres années de sa vie, récita tous les jours 
le bréviaire romain. Le témoignage vient de bonne source, comme 
on le voit, et ne saurait étre révoqué en doute. Trésoricr de sa pa- 
roisse, lorsqu’il habitait Rouen, le traducteur de |’ Imitation prenait 
ses fonctions trés au sérieux. Le compte rendu de sa gestion nous 
a été conserve, ct 1a, comme partout, nous retrouvons le plus con- 
sciencieux dcs hommes. La rédaction de ce document et les dévo- 
tions de la semaine sainte l’'absorbérent tellement que, dans une 
lettre, adressée la veille de Paques 1652 au R. P. Boulard, il s’ex- 
cuse de n’ayoir pu lire les ouvrages que celui-ci lui envoyait, et il 
sollicite du savant génovéfain un peu de répit pour étre en élat ce 
lui répondre convenablement : 


Jentends chanter de Dieu les grandeurs infinies; 
Je vois l’ordre pompeux de ses cérémonies. 


Ces vers que Racine devail placer, plus tard, sur les lévres de 
Joas, conviennent parfailement aux habitudes quotidiennes ct inin- 
terrompues de Corneille. Les exercices ritucls, les détails du culte 
lui plaisaient. Il aimait le sanctuaire et ne haissait méme pas la 
sacristie. 

Le pain des simples fut aussi pour lui le pain dee forts. Montaigne 
a dit quelque part que notre piété se doit reconnaitre 4 nos actions, 
et que c'est notre vertu qui doit prouver notre christianisme. Cela 
est vrai surtout en ce qui touche 4 notre conduite dans notre mai- 
son, dans notre famille, 4 la maniére dont nous envisageons et 
supportons l’existence. La grande plaie de Corneille, pendant la 
derniére moiltié de sa vie, ful la pauvreté. Il s’en est plaint souvent 
avec une tristesse naive; jamais sur un ton d’amertume ni de ré- 
volte. La génc le fait souffrir dans ses proches, elle entrave le dé- 
veloppement de son ceuvre : c’est un mal contre lequel il nc se raidit 
point, mais qu’il cherche 4 détourner, soit par son travail, soil, 
lorsque ce travail est mal rétribué, par des demandes d’assistance 
et d’appui, qui ne s'écartaient point des mceurs de |’époque, et dont 
notre dignité moderne, indiscrétement chatouilleuse, exagére hors 
de propos les conséquences. On n’a pas assez remarqué que si Cor- 
neille parle avec insistance de ses besoins, de ses charges, de son 
accablante et pénible situation, ce n’est, en définitive, qu’a ceux 
qui sont en mesure d’y porter reméde. Le blamer d’agir ainsi, c’est, 
proportion gardée, comme si l’on reprochait 4 un écrivain de nos 
jours de manquer de dignité parce qu'il demande fréquemment dc 
l'argent a ses éditeurs. Corneille s’adressc au roi, aux ministres, 
aux grands seigncurs, méme aux riches financiers, 4 tous ceux qui, 


CORNEILLE INCONNU. 445 


dans ce siécle ot la bienfaisance de l’Etat n’était pas régularisée, 
ou les associations protectrices n’existaient pas, fit-ce en projet, 
avaient la puissance et souvent l’ambition de protéger les letires en 
secourant les lettrés. On aurait donc tort de chercher dans les sup- 
pliques, légitimes en somme, dans les remercimehts trés-naturels 
de Corneille & Mazarin, 4 Fouquel et méme a Montauron, des traces 
de défaillance morale. Lutter contre la pauvreté est un devoir, 
ethaler une plainte devant qui peut la faire cesser, ce n’est ni se 
rebeller contre l’ordre social ni maudire la destinée. 

‘Ah! si dans les Jettres de Corneille 4 ses amis, qui sont parvenues 
jusqu’a nous, nous trouvions des gémissements, des marques de 
désespoir ou de colére; si le temoignage de ses contemporains nous 
le montrait irrilé, exaspéré de sa pauvreté, s’en prenant a tous, aux 
hommes et a Dicu de ses déceplions et de ses miséres, on pourrait 
alors, avec quelque apparence de raison, reprocher au poéte d’a- 
voir mal supporté l’épreuve, et de s’élre réservé trop peu du stoi- 
cisme qu'il prodiguait si volontiers 4 ses héros. Eh bien! une dé- 
couverte de ce genre, on ne l’a pas faite, et, nous osons le prédire, 
on ne la fera jamais. Qu’il s’entretienne avec Baron ou Moliére, qu’il 
écrive a Saint-Evremond, au P. Boulart, 4 l’abbé de Pure, Corneille 
ne fait aucune allusion 4 ses embarras domestiques, au malaise de 
ses finances; il ne prend 4 partie ni la société ni le roi; il ne montre 
pas le poing au ciel. Qu’a-t-il besoin pour cela de stoicisme? Les 
promesses de l'Evangile lui suffisent. 

Pourtant s'il avait voulu se poser en révolté : quel beau théme a 
déclamation! Vous voyez ct entendez cela d’ici. Je m’étonne que le 
thédtre actuel, qui se complait 4 fausser les grandes figures histo- 
riques et qui excclle dans cctte déplorable besogne, ce thédtre ou 
nous avons déja vu Moliére dictant la legon 4 Louis XIV et le ru- 
doyant, comme ferait un méchant maitre d’école, ne nous ait pas 
encore présenté un Corneille égalitaire et socialiste, invectivant 
conire les heureux du monde, et rimant un poéme sur la future 
liquidation universelle. De telles conceptions ne sont malheurcuse- 
ment plus impossibles 4 prévoir depuis la seconde moitié du dix- 
huitiéme siécle. La pauvreté résignée a disparu; elle a été rempla- 
cée par la pauvreté menacante. Ne sois pas pauvre, disent nos con- 
temporains, mais si la fatalité veut que tu le sois, ne recule devant 
rien pour échapper a cette servitude, qui est cn méme temps une 
iniquilé. Et voila le siécle ot l’on se permet de porter des jugements 
stvéres sur la dignité de Corneille! Il est vrai qu’on ne traduit guére 
maintenant I’ Imitation, et surtout qu’on n’y cherche plus une régle 
de conduite. 

Cette pauvreté qu’un christianisme effectif allégeait pour Picrre 


416 CORNEILLE INCONNU. 


Corneille, s’explique sans qu’on ait besoin, comme on a été que ~ 
qucfois tenté de le faire, de reprocher 4 Marie de Lamperiére un 
manque de capacité domestique ou d’économie. Nous avons vy 
combien étaient incertaines et précaires les ressources qui pou- 
vaient alimenter le ménage du poéte. Point de droits d'auteur, par 
conséquent des profits trés-inégaux, méme en cas de grand succés 
au théatre!. La vente en librairie produisait peu. De ce cété, nous 
n’avons a constater qu’une exception, la réussite étonnamment fruc- 
tueuse de l'Imitation traduite, et encore, pour n’exagérer rien, i] 
faut dire que les trente-deux éditions s’appliquent seulement a°la 
premiere partie. Les parties suivantes eurent un débit considérable, 
mais moins prodigicux cependant. Les gratifications accordées a la 
suite de dédicaces, plus ou moins flatteuses, ne constituaient pas 
une ressource. Si quelques protecteurs se montraient généreux, 
d’autres tachaient de s’acquitter au meilleur marché possible. Selon 
la tradition, Mazarin se faisait remarquer par son avarice. Fouquet, 
qui peut-étre edit été un appui, disparut, emporté par la tempéte. 
D’ailleurs il y a dans le théatre imprimé de Corneille plusieurs 
piéces qui n’ont été offertes ni adressées a personne. Les pensions 
sur la cassette royale laissaient beaucoup 4 désirer, sous le rapport 
de la solidité et de la régularité. Tout allait bien tant qu’on ne ba- 
tissait pas trop de palais ou qu’on ne faisait pas la guerre; mais, 
dés qu’on se jetait dans de grandes dépenses, les pensionnaires du 
roi se trouvaient condamnés a des attentes qui, parfois, semblaient 
menacer de se prolonger indéfiniment. Le poéte eut fréquemment 
4 souffrir de ces pénuries du Trésor, et il sen est plaint dans un 
placet bien connu, dont la hardiesse bourrue fit probablement sou- 
rire Louis XIV. 

Il fallait donc vivre sur un trés-mince patrimoine. Or, la famille 
de Pierre Corneille comptait six enfants. On a, de plus, bien des 
raisons de penser que sur ce méme patrimoine vivaient Thomas et 
les siens. Il est vrai que Thomas avait le travail trés-facile, et que 
quelques-unes de ses piéces obtinrent des succés d’enthousiasme. 
Mais l’argent gagné au théatre n'apportait, comme nous venons de 
le dire, qu’un faible appoint au budget des deux ménages. La for- 
tune paternelle, qui avait servi 4 l'éducation et 4 l'établissement 


' « En 1643, Corneille sollicita vainement le droit de faire jouer par qui bon 
lui semblerait Cinna, Polyeucte et la Mort de Pompée, qu'il avait fait représenter 
d’abord par les comédiens du Marais, et que d’autres comédiens, le frustrant 
« de son labeur » (ce sont ses termes) avaient entrepris de représenter; mais 
ce « privilége, » qui ne nous semble aujourd’hui que la simple garantie de la 
propriété de son travail, ne lui fut pas accordé. » (Manrr-Laveaux, Notice sur 
Pierre Corneille). 





CORNEILLE INCONNU. 117 


des fréres et des sceurs de Pierre Corneille, au nombre de cinq, 
n’arriva que fort diminuée entre les mains du poéte. Un document 
curieux et touchant 4 la fois, découvert par M. de Beaurepaire, 
nous autorise 4 penser que madame Corneille, la mére, vint, en 
plus d'une circonstance, a l'aide de ses enfants lorsqu’ils ne pou- 
vaient se suffire 4 eux-mémes. En 1644, l'un des fréres du poéte 
célébre qui venait d’écrire Pompée et Polyeucte, Antoine Corneille, 
chanoine régulier au Mont-aux-Malades, prés Rouen, fut nommé 
curé de Fréville : il avait trente-trois ans. Cet Antoine était un 
homme d’esprit et de talent. En 1636, en 1639, il s’était distingué 
par des odes, des stances, des sonnets, couronnés par la Société 
du Puy de I’ Immaculée-Conception de la Vierge. Cette méme Société 
rouennaise devait couronner, en 4640, Jacqueline Pascal, dgée de 
quinze ans, jouant encore 4 la poupée, 4 ce que nous assure sa 
seur, madame Périer, et en 1641, Thomas Corneille, qui atteignait 
a peine sa seiziéme annéc. Malgré ses couronnes académiques et 
son canonicat, sans doute peu rétribué, le [religieux du Mont-aux- 
Malades se trouva fort embarrassé lorsque le moment d’aller pren- 
dre possession de sa cure fut arrivé. Les choses les plus essentielles 
pour son installation lui manquaient. Il fut contraint de recourir 
a l'obligeance de sa mére qui lui fournit, a titre de prét, ce dont 
il avait besoin, comme en fait foi l’acte suivant. Nous n’hésitons 
pas a le mettre sous les yeux de nos lecteurs, parce que, mieux que 
toutes les démonstrations du monde, il nous édifie sur les rapports 
des membres de la famille Corneille entre cux, et nous permet de 
jeter un coup d’ceil sur la facon simple et cordiale dont se réglaient 
les affaires dans cet intérieur patriarcal. 

« Je soussigné, pricur curé de Fréville, cognois et confesse avoir 
regu de mademoiselle Corneille, ma mére, une douzaine d’assiettes 
et demie-douzeine de plats, le tout de fin estain; plus trois dou- 
zeines de serviettes dont il en a une douzeine de doubleuvre et deux 
nappes de lin et un doublier. Une casaque de drap noir qui estoit 
a feu mon pére, une grande table qui se tire des deux costez et deux 
formes, une toile de lit de ces estoffes jaulnes imprimées. Tous les- 
quels meubles elle m’a prestés en ma nécessité, lorsque j’ay esté 
demeurer 4 Fréville et luy promets les restituer ou a elle ou 4 mes 
fréres, toutes fois et quantes. Faict ce samedy vingt cinquicsme 
jour de juin mil six cens quarante quatre. » 

Les plats de fin estain pouvaient étre alors en usage dans la 
moyenne bourgeoisie, mais leur emploi n’indique ni des habitudes 
de luxe, ni méme, ce semble, une grande aisance. On est aussi 
porté a croire que si mademoiselle Corncille, pour nous conformer 
au langage du temps, avait été plus riche, elle aurait pu, avec le 


118 CORNEILLE INCONNU. 


consentement que ses autres fils se seraient bien gardés de lui re- 
fuser, donner purement.et simplement au curé de Fréville ces 
objets de premiére nécessilé. La casaque noire.de feu M. Corneille 
fait penser 4 ce manteau paternel si soigneusement conservé par 
Montaigne, ct qui a inspiré a l’auteur des Essuis cette parole partie 
“du coeur: « Il me semble, quand je m’en revets, que je m’enve~ 
loppe de mon pére. » 

Outre la maison de‘la rue de la Pie, ot: était né le poéte, et qui, 
en 1683, fut venduc quatre mille trois cents livres, la famille Cor- 
neille possédait, depuis 1608, une maison de campagne au Petit- 
Couronne, 4 une lieue de Rouen, sur les bords de la Seine. 

« La maison, de fort simple apparence, était pourtant assez 
grande : elle se composait d’un rez-de-chaussée divisé en trois pié- 
ces, et de trois chambres en haut surmontées d'un vaste grenicr. 
Ajoutez un joli jardin planté d’arbres, un four, une mare, une acre 
de terre autour de la maison : le tout 4 quelques pas d’unc admi- 
rable forét. La maison et la cour étaient séparées de la route par 
un mur. Pour entrée, une grande porte au-dessus de laquelle un 
petit pavillon’. » 

Que devint cette maison du Petit-Couronne? Fut-elle vendue par 
le poéte lorsqu’il alla se fixer 4 Paris? Thomas n’y vint point habi- 
ter aprés la mort de son frére. Devenu vicux et aveugle, il se retira, 
pour mourir, aux Andelys, pays de sa femme et de sa belle-sceur. 
Cette maisonnette, achetée deux ans aprés la naissance du poéte, et 
dans laquelle probablement i] passa les premiéres années de son 
enfance, ne rapportait rien et devait étre de trés-peu de valeur. 
M. Corneille le pére, maitre des eaux et foréts, et qui, dans l’exer- 
cice de ses fonctions, eut 4 faire preuve plus d’une fois de vigilance 
et de courage pour réprimer les vols de bois, si fréquents alors, 
avait choisi cette maison comme un poste avancé 4 la lisiére de la 
forét, sans chercher & en tirer parti. Peut-¢tre méme la prit-l en 
mauvais gré, lorsqu’il cut perdu, en 1618, le procés qu’il avait in- 
tenté 4 l’un de ses officiers, Amfrye, qui, venu se loger a cété de lui 
(ce qui prouve que c’était bien unc station de forestiers), avait élevé 
indiment un mur sur la limite de la propriété. Evidemment ce lo- 
gis du Petit-Couronne ne fut jamais considéré par la famille Cor- 
neille que comme un pied 4 terre sans importance, bon tout au 
plus pour passcr les chaleurs de I'été. 

Les charges que Corneille avait 4 supporter étaient lourdes. Sur 
six enfants qu’il cut de son mariage avec Marie de Lampériére, un 
seul mourut jeune, Charles Corncille, enfant trés-précoce et déja 


4 Rouen, promenades et causeries, par M. Evciny Nox. 


\ 


CORNEILLE INCONNU. 149 


remarquable, filleul du P. de la Rue, jésuite. L’ainée des filles, 
Marie, fit un beau mariage, 4 dix-neuf ans. Les quatre autres en- 
fants furent difficiles 4 établir. Deux d’entre eux embrassérent la 
profession des armes. Ils servirent, non sans éclat, comme capi- 
taine et comme licutenant de cavalerie. L’ainé fut blessé devant 
Douai, en 1667; le plus jeune fut tué dans une sortie, au si‘ge de 
Grave : il avait été page de la duchesse de Nemours. L’un et |’autre 
furent certainement pour leur pére une cause de dépense conti- 
nuelle. On sait ce qu’da cette époque cottait le moindre grade, et 
l'on n’a pas oublié les gémissements de madame de Sévigné, qui, 
cependant, était infiniment plus riche que Corneille, 4 propos de 
son fils le guidon. Le cinquiéme enfant, Thomas, ne fut pourvu 
que trés-lard — en 1680, quatre ans avant la mort de son pére — 
de son bénéfice d’Aiguevive, en Touraine. Enfin, la seconde des 
filles, Marguerite, qui entra sous le nom de Sceur de la Trinité au 
couvent des Dominicaines, dans le faubourg Cauchoise, 4 Rouen, 
avait di. fournir une dot ou payer pension, puisque, sur les quatre 
mille trois cents livres que rapporta, comme nous l’avons vu, la 
vente de la maison située rue de la Pie, trois mille furent appli- 
quées a lextinction graduelle des engagements qu’avait pris Pierre 
Corneille a Y’égard des Dominicaines. 

Ces détails suffisent amplement, si nous ne nous trompons, pour 
justifier Marie de Lampériére du reproche de mauvaise gestion ‘que 
l'on aeu quelqucfois la tentalion de lui adresser. Tout bien exa- 
ming, au contraire, on doit penser que ni l’ordre ni l'économie ne 
lui firent défaut pour élever dignement cette nombreuse famille et 
permettre, au moins a trois de ses membres, de tenir honorable- 
ment leur rang dans le monde. La géne parait s’étre accentuée dans 
le ménage 4 partir de ]’établissement définitif & Paris. Peut-étre ne 
prit-on cette résolution que parce que la situation était déja trés- 
entamée, trés-menacée & Rouen. On mettait une certaine fierté, 
qui se comprend, du reste, 4 ne pas déchoir sensiblement devant 
ceux qui avaient connu 4 la famille Corneille une aisance relative. 
En rapports plus suivis avec les comédicns, l’auteur dramatique 
pouvait espérer qu’il placerait ses piéces 4 de meilleures conditions, 
et, d'autre part, les jetons de l’Académie offraicnt une ressource 
mince sans doute, mais réguliére, qui n’était pas 4 dédaigner. Est- 
ce a cette géne persislante, sans cesse aggravée, qu'il faut attribuer 
la mésalliance du fils afné de notre poéte, qui, malgré sa qualité de 
gentilhomme du roi, épousa une demoiselle Cauchois ou Couchois, 
fille d'un marchand? Victorin Fabre affirme que, du vivant de Cor- 
neille, le mariage demeura secret. Le vieux chef de famille n’avait 





490 CORNEILLE INCONNU. 


pas cru devoir, malgré le mauvais état de sa fortune, se-préter a cc 
qu’il regardait comme un mariage d'argent. 

L’impression qui sc dégage de ces renseignements quand on les 
rapproche les uns des autres, c'est que, jusqu’au dernier jour, 
Pierre Corneille, admirablement secondé par sa femme et son frére 
Thomas, porta le poids d’une pauvreté parfois accablante, avec le 
calme de l’homme de bien qui a fait son devoir, et la résignation 
du chrétien. Remarquons aussi — et cette observation a son impor- 
tance — que les épreuves et les angoisses du maitre de maison, du 
pére de famille, n’exercérent aucune influence sur la ligne adoptée 
et suivie par l’auteur tragique. Corneille pouvait se dire, non sans 
apparence de raison, que s'il dérogeait ala gravité de ses tendances, 
a la sévérité de ses principes, il lui serait aisé de reconquérir la 
faveur du public et de ramener 8 ses piéces la foule, qui l’abandon- 
nait quelquefois pour des rivaux peu dignes de lui. Il n’était pas 
impossible qu'une vogue nouvelle et le retour de bien-€tre qu’elle 
entrainerait nécessairement, fussent les conséquences d’un accom- 
modement habile avec le gout du jour. Mais la pauvreté, qui faisait 
souffrir dans Corneille le bourgeois de Rouen ou de Paris, demeu- 
rait sans action sur la conscience littéraire du poéte. Dans le choix 
de ses sujets, dans la maniére de les traiter, il n’a jamais subor- 
donné aux chances immédiates de succés ou aux probabilités d’un 
gain considérable, la haute idée qu'il se faisait de sa mission et de 
son réle comme fondateur du thédtre en France. 


II 


LES ADVERSAIRES DU THEATRE. —— INFLUENCE PROTECTRICE DE CORNELLLE. 
LA FAMILLE PASCAL A ROUEN. — « POLYEUCTE » ET LE JANSENISME. 


Dés que nous quittons le domaine de la vie privée et de la reli- 
gion, pour nous replacer, avec le poéte, sur le terrain de son art, 
nous allons nous retrouver en présence de ce singulier contraste 
qui nous a déja tant frappé, et que M. Guizot avait signalé avant 
nous. Autant l’homme social, le chrétien, est modeste, humble 
méme, porté ase résigner, prompt a s’effacer, autant l’artiste mo- 
ralisateur ct créateur est confiant en sa force, animé d’une invinci- 
ble fierté. Avec la noblesse de caractére ct la pureté de conscience 
que nous lui connaissons, Corneille n’aurait jamais embrassé une 
carriére qui ne lui aurait point semblé parfaitement honorable, sus- 
ceptible d’étre honorée encore, et dont il aurait cru pouvoir rougir 





CORNEILLE INCONNU. 4H 


un jour. Il eut le mérite de comprendre ce que le théatre était déja, 
malgré bien des tatonnements, bien des erreurs, et l’audace géné- 
reuse de pressentir 4 quel degré d’influence et de gloire il allait le 
faire monter par le seul déploiement de son génie. Le premier de 
ces sentiments domine dans la magnifique tirade qui termine I’ Illu- 
sion, et le second, tout voilé qu'il est, ne saurait échapper a la 
clairvoyance d'un observateur quelque peu attentif. Le magicien Al- 
candre, faisant assister de loin le vicux Bridamant — grace aux 
prestiges de la sorcellerie — aux actions de son fils Clindor, le lui 
mootre mélé aux aventures et aux cxercices d'une troupe de comé- 
diens errants, aprés lui avoir promis qu'il le retrouverait dans une 
situation superbe. Le bonhomme, qui se croit mystifié, s’étonne et 
se cabre : 


Est-ce la cette gloire, et ce haut rang d’honneur 
Ou le devait monter l’excés de son bonheur? 


Cette timide objection lui attire sur-le-champ une réplique magis- 
lraledu sorcier Alcandre,- qui n’aime pas que l'on révoque en 
doute la véracité de ses paroles et l’infaillibilité de son pouvoir : 


Cessez de vous en plaindre. A present le théatre 
Est en un point si haut que chacun l’idolatre, 

Et ce que votre temps voyait avec mépris 

Est aujourd’hui l'amour de tous les bons esprits, 
L’entretien de Paris, le souhait des provinces, 
Le divertissement le plus doux de nos princes, 
Les délices du peuple, et le plaisir des grands : 
Ii tient le premier rang parmi leur passe-temps; 
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde 

Par ses illustres soins conserver tout le monde, 
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau 
De quoi se délasser d'un si pesant fardeau. 

Méme notre grand roi, ce foudre de la guerre, 
Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de Ia terre, 
Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois 
Préter l’ceil et l’oreille au Théatre francois : 

C'est 1a que le Parnasse étale ses merveilles; 

Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ; 
Et tous ceux qu Apollon voit d'un meilleur regard 
De leurs doctes travaux lui donnent quelque part. 


b’ailleurs, si par les biens on prise les personnes, 
Le thédtre est un fief dont les rentes sont bonnes ; 
Et votre fils rencontre en un meétier si doux 

Pius d’accommodement qu’il n’eiit trouvé chez vous. 
Défaites-vous enfin de cette erreur commune, 

Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune. 


Aprés un tel discours et des assertions si positives, Bridamant 


122 CORNEILLE INCONND. 


n’a plus qu’a faire amende honorable, ce dont il s’acquitte, du 
reste, avec une parfaite bonne grace : 


Je n’ose plus m’en plaindre, et vois trop de combien 
Le métier qu'il a pris est meilleur que le mien. 

Il est vrai que d'abord mon 4me s’est émue : 

J'ai cru la comédie au point ou je l'al vue; 

J’en ignorais léclat, l'utilité, ’appas, 

Et la blamais ainsi ne la connaissant pas. 


Cette page poétique est curieuse, non-seulement pour la biogra- 
phie morale de Corneille, mais pour l'histoire méme du théatre en 
France. Sans vouloir attribuer 4 cet air de bravoure, écrit pour une 
bouffonnerie fantastique, plus d’importance qu’il ne convient, nous 
croyons qu'il a, comme document, autant de valeur que plus d’une 
piéce officielle. Malgré le cadre trés-peu sérieux ot se produisaient 
les paroles si affirmatives d’Alcandre, le public aurait protesté, les 
aurait trés-mal accueillies, s’il n’y edt trouvé que des propos hasar- 
dés, en contradiction flagrante avec la réalité des faits. D’ailleurs, 
la forme volontairement pompeuse donnée par Corneille 4 ce mor- 
ceau; la place, en quelque sorte exceptionnelle, qu’il lui assigne 
dans l'économie de sa pi¢ce; enfin la sincére émotion que l’on y 
sent circuler: tout cela prouve que l’auteur ne parlait pas a la lé- 
gére, ct, certain de la vérité de ses assertions, prenait 4 coeur de 
répandre sa conviction autour de lui. On pourrait contester quel- 
ques détails. Louis XIII — car c’est 4 lui que s’adresse cette appel- 
lation de « grand roi, » dont la postérité, d’accord avec les contem- 
porains, a plus volontiers décoré son fils — se plaisait-il beaucoup 
au thédtre? Il est permis d’en douter. Ce qui est incontestable, c’est 
que la reine Anne d’Autriche aimait fort la comédie, et que Riche- 
lieu en raffolait. Si, comme on a tout lieu de le croire, le cardinal 
vit jouer l’Jilusion, qui précéda de peu de mois la premiére repré- 
sentation du Cid, il dut étre frappé de la tirade d’Alcandre, et n’en 
put méconnaitre la justesse. Cette passion du thédtre, qui donc 1’é- 
prouvait plus vivement que l’auteur de Mirame? La palme drama- 
tique, Richelieu a révé toute sa vie de Vobtenir. L’influence du 
théatre, 4 quelque époque que ce soit, est un fait social dont l'homme 
d’Etat doit toujours se préoccuper. Ce fait se manifestant pour la 
premiére fois en France, éclatant soudainement, parut aux hommes 
du dix-septiéme siécle et fut réellement un événement trés-considé- 
rable. Le cardinal, 4 qui ses facheuses velléités d’artiste n’enlevaicnt 
pas le coup d’cil du ministre, accoutumé a calculer la direction, 
l’intensité des forces morales, 4 prévoir leurs conséquences, appelé 
souvent 4 en conjurer les effets excessifs. comprit qu'il y avait la 


CORNEILLE INCONNU. 438 


m ressort dont le jeu devait étre surveillé, et dont l’action serait 
immense. S’1l avait pu en douter, le succés foudroyant du Cid ne 
lui aurait assurément laissé 4 cet égard aucune incertitude. En ad- 
metiant — ce que je ne crois pas —, que les vers de U’ Illusion expri- 
massent simplement les souhaits d’un poéte qui prend ses désirs 
pour la réalité des choses, on serait contraint de leur reconnaitre 
une portée prophétique, puisque a si bref intervalle le tableau pa- 
rut d'une surprenante exactitude. Tout ce qui pouvait sembler fan- 
taisie dans la bouche d’Alcandre devint rigoureusement, histor 
quement vrai, aussitét aprés le Cid. Richelieu en fit l’expérience 
amére, et l'homme d’Etat chez lui fut aussi cruellement froissé que 
le poéte tragique. 

Comme théologien, le cardinal, qui cependant passe pour avoir 
éé un trés-habile casuiste, parait n’avoir éprowvé aucun scrupule, 
soulevé aucune objection. Evidemment, il croyait le théatre compa- 
tible avec une pratique éclairée du christianisme. Les réclamations 
viarent plus tard, et partirent de points assez différents de Vhori- 
zon religieux. La question de l’innocence ou de la malfaisance du 
théatre, cette question, qui théoriquement n’est pas encore résolue 
aujourd'hui, fut posée 4 la cour en 1647, ct partagea les docteurs. 
Madame de Motteville a laissé sur cet épisode des détails circonstan- 
ciés, curieux, et qui nous inléressent d’autant plus que, comme 
nous le ferons remarquer, la haute moralité du thédtre de Cor- 
neille fut assurément pour beaucoup dans la résolution & laquelle 
on s'arréta. Ecoutons d’abord le récit de madame de Motteville. 

a J'ai déja dit que la reine aimait la comédie, et qu'elle se ca- 
chait pour l’entendre l'année de son grand deuil; mais alors (en 
1647) elle y allait publiquement. Il y en avait de deux jours l'un, 
tant6t italienne et tant6t francaise, et assez souvent des assemblées. 
L’été précédent, le curé de Saint-Germain, homme pieux et sévére, 
écrivil ala reine qu’elle ne pouvait, en conscience, souffrir ces 
sortes de divertissements. I] condamnait la comédie, et particulié- 
rement l’italienne, comme plus libre et moins modeste. Cette lettre 
avait un peu troublé l’dme de la reine, qui ne voulait point souf- 
frir ce qui pouyait étre contraire 4 ce qu'elle devait 4 Dieu. Etant 
alors inquiétée de la.méme chose, elle consulta sur ce sujet beau- 
coup de personnes. Plusieurs évéques lui dirent que les comédies 
qui ne représentaient, pour |’ordinaire, que des histoires sérieuses, 
ne pouvaient étre un mal. fs l’assurérent que les courtisans avaient 

in de ces sortes d’occupations, pour en éviter de plus mauvai- 
ses; ils lui dirent que la dévotion des rois devait étre différente de 
celle des particuliers, et qu’étayt des personnes publiques, ils de- 
Valent autoriser les divertissements publics, quand ils étaient au 


134 CORNEILLE INCONNU. 


rang des choses indifférentes. Ainsi la comédie fut approuvéc, et 
l’enjouement de l’italienne se sauva sous la protection des piéces sé- 
rieuses... 

« Quand le curé de Saint-Germain vit la comédie tout a fait réta- 
blie, il se réveilla tout de bon, ct parla tout de nouveau contre elle 
comme un homme qui voulait faire ce qu’il croyait de son devoir. 
Il vint trouver la reine, et lui maintint que ce divertissement ne se 
devait point souffrir, ct que c’était péché mortel. Il tui apporta son 
avis, signé de sept docteurs de Sorbonne qui étaient du méme senti- 
ment. Cette seconde réprimande pastorale donna tout de nouveau 
de l’inquiétude 4 la reine, et la fit résoudre d’envoycr l’abbé de 
Beaumont, précepteur du roi, consulter dans la méme Sorbonne 
opinion contraire. fl fut prouvé par dix ou douze autres docteurs 
que, présupposé que dans la comédie 11 ne se dise rien qui put ap- 
porter du scandale ni fit contraire aux honnétes meurs, qu’elle 
était de soi indifférente, et qu’on pouvait I’entendre sans scrupule ; 
et cela fondé sur ce que l’usage de I’Eglise avait beaucoup diminué 
de cette sévérité apostolique que les premiers chrétiens avaient ob- 
servée dans les premiers siécles. Par cette voie, la conscience de la 
reine fut en repos; mais malheur a nous d’avoir dégénéré de la vertu 
de nos péres, et malheur 4 nous d’étre devenus ainsi des infirmes 
dans notre zéle et notre fidélité! » 

Le nom de Cornedle ne figure pas dans cette narration; cepen- 
dant, lorsqu’on sait lire entre les lignes, il est aisé de reconnaitre 
que, dans ce débat, il fut plus d’une fois question de notre poéte. 
On le citaen exemple, on invoqua son autorité. Qui donc, en 1647, 
avait produit des ceuvres assez élevées, au point de vue moral, assez 
animées du souffle religieux, pour que des docteurs en théologie se 
sentissent inclinés 4 en parler avec indulgence, et, tout en condam- 
nant l'art dramatique en lui-méme, & le considérer comme un bien 
relatif? L’auteur de Polyeucte et de Théodore est le seul écrivain sé- 
rieux auquel alors on ait pu penser, -et le seul auquel la critique 
moderne puisse attribuer l’honneur d’avoir, par ses nobles produc- 
tions, gagné en grande partie la cause du thédtre auprés d’une reine 
sincérement pieuse, et d’un clergé qui comptait plus d'un homme 
éminent. Veut-on se convaincre que notre integprétation ne repose 
point sur de vaines conjectures? I suffira de se reporter aux paroles 
explicites de madame de Motteville, lorsqu’elle s’attache a justifier 
le prompt retour d’Anne d’Autriche aux représentations théatrales, 
dés le commencement de son veuvage. Souvenons-nous que la pe- 
tite apologie mise en avant, 4 ce propos, par la judicieuse et fidéle 
confidente, se fonde principalement sur la‘portée et l'efficacité des 
ceuvres du grand poéte, et qu’a ses yeux la reine n’avait pas tort de 


CORNEILLE INCONNU. 195 


prendre ce divertissement, puisque « Corncille avait enrichi le théa- 
tre de belles piéces dont la morale pouvait servir de lecon a corri- 
ger le déréglement des passions humaines. » Comme conclusion, 
elle ajoute aussitét : « Parmi les occupations vaines et dangereu- 
ses de la cour, celle-la, du moins, pouvait n’étre pas des pires'. » 

Or te langage est exactement celui que madame de Motteville 
met dans la bouche des évéques consultés par la reine en 1647. 
« Plusieurs évéques lui dirent que les comédies qui ne représen- 
taient, pour l’ordinaire, que des histoires sérieuses, ne pouvaient 
étre un mal. Ils l’assurérent que les courtisans avaient besoin de 
ces sortes d’occupations pour en éviter de plus mauvaises. » Ce rap- 
prochement est significatif, et ne permet plus le moindre douite. 
Fondateur de notre théatre, Pierre Corneille en a été le garant, et, 
en quelque sorte, le parrain devant l’Eglise. 

Dés 1646, les scrupules religicux des adversaires du thédtre 
avaient trouvé des interprétes peu tolérants dans les écrivains de 
Port-Royal. Il courut quelques libelles auxquels Corneille riposta 
vertement dans la dédicace anonyme de Théodore. 

« Yoserai bien dire, écrit-il, que ce n’est pas contre des comé- 
dies pareilles aux ndtres que déclame saint Augustin, et que ceux 
que le scrupule, ou le caprice, ou le zéle, en rend opinidtres enne- 
mis, n’ont pas grande raison de s’appuyer de son autorité. C’est 
avec justice qu’il condamne celles de son temps, qui ne méritaient 
que trop le nom qu’il leur donne, de spectacles de turpitude; mais 
c'est avec injustice qu’on veut étendre cette condamnation jusqu’a 
celles du nétre, qui ne contiennent, pour l’ordinaire, que des exem- 
ples d’innocence, de vertu et de piété. J’aurais mauvaise grace de 
vous en entretenir plus au long : vous étes déja trop persuadé de 
ces vérités, et ce n’est pas mon dessein d’entreprendre ici de désa- 
buser ceux qui ne veulent pas l’étre. ll est juste qu’on les aban- 
donne a leur aveuglement volontaire, et que, pour peine de la trop 
facile croyance qu’ils donnent 4 des invectives mal fondées, ils de- 
meurent privés du plus agréable et du plus utile des divertissements 
dont Yesprit humain soit capable. Contentons-nous d’en jouir, sans 
leur en faire part. » 

La réplique était vigoureuse; mais les jansénistes, tenaces, 
comme on le sait, revinrent plusieurs fois 4 la charge pendant les 
années suivantes, et finirent par se faire donner de nouveau une as- 
sez rude lecon. Corneille avait laissé passer, sans y répondre, le 
traité De la Comédie, de Nicole, publié en 1659, et réimprimé plus 


‘ Yar la deuxiéme partie de ce travail dans le Correspondant du 10 avril, 
page 37. 


126 CORNEILLE INCONNU. 


tard dans les Essais de morale, malgré les critiques trés-vives di- 
rigées dans ce livre contre Horace et le Cid. Il fut moins patient 4 
Végard d’un Traité de la comédie et des spectacles selon la tradi- 
tion del’ Eglise, tirée des conciles et des saints Péres, publié en 1667. 
Le nom de |’auteur ne figurait point sur Ie titre; mais on le trou- 
vait mentionné en toutes lettres dans V'approbation des docteurs. 
Ce polémiste, si fort au courant de la tradition, n’était autre que le 
prince de Conti, qui croyait racheter ses anciens péchés par une sé- 
vérité indiscréte. Corneille était particuliérement attaqué dans ce 
malencontreux ouvrage. Canna, Pompée, le Cid, Polyeucte méme, 
n’avaient pu trouver grace devant le zéle intempérant du nouveau 
convyerti. Le poéte, ainsi pris 4 partie, et n’ignorant point a quel 
personnage violent et puissant il ayait affaire, résolut de ne pas gar- 
der le silence, et profita, pour se défendre ouvertement, de la pu- 
blication d’Aééila, imprimé vers la fin de novembre 1667. Voici ce 
qu'on peut lire dans |’ Avis au lecteur : 

« On m’a pressé de répondre ici, par occasion, aux invectives 
qu’on a publiées depuis quelque temps contre la comédie; mais je 
me contenterai d’en dire deux choses, pour fermer la bouche a ces 
ennemis d’un diverlissement si honnéte et si utile: l'un, que je 
soumets tout ce que j'ai fait, et ferai 4 l'avenir, 4 la censure des 
puissances, tant ecclésiastiques que séculiéres, sous lesquelles Dieu 
me fait vivre (je ne sais s‘ils en voudraient faire autant); l'autre, 
que la comédie est assez justifiée par cette célébre traduction de la 
moilié de celles de Térence, que des personnes d'une piété exem- 
plaire et rigide ont donnée au public... » 

Je suis obligé, a cet endroit, de passer quelques mots dont le sel 
est trop gaulois. Le reproche que Corneille adresse au traducteur, 
Le Maistre de Sacy, mal déguisé sous le pseudonyme de sieur de 
Saint-Aubin, est de n’avow pvuint éprouvé de scrupules en mettant 
tout le monde 4 méme de connaitre les mceurs plus que libres de la 
comédic antique: 

« La ndtre, continue-t-il, ne souffre point de tels ornements. L’a- 
mour en est l’dme, pour l’ordinaire; mais |’amour dans le malheur 
n’excite que la pitié, et est plus capable de purger en nous cette 
passion que de nous en faire envie. 

« Il n'y a point d’homme, au sortir de la représentation du Cid, 
qui voulut avoir tué, comme lui, le pére de sa maitresse, pour en 
recevoir de pareilles douceurs, ni de fille qui souhaitdt que son 
amant eut tué son pére, pour avoir la joie de l’aimer en poursui- 
vant sa mort. Les tendresses de l'amour content sont d’une autre 
nature, ct c'est ce qui m’oblige a les éviter. J’espére un jour traiter 
cette matiére plus au long, et faire voir quelle erreur c’est, de dire 


CORNEILLE INCONNU. 427 


qu'on peut faire parler sur le thédtre toutes sortes de gens, selon 
loute l'étendue de leurs caractéres. » 

Entre les jansénistes et Corneille, il ne parait pas avoir existé la 
moindre affinité. Ce n’est point que les droites consciences ni les 
beaux caractéres aient fait défaut 4 Port-Royal, mais chez les reli- 
gieuses, comme Chez les solitaires, I’héroisme trés-réel que les uns 
et les autres curent parfois 4 déployer devant la persécution, pro- 
venait d’une source ou Corneille n’aurail pas aimé a puiser. Les 
Port-Royalistes se fiaient presque exclusivement 4 la grace ; le poéte 
prisait avant tout les efforts et les mérites du libre arbitre. 

On a pourtant cherché a rattacher Corneille, au moins partielle- 
mentel d’une maniére incidente, non pas précisément aux hommes, 
mais 4 l’esprit de Port-Royal. Sainte-Beuve; a divers endroits de son 
grand ouvrage et, aprés lui, M. Eugéne Noél, dans ses spirituelles 
Causeries rouennaises, ont insisté sur les rapports de la famille 
Pascal avec le poéte, et ont été amenés 4 conclure que Polyeucte, 
ou triomphe la grace, doit sa couleur si chaudement chrétienne 4 
lintimité des relations établics entre les deux familles. 

Au premier abord, ce point de vue a quelque chose de spécieux 
et de séduisant. On fait remarquer qu’en 1639, M. Etienne Pascal 
fut appelé a l’intendance de Rouen, et qu’il y resta jusqu’en 1648. 
Pendant ce temps, Corneille fut*en excellents termes avec M. Pas- 
cal et ses enfants, ainsi qu’en fait preuve la célébre anecdote de 
Jacqueline cancourant aux Palinods de Rouen, et célébrée par le 
poéte dans unc improvisation plus cordiale qu’élégante. Or, c’est 
au Moment ot cette liaison était le plus étroite, de 1642 4 1643, 
que fut composé Polyeucte. La conséquence n’est pas difficile 4 
lirer. Corneille était en plein courant janséniste; il s'est laissé 
séduire, circonvenir, endoctriner par les Pascal; et voila comment, 
au dix-septiéme siécle, la grace a trouvé son expression poétique 
eta élé glorifiée dans un chef-d’cuvre. 

Reprenons ces diverses assertions et examinons-les de prés. Lors- 
que M. Pascal vint 4 Rouen, ni lui ni les siens n’étaient jansénistes ; 
ils ne commencérent a le devenir qu’cn 1646, trois ans aprés la 
représentation de Polyeucte. Au mois de janvier de cette année, 
M. Pascal, le pére, s'étant cassé la cuisse dans une chute, « se confia 
pour sa guérison aux mains de deux gentilshommces du pays, qui 
élaient renommés en ces sortes de cures. C’étaient MM. de la Bou- 
leillerie et des Landes, amis de M. Guillebert, curé de Rouville. » 
(eM. Guillebert, ancien ami de Saint-Cyran et pénétré de son es- 
il, envoyé dans un coin obscur de la Normandic par ses supé- 
Neurs, y avait provoqué un mouvement analoguc a ce qu’on appelle 
aujourd'hui dans les pays protestants un réveil religieux. M. des 


1.8 CORNEILLE INCONNU. 


Landes et son ami convertis des premicrs, sans doute, restaient 
aussi parmi les plus fervents. 

« En traitant M. Pascal & Rouen, et en demeurant chez lui trois 
mois de suite, ces deux gentilshommes |'entretinrent de la renais- 
sance religieuse dont ils étaient de vivants exemples ; ils lui prété- 
rent 4 lui et 4 sa famille, les livres de Saint-Cyran, la Fréquente 
Communion, surtout un petit discours de Jansénius intitulé : De la 
Réformation de Vhomme intérieur, traduit par M. d’Andilly, et dont 
les pensées (conformes 4 celles du chapitre win, livre II, De state 
nature lapse, de \’'Augustinus) en firent jaillir d’analogues, que 
l’on retrouve 4 la trace dans Pascal... 

« Cest lui qui, de toute la famille, prit le premier, et le plus 
vivement gout, aux discours et aux livres de MM. de la Bouteillerie 
et des Landes; il porta sa jeune sceur, alors dgée de vingt a vingt-et- 
un ans, et recherchée en mariage par un consciller, 4 renoncer au 
monde. Le frére et la scour unis, y décidérent M. leur pére, et M. 
ct madame Périer, qui étaient venus séjourner 4 Rouen, vers la fin 
de cette année 1646, trouvant toute la famille en Dieu, ne crurent 
pouvoir mieux faire, que d’en suivre l’exemple. Tous se mirent sous 
ia conduite de M. Guillebert ‘. 

Dés lors, il n’y a plus 4 en douter, la famille Pascal fut engagée 
sans retour dans les voics Port-Royalistes; mais ce mouvement, 
trés-circonscrit dans son action et qui ne parait pas avoir cherché 
a s’étendre dans Rouen, s’accomplit, ne l’oublions pas, vers la fin de 
1646. A cette époque Polyeucte et Théodore, les deux tragédies chré- 
tiennes de Corneille, avaient paru au thédtre avec des fortunes di- 
verses, et ne pouvaient subir cn aucune facgon le contre-coup d’une 
évolution tout intime. Loin d’avoir eu la prétention de convertir 
Corneille, Etienne Pascal et les siens ne semblent pas avoir tenu a 
conserver des relations avec lui. Ils partirent pour Paris en 1648, 
quand M. Pascal fut nommé conseiller d’Etat, laissant le poéte oc- 
cupé & publier la seconde partie de ses ceuvres. Depuis, nous ne 
voyons pas qu'il y ait eu de part ni d’autre la moindre démarche 
pour se revoir, nile plus petit échange de correspondance. Des deux 
cotés, il y eut égale froideur, abandon tacite. 

Du reste, au moment méme ou sa famille était au mieux avec le 
poéte, Blaise Pascal passait en quelque sorte a cété de lui sans le 
voir : « Il ne parait pas, dit Sainte-Beuve, que ce commerce de Cor- 
neille ait en rien atteint Pascal qui, dans ce méme temps, ne s’in- 
quiétait guére du Cid ni d’Horace, inventait sa machine arithmé- 
tique, et allait passer aux expériences sur le vide. Est-ce que, par 


{ Saure-Bsuve, Port-Royal, t. Il. 


CORNEILLE INCONNU. 129 


hasard, d’abord ce certain manque de naturel et de simplicité dans 

la poésie du grand Corneille empéchait Pascal d’y prendre gout? 
Vieux vaut accuser sa distraction. » Cependant nous avons vu dans 

la troisiéme partie de cette étude, que Pascal, quelques années 

plus tard, et lorsqu'il préparait cet ouvrage sur la religion dont 
les assises inachevées nous confondent encore par leur grandeur, 

éait trés-préoccupé, trés-inquiet de la séduction que peut exercer 
sur ame humaine l'amour tel qu’il est présenté dans le thédtre 
de Corneille. Héraclius, représenté en 1647, pendant la derniére 
année du séjour de la famille Pascal 4 Rouen, produisit-il sur le 
jeune penseur une impression plus vive que les précédentes ceu- 
vres du poéte? On pourrait le croire, si l’on veut voir avec Voltaire, 
dans l'une des plus célébres Pensées de Pascal, une imitation’ 
presque littérale de quelques vers de cette tragédie. La chose 
n'est pas invraisemblable, mais il est possible aussi que Pascal 
ait puisé cette pensée dans son propre fonds, en dehors de toule 
reminiscence littéraire‘. Quant 4 Pierre Corneille, il est probable 
que, comme tout Ie monde, il lut les Provinciales lorsqu’elles pa- 
rurent en 1656, mais nous n’ayons aucun renseignement a cet 
égard. Un seul indice nous est fourni. M. Gosselin, toujours infati- 
gable, et souvent heureux dans ces recherches, a retrouvé le procés- 
verbal d’une vente de bibliothéque en 1652, 4 Rouen. Nous voyons, 
dans ce procés-verbal, M. Corneille, demeurant rue de la Pie, ache- 
ter, moyennant la somme de six livres, neuf volumes in-8°, cou- 
verts de parchemin, tous différents, contre les Jésuites; ce qui 


* Je donne les deux textes; on fera la comparaison : 


Phocas ne pouvant deviner qui de Martian ou d’Héraclius est véritablement 
son fils, s’écrie : 


Que veux-tu donc, nature, et que prétends-tu faire? 
De quoi parle 4 mon cceur ton murmure imparfait ? 
Ne me dis rien du tout ou parle tout 4 fait. 


Ces deux beaux vers, dit Voltaire, ont été imités par Pascal, et c’est la meil- 
leure de ses Pensées. 

Cette pensée de Pascal tant et si malignement admirée par Voltaire, la voici 
telle que nous la trouvons au tome [* de !’édition de M. Havet (p. 197) : 

« La nature ne m’offre rien qui ne soit matiére de doute et d'inquiétude. Si je 
n'y voyais rien qui marquat une divinité, je me déterminerais 4 n’en rien croire 
Si Je voyais partout les marques d'un Créateur, je reposerais en paix dans la foi. 
Mais, voyant trop pour nier, et trop peu pour m’assurer, je suis dans un état a 
plaindre. et ou j’ai souhaité cent fois que, si un Dieu la soutient, elle le marquat 
sans équivoque ; et que, si les marques qu’elle en donne sont trompeuses, elle 
les sapprimat tout a fait; qu’elle dit tout ou rien, afin que je visse quel parti Je 
dois suivre. Au lieu qu’en l'état of je suis, ignorant ce que je suis et ce que je 
dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. » 

10 Jonuzr 1875. 9 


1350 CORNEILLE INCONNU. 


prouve que le poéte ne se désintéressait pas complétement des 
querelles théologiques contemporaines, et qu'il avait toujours l’ceil 
' ouvert sur les hostilités jansénistes. 

Revenons 4 Polyeucte. L‘influence de la famille Pascal écartée et 
mise hors de cause, l’unique point qui subsiste est celui-ci : la 
grace est le ressort décisif de la piéce. Elle agit par deux fois d’une 
maniére souveraine, en poussant Polyeucte a renverser les idoles, 
et en précipitant la conversion de Pauline. Personne ne songe 4 
contester ccla; mais, outre que la conduite de Polyeucte pendant 
la plus grande partie de la piéce est celle d’un homme qui a con- 
servé sa liberté morale, il y a lieu de remarquer que laction de 
_la grace est une doctrine chrétienne qui n’est pas la propriété 
exclusive du jansénisme. Le tort de Port-Royal, qui l’a entrainé, a 
son insu, 4 cotoyer le calvinisme, ca été d’avoir exagéré l’impor- 
tance de cette action, d'y avoir, en quelque sorte, réduit toute la 
vie morale. Il ne s’‘agit donc, au fond, comme on le voit, que d’une 
question de mesure. Ce juste milicu, Corneille a su l’observer dans 
sa tragédic, et il ne nous semble pas qu’une judicieuse orthodoxie 
ait jamais porté de condamnation contre Polyeucte. Enfin, ce que 
n’ont pas suffisamment remarqué les écrivains qui veulent que 
Corneille ait cu son quart d’heure de jansénisme, c’est que Po- 
lyeucte est dédié a la reine-mére, et que les disciples de Saint-Cyran 
ont toujours eu, dans Anne d’Autriche, un adversaire déclaré ! 


Il 


LE CHRISTIANISME ET L'ART DRAMATIQUE. — ANALYSE DE @ THEODORE. » 


La doctrine de la Prédestination n’était pas plus le fait de notre 
poéte, que l’antique Destin avec ses rigueurs aveugles. Le fata- 
lisme, sous toutes ses formes, blessait et révoltait Corneille. C’est la 
certainement une des causes qui contribuérent le plus a le rendre 
si indépendant d’attitude ct de langage 4 l’égard du théatre des 
Anciens. 

Cette indépendance était réelle, en ce sens qu’il cherchait uni- 
quement a batir sur le fond national, en s’affranchissant le plus 
tot possible, des importations étrangéres. Un savant professeur, 
qui connait 4 fond son Corncille, M. F. Bouquet, me fait remar- 
quer que les premiéres comédies du poéte sont exclusivement fran- 
¢aises par les personnages et les moeurs. Cette observation est trés- 
juste. La part de l’influence espagnole dans le théatre de Corneille 


CORNEILLE INCONNU. 131 


se réduit & deux tragédies, le Cid et Don Sanche d’Aragon, et a 
deux comédies, le Menteur et la Suite du Menteur, car, en dépit 
des calomnies de Voltaire, Héraclius est une ceuvre d’invention 
pure et spontanée. Cette part est assurément considérable. Ajou- 
tons cependant que dans ces quatre piéces, le poéte francais n’ab- 
dique nullement sa personnalité. L'auteur conserve a l’égard de son 
orginal qu’il ne considére pas comme un modéle, une liberté en- 
lire, retranchant, modifiant, amplifiant 4 son gré. Il est impos- 
sible de se montrer moins servile et de mieux garder son caractére 
propre, sans déguiser les emprunts que l’on croit devoir faire. 
Dans une discussion courtoise, spirituelle, serrée, approfondie, un 
dignitaire de l'Université, le regrettable M. Viguier, trés au cou- 
rant de la littérature espagnole ancienne et moderne, ce qui est 
rare chez nous, a démontré jusqu’a |’évidence que I’Héraclius de 
Calderon‘ est dans ses parties principales imité de celui de Cor- 
neille. i] a fait mieux, car il a poussé le luxe de la démonstration 
jusqu’’ reconstituer, d'une facon trés-ingénieuse et trés-plausible, 
le procédé suivi par Corneille dans la composition de sa tragédie. 
Tout ce travail de M. Viguier sur l’originalité de l’Héraclius fran- 
cals, aussi bien que sur la facon dont Corneille abordait et traitait 
un sujet, est a lire d’un bout 4 l’autre, et rien n’en dispense®. 
Les recherches et les découvertes de la science depuis deux sié- 
cles, en nous permettant d’interpréter ce que représentaient les 
civilisations disparues, de connaitre plus 4 fond les hommes et les 
choses du passé, ont fourni une base solide au dramce historique. 
Jusqu’a présent, nous n’avons guére profité de cet avantage, et le 
romantisme particuliérement ingénieux 4 gater, 4 dénaturer ce 
qu'il touche, n’a vu dans la restitution possible de la couleur lo- 
cale, qu’un moyen de s’adresser aux sens. Sans essayer de com- 
prendre esprit, d’évoquer l’ame des temps antiques, il s'est arrété 
a la surface, au pittoresque des costumes et du décor. Si vigou- 
reuse que fat intelligence de Corneille, si variées qu’eussent été 
ses lectures, il ne pouvait évidemment pas devancer les résultats 
auxquels l'érudition arrive 4 peine de nos jours. Pourtant, c’est 
encore une question de savoir s'il s'est trompé sur le caractére et le 
langage des Romains,.comme déja, de son temps, le lui reprochait 
Fénelon, ou bien s’il arencontré l’accent impérieux et solennel qu’il 
convient de mettre sur les lévres du peuple-roi. Les nuances carac- 
éristiques par lesquelles une époque se distingue et demeure recon- 


‘le titre exact de la piéce espagnole est celui-ci: En cette vie tout est vérité 
ch toul ; 
* On letrouvera au tome VI des Quvres de Corneille, publiées par M. Marty- 
Laveaurx, dans la collection des Grands écrivains de la France. 


139 CORNEILLE INCONNU. 


naissable 4 travers les d4ges, manquent dans Pertharite, Héraclius, 
Attila. L’auteur s’est uniquement attaché a peindre, 4 exprimer 
les sentiments généraux qui constituent le fond permanent et essen- 
tiel de notre nature. 1] ne pouvait en étre autrement. Ce n'est pas 
que Corneille se soit le moins du monde abandonné 4 la fantaisie. 
Jamais il n’entreprend de traiter un sujet sans avoir lu conscien- 
cieusement ce qui s'y rapporte. Mais les sources qu’il consultait, 
appelaient une interprétation spéciale ou avaient besoin d’étre com- 
plétées, soit par l’épigraphie, soit par l’adjonction de nouveaux 
documents. A coup sir, le véritable Héraclius, ce byzantin subtil, 
courageux et habile en quelques circonstances, mais presque tou- 
jours inconsistant et faible, tel que nous le montre M. Drapeyron 
dans son substantiel ouvrage', n’a rien de commun avec le héros 
de la tragédie. L’Attila du poéte s’écarte un peu moins de la réalité 
historique, sans ressembler cependant a cet Attila si naturel, si 
vivant, que nous a révélé la plume magistrale d’Amédée Thierry’. 
Avant cet éminent historien, le monde du Bas-Empire était assez 
mal connu, au moins en ce qui a trait au détail des moeurs et a la 
vérité des caractéres. Corneille aimait justementa s’occuper de cette 
époque. Nous ne voudrions pas tomber dans un défaut familier aux 
biographes, qui, des moindres faits, se plaisent 4 tirer des induc- 
tions. On nous permettra toutefois de rappeler qu’en 1620, a l’age 
de quatorze ans, Corneille, alors au collége des jésuites de sa ville 
natale, avait regu en prix un exemplaire de l’ouvrage de Panciroli, 
intitulé : Notitia utraque dignitatum, cum Orientis, tum Occidentis, 
ultra Arcadii Honoriique tempora. Ce tableau qui, devant une ima- 
gination prompte 4 s’enflammer, faisait vivre, non-sculement la 
cour des deux empereurs avec son nombreux personnel de digni- 
taires aux titres éblouissants, mais encore par l’énumération des 
fonctionnaires et des fonctions, donnait une idée de l’organisation 
de l’empire, dut entrer profondément dans la mémoire du jeune 
écolier. Cette impression de jeunesse ne fut peut-étre pas étrangére 
4 la prédilection qui porta Corneille vers des sujets empruntés a 
Vhistoire de l’Empire finissant. 

C'est sous Dioclétien qu’eut lieu le martyre de Théodore, relaté 
par saint Ambroise, au second livre de son ouvrage sur les Vierges. 
Corneille rencontra-t-il cette relation dans ses lectures ordinaires 
sur son époque favorite, ou la trouva-t-il dans la Vie des Saints de 
Surius? Peu nous importe. [Il crut avoir découvert un magnifique 


ss cr la Héraclius et [Empire byzantin au septiéme siecle (chez Ernest 
orin). 


* Histoire d’ Attila et de ses successeurs (chez Didier). 


CORNEILLE INCONNU. 435 


sujetde tragédie. L’événementlui a donné tort, et les railleries du dix- 
huitiéme siécle, s’ajoutant 4 une chute restée mémorable, on en est 
arivé & ne pouvoir parler de Théodore sans sourire. Cette facheuse 
disposition ne tient pas contre une lecture attentive de la piéce. Le 
sujet, dit-on, est répugnant et porte avec soi la condamnation de 
Peuvre. Il se peut que Corneille, dans la droiture de son intention, 
ait fait preuve de trop d’ingénuité, et qu'il ne se soit pas aventuré 
sans quelque gaucherie sur un terrain périlleux ow la finesse ex- 
quise de Racine et sa délicatesse de touche auraient été nécessaircs. 
Mais quant 4 voir dans la virginité menacée d’un outrage un sujet 
dramatique, il se trompait si peu que les anciens avaient déja eu 
celle idée et V’avaient mise 4 exécution avec succés, en appliquant 
aux Vestales ce qui, dans Corneille, se rapporte aux vierges chré- 
liennes‘. Corneille, en présence d’un récit saisissant et touchant a 
la fois, se crut en droit de glorifier dans son art, au point de vue 
chrétien, ce que les paiens avaient honoré au point de vue simple- 
ment moral. La tragédie de Théodore renferme les plus grandes 
beautés ; seulement, il faut en convenir, elle est trés-faible comme 
composition, et le style, sauf lorsque Théodore parle, y est trés-né- 
gligt. Les personnages méchants péchent par l'exagération. Les 
bons, comme Placide et Didyme, manquent d’énergic et d’origina- 
lité. Théodore scule, par les scénes ou elle apparait, soutient et 
reléve la piéce. Placide, fils de Valens, gouverneur d’Antiuche, 
aime la jeune fille, mais, n’osant s’adresser directement a elle, il 
lui dépéche un deses amis, Cléobule, qui fait valoir, avec une assez 
maladroite insistance, la puissance de Valens et de Placide. Théo- 
dore lui répond : 


Je ne suis point aveugle, et vois ce qu’est un homme 

Qu’élévent la naissance, et la fortune, et Rome. 

Je rends ce que je dois 4 l’éclat de son sang, 

Jhonore son meérite et respecte son rang ; 

Mais vous connaissez mal cette vertu farouche 

De vouloir qu’aujourd’hui l’ambition la touche, 

Et qu'une Ame sensible aux plus saintes ardeurs 

Céde honteusement 4 léclat des grandeurs. 

Si cette fermeté dont elle est ennoblie 

Par quelques traits d’amour pouvait étre affaiblie, 

Mon cceur, plus incapable encor de vanité, 

Ne ferait point de choix que dans l'égalité ; 

Et rendant aux grandeurs un respect légitime, 

J‘honorerais Placide, et j’aimerais Didyme, 
CLEOBULE. 

Didyme, que sur tous vous semblez dédaigner ! 


 Etsest Haver, le Christianisme et ses origines, t. 1, p. 190 et suiv. 


4 34 CORNEILLE INCONNU. 


THEODORE. 
Didyme, que sur tous je tache d’éloigner, 
Et qui verrait bientét sa flamme couronnée 
Si mon 4me 4 mes sens était abandonnée 
Et se laissait conduire 4 ces impressions 
Que forment en naissant les belles passions. 
Comme cet avantage est digne qu’on le craigne, 
Plus je penche 4 l’aimer et plus je le dédaigne, 
Et m’arme d’autant plus que mon cceur en secret 
Voudrait s’en laisser vaincre et combat a regret. 
Je me fais tant d'efforts lorsque je le méprise, 
Que par mes propres sens je crains d’étre surprise : 
J’en crains une révolte, et que las d’obéir, 
Comme je les trahis, ils ne m’osent trahir. 


La passion de Placide pour Théodore est contrariée, non-seule- 
ment par les refus de celle-ci, mais par les menées d'une maratre, 
Marcelle, qui veut 4 toute force lui faire épouser sa fille Flavie. 
Cette Marcelle ne trouve rien de mieux, pour en venir a ses fins, 
que de se rendre auprés de Théodore. Elle lui demande de jurcr 
qu’elle ne consentira jamais 4 devenir la femme de Placide. 


THEODORE. 

Je veux vous satisfaire, et sans aller si loin, 

J’atteste ici le Dieu qui lance je tonnerre, 

Ce monarque absolu du ciel et de la terre, 

Et dont tout Punivers doit craindre le courroux, 

Que Placide jamais ne sera mon époux. 

En est-ce assez, madame? Etes-vous satisfaite? 
MARCELLE. 

Ce serment 4 peu prés est ce que je souhaite ; 

Mais pour vous dire tout, la sainteté des lieux, 

Le respect des aulels, la présence des dieux, 

Le rendant et plus saint et plus inviolable, 

Me le pourraient aussi rendre bien plus croyable. 
THEODORE. 

Le Dieu que j'ai juré connait tout, entend tout : 

Il remplit l'univers de l'un 4 l'autre bout, 

Sa grandeur est sans borne ainsi que sans exemple ; 

Il n’est pas moins ici qu’au milieu de son temple, 

Et ne m’entend pas mieux dans son temple qu’ici. 


La résistance vient de Placide, qui dédaigne Flavie et ne renonce 
point a l’espoir de se faire aimer de Théodore. Marcelle, que cette 
résistance met hors d’elle-méme, prend sur-le-champ la résolution 
de supprimer l’obstacle qu’elle ne peut tourner. Elle obtient de son 
faible mari, Valens, un arrét qui doit avoir pour résultat de désho- 
norer Théodore et de la rendre infame, méme aux yeux de Placide. 
Celui-ci, instruit du péril qui menace l’héroique vierge, accourt au- 
prés d’elle et lui offre de la dérober 4 l’abominable supplice, en 


CORNEILLE INCONNU. 455 


lemmenant avec lui comme sa femme, dans son gouvernement 
d'Egypte. Il lui fait méme espérer qu’il pourra plus tard se con- 
vertir. 

Suivez-moi dans les lieux ot je serai le maitre, — 

Ou vous serez sans peur ce que vous voudrez étre ; 

Et peut-étre, suivant ce que vous résoudrez, 

Je n’y serai bientét que ce que vous voudrez. 

C'est assez m’‘expliquer ; que rien ne vous retienne : 

Je vous aime, madame, et vous aime chrétienne, 

Venez me donner lieu d’aimer ma dignité, 

Qui fera mon bonheur et votre sireté. 

THEODORE. 

N'espérez pas, Seigneur, que mon sort déplorable 

Me puisse 4 votre amour rendre plus favorable, 

Et que d’un si grand coup mon esprit abattu 

Défére 4 ses malheurs plus qu’a votre vertu. 

Je Y’ai toujours connue et toujours estimée, 

Je I'ai plainte souvent d’aimer sans étre aimée; 

Et par tous ces dédains ot j’ai su recourir, 

J’ai voulu vous déplaire afin de vous guérir. 

Louez-en le dessein, en apprenant la cause : 

Un obstacle éternel 4 vos désirs s‘oppose 

Chrétienne, et sous les lois d’un plus puissant époux... 

Mais, Seigneur, 4 ce mot, ne soyez pas jaloux. 

Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome, 

Hest plus grand que vous; mais ce n’est point un homme : 

C'est le Dieu des chrétiens, c'est le maitre des rois, 

C'est lui qui tient ma foi, c'est lui dont j'ai fait choix ; 

Et c’est enfin a lui que mes voeux ont donnée 

Cette virginité que l’on a condamneée. 


Voila des vers dignes de Polyeucte, et que, dans notre théatre 
classique, rien ne surpasse. On voit que nous n’exagérions pas 
lorsque nous disions que Théodore renferme des beautés de pre- 
inier ordre. I] est profondément regrettable que le public parisien, 
railleur 4 contre-temps, n’ait pas su faire grace aux parties défec- 
tueuses de l’ceuvre en faveur de ces morceaux admirables, remplis 
de promesses pour I’avenir. Corneille, encouragé, eut persisté dans 
cette voie originale. L’insuccés l’arréta. En vain les provinces, 
moins promptes a épiloguer que Paris, applaudirent Théodore; en 
vain Moliére cita, sans hésiter, cette tragédie 4 célé de Polyeucte, 
le poéte était blessé dans une de ses plus chéres ambitions. Intro- 
duire et maintenir le christianisme au théatre formait une des par- 
ties essentielles de son idéal. Cette nouveauté hardie entrait impli- 
citement dans le programme qu'il s’était tracé et que nous exposent 
¥8 Discours sur le poéme dramatique. 


136 CORNEILLE INCONNU. 


IV 


UN CRITIQUE FONDATEUR. —~ LE FAUX ARISTOTE. —— REPONSE A M. GUIZOT. 
CONCLUSION. 


Les ennemis, les envieux de Corneille (il en eut de trés-bonne 
‘heure) avaient imaginé contre lui, contre son théatre, une machine 
de guerre qu’ils croyaient formidable, et dont ils regardaient l’ac~ 
tion destructive comme assurée. A tout ce que Je poéte produisait 
d’original, 4 chaque nouveauté qu’il créait, ils s’écriaient invaria- 
blement: Cela n’a aucune valeur; c’est en contradiction avec les 
régles d’Aristote et les principes des Anciens. Assurément, ce n’est 
pas un des moindres bienfaits dont nous sommes redevyables 4 |’¢- 
rudition moderne, un de ses moindres titres 4 notre reconnais- 
sance, que de nous avoir mis 4 méme de consulter et de connaitre 
le véritable Aristote. I] n’y a plus moyen de rcssusciter lc fantéme, 
si artistement employé comme ¢pouvantail, comme entrave 4 tout 
progrés, par les théoriciens de la premiére moitié du dix-septiéme 
siécle. Déjaé Moli¢re et Boileau, devinant cette tactique déloyale, 
avaient porté 4 ce monstre de convention de rudes coups, et avaient 
décoché contre lui leurs plus spirituelles saillies ; mais il fallait 
que la science vint rétablir les points de vue, replacer les choses 
dans leur vérité. et prouver que les préceptes d’Aristote, toujours 
Judicieux et souvent admirables quand ils s’appliquent a !’art an- 
cien, ne pouvaient conserver qu’une autorité trés-relative en face 
d’un théatre issu d’une société absolument différente de la société 
antique, et qui se proposait de peindre cette société en la morali- 
sant. 

Ce que les découvertes scientifiques, les progrés de la philologie 
et de la philosophie devaient, de nos jours, mettre en pleine. lu- 
miére, le génie de Corneille en eut le pressentiment et comme l’in- 
tuition. Le poéte comprit d’instinct qu’il était impossible que les 
anciens, qui avaient créé tant de chefs-d’ceuvre, eussent rédigé et 
promulgué des doctrines destinées 4 immobiliser la force produc- 
trice, et faites expressément pour empécher l’éclosion des chefs- 
d’ceuvre futurs. C’est 1a le sens exact de la résistance qu’il ne cessa 
d’opposer aux partisans trop zélés de l’antiquité. On lui ferait grand 
tort et l’on se méprendrait profondément sur ses intentions en le 
soupconnant de céder, soit 4 une infatuation naive, soit 4 l’esprit 
de révolte. Dans l’ordre intellectuel comme dans les autres régions 


CORNEILLE INCONNU. 157 


du monde moral, Corneille aime l’ordre, la discipline, la régularité, 
la tradition; mais cette tradition, il veut qu’on la renouvelle, 
qu'on l’étende, qu’on la vivifie; et, lorsque des interprétes peu in- 
telligents ou médiocrement sincéres prétendent faire de cette tra- 
dition un obstacle insurmontable 4 loriginalité créatrice, il ne tient 
pas compte de leur prohibition maladroite, et il continue sa route 
comme s'il n’avait pas entendu Icurs avertissements ou leurs me- 
naces. 

«Jaime a suivre les régics, écrivait-il dans l’épitre dédicatoire 
de la Suivante ; mais loin de me rendre leur esclave, je Ics élargig 
é resserre selon le besoin qu’ena mon sujet, et je romps méme sans 
scrupule celle qui regarde la durée de l’action, quand sa sévérité me 
semble absolument incompatibleavec Ics beautés des événements que 
je décris. Savoir les régles ct entendre le secret de les apprivoiser 
adroitement avec notre théatre, ce sont deux sciences bien diffé- 
rentes ; et peut-étre que, pour faire maintenant réussir une piéce, 
ce nest pas assez d’avoir étudié dans les livres d’Aristote ct d’Ho- 
race. J’espére un jour traiter ces matiéres plus 4 fond, et montrer 
de quelle espéce est 1a vraisemblance qu’ont suivie ces grands mat- 
tres des autres siécles, en faisant parler des bétes et des choses qui 
nont point de corps. Cependant, mon avis est cclui de Térence : 
puisque nous faisons des poémes pour étre représentés, notre pre- 
mier but doit étre de plaire 4 la cour et au peuple, ct d’attirer un 
grand monde a leurs représentations. Jl faut, s’il se peut, y ajouter 
les régles, afin de ne déplaire pas aux savants, ct reccvoir un ap- 
plaudissement universel ; mais surtout gagnons la voix publique; 
autrement, notre piéce aura beau étre réguliére, si elle est sifflée 
au thédtre, les savants n’oseront se déclarer en notre faveur, et 
aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu les régles, que 
de nous donner des louanges quand nous scrons décriés par le con- 
sentement général de ceux qui ne voient la comédie que pour se 

vertir. » 

Il s'émancipe davantage & un autre endroit de cette méme épitre, 
et montre combien la méditation ct l’étude avaient communiqué 
d'indépendance A son esprit. 

«Nous pardonnons beaucoup de choses aux anciens; nous ad- 
mirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons 
pas dans les ndétres; nous faisons des mystéres de leurs imperfec- 
bons, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques. Le 
docte Scaliger a remarqué des taches dans tous les Latins, et de 
moins savants que lui en remarqueraient bien dans les Grecs, et 
dns son Virgile méme, & qui il dresse des autels sur le mépris des 
autres. Je vous laisse donc & penscr si notre présomption ne serait 


458 CORNEILLE INCONNU. 


pas ridicule de prétendre qu’unc exacte censure ne put mordre sur 
nos ouvrages, puisque ceux de ces grands génies de l’antiquité ne 
se peuvent pas soutenir contre un rigoureux examen. » 

Ces pages sont hardies et d'une vivacité de ton qui pourrait 
étonner, si l’on ne s’en rendait compte en se reportant au moment 
ou elles furent écrites, La représentation de la Suivante date de 
1634, mais la piéce ne fut imprimée qu’en septembre 1637. On 
était alors au plus fort de la qucrelle du Cid. L’Académie francaise 
délibérait et préparait le dispositif du jugement qu’elle devait pro- 
noncer sculement en 1638. Peut-étre, en s’exprimant avec tant de 
décision et de franchise, Corneille ne prenait-il pas le meilleur 
moyen de pacifier les choses, de se concilier le suffrage des prudents 
ct des neutres. Sa dignité blessée l’emportait sur toute autre consi- 
dération. Il avait la conscience d’étre dans le vrai, et, dés lors, il 
résolut de le démontrer en ayant recours 4 l’argunentation la plus 
déliée, a la plus serrée dialectique. « J’espére, disait-il, traiter un 
jour ces matiéres plus a fond. » Mais, ici, le poéte se heurtait 4 une 
difficulté qui, 4 plus d’un, aurait semblé insurmontable. Les théo- 
riciens de l’antiquité ont déduit leurs préceptes des chefs-d'ceuvre 
qu’ils avaient sous les yeux, car la rhétorique et la poétique qui 
sont tenues de fournir des exemples inattaquables, suivent les 
grandes époqucs de l’art plus souvent qu’elles ne les précé- 
dent. Lui, Corneille, sur quoi fonderait-il ses théories? Invoque- 
rait-il lc thédtre espagnol? Mais nous avons vu qu’il voulait donner 
4 notre scéne des assises purement nationales. Comme piéces Jus- 
tificatives de son systéme, se servirait-il des ceuvres informes, iné- 
gales, languissantes ou incohérentes de du Ryer, de Tristan I’Hermite, 
de Mairet, voir méme de Rotrou? Aucune de ces cuvres ne portait 
ce caractére de beauté souveraine qui impose le respect et com- 
mande l’admiration. La situation était embarrassante. Que fit alors 
Corneille? fl prit un parti que l'on peut appeler héroique ; il réso- 
lut de n’appuyer sa doctrine que sur ses ceuvres, mais en méme 
temps i] sentit qu’il lui fallait d’abord produire sur la scéne toutes 
ces créations qui s’agitaient confusément en lui, et qui sollicitaient 
impérieusement la lumiére. II fallait aller au plus pressé, composer 
Cinna, Horace, le Menteur, Polyeucte, Rodogune. L’esthétique de- 
vait étre ajournée. D’ailleurs, la démonstration n’en serait que plus 
forte. Voila pourquoi Corneille ne commenga 4 s’occuper de rédi- 
ger ses Discours sur le poéme dramatique ect les Examens de ses 
pléces que dans les studicuses années de sa retraite 4 Rouen, qui 
vont de 1655 4 1660; quand il cut derriére lui une suite de chefs- 
d’ceusre; le temps écoulé n’avait ricn changé a ses vues. ll était plus 
décidé que jamais 4 lutter contre le faux Aristote dont le hargneux 


CORNEILLE INCONNU. 159 


et sournois d’Aubignac se faisait le prophéte ct le grand prétre. Sa 
résolution de n’appuyer son enseignement que sur son oeuvre de- 
meurait inflexible. Nous avons de cette disposition un témoignage 
positif et fort curieux. Le 25 aodt 1660, Corneille écrivait 4 l’abbé 
de Pure : ‘ 

« Jesuis ala fin d’un travail fort pénible sur une matiére fort 
délicate. J’ai traité en trois préfaces les principales questions de 
lart poétique sur mes trois volumes de comédies. J’y ai fait quel- 
ques explications nouvelles d’Aristote, et avancé quelques proposi- 
tions el quelques maximes inconnues 4 nos anciens. J’y réfute celles 
sur Iesquelles ]’Académie a fondé la condamnation du Cid, et ne 
suis pas d’accord avec M. d’Aubignac de tout le bien méme qu’il a 
dit de moi. Quand cela paraitra, je ne doute point qu’il ne donne 
matiére aux critiques : prenez un peu ma protection... » 

Aprés avoir donné 4 son correspondant une rapide analyse des 
Discours, et lui avoir indiqué sommairement quelles matiéres y 
sont traitées, il reprend : 

«En ne pensant vous faire qu’un remerciment, je vous rends 
insensiblement compte de mon dessein. L’exécution en demandait 
une plus longue étude que mon loisir ne m’a pu permettre. Vous 
n'y trouverez pas grande élocution ni grande doctrine; mais, avec 
toul cela, j’avoue que ces trois préfaces m’ont plus codté que n’au- 
raient fail trois piéces de thédtre. J’oubliais 4 vous dire que je ne 
prends d’exemples modernes que chez moi; et bien que je con- 
tredise quelquefois M. d’Aubignac et MM. de l’Académic, je ne les 
homme jamais, et ne parle non plus d’eux que s‘ils n’avaient point 
parlé de moi. Jy fais aussi une censure de chacun de mes poémes | 
en particulier, o& je ne m’épargne pas. De rechef, préparez-vous a 
cre de mes protecteurs. » 

Comme ceuvre de critique théatrale, ces Discours ont obtenu 
l'approbation des meilleurs juges. Voltaire les a loués sans réserve. 
« Aprés les exemples que Corneille donna dans ses piéces, dit le 
commentateur ordinairement si sévére, il ne pouvait guére donner 
de préceptes plus utiles que dans ses Discours. » 

M. Guizot s’étend davantage, mais il est aussi affirmatif. 

«Ce fut, écrit-il, pendant ces six années (1653-1659) que Cor- 
neille prepara ses trois discours sur la Poésie dramatique et ses 
Examens de ses piéces, témoignage honorable de la bonne foi d’un 
gtand homme assez sincére avec lui-méme pour s’avouer ses dé- 
fauts, et avec les autres pour parler sans délour de ses talents; 
preave irrécusable d’une raison droite et forte a laquclle il n’a 
manqué que l’expérience du monde ; et, lecons utiles encore au- 
jourd’hui, pour les poétes dramatiques, car ils y trouveront tout ce 


440 CORNEILLE INCONNU. 


que l’expérience de la scéne avait enseigné a Corneille sur les situa- 
tions et les effets de thédtre, qu’il connaissait d’autant mieux qu'il 
ne les avait étudiés qu’aprés les avoir devinés, comme il chercha a 
s'instruire des régles d’Aristote pour justifier celles que lui avait 
dictées son génic. » 

Approuvés par M. Guizot et par Voltaire, les Discours sur le 
poéme dramatique n'ont pas trouvé grdce devant M. Paul Albert, 
qui a écrit quelques volumes sur l'histoire littéraire de notre pays. 
Selon lui, l’impression que l’on rapporte de la lecture de cet ou- 
vrage est pénible : 

« Presque partout, la netteté fait défaut; !’ordre cst peu satisfai- 
sant, les raisonnements déduits lentement et méthodiquement ne 
portent pas. Si la personnalité de l’auteur ne se faisait jour ¢a et la, 
on serait rebuté hientét, on n’achéverait pas. Ce qui frappe le plus 
et explique la faiblesse de !’ceuvre, c’est l’indécision. Tantdt Cor- 
neille se déclare sujet d’Aristote, tantét il s’émancipe et va presque 
Jusqu’é la révolte. Puis il revient, 11 explique, 11 embrouille, il 
hasarde un commentaire nouveau, il essaie une apologie'... » 

Notre interprétation, comme on |’a vu plus haut, est absolument 
différente. Nous avons lu bien des fois et trés-attentivement, les 
trois Discours en question, et nous avouons humblement n’y avoir 
pas rencontré la moindre trace d’indécision, la moindre arriére- 
pensée d’apologic. C’est affaire au public de dire si nous avons 
manqué de pénétration. Il a les piéces du débat sous les yeux et 
peut s’y reporter. Quant 4 nous, nous retrouvons autant de fierté 
que dans la Dédicace de la Suivante, autant de male franchise que 
dans la lettre 4 l’abbé de Pure, en cette page du premier Discours, 
ot Corneille, s’excusant de n’avoir point analysé les traités d’Aris- 
aa d’Horace sur l'art poétique, ajoute avec sa sincérité habi- 
tuelle : 

« J’y fais quelques courses, et y prends des exemples quand ma 
mémoire m’en peut fournir. Je n’en cherche de modernes que chez 
moi, tant parce que je connais micux mes ouvrages que ceux des 
autres, et en suis plus le maitre, que parce que Je ne veux pas 
m’exposer au péril de déplaire 4 ceux que je reprendrais en quel- 
que chose, ou que je ne loucrais pas assez en ce qu’ils ont fait 
d’excellent. J’écris sans ambition et sans esprit de contestation, je 
Pai déja dit. Je tache de suivre toujours le sentiment d’Aristote 
dans les matiéres qu’il a traitées ; et comme peut-ttre je l’entends 
4 ma mode, je ne suis point jaloux qu’un autre lentende & la 
sienne. Le commentaire dont je m’y sers le plus est l’expérience du 


‘ La littérature francaise au dix-septiéme siécle (chez Hachette). 


CORNEILLE INCONNU. 14 


ihédtre et les réflexions sur ce que j’ai vu y plaire ou déplaire. » 

Ce n’est point 1a, on en conviendra aisément, le langage d’un 
homme embarrassé, qui cherche timidement sa voie et n’avance 
des propositions un peu hardies que pour les désavouer aussitot. 
Le caractére de Corneille, non moins que le texte des Discours, 
s‘oppose a tout soupgon d’habileté cauteleuse ou de débilité mo- 
rale. Dans le passage que nous venons de citer, je ne vois que les 
réserves d'un homme de bonne compagnie et la circonspection im- 
posée 4 \’écrivain par l’immense autorité du maitre dont il entre- 
pread la critique. Parlement, université, clergé méme, tout s’in- 
clinait devant Aristote. La protection officielle lui était acquise. 
Corneille, fort peu iconoclaste de sa nature, n’avait donc aucune 
raison de s'abandonner contre le Stagyrite 4 des invectives qui 
n’eussent rien ajouté 4 la valeur de ses arguments. De plus, en 
agissant ainsi, 11 serait allé directement a l’encontre du but qu’il 
poursuivait. Ce but n’était autre que d’affranchir l’art dramatique 
en le disciplinant et en indiquant par l’exemple quels chemins cet 
art devait suivre, quels services il était 4 méme de rendre 4 la mo- 
raleet a la société. En un mot, Corneille, par son enseignement 
comme par son ceuvre, aspirait 4 devenir ce que nous nofmons 
aujourd’hai un classique. 

Cest précisément ce titre que lui refuse M. Guizot. Dans son li- 
vre', si distingué et si impartial, on rencontre ces quelques lignes 
qui causent une impression singuliére : 

a Si Pétat de société et l’ensemble d’idées au milieu desquels 
vivait Corneille, eussent été plus conformes 4 la simplicité de son 
génie, peut-étre, dans l'un de nos premiers poétes, aurions-nous 
un poéte classique de plus. Corneille n’est pas classique ; Ic gout, 
fondé sur la connaissance de la vérité, lui a trop souvent manqué, 
pour qu'il puisse toujours servir de modéle. » 

Avec cette netteté d’expression qui lui est habituelle, et, grace a 
laquelle on peut toujours profitablement discuter ses assertions, 
quand elles paraissent contestables, M. Guizot, on l’aura remarqué, | 
explique sur-le-champ pourquoi Corneille, selon lui, n’est pas clas- 
sique. [1 lui reproche de n’avoir pas eu ce godt qui fait du poéte un 
modéle pour la longue série des générations. 

Ainsi, pour I’historien de Corneille, ce qui sépare le classique de 
‘écrivain moins parfait, jugé indigne de ce titre, c’est cette idée de 
modéle. Que faut-il entendre au juste par cette expression? Un 
modéle est-il un écrivain absolument irréprochable, dont on puisse, 
‘ans avoir besoin de s’arréter 4 la précaution d’un choix préalable, 


' Corneille et son temps (chez Didier). 


442 CORNEILLE INCONNU. 


imiter toutes les ceuvres? A ce compte, je ne vois pas, parm! nos 
plus grands écrivains, un seul classique. Chez Racine nous rencon- 
trons la Thébaide et Alexandre; chez Moliére, Don Garcie de Na- 
varre, Mélicerte, les Amants magnifiques ; chez Boileau, l'Ode sur 
la prise de Namur et la satire de ( Equivoque; chez la Fontaine, 
certains contes et la plupart de ses piéces de théatre. Tout cela ne 
semble guére bon a imiter. Dira-t-on que lidée d'un choix judi- 
cieux est naturellement sous-entendue? Mais alors pourquoi ce qui 
est applicable 4 Racine et a Moliére ne le serait-il pas a Corneille. 
Dés que I’on choisit, ce ne sont pas chez lui les chefs-d’ceuvre qui 
manquent, et l'une des premieres places lui est assurée. 

Je me dispenserai d'une feinte inutile ct j'irai tout de suite au 
fond de la pensée de M. Guizot. Cette idée de modéle, cette notion 
de gout, il les applique surtout au style, a la diction. Sous ce rap- 
port, il serait assez volontiers de l’avis de Voltaire. Les incorrec- 
tions et les archaismes de Corneille le choquent sensiblement. Ici 
encore, je pourrais employer la mime argumentation que précé- 
demment. Je pourrais rappeler que Fénelona dit de Moliére: « En 
pensant bien, il s’exprime souvent mal, » et il ne me serait pas 
difficile de prouver que bien des vers de Racine et de Despréaux 
laissent considérablement a désirer, comme propriété de termes et 
comme pureté d’expression. Mais récriminer n’est pas suffisam- 
ment répondre. Ce qu’il faut avoir la franchise de dire, c'est qu’a 
lépoque ot M. Guizot écrivait son livre, en 1813, on accordait a la 
critique de mots une importance exagérée, et l'on y portait une 
sévérité qui n’était pas exempte d’étroitesse. Comme appréciateur 
de la diction de Corneille, M. Guizot, dégagé des intolérances de 
Voltaire, ne va pourtant ni plus loin ni plus haut que La Harpe. ll 
est encore du dix-huitiéme siécle par cette habitude de vouloir tout 
plicr, tout ramener, en fait de style, 4 un certain type uniforme 
de correction grammaticale, légué par Voltaire aux rhétoriciens de 
son école. 

Depuis cette époque, il s'est fait dans la critique littéraire une 
immense et décisive évolution. La philologie s’appliquant a étudier 
les modifications de notre langue nationale, selon l’ordre chrono- 
logique, a brisé ce type de convention, et prouvé que chaque épo- 
que parlait trés-légitimement la langue qu’elle devait parler. On 
est méme allé plus loin et l’on s’est attaché a dresser le lexique de 
la langue parlée dans ses ceuvres par chaque grand écrivain. Cor- 
neille a son lexique, il en a méme deux’. Au lieu d’étre contest¢, 


‘ Celui de M. Godefroy (chez Didier), et celui de M. Marty-Laveaux, formant les 
tomes XI et XII de sa grande édition. 


CORNEILLE INCONNU. 145 


son langage devient un objet de curiosité sérieuse et d’étude. Nous 
voila loin du dix-huitiéme siécle, de ses timidités et de ses res- 
trictions'. 

Que devient, en présence d'une évolution si considérable, d’un 
si absolu changement de point de vue, un jugement fondé princi- 
palement sur une théorie de la diction qui a perdu son crédit et 
nest plus en usage? La valeur du jugement méme s’en trouve at- 
teinte, ct si les particularités de sa diction s’opposent seules a ce 
que Corneille soit admis au rang des classiques, on peut dire que 
obstacle n'existe plus. Voyons donc si nous ne trouverons pas une 
formule plus large qui convienne 4 Villustre poéte, et lui permette 
de s'asseoir parmi ses pairs. Nous n’irons pas la chercher bien loin. 
Sainte-Beuve va nous Ia fournir. Amené, comme nous, a se poser 
cette question : Qu’est-ce qu’un classique? Cet esprit si délié et si 
ouvert répondait : | 

a Un vrai classique, comme j’aimerais 4 l’entendre définir, c’est 
un auteur qui a enrichi l’esprit humain, qui en a récllemeni 
augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a 
découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quel- 
que passion éternelle dans ce coeur ot tout semblait connu et 
exploré, qui a rendu sa penséc, son observation ou son invention, 
sous une forme n’importe laquelle, mais large et grande, fine et 
sensée, saine et belle en soi; qui a parlé 4 tous dans un style 4 lu 
et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nou- 
veau, sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain 
de tous les ages. 

« On peut mettre, si l’on veut, des noms sous cette définition, 
yue Je voudrais faire expres grandiose et flottante, ou, pour tout 
dire, généreuse. J’y meitrais d’abord le Corneille de Polyeucte, de 
Cinna et d' Horace’. » 


‘Dans l'excellente préface de son Lerique ainsi que dans la Notice, M. Marty- 
Laveaux a insisté avec beaucoup de raison sur les changements considérables 
qui s opérérent dans la langue depuis 1629, date fort probable de Mélite jusqu’a 
la représentation de Suréna en 1674. Le langage national était alors tellement 
mobile, il se faisait partout un tel travail pour I’épurer et le constituer, que !’ Aca- 
démie fut obligée, avant de publier son Dictionnaire, d'en modifier entiérement 
les premiéres lettres, tant l’usage avait changé pendant qu’elle le rédigeait. Ces 
constantes mutations préoccupérent beaucoup Corneille, qui ne né ligea rien 
pour se tenir au courant. Les variantes de ses ceuvres, ou I’on sent }'influence des 
Remarques de Vaugelas, présentent 4 ce point de vue un notable intérét. Malgré 
#0 application 4 prévenir les outrages du temps,. Corneille sentait que 1a belle 
langue de ses tragédies serait atteinte par la vétusté. « J'ai beau faire, disait-il a 

Aeul, moi aussi, Je serai un jour habillé a la vieille mode. » 
* Ceuseries du lundi, t. Ill. 





44 CORNEILLE INCONNU. 


Ecartons ces mots de classique et de modéle, non pas que Cor- 
neille ne mérite de pareils titres, mais il est encore autre chose et 
micux que cela. Au sens le plus étendu, le plus profond, le plus 
énergique de l’expression, il est un maitre. « J’appelle maitre, di- 
sait Goethe, celui-l4 seulement chez lequel nous apprenons tou- 
jours quelque chose. » Cette définition si Juste et si magnifique, 
Pierre Corneille y satisfait pleinement. La vie, |’élévation, la durée, 
voila ce qu'il a cherché, ce qu'il a trouvé. Son thédtre est une 
source inépuisable d’aspirations généreuses et de nobles senti- 
ments. Pendant longtemps, les sommets de son ceuvre ont recu 
seuls la lumiére, ct seuls, ils la renvoyaient. Le reste demeurait 
perdu dans l’ombre. Cette inégalité, que personne ne révoquait cn 
doute, entre les productions du grand poéte, nuisait 4 son auto- 
rité et semblait parfois jeter une ombre sur sa gloire. Nous avons 
essayé dans ce travail, de combattre ce préjugé en ce qu’il a 
d’exagéré et d’injuste. Si tout ne se vaut pas en |’ceuvre de Cor- 
neille, tout s’y tient étroitement. Pour en gouter les beaulés rayon- 
nantes, indiscutables, il faut en connaitre les détails, en saisir 
ensemble, ne rien négliger, ne rien dédaigner. A ce prix scule- 


ment, on en comprendra la portée morale ct l'on en sentira la toute 
puissante efficacité. 


Juves Leva..ois. 


LE PROJET DE REFORME 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS 


On lit dans le numéro du 22 mai de !’Economiste francais, sous 
le titre : Les pensions civiles, un court article qui ne porte au- 
cune signature. A cété de quelques informations vraies, cet article 
contient des assertions et des considérations de nature 4 égarer le 
public sur la portée du vaste projet de réforme de pensions civiles, 
dont le conseil d ‘Etat est saisi par un vote de l’Assemblée nationale. 
4 endormir l’opinion, a rendre le projet impopulaire, 4 encourager 
les résistances de l’esprit de routine, 4 perpétuer enfin le régime 
des pensions viagéres de la lo: du 9 juin 1853, que je croyais con- 
damné, sans appel, par tous les principes de l’économie politique 
et de la science financiére. 

Ce n’est guére l’habitude de I’ Economiste francais de venir ainsi 
en aide aux choses surannées ni aux préjugés de la routine. Aussi 
je me refuse absolument 4 voir, dans cet article, l’ceuvre person- 
nelle d’aucun de ses habiles rédacteurs. Ce doit étre une communi- 
cation de quelque bureau de |’administration des finances; peut- 
étre ne serais-je pas trop embarrassé de dire de quel bureau. 

L’article se termine par ces mots: « [1 est facile de conclure que 
l Assemblée actuelle, qui a posé le probléme de ta révision de la 
lor du 9 juin 1853, ne sera pas appelée 4 le résoudre. » 

fi est trop vrai. Je n’ai pas ja naiveté d’espérer que |’Assemblée 
actuelle aura le temps de résoudre ce grand probléme, qui n’a pas 
méme encore subi l’épreuve de la discussion du conseil d’Etat. 

Mais quand on dit, quelques lignes plus haut: « Nous croyons 
que l'auteur du projet est loin d’avoir la méme confiance dans son 
cuvre qu’il y a six mois, » je demande & protester, au nom de |’au- 
tear. Sa confiance dans la valeur du projet n’est pas ébranlée. fl 
n’a jamais eu de confiance en son adoption prochaine; il savait trop 

10 Jemszr 1875. 10 


446 LE PROJET DE REFORME 


de quels obstacles serait semée sa route. C’est en 1872 que, dans 
un petit livre, intitulé : Les caisses de prévoyance et les pensions 
de l’Etat, a été posée, pour la premiére fois, la question. Or, voici 
comment s’exprimait l’auteur, page 185 : « Le moment est peu op- 
portun pour demander d’ajouter aux charges de I’Etat. Le systéme 
complet que j’ai 4 proposer, en remplacement des pensions, soula- 
gerait, je crois, l’avenir, et serait conforme 4 l’intérét bien entendu 
de |’Etat, tout en étant beaucoup plus bienfaisant pour les fonction- 
naires; mats il entrainerait des sacrifices dans la période transi- 
toire. J'ai donc peu d’espoir qu’il puisse étre prochainement adoplé. 
Je veux cependant en saisir l’opinion. Si, comme je m’en flatte, sa 
supériorité était reconnue, ce serait un grand point acquis, dif 
Vexécution étre ajournée a des temps plus prospéres. » 

On voit si l’auteur était résigné d’avance aux ajournements. 

Quant 4 sa confiance dans la valeur propre du projet, elle serait 
présomptueuse et téméraire si ce n’était vraiment qu’un projet. Il 
ressemblerait 4 tous les inventeurs, 4 tous les utopistes intrépide- 
ment engoués de leur idée. Mais ce qu'il propose est une réalité 
qui a recu la sanction de l’expérience. L’institution qu’il adjure 
l’Etat d’imiter fonctionne depuis un quart de siécle au profit a’un 
personnel hiérarchisé de plusieurs centaines d’employés de tous 
grades; elle a trois ans de plus que la loi de 1853. Or, l’expérience, 
qui condamne tous les jours davantage la loi de 1853, témoigne 
tous les jours davantage en faveur de la caisse de prévoyance fon- 
dée, en 1850, par la Compagnie d’assurances générales. 

Je vais signaler, au surplus, les profondes différences qui sépa- 
rent les deux institutions. 

L’institution des pensions de la loi de 1853 présente plusieurs 
vices organiques qui, tous, ont été heureusement évités par la Com- 
pagnie d’assurances générales : un vice social, un vice financier, 
un vice de comptabilité, un vice administratif. 

Le vice social est de n’assurer a tous les serviteurs de |’Etat, qui, 
la plupart, sont péres de famille ou doivent étre présumeés tels, 
que des pensions personnelles, c’est-a-dire des rentes viagéres. La 
rente viagére est la ressource du célibat et de l’isolement. Le pére 
de famille répugne a la rente viagére, il aspire 4 transmettre 4 ses 
enfants un patrimoine. Dans toutes les carriéres quelconques, au- 
tres que les carriéres de l’administration publique, quel est le but 
du travail persévérant, sinon d’amasser le patrimoine? Citera-t-on 
un seul homme qui se propose pour but, dés la jeunesse, et avant 
de savoir s'il fondera une famille, de s’assurer une rente viagére, 
qui aliéne volontairement d’avance ses économies dans ce but 
égoiste, qui continue de Ie poursuivre aprés qu'il est devenu pére? 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 147 


A 


Non, tous tant que nous sommes, négociants, industriels, finan- 
tiers, avocats, médecins, notaires, architectes, gens de lettres, ar- 
tistes, ingénieurs civils, professeurs libres, travailleurs de toutes 
les professions privées, tous, tous, nous poursuivons le patrimoine. 
Cest Thonneur, la joie, le couronnement d’une vie de travail, et 
nous rougirions d’aliéncr, pour l’époque de l’oisiveté, le superflu 
des fruits de notre travail. 

La loide 14853 impose cette aliénation 4 prés de deux cent mille 
fonctionnaires civils, avec cette circonstance trés-aggravante qu'elle 
exige deux des retenues. Elle leur refuse le patrimoine. Elle crée 
une classe 4 part de travailleurs, ceux qui travaillent pour I’stat, 
quelle semble inviter 4 ne jamais fonder une famille, puisqu’elle 
ne leur offre en perspective qu'une rente viagére. 

C'est la le vice capital et ce que j’appelle le vice social du régime 
des pensions. ; 

le projet soumis au conseil d’Etat offre, au contraire, le patri- 
mone. Il offre aussi la rente viagére, mais sclon la libre option du 
fonctionnaire retraité. 

Je marréte dés ces premi¢res lignes. Je demande si un projet de 
réforme qui a une telle portée sociale ne mérite pas d’étre accueilli 
avec la plus vive sympathie? Sur la question de savoir si, oui ou 
non, Vidée du patrimoine est supérieure a l’idée de la rente viagére, 
je ne pense pas qu'il y ait un économiste au monde qui puisse 
hesiter. 

Je passe aur vice financier. Je devrais dire aux vices, car la loi de 
1353 en contient plus d'un. : 

llya,dans les lois de l’enregistrement, une disposition qu’on crol- 
rait empruntée, et qui lest, en effet, aux temps de la plus épaisse 
igorance financiére, celle qui prescrit de multiplier par dix, pour 
la perception des droits de mutation sur un usufruit, le montant 
du revenu, quel que soit l’dge de l'usufruitier. Un usufruit sur la 
téte d'un enfant de cing ans, et un usufruit sur-la téte d’un vieil- 
lard de quatre-vingt-dix ans, sont présumés, pour le fisc, avoir 
exactement la méme valeur; c’est l’absurdité mathématique érigée 
en loi financiére. Cela se perpétue, par la toute-puissance de la rou- 
tine, dans un temps qui a des bureanx, des sociétés et des congrés 
de Statistique, qui a des tables de mortalité, qui voit fonctionner 
les tarifs des Compagnies d’assurances sur la vie ct ceux mémes de 
la caisse publique de la vieillesse'. 


‘ Dans une Joi fiscale, qui vient d’étre votée par l’Assemblée nationale, 11 est 
preserit de multiplier désormais par douze et demi, au lieu de dix, le revenu de 
lusofruit. On concoit, a la rigueur, qu’une absurdité routiniére puisse subsister, 
lant qu'on n’y touche pas, Mole sua stat. Mais y toucher: pour la confirmer, c'est 
etrange. 


148 LE PROJET DE REFORME 


C'est aimsi qu’au siécle dernier, les gouvernements obérés fai- 
saient des emprunts en rentes viagéres, en offrant le méme taux a 
tous les 4ges. 

La loi de 4853 sur les pensions civiles en est restée 4 ce point de 
science financiére. Puisque les pensions de retraite ne sont pas au- 
tre chose que des rentes viagéres, il est bien clair que la valeur de 
la pension et la charge qu’elle impose 4 }’Etat sont dans la dépen- 
dance de l’dge du pensionnaire. La loi ne s’en doute pas. Pension- 
naire de cinquante ans et pensionnaire de soixante-quinze ans au- 
ront le méme chiffre de pension viagére, quand ils auront eu les 
mémes services. Si ce n’est pas correct, ce n’est pas non plus juste. 
La récompense de !’un, & prendre la pension comme une récom- 
pense des services rendus, est, pour les mémes services, double ou 
triple de celle de l'autre. 

C’est bien plus choquant encore, en ce qui concerne les réversi- 
bilités aux veuves. Le législateur de 1853 s'est épris tout 4 coup 
de commisération pour les veuves, et, déplorable anomalie, non 
pour la veuve du fonctionnaire qui meurt en activité de service, 
eit-il quarante ans de services et de retenues subics, — elle n’a 
droit 4 rien, elle sera réduite 4 implorer un bureau de tabac ; — mais 
pour la veuve de celui qui Jouissait déja de sa retraite. Il attribue 
le tiers de la pension & cette veuve, sans se soucier davantage de 
son dge. Elle peut avoir vingt-cing ans et trouver 1a une dot pour 
se remarier, comme elle peut avoir quatre-vingts ans. Epouser un 
vieux fonctionnaire devient, pour une jeune fille, une assez passable 
spéculation, et sous ce rapport, la loi de 1853, que j’accusais d’en- 
courager le célibat, favorise au moins certains mariages. On m’a 
cité des veuves, triplement inconsolables, qui cumulent jusqu’a 
trois pensions. 

Quant a I’Etat, il ignore absolument la valeur des obligations 
qu’il a contractées, il creuse, sans le sonder, le gouffre de sa dette 
viagére. 

A défaut du calcul mathématique des ages, les chiffres des pen- 
sions de la loi de 1853 sont-ils établis sur d’autres bases 4 peu pres 
rationnelles, et dépendent-ils, par exemple, du chiffre total des re- 
tenves subies? Ce ne serait pas correct, sans l’élément de |’age. Ce 
serait encore plausible. Il y aurait une sorte d’apparente justice, 
accessible au vulgaire des esprits. Il n’en est rien. Le taux de la 
pension, limité d’ailleurs par un maximun, qui est, 4 mes yeux, 
une autre injustice, est dans la dépendance du taux moyen du trai- 
tement des six derniéres années, — formule complétement empi- 
rique et arbitraire. 

Le projet de réforme soumis au conscil d’Etat n’a aucun de ces 
vices financiers. 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 449 


L'Etat mesure chaque année, au centime pres, le sacrifice qu’il 
s impose dans le budget annuel. C’est un tant pour cent des traite- 
wents. [1 n’ouvre aucun gouffre, il ne gréye en rien l’avenir de 
ses finances, il ne se préoccupe pas des veuves. 

Les fonctionnaires voient, chaque année, leur pécule, leur épar- 
gne. le patrimoine de leurs enfants ou la ressource de leurs veuves 
saccroitre, toujours proportionnellement au traitement, qui est 
‘expression vraie des services rendus. S’ils meurent en activité de 
services, quelle qu’ait. été la durée de leurs services, ils transmet- 
tent a leurs familles le pécule. S’il leur convient de demeurer, et 
sils seat maintenus en activité de services aprés le moment ou als 
pourraient faire régler leurs droits 4 la retraite, le pécule continue 
de s'accroiire sans maximum décourageant. Enfin, si, en se reti- 
rant, ils optent pour une rente viagére, reversible ou non, la rente 
est délerminée en raison de |’dge ou des ages, selon des tarifs con- 
aus. Tout est précis; tout est correct. 

arrive 4 ce que j'ai nommé le vice de comptabilité. C'est encere 
un viee financier, ct le plus grave de tous. 

Assurément, s'il est une vérité d’évidence, c’est que, pour un 
gouvernement comme pour une société industrielle ou une maison 
de commerce, les traitements annuels des employés sont une charge 
du budget annuel, et pour leur intégralité. L’idée d’en distraire 
lous les ans une partie, afin de diminuer les dépenses apparentes, 
ede reporter, par un artifice de comptabilité, cette partie distraite 
alacharge d’exercices ultérieurs et lointains, paraitrait extrava- 
gants dans une société industrielle. Cet artifice serait méme justi- 
ciable de la police correctionnelle. Les bilans seraient falsifies ; les 
dividendes distribués auraient été fictifs. 

Or, ce que la loi prohibe et réprime dans les entreprises privées, 
umnipotence du législateur le pratique ouvertement, depuis 1855, 
dans l'établissement du budget. Les quinze millions environ de re- 
teaues annuelles sur Ics traitements des fonctionnaires civils sont 
une partie dela dette annuelle de l’Etat envers eux. Cette dette a- 
t-elle été supprimée par la loi de 1853? Non, ellen’a été que conver- 
lie en promesse de pensions, et aucune loi n’a prononcé la réduc- 
lion des traitements. Cependant, I’Etat procéde exactement comme 
si la dépense des traitements était réduite de quinze millions. Il 
porte tous les ans ces quinze millions an budget des recettes et les 
absorbe, — tandis qu'il devrait les réserver, les entreposer, pour 
lire face au service des pensions. 

est la le mal, le grand mal. C’est l’unique source des difficultés 
actuelles, et obstacle a l’adoption du Projet de réforme, qui de- 
vrait manifestement commencer par la mise en réserve des rete- 


450 LE PROJET DE REFORME 


nues. Qu’on veuille bien supposer les quinze millions annuels entre- 
posés effectivement depuis 1853 4 la Caisse des consignations ct 
productifs d’intéréts 4 5 p. 100, ily aurait la, aujourd’hui, une res- 
source énorme, ressource qui a été dissipée, et chaque année on 
dissipe quinze millions de plus. 

Aussi je ne saurais trop insister sur ce point. J'ai entendu des 
fonctionnaires de |’administration des finances, de ceux qui avaient 
Je mieux étudié le mécanisme de la comptabilité, dire avec amer- 
tume, alors qu’on discutait la taxe générale sur les revenus pro- 
fessionnels : nous autres, fonctionnaires publics, et, nous seuls, 
nous payons déja cette taxe. On prétend que nos retenues sont des- 
tinées 4 nous assurer des pensions. Il n’en est rien; il n’y a aucune 
corrélation entre les retenues qui nous frappent tous et les pensions 
qui profiteront 4 quelques-uns. Les retenues sont un impdt. Lisez 
plutét le budget. Vous les voyez figurer tous les ans aux recettes, 
avec le produit de tous les autres impdts, et se confondre dans les 
ressources courantes de l'année. 

Je sais bien que les fonctionnaires qui tenaient ce langage avaient 
pour but de repousser l’application d’une taxc générale sur les re- 
venus, en établissant qu’ils l’acquittaient déja. Il n’aurait pas été 
malaisé de leur répondre que c’étail la loi de 1853 qui avait pro- 
clamé, en principe, la corrélation des retenues et des pensions, et 
je doute que leur argumentation edt eu le succés qu’ils en espé- 
raient. Il n’en est pas moins vrai que la maniére dont les budgets 
sont dressés la rendait trés-spécieuse. Il est certain que, chaque 
année, les pensions réglées, chiffre toujours croissant, sont consi- 
dérées comme la charge annuelle du budget, tandis que les rete- 
nues, chiffre 4 peu prés stationnaire, sont traitées comme une re- 
cette et le produit d’un impét. Immense désordre, par ot s‘élargit 
de plus en plus le gouffre de la dette viagére des pensions. 

Qu'importe la comptabilité, diront peut-¢tre quelques Iecteurs, 
puisqu’en définitive c’est toujours l’Etat qui doit et qui paic? Suf- 
fira-t-1l, pour vous contenter, que les quinze millions de retenues, 
au licu de figurer au budget des recettes, ne figurent qu’en déduc- 
tion de la masse des pensions a payer dans l’annéc? Le résultat ne 
sera-t-il pas identiquement le méme? 

Je me serais, en effet, bien mal fait comprendre, si je devais me 
contenter de ce simple changement d’écritures, qui ne changerait 
pas, en réalité, le résultat. Ce que je soutiens, c’est que la loide 1855 
a créé ou consacré des charges progressives, sans disposer aucune 
ressource progressive, eten se bornant a les atténuer par l’expédient 
des retenues fixes. Personne ne pouvait ignorer, personne n’ignorait 
que ce serait une ressource de plus en plus insuffisante. Il fallait 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 154 


se rendre compte de cette insuffisance afin d’y pourvoir. Il fallait 
reconnaitre, en premier licu, que l’Etat doit, chaque année, l’inté- 
gralité des traitements de ses fonctionnaires et la rémunération de 
leurs services. Ce qu'il juge 4 propos d’en distraire, d’en retenir, 
pour le rembourser plus tard sous une autre forme, ne cesse pas 
d'étre une charge du budget annuel, doit donc é¢tre déboursé, en- 
treposé et produire des intéréts. En second lieu, puisqu’il était cer- - 
tain que cette ressource des rctenues, méme ainsi aménagée, serait 
insuffisante pour le service des pensions, il fallait tacher de calculer 
la progression des pensions jusqu’a leur maximum, et de calculer, 
en conséquence, l’annuité"qui serait le sacrifice de l'Etat, qui, ajou- 
lée aux retemues, entreposée et aménagée avec elles, aurait fini par 
équilibrer le maximum prévu des pensions qu’on s’engageait a ser- 
vir. On pouvait se tromper dans les appréciations. Du moins, I’cffort 
élait digne de financiers habiles et prudents. On n’a rien fait de 
tout cela, on n’a rien préparé, on s’est endetté 4 l’aveugle, ct l’on a 
dévoré les retenues. 

Or, ce qu’on n’a pas su faire en 1853 est précisément ce que fait 
le projet de réforme, et avec cet avantage qu'il échappe méme aux 
erreurs d’appréciation. Il dit : n’absorbez pas les retenues, elles ne 
vous appartiennent pas; elles sont l’épargne des fonctionnaires ; 
versez-les 4 une caisse d’épargne. Et puis, ajoutez-y, versez dans la 
méme caisse une libéralité annuelle, une subvention proportion- 
nelle aux traitements. Et ce sera tout. Le reste ne sera plus qu’une 
affaire de gestion de la Caisse d’épargnes des fonctionnaires pu- 
blics. — Et, en effet, le projet de réforme, financiérement, n’est 
pas autre chose, etil a cette simplicité. 

Enfin, j’ai parlé du vice administratif que renferme la loi de 1853. 
C'est Pabsolu des conditions mises a !’obtention de la pension de 
retraite. Il faut 4 la fois trente ans de services et soixante ans d’dge. 
L'une des conditions ne suffit pas sans l’autre. Si vous étes entré 
au service de I’Etat a l'dge de dix-huit ans, vous n’aurez droit a la 
retraite qu’a l'dge de soixante ans, c’est-a-dire aprés quarante-deux 
ans de services. La veille de vos soixante ans, malgré vos quarante- 
deux ans de services et de retenues subies, vous n’avez droit a rien, 
et si vous mourcz la veille de vos soixante ans, votre femme et vos 
enfants n’ont droit 4 rien. Ceci est le cété odicux, spoliateur, et ce 
que j'ai appelé le vice social de la loi. C’est une véritable confisca- 
tion des dépouilles du fonctionnaire qui a le tort de mourir en ac- 
tivité de services. Et il faut ajouter que si, le lendemain de ses 
‘oixante ans, il est gravement malade et menacé de mort prochaine, 
la pension viagére étant sans valenr, le résultat ne sera guére moins 
choquant. Mais qui ne comprend qu’en présence de ces conséquences 





452 LE PROJET DE REFORME 


odieuses, une administration bienveillante devra rechercher tous 
les correctifs et incliner & toutes les capitulations de l indulgence ? 

Alors intervient d’abord, pour devancer |’échéance fatale, qnand 
le fonctionnaire le demande, le certificat de santé. L’article 44 de la 
lai du 9 juin 1853 a pris soin d’ouvrir cette échappatoire. Encere 
faut-il que le fonetionnaire ait atteint cinquante ans d’age et serv? 
vingt ans. Anx termes de cet article, il doit justifier d’infirmités 
graves, résultant de l’exercice de ses fonctions et qui le mettent 
dans l’impossibilité de les continuer. C’est ici le domaine du certi- 
ficat de complaisance, c’est ici que,se constatent, a grand renfort 
de la terminologie médicale, les vues affaiblies, les oreilles pares- 
seuses, les anémies et les affections rhumatismales. Ce sera tou- 
jours une infirmité grave, résultant de l’exercice de la fonction ct 
mettant dans l’impossibilité de la continuer. Bien mauvais ami se- 
rait le médecia qui ne le déclarerait pas. D’ailleurs, personne n'y 
regarde de prés, ct tout le monde cst complice dela fraude a la loi. 
Le fonctionnaire qui consent 4 devancer |’époque de sa retraite ne 
va-t-il pas faire une place vacante et provoquer tout un mouvement 
d’avancement ? Le budget est 1a, et le Grand-Livre sera chargé, pré- 
maturément, d'une pension viagére de plus, dont le titulaire ira 
jouir dans l’air salubre des champs, en souriant de son certificat. 

On prétend que le chagrin de l’oisiveté forcée imposée aux fonc- 
tionnaixes qui sont mis 4 la retraite contre leur gré abrége leurs 
jours. Je ne suis pas certain que la statistique confirme ce préjugé 
fort répandu; mais je suis porté 4 croire qu’en revanche, ceux qui 
sollicitent et obtiennent par anticipation une retraite conforme a 
leurs aspirations en éprouvent une béatitude qui a des propriétés 
curauves; en sorte que le certificat d@’infirmités graves devient sou- 
vent brevet de longue vie. 

Les abus du certificat de complatsance sont notoires. Ce qui n'a 
pas été remarqué, c’est que le fonctionnaire relevé de ses fonctions, 
lorsque sa vie est sérieusement menacée, ne recoit dans unc pen- 
sion viagére qu'un titre sans valeur. 

- Au moins, cette forme de la bienveillance, si elle est préjudicia- 
ble au Trésor public, est peu préjudiciable 4 ladministration elle- 
méme. Il en est autrement de celle qui attend patiemment que le 
fonctionnaire malingre ait complété sa soixantiéme annéc, afin de 
le retraiter d’office. Que faire cependant, stl ne demande pas un 
- réglement anticipé, comme c’est le cas le plus fréquent? Attendre, 
et l’on attend. Aussi l’administration est encombrée de fonctionnai- 
res fatigués, valétudinaires, titulaires de fonctions qu’ils remplis- 
sent mal, qui émargent la totalité de leurs traitements d’activité, ct 
sont un obstacle décourageant 4 l’avancement des sujets d’étite. On 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 153 


les tolére, on se résigne, il le faut bien, tant qu ls n’ont pas 
soixante ans; et non-seulement on les tolére, souvent on leur donne 
de l'avancement a l’approche de la retraite, en vue d’augmenter le 
chiffre de la retraite, lequel doit dépendre de la moyenne des der- 
mers traitements. Tout l’effort de la bienveillance, des reconman- 
dations pressantes et des sollicitations est dirigé vers ce but d’aug- 
menter le chiffre de la retraite prochaine. Les imtéréts de la bonne 
administration en souffrent autant que ceux du Trésor. 

le projet de réforme supprime encore tous ces abus, grace au 
moyen bien simple de la gestiqn séparée de la Caisse de prévoyance, 
subdivisée en comptes individuels. Le Trésor est complétement dés- 
intéressé dans le réglement des retraites, puisque chaque fonction- 
naire qui se retire n’emporte que le montant de son compte per- 
soanel. f] suit de la qu’on peut abréger la durée requise de services, 
abaisser ou méme supprimer la limite d’dge. Un fonctionnaire de- 
mandera le réglement de son compte aprés vingt-cing ans de ser- 
vies, par exemple, et lorsqu’il n’aura que quarante-cing ans, si 
telle est sa convenance. Qu est l’inconvénient? Je ne l'apergois pas, 
je ne vois, au contraire, qu’avantages pour l’administration et pour 
Tavancement des jeunes sujets. Le Trésor n’y perdra pas un cen- 
time, et il est toujours bon de se débarrasser des serviteurs mécon- 
teats, faligués ou paresseux, qui ne servent qu’a contre-cceur, en 
aspirant 4 Voisiveté. I] est assurément 4 propos de fixer un mini- 
mum de durée de services, comme précaution contre le caprice 
des démissions. Vingt-cing ans de services me paraitraient le mi- 
nimum convenable; mais j’avoue que je ne craindrais pas de faei- 
liter des exceptions a la régle. Le certificat d’infirmilé, aprés dix 
vu quinze ans de services, deviendrait, fiit-il de complaisance, 
d'une innocuité parfaite. A qui ferait-il tort? 

llest clair aussi qu’on ne verrait plus donner de l'avancement a 
des fonctionnaires in extremis, cn vue d’augmenter le chiffre de la 
retraite, puisqu’il ne serait plus question d'une moyenne des der- 
niers traitements. Le mérite laborieux, l’ambition légitime se sen- 
Uraieat plus d’air et d’espace. 

Vai comparé les deux systémes. Je répéte que celui que je re- 
commande n’est pas une utopie : c’est une réalité qui fonctionne de- 
pws un quart de siécle avec un éclatant succés. La caisse de pré- 
veyanee de la Compagnie d’ Assurances générales n’est pas ua réve. 
Un personnel de trois cents employés est une base d’expérimenta- 
lon trés-suffisante. Il est déja peu de semaines ou il n'y ait pas de 
Comptes individuels 4 régler. Le réglement est toujours d’une sim- 
plicité merveilleuse et d’une correction a l’abri de la moindre con- 
lestation, chaque employé ayant entre les mains, reproduite sur 





454 LE PROJET DE REFORME 


son livret, la copie de son compte. Un employé meurt en activité de 
service; le montant de son compte est aussitét remis 4 sa veuve ou 
4 ses enfants. Un autre atteint ses vingt-cing ans de services! : il 
opte librement, suivant ses convenances, pour une rente perpétuelle 
sur l’Etat ou des obligations de chemins de fer; s’il est célibataire, 
pour une rente viagére; s'il est marié sans enfants, pour une rente 
viagére reversible. Point n’est besoin qu’il se retire effectivement ; 
la Compagnie se gardera bien-de retraiter d’office un employé utile, 
encore valide : il reste donc en activité de services aussi longtemps 
que cela convient 4 la Compagnie et @ lui-méme, son compte conti- 
nuant de s’accroitre sans aucun maximum. Un autre demande a se 
retirer avant les vingt-cing ans, pour des raisons de santé, en pro- 
duisant un certificat d’infirmité : il se retire en emportant son pé- 
cule. C’est toujours la caisse de prévoyance, gérée séparément, qui 
solde ce compte individuel. La Compagnie est absolument désinté- 
ressée dans ces réglements; rien ne peut grever l’avenir de ses 
finances, ni ajouter un centime au sacrifice annuel qu’elle s'est 1m- 
posé, et qui, au moment ot il est versé en bloc 4 la caisse de pré- 
voyance, comme un supplément au chapitre des traitements, est 
passé chaque année au budget de ses dépenses. Encore une fois, je 
ne réve pas; c’est une institution qui vit, que je touche, qui fonc- 
tionne sous mes yeux, 4 la gestion de laquelle je concours. J’assiste 
avec joie 4 son plein épanouissement, en constatant ses bienfaits. 
J’ai la joie aussi de la voir imitée chaque jour par d’autres grands 
établissements — et quand je m’efforce de la proposer a I’Etat 
comme modéle, en faveur de 1’Etat lui-méme et de ses deux cent 
mille fonctionnaires, je me rends lc temoignage que je fais acte de 
bon citoyen. 

Maintenant, que vient-on m’objecter? Je vais reprendre une & 
unc les propositions de l’article accuceilli bien légérement par I’Eco- 
nomiste francais. 

« Il nous a paru que l’auteur du projet s’était fait illusion en 
s’engageant a atténuer les charges imposées 4 I’Etat par le service 
des pensions, tout en améliorant le sort des employés. Nous avons 
montré qu'il résulterait, au contraire, des dispositions proposées, 
une augmentation de dépense considérable pour le Trésor public, 
pendant un grand nombre d’années. » 

Je prie le lecteur de vouloir bien remarquer ces mots : « Pen- 
dant un grand nombre d’années. » Je le prie de les rapprocher des 
citations que j’ai faites, au début de cette discussion, de la bro- 


‘ Comme la Compagnie avait déja trente ans d’existence lorsque sa caisse de 
prévoyance a été fondée, le cas s'est présenté fréquemment. 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 155 


chure de 1872 : « Le moment est peu opportun pour demander d’a- 
jouter aux charges del’ Etat. Le systéme complet que j'ai 4 propo- 
ser en remplacement des pensions... entrainerait des sacrifices 
dans la période transttoire. » De grace, ot a été Villusion, et que 
signifie la prétendue rectification? J’avais fait plus: dans un 
Mémoire, exclusivement financier, daté du 15 avril 1873, et 
distribué aux chefs de l’administration des finances, j’avais essayé 
de calculer et le chiffre et la durée des sacrifices de la période transi- 
loire. J'avais établi que ces sacrifices, faibles les premiéres an- 
nées, s'accroitraient successivement pendant trente ans, et j’avais 
dit dans quelle progression rapide. Que pense-t-on donc m'appren- 
dre, et qu’a découvert mon contradicteur? 

Eh! sans doufe, puisque I’Etat est rivé aux engagements de la fa- 
tale loi de 4853, puisqu’il ne peut se soustraire ni au service des 
45 millions environ de pensions déja inscrites au Grand-Livre. ni a 
linscription successive des pensions qui viendront a échoir, pen- 
dant trente ans ct davantage, aux fonctionnaires actuellement en, 
activité, — puisque, d'un autre cété, je demande a !’Elat, pour les 
fonctionnaires qu'il recrutera désormais : 1° de ne plus absorber 
les retenues, mais de les verser & la Caisse des consignations, en 
chargeant le budget des dépenses de la totalité des traitements; 
2 d’ajouter au versement des retenues le versement d’une pa- 
rcille somme annuelle, comme subvention de l'Etat 4 la Caisse de 
prévoyance, — il est bien clair que les budgets annuels de dépenses 
seront chargés, en plus, et des retenues et des subventions, soit de 
deux fois les retenucs, si la subvention, comme je |’ai proposé, est 
égale a la retenue. Il en sera ainsi pendant toute la période transi- 
loire, c’est-a-dire jusqu’a la période de décroissance des pensions 
viagéres, lesquelles s’éteindront finalement 4 la mort du dernier 
pensionnaire. II n’est pas besoin d’étre un grand financier ni un 
grand mathématicien pour comprendre cela, et je l’avais expressé- 
ment reconnu. C’est la conséquence de la mauvaise loi de 1855, et 
dela faute énorme qu’on a commise, depuis 1853, en n’entreposant 
pas les retenues. Lorsque !’on s’endette en dissipant le montant de 
lemprunt, il est certain qu’on s’obére. Je ne sais plus d’autre 
moven de ne pas payer la dette 4 l’échéance que de faire faillite. 
Ceci regarde donc la liquidation de la loi de 1853. 

Mais quand il s’agit d’une institution nouvelle 4 fonder, ct de sa 
valeur intrinséque, ai-je été téméraire, me suis-je fait illusion en 
«mengageant a atténucr Ies charges imposées a !’Etat par le ser- 
vice des pensions, tout en améliorant le sort des employés? » Exa- 
minons ; c’est encore de l’arithmétique élémentaire. Je demande 4 
"Etat de supprimer de sa recette, ou de porter en dépense la tota- 





456 LE PROJET DE REFORME 


lité des retenucs sur les traitements. Je lui demande de se charger 
en dépense d’une autre somme égale, comme subvention a la caisse 
de prévoyance des fonctionnaires. Je vais supposer qu'il n'y ait au- 
cune pension quelconque inscrite au Grand-Livre, et que la loi de 
1853 ait ordonné de procéder comme je viens de le dire. Chaque 
budget annuel sera charge en dépense : 


4° Des 15 millions de retenues versés 4 la Caisse des consigna- 


PONS Chis ses Gb in 1e  one de eR. ea es Fr. 415,000,000 
2° De la subvention de pareille somme de 15 mil- 
lions versés a la méme Caisse, ci. . .. 2... 2 15,000,000 


Total, 30 millions, ci. ...Fr. 30,000,000 


C'est un gros chiffre, mais un chiffre connw et limité, sauf le 

trés-lent accroissement qui peut résulter de l’augmentation des 
traitements, en vertu d’une loi économique a laquelle n’échappe- 
rait aucune institution. 
‘ La moitié seulement de ce chiffre, ou la subvention de 15 mil- 
lions, est le sacrifice de l'Etat. Je ne me résoudrai jamais & don- 
ner le nom de sacrifice & l’opération de la restitution des rete- 
nues, lesquelles, selon moi, apparticnnent en propre 4 la masse des 
fonctionnaires et n’auraicnt jamais dd figurer au budget des re- 
cettes. Je limite donc 4 15 millions par an le sacrifice de I’Etat, en 
vue de pourvoir 4 |’avenir des fonctionnaires et de leurs familles. 


Or, les développements des engagements de la loi de 1853 font 
déja monter le chiffre des pensions de retraite 4 Fr. 45,000,000' 
L’Etat s’appropriant en recette les retenues, ou.. 15,000,000 


la charge du budget est de... ........ Fr. 30,000,000 


c est-a-dire, par une coincidence singuliére, qu'elle atteint exacte- 
ment ce qu'elle serait dans le systéme proposé, par le double ver- 
sement, a la Caisse des consignations, des retenues et de la subven- 
tion. Il n’y aurait donc, pour le Trésor, ni bénéfice, ni perte, st le 
chiffre des pensions de retraite était stationnaire et avait atteint 
son maximum a 45 millions. 

Mais c’est ici qu’éclate dans les faits le vice financier de la loi de 
1853. Le chiffre des pensions de retraite a servir va toujours en 
croissant, 4 raison de plusieurs millions par année. Le conseiller 
d’Etat Papporteur, M. Le Trésor de la Rocque, s’est livré & de patien- 
tes investigations pour déterminer la loi de la progression et assi- 
gner, s'il est possible, un maximum. Il trouve que la progression 


‘ On n’en est pas encore tout 4 fait 4 45 millions, mais cela ne tardera 
guére. 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 157 


ne s'arrétera pas avant que le total des pensions de retraite 4 servir 
ait altemt 63 millions, chiffre qui, si l’on peut espérer qu’il ne 
s‘accroitra plus notablement, n’est susceptible d’aucune décrois- 
sance, tant que l’institution des pensions, conforme a la loi de 1853, 
subsistera. 

Le budget s’achemine done 4 grands pas vers une charge nor- 
male de 63 millions par an, réduite a 48 millions par l’absorption 
des retenues, et dépassant de 18 millions celle qui résulterait du 
systéme proposé'. On voit si je m’étais fait illusion. 

Mais, diront quelques lecteurs, comment est-i! possible que les 
charges de I'Etat soient moindres, dans un systéme qui assure de 
plus grands avantages aux fonctionnaires? Ceci n’est une question 
et un sujet d’étonnement que pour qui ne réfléchit pas a la puis- 
sance des intéréts composés. C’est l’accumulation des intéréts dans 
la Caisse de prévoyance, sur les retenues et sur les subventions, 
qui en augmente les ressources pour |’époque éloignée de la mise & 
la retraite. L’Etat, en absorbant chaque année les retenues, les rend 
impreductives d’intéréts pendant trente ans et davantage. En les 
versant 4 la Caisse des consignations, il les rendrait productives 
d'intéréts. 1} en serait de méme des subventions annuelles. Tout le 
secret est 14, et c’est bien simple. Or, je ne me lasserai pas de le ré- 
peter, il est correct que chaque budget annuel paie, débourse ef- 
fectivement la totalité de la rémunération des fonctionnaires, ou 
l'intégralité de leurs traitements, plus le montant du sacrifice que 
Etat s'imposera en yue de leurs retraites. Cela est aussi correct que 
pour la Compagnie d’Assurances générales ou pour toute maison de 
commerce, et une comptabilité n’est correcte qu’a cette condition. 
Le qui est réservé au profit des employés doit ¢tre déposé dans une 
caisse 4 part, et y produire des intéréts. 

Je continue, et je lis: 

« Nous avons exprimé le regret de voir qu’on vouldt supprimer 
le maximum et le minimum, au moyen desquels, dans le régime 
actuel, les grosses pensions se trouvent faire la charité aux petites. 
Par suile de cette suppression, les hauts fonctionnaires de nos ad- 
ministrations auraient trouvé dans la législation nouvelle d’énor- 
mes avantages, mais il en aurait été tout autrement pour les petits 
employés, qui sont de beaucoup les plus intéressants et les plus 
nombreux. Sait-on, par exemple, que sur tout prés de 83,000 agents, 
Vadministration des finances n’en compte guére que 11,000 dont 
les emoluments dépassent 3,000 francs, et que le traitement moyen, 

‘Encore, dans le projet formulé par M. Le Trésor de la Rocque, la subvention 


anauelie demandée a !’Ktat n’atteint pas 15 millions et n’est que d’environ 
12 millions. 


458 LE PROJET DE REFORME 


dans cette administration, qui est encore une des mieux rétribuécs, 
n’atteint pas 1,700 francs? Cela dit assez combien serait impopu- 
laire une réforme 4 laquelle on pourrait reprocher d’enrichir le 
riche aux dépens du pauvre. » . 

J'ai tenu a reproduire in extenso la citation textuelle : on ne 
m’accusera pas de I'avoir tronquée. Elle porte avec elle sa marque 
d’origine; clle est visiblement inspiréc, comme je le disais plus 
haut, par les bureaux de l’administration des finances. Ce n'est que 
la qu’on sait si bien le nombre des agents de ce muinistére et la sta- 
tistique de leurs traitements. Et maintenant je la discute. 

J’écarte tout d’abord, comme n’ayant aucune valeur quelconque, 
le calcul de la moyenne des traitements. Qu’importe que la moyenne 
des traitements soit de plus ou moins de 1,700 francs? Cela n’a au- 
cune signification et ne conduit 4 aucune conclusion. Je souhaite- 
rais que les moindres traitements des simples douaniers pussent 
étre de 1,700 francs. S’il y en avait dix mille ainsi rétribués, sous 
Vautorité d’un ministre qui recevrait 60,000 francs de traitement, 
la moyenne serait de 1,705 fr. 82.c. S’il n’y en avait que mille, la 
moyenne serait de 1,758 fr. 24 c. Qu’est-ce que cela signifierait ? 
Rien. Je ne sais pas de plus vain emploi de son temps, amenant a de 
plus pauvres sophismes, que ces calculs de prétenducs moyennes. 
lls me rappellent le raisonnement en vertu duqucl on démontre que 
les forces réunies d’un enfant de deux ans et d’un vieillard de 
soixante-dix-huit ans équivalent 4 celles de deux hommes de l’age 
moyen de quarante ans. 

Laissons cela pour choses plus sérieuses. Je note avec plaisir P'aveu 
précieux que « les hauts fonctionnaires de nos administrations 
auraicnt trouvé dans la législation nouvelle d’énormes avantages. » 
C’est 4 mes yeux, je l’avoue, l'éloge du projet, pourvu que ces avan- 
tages ne soient pas achetés aux dépens des petits employés ni aux 
dépens de la justice. Oui, rien n’est plus juste, en cette matiére, 
que la proportionnalité constante, rien n’est plus injuste que la 
limite d’un maximum, alors surtout qu’on exerce des retenues 
dont la progression, elle, ne s’arréte pas. Si les traitements des 
hauts employés sont trop élevés, qu’on les réduise, en réalisant des 
économies immédiates ou en augmentant les petits traitements. 
Cela n’a rien 4 voir 4 la question de la retraite. Aujourd’hui, quand 
un fonctionnaire atteint le maximum de la pension qu’il peut espé- 
rer, tous les services ultérieurs qu’il rend 4 I’Etat ne lui comptent 
plus. La stricte justice voudrait au moins qu'il cessdt de subir des 
retenues sur son traitement d activité. Il n’en est rien, et, ce que 
l'on ne remarque pas, la valeur de la rente viagére ou de la pension 
qu'il obtiendrait en se retirant décroit 4 mesure qu'il avance en age. 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 159 


Double iniquité, peu propre a retenir en activité des hommes émi- 
nents et utiles. S’il donne sa vie entiére 4 |’Etat et meurt 4 son 
poste, s'il ne laisse pas derriére lui une veuve, ses enfants ne re- 
cucilleront pas un centime de quarante ans de retenues accumu- 
lees. Ce ne sont pas seulement les grosses pensions qui font la cha- 
rité aux petites, ce sont aussi les grosses retenues. 

Les fonctionnaires publics sont-ils donc une espéce d’hommes dif- 
férente de toutes les autres? Ou est, dans l'industrie privée, le maxi- 
mum des épargnes du trayail intelligent? A-t-on jamais, sinon dans 
les reves dus communisme, imaginé une loi qui limitat l’aisance 
,ersonnelle de l’artiste, de l’industriel, de l’avocat, du négociant 
habile, en lui ordonnant de faire avec ses économies, bien plus, 
avec des retenues imposées sur les fruits de ses labeurs, la charité 
aux petits? C’est un précepte évangéliquc, ce ne peut pas étre une 
loi administrative. 

Je repousse donc, en principe, l'idée d'un maximum. Je ne me 
plains pas que l’une des conséquences naturelles du projet de ré- 
forme soit de supprimer ces anomalies choquantes. Toutefois, si, 
contrarement 4 ma conviction, le législateur futur voulait s’atta- 
cher a Vidée d’une limitation, ce n’est pas le projet de réforme qui 
serait un obstacle. Rien de plus facile que de faire cesser la sub- 
vention annuelle au dela d’un certain traitement, ou au dela d’un 
cerlain maximum d’accumulation du compte personnel a la Caisse 
de prévoyance. A la condition qu’on fit cesser en méme temps la 
retenue, ce ne serait du moins pas une spoliation, et le capital 
de 'épargne, parvenu 4 son maximum, s’accroitrait encore des 
inteéréts. 

Mais est-il vrai que le projet de réforme mérite le reproche d’en- 
richir le riche aux dépens du pauvre? Voila une accusation bicn 
grave. {l conviendrait de la justifier autrement que par une phrase 
de déclamation banale. Est-il vrai que les petits employés, qui sont 
de beaucoup les plus intéressants et les plus nombreuz, doivent étre 
lésés par le projet de réforme? Si le contraire était vrai, que reste- 
rait-il de observation ? 

Eh bien, le contraire est vrai. M. Le Trésor de la Rocque, con- 
seiller d'Etat rapporteur, a pris la peine de dresser un tableau in- 
diquant la situation comparative des fonctionnaires sous les deux 
regimes, et il l’a distribué en méme temps que son projet de loi. Ce 
nest pas la non plus une utopie ni un calcul hypothétique, c’est un 
calcul rigoureux, embrassant les carriéres de 174 fonctionnaires 
désignés, en chair et en os, de tous grades et de toutes fonctions, en 
Situation de faire régler leurs retraites; depuis les ambassadcurs 
Jusqu'aux facteurs ruraux et aux préposés des douanes. Ce tableau 


160 LE PROJET DE REFOREE 


est extrémcment instructif. Une colonne montre la pension acquise 
en vertu de la loi de 1853, une autre le capital ou le patrimoime 
auquel edt donné droit la lot projetée, une autre la rente via- 
gere ou la pension que le titulaire pourrait se constituer librement 
en raison de son 4ge, une autre, enfin, la dernitre, la rente perpé- 
tuelle sur l’Etat qu’il pourrait acheter, ce qui est encore le patri- 
moine. Je me demande de qucls yeux mon contradicteur a lu ce 
tableau. Je suis obligé de croire que par distraction, par la plus 
étrange préoccupation, 11 n’a lu et mis en regard que les chiffres 
de la premiére et de la derniére colonne. Comparant ainsi la pen- 
sion de la loi de 4853, qui est une rente viagére, 4 la rente perpé- 
tuelle sur I’Etat, qui cst un patrimoine, il n’a pas eu de peine & dé- 
couvrir que celle-ci serait souvent d'une quotité moindre pour les 
petits employés. ll ne lui en a pas fallu davantage pour conclure 
que les petits employés avaient intérét au maintien du régime 
actuel. 

On conviendra que c’cst un mode d’examen un peu léger. Ii suffi- 
sait, pour arriver 4 la conclusion inverse, de comparer les chiffres 
de Ja premiére colonne 4 ceux de la troisiéme, toutes deux indi- 
quant le montant de la pension ou de la rente viagére. On aurait 
remarqué alors que, sur 174 fonctionnaires, il n’y en a que 24 qui 
auraient eu, sous le régime de la loi projetée, une pension viagére 
moindre, la plupart avec une trés-faible diminution. Tous les au- 
tres, 150 sur 174, auraient joui d’une augmentation, trés-considé- 
rable pour un grand nombre. 

It est curieux de rechercher la cause des 24 exceptions. Les titu- 
laires sont, relativement, trés-jeunes. Leurs ages ne dépassent 
guére 50 455 ans. A ces Ages, le taux de la rente viagére est ct 
doit étre peu élevé. En outre, plusieurs n’ont joui que pendant peu 
d’années d’un fort traitement. Ils se trouvent profiter de la disposi- 
tion trés-critiquable de la loi de 1853, qui détermine le montant de la 
pension en raison de la moyenne des six derniéres années de trai- 
tement, non en raison de l’ensemble des services rendus et des re- 
tenues subies. 

Il convient de rappeler que si ces titulaires étaient morts en acti- 
vité de services, ils auraient transmis, sous le régime du projet, 
leurs pécules 4 leurs familles : compensation trés-notable, que n’a 
pas pu mentionner le tableau de M. Le Trésor de la Rocque. 

Telles qu’elles sont, les 24 exceptions atteignent-elles ces petits 
employés sur lesquels s’apitoie mon contradicteur? Nullement. Je 
vois d’abord un consul, n’ayant que 50 ans d’age et 12 années de 
consulat. Il est parfaitement vrai que celui-ci aurait moins que la 
pension de 5,000 francs dont il va grever le budget. Je vois ensuite 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAJRES CIVILS. 164 


ui procureur général, ayant 55 ans d’dge ect 25 ans de services. Il 
va charger le budget du maximum de 6,000 francs de pension. 
Juste a coté de lui, figure un premicr président qui a 66 ans d’dge 
et 40 ans de services. Que lui offre la loi de 1853? Exactement la 
méme pension maximum de 6,000 francs. Le projet de réforme 
donne beaucoup moins au premier, beaucoup plus au second, et je 
suis bien obligé de dire que c'est Justice. — Mais voici que je ren- 
contre, sous le numéro 70, un instituteur primaire, qui perdrait 
quelque chose au changement de régime, jusqu’a 6 francs de pen- 
sion, s'il optait pour la rente viagére. J’examine ses services et son 
dge, il n’a que 25 ans de services ct il est agé de 55 ans. Est-ce en 
son nom qu’on réclame, pour cette différence de 6 francs? Qu’on y 
prenne garde. Immédiatement aprés, sous le numéro 74, figure un 
autre instituteur. Celui-ci a 74 ans d’dge ct 46 ans de services. La 
loi de 4853 ne lui attribue qu’une pension de 675 francs. Le ré- 
gime nouveau lui donnerait le choix entre une rente viagére de 
1,838 francs et une rente perpétuelle de 728 francs. 

M. Le Tresor de la Rocque a multiplié les exemples des petits em- 
ployés, instituteurs, brigadiers, sous-brigadiers et simples préposés 
des douanes, garcons de bureau, facteurs de ville et facteurs ru- 
raux, gardes-forestiers, etc. Tous, tous gagneraient notablement au 
nouveau régime, et y gagneraient d'autant plus que leurs services 
seraient plus anciens ; tous — 4 l’exception du seul instituteur cité 
ci-dessus, qui perdrait 6 francs de pension viagére, — ct vraiment 
je tombe confondu de la maniére dont mon contradicteur, si tendre 
pour les petits employés, a lu les tableaux. 

Je crois savoir que, pour meilleure réfutation, M. Le Trésor de la 
Rocque se propose de les faire réimprimer avec un changement dans 
la disposition typographiquce. [1 placera prés l’une de l’autre les 
deux colonnes indiquant le chiffre de la pension viagére. Il espére, 
et je veux espérer avec lui, que cela suffira pour qu'il soit compris. 
Hélas! je n’oserais pas le garantir, tant parait étre de parti pris la 
sourde opposition qui s’est produite dans certaines régions de la 
bureaucratie. 

Voici, en effet, la seule chose 4 peu prés vraie du court article 
qui m’a entrainé dans ces longs développements. « Les chefs de 
service des différents ministéres auxquels on a demandé leur avis, 
sur le mérite du nouvcau systéme proposé, ont été 4 peu prés una- 
himes a le repousser. » Cela est invraisemblable, cela est in- 
crovable, et cela est vrai, du moins quant a l’administration des 
finances, car dans d’autres ministéres le projet a été beaucoup 
mieux recu. J’ai eu moi-méme de nombreuses conférences avec des 
fonctionnaires de l’administration des finances. J’ai cu la satisfac- 

10 Jonusr 4875. it 


462 LE PROJET DE REFORME 


tion de recueillir quelques adhésions chaleureuses, de la part d’es- 
prits élevés qui avaient étudié, qui avaient compris. Je dois con- 
fesser qu’elles ont été exceptionnelles, et qu’en général j'ai rencon- - 
tré les résistances décourageantes de Il’inertic. 

Pourquoi? J’ai cherché, sans y bien réussir, 4 m’en rendre compte. 
Serait-ce que le projet de réforme ne peut profiter qu’aux fonction- 
naires de l’avenir, le sort. des fonctionnaires actuels étant fixé par 
la loi de 1853? L’article premier du projet formulé par M. Le Trésor 
de la Rocque porte en effet: « Il est fondé en faveur des fonction- 
naires civils directement rétribués par l’Etat, et nommés 4 partir 
du 1° janvier 1876, une caisse nationale de prévoyance. » Les fonc- 
tionnaires actuels seraient-ils jaloux de leurs successeurs? Ce se- 
rait triste. Serait-ce simplement que se sentant désintéressés dans 
le projet de réforme, ils en sont importunés et n’éprouvent aucune 
tentation de l’approfondir, aucun zéle 4 s’en occuper'? Ou ne sc _ 
rait-ce pas plutét qu’ils redoutent vaguement la ligne de démar- 
cation entre deux classes de fonctionnaires séparées par une dale, 
placées sous des régimes différents, objet d’incessantes comparal- 
sons, les uns demeurant jusqu’a la fin de leur carriére sous un 
régime reconnu défectueux et suranné, les autres en possession 
d’aspirations nouvelles et de la perspective du patrimoine, les pre- 
miers longtemps chargés seuls de tenir la comptabilité du patr- 
moine des seconds et d’appliquer 4 autrui la loi qu'il leur serait 
interdit de s’appliquer & eux-mémes? Si j’y réfléchis bien, ce doit 
étre la raison la plus profonde d'une hostilité, souvent méme in- 
consciente. J’ajoute la puissance propre de la routine et de la pa- 
resse d’esprit, j’ajoute le préjugé invétéré de la pension de retraite, 
j'ajoute, si l’on veut, la circonstance que l’initiative du projet de 


4 Je me souviens d'une conversation que j’eus, il y a deux ans, avec ui 
fonctionnaire d'un rang élevé, 4 qui j'avais demandé une audience pour !'en- 
tretenir du projet. Je savais que l'autorité légitime dont il jouissait rendrait son 
adhésion trés-précieuse. Il me retint une heure, sans témoigner aucune impa- 
tience, m’écoutant avec un grand intérét apparent, faisant les observations les 
plus intelligentes, qui prouvaient combien il comprenait. Je pus croire, dans ma 
candeur, que Javais enfin trouvé, en ces hautes régions administratives, uv 
adepte convaincu, peut-dtre un apdtre. Hélas! il termina en ces termes I'entre- 
tien : « Je vois votre affaire ; si votre systéme fonctionnait depuis trente ans a 
mon profit, jaurais a mon compte de retraite un patrimoine d’au moins 
200,000 francs. Au lieu de cela, j’aurai 6,000 francs de rente viagére, si je me 
meurs pas avant de me retirer. Mon maximnm de 6,000 francs est atteint, Je 
subis des retenues, sans aucune chance de l'augmenter désormais. Qu’'y faire! 
C’est la loi. Votre systéme n'aurait pas d’effet rétroactif, et ne peut donc m étre 
bon a rien. » 

On pense que je compris 4 mon tour: Je mis mon chapeau, et je cours 
encore. 


DES PENSIONS DES FONCTIONNAIRES CIVILS. 165 


réforme nest pas venue de |’Administration, laquelle n’aime pas 
que ni des étrangers ni |’Assemblée nationale viennent troubler sa 
quiétude. De tous ces éléments compliqués et combinés je compose 
le milieu ambiant d’hostilité qui se manifeste dans les régions ad- 
ministratives. 

Pour dompter de pareils mauvais vouloirs, que faudrait-il? Une 
seule chose, mais indispensable, l’énergique vouloir contraire d’un 
ministre des finances résolu 4 s’affranchir de la tyrannie de ses 
bureaux, et prononcant le szc volo sic jubeo. Il est clair que pour 
qu'un ministre prenne une telle attitude, la premiére condition 
est qu'il soit pénétré du mérite de la réforme et désireux d’y atta- 
cher son nom. Je suis d’avis qu'une conviction vive et un vouloir 
energique triompheraient méme de l’objection financiére du mo- 
ment. 

La réforme du régime des pensions fondé par la loi de 4853 est- 
elle un des graves intéréts de I’Ktat? C’est la question. 

Ma conviction personnelle est que c’est un des grands intéréts de 
Etat, un intérét supérieur 4 celui de beaucoup de dépenses utiles 
inscrites au budget, qu’1l serait plus a propos d’ajourner, ou de 
réduire, pour hater, pour précipiter la réforme des pensions. En- 
core une fois, c'est la question. 

Je ne veux pas ici faire de la politique, et je ne méconnais pas 
les nécessités de la politique. On a vu, dans la réorganisation de 
notre armée, dans la loi des cadres, dans les nouvelles fortifica- 
tions de Paris, un grand intérét de |’Etat : on y a pourvu, malgré 
lénormité de la dépense. On a cru voir, dans l‘institution d’un 
Sénat, un grand intérét de I’Etat, et, dans l’allocation d'un traite- 
ment aux sénateurs, une nécessité de la politique. On propose d’y 
pourvoir. La subvention 4 la Caisse de prévoyance des fonction- 
naires publics coutcrait beaucoup moins, pendant les premiéres 
années, que le traitement des sénateurs. La situation des fonction- 
naires est-elle d’un moindre intérét pour !’Etat que le traitement 
des sénateurs? J’admets toutes les controverses, mais on m’accor- 
dera qu’il est d’autres dépenses, de ponts, de canaux, de ports, de 
chemins de fer d'intérét local; qui pourraient attendre quelques 
années, en cédant le pas 4 la réforme des pensions. Si }’on ne veut 
pas que les travaux publics attendent, si l'on ne trouve nulle part 
la compensation du trés-petit nombre de millions que couterait la 
réforme, dans les premiéres années de la période transitoire, eh 
bien, je dirai encore qu’a mes yeux cette réforme est d’un assez 
puissant intérét public pour mériter |’effort d’un emprunt spécial, 
en sorte que je suis médiocrement touché de I’objection budgétaire. 
fen serais trés-touché, s’il s’agissait d’augmenter d’une maniére 


qu4 LE PROJET DE REFORME 


permanente les charges de l’i:tat. Je ne le suis plus s’il s’agit, au 
contraire, de les alléger dans l’avenir, en fermant le gouffre de la 
dette viagére. 

Il faut donc en revenir 4 examiner ce que vaut, en elle-méme, 
l'institution qu’on propose de substituer 4 la législation des pen- 
sions. 

ll existe, parmi les legs de l’Empire, une législation dont les vices 
frappaicnt, dés 4855, assez d’esprits prévoyants, pour qu’a celte 
époque autoritaire et presque dictatoriale, ot le Corps législatif 
n’était guére qu'un bureau d’cnregistrement des projets qui lui 
étaient soumis et qu’il discutait & huis-clos, une imposante mino- 
rité de 75 voix l’ait repoussée comme dangereuse, en protestant par 
son vote, aprés unc discussion qui avait duré toute une semaine. 
‘(Moniteur du 42 au 18 mai 1853.) 

_ Sous ce régime, tous les fonctionnaires civils subissent sur leurs 
traitements des retenues, se montant 4 un tolal de 45 millions, 
que |’Etat s’empresse d’absorber et de dépenser, comme si c’était 
un impét du revenu payé par les fonctionnaires. 

En échange, !’Etat leur a promis, dans certaines conditions d’age 
ct de durée de services, des pensions de retraite, arbitrairement 
fixécs, sans aucune corrélation avec les retenues subies, et dont il 
n'a pas plus songé 4 calculer la valeur qu'il n’a songé 4 préparer 
des ressources pour l’acquit de ses engagements. 

Financiérement, la combinaison est détestable. Elle aboutit, aprés 
vingt-deux ans de fonctionnement, 4 l’inscription au Grand-Livre 
d’une charge budgétaire de prés de 45 millions, charge croissante, 
qui atteindra jusqu'a 63 millions, pour demeurer stationnaire aux 
environs de ce chiffre, — si l'on ne rapporte pas la loi de 1853. 

Au point de vue de l'économie sociale, cette institution a l’im- 
mense inconvénient de n’ouvrir devant tous les fonctionnaires que 
des perspectives de rentes viagéres. Elle produit les résullats les 
plus choquants, qui ont méme une apparence barbare et spolia- 
trice, en laissant dans la détresse, sans droit & aucun secours 
quelconque ni 4 aucune attribution des retenues subies, la veuve 
et les enfants du fonctionnaire qui meurt en activité de services. 

Voici qu’on propose de substituer a cette législation une autre 
institution qui, elle aussi, est éprouvée par un quart de siécle d’ex- 
perience. A l’idée de la rente viagére, elle oppose Vidée de- l’é- 
pargne et du patrimoine. Financiérement, elle est d’une correction 
absolue, 4 l’abri de toute critique. Elle proportionne toujours 
exactement les fruits du travail aux services rendus. Elle déter- 
mine chaque année le sacrifice de |’Etat, himité 4 une quotité pro- 
portionnelle des traitements ; seulement elle demande & I’Etat de 


DES PENSIONS DES FONZTIONNAIRES CIVILS. 165 


verser cffeclivement cette subvention, en méme temps que les re- 
ienues, & une Caisse de dépdt, ot Jes fonds vers¢s produiront des 
intéréts, ct telle est la puissance des intéréts accumulés qu’il est 
démontré que, lorsque l’institution scrait, dans vingt-cing ans en- 
viron, arrivée 4 sa pleine période d’épanouissement, elle serait 
beaucoup plus bienfaisante pour Ics fonctionnaires, tout en étant 
beaucoup moins onéreuse 4 ]’Etat qué la législation des pensions. 
Si tout cela est vrai, je répéte que c’est 1a un des plus grands in- 
teréts de l’Etat, non pas sculement parce qu’il est d’un haut inté- 
rét pour I'Etat d’améliorer la condition des hommes qui usent leur 
vie a son service et de leurs familles, mais aussi parce qu'il est 
d'un haut intérét pour |’Etat de rendre plus attrayantes, grace aux 
perspectives du patrimoine, les” fonctions publiques, d’y attirer 
et d’y retenir les sujets d’élite, 4 bon droit découragés de la seule 
perspective d’une rente viagére, 4 soixante ans, et aprés trente ans 
de services. 
attends impatiemment la publication du Rapport dont M. Le 
Trésor de la Rocque, conseiller d’Etat, ancien inspecteur des fi- 
hanees, admirablement qualifié pour traiter avec autorilé ces ques- 
“ions, a préparé les éléments au prix des plus laborieuses recher- 
ches, ct j'ai la confiance que tout cela sera mis par lui en lumicre 
de maniére 4 défier la contradiction. 


Atrrep pe Courcy. 


UN EXILE FRANCAIS 


A LA COUR DE CHARLES Il 


q 


Mémoires du chevalier de Gramont, édition de Gustave Brunet, Charpentier, 1864. 
— Histoire et Généalogie de la maison de Gramont, Paris, 1874. — Mémoirs of 
the court of Charles II with numerous additions and illustrations, as edited by 
Walter-Scott. H. Bohn, Yorckstreet, Covent Garden, 1855. 





L’exilé dont il va étre question, c’est le chevalier de Gramont; 
mais, disons-le bien vite, ce n’est ni un roman ni un conte 
qu’on va lire. C’est une étude d’histoire et de biographie, sans 
doute un peu arrangée dans quelques menus détails, mais qui, 
dans son ensemble, est exacte ct souvent tout a fait vraie. ll serait 
4 souhaiter que maint récit de Xénophon ou de Plutarque ne fut pas 
d’une authenticité plus suspecte. Seulement, cette portion de vérité 
historique que nous allons mettre en lumieére, il a fallu la dégager 
d’un livre auquel, nous autres Francais, ne demandons ordinaire- 
ment que de l’agrément, et ces contes gais qu’Hamilton avait l’art 
de conter en termes fiets et si rapides que c’cst 4 peine si l'on a le 
temps de s ‘apercevoir que le fond de ces récits n’est pas toujours 
aussi moral que la forme en est entrainante. 

On a deviné qu'il s'agit des Mémoires du chevalier de Gramont. Les 
critiques francais, et je n’en excepte pas Sainte-Beuve, ont surtout 
mis en relicf le charme exquis de cette diction si gaie et si élégam- 
ment parée de sa nudité; les purs de la critique démocratique ont 
versé force phrases et force larmces plus intéressées, qu’intéressantes 
sur la corruption des cours qu’ils étaient ravis de trouver peinteau 
vif dans cette ceuvre incontestablement aristocratique. II n'y a que 
les Anglais, chose assez piquante, qui se soient avisés, tout d’abord, 


UN BXILE FRANCAIS A LA COUR DE CHARLES UL. 167 


de revendiquer pour l'histoire ce livre relégué chez nous parmi les 
romans ; ils ont eu |’idée d’y chercher de la vérilé historique ; ils 
ont trouvée ; dés lors, il y a donc une vérité morale plus ou moins 
latente dans ce livre si léger au premier coup d'ceil. C’est ce que 
nous verrons bien. En tout cas, nos voisins ont multiplié les édi- 
tions de ces Mémoires. Ils y ont ajouté toute espéce d’illustra- 
tions. La premiére édition était procurée par Horace Walpole, l’ami 
de madame Du Deffand ; elle fut revue et corrigéc par lui, imprimée 
sous ses yeux, dans l’imprimerie de son chateau de Strawberry- 
Hill. En 4792. une nouvelle édition paraissait enrichie de soixante- 
et-dix-huit portraits, dont quelques-uns étaient dessinés d’aprés 
les peintures d’artistes célébres au dix-septiéme siécle, en Angle- 
lerre; il faut reconnaftre que les personnages francais y sont, 
en général, assez peu réussis; ou qu’ils y brillent par leur absence. 
Walter-Scott, en 1844, traduisait, assurent les bibliographes, dans 
im anglais un peu écossais, un livre qui intéressait si fort son pays. 
Enfin, de nombreuses notes historiques empruntées, soit au Jour- 
nal de Samuel Pepys, ce cockney, qui nous a dit tant de choses sur 
Charles I et sa cour, soita d’autres Mémoires de la méme époque, 
prouvérent, dés l’édition de 1781, que le public d’outre-Manche, 
qui pourtant, méme en histoire, n’aime pas 4 étre dupe, prenait 
plus au sérieux que nous le sémillant chevalier ct son historio- 
graphe. 

En France, en effet, on ne voyait en lui qu’un garcon plein d’es- 
prit, qui s'amusait un peu 4 nos dépens et méme aux siens. Il est 
évident qu'on n'avait pas lu entre les lignes, ainsi qu’il convient de 
faire chaque fois qu’on est en présence d’un de ces fins causeurs, 
qui comptent sur l’esprit qu’ils prétent 4 ceux qui les écoutent. Et 
puis, il faut bien le dire, ce qui nuisait surtout au crédit du héros 
d’'Hamilton, c’étaient trois ou quatre énormités qu’on mettait sur 
son comple et qui sont fausses, nous le montrerons tout 4 l’heure; 
c était surtout, c’était aussi la diffamante page que lui consacre 
Saint-Simon, lorsqu’en 1707, il rencontre le nom du comte de 
Gramont, dans la fournée des morts de cette année; alors, il s’en 
donne 4 ceur joie contre l’ennemi devant lequel il avait tremblé 
plus d’une fois; il le déchire a belles dents ; il ne lui laisse que son 
esprit et cela de mauvaise grace ; jamais il n’a calomnié avec plus 
de délices, avec plus d’entrain, avec plus d’abondance ce calom- 
niateur éloquent et convaincu qui, 4 lui seul. a plus diffamé l’an- 
cen régime que tous les anciens pamphlétaires 4 gages, que la 
Révolution a soudoyés A l’étranger et a V’intéricur. Qui pourrait 
oublier cette page haineuse? La voici pour les lecteurs qui ne l’au- 
raient pas lue. 











168 UN EXILE FRANCAIS 


« C’était un homme de beaucoup d’esprit, mais de ces esprits de 
plaisanterie, de répartics, de prouesse et de justesse 4 trouver le 
mauvais, le ridicule, le faible de chacun, de le peindre en deux 
coups de langue irréparables et ineffagables (nous verrons, plus 
bas, que Saint-Simon avait des raisons personnelles pour caracté- 
riser si justement l’ennemi dont il ne redoutait plus les coups de 
Janguc, mais continuons) ; d'une hardiessc a le faire en public, en 
présence et plutdt devant le roi qu’ailleurs, sans que mérites, gran- 
deurs, faveurs et places en pussent garantir hommes et femmes 
quelconqucs. A ce métier, il amusait et instruisait le roi de mille 
choses cruelles, avec lequel il s’¢tait acquis la liberté de tout dire 
jusque de ses ministres. C’¢tait un chien enragé a qui rien n’échap- 
pait. Sa poltronnerie connuc le mettait au-dessus de toute suite de 
ses morsures; avec cela, escroc avec impudence et fripon au jeu, a 
visage découvert. 

« Avec tous ces vices, sans mélange d’aucune espéce de vertus, il 
avait debellé la cour et la tenait en respect et cn crainte. Aussi se 
sentit-clle délivrée d’un fléau que le roi favorisa ct distingua toute 
Sa vie. » 

Le dernier éditeur francais des Mémoires du chevalier de Gra- 
mont, remarque trés-justement, 4 ce propos, dans les notes excel- 
lentes dont il a enrichi son édition qui, jusqu’a nouvel ordre, est de 
beaucoup la meilleure que nous ayons, ct la seule qui soit vraiment a 
l’usage des lecteurs intelligents ; M. Gustave Brunet, dis-je, en citant 
ce portrait, remarque qu’il est plein de touches violentes et contradic- 
toires. C’est ce que nous aurons l’occasion de montrer avec quelque 
détail, 4 mesure que se déroulcra, devant nous, |’épisode sinon his- 
torique et tout 4 fait autheniique que nous allons mettre en lumiére 
en le dégageant de l’agréable fouillis sous Iequel il disparait dans 
lceuvre d’Hamilton. Mais avant de commencer notre déblaiement, 
disons, en deux mots, notre intention en écrivant ce qu’on va lire. 

D’abord, comme on 1|’a entrevu, nous voulons restituer 4 lhis- 
toire, sans l’dter a la littérature agréable, ce charmant imbroglio : 
ensuite nous serions heureux d’éclaircir, chemin faisant, deux 
petites questions qu’on a souvent posécs, mais jamais compléte- 
ment résolues jusqu’ici. 

Les voici. D’abord, y a-t-il un plan dans les Mémoires du cheva- 
lier de Gramont ; et si plan il y a, quelle a été la pensée de celui 
qui I’a tracé, et s’y est conformé ? 

En second lieu, quelle est la morale qui se cache dans cette 
ceuvre généralement un peu décriée? En cffect, on la lit surtout 
quand on est jeune; et cela lui fait tort. Plus tard, on se sou- 
vient qu’on a lu ce livre avec une curiosilé qui n’était pas tout a 


A LA COUR DE CHARLES II. 1.9 


fait innocente ; et quand vient |’age de s’amender, on inscrit cette 
lecture parmi ses péchés de jeunesse, on la met au nombre de ces 
fruits défendus qu'on acroqués avec tant de plaisir quand on avait 
toutes ses dents, excepté celle de sagesse. Alors on s’avise, non sans 
quelque raison, qu’Hamilton est un peu bien vif, et surtout fort fri- 
vole, ce que ne pardonne pas une société sérieuse comme celle au 
milieu de laquelle nous vivons. On en veut 4 l’auteur qu’on soup- 
conne de rire 4 nos dépens. On se demande si c’est une ceuvre his- 
torique qu’il a voulu nous transmettre ou un recueil de ces contes 
4 réveiller les endormis, qu’il contait d’un air si désinvolte et si 
pimpant ; on lui cherche qucrelle pour ne pas nous avoir mis entre 
les mains un fil de soie qui relie ce bouquet d’historicttes rappro- 
chées les unes des autres, 4 la diable, comme des fleurs qu’on 
cueille en se promenant et qu’on met dans l’eau, sans avoir souci 
de marier leurs nuances, ainsi que ferait une bouquetiére de pro- 
fession. Tels sont les reproches qu’une critique un peu janséniste 
adresse au livre d’Hamilton, quand elle daigne s’en occuper. 

Mais, moi-méme ici, parlai-je exactement? En réalité, est-ce qu'il 
avoulu faire un livre, "homme d’csprit qni a tenu la plume, pen- 
dant qu'un aimable et spirituel vieillard lui redisait les prouesses 
de son bel 4ge et remontait complaisamment jusqu’aux jours trop 
lointains de sa verte jeunesse? Non, mille fois non; cela n’a pas été 
écrit pour devenir un livre. Hamilton a pris dans les récits du comte 
et de la comtesse de Gramont, les épisodes qui l’avaient le plus 
diverti, lui d’abord, et aussi le petit cercle d’intimes auquel il vou- 
lait plaire ; que son imagination ait quelque peu brodé le canevas 
primitif, c’est possible, mais cela n'est pas prouvé. Ce sont des sou- 
venirs comme ceux de madame de Caylus, comme les Mémoires de 
Louis Racine; il y a les trois quarts de vérité contre un de... il ne 
faut pas dire de mensonge, mais tout au plus d’embellissement. 

Qu’on ne cite plus cette anecdote qui court les préfaccs, d’aprés 
laquelle le vieux comte de Gramont, afin de ne pas perdre quinze 
cents livres qu'il aurait recues d’un libraire pour ce livre ré- 
digé par Hamilton, aurait eu le cynisme d’aller, en personne, 
enlever de haute lutte prés du censcur royal, lequel ne serait autre 
que Fontenelle, le droit de vendre, avec approbation, ccs pages ou 
sont Halées ses friponneries au jeu ect en amour. L’histoire est joli- 
ment tournée ; par malheur, il n’y a pas un mot de vrai. En 1745, 
quand parurent les Mémoires, Fontenelle n’était pas censcur; le 
comte était mort depuis huit ans, et l’ouvrage, édité en Angleterre, 
Navait pas besoin du laisser-passer de la censure francaise. 

Mais on ne se tient pas pour battu; et l’on dit si ce n’est le comte 
c'est donc son beau-frére, Hamilton lui-méme, qui aurait fait ce 





470 UN BXILE FRANCAIS 


beau coup. La chose, selon nous, est encore plus invraisemblable. 
Comment imaginer que, Hamilton, un galant homme, nous dit Saint- 
Simon, qu’'Hamilton, l’ami, le commensal du maréchal de Berwick, 
qui ne mourut qu’en 1754, ait eu le front de publier, en 1745, des 
pages qui renferment de sanglants reproches sur la mére de son 
meilleur ami, sur cette grande créature pdle, décharnée, Arabelle 
Churchill, a laquelle il consacre un de ces récits que lui seul ose 
et peut faire? 

Maintenant, comment ces Mémoires ont-ils vu le jour? Onn’en 
sait rien; ils ont été publiés dans l’ombre, comme le Télémaque, 
remarque finement M. Sayous, comme presque tous les écrits des- 
tinés 4 faire un peu ou beaucoup de scandale. 

Si nous ignorons, par le fait de quel éditeur les Mémoires ont 
paru, les lettres de Saint-Evremond, celles de Fénelon, la dédicace 
moiti¢é prose, moitié vers des Mémoires, nous permet d’entrevoir 
leur véritable origine. 

En 1700, le comte, 4gé de quatre-vingts ans, avait été malade, si 
malade, que le roi lui avait dépéché Dangeau, ponr I’inviter 4 mettre 
ordre a ses affaires de conscience. La comtesse, de son cdté, 
ne s’y épargnait pas; le vieillard hésitait, tout en trouvant que ce 
Pater qu'il ignorait ou qu’il avait oublié était une belle priére que 
madame de Gramont éfait heureuse de lui faire apprendre par 
coeur, comme elle edt fait 4 un petit enfant ; mais celui 4 qui elle 
apprenait ainsi les éléments de la foi avait encore la parole 
incisive et leste. C’est méme 4 cette occasion qu'il aurait dit ce mot 
si souvent cité : « Prenez garde, comtesse, Dangeau va vous esca- 
moter ma conversion. » 

A quatre-vingts ans, les convalescences sont toujours un peu 
lentes. Que faire pour égayer celle du comtc, que faire, smon, je ne 
dirai pas causer, on conversait au dix-septiéme siécle, on ne causera 
que plus tard ct dans une société moins élégante, que faire, dis-je, 
sinon de lui demander quelqu'une de ces histoires de sa jeuncsse, 
qu’il contait si bien ct si volontiers en sa double qualité de vieillard 
et de gascon ? 

Les entretiens échangés 4 huis clos, presque a voix basse, comme 
on parle dans une chambre de malade entre le comte. la comtesse 
sa garde-malade, ct Hamilton, qui leur tenait compagnie, voila, cer- 
tainement, la matiére premiére, la substance de ce que l’on appelle 
les Mémoires du chevalier de Gramont. 

I] me semble que je vois d'ici Hamilton, au moment ou il sort 
de la chambre du divertissant malade : il note d’un trait rapide les 
récits qu’il vient d'entendre; et, bien qu’ils soient souvent assez pi- 
quants comme ccla, 11 se propose d’y ajouter, s'il le faut, un peu 


A LA COUR DE CHARLES I. 474 


de sel attique pour corriger ce qu’ils ont de trop gaulois. Il jette 
toutes ces notes péle méle dans quelque tiroir, avec l'idée de mettre, 
plus tard, un peu d’ordre dans ce charmant fouillis, si cela ne doit 
pas lui couter trop de peine, a peu prés comme quand nous classons 
notre correspondance Jes jours ou nous n’avons rien de mieux a 
faire, triant parmi nos lettres celles qui doivent étre brilées, ran- 
geant les autres tant bien que mal. 

Aussi, au lieu d’étre ce que nous appelons un livre, les Mémoires 
du chevalier ne sont que l’écho trés-net, trés-précis, d’un entretien 
quia eu lieu, il y a tantét deux siécles, entre deux personnes qui 
ont pris gatement leur parti de n’étre plus jeunes, qui devisent du 
passé sans regret, s’égarent dans lcs plus agréables souvenirs de 
leur jeunesse, ayant grand soin d’écarter les autres. 

Le comte, par reconnaissance, par galanterie conjugale et vrai- 

ment fort désintéressée, rappelle 4 la comtesse le temps ot elle al- 
lumait de grandes passions chez un homme d’esprit, chez un viveur 
expérimenté comme lui : il redevenait jeune 4 ces souvenirs. Ma- 
dame de Gramont, une des plus aimables raisons de la cour, sou- 
nail, laissait dire, ct parfois disait aussi son mot. Seulement en 
qualité de garde-malade, elle est obligée de s’absenter de temps en 
temps pour donner des ordres. Le comte en profite pour faire pas- 
ser ses histoires les plus jeunes, celle de l’aumdnier Poussatin, par 
exemple, qu'il est forcé de ne pas terminer, parce que la comtesse 
estrevenue prés de son cher malade, et que l'ancienne éléve de 
Port-Royal n’autorise que les contes décents. Prend-elle 4 son tour 
la parole, on |’écoute religieusement; car elle posséde a ravir, cette 
Anglaise, les finesses et les tours les plus délicats de notre langue. 
Hamilton ne perd pas un mot de ce qu’elle dit; et‘la conversation 
de ce petit trio d’intimes, au lieu de se dissiper dans l’air, de s’en- 
voler la ot sont se dégeler les froides paroles et les entretiens creux, 
cette conversation fixée dans le souvenir d’Hamilton, puis embellie 
par son imagination, va se cristalliser en tombant sur le papier 
pour le plus grand plaisir des connaisseurs et des gens de gout. 

Quoi de moins livre que tout cela, pour parler comme Mon- 
taigne? mais, en revanche, quel document pour lhistoire de la 
conversation en France! Tout cela c’est une conversation étince- 
lante, une conversation vécue, avec ses interruptions, ses paren- 
théses, ses reprises, sur laquelle a passé ce glacis que nous trou- 
vons a tout ce qui vient du grand siécle. Ce n’cst pas une invention 
de ma part : écoutez plutét Hamilton, nous disant avec une insis- 
tance qui serait bien inexplicable autrement, et cela a la fin d’un 
premier chapitre qui a presque l’air d'une préface : 

« Cest le comte de Gramont qui parle; c’est lui qu'il faut écou- 


472 UN EXILE FRANCAIS 


ter dans ces récits agréables de siéges ou de batailles ot il s'est 
distingué a la suite d’un autre héros; c'est lui qu’il faut croire dans 
des événements moins glorieux de sa vie, quand la sincérité dont 
il étale son adresse, sa vivacité, ses supercherics et les divers stra- 
tagémes dont il s’est servi soit au jeu, soit en amour, expriment 
naturellement son caractére. 

« C’est lui-méme, dis-jc, qu’il faut écouter dans ce récit (voyez 
comme il insiste sur ce point), puisque je ne fais que tenir la 
plume & mesure qu'il me dicte les particularités les plus singu- 
liéres et les moins connues de sa vic’. » 

Or, en lisant de bonne foi et avec attention tout ce qui précéde, 
il en résulte une conséquence assez singuliére. De cette conversa- 
tion, prenant tous ses ébats sans doute, mais ayant heu dans la 
chambre d’un vieillard, entre trois personnes de la meilleure com- 
pagnie, d'un esprit incontesté (notez que parmi ces trois personnes, 
il y a une femme d’un tact exquis, d’une dévotion sérieuse et méme 
rigide), de cette conversation en partie triple est-il possible qu'il 
ne soit résulté au demeurant qu’une ceuvre douteuse, et répétons le 
mot d’un austére, un tableau immoral? 

Qui le croira? S’il en était ainsi, est-ce qu’on s’obstinerait 4 trou- 
ver ce livre attrayant? L’immoralité comme I'iyresse laisse toujours 
un dégout auquel les délicats ne s’habituent pas. L’immoralité ne 
fait rire ni l’esprit ni l’imagination, une fois qu’on en a fimi avec 
les mauvaises curiosités de la premiére jeunesse. 

Je n’en conclus pas qu’il faille donner les Mémoires du chevalier 
de Gramont dans les pensionnats de jeunes filles, ni les faire figurer 
aux examens du baccalauréat en compagnic de Descartes et de Bos- 
suct; ce qui est la vérité, c’est qu’un livre, qu’on lit avec plaisir 
dans notre pays depuis tantét deux siécles, n’est pas plus immoral 
que l'histoire, que le roman, quand il se pique de vérité, que la 
bonne comédie, je veux dire celle ot le vice ne s’appelle pas 1a 
vertu, et o le vicieux est puni par son propre vice avant de |’étre 
autrement. 

Mais, puisque j'y suis, j’irai jusqu’au bout de ma _pensée. Les 
Mémoires, en méme temps qu’ils sont vrais ct le plus souvent vé- 
ridiques, sont une petite comédie de meeurs : c’est ce spectacle dans 
un fauteuil que se donnent deux ou trois personnes d’esprit, qu! 
choisissent un épisode autour duquel vont se rallier leurs souvenirs, 
et s’adjoindre la fantaisie d’une imagination modérée; car il faul 
bien avouer qu’Hamilton, dans ses Mémoires, a quelquefois l’air de 
s'inspirer des contes écrits effectivement avant I’ceuvre dont Jjé 


‘ Voir édition G. Brunet, p. 4; Charpentier, 1864. 


A LA COUR DE CHARLES H. 173 


parle; mais dans ces contes, déja il s’était inspiré de cette cour de 
Saint-Germain ou il y avait un certain nombre d’originaux, sans 
parler des sots. Ainsi |’imagination n’y serait encore que de l’his- 
foire contée par un observateur ami de I’ironic. . 

Mais ne nous écartons pas de notre sujet, et revenons 4 cet octo- 
génaire qui contait comme celui de la Fontaine plantait. Que va-t-il 
nous conter? Ce qui est certain, c’est que ce sera gai d’abord, par- 
fois méme, ce sera plus que gai; mais la comtesse est 1a; le narra- 
teur, en mari bien élevé, tient ace quelle s'‘intéresse a la conver- 
sation, et pour cela, illa raméne aux beaux jours ot elle avait 
tingt ans, alors que sur son beau ct intelligent visage toules les 
fleurs de la beauté se mélaient au sourire des espérances infinies. 

Sans doute, il aurait pu dérouler les plus grands souvenirs de 
Angleterre; 11 l’avait visitée sous Cromwell aussi bien que sous 
Charles II; il aurait dessiné du Protecteur un portrait a la Van Dick; 
mais les vieillards n’aiment pas les révolutions, méme quand ils 
n'ont pas eu 4 en souffrir. D'ailleurs celle de 1648 avait été on ne 
peu plus funeste 4 la famille des Hamilton. Celle méme de 1660 ne 
lui avait guére profité, celle de 1688 l’avait ruinée. Le comte ne 
dira donc pas un mot de toutes ccs scénes du passé; c’est deja bien 
assez d'y avoir assisté. Et puis, disons-lc, nos trois interlocuteurs 
sont trop bons Frangais, trop gens de cour, et trop de leur temps 
pour bien comprendre les révolutions anglaises si peu théatrales, 
Si peu piltoresques pour nous, malgré quelques détails tragiques, 
qui pilissent singuliérement devant ce qui s’est vu ct se verra chez 
nous en temps de révolution. Cette comédie de la restauration des 
Siuarts, qui commence avec les tonneaux de guinées que le Parle- 
ment envoie 4 Breda pour que secs souveraina légitimes n’aient pas 
Pair aussi gucux que l’Enfant prodigue en rentrant chez son pére, 
et qui finit par les réquisitoires de Jefferies, par la potence-de Ty- 
burn ou sont pendus les restes déterrés de Cromwell, d’Ireton et de 
Bradshaw, par le supplice d’Harrison ct de Ilenry Vane; cette tragi- 
comédie est trop anglaise, trop shakspcaricnne pour des délicats 
qui viennent de traverser les éléganccs du grand siécle. Aussi de 
tout cela pas un mot, non plus que de la grande peste de Londres, 
en 1664, ou du grand incendie qui, en 1665, avait dévoré une partie 
de la cité. 

Les sujets séricux écartés, il ne leur reste donc qu’a parler d’eux. 
Ce sont des Philintes de bonne compagnie, qui comprennent eux 
d'abord, ensuite les rdles joués par cux ct pour eux par les sots ou 
les gens d’esprit que le ciel a fait naitre pour leurs menus plaisirs. 

Vous souvient-il, ami lectcur, de cette charmante fable de la 
Fonfaine, intitulée le Lion amoureuzx, dédiée a une belle dédai- 


174 UN EXILE FRANCAIS 


gneuse, la fille de madame de Sévigné. Tout est exquis dans cette 
fable, depuis le titre qu’on a repris depuis pour !’adapter a des 
drames et 4 des romans, jusqu’a la moralité qui est dans toutes les 
mémoires : 


Amour! Amour! quand tu nous tiens, 
On peut bien dire : Adieu prudence. 


Ce lion qui avait été la terreur des foréts et qui laisse son coeur aux 
beaux yeux d’une bergére du voisinage, au point de lui sacrifier sa 
criniére, ses dents, voire méme ses griffes; ce lion-la ressemble 
un peu au chevalier qui, aprés tant de campagnes galantes, vient, a 
quarante ans passés, déposer ses armes, jusqu’alors invincibles, aux 
pieds de mademoiselle d’Hamilton. Il y a une différence pourtant. La 
belle qu'il trouvait a son gré, comme dit le fabuliste, n’exigea pas 
qu’il sacrifiat ses griffes; il se contenta donc de les rentrer. La co- 
médie dont je parlais tout 4 heure, et qui est le vrai, )’unique su- 
jet des Mémoires du chevalier de Gramont, pourrait donc tout sim- 
plement s’intituler non pas le Lion amoureux, laissons cet emprunt 
a la comédie niaisement révolutionnaire de ce pauvre Ponsard, mais 
le Mariage du lion. 

C’est un moment intéressant dans la vie d’un homme longtemps 
& la mode, que celui ot il est obligé de dire adieu a certains succés, 
et de réaliser ou de simuler cet avoir de qualités, plus solides que 
brillantes, qui doivent figurer dans l’apport marital. Ce moment, le 
chevalier Ie traversa avec l’aisance exquise d’un parfait gentil~ 
homme. Ne soyons donc pas surpris qu’il l’ait décrit avec complai- 
sance, et que la comtesse l’ait écouté volontiers. Cette mélamor- 
phose était son ouvrage; c’était la grande victoire gagnéc par sa 
beauté. Tel est en gros le canevas qu’Hamilton va orner de ses in- 
génicuses broderies. Mais avant que le rideau léve, avant que notre 
trio de spectateurs ne revétent leur costume d’acteurs, voulez-vous 
permettre que nous fassions plus ample connaissance avec ceux? 
Car jusqu’ici je vous ai dit, sans plus, qu’ils étaient vieux, d’excel- 
lente compagnie, et de beaucoup d’esprit. Cela est un peu som- 
maire. 

Transportons-nous dans quelque vaste piéce du chateau de Pon- 
talie, prés Meudon (c’est le nouveau nom par lequel Hamilton 
vient de décrasser la roture du domaine de Moulineau, dont le roi 
avait fait présent au comte aprés la mort de Félix, son chirurgien ; 
regardons en face nos personnages; ils n’ont plus les brillants cos- 
tumes d’autrefois. 

Le vieux comte ressemble bien plus 4 Argan, recevant M. Purgon 
avec ou sans son neveu Thomas Diafoirus, qu’au sémillant cheva- 


A LA COUR DE CHARLES II. 175 


lier qui jouait si bien les don Juan il y a bienlét un demi-siécle; 
mais sa physionomie pétille d’esprit, 4 telles enseignes que Saint- 
Simon lui trouve l’air malfaisant d’un vieux singe. Par contre, Ni- 
non de l'Enclos, qui n’était pas janséniste, disait de lui qu’il était 
leseul vieillard qui ne fat pas ridicule 4 la cour. Ajoutez a cela 
que, de simple cadct et de pauvre chevalier, il était devenu comte, 
qu'il était devenu fort riche depuis la mort de Toulongeon, lequel 
jui avait laissé de beaux domaines, des chateaux trés-réels, quoique 
situés en Gascogne et presque déji en Espagne : tout cela n’était 
pas fait pour l’attrister. On devine que Bussy-Rabutin a bien vu, 
lorsque, quarante ans auparavant, il nous disait de lui: « Ila les 
yeux riants, le nez bien fait, une fossette au menton qui faisait un 
agréable effet, un air leste et tout 4 fait galant. Sa mine ct son ac- 
cent font valoir tout ce qu'il dit, qui devient rien dans la bouche 
d'un autre. » 

Comme ce portrait, dessiné par un homme qui n’était pas préci- 
sement indulgent, rejoint et surtout corrige celui de Saint-Simon! 
Kt comme, avec cet art de faire valoir chacune de ses paroles, sans 
avoir jamais été un chien enragé, ainsi que lc dit peu poliment 
SaintSimon, on congoit qu’il ait debellé (mis hors de combat, de- 
bellare) toute la cour. Il y a d’ailleurs plus d’éloge que le duc ne 
soupconnait, dans sa diatribe contre le comte de Gramont. C’est a 
faire dire qu’un ennemi intelligent, en certains cas, vaut mieux 
qu un imprudent ami. Comme, en lisant cette invective, on y sent 
percer la rancune d’un mécontent qui parle d’un satisfait! 

Car c'est 14 l’explication pure et simple de la haine de Saint-Si- 
mon. Lui et les siens étaient en disgrace; ils boudaient; ils en vou- 
laient au roi, aux ministres, 4 tout le monde. Les Gramont, au 
contraire, étaient en faveur; ils avaient l’oreille du roi qui les ap- 
pelait : mon cousin! qui leur confiait les grandes négociations. Ge 
fat un maréchal-duc de Gramont qui, lors du traité des Pyrénées, 
alla demander pour le fils d’Anne d’Autriche la main de l’infante 
qui devint la femme du grand roi. Les Gramont devenaient maré- 
chaux de France; ils étaient en correspondance avec les Richelieu, 
les Mazarin, les Condé, les Turenne; dans la Fronde, ils refusaient 
de prendre parti contre |’autorité royale. ll y a une belle lettre du 
maréchal de Gramont écrivant 4 Condé qu’il n’ait pas 4 compter 
sur lui dans sa révolte contre le roi, lors de la seconde Fronde. 
Tous ces Gramont étaient avisés comme des Béarnais, spirituels en- 
vers et contre tous; leur raillerie ne s’arrétait que devant la majesté 
royale. Il faut voir le détail de leur situation 4 la cour dans un li- 
vre trés-curieux qui, malheureusement, n’a été tiré qu’a un trés- 
petit nombre d’exemplaires destinés uniquement aux membres de 


176 . UN EXILE FRANCAIS 


Ja fainille et aux intimes. C’est le rarissime volume que M. le duc 
de Gramont a fait imprimer, dans le courant de l’année derniére, 
sous le titre : Histoire et généalogie de la maison de Gramont. Je l'ai 
eu entre les mains, ct j’ai compris, sans |’excuser pourtant, que le 
duc de Saint-Simon, avec son humeur bilicuse et dénigrante, ait 
iraité si injustement un homme qui l’avait percé 4 jour, lui, son 
envieuse nature, sa vanité ct son ambition rentréc. C'est le comte 
de Gramont qui l’avait surnommé Boudrillon, sans doute parce 
qu'il boudait toujours. C’est un maréchal de Gramont qui, lors de 
la guerre d’Espagne, au moment ou Saint-Simon quitte le service, 
sous prétexte de je ne sais plus qucl passe-droit, lanca contre lui 
un mot fort soldatesque, que Villustre Soult a remis en vogue le 
jour ot il l’appliqua a un adversairc qui d’ailleurs n’en a pas moins 
mené fort loin sa fortune politique. Cela ne veut pas dire qu’entre | 
M. Thiers ct Saint-Simon il y ait lieu de pousser plus loin le paral- 
léle : Saint-Simon en veut a tout le monde, et chaque jour M. Thiers 
devient l’ami de ses anciens ennemis. 

Bien qu'il y eut cinquante-quatre ans de différence d’dge entre 
eux, le jeune duc ne pardonna jamais au vieux comte de Gramont 
ni ses épigrammes, ni d’étre devenu |’ami de Louis XIV par son 
loyalisme, par sa bonne humeur, et par un esprit d’insinuation 
naturelle qu’accompagnait un tact exquis. 

C'est méme 4 cause de cc tact, et de ce tact seul, que Louis XIV 
distingua entre tous cet homme d’esprit, lui qui méprisait Bussy- 
Rabutin, dédaignait Saint-Evremond, et avait une sainte horreur 
des railleurs et des médisants. Mais le comte de Gramont était un 
courtisan convaincu (qu'on me passe ces deux mots, fort étonnés 
de se trouver ensemble). ll n’avait peut-étre qu’une foi, qu’une 
croyance, mais Ic roi en était l'objet : c’est devant le roi qu’il plia, 
avec une grace parfaite, et sans la moindre platitude, une person- 
nalité qui ne baissait pavillon devant personne. Du premier coup, 
Gramont subit le presuge du jeunc monarque; la foi qu'il lui voua 
n’eut pas un instant d’éclipse. 

Tous les mots de Gramont qui nous sont parvenus justifient notre 
dire, et en méme temps ils donnent raison, dans une certaine me- 
sure, au portrait de Saint-Simon, regardé par des yeux moins pré- 
venus que ceux du peintre irrité, qui a voulu faire une charge, une 
caricature, et qui, malgré lui, a rendu au vif certains traits inef- 
facables de la physionomie contre laquelle il s’acharnait. Ces mots, 
dis-je, attestent une originalité, une indépendance d’esprit et de 
caractére qui ressembiec fort au respect de soi-méme. Ainsi, a Lan- 
glée, beau joucur de la cour du grand roi, ami de madame de Mon- 
tespan, 4 laquelle il offrait des robes brochées et rebrochées d'or 


A LA COUR DE CHARLES II. 177 


qui faisaient \’'admiration de madame de Sévigné; a ce Langlée, 
qal, pour paraitre une maniére de personnage grace 4 son grand 
jeu, n’en avait pas été mieux élevé pour cela, ct s’émancipait quel- 
quefois avec ses partners : « Monsieur Langlée, lui disait notre 
courtisan, gardez vos familiarités pour quand vous jouez avec le 
roi! » 

Avec lui, les favoris étaient exposés 4 de singuliers compliments, 
lemoin ce billet au comte de Rochefort, qui avait recu Je baton de 
maréchal de France sans trop l’avoir mérité : « Monseigneur, 


« La faveur ]’a pu faire autant que le mérite. » 


C'est pourquoi je ne vous en dirai pas davantage. Adieu, Rochefort. 
— Le cowre pe Gramont. » 

Sa flatterie avait grand air. Quelquefois elle ressemble 4 un con- 
sell. On parlait devant Louis XIV d’un vieil officier qui venait de 
faire une belle défense dans une place ou il commandait. Gramont, 
aussi agé que cet officier, dit au roi, qui était presque du méme 
age: « Sire, décidément il n’y a que nous autres cadels qui valions 
quelque chose. — Il est vrai, dit le roi; mais, 4 notre Age, on n'a 
pas longtemps 4 jouir de sa gloire. — Sire, reprend Gramont, les 
rois n'ont point d’dge : on compte leurs belles actions, et non pas 
leurs années. » . : 

Horace avait bien raison de dire que l'art de plaire aux grands 
n'est pas si facile qu’on croit. Les démocrates, aujourd’hui, ne re- 
lévent pas par tant de noblesse les grosses flatteries dont ils inon- 
dent, du haut des balcons ot ils pérorent, leurs complaisants audi- 
leurs. 

Méme exilé, les répliques du chevalier avaient quelque chose de 
fier. En Angleterre, assistant au repas de Charles II, ce prince lui 
faisait remarquer qu'il était le seul souverain de l'Europe qu’on 
servit 4 genoux : « Ah! sire, je croyais que vos gens vous deman- 
daient pardon de la mauvaise chére qu’ils vous faisaient faire. » 

Enfin, on se rappelle cette partie de trictrac dont le résultat était 
contesté. Leroi appelle Gramont. Celui-ci, de loin, sans quilter sa 
place, de s’écrier : « Sire, vous avez perdu! — Comment cela? — 
Hé! ne voyez-vous pas que si le coup était douteux, ces messieurs 
n’auraient pas manqué de vous donner gain de cause? » La raison 
était bonne; le roi s’y rendit. 

Je n’ai égrené ce chapelet d’anecdotes que parce qu’elles carac- 
lerisent le personnage. 

Je serai plus bref avec madame de Gramont. Pour elle aussi les 
années sont venues : peut-étre ne les a-t-elle pas accueillies aussi 

10 Jouser 1879. 


478 UN EXILE FRANCAIS 


philosophiquement que le comte. Elle avait plus 4 perdre que lui; 
mais, Fénelon aidant, elle s’est enfin résignée 4 vicillir. L’age lui 
a laissé son grand air, et Saint-Simon, si hostile au mari, nous la 
dépeint en ces termes : 

« C’était une femme qui avait encore une beauté naturelle, mal- 
gré les annécs, sans aucun ajustement; qui avait l’air d'une reine, 
et dont la présence imposait le plus. Le gout si constant et si mar- 
qué du roi pour elle inquiéta toujours madame de Maintenon, pour 
qui la comtesse de Gramont ne se contraignait pas. 

« Elle avait été dame du palais de la reine. C’était une personne 
haute, glorieuse, mais sans prétention et sans entreprise, qui se 
sentait forte, mais qui savait rendre (répondre) avec beaucoup d’es- 
prit, un tour charmant, beaucoup de sel, et qui choisissait fort ses 
compagnies, encore plus ses amis. Toute la cour fa considérait avec 
distinction, et jusqu’aux ministres comptaient avec elle. » 

Le portrait que madame de Maintenon et madame de Caylus, sa 
niéce, tracent d’elic, est assez différent. Ces dames la trouvent plus 
agréable qu’aimable. Madame de Caylus va plus loin: « fl faut 
avouer, dit-elle, quelle était sonvent Anglaise insupportable, déni- 
grante, hautaine et rampante.» Mais ta Bruyére nous expliquera 
la diversité de ces jugements : « Les hommes et les femmes con- 
viennent rarement sur le mérite d'une femme; leurs intéréts sont 
trop différents. Les femmes ne ‘se plaisent pas les unes aux autres 
par les mémes agréments qu’elles plaisent aux hommes, miile 
maniéres qui allument dans ceux-ci les grandes passions forment 
entre ciles l’aversion et l’antipathie. » 

Notez bien que la comtesse aimait beaucoup son mari; qu’elle le 
pleura, et sincérement, ce qui étonne fort Saint-Simon. 

Le troisiéme partner de cette conversation, celui qui tiendra la 
plume pour nous la conserver, c’est Hamilton. {1 a vingt ans de 
moins que son beau-frére; if est venu en France en 1650, est re- 
tourné en Angleterre en 1660; il a vu la cour de Charles If et la 
réaction insensée qui devait codter si cher aux Stuarts. Comme ca- 
tholique, n’ayant rien 4 attendre sous Charles ff, il était revenu en 
France, of i] avait obtenu le titre de capitaine ou de lieutenant dans 
le régiment des Ecossais catholiques, dont fe roi était eolonel. C’é- 
tait presque un simple !eftré au milieu de tous ces grands seigneurs 
de Saint-Germain, lettré non pas de qualité, comme la Rochefdu- 
cauld, comme Bussy-Rabutin, mais letiré étranger, pauvre, et pour 
ainsi dire sans titre; car il ne brillait que du reflet qu'il devait a 
son beau-frére et 4 la comtesse sa sceur. Retourné en Angleterre 
sous Jacques Il, il fut nommé gouverneur de Limerick, et sa car- 
riére fut brisée par la révolution de 1688. fl suivit fa fortune de 


A LA COUR DE CHARLES II. 179 


son roi malheureux, partageant avec lui cette vie de Saint-Ger- 
main, pleine d’ennui, et ou, dit-il gaiement, celle béatitude qu’on 
appelle indigence d’esprit ne régnait pas moins que l'autre. En 
somme, c’est une existence manquée, que celle d’Hamilton, sans 
plaisirs, sans affaires, mais consolée par quelques amitiés précieu- 
ses : le maréchal de Berwick, madame de Gramont, et plus tard, la 
duchesse du Maine. 

Aussi étaat-il peu gai dans le monde, parait-il d’aprés les Mémoi- 
res; il ne se prodiguait pas. Son humour aurait étonné les gens, 
son Aumour-, quin’est, pour ainsi dire, que la doublure de cette 
gaieté francaise si expansive, si en dehors. 

Maintenant on connait les personnages. Pourvu qu’on ne de- 
mande aux auteurs de ce spectacle dans un fauteuil que l’unité 
d'action, la seule nécessaire, aprés tout, au dire des hypercritiques, 
latoile peut lever, et la piéce commence. 


IT 


Les trois premiéres scénes (c’est ainsi qu’on peut nommer les 
trois premiers chapitres des Mémoires), les trois premiéres scénes, 
dis-je, sont les seules qui se passent en France; tout le reste de 
cette comédie se jouera en Angleterre. Ces scénes du début ne sont, 
en réalité, qu’une maniére d’exposition, une sorte de prologue ré- 
trospectif; seulement, elles nous aident a faire connaissance avec le 
principal personnage. C’est par elles que nous mesurons tous les 
progrés qu'il avait 4 faire pour devenir digne de mademoiselle d’Ha- 
milton. 

Lest 4 remarquer que, soit bonbeur du sujet, soit artifice déli- 
cat, les vilains endroits de la vie du chevalier sont dans un lointain 
si reculé qu’il y a, pour ainsi dire, prescription. Les incidents ho- 
norables, au contraire, sont 4 la fin; et, comme le lecteur en reste 
volontiers sur ses derniéres impressions, c’est tout profit pour Gra- 
mont. 

Le fait est que, dans les trois premiéres scénes, le beau réle, ce 
n'est pas le chevalier qui le remplit; c’est 4 Matta qu’il revient, 4 
Matta, cette figure jeune, naive, cordiale, spirituelle, insouciante, 
et si véritablement francaise. Tout le monde voudrait avoir un ami 
comme lui, et on en veut un peu au narrateur de ne pas nous en 
dire plus long sur son compte. Auprés de lui, le chevalier fait .pe- 
lite figure : c’est le moment des escroqueries au-jew, des perfidies 
ea amour. 


480 UN EXILE FRANCAIS 


Je ne sais plus qui adit, sans aucune preuve, il est vrai, qu’on 
avait un instant pensé a Boileau pour le prier de réviser ces récits 
écrits a la diable, ces conversations 4 batons rompus. Qu’edt 
dit ’honnéte critique qui appelait un chat un chat, en lisant la fa- 
meuse partie de quinze ot le comte de Cameran perdit si galam- 
ment son argent? 

li edt peut-étre fait ce que nous allons faire : il edt relu ce vif 
récit, et en voyant que le mal nc s’y donne pas pour ce qu'il n'est 
point, il se fut, j’imagine, contenté de sourire. 

Beaucoup de critiques répétent que le chevalier se vante de cet 
exploit. C’est parfaitement inexact. En lisant attentivement, on est 
frappé de toute la peine que prend Hamilton pour faire passer ce 
péché de jeunesse. Bossuct, ayant 4 raconter la trahison du prince 
de Condé, emploie cent fois moins de précautions oratoires. Voyez, 
en effet, avec quel art sont groupées toutes les circonstances atté- 
nuantes ! D’abord, le chevalier prévient son ami, l’indiscret Matta, 
et celui-ci n’a rien de plus pressé que de donner avis au comte du 
tour qui se prépare. Le coupable ne fait pas la moindre métaphysique 
sur son action; il n’a plus d’argent, maisprend assez bien la chose. 
Ce n’est pas, aprés tout, la misére d’un bohéme, que celle du cheva- 
lier. Un Allemand I’a volé, il va voler un Piémontais; c'est presque 
un prété-rendu. La question morale n’est pas méme effleuréc; 1’é- 
tourdi pense 4 toute autre chosc. D’ailleurs, n’est-ce pas un chati- 
ment, que cette confession 4 haute voix faite par un vieillard de- 
vant sa femme! Et puis, M. Cameran n’est pas trés-intéressant : il 
néglige sa femme; c’est un joueur effréné. Il est presque trop heu- 
reux d’étre puni par ces gens d'esprit et de bonne compagnie. « Le 
premier plaisir d’un joueur, c'est de gagner, je le veux bien; mais 
le second, c’est de perdre, » adit un grand joueur. Le brio, l’entrain 
de nos étourneaux pallie, en quelque sorte, l’énormité de leur fait. 
N’oubliez pas qu’a eux deux ils ont 4 peine trente-trois ou trente- 
quatre ans; ct puis, ne remarquez-vous pas combien la narration, 
qui a été si enjouéc, 4 chaque mot entrecoupée d’éclats de rire, pen- 
dant que dure la partie, devient presque sérieuse au moment ow il 
s'agit de purifier, par une distribution bien entendue, cet argent 
venu d’une source si peu limpide? 

« Cette aventure les ayant remis cn fonds, la fortune se déclara 
pour eux pendant le reste de la campagne; et le chevalier de Gra- 
mont, pour faire voir qu’il ne s’était saisi des effets du comte que 
par droit de représailles, et pour se dédommager de la perte qu'il 
avait faite 4 Lyon, commenga, dés ce temps-la, 4 faire de son ar- 
gent l’usage qu’on lui a vu faire depuis dans toutes les occasions. 
Il déterrait les malheureux pour les secourir; les officiers qui per- 


A LA COUR DE CHARLES II. 181 


daient leur équipage a la guerre ou leur argent au jeu, les soldats 
estropiés dans la tranchée; enfin tout éprouvait sa libéralité... Dés 
qu'il vit la fortune déclarée pour lui, son premier soin fut de faire 
restitution, en mettant Caméran de part avec lui dans toutes les 
bonnes parties. » 

En vérité, en lisant ce passage, il faut étre bien sévére pour n’é- 
tre pas désarmé par ce repentir sans phrase. Un commenta- 
teur dirait que la Savoie n’était pas encore annexée; c’était presque 
un pays ennemi, qui pouvait inspirer au poéte ce vers connu : 


« La Savoie et son duc sont pleins de précipices. » 


Mais je ne suis pas commentateur. Je reconnais que le chevalier a 
mal débuté; seulement, je le répéte, il a entre seize ct dix-sept ans. 
Le mieux, c’est de conseiller 4 la galerie de surveiller les agisse- 
ments de ce jeune cavalier qui corrige si bien la fortune. Cela dit, 
n’en parlons plus. D’ailleurs, le chevalicr ne trichera plus qu’une 
fois, pendant la Froude; mais son adversairc, le cardinal de Maza- 
nn, triche encore plus que lui, seulement il triche moins bien, et, 
par un euphémisme tout italien, il appelle cela prendre ses avan- 
lages, chose trés-permise, selon lui, quand chacun en fait autant. 
Aussi, dans ces circonstances, ou l’adresse était réciproque, le che- 
valier avait le plus souvent l’avantage. I remarque que ceux qui 
croyaient faire leur cour en perdant leur argent contre le cardinal 
n’eurent pas 4 se louer de leur complaisance. Pour lui, dans la ser- 
vitude générale, il se vante d’avoir conservé une espéce de liberte. 
Ainsi, en se comportant comme un grec, il se prendrait volontiers 
pour un Romain. Singuliére fagon de faire de l’opposition! Au 
moms celle-la ne met pas le pays 4 deux doigts de sa perte : c’est 
une supériorité sur d'autres époques. 
Si les principes du chevalier en matiére de jeu nous paraissent 
beaucoup trop larges, et nous scandalisent plus que ses contempo- 
rains, en politique il appartenail, par contre, 4 une école plus 
loyale. Il fait 4 Mazarin toute l’opposition qu’il peut surle tapis vert; 
mais il est dévoué de coeur et d’dme 4 la régente et au jeune souve- 
rain. Sil acru qu’il était frondeur, tant que la Fronde n’a été 
qu’une espiéglerie parlementaire, du jour ot clle change de carac- 
\ére, il rompt avec le prince de Condé, dés que celui-ci passe a l’en- 
hemi; en sorte, nous dit-il finement, que s'il est un peu sorti de 
son devoir pour suivre les intéréts de M. le Prince, il crut pouvoir 
aussi en sorlir pour rentrer dans son devoir. Nous ne voyons pas 
souvent ce mot de devoir dans les Mémoires du chevalier; saluons- 
le vite au passage. En réalité, le chevalier de Gramont était, comme 


182 UN EXILE FRANCAIS 


tous les membres de sa famille, un fidéle serviteur de la monarchie 
et du roi, en qui elle s’incarnait. C’est peut-étre la seule foi qu'il 
ait‘eue, mais il l’avait sincére. Son dévouement 4 la cause royale 
n’était nullement de la courtisanerie. Il y a quelque chose de cheva- 
leresque dans son voyage aux lignes d’Arras, voyage entrepris pour 
rassurer la reine, pour étre le premier 4 lui rapporter des nouvelles 
d’un siége qui l’inquiéte, et pour qu’en récompense, si elles sont 
bonnes, elle l’'embrasse devant tous les courtisans (notez bien ce 
point-1a). Sa double visite 4 Turenne et 4 Condé, son respect pour 
Turenne, chez qui il ne voudrait pas jouer; puis cette partie enta- 
mée 4 instigation du héros, cette partie d’ou il pourrait sortir 
comme un maquignon, avec les quinze chevaux qu'il a gagnés, 
cette partie ou il laisse un cheval pour les cartes, tout cela prouve 
que les principes de ce jeune homme n’avaient pas été entamés par 
ses actes, et cela mémce est une raison d’espérer pour l'avenir. Et 
puis, comme chacun de ces menus faits caractérise bien la Fronde! 
Enfin nous en pouvons conclure qu’au besoin, notre chevalier sait 
mener de front son plaisir et sa profession de courtisan. Ce n’est 
pas un courtisan ordinaire, comme celui dont la Bruyére trace le 
portrait; lui, c’est le courtisan accompli, faisant par nature, avec 
conviction, ce que d’autres font par artifice, par calcul, c’est-a-dire 
de mauvaise grace, gauchement, sottement. 


« Chacun pris dans son air est agréable en soi. » 


dit.un peu lourdement Boileau. Eh bien, Gramont, lui aussi, est 
agréable encore aujourd’hui pour le naturel parfait, pour la verve 
avec laquelle il devine et admire instinctivement ce jeune roi qui, 
de 1660 4 1680, allait faire de si grandes choses! Voyez avec quelle 
chaleur s’exprime cet enthousiasme qu’on est tout surpris de ren- 
contrer au milieu de ces pages si souvent ironiques ou frivoles: 

« Une application ennemie des délices qui s’offrent 4 la jeunesse, 
et qu'une puissance illimitée se refuse rarement, l’attachaient entier 
aux soins du gouvernement. Tout le monde admire ce changement 
merveilleux; mais tout le monde n’y trouve pas son compte. Les 
grands devinrent petits devant un maitre absolu. Les courtisans 
n’approchaient qu’avec vénération du seul objet de leur respect et 
du seul arbitre de leur fortune. Ceux qui, naguére, étaient de petits 
tyrans dans leurs provinces ou dans les places frontiéres, n’en 
étaient plus que les gouverneurs. Les graces, selon le bon plaisir du 
maitre, s’accordaient tantét au mérite, tantét aux services. II n’était 
plus question d’importuner ou de menacer la cour pour en ob- 
tenir. » 


A LA COHR DE CRARLES II. 185 


Quel différence entre ce portrait et celui de Charles II, ce Louis XV 
de l'Angieterre! 

Ce respect, cette admiration pour son jeune maitre passent chez 
lm & l'état de dogme : il en déduit toute une morale aujourd’hui 
naturellement assez démodée : car elle n’est pas du tout 4 l’'usage 
des temps révolutionnaires. 

Avec de pareils principes, on va loin. Le chevalier commenca par 
aller en exil, pour n’avoir pas tout 4 fait conformé ses actes a sa 
doctrine. Ii est juste d’ajouter que ce ne fut pas pour un délit poli- 
tique; sa galanterie avait voulu chasser sur un terrain réservé : il 
avait prétendu réussir 1a ot le roi avait échoué, prés d’une certaine 
demoisclle de la Mothe-Houdancourt, dont il ne se souciait gudre 
que parce qu'un autre avait jeté son dévolu sur clle. Le roi écarta 
ce rival malavisé, qui sen alla gaicment en Angleterre, sans hu- 
meur contre personne, ni contre la jeune fille, ni contre celui qui 
la défendait si énergiquement, ni contre lui-méme. Tout est bien 
qui finit bien, dit la comédie de Shakespeare. Bien prit au chevalier 
d'avoir été malheureux en amour; car la destinée lui réservait le 
plus charmant des dédommagements. 

Cest ici que finit le prologue et que va commencer la saynéte 
dont nous parlions plus haut. Elle débute par un bal masqué, tout 
comme cette pauvre Henriette Maréchal, de tapageuse mémoire, et 
dont la chute fit tant de bruit il y a quelques années. | 

Cest la, dans ce bal masqué, qu’il rencontre par hasard made- 
moiselle d’Hamilton, autour de laquelle toute la cour.va tournoyer, 
jusqu’a son mariage avec notre brillant exilé. 

On acomparé les Mémoires 4 un raout aristocratique : on edt été 
plusexact en disant un bal plus ou moins paré et travesti, ct donné 
uniquement pour présenter aux gens d’esprit mademoiselle d’Ha- 
milton et son fiancé quadragénaire; car, ne l’oublions pas, les ans 
avaient sonné pour le chevalier comme pour le reste des mortels, et 
il avait parfaitement ses quarante ans au moment ow nous voici- 
Dans ce hal donc, c’est le chevalier et la jeune fille de vingt ans 
qu il faut voir; le reste de la cour du roi d’Angleterre ne va paraitre 
que comme |’ombre qui doit faire valoir la lumiére. 

Ajoutons que les seuls acteurs auxquels s’intéresse vraiment le 
narrateur et auxquels il veut que nous nous intéressions, c'est le 
futur couple d’abord, puis assez loin d’eux les autres membres de 
la famille, James et Georges Hamilton, puis enfin la belle Jennings, 
la future belle-sceur. Les fréres de mademoiselle d’Hamilton sont a 
dessein effacés; la belle Jennings semble quelque peu sacrifice : 
elle est 4 mademoiselle d’Hamilton ce que miss Temple est & made- 
moiselle Jennings, un piquant repoussoir. 








484 UN EXILE FRANCAIS 


Les Mémoires n’ayant d’autre but que de conter l'histoire de ce 
mariage, on peut dire que les premiers chapitres n’en sont qu'une 
exposition rétrospective et qu’ils ne commencent qu’a la fin du troi- 
siéme chapitre, 4 ces mots : « Ce fut par hasard que le chevalier vit 
mademoiselle d’Hamilton; dés lors plus d’inconstance, plus de voeeux 
flottants ; cet object les fixa tous, et de ses anciennes habitudes, il 
ne lui resta que la jalousie. Ses premiers soins furent de plaire, 
mais il vit bien que pour y réussir, il fallait s’y prendre tout autre- 
ment qu’il avait fait jusqu'alors. Il s’étonne d’avoir employé tant 
‘de temps ailleurs. » 

Cela ne lui suffit pas. Lui, si économe de paroles, un peu 
plus bas, il revient 4 la charge pour nous redire 4 peu prés la 
méme chose : « Le hasard avait fait que de toutes les belles per- 
sonnes de la cour, c’était celle qu’il avait le moins vue, et celle 
qu’on lui avait le plus vantée. Il la vit donc pour la premiére fois de 
prés, et s’apercut qu’il n’avait rien vu dans la cour avant ce mo- 
ment. I] l’entretint; elle lui parla. Tant qu’elle dansa, ses yeux fu- 
rent sur elle; et dés ce moment plus dc ressentiment contre la 
Middleton, qui s’était moquée de lui. » 

Ainsi, ce vindicatif et malicieux personnage est tellement remué 
qu’il va en devenir indulgent, presque débonnaire! 

Si je ne craignais pas de paraitre trop abonder dans le sens litté- 
raire, je ferais remarquer comment ici méme éclate un art exquis, 
parce qu’on sent qu'il est naturel, et qui ajoute 4 |’effet du récit par 
un contraste délicat. Ainsi, cette surprise d’un coeur difficile 4 sur- 
prendre, ce coup de foudre amoureux tombe sur le chevalier juste 
au sortir d'un sermon médiocrement édifiant de son ami Saint- 
Evremond, qui ne crut aux femmes que quand il lui était devenu 
indifferent qu’elles crussent oui ou non en lui. Saint-Evremond lui 
ayait démonstrativement prouvé qu’il devait laisser les dames, non 
pas pour étudier les mathématiques, mais pour appartenir sans 
partage au jeu et 4 toutes les libertés du célibat. Le chevalier 
trouvait que son ami avait parlé d’or; mais alors il n’était pas en- 
core sous le charme de mademoiselle d’Hamilton. 

Il y est maintenant, et les avis de Saint-Evremond sont bien loin 
de son souvenir. Seulement, cc qui ne peut s’éloigner de lui, ce 
sont ses quarante ans, tandis que la jeune fille n’en a que vingt. 

Comment s’y prit-il pour lui plaire avec une pareille avance en | 
tout sur elle? Il l’aima; il l’aima sincérement, il l’aima avec ten- 
dresse; le mot y est: « Tout riait au chevalier dans la nouvelle 
fendresse qui l’occupait. » Or, notez que chaque mot vaut son pe- 
sant d’or dans ce sobre récit; il l’aima donc non pas en jouvenceau 
de vingt ans, mais en homme épris et aussi en gentilhomme, en 


A LA COUR DE CHARLES II. 485 


homme du monde, en homme de tact, en homine de gout. La Fon- 
taine a dit dans les Filles de Minée : 


...-. - Un chemin 4 la gloire, 

Cest amour : on fait tout pour se voir eslimé ; 

Est-il quelque chemin plus sir pour étre aimé ? 

Quel charme de s’ouir louer par une bouche 

Qui méme, sans s’ouvrir, nous enchante et nous touche! » 


Cest précisément ce que fait le comte de Gramont : il se fait 
estimer, pour Se faire aimer ; il n‘imite personne, et tout le monde - 
voudra limiter : il est lui-méme, et cependant c’est un autre per- 
sonnage. 7 
Depuis l'instant ou il voit pour la premiére fois mademoi- 
selle d'Hamilton jusqu’a la derniére ligne du récit, il est ce que 
dans la langue du dix-septiéme siécle on appelait l’honnéte homme ; 
tl me représente, je ne dirai pas l’Ariste dans les Femmes savantes, 
U est trop caustique pour cela, mais le Clitandre élégant de la piéce, 
non pas qu il tourne au stoicien; ce n’est pas un philosophe aus- 
tére, c'est un Philinte qui a mal commencé et qui finit bien; c’est 
un yicieux qui donne sa démission du vice; sans doute il ne revient 
pas al’innocence d’un nouveau-né; son expérience lui reste; il ne 
peui rompre avec elle, et je crois bien qu'il ne le voudrait pas. Il ne 
lui déplait pas d’avoir fort peu d’illusions : cela autorise 4 donner 
de fort bons conseils et, au besoin, de bons exemples autour de 
lui; de bons conseils d’abord a ses deux futurs beaux-fréres, James 
et Georges Hamilton, qui en ont grand besoin. Les bons exemples, il 
ne les épargne pas non plus a cette cour grossiére au milieu de la- 
quelle il vit. 

Voyez-le donc & Vceuvre : 

« I] n'y a que chez lui qu’on mange délicatement, c’est-a-dire 
que les repas ne finissent pas en orgies. Il n’y a que chez lui que 
l'on converse agréablement. La compagnie n'y était pas nombreuse, 
mais elle était choisie ; ce qu’il y avait de meilleur 4 la cour y était 
dordinaire; mais homme du monde qui lui convenait le plus 
pour ces occasions, et qui n’y manquait jamais, c’était Saint-Evre- 
mond. » 

Entendre converser Saint-Evremond et le chevalier de Gramont ! 
Quelle féte pour leurs hétes de voir s'épanouir grace 4 eux, sous le 
ciel gris et lourd de Londres, la conversation, cette fleur délicate et 
charmante de l’esprit francais! Transplantation bien nécessaire 
dans cette cour si longtemps indigente et vagabonde, dans cette cour 
enfin ou le chevalier constate qu’a la plupart des hommes la néces- 
sué avait tenu lieu d’éducation premiere. » 





1 UN EXILE FRANGAIS 


Devant cette jeunesse grossiére, dorée au procédé Ruolz, si je ne 
craignais de faire un anachronisme, devant cette aristocratie anglaise 
si riche ct plus fastueuse encore que riche, il ose, lui, Francais en 
Angleterre, simple cadet de Gascogne, exilé, et qui avait besoin de 
ses gains au jeu pour subsister 4 Londres, il ose, tout en menant 
la haute vie que vous savez, la haute vie d’un land-lord, en étant le — 
plus généreux des joueurs, qui le sont si volontiers les jours de 
veine, il ose rester simple et avouer qu'il déteste, je me trompe, 
Je chevalier a trop d’esprit pour employer les grands mots de ka 
rhétorique, il avoue qu’il n’aime pas le faste, qu'il n’a point de la- | 
quais, qu’il n’a jamais eu de domestique 4 sa livrée, excepté son 
aumonier Poussatin, le premier prétre du monde pour danser la 
danse basque, 4 propos de quoi il entame une de ses plus amusan- 
tes relations, cclle du siége de Lérida, ot le plaisir commence dés — 
la premiere ligne, ainsi qu’on !’a finement remarqué. 

Cet exilé prend sa place partout; il garde son rang, il se met 
& son aise dans n’importe quel milieu. Les humbles, les rooks le 
trouveront aussi gai, aussi boute-en-train parmi eux que les gea- 
tilshommes qui encombrent le salon de la duchesse de Cleveland. 

Cet aplomb méridional ne l’empéche pas d’ailleurs d’étre le seul 
homme de bonne compagnie de la cour d’Angleterre. 

On dirait que notre chevalier, depuis qu'il a vu mademot- 
selle d’Hamilton, est si complétement métamorphosé qu'il en est 
arrivé 4 respecter la pudeur des dames; au moins il ménage leurs 
oreilles ; c'est déja quelque chose. I est vraisemblablement le seul 
4 la cour de Charles Il qui ait de ces serupules; qui sait si les dames 
elles-mémes, en cette cour dissolue, lui en ont su beaucoup de gré? 
Quoi qu’il en soit, les histoires les plus risquées des Mémoires, ce 
n’est jamais devant les dames qu’il les raconte. Au moment ou il 
dit son aventure avec Marion de Lorme, 11 remarque qu'il n’y a que 
des hommes qui l’entendent. On lui demande la disgrace de don 
Gregorio Brice; il attend que les dames ne soient plus la pour en 
parler, et cette histoire était si andalouse, parait-il, qu’elle n’est 
pas restée dans les Mémoires, ot pourtant ce n’est pas la réserve 
qui domine. Ce sera quelque concession faite & la délicatesse de 
madame de Gramont : nous ne nous en plaignons pas. 

Les épisodes qu'il conte devant les dames, sauf quelques détails 
qui sentent un peu le grand scigneur, se pourraient, a la rigueur, 
hre dans des réfectoires de jeunes filles; ainsi le siége de Lérida; 
ainsi l’histoire merveilleuse de l’habit enseveli dans les sables mov- 
vants, prés de Calais, au dire du steur Termes, et qui se retrouve 
sur les épaules d'un notable d’Abbeville, longtemps aprés. 

Enfin, ce qui nous va plus au cceur que ce savoir-vivre, c'est quc 


A LA COUR DE CHARLES II. 487 


cei exilé, non content de respecter les dames se respecte lui-méme. 
Charics li, charmé de sa bonne humeur, de sa politesse, lui fait 
offrir une pension de quinze cents guinées; i] la refuse. plus délicat 
en cela que Charles If qui recevait une pension de Louis XIV, il la 
refuse parce qu'il ne veut rien tenir d'un souverain qui n’est pas 
le sien; il veut si peu, que les étrangers, au milieu desquels il vit, 
eroient qu’il a besoin d’eux, que, quelques jours apres, il offre une 
caléche de deux mille louis au roi, son héte; c’est lui qui donne 
les fetes les plus originales, qui rappellent les cadeauzx de Dorante, 
dans le Menteur. 

On n'est donc pas surpris que |’ambassadeur de France, le comte 
de Comminges, entretienne sa cour du réle singulier et si honorable 
pour la France joué par cet exilé, cet ambassadeur sans mission et 
sans traitement, cet ambassadeur qui ne représente pas la France, 
mais qui représente les choses les plus francaises. 

Enfin, 4 la cour d’Angleterre, plus de ces ruses avec lesquelles il 
avait dingé et corrigé la fortune, soit au siége de Trin, soit chez 
le cardinal de Mazarin. 

En Angleterre, le chevalier n'est plus qu’un beau joucur, qui ga- 
gne souvent et perd comme un honnéte homme; c’est surtout un 
homme 4 la mode, un courtisan bien élevé au milieu de gens qui 
ne le sont guére, un homme gai et d’esprit au milieu de gens qui 
ont la joie violente et un peu sauvage. Dés lors quoi d’étonnant que 
mademoiselle d’Hamilton se soit laissée prendre a de pareils dehors? 
Le gros jeu du comte ne devait guére la scandaliser; a la cour de 
Charles ll, cette passion était encore plus furieuse qu’en France. 
Les femmes méme jouaient un jeu d’enfer. La duchesse de Cleve- 
Jand, la duchesse de Mazarin, mademoiselle Steward y donnaient le 
ton. Le chevalier, presque toujours heureux au jeu, en tirait peut- 
étre ce lustre que donne le succés devant bien de gens. 

On n’est pas surpris, aprés le rdle brillant qu’il jouait devant 
elle, avec tant de talent, qu’elle ait préféré cet exilé aux deux Rus- 
sell, oncle et neveu, au comte de Falmouth, au duc de Richmond, 
qui était un ivrogne et qui la marchandait, 4 Henri Howard, qui 
possédait tout le bien de la maison de Norfolk, mais qui étazt un 
boeuf, dit laconiquement le narrateur. 

[esprit amusant du chevalier, sa conversation vive, légére et 
toule nouvelle, le faisaient écouter. Hamilton n’en dit pas plus long 
sur les sentiments de cette jeune personne qu’il va nous décrire 
avec une complaisance toute fraternelle. Elle semble avoir été char- 
mante entre les belles de la chambre de beauté, Beauty-room. Le 
pemntre 4 la mode de ce temps, le Winter-Halter de toutes ces belles 
personnes, a-t-i] jamais rien laissé de plus gracieux que le portrait , 
qu'on va lire? | 


188 UN EXILE FRANCAIS | 


« Elle était dans cet heureux age ot: les charmes du beau sexe com- 
mencent a s’épanouir. Elle avait la plus belle taille, la plus belle gorge 
et les plus beaux bras du monde. Elle était grande et gracicuse Jusque 
dans le moindre de ses mouvements. C’était l’original que toutes les 
femmes copiaient pour le gout des habits etl’air de coiffure. Elle avait 
le front ouvert, blanc ct uni; les cheveux bien plantés et dociles pour 
cet arrangement qui covfe tant 4 trouver. Une certaine fraicheur, 
que les couleurs empruntées ne sauraient imiter, formait son teint; 
ses yeux n’étaient pas grands, mais ils étaient vifs, et ses regards 
signifiaient tout ce qu'elle voulait. Sa bouche était pleine d’agré- 
ments et le tour de son visage parfait. Un petit rfez délicat et re- 
troussé n'était pas le moindre ornement d’un visage tout aimable. » 

Cette peinture un peu complaisante des agréments chers aux 
connaisseurs du grand siécle, et qui ne seraient pas dédaignés au- 
jourd’hui, a pour corrcctif, j’allais dire pour excuse, la description 
morale, plus exquise encore, qui doit compléter cette ravissante 
peinture. 

« Son esprit était 4 peu prés comme sa figure. Ce n’était point 
par ces vivacités importunes, dont les saillies ne font qu’étourdir, 
qu'elle cherchait 4 briller dans la conversation. Elle évitait encore 
plus cette lenteur affectée dans le discours dont la pesanteur as- 
soupit; mais, sans se presser de parler, elle disait ce qu’il fallait et 
pas davantage. Elle avait tout le discernement imaginable pour le 
solide et le faux brillant, et, sans sc parer & tout propos des lu- 
miéres de son esprit, elle était réservée, mais trés-juste dans ses 
décisions. Ses sentiments étaient pleins de noblessc, fiers 4 outrance 
quand il était besoin. Cependant elle était moins prévenue sur son 
mérite qu’on ne |’est d’ordinaire quand on en a tant. » 

Notez que dans ces deux parties du portrait, il n’y a pas un mot 
sur le gout que pouvait avoir mademoiselle d Hamilton pour le 
chevalier. En ce temps-la on montrait volontiers les épaules et ce 
qui suit, quand c’était beau 4 montrer; on ne cachait pas non plus 
son esprit, quand on en avait; mais l’on ne prodiguait pas son- 
coeur. D’ailleurs la jeune fille avait été élevée 4 Port-Royal, ne l’ou- 
blions pas. | 

Pourtant n‘allons pas faire d’elle unc jeune premiére du théatre 
de Marivaux; malgré l‘éducation que je viens de rappeler, elle a du 
sang anglais dans ses veines; elle n’a donc pas cette aimable timi- 
dité, ces rougeurs charmantes, qui avaient si bonne grace chez 
mademoiselle de Sévigné et qui désespéraient la marquise. Deux 
étourderics un peu bien britanniques : une invitation pour rire a 
une de ses cousines qu'elle fait venir 4 un bal de la cour ov elle 
n’était pas priée; le mauvais tour qu’elle joua & une pauvre lady 
Muskerry, a laquelle elle fait adopter un costume grotesque pour 


A LA COUR DE CHARLES II. 189 


wn bal ot elle ne doit pas aller; tout cela nous semble un peu page 
et fort antifrancais. Tout cela eit semblé bien violent 4 I’hdtel 
de Rambouillet, par exemple, quoique mademoiselle de Bourbon, 
avec son amie, la lzonne Paulet, ne se génassent pas de berner ce 
pauvre Voiture, si la lettre ot celui-ci raconte cette berne n’est pas 
un conte en |’air, comme j’en ai le soupcon. 

li est vrai que mademoiselle Jennings ira plus loin encore, en 
fait de tours de page, que mademoiselle d’'Hamilton. Malgré cela, 
qu'elle est charmante aussi cette étourdie fillette, beauté légére et 
piquante qui fait contraste avec la beauté grave de mademoiselle 
d‘Hamilton! Chez mademoiselle Jennings, |’imagination a souvent 
le dessus: aussi elle commence a4 parler avant d’avoir achevé de 
penser; elle emploie des expressions qui ne signifient pas tout ce 
qu elle veut; ses paroles rendent quelquefois trop peu, quelquefois 
beaucoup trop ce qu'elle pense. Comme |’épigramme éclate et cir- 
cule dans tout ce second portrait! Quelle distance entre les deux 
belles-sceurs ! 

Yespére bien que ce n'est pas madame de Gramont qui a guidé 
la plume de son frére; je l’espére, mais je n’en jurerais pas, car elle 
était irés-dénigrante; les deux belles-sceurs étaient en froid depuis 
le second mariage de la belle Jennings avec Talbot : s'il n’y avait 
pas nivalité d’esprit entre les deux femmes, il y avait eu rivalité de 
beauté peut-étre. 

Mademoiselle Hamilton était, parait-il, obsédée d’épouseurs sé- 
rieux; miss Jennings d’adorateurs qui demandaient surtout sa main 
gauche; enfin elle donne son cceur, elle ne donne que cela 4 un 
fat, a Pinvincible Jermyn qui, au bout du compte, ne |’épouse pas. 

Il y aune véritable malveillance dans ce récit développé de son 
escapade, le jour ot elle se déguise en marchande d’oranges pour 
se faire tirer son horoscope par ce mauvais sujet de Rochester. Il 
semble que \’historiographe de Gramont |’ait destinée 4 orner le 
char de triomphe de la comtesse; de méme que miss Temple la 
fait valoir ct lui sert en quelque sorte de repoussoir, miss Jennings 
est un personnage sacrifié 4 mademoiselle d’Hamilton. 

Des critiques anglais regrettent qu’Hamilton se borne 4 conter le 
mariage de miss Jennings avec George Hamilton, sans nous expli- 
quer comment son coeur s'est détaché de l’invincible Jermyn pour 
se rattacher au jeune Hamilton; mais cela eut fait double emploi. 

Qn ne voulait conter que le mariage du Chevalier, on ne voulait 
avwir qu’une héroine aimée, et qui captivat a elle seule les regards; 
on ne voulait mettre en scéne que mademoiselle d’Hamilton. 

ly a de l’ironie dans ces derniéres lignes o Hamilton résume, 
en célibataire qu’il est, le dénouement de ces jeux de l'amour et du 
hasard. a On eut dit que le dieu d’amour, par un nouveau caprice, 


490 UN EXILE FRANCAIS 


livrant tout ce qui reconnaissait son empire aux lois de Phymen, 
avait, en méme temps, mis son bandeau sur les yeux pour marier 
tout de travers la plupart des amants dont on a fait mention. La 
belle Stewart épouse le duc de Richmond; Vinvincible Jermyn, une 
pecque provinciale; milord Rochester, une triste héritiére; le jJeunc 
Temple, la sérieuse Lyttellon; Talbot, sans savoir pourquoi, prit 
pour femme la languissante Boynton; Georges Hamilton, sous de 
meilleurs auspices, épousa la belle Jennings, et le chevalier de Gra- 
mont, pour le prix d’une constance qu'il n’avait jamais connue 
devant et qu’il n’a jamais pratiquée depuis, trouvait |’Hymen et 1l'A- 
mour d'accord en sa faveur, et se vit enfin possesseur de mademoi- | 
selle d’Hamilton. » 

Je sais bien qu'il y a un autre dénouement imaginé par quelque | 
mauvais plaisant; c'est une anecdote qui roule dans tous lesrecueils 
que celle des fréres Hamilton, courant aprés le chevalier et lui | 
disant : « N’avez-vous rien oublié? — Ah! si, d’épouser votre sceur. » 

On n’a jamais pu savoir la provenance de cette facétie; mais sa __ 
date nous renseignera sur son authenticité. Elle est contemporaine 
du Mariage forcé, de Moliére; clle est de 1664. Le mariage du comte | 
avait eu lieu le 10 novembre 1663. La comtesse était pimpante 
comme Doriméne; le comte avait un peu l’Age du seigneur Alcan- 
tor. Un des courtisans qu'il avait débellés, pour parler comme Sain 
Simon, a fait le rapprochement. Le mot était méchant, il a fait son 
chemin, et voila comme on écrit lhistoire littéraire. 

Tel est ce petit roman des amours du chevalier de Gramont, ro- 
man tout surpris d’avoir fleuri a la cour si grossiérement volup- 
tueuse de Charles Il, et pour Ja plus grande gloirc d'un épicurien 
comme notre quadragénaire, ce digne ami de Saint-Evremond et 
des membres de l’ordre des Céteaux, les beaux dineurs du grand 
siécle. 

Il y aurait bien un supplément qui se pourrait ajouter 4 ce gra- 
cieux épisode; mais il attend un Hamilton. D’ailleurs, la comtesse 
ne le lirait avec autant de plaisir. Aussi bien elle a cessé d’étre 
jeune et belle; 4 um certain moment, ce beau et frais visage s'est 
couperosé et couvert de dartres. Le caractére s'est aigri comme le 
sang. On a été consuller le médecin des ames, et Fénelon lui indi- 
quait le reméde, et c’était )’humilité. « Supportez le prochain. Sur- 
tout le silence vous est capital. Lors méme que vous ne pourrez 
vous dérober au monde, vous pourrez vous taire souvent et laisser 
aux autres les honneurs de la conversation. Yous ne pouvez domp- 
ter votre esprit dédaigneux, moqueur et hautain, qu’en le tenant 
enchainé par le silence. » Dans une autre letire, il a l’air de lui con- 
seiller la retraite : « A Versailles, iui dit-il, il faut un visage riant ; 
mais je coour n’y rit guére. Si peu qu il reste de désirs et de sensi- 


A LA COUR DE C@ARLES II. iM 


bilités d’amour-propre, on y a toujours de quoi vieillir; on n’a pas 
ce qu'on veut, on ace qu'on ne voudrait pas. On est peiné de ses 
malheurs et quelquefois du bonheur d'autrui: on méprise les gens 
avec lesqueis on passe sa vie, et on court aprés leur estime. On est 
moportuné, et on serait bien faché de ne pas |’étre et de demeurer 
en solitude. [] y a une foule de petits soucis voltigeants qui vien- 
nent chaque matin a votre réveil, et qui ne vous quittent plus jus- 
qu’au soir. Ils se relayent pour vous agiter; plus on est 4 la mode, 
pius on est a la merci de ces lutins. Voila ce qu’on appelle la vie 
da monde, et l'objet de l’envie des sots. » 

Ces mots nous en disent long sur la maladie morale de la com- 
tesse. Le comte, lui, ne connaissait pas ce genre de vapeurs mora- 
les; mais il était reconnaissant 4 Fénelon de l'intérét qu’il prenait 
aux tnsicsses de la comtesse, et, quoique courlisan, il aimait le 
grand archevéque jusque dans sa disgrace; il l’aimait tout haut, de- 
vant le rei et devant madame de Maintenon. 

L'envers de toutcs les splendeurs est triste 4 voir. On survit a sa 
heauté; l’dge vient, tout prestige disparait. C’est l'histoire de toutes 
ces belies personnes qui figurent dans le brillant raout des Mémoi- 
res. Leur existence a presque toutes finit comme un mélodrame du 
boulevard, o8 le vice ne manque jamais d’étre puni. 

La beile Jennings, veuve de Georges Hamilton, devient duchesse 
de Tyrconnel ; mais ce n’est pas pour longtemps. Arrive la révolution 
de 4688 : spoliée par la confiscation de tous ses biens, elle est ré- 
duite a tenir ume petite boutique de mercerie dans le voisinage de 
la Bourse de Londres. « Elle avait un masque blanc qu'elle ne quitta 
jamais, » dit Horace Walpole. Elle finit ses jours dans les austéri- 
tés religieuses, et ne lut sans doute pas ce livre ot son beau-frére 
racentait si philosophiquement les peccadilles de sa libre jeunesse. 

Que dire des autres personnages? De miss Temple, qui parait la 
pour mettre en lumiére miss Jennings? Que dire de toutes ces filles 
d'kompeur comme wf plait a Dieu, ainsi que parlait un de leurs con- 
temporains, de toutes ces étourdies, si jeunes, si folles de leur 
ceeur, Si éprises de fétes et de plaisirs? Car plus d’an drame éclate 
et perce méme sous le discret récit d’Hamilton. Ainsi, madame Den- 
ham meurait empoisonaée par. son mari; madame de Shrewsbury 
fait tuer som ancien amant par son mari, et son mari par le duc de 

, pais va vivre avec lui, tandis que la duchesse est obli- 
gtede Imi céder ja place et de retourner chez son pére. Seulement 
lemilton est de l’école classique : il sait qu'un art judscieux doit 
somivaire aux regards les objets odienx; aussi il atténue tout : il fait 
pour les Anglais de 1660 ce que Racine a fait pour les contempo- 
rains de Néren : ii laisse deviner, et c'est un plaisir de plus peur 
ks gens d'esprit. 


192 UN EXILE FRANCAIS 


C’est bolt pour ce badaud vicieux de Samuel Pepys, de nous ra- 
conter avec complaisance les orgies ignobles de Charles II, les scé- 
nes scandaleuses de son harem, les duels 4 coups de poings des 
deux sultanes favorites, la Castlemaine et la Stewart; les rivalités 
de bas étage qu’elles infligent a l’indolent monarque; les ivresses 
et tapages nocturnes des plus grands, Buckingham en téte; et 
ces scénes de la Chambre des lords ot la moitié des membres pré- 
sents est 4 peu prés ivre-morte. 

Malgré toute cette réserve d’Hamilton, on lui est sévére. Ila 
médit des femmes, et celles-ci lui tiennent rigueur. Lord Byron re- 
marque qu’elles n’aiment pas ce livre d’un célibataire qui rit st vo- 
lontiers de leurs méfaits. 

Qu’elles récusent Hamilton, elles sont dans leur droit jusqu’a un © 
certain point. Il n’a peint que la femme du monde, et quelquefois 
celle du grand demi-monde; il ne I’a montrée que sur ce champ de 
bataille des salons ot ses défauts la suivent plus que ses vertus; il 
n’a vu ni la mére de famille ni la femme d’intérieur. Pourtant son 
sévére jugement doit étre écouté, a cause des sérieuses ré- 
flexions qu’il suscite chez le lecteur qui sait lire entre les lignes. 

Toutes ces vicieuses, toutes ces légéres personnes sont sottes, 
vaines, crédules; elles manquent de jugement et de tact. La Castle- 
maine est une harpie furieuse, la Steward, une écervelée qui donne 
son coeur & Georges Hamilton parce qu’il a la bouche assez grande 
pour que deux bougies allumées y tiennent a la fors, et qu'el peut 
faire trois tours de chambre sans qu’elles s’éteignent. Jen passe, 
et de plus sottes encore. 

Ainsi, vice et sottise marchent de compagnie. Est-ce donc rendre 
le vice aimable, que de le montrer ridicule et méme béte? 

Au contraire, les jeunes filles assez rares, je le reconnais, qu'il 
veut nous faire estimer, joignent les charmes de l’esprit qui retient 
aux graces du visage qui attirent. Toutes ont plus d’esprit que ceux 
qui les courtisent, méme quand c’est le chevalier de Gramont. Re- 
voyez le portrait de mademoiselle de Saint-Germain, et celui de 
mademoiselle Begot, ect celui méme de miss Jennings, étourdie, 
mais, au demeurant, honnéte. 

Nous trouvons dans les Mémoires au moins quatre femmes vrai- 
ment vertucuses et spirituelles. Voici leurs noms : mademoiselle 
d’Hamilton, mademoiselle de Saint-Germain, miss Bagot et ma- 
dame de Sénanges : n’est-ce donc rien? Jadis, nous dit une sainte 
histoire, une grande cité eut été sauvée, s’il s'y fat trouvé quelques 
justes; hé bien, il y avail encore assez de femmes honorables, méme 
a la cour de Charles II, pour qu’elle ne fat pas tout a fait maudite. 
Pourquoi donc le livre d’Hamilton en faveur de ces personnes d’¢- 
lite, chez qui la vertu n’est qu’une grace de plus, n’obtiendrait-il 


A iA COUR DE CHARLES II. 493 


pas un bill d’indemnité devant les lecteurs sérieux? Si la morale a 
plusieurs formes, n’est-ce donc pas une morale qui en vaut bien 
une autre, que celle qui punit les vicieux par leurs vices? Toutes 
ces personnes folles de leur cceur, ne les a-t-il pas punies, en leur 
iofigeant son froid dédain, son ironique mépris? Pour lui, ce ne 
sont plus des femmes; elles perdent leur droit aux égards, ce sont 
des créatures quelconques, presque des choses : c’est la Steward. 
c'est la Castlemaine, c’est la Price, c’est la Temple, c’est la Wer- 
inestre, c'est la Wells. Mais s’avise-t-il jamais d’enlever a sa sceur, 
4 miss Jennings, & mademoiselle Bagot, 4 mademoisclle de Saint- 
Germain, cette qualification de madame, qui est une marque de 
respect encore plus qu'une formule de politesse? 

Hest permis de croire que la justice distributive du comte ou 
dHamilton a légard de toutes ces pécheresses a été éclairée par 
madame de Gramont. L’indulgence n’était pas le fort de cette per- 
sone distinguée. « Elle était fort dénigrante, » dit madame de Cay- 
lus, et c’est elle, j’imagine, qui plus d'une fois aura signalé a ses 
deux partpers en causerie certaines imperfections dont le regard 
dun homme ne se serait pas avisé naturellement. Ainsi, par exem- 

ple, iln’y a qu'une femme pour caractériser ainsi une de ses amies : 
« Madame Wetenhall était ce qu’on appelle proprement une beauté 
tout anglaise : pétrie de lis et de roses, de neige et de lait, quant 
aux couleurs; faite de cire 4 l’égard des bras et des mains, de la 
gorge et des pieds; mais tout cela sans dme et sans air. Son visage 
etait des plus mignons, mais c’était toujours le méme visage; on 
eat dit qu’elle le dirait le matin d’un étui, pour l’y remettre en se 
couchant, sans s'en étre servie durant la journée. Que voulez-vous! 
la nature en avait fait une poupée dés son enfance, et poupée jus- 
qu’a la mort resta la blanche Wetenhall. » 

Que dites-vous de ce portrait de mademoiselle Wells? « C’était une 
grande fille, faite 4 peindre, qui se mettait bien, qui marchait 
comme une déesse, et dont le visage, fait comme ceux qui plaisent 
le plus, élait un de ceux qui plaisent le moins. Le ciel y avait ré- 
pandu certain air d’incertitude qui lui donnait la physionomie d'un 
mouton qui réve. Cela donnait mauvaise opinion de son esprit, et, 
par malheur, son esprit faisait bon sur tout ce qu’on en croyait. » 

Je le répéte, les hommes n’ont pas de si bons yeux, et ils sont 
plus reconnaissants que cela du je ne sais quoi de charmant qui 
s épanouit sur un jeunc et frais visage. 

Décidéinent, tous les assistants qui défilent dans ce raout ou dans 
ce hal travesti donné en l/honneur de mademoiselle d’Hamilton et 

de son spirituel prétendant, n'ont pas eu a se féliciter de n’étre pas 
restés chez cux. 
40 Jouser 1875. 13 


194 UN EXILE FRANCAIS 


Maintenant, j’en reviens a la morale que le lecteur peut dégager 


de ce livre d‘apparence si peu morale : c’est que le vice n'est pas 
seulement méprisable; en général, il est aussi passablement ridi- 
cule. Les mauvaises actions ne sont pas seules punies, les mau- 
vaises intentions ne le sont pas moins. Ainsi, quand le chevalier, 
chez I’hdtelier Cerise, bridle d’empocher l’argent du manant qu’il 
appelle dédaigneusement le chapeau pointu, c’estce dernier qui em- 
poche son argent. Le méme étourdi est-il trop pressé de revenir en 
France avant que Ie roi l’y ait autorisé, un mot de son frére le rap- 
pellera 4 la vérité, et, crainte d’avertissement venu de plus haut, 
il retournera en Angleterre plus vite encore qu'il n’en est venu. 

Maisallons au fond des choses. Ce qui fait la moralité vraiede cette 
ceuvre, c'est le sourire qui souligne telle parole qui nous parait au- 
jourd’hui indulgente ou trop modérée. La bonne humeur du narra- 
teur nous trompe sur son compte; parce qu’il dit la vérité en sou- 
riant, sans grossir sa voix, nous l’accusons de ne pas prendre la 
morale au sérieux. Ce qu'Hamilton nous dit du chevalier, qu'il dé- 
clamait fort peu contre Uhumeur capricieuse des femmes, mais 
quil les punissait le plus et le mieux qu'il pouvait, c'est précisé- 
ment ce qu’Hamilton fait contre les vicicux et contre les vicieuses. 
Il ne fait de réquisitoires contre personne, mais il frappe sur qui 
de droit. Dans Ja bonne compagnie d’autrefois, on détestait les 
grands mots, les grandes phrases; les Mémoires d’'Hamilton sont 
venus dans le méme milieu que les romans de madame de La 
Fayette; ils sont destinés 4 un petit cercle choisi de gens qui en- 
tendent 4 demi-mot : de la cette mesure, cette modération, cette 
urban.té qui vaut bien l’atticisme des Grecs. Hamilton ne parlait, 
surtout dans les circonstances qui ont été rappelées, que pour des 
gens qui avaient presque autant d’esprit que lui. 

Enfin, en lisant ce livre si piquant, nous goutons un plaisir par- 
ticuliérement cher a notre temps volonticrs égalitaire. Notre fatuite 
peut se figurer que nous valons mieux, a certains égards, que quel- 
ques-uns des grands personnages qui figurent dans ces Mémoires. 
Au fond je ne le crois pas; le vice s’est déplacé comme la fortune: 
il s’est embourgcoisé, et voila tout. Il a perdu ses fagons de Don 
Juan : c’est M. ct madame Dimanche qui sont vicieux aujourd’hui, 
le diable n’y perd rien. 

Mais un plaisir de meilleur aloi que nous procure cet ouvrage 
historique , c'est d’assister & une conversation variée, élégante, 
amusante, et qui ne languit pas un instant. II y a quelques obscu- 
rités, je le veux bien; mais dans un salon, méme quand nous avons 
de fines oreilles, n’y a-t-il pas bien des mots qui nous échappeni? 
Dans cette conversation échangée, il y a plus de deux siécles, entre 





A LA COUR DE CHARLES II. 195 


trois personnes distinguées, il y a de tout, de la frivolité d’abord, 
ilen faut en conversation; il y a aussi de la raison, pas raison- 
neust, piquante, alerte, grace 4 laquelle maints passages s’adres- 
sent aux esprits sérieux et bien faits : ils sont ce grain de sel qui 
reléve l'appétit, et ils reviennent assez souvent pour que l’amuse- 
ment n’y devienne pas excessif et partant monotone. | 

Enfin, notre patrie doit étre particuliérement touchée de l’hom- 
mage qui lui a été rendu par un étranger qui a assez aimé notre 
langue pour la parler si bien, et notre pays pour le montrer sous 
un si beau jour. Car, enfin, derriére le chevalier, derriére la cour 
d'Angleterre, nous avons des perspectives sur la France du dix- 
septiéme siécle ; nous reconnaissons ses traits les plus caractéristi- 
ques, nous voyons a l’ceuvre son jeune monarque, sa vaillante ct 
spirituelle noblesse ; nous assistons 4 la brillante aurore du grand 
régne, et c’est un exilé qui nous en fait les honneurs! Les roles 
honorables et flatteurs ce sont des Francais, c’est Matta, c’est Saint- 
Evremont, c’est Gramont qui les remplissent 4 la cour de White- 
ball; ce sont eux qui représentent notre élégance, notre savoir- 
vivre. 

C'est donc la France d’autrefois qu'il faut revoir et retrouver 
dans ces pages légéres : c’est la France au moment ot elle parlait 
si bien et si haut, parce qu’elle était alors la grande nation. 

Que cette vue patriotique soit mon excuse pour avoir pris si 
au sérieux ce livre qui ne pensait, sans doute, qu’a étre agréable. 


E. Co.tncame. 


Au moment ot nous terminions cette étude, une intéressante communica- 
tion de M. le duc de Gramont nous arrive; nous sommes heureux d’en faire 
part 4 nos lecteurs : ce leur sera une preuve nouvelle de la vérité historique 
qu'il y a lieu de chercher dans |’a2:uvre d’Hamilton. 


« fl n’existe, dans les archives de la maison, aucune piéce qui 
permette de fixer, par un document, la date précise du mariage du 
chevalier de Gramont. Son contrat de mariage est presque le seul 
qui manque, et cela s’explique par le fait qu'il a été fait en Angle- 
terre, ou il sera resté. Par contre, lesarchives de la maison conticn- 
nent le contrat de mariage (du 2 avril 1694) de sa fille Claude-Char- 
lotte de Gramont, qui épousa Henry Howard, comte de Stafford, en 
Angleterre, et aussi le testament de cette comtesse de Stafford, du 
{3 mai 1729. — Mais (chose trés-fréquente dans les actes de ce 
lemps) la date des naissances des personnes mentionnées n'est pas 
indiquée dans le contrat ni dans le testament, de sorte qu’1l est diffi- 
cile de fixcr, 4 deux ou trais ans prés, la date de la naissance de la 
comtesse de Stafford. — On évitait alors avec un soin particulier de 
trahir, dans les documents, !’dge dont on s’appliquait avec tant de 


? 


196 UN EXILE FRANCAIS A LA COUR DE CHARLES II. 


soins 4 masquer les progrés. — C’est 4 ce point que, dans les Mé- 
moires de Gramont, par Hamilton, on ne rencontre pas une date, 
et, 4 plus forte raison, rien dece qui pourrait indiquer l’dge de la 
comtesse de Gramont, sa sceur, et de ca | Stafford, sa niéce. 

« Un journal anglais, The Acadeniy, du 30 mai 1874, a publié 
in extenso le contrat de mariage du chevalier de Gramont avec miss 
Hamilton. Ce contrat fut signé le 9 novembre 1663. lla été vendu, 
l’an dernier, aux enchéres 4 Londres ; on |’avait trouvé parmi les 
vieux dossiers d’une étude de notaire qui datait du dix-septiéme 
siécle. Le chevalier y avantage notablement la jeune Hamilton ; on 
entrevoit qu’il veut la désintéresser sur la question d'age. fl y a de 
curieux renseignements sur la fortune de ce cadet d'une maison 
princiére et alliée & toutes les familles royales, 4 commencer par la 
maison de France. 

« Le document anglais publié par l’Academy est parfaite- 
ment authentique, et on en pourrait trouver une preuve dans 
ce fait qu'il ressort, en effet, d’un aulre document qui est 
aux archives de la maison que, en 1705, on en demanda com- 
munication en France pour le réglement de question de succession 
parmi les héritiers du maréchal de Gramont. Sil y a une erreur, 
elle est bien plutét dans la date donnée par le livre généalogique, 
date qui a été prise dans un manuscrit du dernier duc de Gramont, 
pére du due actuel, leqnel ne pouvait avoir connaissance du contrat 
anglais. Mais ce qui est plus curicux, c’est que, ce fils qui, d’aprés 
les dépéches de l’ambassadeur, M. de Cominge, serait né le 29 aout 
1664, ce fils n’a jamais existé. Sous ce rapport, il ne peut y avoir 
aucun doute, car toute naissance de Gramont est inscrite au livre 
de famille, lequel était tenu au greffe de la cour souveraine de Bi- 
dache ; mais sans méme arguer de cctte preuve concluante, vous 
en trouverez une manifeste dans les Mémoutres de Gramont, par 
Antoine Hamilton (édition anglaise), ou, parlant de sa propre sceur 
Klisabeth Hamilton (Afterwards Lady Gramont), il dit qu’elle n’eut 

ue deux filles. — On serait donc tenté d’attribuer 4 la comtesse 

e Stafford la date mentionnée par l’ambassadeur et de conclure 
qu'elle est née le 29 aout 1664, ses parents ayant été mariés le 10 
novembre 1663, le lendemain de la signature du contrat. 

« Les épigrammes du chevalier de Gramont contre le duc de Saint- 
Simon étaient nombreuses et pour ainsi dire quotidiennes : celle 
relative 4 sa retraite prématurée est mentionnée dans une note 
manuscrite du maréchal, mais sans que les paroles mémes en 
soient rapportées. fl y est dit, entre autres choses, que le comte de 
Gramont, en parlant de Saint-Simon, Il’appelait : le petit Foutri- 
quet; mais ce délail n’a pas été publié. » 





REVUE SCIENTIFIQUE 


I, L'expédition scientifique da Challenger. — Il. Le Soleil, par le Pére Secchi. — 
Hil. Les fermentations, par P. Schitzenberger. 


I 


Nous avons déja signalé 4 nos lecteurs' lexpédition scientifique que 
les Anglais ont organisée 4 bord du Challenger. Cette expédition est par- 
tie d'‘Ancleterre le 21 décembre 1872. L’'année 1873 tout entiére a été 
consacrée 4 l’exploration de l’Atlantique, que la corvette traversa quatre 
fois de long en large, et dans les trois premiers mois de 1874, elle a fait 
une campagne hydrographique dans l’Océan Austral. Les rapports relatifs & 
ces deux croisi¢res ont été publiés; mais nous n’avons pu nous procurer 
aucun renseignement sur la suite de l’expédition. Elle a pourtant effec- 
tué son retour en Angleterre; car son commandant, le capitaine de vais~ 
seau G. Nares, a repris la mer il y a quelques jours 4 peine, & la téte 
d'une nouvelle expédition que les Anglais viennent d’organiser pour |'ex- 
pleration du pdle nord. 

Le Challenger est une corvette 4 hélice de 2,500 tonneaux, qui a été 
dégarnie de ses canons pour faire de Ja place aux instruments et aux ap~ 
pareils d’étude. Le pont tout entier a été livré aux installations scientifi- 
ques, qui comprennent, a l’arriére, un grand cabinet de travail, un labo- 
ratoire de zoologie, un dépét des cartes marines, puis un atelier de pho- 
tegraphie et un laboratoire de physique et de chimie; et enfin, sur l’a- 
vant, se trouvent les appareils de sondage et de dragage, un aquarium 
alimenté par une pompe hydraulique, et une machine a vapeur destinée a 
la manceuvre des treuils pour le relevage des sondes et des dragues, etc. 

Le commandant Nares avait pour second M. Maclear, fils de l’ancien 
directeur de I’'Observatoire du Cap, qui était chargé des observations ma- 
§Mtiques. Le personnel scientifique de l’expédition était sous la direc- 


' Correspendant du 10 mars 1875, page 1114. 


198 REVUE SCIENTIFIQUE. 


tion de M. Wyville Thomson, déja célébre par ses travaux 4 bord du Por- 
cupine, et se composait de deux zoologistes, MM. Willemoes-Suhm et Mur- 
ray, d’un botaniste, M. Moseley, d'un chimiste, M. Buchanan, d’un dessi- 
nateur et d’un photographe. 

Au moyen d’appareils perfectionnés, dont la description nous entraine- 
rait trop loin, on déterminait, 4 chaque station du navire, la profondeur 
de la mer, la température toutes les 100 brasses, depuis la surface jus- 
qu’au fond, la direction et la vitesse des courants superficiels ou sous- 
marins, et enfin, 4 l'aide des matériaux rapportés par les dragues, la 
constitution géologique du fond, la nature des végétaux ou des animaux 
qui pouvaient s'y trouver, et le degré de salure de J'eau de mer dans les 
couches inférieures. 

Nous ne suivrons pas le Challenger dans ses traversées successives d'un 
continent a l'autre‘; nous indiquerons seulement les résultats généraux 
que I’on a déduits des observations recueillies, soit au point de vue de la 
théorie des grands mouvements de la mer, soit dans l’ordre des phéno- 
ménes zoologiques et botaniques. 

Les déterminations de température de la mer aux diverses profondeurs 
recueillies par le Challenger et coordonnées avec soin, ont conduit le 
docteur Carpenter 4 formuler une nouvelle théorie du régime général 
des océans. Le fameux gulf-stream, qui jouait dans la théorie du lieute- 
nant Maury un réle important, n’est plus considéré aujourd hui que 
comme un courant superficiel, dont |’épaisseur ne dépasse pas 3500 mé- 
tres, et dont l'influence, soit sur Ja circulation des eaux, soit sur les cli- 
mats des continents qu'il cétoie, doit étre considérablement diminuée. 
En réalité, il se produit dans les océans des mouvements généraux beau- 
coup plus simples et mieux définis. L’eau froide descend de chaque pdle 
vers | équateur en suivant le fond de la mer: 4 l’équateur, ces deux 
grands courants profonds se rencontrent et remontent 4 la surface, ott 
leurs eaux s'échauffent aux rayons du soleil, pour retourner ensuite vers 
les péles, en formant dans chaque océan un second courant superposé au 
~premier. Ses eaux se refroidissent en fondant les glaces polaires, et re- 
‘tombent au fond pour recommencer éternellement le méme mouvement 
de va-et-vient du pdéle 4 l’équateur par les fonds, et de l’équateur au pdle 
par la surface. La vitesse générale de ce mouvement varie de 4 4 8 milles 
par jour. 

Les faits qui ont servi de base 4 l'établissement de cette théorie sont 
les suivants : le fond de I'Atlantique nord, qui se trouve 4 une profon- 
deur moyenne de 4,000 4 5,000 métres, est 4 une température de 2 de- 
grés enviro. Au-dessus du fond, jusqu’a 1,600 métres au-dessous de la 
surface, se trouve une immense masse d'eau dont la‘température ne dé- 


‘ On trouvera des détails intéressants sur cette campagne dans la Revue maritime et 
coloniale (n° de mai 1875) et dans la Revue des Deux-Mondes (n° du 15 aodt 1874). 


REVUE SCIENTIFIQUE. 199 


passe pas 4 degrés. Dans la zone intertropicale, les couches froides se ren- 
contrent plus prés de la surface que sous les latitudes plus élevées du 
nord etdu sud. Enfin, par suite de la plus grande facilité de communica- 
lion, dans l’Atlantique sud, entre l’équateur et la zone polaire, le courant 
sousmarin qui vient du pdle austral est en méme temps plus froid et 
plus volumineux que dans l'Atlantique nord. Dans les mers fermées, telles 
que la Méditerranée, il en est tout autrement : la température, a partir 
de 200 métres environ au-dessous de la surface, reste absolument con- 
stante jusqu’au fond, et garde la valeur de la température moyenne nor- 
male correspondante a la latitude, qui est de 12 4 15 degrés pour la Mé- 
diterranée, par exemple. 

Le Lightning et le Porcupine, en explorant, en 1868 et 1869, le fond 
de l'0céan Atlantique, depuis les iles Féroé jusqu’au golfe de Biscaye, 
avaient déja recueilli des faits aussi inattendus qu’intéressants pour 
la zoologie et la botanique. Ces découvertes ont été confirmées et éten- 
dues par celles du Challenger. Tandis que la vie végétale cesse com- 
plétement au-dessous de 500 métres environ, la vie animale est pos- 
sible jusqu'a plus de 4,000 métres de profondeur. Les organes de ces 
animaux supportent donc une pression de plus de 400 atmosphéres, 
cest-a-dire plus de 400 kilogrammes sur chaque centimétre carré de leur 
surface. Dans ces abimes de la mer, on trouve tantét des branches de co- 
rail, des éponges couleur de lait, des annélides, tantédt des crustacés 
dont les uns sont absolument dépourvus d’yeux, et les autres, au con- 
traire, possédent, outre les deux yeux pédiculés placés, comme 4 l’ordi- 
Baire, sur la téte, deux yeux auxiliaires fixés sur la seconde paire de 
pattes-michoires. On y trouve aussi des mollusques vivants, enti¢rement 
Semblables 4 des espéces fossiles que l'on croyait disparues depuis long- 
temps, et enfin des étres d'une constitution tout 4 fait rudimentaire, aux- 
quels on a donné le nom de Globigerinee, et qui n’ont pour toute nourri- 
lure que la faible quantité de matiére organique provenant de la dissolu- 
lion des plantes marines dans ]’eau de mer, et amenées dans ces profon- 
deurs par le grand courant de circulation des océans. 

La derniére partie de la croisiére du Challenger a eu pour théatre 
l'Océan Pacifique : les relations de l’expédition scientifique sur les obser- 
vations recueillies dans cette campagne n’ont pas encore paru. Le rap- 
port du commandant Nares, qui a seul été publié, contient des détails trés- 
intéressants au point de vue hydrographique sur les terres si peu connues 
qui s étendent dans le grand Océan austral entre le cap de Bonne-Espé- 
rance et l’Australie. 

L'expédition du Challenger, on le voit par ce beaucoup trop rapide ré- 
sumé, a été des plus féconde en résultats importants pour plusieurs 
branches de la science, et c’est un honneur pour le gouvernement ct la 
marine anglaise d’avoir accompli une telle entreprise. Pourquoi faut-il 


200 REVUE SCIENTIFIQUE. 


que la France reste en arriére dans une voie ow elle tenait autrefois le 
premier rang? Le souvenir des Bougainville, des La Pérouse, des Beau- 
temps-Beaupré, des Dumont-d'Urville et de tant d'autres en est une 
preuve. Nous devons aujourd’hui évitery tout ce qui pourfait obérer nos 
finances déj4 trop chargées; mais |"Empire, qui a laissé passer dix-hait 
années d'une grande prospérité matérielle, sans songer 4 organiser unc 
seule expédition scientifique, ne peut pas invoquer cette excuse, et me- 
rite que la science ajeute ce grief 4 tous ceux que l'histoire accumulera 
contre lut. 


It 


Le P. Secchi, Villustre directeur de l’Observatoire du Collége Romain, 
membre correspondant de |"Institut de France, a passé de longues années 
a observer le soleil et a étudier les phénoménes dont cet astre est le 
siége. La connaissance qu'il a aequise de tout ce qui est relatif 4 cette 
importante question a conduit ce savant astronome a publier, il y a quel- 
ques années, une description compléte du soleil, renfermant sur la con 
stitution, les mouvements, les éclipses de l’astre du jour, toutes les 
notions que la science possédait 4 cette époque. II y avait alors quelques 
années seulement que l’astronomie s’était enrichie d’une méthode d'ob- 
servation qui devait lui ouvrir une si vaste et si riche carriére : nous 
voulons parler de I’analyse spectrale. Aussi, depuis cette époque, la phy- 
sique solaire a-t-elle avancé 4 grands pas, et c'est 4 peine si le soleil, tel 
que Ie P. Secchi le décrivait en 1867, serait reconnaissable par les savants 
d’aujourd’hui. C’est pour combler les lacunes qui rendent maintenant cet 
ouvrage nécessairement incomplet, que son auteur vient d’en publier 
une seconde édition, qui est, 4 vrai dire, une ceuvre nouvelle®. 

Le plan est resté le méme, mais les matériaux ont été renouvelés. La 
premiére partie, qui parait seule aujourd’hui, est consacrée 4 I’étude de 
la structure du soleil. 

La premiére chose qui frappe les yeux lorsqu’on observe le soleil dans 
une lunette disposée 4 cet effet, c’est Ja présence fréquente de points 
noirs, plus ou moins grands, plus ou moins nombreux, qui constituent 
les taches du soleil. La partie centrale est noire : on f'appelle le noyaz 
ou l’ombre; le contour est formé par une demi-teinte qu’on appelle la 
pénombre. Sur les bords du disque, on voit de petites taches blanches 
que les astronomes désignent sous le nom de facules. Toutes ces taches 
changent de place et de forme, suivant des lois assez compliquées que 

‘ Le Soleil, par le P. A. Secchi, S. J., directeur de l'observatoire du Collége romaill, 
correspoudant de l'Institut de France. — Deuxiéme édition, revue et augmentée. — Pre- 


miére partie, 4 vol. de texte et um atlas de six planches gravées. — Gauthier-Velars, 
éditeur. 


REVUE SCIENTIFIQUE. 261 


l'on est parvenu & découvrir, grace 4 |’emploi d’appareils de plus en plus 
perfectionnés. La photographte a surtout rendu de grands services, soit 
dans les observations ordinaires du soleil, soit dans les éclipses. 

De nombreuses figures, gravées avec le plus grand soin, jointes aux 
descriptions du P. Secchi, permettent de se faire une idée parfaitement 
nette des apparences drverses présentées par la surface du soleil, des cir- 
constanees variées qui accompagnent la formation des taches et surtout 
de la structure de ces masses obscures. 

Une etude approfondie de ces phénomenes a conduit le P. Seechi aux 
conclusions suivantes, relativernent 4 leur nature : les taches sont le ré- 
sultat de grands bouleversements qui s’accomplissent dans la masse dont 
le soleit se compose. De ces bouleversements il résulte, pour la surface 
ettérieure, de grandes différences de niveau, des sowlévements et des 
dépressions; ces dépressions forment, dans la photesphére, des cavités 
plus ou moins réguliéres, environnées d’an bourrelet vif et saillant. La 
profondeur de ces cavités n'est pas trés-considérable, Elles ne sont pas 
vides; la résistamee qu'elles opposent 4 la marche des eourants lumi- 
neu prouve qu”elles sont remplies de vapeurs plus ou moins transpa- 
rentes. Le fond de ces cavités est oceupé par des nuages de matiére pho- 
losphérique condensés et obseurs qui tendent continuellement a étre 
dissous par la nrati¢re lumineuse. 

Comme conclusion de ses études ser la structure des taches, le P. Sec- 
chi formule \’hypothése suivante sur la constitution de la photosphére 
elleméme : « On peut, dit-il, Ia regarder comme composée d'un brouil- 
lard \emineux ou d'une vapeur condensée, suspendue dans une atmo- 
sphére gazeuse et ttansparente. C'est ainsi que sont suspendus dans notre 
atmosphére les nuages das A une condensation partielle de la vapeur 
d'eau; seulement les nuages lumineux de la photosphére sont composés 
d'une matiére beaucoup moins volatile et dont la température est trés- 
élevée. » 

Les lois du mouvement des taches solaires sont trés-complexes : elles 
résultent, en effet, de mouvements qui se produisent dans ]’atmosphére 
da soleil : « Nous sommes done, dit te P. Seechi, dans les conditions ot 
se trouverait un astronome qui voudrait, en se placant dans la lune, dé- 
lerminer le mouvement de rotation de la terre en prenant un nuage pour 
point de repére. » Ce qu’on a constaté de phus net a cet égard, c'est que 
la vitesse angulaire de rotation des taches auteur du soleil est maxinrum 
aVéquatear et diminue lorsque la latitude augmente. Le soleil, d’ail- 
leurs, fait un tour complet autour de son axe en vingt-quatre jours en- 
tron. Un savant astronome anglais, M. Carrington, a amoncelé sur cette 
importante question une masse énorme d’observatiens et de calculs. La 
discastion de ces matériaws conduira peut-étre un jour 4 la connaissance 
compléte des lois du mouvement des taches solaires. 


202 REVUE SCIENTIFIQUE. 


Ce phénoméne présente encore une particularité curieuse : l'appari- 
tion des taches sur le soleil est soumise a une loi de périodicité : tous 
les onze ans environ il se produit alternativement une recrudescence dans 
la formation des taches et une absence presque compléte du phénomeéne. 
Ce qu'il y a de remarquable, c'est que cette période coincide avec, celle 
des variations de Ja déclinaison magnétique et du nombre des aurores 
boréales. Ces faits n'ont pas encore recu d’explication satisfaisante. 

La photosphére est, ainsi que l’indique son nom, la partie du soleil 
qui rayonne la lumiére. Cette couche lumineuse est entourée d'une 
atmosphére gazeuse et transparente, 4 laquelle M. Normann Lockyer a 
donné le nom de chromosphére. L’existence de cette atmosphiére est prou- 
vee: 4° par l'absorption qu'elle exerce sur les radiations lumineuses, chi- 
miques et calorifiques ; 2° par les observations spectroscopiques direc- 
tes; 3° par les phénoménes qui accompagnent les éclipses totales. 

Chacune de ces preuves est étudiée successivement par le P. Secchi. 
L’analyse spectrale occupe une place a part dans cette exposition. Elle a 
rendu, en effet, trop de services aux astronomes pour ne pas mériter cet 
honneur, et le spectroscope constitue en outre un instrument dont le 
P. Secchi a tiré lui-méme un trop bon parti pour ne pas étre l'objet de sa 
part d'une étude particuliére. Au moyen de ce précieux appareil on a dé- 
terminé la composition chimique de la photosphére, dans laquelle on a 
reconnu la présence d'un grand nombre de corps simples qui se reir 
contrent sur notre planéte. Enfin, l’application de lanalyse spectrale a 
l'étude des taches a considérablement éclairé la question de savoir quelle 
est leur cause. Le P. Secchi pense qu’elles sont dues 4 des phénomeénes 
cruptifs provenant de Il’intérieur du soleil; il repousse la théorie de 
M. Faye, d’aprés laquelle les taches ne seraient autre chose que des cy- 
clones. 

Cette premiére partie de l’ouvrage se termine par une magnifique des- 
cription des phénoménes observés pendant les éclipses totales de soleil. 
Le P. Secchi a assisté plusieurs fois 4 ce spectacle grandiose, et l'on 
comprend, en le lisant, la terreur qu'il inspire aux populations igno- 
rantes, et les émotions qu’éprouvent eux-mémes les savants prévenus 
de ce qui va se passer. Le phénoméne qui frappe le plus lorsqu’on 
observe une éclipse a l'oeil nu, c'est l'auréole brillante qui en- 
toure la lune et qui a recu le nom de couronne. Le P. Secchi décrit les 
diverses apparences qu’a présentées la couronne dans un grand nombre 
a’éclipses totales dont il a pu se procurer les dessins ou les photogra- 
phies. Jusqu’en 1868, les éclipses totales furent les seules occasions of- 
fertes aux astronomes d’observer les protubérances solaires ou immenses 
jets rosés, formés principalement d’hydrogéne, et qui s’échappent de la 
surface du soleil. A cette époque, M. Janssen, qui était allé observer 
l’éclipse totale 4 Guntoor, dans les Indes, et M. Lockyer, en. Angleterre, 


REVUE SCIENTIFIQUE. 205 


découvrirent presque en’ méme temps le moyen d’étudier les protubé- 
rances 4 tout instant de la journée. Cette partie de la physique solaire 
fit, 4 partir de ce moment, de rapides progrés, dont l’exposé termine le 
premier volume de l’ouvrage du P. Secchi. 

Toujours 4 Ja portée des lecteurs les moins versés dans la connaissance 
de l'astronomie ; écrit avec une clarté et une précision dues a ce que !’au- 
teur a observé lui-méme la plupart des faits qu'il expose; distribuant a 
chacun, avec Justice et impartialialité, la part des découvertes qui lui 
appartient ; rempli enfin de grandes pensées, dignes de l'esprit élevé qui 
les aconcues, l’ouvrage du P. Secchi est un des plus beaux monuments 
consacrés de nos jours 4 l’astronomie physique, et il contribuera cer- 
tainement 4 répandre encore davantage le nom déja si connu et si vé- 
néré de 'illustre astronome romain. 


Hil 


Tout le monde sait que, dans la fabrication du vin, le sucre de raisin 
se transforme en acide carbonique qui se dégage tumultueusement, et en 
alcool qui donne au vin sa force et ses propriétés enivrantes. De méme, 
dans la fabrication de la biére, le sucre d'amidon obtenu au moyen de 
l’orge germée est converti en acide carbonique et alcool. Dans d'autres 
circonstances, certains sucres, tels que le sucre de lait ou le sucre de 
raisin, peuvent se transformer en acide lactique, principe contenu dans 
le lait aigri, ou en acide butyrique, corps auquel le beurre rance doit sa 
mauvaise odeur. On donne le nom de fermentations 4 ces transformations 
de matiéres organiques diverses en produits constants et définis, et l'on 
spécifie d’ordinaire ces phénoménés par le nom des produits principaux 
auxquels ils donnent naissance. De 1a les noms de fermentation alcoolt- 
que, lactique, butyrique, etc., que recoivent les divers modes de décom- 
position du sucre, dans lesquels nous voyons ce corps fournir principa- 
lement de I’alcool, de l’acide lactique, de l’acide butyrique, etc. On 
donne le nom de ferment ala cause qui produit la décomposition du 
corps fermentescible. 

Pendant longtemps la nature du ferment, son réle et ses transforma- 
tions dans I’acte de la fermentation ont été considérés comme une énigme 
dans la science, malgré les nombreux travaux auxquels |’étude de cette 
question avait donné lieu. C’est seulement depuis les mémorables recher- 
ches de M. Pasteur, c’est-d-dire depuis une quinzaine d’années environ, 
que la lumiére s'est faite sur ces intéressants phénoménes. Depuis cette 
époque, un grand nombre de chimistes ont poursuivi, en France et a 
Vétranger, l'étude des fermentations de toutenature, soit pour appuyer, 


@ 


204 REVUE SCHENTIFIQUE 


soit pour combattre les idées de Pasteur ; la lutte a été vivement soutenue 
de part et d'autre ; quelques escarmouches se produisent méme encore 
de temps en temps; mais enfin, on peut l’affirmer sans crainte d’étre dé- 
menti par l'avenir, le champ de bataille est resté au pouvoir du savant 
francais et de ses partisans, et la théorie physiologique des fermentations 
peut étre aujourd’hui considérée comme fondée d'une maniére inébran- 
lable. : 

Un jeune chimiste de talent, M. P. Schitzenberger, a entrepris de re- 
tracer ]’état de la science actuelle en ce qui concerne cette importante 
question : tel est le but de l’ouvrage qu'il vient de publier sous le titre 
les Fermentations ‘. La part principale, et c'est tout naturel, est faite dans 
cet ouvrage A la plus importante et la plus étudiée de toutes les fermen- 
tations, la fermentation alcoolique. Quels sont les produits formés pendant 
V’acte de la fermentation alcoolique? Quelles sont les variétés de sucre 
susceptibles de subir cette action? Quelle est la nature, quelle est la 
composition, quelles sont les fonctions du ferment alcoolique ? M. Schit- 
zenberger expose avec de minulieux détails les réponses que comportent 
ces différentes questions. 

D'une maniére générale, ce chimiste se montre partisan des doctrines 
de M. Pasteur. Cependant, sur plusieurs points importants, il fait des ré- 
serves ou souléve des objections qui ne permettent pas de ranger leur au- 
teur parmi les défenseurs les plus convaincus de la théorie physiologique 
des fermentations. D'aprés M. Pasteur, tout phénoméne de fermentation 
résulte de Faction d'un organisme vivant, végétal ou animal, sur le corps 
fermentescible. Ce fait, d’une importance capitale, démontré d’ailleurs 
par des expériences indiscutables, n'est pas nié par M. Schitzenberger . 
Liebig lui-méme, qui avait toujours combattu la théorie physiologique, a 
di, ala fin, admettre l’exactitude de cette assertion. Cependant, contrai- 
rement 4 une conséquence logique de cette doctrine, M. Schitzenberger 
donne le nom de fermentation aux actions produites par ce qu'il appelle 
les ferments solubles, telles que la transformation de l'amidon en dex- 
trine et en sucre par la diastase. 

Ainsi, pour tout le monde, on peut le dire, la fermentation est une 
conséquence de fa vie du ferment; mais M. Pasteur va plus loin : pour lui 
elle est une conséquence de la vie sans gaz oxygéne libre. « Il existe deux 
sortes d’étres, dit il: Ies uns que j'appelle aé¢robies, qui ont beso d’air 
pour vivre; les autres que j’appelle anaérobies, qui peuvent s'en passer . 
Ceux-ci sont les ferments. Quoique pouvant vivre sans air quand on leur en 
refuse absolument, ils peuvent mettre en ceuvre, pour les besoins de leur 
nutrition, des quantités variables d’oxygéne libre quand ils en ont 4 leur 
disposition, et ils sont ferments plus ou moins puissants dans la propor— 


_* Les fermentations, par P. Schiitzenberger. 1 volume de Ia Bibliotheque scientifique 
internationale, chez Germer-Bailliére. Paris, 4875. 


REVUE SCIENTIFIQUE. 205 


tion inverse du gaz oxygéne libre qu’ils peuvent assimiler. Quand leur 
vie saccomplit uniquement a l'aide du gaz oxygéne libre, ils tombent 
dans la classedes étres aerobies, c’est-d-dire qu’'ils ne sont plus ferments ; 
inversement, quand les étres aerobics, notamment toutes les moisissures, 
sont placés dans des conditions de vie ou il ya insuffisance de gaz oxygéne 
libre, ils deviennent ferments, et précisément dans la mesure du travail 
chimique qu’ils accomplissent saas gaz oxygéne libre. » Cette explication 
trés-simple et trés-rationelle du mécanisme des fermentations résulte 
d'une foule d’expériences que leur netteté et leur précision rendent inat- 
taquables. Aussi, M. Schitzenberger ne discute-t-il pas leur exactitude; 
mais il leur oppose d'autres résultats obtenus, soit par lui-méme, soit par 
deux chimistes allemands, MM. Brefeld et Traube. M. Schiitzenberger a 
constaté que la fermentation alcoolique est plus active dans un milieu 
contenant de l’oxygéne libre que dans un milieu absolument dépourva 
de ce gaz. Il en conclut, contrairement aux idées de Pasteur, qu'une fer- 
mentation normale exige la présence de l'air. Cette objection repose sur 
une confusion entre la vitalité ou la rapidité de développement de la le- 
vire et sa puissance comme ferment, qui doit étre mesurée par le rap- 
port entre Ja quantité de sucre décomposée et le poids de levire fournie, 
et non par la valeur absolue de l'un ou de l'autre de ces deux termes. 

Quant aux expériences de M. Brefeld et de M. Traube, M. Pasteur a 
moatre réecemment par ot elles péchaient; il a été ainsi amené A produire 
de nouveaux faits et 4 affirmer plus énergiquement que jamais la vérité 
de ses explications. « La théorie de la fermentation est fondée, j’en ai la 
pleine confiance, dit-il. Elle sera établie mathématiquement le jour ow la 
science sera assez avancée pour mettre en rapport la quantité de chaleur 
que la vie de la leviire, en l’absence de I'air, enléve pendant la décom- 
position du sucre, avec la quantité de chaleur fournie par les combus- 
tions dues au gaz oxvgéne libre, lorsque ja vie de la levire s’effectue 
dans des conditions ov ce gaz est fourni en plus ou moins grande abon- 
dance '. » 

M. Schitzenberger oppose encore 4 la théorie de M. Pasteur les intéres- 
sants travaux de SIM. Lechartier et Bellamy sur Jes fermentations qui se 
produisent dans jes fruits maintenus 4 l’abri de l'air. Ces expériences 
sont, au contraire, présentées par leurs auteurs et par M. Pasteur lui- 
méme comme une confirmation de ses idées. En effet, au moment ou le 
fruit est détaché du végétal qui le porte, la vie n'est pas éteinte dans les 
cellules qui le composent. Celte vie s’accomplit 4 l’abri de l’air, en con- 
sommant du sucre et en produisant de l’alcool et de l’acide carbonique. 
L'instant ob cesse la production de l’acide carbonique est aussi celui ot 


* Nowselles observations sur la nature de la fermentation alcoolique, par M. L. Pas- 
leur 'Comptes-rendus de }'Académie des sciences, séance du 22 février 1875). 


206 REVUE SCIENTIFIQUE. 


s’éteint, dans les cellules, toute vitalité. L’organisme végétal joue ici le 
méme réle que le ferment alcoolique ordinaire. 

Ainsi que l’on peut en juger par le peu que nous venons d’en dire, le 
livre de M. Schatzenberger n'est pas un simple exposé des faits relatifs 
au sujet qu'il traite; c’est un ouvrage de discussion, écrit a un point 
de vue critique que l’on peut, par conséquent, admettre ou rejeter, 
mais qui, en tout cas, en augmente la valeur et l'intérét. Il est, 
en outre, rempli d'érudjtion, peut-étre méme trop rempli, a notre 
gré, du moins. M. Schiitzenberger, en sa qualité d’alsacien, connaitl 
a fond la langue allemande et aussi la bibliographie scientifique al- 
lemande, si volumineuse, en ce qui concerne la chimie principalement. 
Il s'est cru, dés lors, obligé de citer les travaux de nombreux auteurs al- 
lemands, d’ailleurs la plupart inconnus. Lorsqu'un savant publie une 
expérience qu'il croit nouvelle, il arrive fréquemment qu’au bomt de 
quelque temps un érudit extrait de travaux complétement oubliés une 
phrase plus ou moins analogue, au moyen de laquelle il revendique Ja 
priorité de la découverte, quoique, le plus souvent, le prétendu inventeur 
n’etit pas saisi le sens et la portée du fait qui lui est attribué. ll ne suffit 
pas, en effet, de faire des observations pour faire avancer la science, i! 
faut encore en comprendre la valeur et savoir en tirer les conséquences 
qu’elles comportent. C’est 1a ce qui constitue le principal mérite des tra- 
vaux de M. Pasteur: ils ont défriché un champ sur lequel il a récolt 
lui-méme d’abondantes moissons, mais dont la fertilité est encore loin 
d'étre épuisée.’ Peu importe qu’avant lui quelques timides regards aien! 
étéjetés par dessus la haie qui l'entourait; lui seul en a trouvé l’entrée 
et y a fait le premier pénétrer la charrue. C’est 14 un honneur qui, mal- 
gré quelques injustes réclamations, ne pourra désormais lui étre enleve 
par personne. 

A part ces quelques remarques, qui ne touchent pas, d’ailleurs, au fond 
de l’ouvrage, nous n’avons que des éloges 4 adresser 4 la publication de 
M. Schiitzenberger. Par la connaissance intime de la chimie qu'il dénote 
chez son auteur, par l'abondance des renseignements qu'il renferme, pai 
la méthode et la clarté de l'exposition, il prendra certainement ran: 
parmi les meilleurs livres classiques publiés dans ces derniéres an- 
nées. 

P. Sainre-Ciaing Deviie. 


MELANGES 





JESUS-CHRIST 


Introduction 4 ’Evangile étudié et médité 4 l’usage des temps nouveaux, par Auguste 
Nicotas. — Paris Emile Vaton, in-8* et in-18 de viij-496 pages. 


Comment Jésus-Christ peut-il étre l’introduction de l'Evangile, puisque 
l'Evangile n’est pas autre chose que la mise en action de Jésus-Christ? 

Parce que le Dieu et 'homme en Jésus-Christ entrant indistinctement 
en scéne dans les récits évangéliques, l'inexpérience y serait exposée aux 
plus funestes quiproquos, si on ne l’habituait par avance a faire le dé- 
part du divin et de [humain: en tout ordre de sujets, il faut faire con- 
naitre ses personnages avant de les introduire. 

Cette précaution trop habituellement négligée par plusieurs nous a ici 
valu un beau livre, complet en lui-méme, et qui aura toujours sa raison 
détre alors méme que |’édifice futur en resterait 4 son portique. 

JésusChrist étudié dans l'histoire, et Jesus-Christ étudié dans sa per- 
sonne ; autrement, Science historique de Jesus—Christ, Science doctrinale de 
desus-Christ : telle est la division de ce nouveau travail de M. Nicolas. 

La création nous témoigne Dieu, mais nous le cache: si tout y est de 
lui, rien n'y est lui; et elle irrite bien plus qu’elle ne satisfait notre désir 
de le connaitre. La conscience a son tour le porte en elle-méme, person- 
nel et parlant, mais toujours invisible; et si nous pouvons suivre dans 
histoire le jeu et les coups de sa Providence, nous ne voyons pas la main 
qui tient les rénes ou qui frappe. 

Mais ici, au sentiment naturel de notre dépendance,‘se méle un aulre 
sentiment aussi étrange que nouveau : celui d’un état de disgrace, cor ré- 
latif 4 un état de culpabilité, et appelant dans le Dieu un réparateur at- 
tenda et promis. 

Voila Jésus-Christ. 

Dieu, il a frappé au coin de son éternité jusqu’'a son existence terres- 
tre. Avant Bethiéem, il était dans le monde, le travaillant en vue de son 
avénement ; aprés le Calvaire, il est dans le monde, le transformant en 





208 MELANGES. 


vertu de ce méme avénement: comme 11 a quitté souverainement son 
tombeau, il avait préparé souveraincment son berceau. Nous ne pouvoiis 
suivre ici M. Nicolas dans ces belles études de philosophie historique sur 
Jésus-Christ déja présent dans le monde paien par lattente et les sacri- 
fices ; incarné comme par avance dans le monde juif par les prophéties, 
les figures, l'impénétrabilité 4 l‘erreur, le sang méme et la race; enfin, 
toujours et pour toujours vivant dans le monde chrétien par l’indéfectible 
lumiére et la croissante charité : ces matiéres qui sont le fond tradition- 
nel et commun de l'apologétique religieuse prennent ici une vie et un 
relief quien font comme une création personnelle de l’auteur. 

Jésus-Christ est ainsi le centre de l’histoire. Avant, tout y aboutit; 
aprés, tout en part : dtez-le, et vous n’avez plus dans le monde ancien 
qu’un mouvement sans but, dans le monde moderne qu'un effet sans 
cause. 

Qu’est-ce donc que cette grande personnalité qui a nom Jésus-Christ ? 

Dieu engendre, car il est la vie, puisqu’il ne l’a regue de personne, et 
qu'il la donne a tous. L’engendré de Dieu est Dieu, puisqu’il est substan- 
tiellement de lui, ef il est unique, puisqu’il en épuise l'absolue perfec- 
tion: c'est Dieu s'exprimant lui-méme a lui-méme d'une maniére adé- 
quate. Mais comme il se connait, il s'aime; et cet amour parfait, et lui- 
méme par conséquent unique, allant du Pere au Fils, revenant du Fils au 
Pére, et procédant ainsi éternellement de l'un et de I’autre, achéve et 
clét le cycle infini de la vie divine. Hors de cette conception du Dieu tri- 
ple en personnes et un en nature, vous n'avez que celle d'un Dieu soli- 
taire el stérile, ce qui va a l’athéisme par |'abstraction, ou d'un Dieu dé- 
ployant sa vie dans l’univers, ce qui est le panthéisme ou le polythéisme. 

Verbe iacreé au sein du Pere, tel est le premier caractére de la per- 
sonne de Jésus-Christ. 

Le mystére surnaturel de la Trinité nous permet de concevoir le mys- 
tére naturel de la création. Le monde est une ceuvre libre, puisque Dieu 
a la plénitude de sa vie indépendamment de lui; et puisque le monde 
n'est pas nécessaire, la matiére non plus n’est pas éternelle : ainsi dispa- 
rait cet écueil fatal du dualisme, contre lequel sont venus buter les plus 
robustes génies de la philosophie antique. Le Fils est tout 4 la fois la 
force causale par laquelle Dieu crée, et le type absolu selon lequel il crée : 
c'est son énergie qui porte Loutes les énergies, c'est sa beauté qui transluit 
a travers toutes les beautés. 

Verbe créateur, principe et exemplaire de l'univers, tel est le pias ca- 
ractére de la personne de Jésus-Christ. 

Cette sorte de présence réelle de Dieu 4 la création devient comme per- 
sonnelle dans l'homme par la raison et la conscience, qui sont une par- 
ticipation indirecte et la propre image de l’absolu divin. Que ce soit dans 
‘ordre naturel par la lumiére des premiers principes, ou dans l’ordre 


MELANGES. 209 


sumnaturel par la lumiére supérieure de Ia foi, c'est toujours le méme 
soleil qui rayonne en nous et s’y répercute, suivant des modes et 4 des 
degrés différents. Il y a pour expression ce qu'il faut appeler proprement 
la loi, substance de ce que nous appelons les lois, impuissantes sans elle, 
criminelles contre elle. 

Verbe illuminateur au fond des dmes, tel est le troisiéme caractére de la 
personne de Jésus-Christ. 

Le monde, créé de Dieu, retourne a Dieu, et par la méme voie, c’est-d- 
dire, par le Fils. L’ébauche de cette universelle ascension des choses se 
faitdans et par l'homme, qui résume en lui-méme toute la nature ma- 
térielle ; mais celui-la seul peut étre le dernier anneau de la chaine, qui 
ena étéle premier: que le Fils vienne 4 épouser I'humanité, et la chaine 
est compléte. M. Nicolas reproduit et développe ici cette belle doctrinc, 
qui n'est pas d= foi, mais n’a cessé d'étre comme la tradition de tous nos 
grands théologiens, d’une incarnation précongue de Dieu avant le péché , 
et indépendamment du pécheé. 

Fin de la création, premier-neé et héritier de toutes choses, tel est le qua- 
trieme caractére de la personne de Jésus—Christ. 

Cette humanité qu'il devait épouser un jour, le Fils y habitait en réalité 
dés l'origine, & l'état d’enveloppement, comme le germe dans la tige sur 
laquelle il doit éclore, attendant et préparant de proche en proche le mo- 
ment de son épiphanie définitive : son existence visible n’a été en quel- 
que sorte qu'une des phases particuliéres de sa présence parmi nous dés 
le commencement et a toujours. 

Médiateur préexristant dés Uorigine des temps dans le monde, tel est le 
cinquiéme caractére de la personne de Jésus-Christ. 

L’homme est une personne en deux substances, l’esprit, la matiére, 
dont chacune porte l'ensemble de ses phénoménes propres ; le Christ est 
une personne en deux natures, Dieu, l"‘homme, dont chacune porte I'en- 
semble de ses propriétés distinctives : ces deux ordres de choses se cor- 
respondent presque trait pour trait. Y a-t-il eu de la part du Christ, pour ~ 
s incarmer dans notre chair, une migration proprement dite? Non; mais 
la of on ne le voyait pas avant, il s’est tout simplement fait voir aprés : 
rien encore ici que de trés-intelligible. Vous ne comprenez pas sans doute 
comment le Verbe divin, qui déborde tout infiniment et en tout sens, a pu 
tenir tout entier dans les entrailles d’une vierge; mais vous voyez tou s 
les jours que votre verbe humain se communique intégralement a tous 
sans s‘épuiser dans personne, et se donne tout entier 4 chacun sans qu'il 
y ait diminution pour les autres. Il est né, il a souffert, il est mort de sa 
personne de Dieu, miis dans sa nature d’homme ; et si nous éprouvon s 
quelque sernpule 4 le voir ainsi épouser notre chair, rappelons-nous que 
celle chair est d’origine, par son alliance substantielle avec l’espril, la 
plus noble des ceuvres qui soient sorties de ses mains. 

10 Jonusr 1875. 14 


210 MELANGES. 


Verbe incarné au sein de la Vierge, tel est le sixiéme caractére de la 
personne de Jésus-Christ. 

Doctrinalement parlant, l’idée perfectionnée de Dieu dont nous sommes 
aujourd hui en possession, nous l’avons prise de Jésus-Christ et sur Jésus- 
Christ. Historiquement parlant, cette méme idée perfectionnée de Dieu 
s'est affaiblie ou fortifiée en nous sufvant que nous nous sommes rela- 
chés ou repris de la foi en Jésus-Christ. Qu’est-ce donc que cet homme 
sur lequel nous mesurons Dieu, et avec lequel Dieu s’en va pour nous ou 
reparait? Mais aussi, comment, étant si complétement homme, peut-il étre 
si parfaitement Dieu? C’est 14 précisément qu’est la merveille, et par con- 
séquent la preuve: ]’idéal se réappropriant d’autant plus intégralement 
son image, qu'il en est plus absolument le type. 

Dieu-homme, conversant avec les hommes, tel est le septiéme caractére 
de la personne de Jésus-Christ. 

Ces épousailles de l’'humanité par le Verbe, destinées 4 se célébrer dans 
la gloire, se célébreront au contraire dans la souffrance, aujourd'hui que 
la triste fiancée s'est défigurée et flétrie dans une chute volontaire ; mais 
le contrat subsistera comme avant la catastrophe, le Christ se fera pour 
le monde qui avait été fait pour lui, et il se montrera en quelque sorte 
deux fois Dieu en sauvant d’abord pour tout glorifier ensuite. 


Rédempteur de la race humaine et pacificateur de tous les étres, tel est le 
huitiéme caractére de la personne de Jésus-Christ. 

Vivre, c'est communier 4 Dieu : sous quelque forme qu’ellese présente, 
la vie ne se concgoit pas autrement. Revivre, c’est communier 4 Jésus- 
Christ; et cette communion doit nécessairement affecter le méme mode 
que son objet, c’est-a-dire, une réalité supérieure invisible sous une forme 
inférieure visible. Voila 'Eucharistie, prolongement logique et substan- 
tiel de I’Incarnation : le Christ n’a point été pour nous un simple passant, 
et il nous a fait en lui une nourriture perpétuelle comme nos besoins. 

Dieu-avec-nous dans I’Eucharistie, tel est le neuviéme caractére de la 
personne de Jésus-Christ. 

Avec la vie dans l'Eucharistie, la vérité dans et par l'Eglise, chacune 
dans une plénitude qui nous sature a la fois et nous déborde. « L’Eglise 
est comme la forme sociale de Dieu dans l'histoire, donnant elle-méme 
sa forme aux sociétés dans le temps, tout en formant les élus pour la so- 
ciété céleste avec Dieu dans l’éternité. » 


Chef du corps mystique de I'Eglise, pontife des biens futurs, tel est le 
dixiéme caractére de la personne de Jésus-Christ. 

« La liberté comportant la violation de l’ordre moral, et la responsabi- 
lité qu'elle entraine ne trouvant pas ses termes ici-bas, l’ordre moral n'y 
fait pas son entire révolution. » Il y aura donc une justice ultérieure, 
par conséquent un jugement, par conséquent un juge; et cette fonction 


MBLANGES, 214 


est dévolue de droit au Fils comme justice incarnée, comme Seigneur, et 
comme Sauveur du genre humain. 


Souverain juge des vivants et des morts, tel est le onziéme caractére de 
la personne de Jésus-Christ. 

«fe bonheur consistant dans la conformité de l’dme avec la justice, 
dont le premier principe doit étre le premier objet, — Dieu, en qui seul 
elle a son caractére vivant et personnel, — c’est de Dieu, c'est en Dieu 
guest le bonheur. » L’art d’étre heureux peut donc se formuler en deux 
mots : se laisser soi-méme et chercher Dieu. C'est la doctrine du sacri- 
fice, dont le Christ s'est fait tout a la fois le maitre et l’exemple; et il n’y 
a pas d‘autre procédé que celui-la, méme pour ce qui regarde le honheur 
deve monde. 

Féelieuté des élus et malédiction des réprouves dans I’ cternité, tel est le 
douziéme et dernier caractére de la personne de Jésus-Christ. 

M. Nicolas appelle trés-brillamment ces douze caractéres « l’arc-en-ciel 
de la révélation du Verbe dans I'Evangile, et le zodiaque de ce divin so- 
lil des esprits: » nous n'avons malheureusement pu en donner ici quela 
nomenclature, en retranchant les rayons. 

« Dans l'application de l'esprit 4.la recherche sincére de la vérité, par 
quelles illuminations soudaines, par quels coups de lumiére ce Verbe 
naturel ne se révéle-t-il pas? se dérobant parfois 4 toutes nos prises quand 
nous apportons 4 cette recherche un esprit trop personnel, et nous arri- 
vant soudain des hauteurs et des profondeurs de l’invisible, en des pen- 
sees et des expressions toutes faites qui nous excitent a la tache dorsque 
nous désespérons de nous. » 

Quiconque a travaillé au vrai sous l'oeil de Dieu a pu expérimenter cela, 
et le livre de M. Nicolas en est comme un perpétuel témoignage. Il est 
profondément digéré, dans la pensée et dans |’expression ; et. nous enten- 
dons condenser en ce seul mot les meilleurs et les plus rares éloges qui 
se puissent faire d’un travail de ce genre. Mais il ne se contente point non 
plus d'une attention de surface, et le lecteur devra prendre la peine d’al- 
ler jusqu'od l'auteur a pris la peine beaucoup plus grande de le con- 
duire. Il y aura déja dans cet effort, qui exigera d’ailleurs peu d’hé- 
roisme, quelque chose de salutaire pour l’esprit ; et il sera ensuite lar- 
gement payé par les dépouilles opimes dont on reviendra tout charge: 
quoi de meilleur que la lumieére, si ce n'est la force? on en rapportera a 
la fois une et l'autre. C'est en se nourrissant ainsi de moelle essentielle 
et de sucs généreux que notre siécle se remettra du sang dans les veines, 
tt expulsera le poison qui en a pris la place. 

J.-A. Scumir. 


212 MELANGES. 


LES HARANGUES DE DEMOSTHENE 


Par M. Hewat Wei, correspondant de l'Institut, doyen de la Faculté des lettres 
de Besancon. — 4 vol. in-8. 


Le Correspondant a déja plusieurs fois signalé a l’attention de ses lec- 
teurs les belles Editions savantes des Classiques grecs et latins que publie 
la maison Hachette. Inaugurée de 1867 4 1869 par les deux premiers 
volumes du Virgilede M. Benoist, par le Sophocle de M. Tournier, 'Euripide 
de M. Weil, I'Iliade de M. Pierron dont sa scour |’Odyssee parait au mo- 
ment méme ow nous écrivons, cette collection n’a point été interrompue, 
comme on aurait pu le craindre, par les affreux malheurs que notre pa- 
trie a traversés. Tant de ruines n’ont découragé ni les éditeurs ni les 
auteurs ; l’orage passé, ils ont relevé la téte et repris leur ceuvre. M. Be- 
noist a terminé son Virgile; et, bientét aprés, M. Weil donnait un vo- 
lume de Démosthéne, qui n’est, nous l’espérons bien, que la premiere 
assise d'un vaste et complet édifice. 

Dés a présent ce volume forme un tout, puisqu’'il comprend toutes les 
harangues de Démosthéne, c’est-d-dire tous ses discours politiques, pro- 
noncés dans l’assemblée du peuple, sur des questions d'intérét public. 
C'est une part considérable de l’ceuvre du grand orateur par l’importance 
des sujets qui y sont traités; mais l’avocat, chez Démosthéne, a plus 
écrit que l’orateur politique, soit qu'il composat pour ses clients des dis- 
cours qu’ils prononcaient eux-mémes, comme c’élait l’usage en Gréce. 
soit qu’il plaidat sa propre cause en atlaquant ses ennemis ou en se de- 
fendant contre eux. Les Harangues ne forment guére que la cinquiéme 
partie des discours qui nous sont parvenus sous son nom, presque tous 
d'une authenticité incontestable. La tache est donc longue encore pour 
son éditeur: Craignant peut-tre de s’engager a la remplir tout entiére, 
M. Weil nous présente cette partie isolément; et toutefois, 4 Ia derniére 
page, il n’a pus’empécher d’écrire : Fin du premier volume,contradiction 
dont nous ne nous plaindrons pas, puisqu’elle équivaut 4 une promesse, 
D'ailleurs une petite note nous apprend que les Plaidoyers politiques sont 
déja en préparation, et a leur tour ils nous annonceront sans doute les 
Plaidoyers civils. 

De ces harangues, au nombre de seize, qui nous montrent surteut en 
action homme d’Etat, le conseiller de sa patrie, les trois premiéres ne 
sont guére que des coups d’essai, des maiden-speeches, comme on dit en 
Angleterre. L’orateur y essayait ses forces, sans grand succés, en propo- 
_ sant déja les réformes financiéres sur lesquelles il devait plus tard reve- 


4 Voir notamment tome XLII. 3° livraison (10 mai 1860). 


MELANGES. 219 


nir tant de fois, et em défendant des peuples alliés d’Athénes, les Rho- 
diens, les Mégalopolitains, contre les projets agressifs de la Perse ou de 
Lacédémone. Le véritable Démosthéne ne se révéle que dans sa lutte di- 
recte contre Philippe. Rien de plus intéressant, de plus émouvant que ce 
duel personnel entre l’orateur, qui seul de ses concitoyens prévoit le 
danger ou va sombrer sa patrie, et le tyran astucieux, hardi, patient, in- 
iatigable, qui veut l’asservir. Jeunes tous deux (1’un avait trente-trois ans, 
l'autre 4 peine trente-un) ils montrent de part et d’autre une singuliére 
précocilé de vues et de passion politique. L’un toujours en éveil, imagi- 
nant sans cesse de nouvelles entreprises, les préparant de longue main, 
les dissimulaut longtemps avec un art machiavélique pour les faire écla- 
ler avec une violence plus irrésistible, se servant avec une égale habileté 
de la corruption et de la force des armes, sans cesse achetant des con- 
sciences ou prenant des villes; l’autre toujours sur la bréche, percant a 
jour toutes ces intrigues, dénongant toutes ces agressions, dévoilant tous 
ces projets cachés, criant sans cesse au péril, s'efforcant de réveiller ses 
malheureux concitoyens de la fausse sécurité ot le Macédonien veut les 
temr endormis. Les deux adversaires sont dignes l'un de l'autre. Toute- 
fois Vissue de la lutte n’était pas douteuse. En outre de ses habiletés et de 
ses falents militaires, Philippe avait pour servir ses desseins un peuple 
jeune, belliqueux, parce qu'il sortait 4 peine de la barbarie, tout nou- 
rellement ouvert aux séductions de l’ambition et de la gloire. Athénes, 
au contraire, était bien vieillie. Ce n’était plus, disait l'orateur Démade, 
‘ l'ancienne guerriére de Marathon!, mais une bonne vieille ferame en 
\ pantoufles, buvant sa tisane au coin du feu. » 

On éprouve un véritable sentimentde pitié 4 voir, dans les Philippiques, 
les efforts desespérés o0 s’épuise Démosthéne pour ranimer cette ruine, 
pour galvaniser ce cadavre, sinon tout a fait mort, du moins plongé dans 
ane léthargie invincible, « comme ceux qui ont bu de la mandragore ou 
« quelque breuvage narcotique?. » A peine en obtient-il quelques éclairs 
de vitalité, comme celui qui amena Chéronée, mais impuissants et bien 

vite éteints. Athénes étail finie, et Démosthéne devait bient6t mourir avec 
1a liberté de sa patrie, laissant du moins un noble exemple de fidélité aux 
idées de toute sa vie, et de dévouement a ce qu'il croyait étre le juste et le 
yrai. 

ll faut se garder de méler aux études sur l’antiquité des préoccupa- 
tons trop modernes, et de comparer des temps, des sociétés, des faits en- 


‘Nous traduisons d’aprés une ingénieuse correction de M. Cobet, le savant profes- 
wear de : 

* Lexpression est de Démosthéne lui-méme (Philipp., 1v, 6). La délicatesse de quel- 
ques rhéteurs anciens voyait dans cette image hardie une raison de suspecter ]’authen- 
ticité du discours. Mais, ontre que plusieurs écrivains de l'antiquité l'avaient employée 
deja avant D:mosthéne, elle nous parait bien dans le caractére apre et énergique de 
£00 éloquence. 


14 MELANGES. 


tre lesquels les différences sont capitales, les ressemblances vagues et 
souvent trompeuses. Toutefois plus d’un lecteur, en relisant dans le livre 
de M. Weil ces admirables Philippiques trop oubliées, peut-étre, depuis 
le collége; perdra parfois de vue les Athéniens et Philippe pour reporter 
involontairement sa pensée sur nous-mémes, sur nos propres périls, sur 
notre ennemi 4 nous, sur les vices et sur les erreurs qui nous livrent fai- 
bles et désarmés aux coups d'une haine habile, puissante et acharnéc. 
Quelque déterminé que l'on soit 4 repousser la tentation de ces rappro- 
chements, ils s‘imposent d’eux-mémes. Nous aussi nous avons nos Macé- 
doniens, « devenus grands de petits qu’ils étaient naguéres. » Longtemps 
ils n’ont été pour nous que des barbares, en dépit du zéle avec lequel 
leurs rois attiraient chez eux nos lettrés, nos écrivains, comme Ar- 
chélatis et Perdiccas se faisaient une cour des poétes, des orateurs, des 
philosophes d'Athénes. Nous aussi nous avons vu cette puissance long- 
temps dédaignée s’incarner en un homme aussi habile qu’audacieux, 
tour 4 tour diplomate sans scrupule et soldat sans pitié, « jouant avec les 
serments (c’est un mot de Philippe) comme on joue avec les dés, » et 
voulant fonder un empire sans limite sur l'univers écrasé. 

Philippe était expert dans l'art de tromper ses voisins par de fausses 
promesses jusqu’au jour ov il pouvait les accabler; il excellait 4 faire 
haftre et 4 entretenir les rivalités, 4 diviser ceux qu'il redoutait et a sé 
duire ceux dont il voulait se faire des instruments. Dieu sait si notre Phi- 
lippe se fait faute de toutes ces habiletés! L’or qui achetait les démago- 
gues de Thébes ou d’Athénes était un fonds des reptiles ; Eschine était 
une maniére de journaliste, payé pour endormir |’opinion publique, et 
protester des bonnes intentions de Philippe, suspecté a tort par les esprits 
chagrins. 

Au plus fort de ses intrigues, de ses préparatifs menacants, de ses 
agressions ouvertes, Philippe ne cessait de se plaindre qu'on en usat mal 
avec lui, qu’on ne lui permit pas de vivre en paix comme il en avait lar 
dent désir, qu’on le contraignit 4 se défendre. Dansle livre mémede M. Weil 
il y a une lettre, une dépéche diplomatique envoyée de Macédoine aux 
Athéniens pour relever en détail tous ces griefs du loup contre l’agneau. 
Philippe met les Athéniens en demeure de se mieux conduire a l'avenir, 
de ne plus abuser comme ils ’ont fait jusqu’alors de ses dispositions pa- 
cifiques (cela est textuel). — « Autrement, dit-il, il prendra les dieux 4 
témoin, et avisera. » — N'est-ce point 1a de l'histoire contemporaine? 
N’avons-nous pas lu mille fois de pareilles plaintes, soit contre la France, 
soit contre le clergé catholique, soit contre l’auguste vieillard du Va- 
tican ? 

Et qu’avons-nous pour faire face 4 un si redoutable adversaire ? Gomme 
Athénes, d’anciens souvenirs de gloire, et présentement la faiblesse, la 
division, l’inertie, beaucoup de paroles, peu d’actes. Pendant que l'homme 


t 


| 


| 





MELANGES. 215 


du Nord murit ses plans, grossit son trésor de guerre, dresse des soldats, 
erée une tactique nouvelle, soudoie des espions, nous aussi, comme les 
Aihéniens, nous perdons le temps en vaines discussions ; nous aussi, au 
milieu des plus grands. dangers, nous sommes tout occupés de plaisirs et 
de spectacles. C’est 14 un dernier trait de ressemblance qui saute aux yeux 
d'un bout 4 l'autre des Philippiques. {] n’en est pas une ow l'orateur n‘in- 
siste plus ou moins longuement sur la question des fonds théoriques. 
C’étaient des excédants de revenus que l’dn distribuait entre les citoyens 
pour payer leur place au théatre. Les Athéniens y tenaient a un tel point 
quils avaient porté la peine de mort contre quiconque oserait proposer de 
donner 4 ces fonds un autre emploi ; et cependant l’argent manquait pour 
payer les troupes, pour réparer les forteresses, pour équiper les vais- 
seaux. Nous ne distribuons plus aux citoyens, en France, les excédants 
de nos budgets ; la chose serait difficile, puisqu’ils se soldent toujours en 
perte; mais pendant qu’on s‘épuise 4 chercher de nouveaux impéts pour 
combler le déficit, nous engloutissons cinquante ou soixante millions, 
quelques-uns disent cent millions, dans la construction d'un théatre 
consacré surtout 4 faire admirer nos danseuses | 
Ah! Démosthéne aurait beau jeu, s'il sortait de son tombeau, & gour- 
mander chez nous, comme chez ses contemporains, cette passion effrénée 
du plaisir, du luxe, des vaines jouissances, des arts frivoles, lorsque l’er~ 
nemi esta nos portes; ce godt du bien-étre et de la tranquillité a tout 
prix qui ferme volontairement les yeux sur des périls imminents et remet 
sans cesse a l'avenir les décisions qui seules pourraient assurer le salut. 
Faut-il donc croire que l’issue en sera aussi triste ? Nous partagerions 
cette crainte si la France n’était, dans son ensemble et en dépit des ap- 
parences contraires, une nation chrétienne et catholique. Il y a dans le 
christianisme un principe de vie, de développement, de renouvellement 
qui ne permet pas aux nations de mourir tout a fait, et leur rend toujours 
possible une résurrection. Les nations de l’antiquité étaient comme ces 
plantes annuelles qui, lorsqu’elles ont donné leur fleur et leur fruit, ne 
sauraient réparer leur organisme usé, et sont dés lors condamnées 4 pé- 
rir. Mais le christianisme semble avoir déposé dans les peuples comme 
dans les 4mes un germe d’immortalité. En fait, si l’onavu depuis quinze 
cents ans des peuples catholiques traverser des crises douloureuses et 
redoutables, si l'on en a vu gémir longtemps sous une oppression qui 
semblait devoir les anéantir, aucun pourtant n’a disparu ; plusieurs, 
comme la France au quinziéme siécle, sont sortis triomphants des plus 
cruelles épreuves. La veille ils paraissaient morts, le lendemain les a vus 
plus vivants et plus forts que jamais. 
Cest 1a notre espérauce pour la moderne Athénes. Nous en avons d’au- 
tres raisons encore, mais qui nous entraineraient trop loin de Démos- 
théne. Peut-¢tre trouvera-t-on que nous nous sommes bien longtemps 


216 MELANGES. 


laissé aller sur la pente des réflexions qu’éveillait en nous le livre de 
M. Weil. Il est temps de revenir au livre lui-méme, pour signaler les mé- 
rites qui le recommandent, et aussi les légéres imperfections qu'il sera 
facile de faire disparaitre dans Je prochain tirage. Comme ses ainés de la 
collection dont il fait partie, il frappe les yeux dés l’abord par la beauté 
du papier, le luxe de ]'impression, la netteté et l’élégance des caractéres. 
Ce qui appartient en propre 4 M. Weil, c’est un texte épuré d’aprés les 
meilleures sources, une annotation sobre et pourtant suffisante, pleine 
de l’érudition la plus sire; surtout une introduction générale et pour 
chaque discours une notice particuliére qui répondent 4 toutes les ques- 
ti ons que souléve ]’étude de Démosthéne. 

On ne peut guére, dans une Revue comme la ndtre, insister sur la cri- 
tique d'un texte grec et les moyens employés pour |’établir exactement. I] 
n ous suffira de dire que M. Weil, dans une partie de son introduction, 
énumere et décrit les principaux manuscrits qui nous restent de Démos- 
théne, les classes en familles, et discute leurs mérites divers. Les deux 
meilleurs, ceux qui paraissent avoir le moins souffert de l'ignorance des 
c opistes, sont un manuscrit de la Bibjiothéque nationale de Paris(n° 2,954), 
et un autre 4 peu prés semblable, quoique moins complet, de la biblio- 
théque Laurentienne, de Florence. Ils présentent cette curieuse ressem- 
lance que, dans quelques passages de la troisiéme Philippique, leur texte 
est sensiblement plus court que celui des autres manuscrits. Aprés un sa- 
vant examen de ce fait qui a soulevé parmi les éditeurs de Démosthéne de 
longues discussions, M. Weil arrive 4 cette conclusion, fort bien justifiée 
selon nous, que Démosthéne lui-méme est probablement |l’auteur de ces 
deux rédactions différentes, l'une plus développée, l'autre plus rapide, 
peut-tre abrégée aprés coup. 

C’est surtout au point de vue historique que sont rédigés le commen- 
taire et les notices. Rien de plus nécessaire, pour comprendre des dis- 
cours politiques, qu'une exacte connaissance des faits qui en ont été l’oc- 
casion. Le nouvel éditeur a été singuliérement aidé dans cette tache par 
les grands travaux historiques publiés dans ces derniers temps sur la 
Gréce antique soit en Angleterre, soit en Allemagne ; mais pour la plu- 
part de nos compatriotes les résultats de ces recherches sont encore peu 
connus. Le livre de M. Weil éclaire les harangues de Démosthéne d’une 
lumiére qui, pour beaucoup, sera toute nouvelle, et il rendraun véritable 
service, méme a ceux qui ne peuvent lire ces admirables discours que 
dans les traductions. Nous pouvons en dire autant de I'Introduction. La 
biographie‘de Démosthéne s’y montre sous un jour nouveau, par cela 
seul qu’elle est habilement rattachée a l'histoire de son temps. Tous ceux 
qui ont étudié l’ceuvre du grand orateur se sont demandé pourquoi nous 
n’avons aucun discours des trois années ow il a dd parler le plus sou- 

ent, de 340 4338, lors de cette derniére phase de la lutte contre Phi-. 


MELANGES. 47 


lippe que Démosthéne rappelle si éloquemment dans son plaidoyer sur 
la Couronne. Ges paroles enflammées qu'il a prononcées alors, soit dans 
Yassemblée du peuple aprés la prise d’Elatée, soit 4 Thébes, pour ratta- 
cher a l’'alliance d’Athénes cette ville hésitante, il ne nous en reste rien. 
¥. Weil explique fort bien ce fait. Démosthéne 4 cette époque de sa vie a 
plus parlé et plus agi que jamais, et c’est précisément pour cela que nous 
n’avons rien de ces discours qui nous intéresseraient 4 un si haut point. 
il les improvisait sans prendre le temps de les écrire, et une fois pronon- 
eés iln’avait plus Ie loisir de les recueillir. « Sa parole, dit M. Weil, agis- 
sait directement, immédiatement, se traduisait aussitét en décrets, en 
mesures financiéres, militaires. Tout entier 4 l’action, il dédaignait la 
gloire littéraire qu'aurait pu lui donner la rédaction de ses harangues. 
On peat dire que les Philippiques qu'il n’a pas écrites font plus d’hon- 
neur 4 Démosthéne que celles qui l’ont fait admirer par la postérité. » 

[i faut louer M. Weil de n’avoir pas donné dans ce travers par lequel 
quelques écrivains de nos jours, historiens ou poétes, affectent de déna- 
turer les noms propres des Grecs sous prétexte de les rétablir dans leur 
véritable orthographe. Prétexte trés-mal justifié, car Achille et Clytem- 
nestreséloignent moins encore de la vraie prononciation grecque que 
Shillexs et Clutaimnestra. Chez un poéte, c'est un ridicule dont il est le 
premier puni par l’étrange physionomie que ces mots barbares donnent 
a ses vers; mais l’historien qui prétend nous instruire se donne un tort 
grave en nous déroutant 4 chaque ligne par des bizarreries inutiles. La 
traduction de Grote gagne-t-elle quelque chose a écrire Perdikkas et la 
Bestia an lieu de Perdiccas et la Béotie ? Encore faudrait-il étre consé- 
quent, et éerire, non la Macédoine, mais la Makédénia. M. Weil suit la 
‘raie régle, qui est de conserver aux noms usuels la forme consacreée par 
la tradition francaise, et 4 ne donner la terminaison grecque qu'aux noms 
moins connus, ou qui se défendent par quelque raison d’euphonie. C'est 
ainsi qu'il dit Olympiodore, Hypéride; et Panénetos, Aphobos. Nous n’avons 
sur ce point qu'une légére critique a lui adresser. Il nomme deux ou 
trois fois Philochorus \’historien de |’Attique que partout ailleurs 11 ap- 
pelle Philochore. Mais cette inconséquence n'est probablement qu'une 
faute d'impression, comme celle qui a fait altérer en quelques endroits 
le nom de M. Winiewski’. 

Nous terminerons par oti nous avons commencé, en exprimant le veeu 
que M. Weil nous donne bientét l’ceuvre compléte de Démosthéne. Nous 
pourrons alors dans, un travail d’ensemble, montrer en détail ce que I’é- 


' Notamment page 424. — Puisque nous relevons ces vétilles, M. Weil nous saura gré 
de lui signaler une faute plus grave. A la page xxx1v de son Introduction, ligne 9, ib 
traduit la XCIX* Olympiade (4° année) par 138. C'est évidemment 380 qu'il fuut lire. 
Nous eroyons comprendre par quelle faute d’impression, entée sur une faute de calcul, 
ce chiffre a été dénaturé ace point; mais ce serait trop long 4 dire et inutile. 





218 MELANGES. 


rudition de notre pays a fait pour l’intelligence du grand orateur grec. ll 
conviendra d’examiner ce qu'il doit, non-seulement 4 M. Weil, mais en- 
core aM. Jules Girard, qui a si curieusement étudié son réle dans I'af- 
faire d'Harpale', 4 M. Georges Perrot, dans un travail non encore pu- 
blié en volume; enfin 4 M. Rodolphe Dareste, qui vient: de publier une 
excellente traduction des Plaidoyers civils*. Ce dernier ouvrage, en par- 
ticulier, est une ceuvre capitale qui mérite d’étre étudiée en détail, et qui 
renouvelle, on peut le dire, toute une partie de la critique sur Démos- 
théne. Les discours politiques de l’adversaire de Philippe sont relative- 
ment faciles 4 comprendre ; mais il n’en est point de méme de ses plai- 
doyers en matiére civile, qui touchent 4 mille points mal connus du 
droit athénien. Aussi les traductions antérieures de ces discours, celle 
d’Auger et celle de Stiévenart sont-elles presque partout inintelligibles. I! 
fallait, pour réussir dans cette tache, non-seulement un helléniste, mais 
encore un jurisconsulte, un homme du métier, rompu 4 la pratique et a 
la langue des affaires. Ajoutons que cette tdche n’était guére possible 
avant les travaux récents de MM. Caillemer et Telfy, qui ont élucidé un 
certain nombre de questions, jusqu'ici tout 4 fait obscures, du droit civil 
d’Athénes. Aidé de ces secours, M. Dareste a interprété les plaidoyers de 
Démosthéne avec une netteté lumineuse qui les rend 4 la fois clairs, inté- 
ressants et instructifs. On croit lire pour la premiére fois notamment ces 
plaidoyers d’Apollodore contre Callippe et contre Nééra (ils ne sont point 
de Démosthéne, mais peu importe), dont l’un nous initie 4 tout le méca- 
nisme des banques athéniennes et du commerce de |’argent en Gréce, et 
dont l'autre nous ouvre de si singuliers jours sur la vie privée de cette 
époque. Mais nous aurons l'occasion d'y revenir lorsque M. Weil nous 
donnera le texte grec de ces discours. Nous nous bornons a constater au- 
jourd’hui que les études sur Démosthéne sont chez nous en grand pro- 
grés, et que les deux ouvrages qu’elles viennent de produire, 1’édition 
des Harangues et la traduction des Plazdoyers civils font grand honneur 
4 la science francaise*. 
H. Hicnarp. 


1 Etudes sur ['éloquence attique, par Jules Girard, membre de Y’Mastitut. 4 vol. Ha- 
chette, éditeur. 

2 Les Plaidoyers civils de Démosthéne, traduits en francais, avec arguments et 
notes, par Rodolphe Dareste, avocat au Conseil d’Etat et & la Cour de Cassation. Paris, 
E. Plon, 41875, 

5 ll convient d'indiquer ici que M. Weil vient de publier chez M. Hachette un petit 
recueil des Philippiques & l'usage des étudiants, avec l'introduction et une partie des 
notes de la grande édition. 





QUINZAINE POLITIQUE 


10 juillet 1875. 


le spectacle des maux qui ont dévasté, au midi de la France, 
ane de ses plus belles provinces, attriste, dans tous les cceurs fran- 
gis, non-seulement cette charité qui vient de la fraternité chré- 
tienne, mais encore la pitié du patriotisme. La France, on le sait, a 
un besoin singulier d’étre favorisée, ou du moins épargnée, par ces 
deux forees souveraines qu’on appelle vaguement la nature et la 
fortune, et qui sont les mystérieux serviteurs de Dieu. Comment 
donc ne pas souhaiter, avec quelque soupir et quelques priéres, 
que ni l'une ni Pautre ne prétent ainsi leur puissance aux voeux de 
nos ennemis, aux cruels désirs de ceux qui voudraient voir la France 
plus faible, plus pauvre, plus malheureuse encore que ne la lais- 
sérent les victoires maudites de 1870! Assez de sanga couvert alors 
le solde la France, et assez de semences ont péri dans ses plaines ; 
assez decoups ont ébranlé cet édifice de notre patrie, que nos péres 
avaient glorieusement mis quatorze siécles 4 élever. Assurément, 
aux désastres d’il y a quatre ans ct 4 nos craintes d’aujourd’ hui, les 
menaces de la fortune et les fléaux de la nature ne pourraient plus 
Sajouter sans que la mesure de nos miséres et de nos chatiments 
he pardt dépassée. 

Jamais peut-dtre aucun de nos fleuves, ceux mémes dont les 
eaux sont les plus capricieuses ou les plus terribles dans leurs em- 
portements, 


La Seine au flot royal, la Loire dans son lit 
Incertaine..... 


n’avaient exercé d’aussi affreux ravages que ne I’a fait, 4 Toulouse, 
limpétueuse Garonne, effondrant les maisons par milliers et em- 
portant & la dérive ou écrasant sous les débris plus de trois mille 
existences. Que de pertesirréparables ! Quel deuil! Et quelle somme 


220 QUINZAINE POLITIQUE. 


il faudrait pour compenser tant de biens détruits en une journée! 
Tout en déplorant que le soulagement ne puisse étre égal 4 une 
telle infortune, félicitons-nous, au moins, des prompts dévoue- 
ments qui ont essayé de l’atténuer. L’arméec a été héroique, 1a, 
comme sur un champ de bataille. L’Assemblée, sur la généreuse 
demande de M. Depeyre, s’est hatée d'accorder deux millions. Le 
maréchal de Mac-Mahon est accouru, avec M. Buffet ct M. de Cis- 
sey : il est allé de ruine en ruine, avec une bonté simple et noble, 
consoler et secourir ces malheureuses populations. En méme temps, 
un grand cri de commisération sortait du coeur de la France : elle 
n’a pas méme été distraite un moment, dans sa douleur, par les 
souvenirs intéressés d’un parti, qu’on trouve toujours prét 4 tout 
exploiter, et qui, par occasion, evt volontiers intitulé empire le 
Gouvernement providentiel des inondés. Une souscription a com- 
mencé. On comprend que I’Etat, bien qu’il dut aux victimes un gage 
de sa sollicitude, ne saurait subvenir pleinement 4 tant de maux : 
il faut donc que la bienfaisance privée, a l’église, dans la mairie et 
méme de porte en porte, fasse tout ce que I’Etat ne peut faire. Au- 
dela méme de nos frontiéres, cette bienfaisance s’est émue partout. 
L’Alsace-Lorraine, la premiére, a tressailli, comme si les Vosges, 
entre ellect la France, ne séparaient pas les ames. Un sentiment 
qu’aucune conquéte n’interdit, celui de l’humanité, protége ici de 
son droit l’ancien amour filial de l’Alsace-Lorraine: Metz, Strasbourg 
et Mulhouse sont redevenus frangais pour donner a leurs pauvres 
compatriotes d’autrefois; et combien elle est touchante, cette of- 
frande que tend une main captive! L’Europe elle-méme compatit a 
cette lamentable calamité : l’Angleterre, la Belgique, le Danemark, 
la Russie, I’Italie et la Suisse rivalisent 4 qui nous fournira l'aide 
la plus sympathique. Cette assistance nous est douce et chére : 
plut 4 Dieu seulement que, dans des calamités plus graves pour 
toutes les nations, dans des événements ot les destinées de I’Eu- 
rope, comme celles de la France, pourraient étre en péril, elle ne 
nous manquat pas davantage ! . | 

Au milieu de ces émotions, les deux grands-prétres de l’extréme 
gauche, M. Gambetta, qui a « le culte du relatif, » ct M. Louis 
Blanc, qui a « le culte de l’absolu » (c’est ainsi que M. Louis 
Blanc baptise M. Gambetta et confesse sa propre foi), ont prononcé 
chacun une oraison républicaine; et tel est le mystére de Ja répu- 
blique, telle est l’inquiétude avec laquelle‘on sonde ses destinées, 
que l'un et l’autre ont été écoutés atfentivement de tous ceux qui, 
dans les discours, cherchent les présages des faits. 

M. Gambetta continue avec le méme zéle & dépouiller le vicil 
homme; du moins, il voudrait bien le faire croire. L’autre 


QUINZAINE POLITIQUE. 221 


jour, dans le banquet de Versailles, devant cette ombre de Hoche 
que les radicaux fétaient on ne sait pourquoi, n’a-t-il pas convié au 
gouvernement de la république cette méme bourgeoisie qu’il mau- 
dissait naguére, 4 Grenoble? Ne I'a-t-il pas flatteusement dépeinte 
comme une sorte de reine de la démocratie, une reine qui, pour 
ne point porter de couronne, n’en tiendrait pas moins la foule, 
c’est-a-dire la république, sous son sceptre? Il est vrai que, tandis 
que 4. Gambetta caressait de ces paroles courtoises et aimables 
les néo-républicains de la bourgeoisie, la République francaise 
gourmait de plaisanteries ct méme d’injures le Journal des Débais : 
raison qui laisse douter que M. Gambetta puisse ou veuille, au 
temps qu’il sera le maitre, maintenir dans la république la con- 
corde et la paix qu'il promet. Certes, nous ne contestons pas aux 
autres la liberté d’étre crédules ; mais, pour notre part, nous avons 
gardé la mémoire de 1870, et nous ne nous confierons pas si vite 
et de si bonne grace a la sagesse de M. Gambetta. Nous ne deman- 
dons pas mieux que de voir M. Gambetta guéri de ses folies et de 
ses fureurs : on nous prouyverait qu’avec l’Age, M. Gambetta, ces- 
sant de sentir «ce bouillon de la jeunesse » dont parle Féne- 
lon, se métamorphose en républicain conservateur, que, malgré 
notre étonnement, nous l’en féliciterions, parce que nous au- 
rons aussi 4 en féliciter notre pays. Mais quand cette sagesse 
ne provoque 4 Belleville que certain sourire intelligent; quand, 
clignant des yeux, les radicaux se moquent ensemble de quiconque 
prend au sérieux le platonisme séducteur de M. Gambetta; quand, 
parmi eux, chacun se dit que cette modération n'est qu’une pru- 
dence provisoire, une feinte habile et un artifice heureux, une 
duperie ulile 4 la république de, l’avenir : nous avons bien le 
droit de demander qui M. Gambetta veut tromper le micux, son 
parti ou nous.: 

M. Louis Blanc ne professe pas la méme doctrine républicaine 
que M. Gambetta : il a sévérement gardé la bonne tradition, celle 
de 1793 et de 1848. De méme qu’a Versailles, M. Gambetta a parlé 
de la république avec une doucereuse onction, de méme, M. Louis 
Blanc en a parlé avec un farouche stoicisme 4 Vaugirard. Sous I’in- 
vocation de Garibaldi, devant M. Barodet et M. Madicr de Montjau, 
que flanquaient M. Naquet et M. Turigny, M. Louis Blanc, qui n’aime 
que a la politique rectiligne, » a célébré le droit absolu. Il ne veut 
pas, lui, étre « immodérément modéré; » il répugne aux « compro- 
mis » qui échangent « tout contre rien; » il n’accepte pas une ré- 
publique faite et gouvernée par des royalistes. C’est, 4 ses yeux, 
aleculte exagéré du relatif « qui réduit tant de républicains » a 
s‘accommoder d’une constitution ou il n’y a «de la république que 


222 QUINZAINE POLITIQUE. 


le nom. » Ii laisse volontiers a l’Angleterre et aux Etats-Unis le gout 
et le droit des transactions : ces deux nations ont leurs meeurs, leur 
expérience, leur histoire; elles ne sont pas la France. A-la France, 
la logique : c’est son génie. Voila l’opinion de M. Louis Blanc. 

Condamner la France, de par son génie, a vivre d'idéalisme, 
dut-elle en périr, c’est une étrange doctrine. On sait que les méta- 
physiciens et les utopistes de la république, pour libre et hardie 
que fut leur imagination, portent de tristes noms dans l'histoire : 
ils s’y appellent Saint-Just et Robespierre, Babeuf et Cabet. Et on 
sait aussi que pour créer la France et la société dont elle a été le 
glorieux patrimoine, nos rois ont pratiqué une politique de cou- 
rage habile et patient, de transactions et de traités, qui a duré 
quatorze cents ans : Suger, Richelieu, Mazarin, Saint-Louis, Henri IV, 
Louis XIV, ces illustres ouvriers de la grandeur francaise, mérite- 
raient donc bien autant que M. Laboulaye et méme que M. Gambetta 
le blame de M. Louis Blanc. Mais a quoi bon accorder du prix au 
prétendu éloge que M. Louis Blane fait du génie frangais? Le passé, 
ou plutét ce siécle méme, nous disent assez si cet amour de la lo- 
gique ne nous a pas couté assez de révolutions funestes ou de guerres 
folles, pour que.nous cessions d'ériger en vertu un des plus dange- 
reux défauts de notre esprit national. Et vraiment, est-cc bien au- 
jourd’hui qu’il conviendrait a la France de prendre cette logique 
pour guide de ses tremblantes destinées? 

En ce moment, par une fatalité que nous souhaitons n’avoir pas 
plus tard 4 déplorer davantage, nous avons un gouvernement fondé 
sur la mobile volonté de la foule; un gouvernement qui peut élire 
et renouveler le pouvoir exécutif; un gouvernement qui fait méme 
du chef de 1’Etat un agent responsable, puisqu’on le rend passible 
d’accusation. I} nous semblait que c’était bien 14 une république, 
une république ot la chose s’est constituée aprés le nom; il nous 
semblait méme que les lois du 25 février avaient consacré ce nom 
et organisé cette chose. Eh bien! nous nous trompions. Si M. Gam- 
betta dit que c’est une république perfectible, M. Louis Blanc, qui 
constate que ce n’est pas la parfaite république, affirme que ce n’en 
est pas une; et, par ces témoignages contradictoires, tous deux vé- 
rifient et justifient le mot de M. Laboulaye, déclarant, les yeux fixés 
sur les années 1793, 4848 et 1875, aussi bien que sur les vicissitu- 
des de la Gréce et de I'Italie, qu’il y a des républiques de diverses 
sortes. Quelle est donc la vraie république? Ce n’est pas celle du 
jour, dit M. Louis Blanc. Car on peut la prendre pour une monar- 
chie; car elle attribue au maréchal des pouvoirs si indépendants, 
que, pour un peu, le « citoyen Blanc » l’accuserait de tyrannie; 
car elle maintient l'état de siége; car elle n’a pas amnistié la Com- 


QUINZAINE POLITIQUE. 225 


mune : elle n'est pas le régne « de tous, » le régne de la loi, le ré- 
gne de la Liberté, le régne de la concorde! A ces signes mémes, qui 
manquent a la république d’aujourd’hui pour étre saluée de M. Louis 
Blanc et honorée par lui comme la vraie république, on reconnait 
ses veux et son idéal. Mais quoi! ne l’a-t-il pas dit a la tribune 
méme de |’Assemblée, un jour qu’on y demandait la dissolution? 
Ne l'a-t-il pas dit, son beau réve, dans cette définition : « La répu- 
blique, c'est le socialisme! » Qui, la république, pour les vrais ré- 
publicains comme M. Louis Blanc et pour tous les docteurs et les 
tribuns du radicalisme, c’est l’essai indéfini des chiméres sociales, 
cest le gouvernement tentant la réalisation absolue de la fraternité et 
de !'égalité comme de la liberté; c’est le royaume populaire d’Utopie 
et de Salente, c’est la république d’Icaric! Voila, en somme, le der- 
nier mot de l’idéalisme républicain pour M. Louis Blanc et les logi- 
eens de son école, comme pour les autres Ie dernier mot de la 
théorie républicaine, c’est le pouvoir jacobin. Certes, nous ne re- 
gretlons pas que M. Louis Blanc remette sous le regard de l’Assem- 
blee et de la France sa fiction de la république. Cette fiction repré- 
sente bien le danger de |’état politique oi: nous sommes, un danger 
ou lapatrie succomberait avec la société. La prophétie en est trop 
sre : lejour oti le songe de M. Louis Blane commencerait 4 devenir 
laloi, la république commencerait 4 périr; mais, hélas! la républi- 
que a sous sa faible garde les destinées de la France! ll est bon que 
lAssemblée et la nation voient ce péril nettement, pour s’en dé- 
tourner; et c’est a ce titre que nous remercierons M. Louis Blanc 
de Yaverlissement qu’il nous a envoyé de la salle Ragache. 

Tandis que M. Gambetta et M. Louis Blanc se disputaient ainsi 
l’cmpire de « la démocratie républicaine, » ]’Assemblée achevait 
ces lois de chemins de fer que M. Caillaux a soutenues avec un ta- 
lent si remarquable, .et qui, grace 4 la dispute des grandes et des 
petites compagnies, ent été plus laborieuses, en vérité, que les 
lois constitutionselles du jour. En méme temps, elle a validé 1’é- 
lection de M. de Kerjégu : pouvait-elle juger sérieuse la plainte 
de M. Foucher de Careil, celle d’avoir vu la préfecture des Cd- 
fes-du-Nord dispenser 4 son adyersaire ces mémes faveurs électo- 
rales qu'il avait lui-méme essayé de capter? M. Foucher de Careil 
Sest montré, sous tous les régimes, un candidat jaloux d’étre ou de 
paraitre ’ami du gouvernement : il est habile 4 décorer sa candi- 
dature de l’estampille officielle; il sait en imiter la marque. Cet 
art ne lui a pas suffi devant les électeurs, pas plus que devant 1’As- 
semblée les secrets dérobés de certaines piéces soustraites n'ont été 
utiles a sa cause. Deux fois aussi, parmices discussions, |’Assemblée 
a louché &@ )’élection de la Niévre, et de quelle main passionnée? 


224 QUINZAINE POLITIQUE. 


Nous nous défendrons, pour notre part, de raconter méme en deux 
mots cette légendaire et scandaleuse histoire, avant d’avoir lu le 
rapport de M. Savary. Nous nous I’interdirons, tout facile qu’il 
nous fit déja d’affirmer au moins une vérité parmi tous ces doutes : 
nous parlons de ]’impudente audace avec laquelle M. Rouher a, 
dans son serment de l'année derniére, abusé la bonne foi de l’As- 
semblée. Ce qui nous semble le plus clairement manifeste dans ce 
débat, c’est la dextérité du parti bonapartiste. Il y a deux fautes, 
en effet, qu’a son seul profit il a su faire commettre par ses enne- 
mis de gauche et de droite. Pour la gauche, c’est une faute que de 
charger honorable M. Tailhand de tant d’incriminations violentes ; 
pour la droite, c’en est une de diriger contre M. Savary tant de 
soupcons et de reproches : on détourne ainsi de M. Rouher les 
coups qu'il méritait et qu'il attendait; on déplace le combat, on 
change les attaques, on oublie la cause des hostilités et leur objet 
véritable. Le comité de |’Appel au peuple, avec ses machinations et 
ses. conspirations, est-il tel que M. Léon Renault l’a montré? Voila 
la question. I] faudrait, d’un cdté et d’un autre, n’y pas méler des 
faits secondaires et des sentiments étrangers. La personne qui doit 
comparaitre dans ce procés, ce n'est pas celle de M. Tailhand ou de 
M. Savary ; c’est celle de M. Rouher : qu’on laisse donc seuls, face a 
face avec l’Assemblée, M. Rouher et le bonapartisme. 

Parmi ces travaux de l’Assemblée, Ja principale préoccupation 
de la gauche, on le sait, ¢’a été la pensée de précipiter la dissolu- 
tion. Nous avons eu le spectacle extraordinaire d’une réunion ot 
les trois partis qui la composent et qui, sans doute, la diviseront 
un jour, se sont groupés sous la présidence sereine de M. Labou- 
laye, pour aviser aux moyens de dissoudre ]’Assemblée plus vite. 
M. Laboulaye présidant 4 un conseil ou s’approchent de lui M. Gam- 
betta et M. Louis Blanc, M. Esquiros et M. Naquet, les chefs de la 
république radicale! Le centre gauche s’associant en public 4 l’ex- 
tréme gauche, comme si M. Casimir Périer pouvail fraterniser avec 
M. Barodet! Ce sont la des phénoménces dont I’étrangeté déconcerte 
et alarme. On se demande quels liens peuvent attacher l’un a l’au- 
tre de tels hommes, et s’11 n'y a plus, dans leurs doctrines, d’inter- 
valle qui les sépare. On se demande si c’est 4 l’extréme gauche que 
M. Laboulaye pense attirer les conservateurs qui ont complété la 
majorité du 25 février, les membres du centre droit, les amis de 
M. Wallon et de M. Lavergne. On se demande si la république con- 
servatrice ne peut subsister que par la faveur et avec la tolérance 
de la république radicale. L'avenir le dira. Aujourd’hui, les trois 
gauches sont unies intimement, et M. Laboulaye n’ose, ni ne peut, 
ni ne veut inviter les conservateurs du centre droit et de la 


QUINZAINE POLITIQUE. 225 


droite modérée & déhbérer en commun avec le centre gauche, pas 
méme sur la dissolutian..,.. Voila les sélections qui s’opérent, au 
mois de juillet, dans la république parlementaire et constitution- 
nelle du mois de février ! 

Avec une majesté un peu naive, les gauches ont juré, dans ce 
Jeu-de-Paume, de forcer l’Assemblée 4 se séparer prochainement, 
faute de lois, faute d’amendements, faute de discours. Les gauches 
lont promis : clies ne multiplieront plus, comme dans ces der- 
nieres semaines, les demandes, les interpellations, les projets, dont 
elles ont embarrassé la tribune; elles regrettent d’avoir elles- 
mémes retardé le départ de l’Assemblée. Désormais donc, ses ora- 
leurs se sévreront d’éloquence ; ses législateurs garderont pour eux 
les fruits de leur imagination. Les gauches pratiqueront la poli- 
tique du laisser dire et du laisser faire, pourvu que, dans cette paix 
forcée, leur silence ct leur inertie ere & V’Assemblée de 
mourir plus tot. 

Ainsi, on annonce allégrement qu'on réduira les discours et les 
amendements. On est décidé 4 abréger les études. On baclera la | 
Constitution. Eh bien! Est-ce 4 la hate, sans examen, négligem- 
ment, qu’on fera les deux lois de |’état-major et de I'intendance? 
Pour ne parler que de celle-ci, il est amer de penser qu’une loi, qu’a- 
prés les désastres de 1870, la France entiére considérait comaic la 
plus urgente des réformes a opérer dans !’armée, ne soit pas encore 
préte, quatre ans apres ces calamiteés. I] est triste de se dire qu’unc 
loa sur laquelle, en ce temps surtout, repose le destin d’une campa- 
gne, sera peut-étre une ceuvre informe de la derniére heure. Et tout 
cela, parce qu’on est pressé de disperser |’Assemblée! Prenez garde: 
avant de dissoudre |’Assembiée, il faudrait reconstruire solidement 
la patrie, il faudrait dter 4 la fortune tous les moyens de dissoudre 
la-France aussi. Cette loi de l’intendance, il convenait de l’élaborer 
apres celle du recrutement et de l’organisation de l’armée : son rang 
naturel la plagait avant celle des cadres ; car, de concert avec celle 
de I’état-major, elle forme l'administration supérieure de l’armée. 
Qu’arrive-t-al aujourd’hui? C’est qu’on va tant bien que mal adapter 
la loi de )intendance a celle des cadres. L’intendance a été chargée, 
en 1870, des malédictions de la France malheureuse. Qu’on écoute, 
avec la commission d’enquéte, les aveux des intendants : on saura 
quelle part eut le gouvernement impérial dans l’incurie qu’on leur 
reprochait ; et puis, en toute justice, on n’oubliera pas non plus 
quelle fut, dans les fautes de |’intendance, la part des généraux, 
des soldats et des populations. Mais de quelque fagon qu’on la 
juge, il en faut une : corrigez-en les vices ; mettez l’unité dans le 
commandement total de l’armée; changez, supprimez, améliorez, 

40 Jcmcer 1875. 15 


226 QUINZAINE POLITIQUE. 


comme il vous plaira; au moins, faites-le et faites-le bien. Pour 
nous, nous sommes saisis de stupeur et d’effroi, 4 voir ces retards 
funestes et ces néfastes omissions. I] nous serait hélas! aisé de ré- 
véler des choses graves et alarmantes dans l’organisation nouvelle 
de cette armée qu’une guerre pourrait appeler demain & des ba- 
tailles suprémes, avec une intendance insuffisante, mal réglée, dé- 
pourvue de ressources. Que les députés, avides de dissoudre }’As- 
semblée avec une telle précipitation, aillent donc, dans un de nos 
corps d’armée, examiner de prés l'état de l’intendance, son fonc- 
tionnement, son personnel et son matéricl; et ils viendront nous 
dire ensuite sig une loi comme celle-la, on peut l’ajourner ou la 
confectionner 4 la légére, sans souci ni soin, a la fagon d’un article 
de budget qu’on a tout au plus Je temps de voter. 

Pour nous, nous ne contestons pas 4 la gauche le droit de faire 
seulement ou de parfaire les lois les plus nécessaires au pays. 
L’Assemblée, évidemment, n’a plus que quelques services 4 rendre 
4 la France; mais, si peu nombreux qu’ils sotent encore, elle doit 
les lui rendre pleinement et consciencieusement : ainsi le veulent 
Vintérét de la nation, la dignité de |’Assemblée, le respegt méme 
du régime parlementaire et le crédit qu'il mérite d’un peuple 
libre. La dissolution a pu paraitre, l’an dernier et surtout durant 
les années précédentes, une sorte de vide et comme un abime pro- 
fond, ou les radicaux, en voulant y jeter l’Assemblée, eussent aussi 
jeté la société et la patrie. Cette crainte a diminué, cette terreur 
s’est apaisée. Nous ne redoutons plus la dissolution, et le gouver- 
nement, pensons-nous, se croit assez de force maintenant, pour 
l'envisager, sinon sans défiance, du moins sans peur. Une dissolu- 
tion aussi prompte que la gauche le désire, est-elle pourtant, comme 
- Yassurent quelques déclamateurs, une mesure de salut public et 
la plus grande des nécessités politiques qui s’imposent, en ce mo- 
ment, 4 la France? Nullement. Ce sont 1a des mots du parti ; et cer- 
taines ambitions électorales, bien plus que le sentiment des besoins 
de la France, arrachent 4 la gauche ces cris d’impatience et de 
convoitise. L’Assemblée ne menace la France d’aucun mal et ne 
met en péril aucun des biens que sa patriotique sagesse lui a resti- 
tués depuis 1870 : il est puéril de dire que, pour avoir siégé cing 
ou six mois de plus, l’Assemblée, sous le gouvernement du maré- 
chal de Mac-Mahon et le ministére de M. Buffet, puisse causer 
quelque détriment 4 la liberté ou 4 l’ordre. D’ailleurs, rien n’est 
moins certain, pour les républicains eux-mémes, que cette préten- 
due certitude de trouver dans une dissolution hative, c’est-a-dire 
dans une pratique anticipée de la constitution, un moyen d’assurer 
ct d’affermir le régime de la république; peut-ctre la vraie sa- 


QUINZAINE POLITIQUE. 227 


gesse conseillerait-elle aux républicains de laisser 4 ce régime 
nouveau le temps de se consolider sous ses auspices présents, avant 
les hasards et le tumulte des élections. 

Selon nous, il y a bien quelque parade dans !’ostentation avec la- 
quelle la gauche demande !’impossible, la dissolution au mois 
d‘aout. La gauche, pas plus que la droite, n’ignore que les lois vrai- 
ment indispensables, celles mémes qu’elle énumére & son choix, 
réclament de l’attention de l’Assemblée une durée autrement lon- 
gue : on en peut juger par le travail accompli depuis le retour de 
l’Assemblée. M. Gambetta, en décidant la gauche 4 pousser si fort 
ce cri de dissolution, a sans doute voulu plaire aux #lecteurs du ra- 
dicalisme, offrir unc nouvelle satisfaction 4 leurs fougueux désirs, 
leur donner un peu de paticnce, et, a l’ombre de ce contentement, 
continuer, pour les lois constitutionnelles, cette politique d’ater- 
moiements et de concessions dont M. Louis Blanc le blame si éner- 
giquement. C’est l’affaire de M. Gambetta. Quant 4 la droite, nous 
estimons que, sans youloir retarder la dissolution par des délais ar- 
tificiels, elle a raison de ne pas vouloir la précipiter : il est juste 
qu'elle considére son premier devoir, celui de bien faire les lois 
qu'il lui reste 4 décréter, et d’abord la loi électorale. Et ce n'est pas 
non plus un motif léger que l’obligation toute nationale dont a parlé 
M. de Kerdrel : il est prudent que l’Assemblée ne se sépare pas sans 
avoir mesure d’un regard, si rapide qu’il soit, la situationde la 
France vis-a-vis de l’étranger. 

Les refus que la résistance du groupe Lavergne a fait subir a la 
gauche, la crainte d’un échec, et certains calculs nouveaux, l’ont 
décidée 4 changer son plan : elle ne présentera pas, dit-on, sa de- 
mande de dissolution 4 ]’Assemblée; elle se contentera d’activer la 
besogne et d’épuiser le travail le plus tét possible. C'est cette 
pensée, en méme temps quc la résignation a laquelle l’oblige l'atti- 
tude du ministére, qui ont rendu la gauche muette et comme im- 
passible pendant la loi sur les pouvoirs publics. De 14 aussi la brié- 
veté de cette discussion. 

M. Marcou, l'un des quinze ou vingt qui peuplent l’école de 
M. Louis Blanc, n‘a fait que répéter les maximes du maitre en ré- 
clamant Ia permanence des Assemblées. Il a, sur l'avenir de la 
république, les mémes vues que M. Louis Blanc : c’est la méme 
félicité qu’il promcet a la nation, en voulant, comme il l’annonce, 
«la républicaniser. » Mais M. Gambetta lui-méme et toute la 
gauche n’ont pas une autre opinion que M. Marcou sur la perma- 
nence des Assemblées ; et, vraiment, leur complaisance est extréme, 
quand ils prodiguent 4 M. Buffet tous leurs faux semblants d’ap- 
probation. C’est contre eux, contre M. Jules Ferry, contre M. Jules 


228 QUINZAINE POLITIQUE. 


Simon, contre M. Jules Grévy, dont on sait les doctrines, que 
M. Buffet a prouvé la fausseté de ce dangereux principe. Il }’a dit 
avec une force supérieure de dialectique et d’éloquence : la per- 
manence des Assemblées ne peut se concilier avec |’existence de 
deux Chambres; elle rend les Assemblées tyranniques; elle les 
rend impopulaires ; elle ne les garantit point contre un coup d’E- 
tat ; elle n’a paru bonne ni a la libre monarchie d’Anglecterre ni a 
la libre république des Etats-Unis. La parole de M. Buffet, si pleine 
d’autorité, si souvent fine et spiriluclle, toujours vigoureuse et so- 
bre, quelquefois incisive, n’avait jamais cu plus de précision : 1’As- 
semblée y a seriti cette logique toute particuliére de la vérilé que 
Vhistoire nomme l’expérience; ajoutons qu’une science profonde du 
droit constitutionnel donnait aux arguments de M. Buffet une exac- 
titude qui ne permettait guére de les contester. Nous sommes heu- 
reux de cette victoire, et nous en revendiquons pour les conserva- 
teurs ct l’honneur et l’avantage. 

La loyale et patriotique déclaration de M. de Kerdrel était oppor- 
tune aprés ce discours de M. Buffet, autant qu'elle était juste en 
soi et politique. M. de Kerdrel a noblement rappelé les préférences 
et la conduite de la droite modérée; et non moins noblement, au 
nom de ses amis, il a offert au gouvernement, tel que les lois du 
25 février l’ont constitué, une assistance qu’il ne préte 4 la répu- 
blique que pour le service de la France. La droite modérée n’a pu 
empécher la république de s’établir : elle veut au moins empécher 
de tous ses efforts que la république nuise autant qu’on peut le 
craindre 4 la sécurité sociale et nationale de notre pays. C’est 
une honnéte et sage politique. Non, certes, la république n’est pas 
le vaisseau qui pourrait le plus stirement conduire au loin les des- 
inées de la France, en abordant doucement 4 chaque rivage. Mais, 
quel qu’il soit, radeau fragile ou navire puissant, il porte aujour- 
d’hui la France et sa fortune : il n’y a pas de bon citoyen, pour peu 
qu’il ait au coeur un.courage supérieur a ses regrets ou a ses alar- 
mes, qui ne veuille au moins tenter de le détourner des écueils. 
Or, ce n’est point, on l’avouera, en se jetant.au fond des eaux, ni 
en demeurant au bord les bras croisés, qu’on travaille 4 un dessein 
si généreux. Il faut monter sur le batiment, et, si on peut, saisir 
le gouvernail. M. de Kerdrel a. raison de le penser: c’est la con- 
duite la plus vaillante, et c’est la plus prudente aussi. 


| Aucuste Boucuer. 
Lun des gérants ; CHARLES DOUNIOL. 


PARIS. — IMP. SIMON RACON ET COMP., ALE -D'EMFCATD 1. 


LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


ET LE PARTI CONSERVATEUR' 


Dans l’une des crises les plus graves de notre siécle, la plus 
grave méme par ses conséquences profondes et lointaines, lors- 
gue, le 7 aout 4830, la Chambre des députés délibérait sur la dé- 
claration de vacance du trone, un personnage universellement es- 
timé, un ami de M. de Chateaubriand, un ancien collégue de M. de 
Martignac, royaliste et libéral comme eux, M. Hyde de Neuville, di- 
sait: « En politique comme en religion, les consciences ne sont pas 
toutes soumises aux mémes influences, et les hommes cherchant le 
bien peuvent suivre des directions différentes. Chacun de nous suit 
sa conscience ; la mienne seule est mon guide. Si vous ne partagez 
pas mon sentiment, ne me refusez pas votre cstime. J’ai fait ce 
qu’un Francais pouvait faire pour éviter les calamités que-nous 
avons éprouvées. J’ai été fidéle & mes serments; je n’ai point 
trahi cette famille que de faux amis ont précipitée dans l’abime. » 
Et il concluait : « La main sur la conscience, je ne puis que re- 
pousser la souveraineté dangereuse que la commission propose 
detablir. » 

Belles et sages paroles! Souvent, bien souvent, les honnétes 
gens de nos jours ont cu besoin de se les répéter les uns aux au- 
tres, dans ces heures obscures et troublées ou, mus par un égal 
amour de la patrie et du bien, ils se sont engagés, la conscience 
tranquille, mais le coeur déchiré, dans des voies diverses. Celui qui 
donnait ce magnifique exemple d’équité envers ses adversaires avait 
offert lous les gages et prodigué tous les sacrifices 4 sa cause: 
presque enfant, il avait soutenu deson bras l’octogénaire M. de Males- 
herbes, allant défendre Louis XVI 4 la Convention; jeune homme, 

y. sia, 7. ixre (c* DE LA coscr.). 2° uy. 25 Jomurr 1875. 6 


230 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


il avait bravé en face Napoléon; homme mur, aux portes de la 
vicillessc, tout en couvrant de ses coléres les conseillers funestes 
qui avaient perdu la monarchie, 11 la suivait dans sa chute. 

Ces paroles de M. Hyde de Neuville, cette grande invocation de 
tolérance et de justice, nous revenaient a la mémoire lorsque nous 
avons vu, dans l’Assemblée de Versailles, d’honnétes gens qui, ten- 
dant aux mémes fins, avaicnt combattu ensemble, se séparer aprés 
quatre années de mutuels efforts et de mécomptes communs, 
ceux-ci pour repousser ct ceux-la pour accepter la République. 

Certes, envisagée en soi, dans lalumieére de la théorie et de l’idéal, 
la république est une noble forme de gouvernement; clile n’a 
rien qui puisse humilier les hommes : l’honneur. peut s’y déployer 
4 l’aise, les tétes les plus hautes peuvent y entrer sans se baisser. 
Que de fois méme, las de voir les monarchies se trahir et se préci- 
piter 4 l’envi, il est arrivé 4 beaucoup de bons citoyens de soupirer 
aprés le jour ot: toutes les divisions pourraient s’éteindre et toutes 
les volontés s'embrasser dans ce gouvernement anonyme et neutre 
de la république, comme dans le sein maternel de la patrie! 
Ce qui aretenu, ce qui retient les esprits les plus fermes et les 
plus libres, ce n’est pas une répugnance morale, c’est un doute, 
doute terrible : Cette république est-elle possible? Fera-t-elle le bien 
de mon pays? Peut-elle vivre et nous laisser vivre, vivre dans l’or- 
dre, dans le respect de tous les intéréts et de tous les droits, dans 
la pleine sécurité sociale et nationale? 

Lorsque la question supréme se posa devant |’Assemblée, ah! 
nous comprenons I’anxiété, les appréhensions, le douloureux tour- 
ment de tant de braves gens qui hésitérent 4 donner leur suffrage 
4 une institution 4 laquelle leur raison n’avait pas donné sa con-- 
fiance. Quelle responsabilité prendre! Ils ne se résignaient pas a 
effacer de leurs mains toute trace de cette monarchie constitution- 
nelle dont ils avaient espéré assurer 4 la France la réalité bienfai- 
sante; dont ensuite, dans unc sorte d’interrégne décoré du nom de 
Septennat, ils avaient essayé de retenir l'image et de préparer le re- 
tour; et que maintenant, sous le poids d’une inexorable fatalité 
dont ils étaient innocents et victimes, ils regardaient s’enfoncer 
plus avant dans les sombres incertitudes de l'avenir. 

Et, d’un autre cété, il y avait d’autres braves gens qui répon- 
daient : Cette monarchie constitutionnelle, nous l’avons voulue 
comme vous; comme yous, nous avons voulu }’asseoir sur le prin- 
cipe de l’hérédité royale, non pas tel que la convention ou I’accla- 
mation d’un jour le décréte, mais tel qu’a travers les siécles l’his- 
toire de France l’avait faite. Elle a manqué. Comme vous encore, 
atteints du méme échec immérité, nous nous sommes réfugiés dans 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 231 


le Septennat : expédient un peu artificiel, il avait du moins l’avan- 
tage parlementaire de ne pas nous diviser, de ne froisser aucune 
conviction, de ménager tous les amours-propres, de fermer la porte 
4 larépublique qui était préte, pour la garder ouverte 4 la monar- 
chie qui ne l’était pas. Le Septennat manque 4 son tour, répudié par 
quelques-uns de ceux-la mémes en vue desquels il était plus parti- 
culigrement concu. Que faire alors? Tout nous échappe. Accu- 
lés au gouffre de la dissolution, irons-nous y laisser tomber Ie pays, 
aussi désarmé et aussi nu que nous l’avons regu de la démagogie 
et de l’invasion? Dans la mélée présente des opinions et des passions, 
le choix n’est pas entre la monarchie et la république; il se res- 
serre de jour en jour entre une république plus ou moins corri- 
gée, pourvue d’institutions plus ou moins défensives, ct le vide, 
le néant, un chaos ot la meilleure chance qui nous attend, si nous 
évitons l’anarchie ou le despotisme, sera encore la république, mais 
une république moins conservatrice que celle dont il nous reste le 
temps et le droit d’imposer le frein aprés nous. 

Et puis, dans cette détresse, un homme était 4 considérer, ce mo- 
deste et dévoué soldat que, par une nuit de mai 1873, M. Thiers 
ayant donné sa démission, |’Assemblée nationale était venue, en 
quelque sorte, trouver sous sa tente, pour le conjurer de faire vio- 
lence a ses gotits, de jeter dans l’aréne orageuse des partis sa gloire 
sereine, de la livrer, pour le service de |’Etat, 4 toutes les ingrati- 
tudes et 4 toutes les insultes, de prendre Vaccablant fardeau du 
gouvernement de la France. Grande scéne qui demeurera un grand 
souvenir! Accoutumé & des spectacles dignes de l’histoire, le palais 
de Versailles n’oubliera pas cette députation de citoyens s’en allant, 
a travers ses galeries de tombeaux et de statues, mal éclairées par 
quelques lampes, offrir et comme infliger le pouvoir au fils de l'un 
de ces Irlandais qui autrefois, sous ces mémes voutes, avaient paru 
devant Louis XIV, accompagnant leur Stuart banni. 

Le maréchal de Mac-Mahon avait fini par accepter. Il avait ac- 
cepté encore, six mois aprés, dans d’autres complications non moins 
épineuses : i] avait promis de rester 14 lorsque l’Assemblée ne se- 
rait plus, de continuer 4 défendre la société, a la condition, toute- 
fois, que cette société lui donnerait les armes nécessaires pour sa 
défense. 

Or, ces armes de défense, quelles étaient-elles? M. Thiers, 4 qui le 
monde conservateur a plutdt reproché un défaut qu'un excés de vi- 
gueurdans son gouvernement, M. Thiers les avait indiquées aux répu- 
blicains eux-mémes avec uneprévoyance, avec une netteté courageuse 
dont oubli serait une injustice. Le souci de l’avenir, répétait-il soa- 
vent, le gros nuage d'une république entée sur le suffrage unrver- 


252 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


sel, c’est ’avénement d’une Assemblée travaillée de cet esprit de 
destruction qui, selon les temps, s'est nommé socialisme ou radi- 
calisme. A cela, dans la situation actuelle du pays, il n’y a qu’un 
reméde : le droit de dissolution aux mains d’un Président qu’assis- 
tera une Chambre haute, et que l’armée suivra, si lui-méme est avec 
Ja loi. Vienne donc une Chambre basse ot la démagogie sera mat- 
tresse, le Président n’aura qu’é la regarder faire, alarmer tous les 
intéréts, porter l’inquiétude partout, ébranier de ses motions décla- 
matoires la fortune publique et les fortunes privécs. Une fois la me- 
sure des mécontentements comble, soutenu de la Ghambre haute 
qui sera comme son témoin, il frappera un coup avec son droit 
de dissolution; et le pays, qui trop souvent a laissé son imagi- 
nation jouer avec la démagogie, mais qui toujours, lorsqu’il l’a vue 
aux affaires en chair et eu os, a reculé d’effroi, comme en 1848 et 
en 1874, le pays renverra probablement une bonne Assemblée. 
Aprés plus d’une année d’efforts, de négociations, de démarches, 
de projets pris et repris sous toutes les formes, le moment était 
venu, ou ce que M. Thiers avait eu raison de revendiquer serait re- 
fusé 4 son successeur; ol, toute organisation constitutionnelle de 
ses pouvoirs ayant échoué, le maréchal de Mac-Mahon serait laissé 
seul, sans institutions protectrices, revétu d’un titre qu'il tiendrait 
d’une Assemblée disparuc, enfermé dans un duel sans issue avec le 
redoutable et mobile inconnu du suffrage universel. 
Ceux-la qui seraient tentés de nier la vérité de cette peinture 
auraient la mémoire courte; ils ne se rappelleraient pas ce qui 
s'est passé: tout ce qui avait été proposé pour organiser un 
Septennat personnel ou impersonnel avait été repoussé; le droit 
de dissolution que, dans la séance du 2 février dernicr, M. de 
Meaux, M. Depeyre, M. le duc de Bisaccia avaient sollicité pour 
le maréchal en dehors de toute intervention d’unec Chambre 
haute, avait été également écarté. Que restait-il encore qui n’eut 
pas été demandé et rejeté? Le droit de veto contre les décisions de 
la prochaine Assemblée! Mais, alors méme que, par un hasard bien 
invraisemblable, il edt enfin rencontré cette majorité qui se déro- 
bait toujours, quelle valeur avait-il? quelle force donnait-il? quelle 
sécurité apportait-il? M. Thiers n’en avait pas voulu pour son pou- 
voir; méme sous Louis XVI, méme dans le prestige d’une antique 
monarchie ot le Roi, ce représentant perpétuel de la nation, comme 
disait Mirabeau, pouvait dresser, cn face des aberrations populai- 
res, l'image de son droit, contemporain de la patric clle-méme, il 
avait été réputé, par les juges les moins suspects, un sceptre déri- 
soire. Avec une présidence éphémére et précairc, qu’ett-il été? 
Moins encore, un hochet de parade, propre 4 provoquer des con- 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 233 


flits qu'il était impuissant pour trancher. M. Benjamin Constant, 
quon n’accusera pas d’une complaisance outrée pour les préroga- 
tives de l’'autorité, a dit avec justesse : « Le veto royal, nécessaire 
pour jes lois de détail, est insuffisant contre la tendance générale. 
Il irrite l’Assembiée hostile, sans la désarmer. La dissolution de 
cette Assemblée est le reméde unique’. » 

C'est ainsi qu'elle est venue au monde, cette république 4 la- 
quelle "honorable M. Wallon a attaché son nom: nulle prémédita- 
tion, nulle conspiration dans ses origines; elle a été le fruit du 
désarroi, elle est née tout simplement, faute de micux et crainte 
de pis. 

Quelques hommes bien intentionnés se sont vus poussés a bout, 
ls ont voulu a tout prix, ils ont cru tirer la France de |’impasse 
ou ses destinées étaient arrétées et ballottées : comme, a leur grand 
regret, ils nc pouvaient remplacer la république par la monarchie 
constitutionnelle, ils ont essayé d’organiser cette inévitable répu- 
blique; plutdt que de |l’abandonner 4 elle-méme, plutdt que de la 
laisser en cet état sauvage ot tout gisait 4 sa merci, ils ont cherché 
a lentourer de quelques barriéres, 4 introduire dans son sein quel- 
ques principes de retenue et d’ordre. Qu’est-ce qui a eu tort? qu’est- 
ce quia eu raison? Si nous ne nous trompons pas, plusieurs qui 
votaient l’organisation de la république, ont envié tout bas ceux qui 
ne la votaient pas, et d’autres qui ne la votaient pas, ont remercié 
au fond de leur coeur ceux qui la votaient. 

Mais enfin, cette république une fois établie par une résolution 
qui appartient désormais aux dissertations de Vhistoire, quelles . 
garanties offre-t-elle? Et quels devoirs impose-t-elle 4 tous ceux 
que, sans distinction de parti, nous appellerons de ce vieux mot : 
les bons citoyens? 


I} ‘ 


Avant la discussion des lois constitutionnelles, c’était une mode . 
de rire des Chambres hautes : A quoi servent-elles? Quelles révo- 
lutions ont-elles empéchées? Quelle dynastie ont-elles sauvée? Les 
plaisants logiciens dont nous parlons les déclaraient inutiles, allé- 
guant pour preuve que, dans nos implacables tourmentes ou 
royauté, parlement, magistrature, armée elle-méme, tout avait 
succombé ou plié, les Chambres hautes n’avaient pas eu le privilége 
de demeurer debout. 


* Benjamin Constant, (Euvres politiques, Ch. des Assembides représentatives. 


34 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


Les lois constitutionnelles ont été votées, une Chambre haute 
décrétée; alors le langage a changé. Les mémes qui n’avaient 
pas assez de dédain se sont ravisés ; ils n’ont plus qu’un désir, c’est 
d’entrer dans la place. lls ont découvert que parfois les Chambres 
hautes ont une importance souveraine; que les événements peu- 
vent y mettre, comme dans le Sénat de 1844, les clefs du gou- 
vernement. 

C’est qu’en effet, dans un Etat, surtout dans un Etat libre, les 
Chambres hautes ont une fonction essentielle 4 remplir : instituer 
dans l’ordre politique le double degré de juridiction qui régit notre 
ordre judiciaire, contréler et confirmer les délibérations l’une par 
Yautre, donner 4 la loi le temps de la réflexion, n’est méme pas le 
premier de leurs titres; elles ont pour but supérieur de répondre 
et de satisfaire 4 ce besoin des sociétés qui, n’étant pas seulement 
une agglomération vague d’individus, veulent une sauvegarde pour 
les traditions, les principes, les forces sur lesquels leurs fonde- 
ments reposent. Vérité sensible partout, plus sensible encore dans 
les démocraties qu’ailleurs ! Les flatteurs du peuple ont beau lui 
crier qu'il est maitre, qu’il est souverain, qu’il n’a qu’a compter 
les suffrages pour tout régler 4 sa guise ; il sait bien le contraire : 
Vinstinct, ’habitude, un certain effroi de lui-méme l’avertissent 
que tout cela est faux, qu'il y a en ce monde autre chose que le 
nembre dont il dispose. Souvent, dans nos temps agités, nous avons 
vu des Assemblées conservatrices d’ou la faveur populaire se reti- 
rait de plus en plus, faire encore figure,. garder leur empire dans 
leur isolement, résister et commander avec autorité, parce qu’en 
regard des fluctuations contraires de l’opinion, elles représentaient 
les grands intéréts permanents de la société. 

Nous sommes méme enclins 4 penser que, loin de diminuer, |’im- 
portance d’une Chambre haute ne peut que croitre dans I'élément 
instable. d’une république. 

Ilse passera probablement pour elle ce qui se passe pour toutes les 
institutions vraiment sociales, clergé, armée, magistrature: dans le 
calme profond d’une monarchie, |’insouciante fantaisie, qui se croit 
assurée de l’éternité, se laisse aller & les ébranler, elle s’amuse a 
douter de leur vertu. Sitét qu’arrivent les incertitudes de la répu- 
hligye, le séricux rentre, une appréciation plus saine des choses se 
produit dans les esprits : les coups de vent qui, avec le lit méme 
des sociétés, mettent 4 nu les racines de ces institutions nécessai- 
res, les. enfoncent plus avant, et tous ceux qui ne veulent ni dé- 
truire ni étre détruits, se rassemblent éperdus 4 leur ombre, plus 
que jamais bienfaisante et sacrée. 

Observez encore un autre phénoméne de la méme famille : au 


ET LE PART! CONSERVATEUR. 255 


sein de la sécurité dont la monarchie répand partout la douce in- 
fluence, les peuples deviennent vite ingrats et querelleurs envers 
le pouvoir, tandis que, par une inconséquence inverse, la républi- 
que rend invariablement la liberté impopulaire. Chose mortifiante 
4 avouer, mais impossible & nier! Tous les coups d’Etat, depuis 
ceux de fructidor et de brumaire jusqu’a celui du 2 décembre, qui, 
sous la république, ont été faits contre les Assemblées, ont réussi, 
sanctionnés d’avance par la foule; le seul, bien modéré, qu’ait 
essayé une monarchie, a échoué, la perdant elle-méme. 

N'en doutons pas, car c’est une loi de la nature humaine : plus 
la Chambre haute de la république sera solidement conserva- 
trice, plus elle sera une puissance; ‘grande dans I’Etat, sa place 
sera plus grande encore dans |’opinion. La turbulence de la Cham- 
bre basse, ses menaces contre |’ordre établi, ses desseins bruyants 
de toucher a tout ne feraient méme que servir sa rivale; devant 
tous les intéréts alarmés, la Chambre haute, avec le Président de la 
république 4 sa téte, se dresserait comme leur forteresse et leur 
espolr. 

Cetfe mission tutélaire d’une Chambre haute, le projet de loi 
présenté au mois de mai 1874, par M. le duc de Broglie, au nom 
d’un cabinct ot siégeaient M. de Larcy et M. Depeyre, M. Magne et 
M. de Fourtou, l’edt assurée dans notre pays. Rendons-lui cet hom- 
mage que, dégagé de tout esprit de réaction, il était conservateur 
dans le sens le plus vaste et le plus vrai du mot. 

lntroduisant dans notre Constitution, comme le déclarait fran- 
chement l’exposé des motifs, le principe de la représentation des 
intéréts en face de la représentation du nombre, des opinions cou- 
rantes et flottantes, des situations en voie de formation, qui est 
plus particuliérement l’affaire de la Chambre basse, le projet de loi 
de M. de Broglie assignait trois origines 4 la Chambre haute : !’émi- 
hence exceptionnelle de la dignité comme celle des cardinaux, ma- 
réchaux, amiraux, premiers présidents des cours de cassation et 
des comptes; le choix direct du chef de l’Etat, circonscrit dans des 
catégories déterminées; |’élection confiée 4 des colléges ot la reli- 
gion, la magistrature, l’armée, le barreau, les lettres, sciences et 
arts, le commerce, l'industrie, la propriété, les grands services 
publics, toutes les forces organisées de la société seraient comme 
érigées en jury. 

Examinez, pesez, comparez toutes ces dispositions qu’évidem- 
ment, dans le détail de leurs applications, il evt été facile d’amen- 
der, d’étendre ou. de restreindre : elles allaient droit 4 leur but; 
‘elles formaient, 4 coup sir, unc Chambre haute qui méritait son 





36 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


‘appellation; elles donnaient 4 la société une réserve défensive qui, 
loin d’étre un danger, était une protection pour la lberté. 

Faire, par exemple, une part a l’initiative du chef de I’Ktat dans 
la composition de la Chambre haute, était-ce une exigence bien 
ambitieuse? Demandez-le 4 la plupart des monarchies constitution- 
nelles de l'Europe : la méme ot, comme dans sa Chambre des 
lords, l’Angleterre n’a pas fondé l’indépendance sur I’hérédité, elle 
aretenu pour le gouvernement la désignation des membres de la 
Chambre haute; au Canada, sur cette terre toute pétrie avec la 
notre, ol notre Coutume de Paris se marie si heureusement avec 
la Grande Charte de Londres, le Sénat est nommé par la reine. Sermn- 
blable prérogative nous edt paru d’autant moins excessive que, 
dans notre république, le chef de l’Ktat sera désarmé vis-a-vis de 
la Chambre haute : il n’aura pas le droit de la dissoudre, droit que 
concédaient autrefois les plus ardents politiques qui la réclamaient 
élective'; il ne pourra pas non plus y intervenir, en modifier l’es- 
prit, y déplacer la majorité par l’exercice de ce droit de fournee, 
comme on disait chez nous, ou de poussée, comme on dit en Alle- 
magne, avec lequel la libre Angleterre elle-méme a souvent forcé 
les résolutions de ses lords. : 

Ajoutons enfin que, reconnaitre une part au chef de ]’Ktat dans la 
nomination de la Chambre haute, nous edt paru une précaution 
utile pour une démocratie ot la vulgarité tend fatalement 4 domi- 
ner, ot l’cnvie suit de prés toutes les supériorités qui éclatent. 
Plus d’une fois, un arbitrage supréme aurait corrigé des iniquités, 
réparé des oublis, rétabli au profit de l’intelligence et de la gloire, 
odieusement délaissées, l’égalité devant la loi. Sans cette impar- .- 
tialité souveraine qui régne sur les sommets, notre pairie de la 
monarchie constitutionnelle eut-elle été ce qu’elle était sous la 
. Restauration, et ce qu’a un degré moindre elle fut encore aprés 
1850 : le trésor vivant de nos illustrations nationales? 

Et quant a ces colléges d’électeurs ou étaient comme rassemblés 
les Etats-Généraux de notre société, nous cherchons yainement ce 
que la défiance la plus soupgonneuse trouverait 4 y reprendre. Unc 
aristocratie se soutient par ses priviléges héréditaires ; la démocra- 
tie serait sans consistance si, dans le désert d’institutions ot: elle 
s'agite, elle répudiait tout groupe d’intéréts, toute force faisant 
corps, toute élite, méme accessible 4 tout le monde. En 1834, dans 
l’effervescence d’une révolution victorieuse, c’étaient les libéraux 


‘ (était, notamment, le systéme de M. de La Fayette en 1831, lors de la dis- 
cussion sur l'abolition dela pairie héréditaire. 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 337 


les plus hardis qui avaient proposé eux-mémes ces colléges électo- 
raux pour la formation de la pairie; ils rappelaicnt complaisam- 
ment que l'‘empereur Napoléon les avait établis avec succés dans la 
république cisalpine, devenue plus tard son royaume d’Italie'. 

le projet de loi de M. le duc de Broglie n’a pas eu de suite, 
éouffé en naissant par des hommes dont la plupart auraient du 
raccueillir comme un insigne bienfait pour leur cause. Si la monar- 
chie revient parmi nous, quelle avance pour clle, quel incalculable 
avantage, de trouver déja inscrit dans la Charte de notre ombra- 
geuse démocratie, inscrit par la main méme d’une république, le 
principe de la représentation des intéréts! Et si l’avenir appartient 
a cetle république, combien sa rude tache, pour surmonter les 
mauvaises passions qu’elle engendre, lui serait facilitée par un Sé- 
nat, rendu comme la place de sureté de Ja société elle-méme! Dans 
la coalition qui a tout renversé, ceux-la seuls furent les vainqueurs, 
qui, sous des masques divers, ne poursuivent pour notre pays 
quanarchie ou despotisme; ils avaient raison dans leur aversion : 
que d'une nation en poussiére une Assemblée s’éléve, 4 la fois in- 
dépendante et conscrvatrice, qui ne soit ni l’émanation brouillonne 
d'une foule, ni le jouet de la toute-puissance d'un maitre, et leur 
uvre est manquée. 

Nous ne nous dissimulons pas que la Chambre haute telle que, de 
guerre lasse, nos lois constitutionnelles l’ont fixée et réglée, n’ap- 
porte pas a la société la méme certitude d’absolue sécurité. Dans 
cette désignation des deux tiers du Sénat par les conseils généraux 
et d'arrondissement, et par les délégués des conseils municipaux, 
une porte est ouverte 4]'inconnu; il y a, comme disait l’un des 
lords Derby 4 propos d’une loi électorale nouvelle, un saut a faire 

un trou noir. 

Dans les pays ou la liberté politique, qui a son foyer et son siége 
au centre de l’Etat, n’est pas contenue par les mille liens d’une vi- 
goureuse organisation municipale et provinciale, la prudence con- 
seille de ne pas commettre 4 |’élection pure et simple la nomina- 
hon des deux Chambres : découlant d’une source unique, elles 
risqueraient de n’offrir que les mémes passions, non plus se tem- 
pérant, mais se multipliant et s’aggravant les unes par les autres. 
Lélectorat ne peut impunément rester commun que si les diffé- 
reaces les plus profondes et les garanties les plus sévéres sont pla- 
cées dans }’éligibilité elle-méme : chez nos voisins, les Belges, qui 


‘ Cefut M. Dubois (de la Loire-Inférieure), qui, en 1831, défendit ce systéme & 
k Chambre des députés. M. Vacherot en consignait, avec éloge, le souvenir dans 
Une notice qu'il lut, l'année derniére, 4 l’Académie des sciences morales, sur son 
annen collégue de l’Ecole normale. 








238 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


souvent sont nos maitres, les mémes citoyens votent pour les deux 
Chambres; seulement, tout candidat au Sénat doit payer deux 
mille francs de contributions directes ; c’est le cautionnement que 
la société réclame. M. de la Fayette, si éperdument amoureux de 
toutes les chiméres de son temps, écrivait, dés les premiers jours 
de l’Assemblée constituante, ces lignes sensées que nous recom- 
mandons 4 tous les républicains de nos jours: « Ne souffrez pas 
qu’il n’y ait qu’une Chambre, mi que le Sénat soit de la méme 
composition que la Chambre des représentants'. » Et, dans son 
mémorable discours de 1831 pour lhérédité de la pairie, qui dans 
le jeune et trop indulgent historien de la Révolution révéla soudain 
homme d’Etat, M: Thiers développait, avec son naturel mélange 
de verve, de souvenirs et de vues, ces considérations : que les deux 
Chambres ne devaient jamais procéder de la méme origine ; que 
méme épurée, décomposée, soumise 4 des degrés intermédiaires, 
Vélection, fille de l’opinion du jour, arrivait toujours 4 rendre le 
méme son et 4 produire la méme réponse ; que telle avait été 1’iné- 
vitable conclusion des diverses classes de votants pour les Conseils, 
sous le Directoire, et des deux colléges, sous la Restauration ; que, 
conséquemment, la Chambre haute, n’étant une force que si elle 
représentait un intérét fixe, devait sortir d’une région supérieure 
aux mobilités populaires *. 

Le role attribué 4 tous ‘nos Conseils électifs dans l’élection de 
notre Chambre haute déjouera-t-il les prévisions de M. de la Fayette 
et de M. Thiers? Ne tombera-t-il pas sous le coup de leurs avertisse- 
ments si graves? Mettra-t-il les choix dans ce milieu calme et sir 
ou réside vraiment la raison d’un peuple? Ne pourrait-il méme a la 
longue dénaturer ces Conseils, en ouvrant leurs abords et leur en- 
ceinte 4 toutes les préoccupations, 4 toutes les rivalités, 4 toutes 
les compétitions de la politique? Grand malheur dont la société en- 
‘tiére patirait! La plupart des hommes sont d’une méticuleuse solli- 
citude lorsqu’ils cherchent 4 quelles mains confier l’honneur de 
leur clocher, l’entretien de leurs rues ou de leurs chemins, la dé- 
fense de leur ville ou de leur canton ; s'il ne s’agit que de cette 


‘ Cette lettre, adressée par le général La Fayette 4 M. de La Tour-Maubourg, 
entre le 28 aout et le 8 septembre 1789, a été publiée, pour la premiére fois, par 
M. Mortimer-Ternaux, dans son Histoire de la Terreur, t. I°', p. 486, aux notes. 
— En 1789, M. de La Fayette proposait un Sénat nommé, poor six ans, par les 
Assemblées provinciales, qu’il voulait trés-dépendantes du ponvoir exécutif ; en 
4814, il se contentait de la nomination par les 500 plus imposés de chaque dé- 
partement ; en 1831, il votait pour que le Sénat fat choisi par les colléges électo- 
raux réunis au chef-lieu du département et pris parmi des dligibles payant 
1000 francs de contributions directes. 

* Chambre des députés, séance du 13 octobre 41834. 


BT LE PARTI CONSERVATEUR. 239 


chose abstraite qui s’appelle le gouvernement, ce n’est plus leur 
affaire, ils la livrent au premier venu. 

Cependant, quelque sérieux que puissent étre, dans un temps 
plus ou moins rapproché, ces inconvénients et ces dangers, ils ne 
sont encore qu’une crainte; ils ne se déclareront que plus tard, 
pea 2 peu, lorsque les passions mises en mouvement au dehors et 
an dedans de tous nos Conseils électifs auront fermenté suffisam- 
ment et jelé leur venin. Dans les conjonctures présentes, la majorité 
de ces conseils est excellente : nés des entrailles mémes du pays, 
formésen quelque sorte 4 l’état simple, sans arriére-penséc malfai- 
suite de destruction politique, ils sont une représentation honnéte 
et tranquille de notre société. 

Disons-le donc avec une sincére assurance : les conservateurs, 
mot que nous entendons dans sa plus large signification, ont leur 
sort entre les mains. La Chambre haute sera ce qu’ils la feront : ils 
ont !a majorité dans |’Assemblée de Versailles, qui nomme un tiers 
des sénateurs ; pour les deux autres tiers, ils l’ont encore dans tous 
les Conseils électifs, ou: est dispersée la vie locale de la France. Mat- 
tres de la Chambre haute, appuyés sur le maréchal de Mac-Mahon, 
chef deTBtat et de l’armée, que redouteraient-ils de l’avenir le plus 
sombre? ils auraient le gouvernement, ils auraient la loi, ils auraient 
la force. S'ils laissent tout échapper, ce ne sera pas la faute de la 
république, ce sera le crime impardonnable de leurs rancunes, de 
leurs diseordes futiles, de leur égoiste imprévoyance. 


Il 


Hl ya bientét un siécle, lorsqu’au lendemain du 9 Thermidor, 
toute décimée par la proscription, lasse de la Terreur qu'elle avait 
répandue et ressentie, la Convention eut fait effort pour tirer d'elle- 
méme et composer avec ses débris un régime ordonné; lorsqu’elle 
eut, par la Constitution de l’an If, établi un Directoire exécutif, 
institué denx Chambres, dont les deux tiers ‘des membres devaient 
ttre pris dans son sein, organisé en un mot la république, la ques- 
ton qui nous occupe encore se présenta pour la premiére fois de- 
vaat les conservateurs : Qu’allaient-ils faire avec cette république? 
Quelle attitude garder? Quelle conduite tenir? 

les considérations les plus pathétiques, les plus nobles passions, 
la voix du sang, celle qui sortait des échafauds encore mal essuyés, 
leur criaient de s’enfuir, de demeurer 4 l’écart, de n’avoir rien de 


240 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 
commun avec tout ce monde révolutionnaire, avec des instituions 


maudites, écloses de la violence, et destinées a y rentrer pour y 
finir. Eh quoi! les victimes d’hier, les hommes dont la raison, 
tout éclairée par d’affreuses expériences, restait fidéle 4 la monar- 
chie comme a la forme tutélaire de la patrie, s’en iraient, renégats 
d’eux-mémes, sous le nom de Cing-Cents ou d’Anciens, remplir un 
office dans cette république? Ils lui apporteraient ’appoint de leur 
honnéteté, ce qui ne serait qu’une corruption de plus. Ils lui préte- 
raient, par leur contact méme, un faux semblant de modération et 
d’équité, qui ne servirait qu’A tromper les simples; qui, sans la 
guérir de ses vices irrémédiables, les rendrait plus secrets, plus 
pernicieux et plus actifs; qui, sans la préserver d’une chute heu- 
reusement certaine, ne ferait que creuser plus profondément l’abime 
ou, avec elle, tomberait le pays. 

Et puis, avaient-ils oublié si vite, qu’ils pussent hésiter déja? 
Cette république devant laquelle ils ne reculeraient pas, ils l’avaient 
vue -naitre sous leurs yeux, naitre dans le vol, dans le sacrilége, 
dans le massacre des prétres, des vieillards et des femmes, dans la 
violation de toutes Jes lois du ciel et de Ja terre : 4 peine échappés 
de ses prisons, ils parlaient d’entrer dans ses assemblées! Qu'ils y 
entrent donc, qu’ils franchissent le seuil qui les tente : il auront 
en face d’eux, au-dessus d’eux, cing rois qui sont cing régicides, 
cing Directeurs dont le gage de vertu civique a été la téte de 
Louis XY1! Ils rencontreront sur les bancs ot ils s’assoiront eux- 
mémes, ceux qui ont pris la vie et les biens de leurs proches; les 
fils des assassinés frayeront avec les assassins! Si le repentir doit 
étre quelque part, la république entend que ce ne soit pas pour 
elle; de tous ceux qui sollicitent ses fonctions législatives, elle exige 
comme une amende honorable de toutes les fureurs qu’ils n’ont 
pas éprouvées et de tous les forfaits qu’ils n'ont pas commis : c’est 
un serment imposé a tout député, méme a tout électeur, le serment 
de haine a la royauté. 

Malgré ces objurgations pressantes, malgré tant de raisons spé- 
cieuses, toujours douces 4 la médiocrité de 'homme, qui allie si 
naturellement l’ostentation superbe dans les maximes 4 I’inertie 
dans les résolutions, les conservateurs de l’an V ne les écoutérent 
pas, ils descendirent en foule dans l’aréne électorale. Ceux qui fu- 
rent nommés pénétrérent, le front haut et l’dme intrépide, dans 
ces Conseils du Directoire, qui n’étaient eux-mémes que lesrestes 
de la Convention. 

Ce qui avait entrainé leur détermination courageusce, c’était le 
souvenir méme des temps qui leur étaient rappelés; la politique 
qu'on les conviait 4 reprendre, il l’avaient jugée et condamnée 4 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 2 5 | 


Peuvre : elle avait été l’un des ressorts les plus commodes de cette 
terrible Révolution qui avait tout broyé. 

Au début de l’Assemblée constituante, avant méme sa réunion; 
il avait été manifeste, pour tout esprit désintéressé¢, que ]’an- 
cienne division de la France en trois ordres, dont les deux moins 
nombreux auraient voix prépondérante aux dépens du plus nom- 
breux, ne pourrait plus se justifier, qu’elle ne tiendrait pas, qu’elle 
serait submergée; que, pour la sauver, il fallait la transformer: 
quavec les députés des trois ordres il fallait composer deux Cham- 
bres, ou les uns et les autres retrouveraient leur place légitime; 
que, par cette combinaison, il serait possible de fonder entre les 
pouvorrs un équilibre qui, pour la royauté comme pour la so- 
ciélé, Si prodigieusement menacées, serait une garantie. C’était l’o- 
pinion de ces sages, les meilleurs, les plus purs de leur temps, 
dont la postérité ne saurait assez vénérer les mémoires, Maloiet, 
(lermont-Tonnerre, Mounier, Virieu, Lally-Tollendal. Dés qu’ils 
Tavaient exprimée, la colére contre eux n’avait pas connu de bor- 
nes : vouloir deux Chambres! Mais c’était le commencement de la 
republique! C’était transiger avec la Révolution! C’était pire encore, 
c'élait peut-étre la modérer! Mieux valait mille fois la laisser toute 
seule ef toute nue, avec sa face hideuse. Elle aurait bien plus promp- 
tement dégodté les peuples, en s’épuisant elle-méme. La Révolution 
sans frein aurait pour issue nécessaire et bienfaisante la contre-ré- 
volution sans mélange. Arriére donc les deux Chambres, le bicamérat, 
comme on le surnommait avec mépris! Le comble de la félonie, 
la marque supréme de la trahison, selon la langue des énergu- 
ménes de cette époque, était d’y adhérer : M. de Montlosier, qui 
sétait peu a peu avisé d’en confesser les avantages, méme pour 
son ordre, fat honni et bafoué, en dépit de son dévouement, de 
ses théories inflexibles, ‘de son cri sublime pour la Croix de bois 
qui a sauvé le monde‘. Coupable du méme méfait, le chevale- 
resque Cazalés qui, a Paris, en pleine fournaise, avait tant lutté 
par la parole et par l’épée, fut regu 4 Coblentz avec des huées; le 
Maitre de l'auberge ot: il se présenta était payé pour lui répondre 
qu'il n’avait pas deux chambres a sa disposition. Et, chose éternel- 
lement douloureuse! dans l’iotervalle, cette institution des deux 
Chambres, qui était l’un des derniers appuis humains de Louis XVI, 
Assemblée constituante l’avait écartée 4 une majorité énorme, ov 
les plus bouillants champions de l’autel et du trone se rencontrérent 
avec Robespierre. 

Deux ans aprés, lorsque cette Assemblée constituante 4 l’agonie 


' Mémotres de M. le comie de‘Montlosier, t, If, p. 285. 








242 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


s’effrayait de l’anarchie qu’elle léguait 4 la France, un accord fut 
tenté entre tous les modérés, depuis Malotet, Glermont-Tonnerre, 
leurs compagnons fidéles, jusqu’aux Lameth et jusqu’a Barnave, 
pour corriger une Constitution dont la déraison était flagrante. 
L’entreprise échoua pour les mémes causes; 4 toutes les supplica- 
tions, les mémes voix qui avaient repoussé l'institution des deux 
Chambres, comme souillée de révolution, avaient répondu que ce 
qu’il y aurait de pire, ce serait d’organzser le désordre'*. 

L’éyénement avait prononcé sur cette politique : la Révolution 
avait été abandonnée a elle-méme, la barriére des deux Chambres 
abaissée, la Constitution de 1791 soigneusement maintenue avec 
tous ses vices; les catastrophes et les calamités s’étaient amonce- 
lées, qui avaient comblé, dépassé méme tous les réves. Les biens 
prédits en retour se montraient-ils? La récompense promise aux 
survivants de tant d’horreurs leur arrivait-elle? Jamais décon- 
venue n’avait été plus complete : loin de tomber, la haine de l’an- 
cien régime grondait toujours, elle avait résisté 4 tout, méme 4 la 
Terreur. Bien différente de la plupart des mauvais souvenirs que 
leur durée adoucit et embellit, elle allait s’aigrir de plus en plus 
dans |’imagination populaire et tourner au délire; de telle sorte 
que, pour ressaisir l’opinion préte 4 leur échapper et se replonger 
a l’aise dans leur tyrannie défaillante, les régicides du Directoire ne 
savaient rien de plus efficace que de faire colporter dans toutes les 
villes et dans tous les villages les manifestes ou, du fond de l’exal, 
Louis XVIII déclarait qu’il ne reconnaitrait jamais l’abolition des 
trois ordres. 

En méme temps, toutes les idées de ces sages, dont nous par- 
lions tout 4 ’heure, sortaient de l’ombre; la société, qui ne vou- 
lait pas périr, les relevait une 4 une de dessous les ruines. La Con- 
vention, la farouche Convention elle-méme, de son bras taché de 
Sang, posait sur notre sol cette institulion des deux Chambres, 
dont désormais, malgré son origine, toutes nos monarchics se fe- 
raient honneur; elle établissait une Chambre haute et une Cham- 
bre basse; elle s’évertuait 4 rédiger une Constitution moins défec- 
tueuse que celle de 1794. La France s’arréterait-elle dans cette 
vole? On pouvait affirmer d’avance que, si de réparations en répa- 


‘ Ce mot a été entendu et recueilli par Madame Campan, dans ses Mémoires, 
t. Il, ch. xx. — Sur cette page lugubre de l'histoire de la Révolution, rien n’est 
plus instructif que la lettre du comte de Gouvernet au marquis de Bouillé, et pu- 
bliée dans les Mémoires de ce dernier, p. 282 : « Notre malheureuse étoile fait, 
écrivait M de Gouvernet, le 26 aodt, qu’au moment ot les démocrates eux- 
mémes sentent une partie de leurs torts, ce sont les aristocrates qui, en leur 
refusant leur appui, s’opposent 4 la réparation. » 


; ET LE PARTI CONSERVATEUR. 245 


rations, elle remontait jusqu’a sa glorieuse royauté, encore con- 
sacrée par les vertus et le martyre de Louis XVI, ce ne serait point 
pour rentrer dans un passé 4 jamais fini; que ce serait, tout au 
contraire, pour mettre en sureté, sous le vieil abri des siécles, 
ses libertés, ses intéréts nouveaux, tout ce gqu’a tort ou a rai- 
son, elle regardait comme les indestructibles bienfaits de la Ré- 
rolution. 

Ce fut sous ces impressions, ce fut 4 la clarté de ces lecons fou- 
droyantes, que se firent les élections de l’an V; elles versérent 
dans les deux Conseils, 4 cété du résidu de la Convention. un 
flot d’honnétes gens, déja signalés par les titres les plus recom- 
mandables ou voués au plus noble avenir : Portalis, M. Tronchet, 
qui avait défendu le roi, M. Troncon-Ducoudray, qui avait défendu 
la reine, M. de Barbé-Marbois, M. Quatremére de Quincy, le géné- 
ral Mathieu Dumas, |’amiral Villaret-Joyeuse, M. de Corbiéres, 
M. Camille Jordan, M. Royer-Collard. Ces hommes, qui se levaient 
aprés la Terreur comme des ressuscités, n’apportaient aucune 
pensée de conspiration ou de faction : soumis a des lois qu’ils 
n’avaient pas faites, ils cherchérent a tirer le meilleur parti pos- 
sible d’institutions qu’ils n’auraient pas choisies; ils se servirent 
de la république pour essayer de servir la France. A trés-peu 
d’exceptions prés, tous étaient d’accord 4 cet égard: « Quelles 
que fussent, au fond, nos opinions monarchiques, a écrit l'un 
d’eux, le général Mathieu Dumas, nous n’avions d’autre but, d’au- 
tre intention que de prévenir le retour de l’anarchie, et d’amener 
le gouvernement républicain, tel que nous l’avions trouvé, tel que 
!"usurpation l’avait fait, 4 se légitimer aux yeux de la nation par la 
loyauté et la moralité de ses actes'. » Ceux qui s’engageaient dans 
cet ingrat labeur, espéraient-ils réussir? Ce n’était pas leur souci; 
en faisant le bien au jour le jour, tel qu'il s’offrait 4 eux, avec 
instrument, méme mutilé, que leur avait laissé la rigueur des 
événements, ils étaient stirs de ne pas se tromper. Comme le jeune 
Royer-Collard le disait, le 144 juillet 1797, dans son premier et 
admirable discours aux Cing-Cents pour la liberté des cultes, ils 
navaient qu’un programme : la justice, et puis la justice, et encore 
la justice! — 

Ce qu’en peu de mois produisit cette bonne conduite, l’histoire 
est 14 pour le raconter. Envahie par les honnétes gens, la répu- 
blique s’étonna d’étre honnéte, elle devint humaine, elle rétracta 
quelques-uns de ses décrets les plus atroces contre les émigrés et 


' Souvenirs du lieutenant-général comte Mathieu Dumas, publiés par son fils, 
t. OI, liv. vin. on 


244 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


les prétres; elle se désavouait tant que les terroristes prirent peur. 
Le parti du crime, qui tenait le pouvoir, recourut au crime pour le 
garder; il fit le coup d’Etat du 48 fructidor. 

A cinquante années de distance, voici qu’une autre république 
fait irruption parmi nous, elle a pour berceau les barricades du 
94 Février. Echappée par mégarde a ses plus bruyants amis qui, 
la connaissant trop, s’alarmaient de la voir naitre, quel accueil 
recut-elle des conservateurs? Ils la traitérent mieux encore que 
n’avaient fait leurs devanciers. 

Durant tout le cours du gouvernement de Juillet, un curieux dia- 
logue s’était établi entre légitimistes et orléanistes : ceux-ci décla- 
rant que s’ils avaient, en 1830, substitué une dynastic 4 une 
autre, c’était pour éconduire la république, déja victorieuse dans 
l’émeute; et ceux-la répondant que cette république, ils l’auraient 
bien préférée a une royauté batarde. La république survint, qui 
termina le différend et réunit tout le monde. Les conservateurs de 
toute nuance lui donnérent leur concours, ils lui prétérent main- 
forte contre l’anarchie, ils la proclamérent et l’organisérent. Lors- 
que la Constitution fut discutée, tous les partis y travaillérent; la 
grave question de l’unité ou de la division du pouvoir législatif fut 
agitée comme en 4789, elle suscita une de ces bizarreries dont 
l’esprit francais est si prodigue : dans notre premiére Constituante, 
désirer deux Chambres avait été dénoncé comme une machination 
républicaine; quiconque, dans notre Constituante nouvelle, les 
réclama, fut, par les républicains, réprouvé comme monal- 
chiste. Les deux Chambres furent repoussées, ce qui décida 
M. de Montalembert et un autre conservateur célébre de ce temps- 
la, M. Victor Hugo, 4 refuser, dans des lettres publiques, leur suf- 
frage définitif 4 la Constitution elle-méme. Malgré cette facheuse 
lacune, la Constitution républicaine, avec son préambule solennel 
et ses innombrables articles, fut votée 4 une immense majorite; 
bien des noms de fervents royalistes que nous avons retrouvés @ 
l’extréme-droite dans l'Assemblée de Versailles, M. Dahirel, M. I'res- 
neau ct d’autres encore, y figurent 4 cété des plus dignes représen- 
tants de la vicille France, comme le duc de Luynes et le marquis de 
Vogue. 

Et telle était alors V’inclination générale des esprits, que 
48541, a la veille du coup d’Etat, lors de la discussion sur la re-' 
vision de la Constitution, le petit groupe qui formait l’extréme- 
droite 4 l’Assemblée législative, se sépara du gros du parti légi- 
timiste et de ses illustres chefs, MM. Berryer et de Falloux, pour 


revendiquer, de concert avec la gauche, le maintien intégral du 
pacte républicain. | 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 245 


Comme les conservateurs de la fin du dernier siécle, ceux de 
1848 n’eurent pas de regrets 4 concevoir; ils avaient fait leur 
devoir envers la France : au dedans, ils avaient sauvé la société en 
butte a des assauts formidables; au dehors, ils avaient sauvegardé, 
avec les fondements de notre grandeur patrimoniale, l’équilibre de 
l'Europe, que les dangereuses réveries d'un égoisme solitaire dont 
nous portons la peine, menagaient déja en Italie et en Allemagne’. 
Un mot profond et charmant de M. Berryer avait été entendu : 
Parce que l’héritier est absent, l’obligation est-elle moins sacrée de 
défendre l’héritage? 

Nous prions les conservateurs les plus chagrins et les plus dé- 
couragés de nos jours de sc rappeler ces souvenirs : quelle que 
soit la difficulté des temps, leur position est encore moins rude 
que celle de leurs péres en l’an V, méme que celle de leurs ainés 
en 1848. Les lois constitutionnelles, que l’Assemblée de Versailles 
a votées, ne les mettent pas 4 la géne : pas de serment odieux qui 
leur brdle les lévres, pas de formule doctrinale qui révolte leurs 
convictions; ils n’ont rien a renier, rien 4 jurer; ils n’ont qu’a 
se conduire en bons Frangais qui, n’ayant pu donner 4 leur pays, 
dans la monarchie parlementaire, le meilleur des gouvernements, 
s’efforcent de faire la moins mauvaise des républiques. 

En 41797, ce fut, pour les conservateurs, une joie et un triomphe, 
lorsqu’a force de patience, ils parvinrent 4 introduire dans le cé- 
nacle régicide du Directoire un honorable fonctionnaire de 1’an- 
cienne royauté, l’habile négociateur du traité de Bale, M. Barthé- 
lemy; ceux de 1851, que la conspiration enveloppait d’heure en 
heure, auraient été bien heureux s’ils avaient pu arracher 4 leurs 
collégues de la gauche, aveuglés ou complices, cette loi des ques- 
teurs, qui était, pour l’Assemblée nationale, le droit de se garder 
elle-méme. Que les conservateurs d’aujourd’hui lévent la téte! Au- 
dessus d’eux, il n’y a ni embiches ni complot, tout les protége; ils 
n’apercevront que la loyauté, armée du glaive. Dans! histoire fragile 
de nos républiques, c’est une nouveauté inattendue que celle d’un 

pouvoir exécutif en qui les honnétes gens aient une confiance en- 
Wére : ils n’ont 4 redouter ni un coup de démagogie comme en 


‘ En 1850, lorsqu’a la suite de l’offre faite de la couronne impériale, 4 Frédé- 
ric-Guillaume IV, par le Parlement de Francfort, et des complications qui en 
résultérent, la guerre paraissait imminente entre l’Autriche et la Prusse, l’As- 
semblée nationale de France se prononga trés-catégoriquement pour la neutra- 
lité, et méme pour une neutralité bienveillante en faveur de !’Autriche. Pendant 
ce temps-la, le prince Louis-Napoléon envoyait secrétement M. Fialin de Persi- 
gny & Berlin, pour pousser la Prusse a la guerre ; il ourdissait déja la politique 
qui a abouti a Sadowa et 4 Sedan. 

2% Juniar 1875. 47 











246 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


Fructidor, ni un coup de dictature comme en Brumaire et en Dé- 
cembre; ils savent qu’ils ne seront pas arrétés sur leurs siéges ou 
réveillés dans leurs lits pour étre envoyés 4 Cayenne dans des cages 
de fer ou transportés au Mont-Valérien et 4 Vincennes dans des voi- 
tures de malfaiteurs. Quelle excuse auraient-ils donc pour déserter 
un gouvernement dont le chef est leur chef naturel? Dans les cir- 
constances ot nous sommes, ce ne serait pas seulement la con- 
science qui protesterait, ce serait méme cet irrésistible instinct de 
homme qui, n’ayant pas le vaisseau, lutte sur ce radeau dont, a 
propos de la république, parlait un jour M. de Montalembert, et qui, 
le radeau sombrant, lutterait encore sur la derniére planche laissée 
par la tempéte. 


IV 


Au milieu de ses incontestables défectuosités, le régime institué 
par les lois constitutionnelles a cet avantage que, peu logique 
en lui-méme, sorti, non pas des harmonieux dévcloppements de 
histoire ou des méditations profondes de l’esprit, mais d'un sen- — 
timent de fatigue et de concorde, placé & mi-chemin de toutes les 
solutions absolues, il offre un terrain neutre ot pourrait se réa- 
liscr, peut-tre pendant quelques.jours, cette Tréve de Dieu et de la 
France, souvent réclamée par la raison, toujours différée ou rompuc 
par les passions. | a 

Par une rencontre qui n’est, pas seulement l’ceuvre du hasard, 
jamais république ne s’est présentée dans un appareil moins ef- 
frayant aux conservateurs qui préférent.la monarchie ; jamais 
aussi, dans des conditions plus favorables aux républicains. 

Un président indéfiniment rééligible, un président qui est maré- 
chal et duc, et qui se nomme Mac-Mahon, un président entouré de 
deux Chambres qu’il convoque ou proroge, un président qui tient 
dans sa main, avec la garde de son épée, le droit de dissolution, 
un président élevé dans une sphére presque inaccessible et invio- 
lable, qu’est-ce que tout cela, sinon la monarchie sans le monarque? 
Si la royauté constitutionnelle nous est jamais rendue, elle entrera 
dans cette république comme dans une demeure préparée pour la 
recevoir : elle aura peu de changements 4 faire, elle couronnera 
beaucoup plus qu’elle ne renversera I’édifice. Ge ne sera pas une 
révolution ; au centre de ces institutions dans l’attente, il n’y aura 
guére qu’un Francais de plus : le Roi. 

D’un autre cdté, les hommes qui veulent honnétement la répu- 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 247 


blique, les hommes qui ont entrepris d’en faire, non plus la forme 
légale de l’anarchie, mais le gouvernement régulier et définitif de 
notre pays, ont cette fortune incspérée que tous les rouages, toutes 
les garanties, toutes les combinaisons dont ils avaient dénoncé }’ab- 
sence comme la cause des échecs répétés de leur république, ils 
les lui ont donnés. 

Si la république du Directoire, aprés avoir vécu de coups d’Etat, 
en est morte, c’est, nous disait-on, parce qu’en lutte avec les Assem- 
biées, attiré dans des conflits qui renaissaient les uns des autres, 
le pouvoir exéculif n’avait pas le droit de dissolution ; c’est parce 
que ne pouvant en appeler, contre les menées de ses ennemis, 4 la 
nation librement consultée dans ses comices, il était réduit a cher- 
cher ses armes dans des amas de soldatesque et de populace. 

Si Pinoffensive république de 1848, nous racontait-on encore, a 
péri étranglée, c'est par accident, c’est par une inexplicable impré- 
voyance du législateur qui, aprés avoir enfermé l'un vis-4-vis de 
l'autre, dans un téte-a-téte plein de provocations, un Président et 
unc Assemblée unique, tous deux issus du suffrage universel, avait 
oublié d’ériger un Sénat, chargé de prévenir ou d’amortir leur 
choc. 

Droit de dissolution, partage du pouvoir législatif entre deux Cham- 
bres, Sénat modérateur, la république de 1875 aura désormais 
tous ces biens : elle a emprunté 4 la monarchie constitutionnelle 
ses institutions les plus salutaires; il ne lui reste plus qu’A les mettre 
en ceuvre. 

Dans le récit de leurs mécomptes passés, les républicains s’étaient 
également lamentés sur la criminelle ambition des hommes qui, & 
deux reprises, avaient étouffé en France la république. Faible rai- 
son, il faut avouer : l’ambition humaine étant (’un des événements 
les plus faciles 4 prévoir du monde, malheur a un régime qui, loin 
de la brider, en est toujours le jouet ct la proie! Quoi qu’il en soit, 
la république nouvelle est rassurée contre cette causc de mort: l’an- 
tique honneur du maréchal de Mac-Mahon lui est un gage dont les 
opinions civiques d’un Hoche ou d’un Cavaignac ne dépasscraient 
pas la vertu. 

Enfin, Pun des griefs les plus constants que les libéraux avaient 
élevé contre la république, c’était son incompatibilité avec la res- 
ponsabilité ministérielle, sans laquelle, dans les grandes nations 
centralisées, il n’y a pas de liberté. Si le Président est responsable, 
comment lui interdire une intervention décisive dans des affaires 
dont les conséquences lui retomberont sur la téte? Et s’il prétend y 

avoir le dernier mot, quel réle sera celui des Assemblécs, spectatrices 
enchainées d’une politique qu’elles auront cessé d’inspirer et de sanc- 








28 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


tionner? L’Amérique du Nord s’est tirée de insoluble probléme en 
le supprimant : son Président est une sorte de dictateur temporaire 
en face d’un Congrés qui, tout-puissant pour la critique, est sans 
prise sérieuse sur ses actes et sur ses agents; il laisse crier les 
Chambres et poursuit sa route; il peut méme, comme I’a osé impu- 
nément le président Buchanan, employer ses quatre années de pou- 
voir A préparer 4 ciel ouvert les matériaux de cette épouvantable 
guerre esclavagiste qui était déja une question engagée et un fait 
accompli lorsque, par l’élection de Lincoln, la majorité de la nation 
voulut y mettre ordre. Nos républiques frangaises ont cherché vaine- 
ment a concilier des propositions inconciliables; elles se sont uséeg 
4 la peine : « Qu’avons-nous fait? disait M. de Tocqueville en 1848, 
‘nous avons fait quelque chose de nouveau, d’inoui. Nous avons 
tout a la fois déclaré le chef du pouvoir exécutif responsable, comme 
ne l’était pas le roi, et, 4 cdté de lui, nous avons placé un conseil 
de ministres également responsable, sans lequel il ne peut rien faire, 
et qui peut le réduire a l’impuissance d’un roi constitutionnel'. » 

Ce qui ajoutait 4 la plainte trés-fondée des libéraux, c’était de 
voir cette incompatibilité de la république avec la responsabilité 
ministérielle s’accroitre souvent par les qualités mémes de homme 
investi de la charge supréme. Supposez, comme i! adviendra pres- 
que toujours, que le Président ait grandi dans le parlement, qu’il 
ait été désigné aux regards par ses mérites de politique et d’ora- 
teur, par l’éclat de ses-services civils, par l’étendue universelle de 
ses connaissances; quel ne sera pas son supplice de régner sans 
gouverner! Quelle tentation pour lui, quel impérieux besoin de se 
méler a des luttes ot, ayant puisé, il rajeunirait sa force! 

C’est encore, pour la république actuelle, une faveur d’avoir 
le maréchal de Mac-Mahon pour président. Mieux qu’un autre, il 
peut, non point guérir, mais pallier le vice de l’institution; du 
haut de sa renommée acquise sur les champs de bataille, il est le ci- 
toyen le plus capable de faire planer au-dessus de nos agitations 
parlementaires la majestueuse sérénité de la royauté constitution- 
nelle. 

Dans l’étrange situation dont nous venons de rassembler les traits, 
en présence d'une constitution ot le philosophe étranger & nos que- 
relles hésiterait 4 voir l’acte de naissance d’une république plutét 
que les préliminaires de la monarchie, i] semble que la ligne 4 sui- 
vre se dessine, claire et facile, pour tout le monde. 

Puisque les plus fidéles amis de la monarchie constitutionnelle 
ne l’ont pas établic; puisque, pour des causes auxquelles on ne sau- 


{ Discours a l’Assemblée constituante, 5 octobre 1848. 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 249 


rait toucher sans les aigrir, ils ont cru devoir momentanément ne 
pas l’entreprendre, ont-ils autre chose a faire qu’é soutenir le ré- 
gime politique qui, aprés tout, en différe le moins et en rapproche 
le plus; qui peut le mieux y suppléer ou y préparer? Comme M. de 
Kerdrel vient de les y inviter avec tant de dignité, qu’ils ne lui 
marchandent pas leur secours; qu’ils l’aident avec une bonne vo- 
lonté cordiale, sans confiance aveugle, mais aussi sans taquinerie 
mesquine, sans esprit de contention et d’aigreur; qu‘ils n’aient pas 
Yair de disputer au pays un repos précaire! Méme dans l’intérét de 
leur cause, il est utile que si la république s’affaisse, ce soit sous 
son propre poids; il sera démontré que, si elle n’a pas vécu, c’est 
que décidément, dans nos climats, elle n’est pas viable. 

Et, en méme temps, les partisans de la république conservatrice 
n'ont pas 4 se le dissimuler : grand est leur bonheur, grande aussi 
est leur responsabilité. Cette république 4 laquelle ils ont donné 
leur foi, la voila munie de tous les organes de vie qu’ils désiraient ! 
lls peuvent dire 4 la France ce que Frédéric II disait 4 sa niéce, 
préle a épouser Je stathouder de Hollande : « Vous allez avoir tous 
les avantages de la royauté sans les inconvénients. » A cette répu- 
blique il ne manque plus rien; qu’attend-elle maintenant pour 
réussir? Quel prétexte aurait-elle 4 alléguer encore, si elle échouait 
toujours? Les circonstances exceptionnelles qui l’ont entourée, 
l'heureuse étoile de son berceau, deviendraient sa condamnation 
souveraine. Si, pourvue de toutes les institutions de la monarchie 
constitutionnelle, elle n’apportait pas 4 notre pays tous les bien- 
faits dont cette forme de gouvernement !’a comblé durant les an- 
nées les plus libres, les plus fortunées, les plus fécondes de notre 
siécle, il n’y aurait qu’une conclusion possible; elle jaillirait 
d'elleméme, nette, absolue, irréfutable : c’est que la république 
avail tout de la monarchie constitutionnclle, tout, sauf le monar- 
que constitutionnel, et que, ce prince et ce principe absent, tout le 
reste a péri ou langui. 

Alors, par la force des choses, d’inévitables comparaisons se 
presseraient en foule dans les esprits, une révolution s'accom- 
plirait toute seule dans l’opinion; et les bons citoyens qui se sont 
rattachés ala république, se verraient mis en demeure de descendre 
plus avant avec elle dans des aventures dont le fond pourrait bien 
étre le tombeau de la patrie, ou de faire un pas de plus vers la mo- 
narchie constitutionnelle. 

Si, par exemple, malgré tant de précautions accumulées avec le 
tle le plus louable, le défaut de toute perpétuité dans I’Etat était 
reconnu destructif de toute sécurité; si les imaginations demeu- 
raient vacillantes, inquiétes, sans lendemain, dans notre société 
vouée au travail ct 4 l’épargne, ot les biens mémes et les conquttes 


250 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


dont elle est justement fiére, l’égalité devant la loi, la division de la 
propriété fonciérc, le développement indéfini de la propriété mobi- 
liére, l’essor de l’industrie et du commerce, les merveilles du cré- 
dit, n’ont fait qu’accroitre, avec la somme des intéréts et des droits, 
immense besoin de repos et de confiance dont ils vivent; si, en un 
mot, il apparaissait que, loin de satisfaire, la république répugne 
a notre démocratic qu’elle agite, corrompt et appauvrit, comment 
bien des regards ne se tourneraient-ils pas avec complaisance vers 
les temps qui ont précédé? A la vue de ce grand ressort du gou- 
vernement qui se détraque toujours, et qu'il faut remonter sans 
cesse, comme M. Laboulaye lui-méme disait de la république‘, on 
songerait involontairement 4 cette machine qui, suivant Bossuet, 
ne se remonte pas a@ chaque régne; A cette garantie de l’héré- 
dité royale dont l’éloquent évéque disgit encore : « C’est un bien 
pour le peuple, que le gouvernement devienne aisé, qu’il se perpé- 
tue par les mémes lois qui perpétuent Ie genre humain, et qu’il 
aille, pour ainsi dire, avec la nature*. » Sublime apologie de I’in- 
stitution monarchique, dont, au-dessus de nos révolutions, la vé- 
rité surnage ! Tandis que Bossuet l’exprimait, Louis XIV la commen- 
tait par ces paroles magnifiques dont il salpait le dauphin allant 
défendre |’Alsace qu’il avait donnée 4 la France : « Mon fils, je vous 
envoie vous montrer aux peuples, afin que quand je viendrai a 
mourir, on ne s’apercoive pas que le roi soit mort *. » - 

Si, méme exercée par le plus noble personnage, la fonction de la 
Présidence ne semblait pas unc protection suffisante; si les qua- 
lités de ’homme ne tendaient qu’a rendre plus palpable Vinfir- - 
mité de l’institution; si une petite fiévre, le moimdre accident, les 
mille flux ct reflux de la vie, que Pascal appelait la chose la plus 
fragile du monde, jetaient le trouble partout, excitaient l’effare- 
ment chez les uns, les brigues ct l’dpre avidité chez les autres, il y 
aurait lieu 4 d’instructives réflexions ; beaucoup seraient conduits 4 
penser, avec ]’un des républicains les plus autorisés de notre temps, 
que, pouvoir supréme pour pouvoir supréme, la royauté constitu- 
tionnelle est incomparablement préférable 4 la Présidence. « La mo- 
narchie, écrivait M. Louis Blanc, déconcerte les ambitions; la prési- 
dence 4 conquérir les met en mouvement et les irrite’. » 


1 « En France, le nom de république effraye beaucoup d’honnétes gens qui 
vivent de leur travail; ils se soucient fort peu de remonter sans cesse ce grand 
ressort du gouvernement qui se détraque toujours. » Laboulaye, Lettres sur la 
souveraineté du peuple (Journal des Débats, du 28 septembre 1872). 

2 Bossuet, dans sa réponse 4 Juricu, V* avertissement aux Protestants. 

3 Journal de Dangeau, 22 septembre 1688. 

4 Louis Blanc, Questions d’ aujourd'hui et demain, A Paris, chez Dentu, 1" série,. 
chap. : De la Présidence dans une République, p. 533. 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. : 254 


Si, méme revétue du prestige de la gloire et de la vaillance, la 
Présidence se prétait mal au jeu de la responsabilité ministérielle; 
siclle était tout assaillie de difficultés et de conflits qu’elle ne 
serail ni assez haute pour dominer ni assez forte pour étouffer; si 
elle était continuellement attirée dans l’aréne par les récrimina- 
tions, les convoitises, les passions intéressécs des partis, les libéraux 
les plus sincéres auraient une grave résolution 4 prendre : paramour 
de la république, devraient-ils renoncer a la liberté? N’estime- 
raient-ils pas plus sage de revenir tout uniment a cette monar- 
chie constitutionnelle ot le principe de l’inviolabilité royale s’ac- 
corde si heureusement avec les conditions de la responsabilité 
minstérielle? Ou bien, abolissant toute Présidence, se jetteraient- 
ls, comme les doctrinaires de la république les y poussent, dans 
leregime pur et simple des Conventions, avec un pouvoir exécutif 
qui ne serait plus qu’un commis révocable 4 volonté? Ce sont les 
alternatives que, dés 1848, indiquait M. Grévy, dans le remar- 
quable discours ow il exhortait l’Assemblée constituante a ne pas 
se lancer dans le téméraire projet de faire marcher ensemble, 
dans une république, l’institution de la Présidence et la respon- 
sahilitg ministérielle : « Quelle situation, disait-il, faites-vous a 
chaqae changement de ministére, au président que vous' cloucz 
pour trois ou quatre ans sur son fauteuil? Je comprenais, 4 la 
rigueur, le réle difficile, dangereux, qu’on faisait jouer 4 la 
royauté; elle était irresponsable. Mg@is comment! Vous avez un 
chef du gouvernement que vous déclarez responsable, un chef du 
gouvernement qui n’est plus l’étre passif de la fiction constitution- 
nelle, un chef du gouvernement qui doit avoir une politique a lui, 
politique 4 laquelle son ministére doit s’associer, politique dont 
U est le principal instrument; et lorsque cette politique aura 
perdu, dans l’Assemblée, la majorité, lorsque le ministére qui la 
soutient aura été renversé, le chef du gouvernement restera 4 son 
poste, ilse fera l’instrument d’unc politique différente; et voila 
comment vous entendez la considération, la dignité, la force que 
Yous voulez lui donner! » 3 

Enfin si, malgré les dehors respectables dont elle s'est ingéniée 
4 se couvrir, notre république restait dépaysée et nous laissait 
nous-mémes isolés en Europe; si elle tenait les plus puissants 
Etats partagés entre leurs sympathies pour la France dont ils 
souhaitent la grandeur, et leurs défiances contre une forme de gou- 
vernement dont ils appréhendent I’imitation; si l'instabilité pério- 
dique dont elle frappe tous les pouvoirs, n’offrait pas de prise a 
une alliance, décourageait les bonnes volontés qui pourraient s'a- 
Site pour nous, les dissuadait de s’engager .dans des combinai- 








252 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


sons 4 long terme avec nos incertaines destinées; si elle nous dé- 
fendait le secret et Ja suite dans les desseins; si elle ne nous per- 
mettait que des pensées au jour le jour et qu'une politique a la 
petite semaine, le souvenir de la monarchie constitutionnelle ne 
se réveillerait-il pas dans plus d’une mémoire de patriote? Venue, 
elle aussi, aprés une invasion, elle avait eu le don de nous ame- 
ner, en les réconciliant, les rois et les peuples. Lorsque, sur les 
débris de l’Empire, Louis XVIII la fonda, un homme de génie, 
M. de Maistre, tout rebelle qu'il était aux libertés modernes, avait 
deviné quelle éclatante revanche cette France mutilée et vaincue 
se préparait, il écrivait de Pétersbourg, le 2 février 14815: « A 
moins de précautions trés-habilement prises, toutes les nations 
qui envirdnnent la France, auront bientét des gouvernements pa- 
reils aux siens '. » Et trente-trois ans plus tard, le 24 février 1848, 
le jour ot tombait, 4 Paris, cette monarchie constitutionnelle, le 
chancelier de |l’empire russe, M. de Nesselrode, confirmant la pré- 
diction, écrivait, de cette méme ville de Pétersbourg, dans une 
dépéche célébre : « Présentement, grace aux changements qui sont 
prés d’avoir lieu en Italie comme dans d’autres pays, la France 
aura gagné, par la paix, plus que la guerre ne pourrait lui don- 
ner. Elle se verra entourée de tous cétés par un rempart d’Etats 
constitutionnels organisés d’aprés le modéle francais, existant dans 
son esprit, agissant sous son influence. » 

Ce que nous disons 14, ces perspectives que nous entrouvrons, 
n’ont rien qui doive étonner ou biesser les partisans les plus dé- 
voués de la république conservatrice. Ont-ils pu, eux-mémes, y 
dérober leur pensée? Quel est le citoyen éclairé qui, tout en se 
donnant de plein cceur 4 cette solennelle épreuve, ne demeure 
soucieux sur |’issue de l’entreprise? Celui qui affecterait une quié- 
oe parfaite, ne ferait montre que de la plus facheuse médiocrité 

"esprit. 

Certes, s’1l est un de nos contemporains, qui ait embrassé con- 
sciencieusement la cause de la république conservatrice, c’est 
M. Dufaure: il l’a fait aux cétés du général Cavaignac, il l’a fait avec 
cette intégrité morale qui communique tant de relief & son autorité 
politique : I’a-t-il fait sans un doute? Sa foi égale-t-elle sa bonne 
foi? Dans les projets constitutionnels qu’il a présentés 4 l’Assem- 
blée de Versailles, il a conféré aux deux Chambres réunies en con- 
grés l’élection du Président; et lui-méme, en 1848, avait renversé 
avec une accablante dialectique le systéme qu’il préconise aujour- 


! Correspondance diplomatique du comte de Maistre, 1841-1817; publiée par 
Albert Blanc, 4 Paris, t. Il, p. 46. 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 253 


dhui: « Le Président, avait-il dit, menacé, 4 chaque imstant, de 
perdre une majorité qui l’a porté au pavois, employera tous les 
moyens qui seront en son pouvoir pour le conserver : et au nom- 
bre deces moyens, ne sentez-vous pas celui que je crains le plus, 
Yabdication de son pouvoir, une abdication compléte devant ceux 
qu l’ont nommé et auxquels il livrera, en gage, la puissance exé- 
cutive dont il avait été revétu? Ou bien, il fera ce que font les fai- 
bles: au jour venu, il sera violent contre ses dominateurs‘. » Ce 
que M. Dufaure recommandait en échange, c’était la nomination 
directe da président par le suffrage universel : systéme plus hasar- 
deux encore qui, méme A cette époque, lui inspirait une anxiété, 
cruellement justifi¢e par l’événement du 2 décembre. 

Eh bien! nous nous permettrons de 12 demander: s'il était pa- 
lent que les deux modes d’élection du chef de l'Etat, celui par les 
Chambres et celui par le suffrage universel, ne laissent que le choix 
entre les gouffres, honorable M. Dufaure n’aurait-il pas un regret 
el méme un retour vers le régime dont il a été l’un des serviteurs 
les plus considérables, vers cette monarchie constitutionnelle ou 
la plus grosse question de toute organisation politique, celle de la 
transmisston du pouvoir supréme, se trouve résolue par l’institu- 
tionelle-méme? Les citoyens n’ont point 4 s’agiter, ils peuvent va- 
quer en paix a leurs affaires, la société n’a qu’a reposer tranquille : 
au centre de l’Etat, protégeant tout le monde, réside le roi, cet étre 
ce meurt pas, comme disait, méme aprés 1830, M. Casimir 
“rier. 

La clause de révision que la république de 1875 a eu la sagesse 
d’inscrire dans ses lois, lui serait, nous le croyons, une ressource peu 
profitable 4 elle-méme. Si l’essai nouveau qu'elle fait dans les con- 
ditions les plus avantageuses avortait, qu’imaginerait-elle encore 


' Séance de I’Assemblée constituante, 7 oclobre 1848. M. Dufaure disait en- 
core sur le méme sujet : « Nous avons eu dans notre histoire un exemple du 
systéme qu’on vous propose : Nous avons vu le pouvoir exécutif sortant du sein 
du pouvoir Kégislatif, élu par lui. Qu'en est-il résulté? Je le demande & tous les 
Souvenirs des membres de l’Assembliée. Il en est résulté d’aberd pour la France, 
les quatre années les plus pales, les plus vides, les plus stériles en talents, en ver- 
lus, en grandes choses que notre histoire présente depuis soixante ans; il en est 
resullé ensuite cette autre chose, que ce pouvoir faible par son origine, a d’abord 
courbé fa téte, et puis qu’au 48 fructidor il a tendu les mains a une partie de la 

eislature, pour envoyer l'autre partie dans les marais de Sinnamary. Il en est 
resulté, qu'un an aprés, il a brisé l’élection de quarante-huit départements qui 
‘aent envoyé, aux Conseils des Cing-Cents et des Anciens, des députés qui ne lui 
plaisaient pas; il en est résulté qu’au 30 floréal il a été décimé lui-méme, et il en 
est résulté, enfin, qu’au 18 brumaire, la nation, fatiguée de ce gouvernement, a 
Pedra a lattentat commis contre ses représentants, et s'est jetée dans les bras 
u isme. » 





254 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


qu’elle n’ett usé et répudié déja? Gouvernement des Assemblées 
avec la Convention, et d’un homme avec le Consulat, pluralité et 
unité du pouvoir exécutif, dualité et unité du pouvoir législataf, 
nomination du Président par le suffrage universel et par les Cham- 
bres, renouvellement intégral ct partiel des corps électifs, la répu- 
blique aurait tout tenté dans notre pays; elle n’aurait plus qu’a 
rentrer, pour y trainer la France 4 sa suite, dans des séries épui- 
sées de formes et de formules qui, toutes, se seraient démenties 
Ies unes les autres. 

C’est ici que la monarchie constitutionnelle se présente encore 
avec une éyidente supériorité : celle n’en est plus & son essai loyal; du 
premier coup, son modéle a été trouvé; il est appliqué partout. Les 
révolutions qui l’ont le plus ébranlée n’ont rien pu innover dans ses 
traits essentiels : « Lorsqu’en 1830, disait M. Thiers au Corps légis- 
latif de l’empire, nous avons été maitres de modifier cette Constitu- 
tion, avons-nous songé 4 la changer? Pas un de nous n’a pensé a 
une autre constitution que celle-la, parce qu’elle était, a nos yeux, 
la Constitution nécessaire des Etats libres ‘. » La monarchie consti- 
tutionnelle a disparu en France; les princes augustes dont, parmi 
tant de gloires recueillies dans les siécles, elle restera encore l’une 
des plus grandes, ont été détrénés avec elle : elle n’a pas péri elle- 
méme ; chassée de nos rivages, elle a gagné le monde civilisé; elle 
régne dans presque toute l'Europe, quis’est fagonnée 4 notre image. 
A part quelques différences sans importance, que son développe- 
ment méme effacera de plus en plus, elle est la méme dans tous les 
lieux, en Suéde ct en Norwége, en Allemagne, en Italie, en Gréce, a 
Lisbonne comme a Copenhague, a Pesth comme 4a Bruxelles; de 
vaillantes républiques, comme celle des Provinces-Unies de Hol- 
lande, et de vieux empires absolus, comme celui des Hapsbourgs, 
lui ont emprunté ses lois; elle a passé les mers, elle prolonge un 
splendide reflet de la métropole dans toutes ces colonies que l’An- 
gleterre a disséminécs le long des Océans comme les perles de son 
écrin ; dans le chaos de l’ Amérique du Sud, elle assure l’incompa- 
rable prééminence du Brésil. 


V 


L’époque of nous sommes, époque remplie d’attente et d’obscu- 
rité, dont les péripéties et le terme sont cachés dans l'ombre, nous 


4 Discours sur les principes de 1789, prononcé a la séance du 26 février 1866. 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 285 


raméne encore a ces années du Directoire, qui ont tant d’analogie 
avec les notres, au travail de la France d’alors né sachant si elle se- 
rait republique ou monarchie, aux généreux citoyens qui s’orien- 
taient de leurs mieux dans les ténébres. C'est une contemplation 
pleine d’enseignements, pleine aussi de tristesse ; en voyant l’his- 
loire se recommencer toujours, l’dme éprouve une mélancolie pa- 
reille & celle qui, peu 4 peu, l’envahit, lorsque, durant de longues 
heures, on entend un flot qui monte en mugissant, expirer avec un 
bruit monotone contre un écueil. Toujours se briser et mourir 
contre les mémes passions, les mémes miséres, les mémes fautes! 
Ainsi va ’humanité: elle se remue sans arriver, elle se précipite 
sans avancer, elle s'élance et retombe incessamment sur elle-méme. 
Au lendemain de la chute de Robespierre, un des royalistes les 
plus avisés et les plus fidéles, un émigré, ce perspicace Mallet du 
Pan dont la renommée a reverdi avec un éclat si pur dans nos propres 
épreuves, écrivait dans un Mémoire relatif aux chances d’une res- 
tauration en France : « Ou la république s'affermira, ou la monarchie 
he sortira de ses ruines que par le concours des républicains lassés et 
des constitutionnels '. » Observation qui était, 4 la fois, une prophétie 
et un programme! Allant plus loin encore, un autre émigré, Ma- 
louet, sondant toute l’inanité des illusions, des projets mal liés, 
de lespéce de niaiscrie furieuse qui l’environnaient dans son exil, 
disait également, le 4 décembre 1795 : « En supposant qu’il y ait un 
jour une Assemblée législative purgée de régicides, de jacobins, ct 
cela finira par 1a, c’est cette Assemblée qui rétablira une monar- 
chie mixte, sans notre intervention. » 
La république parut d’abord vyouloir s’affermir; elle se donna 
une organisation réguliére; elle n’dta plus la vie, elle rendit la 
parole aux honnétes gens. Alors jusque dans les rangs de l’émigra- 
tion, un mouvement se produisit vers elle; tandis que le prince 
de Condé gourmandait ses soldats trop prompts 4 quitter son 
drapeau pour s’en aller respirer l’air de la patrie sous un gouverne- 
ment biscornu*, Maloiet, Lally-Tollendal, les émigrés les plus rai- 
sonnables, recommandaient de ne pas décourager d'elle-méme cette 
république qui s’essayait a l’ordre, de ne pas la traiter en ennemie, 
de l’appuyer dans ses laborieux efforts, de l’honorer dans ses équi- 
tables réparations. De cette vertueuse élite, Mallet du Pan était peut- 
étre le plus défiant ct le plus implacable, il tonnait contre les Ja- 


‘ Mémoire adressé, en 1794, par Mallet du Pan, 2 un agent anglais, M. Wic- 
ham (dans les Mémoires et Correspondances de Mallet du Pan, t. Il, chap. rv, 
p. 104). 

* Cest une expression du prince de Condé, dans une de ses lettres. 


256 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


cobins, comme si tout le monde ett été Jacobin; et Maloiet, lui 
montrant cette république entourée d’institutions qu’ils avaient 
eux-mémes réclamées pour la monarchie, la lui montrant servie 
par des hommes dont beaucoup seraient des fonctionnaires pré- 
cieux pour la Restauration 4 venir, disait 4 son ami, avec une 
prévoyance admirable: « Je vous engage a4 reprendre des vues con- 
ciliatrices, non avec les fripons, les scélérats, mais avec les insti- 
tutions actuelles ; il faut les ménager, non par ce qu elles ont de 
contraire, mais par ce qu’elles ont de compatible avec la royauté ; 
non parce qu’elles sont un produit dela Révolution, mais parce que 
la masse de la nation espére et veut y trouver un point de repos '. » 
Cet homme illustre ajoutait, dans une autre lettre, page ineffagable 
d’histoire : « Aussitét que la république sera devenue aussi juste, 
aussi raisonnable qu’elle est menacante, vous accepterez la répu- 
blique, en attendant une monarchie tempérée qui nous arrivera, 
Dieu aidant?. » 

Si le prince qui cut la gloire d’étre le roi le plus constitutionnel 
de notre temps, et, seul aussi, dans notre France turbulente, de 
mourir roi, si Louis XVI avait écouté, vers 1797, l’esprit de modé- 
ration et de sagesse qui devait plus tard lui dicter la Charte, il est 
probable que le méme siécle qui avait vu se dresser l’échafaud de 
Louis XVI, aurait vu se relever le tréne de son frére. Aprés quelques 
simulacres deconsistance, la république s’évanouissait d’elle-méme: 
signataire de traités qui agrandissaient nos frontiéres, parée des 
lauriers de Fleurus, d'’Arcole et de Zurich, elle succombait 4 un 
vice de conformation, a cette incurable maladie que M. de Tocque- 
ville nomme la difficulté d’étre. Les républicains étaient aux abois ; 
ceux-la mémes dont la vie était le plus chargée de pesants souve- 
nirs, regardaient de célé et d’autre, appelant un roi. Ce fut Napo- 
léon qui répondit; il vint assouvir jusqu’a l’ivresse le besoin vio- 
lent d’ordre et d’égalité qui tourmentait les générations fatiguées : 
a cette société nouvelle, toute combattue entre une république qui 
ne pouvait pas réussir 4 n’étre plus la Terreur, et une monarchie 
qui ne voulait pas consentir a n’étre plus l’ancien régime, il offrit 
son Empire; il avait, du méme coup, comprimé et consolidé la Ré- 
volution, il l’avait garrottée et couronnée. 

Ce n’était encore qu’unc halte, l’"Empire s’évanouit 4 son tour; 
et, dans le dernier acte du drame, la parole de Mallet du Pan se 
réalisa dans les événements : la république ne s’étant pas affermie, 


* Mémoires de Malouet, 2° édit., t. I, p. 470. La lettre de Malouet est datée de 
Londres, 25 aoat 1796. 
* Mémoires de Malouet, méme édition, p. 517. 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 297 


la monarchie fut rétablie par le concours des républicains lassés et 
des constitutionnels. Le Sénat, reliquat souvent informe de toutes 
nos assemblées républicaines et constitutionnelles, rappela les Bour- 
bons avec la Charte : rdle usurpé peut-ttre, dont il est facile de mé- 
dire, mais qui, tout entaché qu'il fat de cupidités et de lachetés, 
était imposé par la force méme des choses comme par le voeu du 
pays. L’Empire blessé 4 mort se débattait encore sur la terre de 
France que Louis XVillavait déja sanctionné et comme sollicité cette 
competence du Sénat; il écrivait, le 4°° janvier 1814, dans sa Dé- 
claration d'Hartwell : « Le Sénat, of siégent des hommes que leurs 
talents distinguent 4 si juste titre, et que tant de services peuvent 
illustrer aux yeux de la France et de la postérité; ce corps, dont 
utilité et importance ne seront bien reconnus qu’aprés la Res- 
tauration, peut-il manquer d’apercevoir la destinée glorieuse qui 
l'appelle 4 étre le premier instrument du grand bienfait qui de- 
viendra la plus solide comme la plus honorable garantie de son 
existence et de ses prérogatives? » | ) 

La monarchie selon la Charte, c’était le mot de l’énigme, c’était 
la solution @ l’amiable de toutes les questions qui s’étaient entre- 
choquées dans la haine et la ruine : elle désintéressait les républi- 
cains, comme le proclamait M. de la Fayette; les vétérans de la ré- 
publique conservatrice, Lanjuinais, Boissy-d’Anglas, méme Carnot, 
se déclaraient et pouvaient honnétement se déclarer satisfaits. 

L'année suivante, lors du fatal retour de l’ile d’Elbe, un ancien 
conventionnel qui n’avait pas été régicide, tint & honncur de rédi- 
ger lui-méme le manifeste adressé par la Chambre des députés a la 
nation pour V’inviter 4 défendre, avec la monarchie héréditaire, la 
liberté. Et le fils de ce républicain, M. Odilon Barrot, a consigné 
dans ses Mémoires‘, comme souvent il l’avait raconté, que bien 
jeune en 1815, il avait poussé son pére A cette démarche éclatante 
pour expliquer, sous ses évolutions diverses, l’unité de sa vie. 

Ce fut sous cette méme inspiration, presque & la méme date, 
que M. Benjamin Constant écrivit ces lignes qui devraient étre 
comme un traité de paix perpétuel entre tous les amis d’un gou- 
vernement libre : « La liberté, l’ordre, le bonheur des peuples sont 
Je but des associations humaines; les organisations politiques ne 
sont que des moyens, ct un républicain éclairé est beaucoup plus 
disposé 4 devenir un royaliste constitutionnel, qu’un partisan de la 
monarchie absolue. Entre la monarchie constitutionnelle et la répu- 
blique la différence est dans la forme ; entre la monarchie consti- 


‘ Mémoires posthumes de M. Odilon Barrot, 4 Paris, chez Charpentier, t. I, 
p. 24. 


258 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


tutionnelle et la monarchie absolue, la différence est dans le fond. » 
M. Benjamin Constant ne s’arrétait pas 14; quelques années plus 
tard, se souvenant qu’il avait autrefois cru 4 la République, qu'il 
en avait, sous le Directoire, célébré l’essai loyal, qu’il l’avait méme 
courtisée jusque dans son attentat du 18 Fructidor, songeant aussi 
4 d’anciens adversaires qui lui avaient opposé la monarchie sans la 
liberté, il lui arriva de dire un jour 4 la tribune de la Chambre des 
‘députés, au milieu de 1’étonnement et de l’applaudissement de 
tous: «Si les uns ont jadis révé la république, d’autres n’ont-ils 
pas pensé que le systéme représentatif ne nous convenait pas? Et 
cependant, qui ne sent, aujourd’hui, que dans notre état de civili- 
sation, le systéme représentatif est le plus désirable? Et qui ne 
sent de méme que, dans les meeurs de la vieille Europe, la répu- 
blique serait une chimére et un mal? Ainsi les uns ont appris que 
la liberté était nécessaire au tréne; les autres que le tréne n’était 
pas moins nécessaire a la liberté!. » 

Monarchistes constitutionnels et républicains conservateurs, mé- 
ditez ces lecons et ces exemples : au fond, sous vos noms diffe- 
rents, malgré vos rivalités pour la préséance, votre cause est la 
méme ; en buite aux mémes inimitiés, vous avez besoin les uns des 
autres. Sans le secours des monarchistes constitutionnels, la répu- 
blique conservatrice ne fera pas figure, elle ne tiendra pas un jour; 
et 4son tour, la monarchie constitutionnelle serait vaincue d’avance 
si elle ne ramenait pas 4 clle tant de braves gens qui, par résigna- 
tion, par commodité, par gout, se sont confiés 4 la république con- 
servatrice. L’essentiel pour vous tous, c’est d’étre unis pour rester 
maitres. Dans l’emportement de vos divisions, ne vous laissez point 
arracher le gouvernement, c’est-d-dire, le gouvernail : vous ne le 
retrouveriez pas dans |’abime ow se le disputeraient, avec les lam- 
beaux de la France, sous les yeux avides et peut-étre sous le fouet 
de l’étranger, le despotisme ct la démagogic. 

Si, triomphant de ses vices, la république conservatrice se 
fonde, si elle répand autour d’elle la sécurité, 1a liberté, la prospé- 
rité; eh bien, tant micux, puisque ce sera la France gui, sans ré- 
volution, profitera de tous ces biens. Que si, au contraire, elle 
s'éteint une fois de plus, si elle meurt sans méme avoir vécu, elle 
n’a qu'une héritiére légitime pour quiconque n’a pas fait son deuil 
de ’honneur et de l’intégrité de la patrie : c’est la monarchie con- 
stitutionnelle. En attendant, le réle des amis de cette monarchie est 
bien simple : ils seront 1a, citoyens fidéles, assistant leur pays dans 


{ Diseours prononcé dans la session de 4834.; Histoire du Gouvernement parle- 
mentaire, par M. Duvergier de Hauranne, t. Vil, p. 543. 


ET LE PARTE CONSERVATEUR. 959 


lépreuve de ses fréles institutions, ne lui donnant aucun grief, 
aucun sujet de reproche, faisant de leur cause, non pas l’obstacle 
quotidien, mais le refuge et le port de la république conservatrice. 
La monarchie ne sera jamais ni une pénitence publique ni une illu- 
mination soudaine de la France, elle sera un aete de raison accom- 
pli par cette élite de la nation, qui siége dans ses Assemblées, 
ou elle ne sera pas. Si, dans le mystére de l'avenir, un retour de 
fortune se léve pour elle, ce sera le jour, prochain peut-étre, ow, 
lassés de voir la république tromper leurs efforts, les livrer 4 l’op- 
pression et 4 la honte, créer elle-méme les périls de servitude 
qu’elle se vante de conjurer, les honnétes gens qui ont espéré 
en elle voudront abriter sous le principe héréditaire tout ce qui, 
dans le naufrage de leurs illusions généreuses, pourra, du moins, 
étre sauvé. Que la monarchie constitutionnelle se présente alors! 
Qu’elle vienne, non pas pour renier, mais pour donner tout ce que 
la république conservatrice promettait en vain : un gouvernement 
fort dans un pays libre, l’ordre sans arbitraire, |’égalité sans ni- 
vellement, le développement régulier de la démocratie, une sollici- 
tude plus vigilante pour les problémes que les transformations 
économiques de notre siécle amassent dans les profondeurs de la vie 
nationale! Que, reconnue nécessaire, elle se rende possible ; qu’elle 
s’anime de cet esprit de pacification et de transaction, sans lequel 
rien ne se fait ici-bas, sans lequel rien de réparatcur ne se fera de 
notre temps! C’est a elle, & elle seule, 4 mculquer dans l’opinion 
qu'elle apporte le dénodment aisé de toutes les questions d’organi- 
sation politique, dans lesquelies la république conservatrice se sera 
consumée : transmission du pouvoir supréme, exercice de la sou- 
veraineté, composition et attributions des.deux Chambres, respon- 
sabilité ministérielle. Contre les préjugés dont elle s’indigne, elle 
n’a qu'une réponse péremptoire : les garanties dans les institutions 
qu'elle offrira ou qu'elle acceptera. Avec.les garanties dans les 
institutions, tout s’éclaircit, les fantémes et les.qmbres se dissipent, 
et la société rassurée n’a plus qu’a jouir de ce principe héréditaire 
qui est la raison et la vertu de la royauté. | 
Nous l’avouons sincérement; dans les complications de l’heure 
présente, nous ne connaissons pas une autre conduite 4 tenir : 
elle pourra paraftre trop résignée et trop raffinée, elle sera peut- 
étre réputée trop habile. Elle mériterait cette qualification, que 
nous en serions reconfortés; nous nous rappelons Iles fermes con- 
seils qu’enseignant Vhistoire, cette politique en action, au fils de 
Louis XIV, Bossuet adressait 4 son éléve : « Encore qu’A ne regarder 
que les rencontres particuliéres, la fortune semble seule décider de 
l’établissement et de la ruine des empires, 4 tout prendre il en 


\ 





260 LES LOIS CONSTITUTIONNELLES 


arrive & peu prés comme dans le jeu, ot Ic plus habile l’emporte a 
Ja longue‘. » Et c’était aussi ce que pensait un autre précepteur 
d’enfant royal : « Les habiles gens, écrivait Fénelon, décident tou- 
jours 4 la longue dans le public’. » 

Mais ce que nous affirmons, c'est qu’habile ou non, cette con- 
duite envers la France est, avant tout, loyale : loyauté et habileté, 
deux forces ou méme deux vertus qui, plus d’une fois, pour l’hon- 
neur de l’humanité, ont eu la ressemblance de deux sceurs, facies 
non omnibus una, haud diversa tamen, qualem decet esse sororum. 
Lorsque cette ressemblance éclate, lorsque cette confusion touchante 
et charmante vient a se preduire, c’est un des plus doux plaisirs de 
Vhistoire ou la surface des événements ne montre trop souvent 2 
loeil attristé que les ébats insolents de la ruse et du mensonge. Cette 
jouissance salubre et fiére, quelle page des annales du monde la fait 
gouter 4 flots plus abondants et plus savoureux que le régne de 
notre Henri IV? Sans cesse, en le suivant 4 la trace, dans le cours 
de ses adversités et de ses prospérités, dans ses négociations, dans 
ses revers, dans ses victoires, deux cris se mélent sur les lévres : 0 
l’adroit politique! 4 le grand cceur! Lorsqu’au sortir de l’ére la plus 
dévastée et la plus déchirée, on le voit, conquérant et souriant, 
désarmer tous les partis, contenter et enchanter tout le monde : le 
Pape au Vatican, la vieille Elisabeth & Windsor, saint Francois de 
Sales 4 Annecy, Duplessis-Mornay 4 Saumur, on s’arréte interdit, 
ne sachant ce qu’on doit le plus admirer de son esprit ou de son 
dime; ou plutot ils ne font qu’un : l’éclat que le génie jette et la lu- 
miére plus belle encore que répand la conscience, unissent leurs 
feux pour former autour de la couronne d’Henri lV l'une des plus 
radieuses auréoles qui aient jamais ceint le front d’un homme. 

Enfin, s'il nous restait une hésitation, nous n’aurions qu’a con- 
sidérer la situation douloureuse, vraiment exceptionnelle, presque 
unique ou se trouve la France. 

Sans doute, lorsqu’un Etat est au repos, l’opposition systématique, 
l’opposition 4 outrance, comme on dit encore, est un jeu qui peut 
avoir son excuse, méme sa justification : deux partis sont en pré- 
sence, il faut qu’a tout prix l’un céde la place 4 ]’autre. Qu'importent 
quelques iniquités commises ga et 1a, quelques miséres perdues 
dans l'ensemble? Le succés aura bientdt tout réparé, et c’est A peine 
Si la société s’apercevra du changement, distraite plus qu’ébranlée 
par les orages qui se seront passés sur ses hauteurs. 

En sommes-nous 1a nous-mémes? Dans la mélée confuse a la- 


‘ Discours sur I’ Histoire universelle 4 Mgr le Dauphin, 3° partie, chap. a. 
* Lettre au duc de Beauvilliers, en septembre 1708. 


ET LE PARTI CONSERVATEUR. 261 


quelle nos longs ressentiments et nos longues disputes ont réduit 
pour nous la vie publique, nos partis frappent 4 l’aveugle : souvent 
ils sont, les premiers, meurtris des coups qu’ils portent, ils sont 
ensevelis sous les ryines qu’ils précipitent; ils veulent se venger 
dalliés dont la contradiction d’un jour les importune, et ils font 
trompher leurs pires ennemis qui les étoufferont. Et si telle cst la 
condition des partis, celle de notre pays est-elle meilleure? Tout y 
chancelle; les chocs les plus légers sont gros de bouleversements 
ellroyables ; rien des ancicnnes barriéres n’est demeuré; les moin- 
dres crises peuvent tourner en révolutions et les moindres conflits 
en invasions. Au dedans comme au dehors de ses frontiéres, la 
France est dans une sorte d’interrégne ot la forme effacée de son 
gouvernement convient peut-étre aux duretés de ses nécessités pré- 
sentes. Ce n’est plus la France de la jeunesse du siécle, qui, toute 
victorieuse, s'incarnait dans le jeune vainqueur de Rivoli et des 
Pyramides; elle a vicilli dans la déception et dans la défaite : elle 
traverse des années indécises, difficiles, pleines de défilés dange- 
reux, o1 son héroisme sera d’étonner le monde par sa patience, ou 
la grande nation vaincue devra marcher péniblement, ayant 4 sa 
téle son glorieux vaincu de Reischoffen, le soldat qui, au matin de 
Sedan, tombait dans son sang et dans son honneur. 

Soyons donc en aide a cette pauvre et chére France, ne compli- 
quons pas sa tache, épargnons-lui les secousses avec une attention 
compalissante ; en la servant sans arriére-pensée, dans le désinté- 
ressement et la droiture, soyons convaincus que nous aurons scrvi 
noire cause, si cette cause est réellement la justice, si elle est l’ordre 
dans la société ot la Providence nous a fait naitre. C’est encore 1a 
une des consolantes harmonies de l'histoire; 4 ceux qui en doute- 
raicnt, nous nous bornerions a citer. une maxime d’une étonnante 
profondeur, qu'une femme éminente a jetée au milieu des discordes 
de notre temps, et qui sera la conclusion de ces pages, comme elle en 
a élé inspiration : « Faites le bien implicitement, sans acception de 
systeme politique, et c’est le systéme politique qui représentera 
sincerement la cause du vrai et du bien, qui en profitera'. » 


H: pe Lacowse. 


* Madame Swetchine, Fragments. sur le; christianisme, le progrés et la civili- 
$210. 


% Jeuzzr 1875. ee 18 


MARIE STUART 


SON PROCES ET SON EXECUTION 


D’APRES 
LE JOURNAL INEDIT DE BOURGOING, SON MEDECIN; LA CORRESPONDANCE 
D’AMYAS PAULET, SON GEOLIER, ET AUTRES DOCUMENTS NOUVEAUX 





VI? 


TENTATIVE D AMYAS PAULET POUR ARRACHER DES AVEUX A MARIE STUART. 
TRANSLATION DE CETTE PRINCESSE A FOTHERINGAY. 


Comme on I’a supposé récemment encore*, Elisabeth, afin de 
désarmer et de rendre 4 tout jamais impuissante Maric Stuart, lui 
écrivit-elle secrétement pour lui offrir son pardon, dans le cas ot 
elle ferait des aveux et lui exprimerait par écrit son repentir. C’est 
ce qu’affirma Elisabeth, 4 quelque temps de 14, dans un discours 
cité par Camden, et dans lequel elle s’exprimait ainsi: « Bien loin 
de garder contre elle (contre Marie) du mauvais vouloir, lors de la 
découverte de certaines machinations contre moi, je lui écrivis se- 
crétement que, si elle voulait tout me confesser dans une lettre pri- 
vée, tout serait enseveli dans le silence. Je ne lui écrivais pas cela 
pour lui tendre un piége, car j’en savais alors autant qu'elle ett 
pu m’en confesser elle-méme*. » Elisabeth disait si rarement la vé- 
rité qu’on ne saurait ajouter aucune créance a sa déclaration, sur- 
tout lorsqu’clle prétend que Marie fit peu de cas de sa lettre*. 


‘ Voir le Correspondant du 10 mai et du 25 juin 1875. 

* Froude’s History of Rlisabeth, t. VI. 

3 Camdem, liv. II. 

4 « En vérité, l'histoire est incroyable, dit M. Hosack, qui n’ajoute aucune foi 
4 cette lettre. Nous savons que Marie était trés-ponctuelle dans sa correspon- 
dance et il est certain qu'elle ne laissa jamais sans réponse une lettre d’Elisa- 





MARIE STUART. 963 


Bourgoing, qui, dans son Journal, tient note des moindres éyéne- 
ments, ne fait aucune mention de cette préltendue lettre, et il n’ 
est fait non plus aucune allusion dans la correspondance de Marie. 
Mais, ce qu’il y a de certain, c’est que, pendant le procés de Ba- 
bington et les interrogatoires que Walsingham faisait subir a Curle 
ea Nau, Elisabeth ordonna a Paulet de faire tous ses efforts pour 
rer de Marie quelques aveux par surprise. C’est ce que nous ap- 
prend, pour la premiére fois, le Journal de Bourgoing. 

Pour se conformer a ces ordres, sir Amyas fit prévenir sa captive 
quil désirait lui parler si, toutefois, elle voulait bien l’entendre 
« quiétement (tranquillement), dit Bourgoing, n’user point de mau- 
vaises paroles 4 son endroit, et se contenir de V'injurier. » Sur l’au- 
lorisation que Marie lui donna, il se presenta chez elle, suivi de 
Bagot, dont le témoignage lui parut nécessaire pour appuyer le 
sien. Il parla & la reine des derniers événements, les plus formi- 
dables, lui dit-il, qui eussent éclaté jusque-la en Angleterre. « Ja- 
mais, ajouta-t-il, il n’y eut plus grande et plus horrible trahison. 
Si Votre Grace y 4 consenti, si elle en est coupable, Dieu le sait ; 
mais on a saisi quelques-uns des conjurés, entre autres un nommé 
Babington, qui ont fait les plus graves aveux. Six hommes avaient 
juré de tuer la reine Elisabeth ; d'autres, au jour de Pexécution du 
cme, devaient mettre le feu aux granges des environs de Chartley, 
pour forcer mes gardes Y porter secours, tandis qu’au méme mo- 
ment on devait m’assassiner, moi et mes serviteurs. D’autres con- 
Jurés, 4 la faveur du tumulte, devaient enlever Votre Grace, ainsi 
que plusieurs personnes de sa suite, tandis que, 4 deux ou trois 
milles de Chartley, vers les garennes, devaient se trouver un cer- 
lain nombre de chevaux pour vous conduire en lieu sir. C’est une 
affaire des plus graves, si vous y avez consenti, et il est impossible 
que Yous n’en ayez pas été instruite. Vous avez été mal conseillée, 
ct vos serviteurs sesont montrés aussi méchants que possible. Nau 
est d'un caractére si remuant et si arrogant, que rien ne saurait 
larréter; tout ce qu'il pense doit tre incontinent exécuté. I] est si 
orgueilleux et si ambitieux qu'il ne peut souffrir personne au-des- 
Sus de ui, qu'il prétend commander a tous, étre partout le maitre 
ry céder 4 qui que ce soit. Il vous a porté le: plus grand préju- 

ee | 


teth, quoique Elisabeth, bien souvent, ait manqné de lui répondre. II est, d’ail- 
murs. possible qu’agitée comme elle I’était par des passions diverses, Elisabeth 
ut pu avoir intention d’écrire A Marie, mais si elle lui edt adressé une lettre, 
4 est certain que Marie lui edt répondu, bien que sa réponse n’eut pas été pro- 
t telle que l’edt souhaitée sa rivale. » (T. H, p. 394.) 
* Journal inédit de Bourgoing. 
” Journal inédit de Bourgoing. 








264 MARIE STUART. 


_ — Je ne sais rien de tout cela, lui répondit Marie, qui ne pou- 
vait admettre que son gedlicr fut en droit de l’interroger, et qui se 
croyait encore moins obligée de lui dire tout ce qu'elle pouvait sa- 
voir. Je ne connais point Babington, et je n’ai jamais entendu parler 
de telles entreprises contre la reine d’Angleterre. Quant 4 mes ser- 
viteurs, ils ne m’ont jamais conseillé que choses bonnes et loua- 
bles, et, lors méme qu’ils eussent tenté le contraire, je ne suis pas 
assez dépourvue d’entendement pour ne pas savoir choisir ce qui 
est bon ou mauvais. 

— Babington, s’écria Paulet avec force, a confessé de grandes 
choses; les catholiques se devaicnt révolter, et je pense qu'il a 
chargé Votre Grace. Vous ne pouvez nicer que vous avez été en rela- 
tion avec lui, que vous lui avez écrit, qu’il vous a répondu, et que 
vous avez cu des intelligences pour la méme entreprise avec plu- 
sieurs personnes qui sont en pays étrangers. 

— Autrefois, lui répondit la reine sans s’émouvoir, j'ai entendu 
parler d’un certain Babington, mais il y a plus de dix ans‘; je ne 
sais ce qu'il est devenu,.ct je n’ai eu d’intelligence avec personne, 
ni pour l’entreprise dont vous parlez, ni pour aucune autre. J'ai 
quelquefois regu des lettres de mes amis, qui, de leur plein gré, 
m’ont offert leurs services, mais je ne me suis mélée en rien de ce 
dont vous m’accusez, et n’ai suborné qui que ce soit. Bien souvent, 
j’ai recu des lettres de personnes inconnues dont je n’avais jamais 
entendu parler. Au surplus, ajouta Maric, on ne peut m’empécher 
d’avoir des intelligences avec qui bon me semble pour mes intéréts 
particuliers, et je n’en dois rendre compte 4 personne. » 

Et, comme sir Amyas Paulet la pressait par de nouvelles impor- 
tunités « de confesser quelque chose, dit Bourgoing, ct essayait de 
découvrir quelque consentement par ses paroles, » la reine ne dai- 
gna pas luirépondre un seul mot. 

Alors, Paulet s’inclina et lui dit d’un ton bref, en se retirant : 
« On vous interrogera plus amplement; il faut que tout soit éclairci.» 
Ces derniers mots donnérent lieu a la reine de penser qu’elle serait 
bientdét examinée par quelques envoyés d’Elisabeth, mais elle était 
loin de se douter que ce serait avec l’appareil judiciaire que l’on 
déploya peu aprés *. 

Dans quelle résidence assez sire et assez vaste serait transférée la 
reine d’Ecosse pour y étre publiquement interrogée par les lords 
du Parlement ct les membres du Conseil d’Angleterre, assistés 


‘ Pendant qu'elle était sous la garde du comte de Shrewsbury, Marie Stuart 
avait connu Babington qui était attaché au comte en qualité de page. 
9 Journal inédit de Bourgoing. 





MARIE STUART. 265 


d’hommes de lois? Telle était la question qui s’agitait depuis quel- 
que temps au sein du ministére anglais. Dés la découverte de la 
conjuration de Babington, cette question avait été soumise a Elisa- 
beth, mats quelques jours se passérent sans qu’elle voulut se fixer 
ef se prononcer*. 

On lui proposa la Tour; mais, comme Marie comptait de nom- 
breux partisans dans la Cité et qu’ils auraient pu tenter un coup de 
main pour sa délivrance, elle rejeta bien loin ce projet. On lui dé- 
signa Hertford ; elle y consentit pendant un jour ; le lendemain, elle 
Je trouva trop prés de Londres. On lui nomma les chateaux de 
Grafton, de Woodstock, de Northampton, de Coventry, de Hunting- 
don ; elle les accepta l’un aprés I’autre, et finit par les rejeter tous, 
les uns n’étant point des places assez fortes pour une telle prison- 
niére, les autres pas assez spacieux pour les logements des com- 
missaires anglais *. 

Elisabeth était inquiéte, irritée. Burghley n’ayant pas jugé a 
propos de la tirer d’affaire par un coup hardi, elle lui fit sentir tout 
le poids de sa mauvaise humeuren lui enlevant son titre et sa fonc- 
tion de lieutenant du comté de Hertford. Enfin, il fallut se décider: 
elle fixa son choix sur Fotheringay, qui, d’abord, lui avait paru 
trop dloigné. 

C’était un vaste chateau-fort, situé dans le comté de Northampton, 
et appartenant a la couronne. Il était 4 une journéc et demic de 
Londres et de tous les chateaux royaux, le plus rapproché de Chart- 
ley, ce qui rendait plus facile, plus prompte et plus sire la transla- 
tion de ja reine d’Ecosse. 

Voici en quels termes Burghley ct Walsingham notifiérent cette 
décision 4 Paulet : « Sa Majesté la reine, d’aprés les informations 
données par M. Waad, ct suivant le plan que vous aviez proposé, 
pense qu’il serait bon que la reine dont la garde vous est confiée 
fit transférée dans une autre place de sireté. Elle a pensé au cha- 
teau de Fotheringay, dans le comté de Northampton, et désire que 
nous prenions la chose en considération. Sur quoi nousavons écrit 
a sic Walter Mildmay d'examiner le chateau, de s’assurer s'il était 
en bon état et de quelle facon il peut étre approvisionné... Elle vous 
prie aussi d’envoyer Darell*, ou quelque autre personne capable, 
avec un serviteur de la garde-robe, afin de voir si les tentures de 


‘ Burghley & Paulet, 26 aodt 1586 : The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., 
pp. 272-973. 


ed a & Walsingham, 10 (20) septembre 1586. Mss particuliers cités par 
- Froude. 


_* Lun des mattres d’hétel d’flisabeth qu'elle avait envoyé, en la méme qua- 
lité, anprés de la reine d’Ecosse pour administrer sa maison. 


206 MARIE STUART. 


Chartley pourront suffire pour installer convenablement cette reine. 
Désormais, elle ne devra plus jouir de la liberté qui lui a été ac- 
cordée jusqu’ici, mais elle sera traitée comme une prisonniére, 
toutefois avec les égards dus 4 sa qualité. Nous avons écrit les ar- 
ticles sur lesquels nous désirons avoir votre opinion, et nous espé- 
rons de vous une réponse aussi prompte que possible‘. » 

Paulet se hata de leur répondre: « Je prie Vos Honneurs d’étre 
avertis qu’a la réception de vos lettres du 26, j’ai, suivant vos in- 
structions, envoyé M. Darell 4 Fotheringay pour y examiner les loge- 
ments, et sans doute ils pourront étre arrangés avec les tentures 
d’ici, dont nous avons une bonne provision de toutes sortes de hau- 
teurs et de largeurs. Je vous envoie ma simple opinion touchantles 
articles que vous m’avez adressés, et j’en ai envoyé copie a sir 
Walter Mildmay, afin que, dans ses lettres, il puisse suppléer a ce 
qui manquera... Je m’estime trés-heureux de quitter ce pays, et je 
le serais doublement si cette reiné, en changeant de demeure, chan- 
geait aussi de gardien. En vérité, un gentilhomme du pays pour- 
rait bien mieux remplir cette fonction, et avec mois de dépense 
pour Sa Majesté, ayant ses serviteurs, ses clients et de bons voisins 
sous la main. Quoique je sois bien hardi de vous laisser entrevoir 
ce que jesouhaite, cependant, je ne le veux jamais désirer qu’au- 
tant qu’il plaira aSa Majesté*. » 

Peu de jours aprés, Paulet recut l’ordre de Burghley de conduire 
Marie & Fotheringay*. 

Homme de précaution et de ruse, sir Amyas, afin de donner le 
change a sa prisonniére, lui fit dire, vers le 10 septembre, que, dans 
l’intérét de sa santé comme pour sa commodité, il avait jugé utile de 
latransférer dans unchateau dela reine d’Angleterre, beaucoup plus 
sain que Chartley et 4 trente milles seulement de Londres; quant 4 ce 
chateau, il refusait de le lui nommer. Le messager de Paulet ajou- 
tait, de la part de son maitre, et pour que cette translation se fit du 
plein gré dela reine, « qu’elle y serait trés-bien, qu’elle se préparat 
tout 4 son aise pour y aller quand il lui plairait, et que ce serait & 
son choix, aussi t6t ou aussi tard qu’elle voudrait. » En méme temps 
il lui promit, au nom de Paulet, que, dés qu’elle serait arrivée au 
licu de sa destination, tout l’argent qui lui avait été enlevé lui se- 
rait rendu. Cet argent, disait le messager, n’avait été saisi, d’aprés 


§ Burghley et Walsingham 4 Paulet, 26 aodt 1586, The Letler-Books of sir Amias 
Poulet, etc., pp. 272 et 275. 


* Paulet & Burghley et 4 Walsingham, 50 aott 1586; The Letter-Books of sir 
Amias Poulet, etc., pp. 279, 280. 

* Post-scriptum de la lettre de Paulet 4 Walsingham, du 10 septembre, The 
Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 299. 


MARIE STUART. 387 


lavis de son maitre, que dans la crainte « que Sa Majesté n’en 
donnat et n’en mal usat par les chemins » pour occasionner quelque 
soulévement en sa faveur'. 

Lareine, dit Bourgoing, fit répondre 4 Paulet « qu’elle ne dési- 
rait autre chose que de partir, tout indisposée qu’elle était, » qu'elle 
aimait mieux quitter Chartley de bonne heure, de peur de devenir 
pis’; » ct qu’elle estimait étre préte dans deux ou trois jours. 

Le départ fut fixé au 21 septembre. 

La veille, sir Amiyas, & la priére de plusieurs des serviteurs dela 
reine, qui se trouvaient dans le plus grand dénuement depuis leur 
séquestration, fit demander a sacaptive qu'il lui fit permis de pré- 
lever quelques sommes sur |]’argent dont il était détenteur pour les 
leur distribuer. Marie s’y refusa d’abord, exigeant que cet argent 
Jui fit rendu pour qu’elle put en disposer 4 son gré et n’entendant 
pas que Paulet fat son trésorier. Aprés un refus formel de celui-ci, 
elle demanda qu’on lui remit au moins quelques centaines d’écus 
pour qu'elle les fit distribuer 4 ses serviteurs par les mains mémes 
de Paulet. Mais l’intraitable gedlier, qui s’en tenait aveuglément a 
la lettre rigoureuse de ses instructions, lui manda « qu’il donnerait 
tout ce qu'elle voudrait, sous sa propre signature et sa décharge, » 
mnais, résolument, « qu'elle ne manierait point d’argent. » Enfin, 
la pauvre princesse, dominée par un noble sentiment de générosité 
pour ses serviteurs, fit taire ses justes griefs, et, bien qu'elle put a 
peine se servir de sa main droite, fort endolorie par son rhuma- 
fisme, elle écrivit et signa un mémoire des sommes qu’elle voulait 
distribuer aux fidéles compagnons de sa captivité. « Ce que j’en fais, 
dit-elle, est par contrainte et pitié, parce que les pauvres gens sont 
en danger de nécessité et dépourvus de tout par les chemins. Pour 
le reste, je les adresse a l’ambassadeur de France, qui leur donnera 
pour achever leur voyage en France, owt ils seront payés de leurs 
gages et auront récompense, chacun en son endroit'*. » 


* Journal inddit de Bourgoing. id 

* Une lettre de Paulet 4 Walsingham du 15-25 septembre, confirme |’empres- 
Sement que témoigna la reine 4 quitter Chartley. Les mesures ordinaires, est-il 
dit dans cette lettre, furent prises pour le soin de son corps. Des chars trainés 
par des beufs furent envoyés, avant elle, pour transporter son énorme bagage. 
(Froude’s History). «Cette dame, disait Paulet 4 Walsingham, est trés-heureuse de 
sa translation, car elle espére avoir souvent des nouvelles de l’ambassadeur de 
France, n’étant plus qu’a trente milles de Londres. Vingt chariots seront char- 
gés demain matin, et je pense que nous partirons d'ici vers le milieu de la 
semaine prochaine, sauf avis contraires. (The Letter~Books of sir Amias Poulet, 
eic., pp. 292, 293.) 

3 Journal inédit de Bourgoing. Cet argent ne fut remis que longtemps aprés 
aux serviteurs de Marie Stuart. (Ibidem). 


268 - MARIE STUART. 


Ccpendant sir Thomas Gorges, gentilhomme pensionnaire d’Eli- 
sabeth, aprés avoir mené prisonniers 4 Londres Nau et Curle, 
était revenu 4 Chartley pour assister sir Amyas Paulet dans la mis- 
sion de conduire la reine d’Ecosse 4 sa nouvelle prison‘. En le 
voyant arriver avec Stallenge*, huissier du Parlement, les servi- 
teurs de la reine, qui avaient surpris quelque émotion sur son vi- 
sage, furent dans la plus vive anxiété; mais ils furent bientdt ras- 
surés par la fagon toute courtoise dont il adressa la parole a la 
reine. 

Au moment du départ, qui eut lieu un mercredi, le 21 septem- 
bre, jour de Saint-Mathicu, Paulet fit enfermer dans leurs cham- 
bres ceux des serviteurs de Marie qui ne devaient pas l’accompagner 
4 Fotheringay; et, afin d’éviter une explosion de sanglots et d’em- 
pécher ces pauvres gens de dire 4 leur maitresse un dernier adieu, 
il cut la cruelle précaution de placer des gardes 4 leurs fenétres *. 

Condamnéc par ses douleurs 4 ne pouvoir faire un pas, la reine 
se fit porter dans son coche par ses filles de chambre. D’aprés ses 
ordres, elles la placérent, 4 rebours, sur le siége de devant. Marie 
avait choisi cette position afin de voir en face les hommes de l’es- 
corte qui la suivaient, et d’observer leur contenance et leurs mou- 
vements. Souvent pendant la route, elle tournait la téte avec inquié- 
tude ct interrogeait Sharpe, son cocher, pour qu’il lui rendit 
compte des faits et gestes des cavaliers qui marchaient en avant. 
A chaque instant, la malheureuse princesse craignait d’étre égor- 
gée, et, placée de la sorte, dit son médecin, « elle edt vu venir le 
coup.» Ce n’est pas qu’elle craignit la mort; mais ce qu’elle re- 
doutait, c’était une mort secréte qui ne lui edt pas permis de con- 
fesser publiquement sa foi, ect qui edt été considérée peut-¢tre 
comme un suicide. 

Comme Paulct était rhumatisant, et qu'il ne pouvait monter 4 
cheval, Elisabeth avait principalement confié 4 sir Thomas Gorges 
et 4 Stallenge’ le soin de cette translation. L’un ct l’autre mar- 
chaient 4 cheval de chaque cété du coche de la reine. Ils avaient 
sous leurs ordres deux cents cavaliers que conduisaient des gentils- 
hommes. De peur d’une embuscade ou d’un coup de main, un cer- 
tain nombre de cavaliers avaient été détachés en ayant en éclai- 


‘ Ce ne fut point a sir Walter Mildmay et 4 Barker, comme il est dit dans 
Howell, et ceux qui l’ont copié, que fut confié le soin de cette translation. 

* Il est question de ce personnage dans une lettre de Paulet & Walsingham, 
du 25 octobre 1566. (The Letter-Rooks of Amias Poulet, p. 300.) Bourgoing écrit 
son nom, Standlin. 

> Journal inédit de Bourgoing. 

4 Standlin, dans le Journal de Bourgoing 


MARIE STUART. 260. 


reurs. Cette troupe improvisée offrait un spectacle des plus étranges: 
chaque homme d’armes portait sur sa poitrine les couleurs du bla- 
son de son seigneur; les vieilles armes du moyen age y figuraient 
parmi les armes a feu du seiziéme siécle. La barbarie et la Renais- 
sance marchaient céte 4 céte. 

« Chacun homme de cheval, dit Bourgoing, portait la livrée de 
son maitre, qui une lance, ou hallebarde ou javeline, aucuns des 
arcs, et bien peu des harquebuses ou batons de feu‘; la plupart 
avec l'épée et la dague, moitié cheminans au devant par forme d’a- 
vant-garde, et l'autre derriére en forme d’arricre-garde. Au milieu, 
Sa Majesté, et ses serviteurs prés d’elle, que suivait M. Amyas 
en un coche, sa femme et famille en un autre; ses gens, gentils- 
hommes, serviteurs et soldats 4 cheval, faisant l’environ devant la 
premiére et derniére coche, tous avec harquebuses et méche allu- 
mée, et la couple de pistolets 4 l’argon de la selle; M. Gorges et 
M. Standelin, chacun sa pistolet 4 la ceinture, et M. Gorges un pé- 
irinal*a l’argon, cdétoyant le coche de la reine. » 

Chemin faisant, sir Thomas Gorges, aprés avoir adressé de loin 
en lom quelques paroles bréves a Marie, finit par lui annoncer qu'il 
aurait bientét 4 lui communiquer un message de la part de sa mai- 
tresse. 

—Je pric Dieu, lui répondit la reine, qu’il soit meilleur et plus 
agréable que celui que vous m’avez apporté derni¢rement. 

— Je suis serviteur de la reine d’Angleterre, reprit sir Thomas, 
el j'ai dd m’acquitter de ma mission. 

— Aussi ne vous en fais-je point un reproche, lui répliqua Marie 
avec douceur. 

A partir de ce moment, sir Gorges Thomas ne rompit plus le s1- 
lence. 

Vers le soir de cette premiére journée, le triste cortége s’arréta a 
Burton pour y passer la nuit, et sir Thomas conduisit la reine jus- 
qua sa chambre avec la plus grande courtoisiec. 

— Dans la crainte de troubler Votre Grace, lui dit-il, et lassée, 
comme ilsemble, de cette premiére traite, je remets 4 demain ce 
que j'ai a lui dire de la part de ma maitresse. 

Marie passa la nuit « en grande inquiétude » de savoir ce que 
contenait le nouveau message d’Elisabeth. Le lendemain matin, au 

moment du départ, lorsque l’escorte des cavaliers était déja rangee 


' Les batons de feu, origine du fusil. figurent pour la premiére fois, croyons- 
nous, dans la Chronique de Charles VIII, par Jaligny. 

2 Espéce d’arme & feu, quitenait le milieu entre le pistolet et le mousquet. et 
qui fut surtout en usage au seiziéme siécle. Lé pétrinal est l’origine de l'espin- 
gole ct du mousqueton. 


370 MARIE STUART. 


en ligne devant la porte de son logis ct le long des rues de la ville, 
elle envoya chercher sir Thomas Gorges. Dés qu’il fut en sa pré- 
sence, l’envoyé d’Elisabeth lui dit, en haussant la voix : 

« La reine ma maitresse trouve fort étrange, madame, que vous, 
sa. parente, et de méme qualité qu'elle, ayez participé au nouveau 
complot contre sa personne que I’on vient de découvrir, et qui avait 
pour but de mettre 4 mort une reine sacrée... Je jure, poursuivit-il, 
que ma maitresse ne fut jamais si étonnée, si troublée et si peinée 
qu’en apprenant cette nouvelle. Elle sait fort bien que si elle eat 
renvoyé Votre Majesté en Ecosse, vous n’y eussiez pas été en sireté, 
et que vos sujets vous eussent fait un mauvais parti. De vous en- 
voyer en France, elle n’y pouvait songer; on l’edt, en vérité, prise 
pour une sotte. | 

— Je n’ai jamais rien entrepris ni voulu rien entreprendre soit 
contre la reine d’Angleterre, soit contre son royaume, lui répondit 
Marie avec le plus grand calme; « et je ne suis pas de si peu de 
considération que de vouloir faire mourir » ou frapper d’une main 
sacrilége « une ointe du Seigneur, telle que je le suis moi-méme. » 
Je me suis comportée envers votre maitresse comme je le devais. Je 
ne sais si la reine, ma bonne sceur, a fait comme Sail; mais, loin 
de penser & lui dter la vie, je l’ai plusieurs fois prévenue, — elle 
Je sait bien, — de tout ce que je pouvais savoir des conspirations 
qui se tramaient contre elle, en l’avertissant de se tenir sur ses 
gardes, et qu'il y avait en Angleterre nombre de gens suspects qui 
formaient de dangereux desseins contre sa personne. Que de fois je 
J’ai suppliée de m’accorder une entrevue, afin que nous puissions, 
d’un commun accord, régler tous nos différends, et par ce moyen 
mettre sa vie en sireté! Mais, loin de vouloir m’entendre, on a re- 
jeté toutes mes offres avec mépris. Ce n’est point en reine captive 
que jai été traitéc, en prisonniére de guerre, mais en personne pri- 
vée, en sujette sur qui l’on aurait puissance de vie et de mort. On 
m’a Oté toutes les douceurs de la vie, sans qu’il m’ait jamais été 
permis de communiquer librement avec mes parents et mes amis. 
J'ai été enfermée et placée sous Ja surveillance d’un homme sans 
la volonté duquel je ne pouvais faire un pas, «et qui m’a été 
aussi rigoureux que possible, non-seulement en ma liberté et cap- 
tivité, mais pour mon boire et mon manger. » Pendant ma longue 
prison, la reine, votre maitresse, n’a cessé de soutenir contre moi 
mes sujets; elle m’a aliéné le coeur de mon fils; elle a fait une ligue 
avec lui, de laquelle j’ai été rejetée comme une personne ab- 
jecte. J’ai été abandonnée, sans aucun confort ni espoir, et privée 
de tout bien... » Mais si les princes mes parents, mes amis, mes 
alliés, émus de compassion, et prenant en pitié ma triste fortune, 


MARIE STUART. 74 


«se sont mis en devoir de me soulager et de m’aider en ma misére 
et captivité, me voyant destituée de tout service, de tout secours, » 
pouvais-je moins faire que de me jeter entre leurs bras cet me mettre 
a leur merci? » Toutefois, je ne sais quels sont leurs desseins, ce 
qu’ils auront entrepris ou eu I’intention de faire. « Je ne m’en 
méle point et ne m’en suis nullement mélée. S’ils ont fait ou entre- 
pris chose que ce soit, que la reine d’Angleterre s’en prenne a eux. » 
is sont 14 pour en répondre, et non pas moi. Votre mattresse sait 
bien que je l’ai souvent avertie qu'elle prit garde 4 elle, et que, par 
aventure, les rois et princes chrétiens pourraient entreprendre quel- 
que chose en ma faveur. Sur quoi la reine d’Angleterre me ré- 
pondit gu’elle était aussi assurée du bon vouloir des étrangers que 
de celui de ses sujets, et que l’on n’avait que faire de moi'. 

— Je prie Dieu qu’il en soit ainsi, se contenta de répondre sir, 
Thomas Gorges. 

Depuis ce moment, il ne rompit le silence qu’a de rares inter- 
valles; « mais il se mit en devoir en toutes facons, dit Bourgoing, 
de faire bons offices 4 la reine par les chemins, tant pour son lo- 
gis que pour les commodités requises au voyage. » 

Jusqu’au dernier moment, la reine ignora le lieu de sa destina- 
tion, et se perdit en conjectures sur ce point, croyant aller tantét 
Gun cété, tantét de l'autre. Chaque matin, avant le départ, ses 
gardiens se contentaient de lui dire si elle avait « une grande ou 
une petite journée 4 faire, et quelquefois combien de milles, » mais 
jamais on ne voulait lui désigner le lieu ot elle devait coucher la 
nuit suivante. A cause de son état maladif, on ne cheminait qu’a 
petites journées. 

Cette longue file de cavaliers et de voitures, traversant les cam- 
pagnes et les villes, éveillait partout la curiosité de la foule. Mais 
soit qu'elle ignorat le rang de lillustre prisonniére, ainsi conduite 
dans le plus grand mystére, soit qu’ayant deviné son nom 4 l’appa- 
reil imposant que I’on avait déployé pour lescorter, ct que le spec- 
tacle d’une si grande infortune lui en edt imposé, aucune manifesta- 
tion malveillante, aucun cri hostile ne se fit entendre sur le passage 
de l’infortunée Marie. 

Jusqu’é présent, si l’on en excepte le lieu de Burton, les histo- 
riens ont complétement ignoré quelles furent les diverses stations 
ou s'arréta la royale captive pendant son itinéraire de Chartley a 
Fotheringay. Grace a la relation de Bourgoing, cette lacune est au- 
jourd’hui comblée : 

« Partis que fimes de Burton’, dit-il, environ les onze heures, 

§ Journal inédit de Bourgoing. 

3 Burton, dans le Staffordshire, en tirant vers le sud-sud-est. 


272 MARIE STUART. 


XXII¢ septembre, arrivames au chateau nommé Hastz*, appartenant 
au comte de Huntingdon, distant de Burton environ sept milles, ou 
nous couchames pour ce jour. | 

« Le lendemain, XXIII* septembre, partis 4 dix heures du matin, 
arrivames 4 la. ville de Renester’, distant environ quinze milles, et 
fut Sa Majesté logée en l’hdtellerie des faubourgs, @ l’Ange. 

« Le XXIV° partimes, environ la méme heure®*, et arrivames assez 
tard, pour cause de la pluie, au logis d’un gentilhomme, nommé 
M'. Roger Swith, au hallage de Hestymshire, en Rutland, distant 
comme dessus. 

« Le dimanche (XXV°), arrivames au chateau de Fotheringay‘*, 
distant quasi comme dessus, maison de la reine d’Angleterre, et 
passdmes par le chateau de Collunwaston, maison appartenant 4 
_ladite reine, distant d’environ quatre ou cinq milles. » 

Quelle ne fut pas ’émotion de Marie Stuart 4 la vue de cette 
vieille forteresse, ancienne prison d’Etat, toute pleine de funébres 
souvenirs! Quelques mois avant sa translation, elle avait déclaré 
qu’on ne la conduirait 4 ce lieu d’horreur, « hors que ce fait hée 
avec des cordes de char et trainée de force’. » Sa conviction que son 
nom était fatalement destiné 4 compléter la liste des victimes de 
Fotheringay lui arracha, lorsqu’elle en apercut les sombres tours 
du bout de l’avenue, cette triste exclamation : Perio! « Je suis 
perdue*. » 


‘ Il s’agit, sans doute, d’un manoir existant encore, et portant le nom de Hill 
Hall. Sur une fenétre de cette habitation, on peut lire une inscription latine du 
temps, laquelle constate le passage, en ce lieu, de Marie, reine d’Ecosse, le 21 
septembre 1586, venant de Chartley et ayant traversé Burton. Miss Strickland 
qui donne ce détail, dit que Marie se reposa et se rafraichit, sans doute, dans 
cette maison isolée. Voir aussi History of Staffordshire by Schaw. Hill Hall doit se 
trouver dans le comté de Stafford, de méme que Chartley, mais au sud-sud-est. 

* Pendant la journée du 23, le cortége traversa la partie sud du Derbyshire et 
arriva 4 la station ci-dessus indiquée, qui devait se trouver dans le comté de 
Leicester. 

3 Le 24, fut parcouru, dans toute sa largeur, le comté de Leicester, et, sur le 
soir, on arriva dans le comté de Rutland. 

4 Dans le Northamptonshire. 

‘S Miss Strickland. t. VI. Hist. de Marte Stuart, de Jules Gauthier, t. II. 

® « Aussitét, dit Miss Strickland, que Marie Stuart fut enfermée sous les fortes 
murailles du chateau de Fotheringay, sir Thomas Gorges fut dépéché par son 
gardien pour annoncer cette nouvelle & la reine Elisabeth et 4 son conseil. Les 
particularités du voyage, la conduite de la royale prisonniére, ce qu'elle avait pu 
dire et faire pendant le trajet, auraient, sans doute, ajouté une page d’un inté- 
rét peu commun 4 son histoire personnelle; mais ces détails ayant été commu- 
niqués verbalement par sir Thomas Gorges, rien n’en a été conservé, ni méme 
probablement jamais écrit. » Miss Strickland, t. VII. 

De son cété, sir Amyas Paulet, le jour méme de son arrivée 4 Fotheringay, le 


MARIE STUART. 273 


VII 


LE CHATEAU DE FOTHERINGAY. —— PORTRAIT DE MARIE STUART. 


La derniére prison de Marie Stuart, située sur un léger monticulc, 
auquel on arrivait par un pays de plainc’, était une forteresse cn- 
tourée d'un fossé double ct d’un trés-difficile accés. Le fossé exté- 
rieor, formé par une riviére, le Nen, et par le bief d’un moulin, 
avait au nord soixante-quinze pieds de largeur; le fossé intérieur 
en avait soixante-six. La facade du chateau, dans laquelle était percée — 
la grande porte, regardait le nord. Aprés avoir franchi le pont-lcvis, 
se présentait un escalier conduisant 4 de vastes appartements, a la 
garde-robe ct au donjon de forme octogone, situé 4 l’angle nord-est 
du chateau, et dans lequel se trouvaient des chambres aux divers 
élages. Au milieu du chateau régnait une cour trés-vaste, sur la- 
quelle avait jour une salle spacieuse (Hall), située au rez-de-chaus- 
sée, el dans laquelle devait se dresscr, plus tard, l’échafaud de la 
royale prisonniére. A gauche, dans cette méme cour, étaient la 
chapelle, quelques beaux logements, la grande salle 4 manger et 
une vaste piéce ornée de tableaux’. Les appartements qui furent 
assignés 4 Marie et a ses serviteurs se trouvaient aux étages su- 
périeurs. 

Ason avénement au troéne d’Angleterre, Jacques VI fit raser® le 


25 septembre, écrivait 4 Walsingham : « Je n'ai pas manqué, suivant vos con- 
seils, d’avertir le Trésorier, jour par jour, de ce que j'ai fait dans ce dernier 
voyage, qui est maintenant terminé, grace 4 Dieu. M. Thomas Gorges se rend 4 
la cour, pour faire 4 Sa Majesté son rapport de toutes les circonstances détail- 
lées... » (The Letter-Books of Amias Poulet, etc., p. 293.) Que sont devenues 
toutes les lettres que Paulet écrivait jour par jour 4 Burghley? Nul n'a pu les 

le Journal de Bourgoing est donc le seul document qui reste pour combler 
cette lacune historique. 

! Je tiens ces détails de la bouche méme de M. Jules Gauthier, qui, pour pre- 
parer sa remarquable Hisloire de Marie Stuart, a visité tous les lieux rendus c= 
lébres par les séjours de cette princesse. M. Froude dit que le chateau etait 
sur une Jégére éminence qui dominait le pays. 

* D’aprés Miss Strickland, qui doit elle-méme ces détails, jusque-la peu con- 
ous, 4 M. Edouard Branley, lequel a recueilli, sur place, plusieurs documents et 
traditions intéressantes sur le chdteau de Fotheringay. 

3 Notice sur la collection des portraits de Marie Stuart, par le prince Labanoff, 
Saint-Pétersbourg, 2° édition. 


274 MARIE STUART. 


chateau de Fotheringay, et, depuis ce temps-la, on ne voit plus sur 
son emplacement qu’un amas de ruines*. 

Dés le jour de son arrivée, et le lendemain, aussitét aprés le dé- 
part de sir Thomas Gorges, qui était retourné 4 Londres afin d’y 
rendre compte de sa mission 4 Elisabeth, Marie Stuart, se trou- 
vant trop 4 létroit, elle et ses gens, fit adresser de vives réclama- 
tions & sir Amyas et 4 Stallenge pour qu’on lui donnat plus d’espace. 
Elle croyait sa demande d’autant mieux fondée qu'elle et ses gens 
avaient apercu dans le chateau « beaucoup de beaux et grands lo- 
gis » inhabités. Comme Paulet fit 4 peine droit 4 ces réclamations 
et que le bruit courait d’ailleurs que ces vastes salles vides étaient 
retenues pour des lords, la reine comprit sur-le-champ qu'elle ne 
tarderait pas 4 étre interrogée. Elle s’était toujours doutée d’un 
semblable dénouement et, plus d’une fois, elle l’avait fait pressentir 
4 ses serviteurs. Cette prévision ne la troubla nullement. « Elle ne 
s’en émut non plus que rien, dit dans son langage naif son fidéle 
médecin, mais plutét semblait le coeur lui élever et se réjouir plus 
que de coutume et se porter mieux de sa santé. » 

Avant de passer outre, avant d’entrer dans le vif du drame, es- 
sayons d’esquisser les traits, de peindre la physionomie de Marie 
Stuart 4 cette époque. Malgré les angoisses et les douleurs d'une 
captivité si longue, sa rare beauté, célébrée par les poétes de son 
siécle, et dont nous pouvons encore nous rendre compte par les 
meilleures peintures du temps, n’avait rien perdu alors de son 
charme et de son éclat*. 

Elle avait conservé, comme aux beaux jours de sa jeunesse, ce 
noble front ou rayonnait intelligence; ces grands yeux d’un brun 
clair, aux longues paupiéres, aux regards a la fois si pénétrants et 
si doux; ce nez aquilin 4 la courbe élégante, dont les mobiles nari- 
nes exprimaient tour 4 tour la fierté de la race, le courage invinci- 
ble, le mépris de la mort. C’était toujours cette bouche fine, gra- 
cieuse, bienveillante, mais un peu contractée par les amertumes de 


4 Un poéte anglais, du dix-huitiéme siécle, a consacré quelques vers émus au 
souvenir de l’arrivée de Marie Stuart, dans le chateau : « Que la nuit la plus 
noire voile pour toujours la scéne de !’entrée de la reine captive dans tes froides 
murailles, 6; Fotheringay! Car, 4 cause d’elle, le temps a voulu t’effacer de ses 
pages, et la justice, 4 la fois pieuse et vengeresse, s’est abattue sur tes tours 
princiéres comme une mer furieuse, afin qu’aucun vestige n’en ptt conserver le 
crue] orgueil. » (Antona’s Bancks, Poem. mss. 1797.) Ces vers sont cités dans 
une copie de |’Histotre de Fotheringay, de l'archidiacre Bonney, et ont été pu- 
bliés, pour la premiére fois, par Miss Strickland. 

* Etiam, post tediosi corceris molestiam, pristinum oris decus ac pulchri- 
tudo, quo tot homines in sui amorem rapuerat, integre adhuc relucebant. 
Thuani, Hist. sui temporis. 


MARIE STUART. oS 


la vie; c’était toujours, bien qu’un peu aminci par les souffrances, 
ce pur ovale, d’une blancheur plus éclatante que la fraise et le 
bonnet de dentelles a litalienne qui lui servaient de cadre, et d’ou 
séchappaient alors des cheveux noirs enroulés sur les tempes. 

I n’est pas. un de ces traits, pas un de ces coups de pinceau que 
nous n’ayons empruntés aux peintres et aux poétes contemporains 
de Marie. Si quelque lecteur pouvait en douter, nous le prierions 
de vouloir bien nous suivre dans cette étude rétrospective. A com- 
bien de dissertations ne se sont pas livrés les érudits pour reconsti- 
tuer la beauté d’Héléne et celle de Cléopatre? Marie Stuart n’est-elle 
pas aussi intéressante pour nous que ces deux autres reines de la 
fable et de l’histoire antiques? 

On a beaucoup disserté sur la couleur des yeux de Marie, et ceux 
de ses portraits qui n’ont pas été peints d’aprés nature, sont venus 
augmenter la confusion et l’incertitude. Ses yeux étaient-ils noirs, 
gris ou bleus? Car toutes ces couleurs ont été mises en avant. Il 
existe de nombreux témoignages pour le gris. Lord Byron se pro- 
noncait pour cette couleur. « Qu’ importe bleus ou gris, disait-il. 
Les derniers, s’ils ont l’4me, sont aussi beaux, ainsi que le prou- 

vent les plus grands exemples; les yeux de Napoléon et de Ma- 
rie, reine d’Ecosse , prétent a cette teinte le supréme rayon'. » 
Quant 4 nous, il ne nous parait pas douteux que Marie avait les 
yeux d'un brun clair, ce que les Anglais nomment chesnut colour. 

Ronsard, qui avait beaucoup connu la reine d’Ecosse dans sa jeu- 
hesse, ne laisse aucun doute sur ce point : 


aS mda oA Vos yeux, 
Doux, beaux, courtois, plaisans, délicieux, 
Un peu brunets, oti la délicatesse 
Rit, non aux verts qui sont pleins de rudesse. 
Aussi les Grecs, en amour les premiers, 
Ont 4 Pallas, déesse des guerriers, 
Donné I'ceil vert, et le brun a Cythére, 
Comme d’Amour et des Graces la mére. » 


L’homme qui a vu le plus de portraits originaux de Marie Stuart, 
le prince Labanoff, se prononce pour cette couleur. 

On sait ce que Ronsard et Buchanan ont dit de l’éclat et de la 
douceur des yeux de Marie’. 


‘ Blue eyes or grey, etc. 


Napoleon's, Mary’s (queen of Scotland) should 
Lend to that colour a transcendent ray. 


: Quand vos yeux étoilés, deux beaux logis d’amour 
Qui feraient d’une nuit le midi d'un beau jour, etc. 
(Ronsard.) 


276 MARIE STUART. 


La couleur de ses cheveux n’a pas été moins discutée que celle 
de ses yeux. Pour résoudre la question, il convient avant tout de 
consulter les témoins oculaires. Ronsard, BrantOme et Renaud de 
Beaune, archevéque de Bourges, qui prononga l’oraison funébre de 
Marie 4 Notre-Dame de Paris, s’accordent tous 4 dire qu'elle était 
blonde. Ils ne différent que sur la nuance. Brantéme parle de « ses 
cheveux si beaux, si blonds et cendrés; » Ronsard de « l’or de ses 
cheveux annelés et tressés, ct Renaud de Beaune de « ses cheveux si 
blonds et forts, devenus tout blancs 4 cause de sa longue prison. » 
Il existe 4 la bibliothéque Sainte-Geneviéve deux portraits de Maric 
Stuart du seiziéme siécle, aux crayons de couleur, d’aprés deux 
tableaux originaux de Francois Clouet, dit Janet. Dans l’un, qui la 
représente en Dauphine, elle a les cheveux d’un blond cendré; dans 
Yautre, qui nous la montre en veuve, en Reine blanche, elle a des 
cheveux d’un blond ardent‘. Plusieurs érudits prétendent que 
Marie avait une chevelure roussatre. Le prince Labanoff, excellent 
juge en pareille matiére, car assurément personne n’a vu plus 
que lui de portraits authentiques de la reine d’Ecosse, partageait 
cette upinion ainsi que Walter Scott, non moins bien informé *. 
La méme teinte se remarque dans le portrait de la reine qui sur- 
monte le monument funébre élevé dans la cathédrale d’Anvers a 
deux de ses dames d’honneur. ll ne faudrait pas croire cependant 
que les cheveux de Marie fussent d’un blond trop ardent et tirant 
sur le rouge. Melvil, qui vécut longtemps prés d’elle, 4 Kdimbourg, 
dit dans ses mémoires que sa chevelure était d’une teinte plus 
belle que celle d’Elisabeth, laquelle était fortement dorée, « golden 
coloured, » tirant plus sur le rouge que sur le jaune, « reder than 
yellow*. » 

Lorsque, sous le poids de ses longs malheurs, Marie prit de 
bonne heure des cheveux blancs, elle fit usage, comme les dames 


Aspice.... 
Quam mitis flamma decoris 
Fulgeret ex oculis.... 


(Francisci Valesit et Marie Stuarte, Regum Francie et Scotie Epithalamum, a 
Buchanano, Siuvz, IV.) 

‘ Ces deux portraits ont.été gravés en couleur, sur cuivre. par Riffault, et ils 
figurent dans le Recueil des personnages les plus illustres du seiziéme siécle, etc., 
qu’a publié M. Niel. Ls doivent étre fort ressemblants ; le second, surtout, doane 
une haute idée de la distinction et du grand air de Marie Stuart 

2 Ce dernier dit dans !'Abbé, en tracant le portrait de Marie, The thick cluste- 
red tresses of dark brown. ° 

* Mémoires de Melvil, édition du Bannatyne Club d’Edimbourg, p. 123; et 


Causeries d'un curieux, par Feuillet de Conches, t. IV : L’Art en Angleterre ax 
temps d' Elisabeth, etc. 


MARIE STUART. 277 


de son temps et du ndtre, de tours et de garnitures de cheveux, 
ainsi que le prouvent les comptes de dépenses de sa maison. Vers 
1569, Nicolas White écrivait 4 Robert Cecil qu’elle avait des che- 
veuxnoirs, et 4 partir de cette époque, plusieurs portraits d’elle, 
qui sont parvenus jusqu’a nous, ont des cheveux de cette couleur. 
Cependant, de temps a autre, dit Brantéme, la reine « ayant ses 
cheveux déja blancs, ne craignait pourtant, étant en vie, de les 
montrer, ni se les tordre et friser, comme quand elle les avait si 
beaux, si blonds et cendrés. » 

les poétes contemporains ne tarissent pas sur la grande beauté 
de Marie Stuart. Ecoutons Ronsard : 


Je vis des Ecossais la Reine sage et belle 

Qui de corps et d’esprit ressemble une immortelle, etc. 
: « Et la mére nature 

Ne composa jamais si belle créature. 

Au milieu du printemps, entre les lis naquit 

Son corps, qui de blancheur les lis mémes vainquit. 

Et les roses, qui sont du sang d’Adonis teintes, 

Furent par sa couleur de leur vermeil dépeintes. 

Amour de ses beaux traits lui composa les yeux, 

Et les Graces, qui sont les trois filles des cieux, 

De leurs dons les plus beaux cette princesse ornérent 

Et, pour la mieux servir, les cieux abandonnérent. 

Quand votre belle taille et votre beau corsage 

Qui ressemble au pourtrait d'une céleste image ; 

Quand vos sages propos, quand votre douce voix, 

Qui pourrait émouvoir les rochers et les bois, etc. 

ae une Reine si belle, 

Belle en perfection, etc. 


Et du Bellay : 


Contentez-vous mes yeux, 
Yous ne verrez jamais cbo3e si belle. 


« La blancheur de son visage, dit Brantéme, qui l’avait vu fort 
souvent, contendait avec la blancheur de son voile 4 qui l’empor- 
terait... » Et ailleurs : « La neige de son blanc visage effagait la 
blancheur de son voile. » « Dés lors qu'elle fut veuve, je ne l'aija- 
mais vue changer en un (teint) plus coloré, tant que j’ai eu cet hon- 
heur de la voir en France et en Ecosse‘. » Ronsard, de son cété, 
célébrait la beauté de son « front d’albdtre » et « Vivoire blanc » 
qui enflait « son sein. » 

* Dames illustres. 

3 Jonuzt 1875. 19 


278 MARIE STUART. 


Michel de l’Hospital la proclamait, en vers latins, la plus belle 
personne de son temps et la plusaccomplie de tout point. Castelnau 
de Mauvissiére, ambassadeur de France en Ecosse, écrivait qu’elle 
était douée « de graces et de plus grandes perfections de beauté que 
princesse de son temps. » « Sa divine beauté valait un royaume,» au 
dire de Brantéme, ct Charles IX, beau-frére de Marie, disait que 
« c’était la plus belle princesse qui naquit jamais au monde’. » 

Qui ne connait les vers pleins de grace et de mélancolie dans 
lesquels Ronsard déplore le départ de la belle reine pour I’Ecosse , 
et trace d’elle cet élégant portrait en pied ? 


« Un crépe long, subtil et délié, 

Pli contre pli, retors et replhié, 

Habit de deuil, vous sert de couverture 
Depuis le chef jusques 4 la ceinture, 

Qui s’enfle ainsi qu’un voile, quand le vent 
Soufle la barque et la single en avant. 

De tel habit vou étiez accoutrée. 

Partant, hélas! de la belle contrée 

Dont aviez eu le sceptre dans Ja main. 
Lorsque pensive, et baignant votre sein 

Du beau cristal de vos larmes roulées, 
Triste, marchiez par les longues allées 
. Du grand jardin de ce royal chateau 

Qui prend son nom de la beauté d’une eau °. 


Parmi les plus beaux portraits qui restent de Marie Stuart, on 
peut citer en premiére ligne celui de Porbus, transporté 4 Saint- 
Pétersbourg en 1793, les deux dessins au crayon de couleur qui 
appartiennent a la bibliothéque Sainte-Geneviéve, et qui paraissent 
étre, comme nous |’avons dit, des copies de deux portraits origi- 
naux de la reine par Clouet, lesquels ont disparu; un magnifique 
portrait en pied appartenant au comte de Morton, 4 Dalmahoy, 
qu’Horace Walpole, excellent juge en matiére de beaux arts, consi- 
dérait, avec raison, comme le meilleur et le plus authentique de 
tous les portraits de la belle reine*. Enfin, nous citerons le portrait 
sur bois ayant appartenu au prince Labanoff, qu’il attribuait au cé- 
lébre Clouet, dit Janet, et dont il a fait exécuter par Pannier une 
excellente reproduction par la gravure sur acier*. Marie Stuart y 


‘ « Inter omnes su etatis reginas, dit Blackwood, admirabili atque incom— 
parabili corporis pulchritudine preedita, etc. (Jebb, t. II); Causeries d'un cu— 
rieuz, par M. Feuillet de Conches, t. IV. 

* Fontainebleau. — 

5 Il a été gravé et figure en téte de I’histoire de cette princesse, par Chalmers. 

‘ Consulter, pour plus de détails, la Notice sur la collection des portraits de 
Marie Stuart, appartenant au prince Labanoff, Saint-Pétersbourg, 1858, in-8*, et 
la deuxiéme édition de ce méme ouvrage, Saint-Pétersbourg, 1860, gr. in-8*- 








MARIE STUART. 279 


est représentée 4 Page de trente-huit ans. A l’aide de ce dernier 
portrait etdu masque de la statue de Westminster, que Jacques VI 
a fait probablement exécuter d’aprés le portrait qui appartient au- 
jourd'hui au comte de Morton ‘, et que 1’on attribue 4 Jean de Court, 
serviteur de Marie, ou au peintre flamand Lucas de Heere, on peut 
se faire une 1dée assez exacte de la figure de la reine vers la fin de 
sa Vie. 


Vill 


NOUVELLE TENTATIVE DE PAULET POUR OBTENIR DES AVEUX DE SA CAPTIVE, — 
MISE EN JUGEMENT DE MARIE PAR LES COMMISSAIRES D ELISABETH SEANT EN LA 
CHAMBRE ETOILEE. — ATTITUDE DES ROIS DE FRANCE ET D’ECOSSE. — ARRIVEE 
DES COMMISSAIRES ANGLAIS A FOTHERINGAY. —~ PREMIERES REPONSES DE MARIE 
AUX DELEGUES DE LA COMMISSION. 


Lorsque Paulet fut entré dans Fotheringay, un de ses premiers 
soins, pour mettre sa captive 4 l’abri d’un coup de main, fut de . 
faire condamner ct murer nombre des ouvertures du chateau *. 

lesamedi 1° octobre, il envoya dire 4 la reine qu'il aurait « vo- 
lontiers » cing 4 six mots 4 lui communiquer. Depuis longtemps, 
Marie et ses serviteurs avaient fait la remarque que toutes les fois 
que Paulet avait 4 donner quelque mauvaise nouvelle, c’était surtout 
alors qu il usait des formules les plus polies et qu’il prenait son ton le 
plus patelin. A peine se trouva-t-il en présence de Marie, qu’il lui 
dit d'un ton brusque : « La reine d’Angleterre, ma maitresse, ayant 
oui le rapport de M. Gorges, a été fort ébahie et s’émerveille fort que 
Votre Majesté ait soutenu qu’elle était innocente, attendu que l’on 
peut prouver fout le contraire de ce qu'elle a dit. » 

En méme temps, il lui annonga qu’Elisabeth enverrait bientét a 
Fotheringay quelques seigneurs et plusieurs de ses conseillers pour 


a 

‘Ha été gravé a Londres, en 1848, par R. Cooper: c’est celui qui figure en 
téte de 'Hislotre de Marie Stuart, par Chalmers. Quant 4 la téte de la statue de 
Marie a Westminster, M. Hosack en a donné une photographie dans son premier 
Yolume. 

* Journal inédit de Bourgoing. Paulet dans une lettre qu’il adressait 4 Walsin- 
gham, le 29 septembre, se réjouissait d’avoir quitté I’insalubre maison de Char- 
Uey. « Je suis heureux d’apprendre, lui disait-il, que vous allez mieux et que 
Vous ées un des commissaires devant venir ici. J’espére que j’aurai le bon- 
hear de vous voir avant de mourir, ce que je n’aurais pas eu le droit de sou- 
hater si nous étions restés dans cette malsaine habitation de Chartley. Je me 
Se dé} mieux depuis mon-arrivée ici. » (The Letter-Books of Amias Poulet, 
p. 294.) 


280 MARIE STUART. 


linterroger. « De quoi, ajouta-t-il, afin que vous ne pensiez qu’on 
yous veuille surprendre, je vous avertis. » 

Puis, radoucissant sa voix, Paulct aborda la partie la plus déli- 
cate de son message, que Bourgoing va nous révéler pour la premiére 
fois, et dont il est superflu de signaler au lecteur toute limpor- 
tance. 

« Vousferiez mieux, madame, dit Paulet 4 Marie, de demander par- 
dona Sa Majesté et de confesser vos fauteset vos offenses, que de vous 
faire déclarer coupable. Je vous conseille fort de prendre ce parti, 
et, si vous y consentez, je le manderai, car je suis prét a écrire votre 
réponse. 

— C’est de la sorte que l’on a coutume d’en user avec les petits 
enfants, lui répondit Marie, lorsqu’on veut leur faire confesser 
quelque faute. Je reconnais véritablement avoir offensé nombre de 
fois mon Créateur comme pécheresse, et je lui en demande humble- 
ment pardon ; mais, en tant que reine souveraine, je n’ai 4 rendre 
compte 4 personne ici-bas de fautes ou d’offenses, hors a Dieu et a 
son Eglise. Et comme je ne puis commettre fautes ni offenses, aussi 
ne veux-je point de pardon, et n’en cherche ni n’en veux recevoir 
de personne vivante. Il m’est avis, sir Amyas, que Yous prenez 
beaucoup de peine inutilement, et que vous « n’avancerez pas beau- 
coup. » 

— Sa Majesté la reine, s’écria Paulet, a des preuves en main de 
cc qu’elle m’a mandé; et, partant, vous feriez mieux de confesser 
votre faute; la chose est trop notoire. Mais je manderai 4 la reine 
votre réponse. 

Alors Paulet prit soin de répéter 4 Marie tout ce qu’elle venait de 
lui dire, afin de bien s’assurer du sens de ses paroles; et lorsqu’elle 
lui eut déclaré qu’il les avait fidélement reproduites, il se hata 
d’aller écrire 4 la cour pour lui rendre compte de cet entretien!. 

Elisabeth eut-elle le sincére désir, dans le cas ou Marie lui ferait 
des aveux par écrit, de lui accorder la vie? Si, dans l’espoir de se 
sauver, la reine d’Ecosse cut pu descendre a une telle humiliation, 
consentir 4 un tel mensonge, par la méme, elle edt été & tout ja- 
mais déclarée inhabile 4 succéder 4 la couronne d’Angleterre, et 
peut-étre alors son existence edt-elle pu devenir compatible avec 
celle d’Elisabeth. Mais il nous parait plus vraisemblable, eu égard 
au caractére d’Elisabeth, qu’elle ne voulait arracher un aveu & Ma- 
ric Stuart que pour éviter le dangereux exemple d’un tribunal ju- 
geant une reine indépendante. Maitresse d’un tel aveu, clle n’eut 
pas manqué de le publier dans toute l'Europe, ce qui lui cit alors 


4 Journal inédit de Bourgoing. 





MARIE STUART. 281 


nermis de faire disparaitre plus facilement sa victime, sans que per- 
sonne luien demandat compte. 

Marie comprit le piége. Elle estimait d’ailleurs son honneur d’un 
plus haut prix que sa vie. 

Avant de quitter sa captive, Paulet lui avait annoncé que son 
maitre d’hdtel Melvil lui serait bientét rendu; ct, en effet, peu de 
jours aprés, il arrivait au chateau avec sa fille ct Marie Pages, fil- 
leule de la reine d’Ecosse et fille d’un de ses valets de chambre. Le 
retour de ce fidéle compagnon de sa captivité fut une grande con- 
solation pour la reine; mais cette joie ne fut que de courte durée. 
Paulet ne tarda pas 4 congédicr le cocher de Marie et d’autres do- 
mestiques qui la servaient 4 table. En payant les gages de ces pau- 
vres gens, la reine leur fit quelques libéralités pour les mettre en 
état deretourner dans leur pays. Ces mesures rigourcuses lui an- 
noncaient qu'elle était 4 la veille de quelque grave événement *. 

Cependant une réunion des pairs et des légistes qui avaient été 
nommés membres de la commission destinée 4 examiner Marie eut 
licen 4 Westminster, le 8 octobre, trois jours aprés sa formation. Le 
chancelier y fit un rapide exposé du complot. Il y lut les copies des 
lettres de Babington 4 Maric, et les prétendues réponses de celle-ci, 
les confessions supposées de Babington, les interrogatoires suspects 
de Curle et de Nau, et il demanda aux membres présents leur opi- 
nion sur la conduite 4 tenir. Presque tous furent d’avis que la reine 
d'Ecosse devait étre sur-le-champ mise en jugement’. Alors ils fu- 
rent requis par le chancelier, ainsi que tous les autres membres de 
Ja Chambre des lords, qui n’étaient pas présents, a l'exception de 
ceux qui exercaient des fonctions publiques, de se rendre sans dé- 
lai a Fotheringay et de s’y constituer en cour de justice *. Au grand 
mécontentement d’Elisabeth et de Burghley, le comte de Shrews- 
bury s’excusa d’en faire partie, sous prétexte d’indisposition. Ainsi 
firent dix autres membres inscrits sur la liste. 

Chateauneuf, l’ambassadeur de France 4 Londres, s’empressa de 
prévenir Henri III de l’extréme danger que courait la reine d’Ecosse. 


‘ Le 22 octobre, Paulet écrivait 4 Walsingham : « Je vous envoie la copie des 
articles, notés par vous, avec les noms des serviteurs de la suite de la reine 
d'Ecosse, qui sont 4 Chartley, et suivant l’ordre de milord Trésorier et Je vdtre, 
J'ai envoyé deux de mes serviteurs 4 Chartley pour amener ici M. Melvin (Nelvil), 
la fille de Bastien, et le serviteur de M. Melvin... Je vous prie de me faire savoir, 
ajoutait Paulet, si je dois voir souvent ma prisonniére, ce que je ne désire pas, 
et je ne vois pas quel bien ii peut en résulter, du moment que je sais qu'elle se 
soutient. » (The Letter-Books of Amias Poulet, etc.) 

* Journal inédit de Bourgoing. 
* Froude’s History of England; Reign of Elisabeth, t. VI. 
* lingard, Ellis, Papiers de Talbot. . 





282 MARIE STUART. 


Ce prince efféminé, et réduit d’ailleurs 4 l'impuissance par les li- 
gueurs, se contenta d’adresser 4 l’ambassadeur d’Angleterre une 
longue harangue dans laquelle il lui déclarait qu'il ne pouvait 
abandonner sa belle-sceur ect son ancienne souveraine’. En méme 
temps, il écrivait 4 Chateauneuf de tenir le méme langage a Elisa- 
beth. Admis en présence de la reine, l’ambassadeur frangais lui lut 
une lettre de son maitre qui, aprés l’avoir félicitée d’avoir échappé 
au fer des conspirateurs, blamait, en termes fort modérés, l’em- 
ploi des mesures de rigueur envers la reine d’Ecosse. Elisabeth lui 
répondit, d’un ton hautain, « que la faute de Marie Stuart était trop 
évidente pour que le moindre doute fat permis... Jaurais souhaité, 
dit-elle, étre assez aveugle pour croire 4 son innocence. Pendant 
vingt ans, j’ai protégé sa vie ct sa réputation, et trois fois elle a con- 
spiré ma perte; trois fois je lui ai pardonné, en l’avertissant de ne 
pas recommencer. J’ai aussi averti Nau, lorsqu’il était 4 la cour; 
mais aujourd’hui je ne puis donner aucune promesse sur ce que je 
ferai ou ne ferai pas*. » Elle envoya sur-le-champ 4 la cour de 
France Edward Wotton, afin qu’il mit sous les yeux de Henri Ill les 
papiers de la reine d’Ecosse, « auxquels, disait Burghley, 1! verrait 
tant de méchancetés, qu’il ne youdrait plus s’employer pour elle *. » 
Ce fut en vain que Chateauneuf fit appel 4 l’honneur et 4 la dignité 
du monarque’. Henri III borna son action 4 ccs vaines remontrances. 
Chateauneuf, livré 4 lui-méme, et sans instructions précises de son 
gouvernement, prit sur lui d’agir dans la mesure des pouvoirs atta- 
chés 4 ses fonctions. Dés qu’il eut appris qu’Elisabeth avait nommé 
une commission pour interroger sa prisonniérc, il lui écrivit pour 
lui demander que la reine d’Ecosse fat au moins assistée par un 
conseil, « ce qui, disait-il, en nulle province du monde, ne fut ja- 
mais refusé & ceux qui sont chargés de crime capital*. » Enhardie 
par la pusillanimité de Henri Il, Elisabeth fit répondre insolem- 
ment 4 son ambassadeur, par Hatton, « qu'elle savait ce qu’elle 
avait 4 faire, et n’avait, par conséquent, besoin d’aucun conseil 


4 Mendoza & Philippe II, 20 octobre 1586. Papiers de Simancas, cités par M. Jules 
Gauthier, t. 1. 

zs Dépéche de Chateauneuf du 24 septembre 1586 (3 octobre n. s.), Teutet, 
t. IV. 

3 Mémoire de d’Beneval ; Chateauneuf & d’ Esneval, 23 septembre, dans Teulet, 
t. IV, p. 106; Chéruel : Marie Stuart et Catherine de Médicis, piéces justificatives. 
Mendoza & Philippe II, 8 novembre 1586: Papiers de Simancas, cités par Jules 
Gauthier, t. II. 

4 Chateauneuf d d'Esneval, 4 octobre 1586, Teulet, t. IV, p. 108, et Chéruel. 
5 Chateauneuf 4 Elisabeth, octobre 1586; Teulet, t. IV; Chéruel, p. 387-390; 
Jules Gauthier, t. II. ; 


MARIE STUART. 283 


étranger'; que la loi anglaise considérant une personne dans la si- 
tuation de la reine d’Ecosse comme indigne d’un conseil, elle agi- 
rait daprés les formes ordinaires de la justice’. » 

Chateauneuf ne se tint pas pour battu. Il écrivit 4 d’Esneval, 
l'ambassadeur de France en Ecosse, qui se trouvait alors a Paris, 
pour qu'il demandat instamment quelles étaient « les intentions de 
son maitre, afin de s’y conformer... Je fais, ajoutait-il, ce que je 
pense étre raisonnable et de la dignité du roi, dont j’ai la mauvaise 
grace des Anglais, qui me prétent des choses pleines de mensonges 
et de calomnies... Le fait de la reine d’Ecosse les occupe tellement, 
quil ne se parle ici d’autre chose. Je la tiens pour perdue... J’en 
ai averti expressément et diligemment; j’en demeurerai dé- 
chargé*. p 

Quant au jeune roi d’Ecosse, Elisabeth s’en embarrassait fort 
peu. Sachant 4 quoi s’en tenir sur les sentiments dénaturés qu'il 
n'avait cessé de montrer depuis longtemps 4 l’égard de sa mére, et 
quelle avait odieusement entretenus avec une application persévé- 
rante, elle-était certaine d’avance qu’elle n’avait rien 4 craindre de 
ce cOté-la. D’Esneval, l’ambassadeur de France a Holyrood, consta- 
fait eneffet, dés cette époque, qu’il y aurait peu d’opposition de la 
part de Jacques au proeés de sa mére. Il s’était rendu 4 Londres 
pour y consulter Chateauneuf, et comme il avait laissé en Ecosse, 
pour le remplacer, M. de Courcelles, il écrivit 4 ce dermer pour le 
prier de dire au jeune roi que, s'il permettait que,sa mére fat mjse 
en jugement, il serait disgracié et deshonoré aux yeux de toute la 
chrétienté, et que si elle était condamnée, il perdrait toutes ses 
chances 4 la couronne d’Anglcterre’. | 

Parmi les papiers saisis 4 Chartley, se trouvait un testament de 
Marie, par lequel elle déshéritait son fils de ses droits au trdne 
d'Angleterre, non d’une maniére absolue, comme l’avance M. Froude, 
mais uniquement dans le cas of il ne voudrait pas embrasser la 
religion catholique*. Une copie de ‘cet acte fut envoyée sur-le-champ 
au jenne roi par Walsingham, avec l’assurance formelle que, mal- 
gré tout ce qui pourrait arriver, ses intéréts ne seraient nullement 
compromis. Satisfait de cette promesse, Jacques répondit 4 ses 
amis qu’il n’interviendrait pas 4 moins que sa mére ne fat menacée 


ni ae de Chdteauneuf dans Egerton, pp. 84 et 85; citée par M. Jules Gau- 
er, t. HL. | 
* Mary queen of Scots, etc., by James Meline. 
* Chateauneuf & d’Esneval, 28 octobre 1586, Teulet, t. IV, et Chéruel, p. 391. 
‘ D'Esneval & Courcelles. Lettre interceptée et déchiffrée. Mss de la reine 


' Froude's History of Elisabeth, vol. VI. 





284 MARIE STUART. 


d’étre exécutée. Sa seule crainte était qu’on ne le soupconnat d’avoir 
consenti au procés et d’avoir cédé aux avis de ses conseillers inti- 
mes, qui, tous, se montraient favorables aux mesures extrémes’. 

« Leroi, écrivait le perfide maitre de Gray, l'un d’entre eux, a 
Archibald Douglas, un des assassins de Darnley, qui n’en était pas 
moins des plus avant dans la faveur de Jacques, le roi est bien dis- 
posé en toutes choses, comme lorsque vous l’avez quitté, et il est 
trés-content de la découverte de cette affaire. Mais son opinion est 
qu’il ne peut pas, sans blesser son honneur, consentir a la mort de 
sa mére. Cependant il est satisfait qu’elle soit étroitement gardée, 
et que tous ses vieux frippons de serviteurs soient pendus, surtout 
ceux qui ont tout conduit. Ainsi vous devez agir prudemment’, afin 
d’éviter tout désagrément en ne perdant pas de vue, toutefois, qu'il 
y anécessité, pour le bien des honnétes gens, qu’elle (Maric Stuart) 
soit desservie*. » 

Walshingham, par un raffinement d’hypocrisie bien digne de 
lui, déclara que le consentement du roi ne serait pas publiquement 
exigé, car, disait-il, il serait contra bonos mores de voir un fils 
prendre ouvertement parti contre sa mére. Il lui suffisait d’étre 
assuré de l’inaction de Jacques. Elisabeth pensait, de son cété, que 
ce prince ne ferait aucune objection contre la mise en jugement de 
sa mére, d’autant plus, disait-elle, qu’il n’ignore pas « la cruelle 
conduite qu’elle a tenue envers son pére*. » Mais elle était décidée, 
s'il se montrait opinidtre, 4 vaincre sa résistance par un acte dans 
lequel elle edit menacé de l’exclure de la succession au tréne d’An- 
gleterre*. 

Pendant ce temps-la, Burghley ne négligeait rien pour consom- 
mer la ruine de Marie Stuart. f1 mit en circulation un écrit inti- 
tulé : Note des torts et des outrages commis par la reine d’ Ecosse 
envers Sa Majesté la reine. Il lui reprochait « d’avoir usurpé les 
armes et le titre de reine d’Angleterre, alors qu’en les prenant elle 
avait seize ans 4 peine et n’avait cédé qu’aux ordres de son beau- 
pére Henri II; d’avoir refusé de ratifier le traité d’Edimbourg; de 
s’ttre déclarée la descendante légitime de Henri VH, et enfin d’avoir 


‘ Froude’s History of Elisabeth, vol. V. 

Pa Douglas se trouvait alors en mission auprés de la cour de Lon- 

3 Le Mattre de Gray & Archibald ee 18-28 septembre, dans Murdin. 

* Walsingham au Mattre de Gray, 17-27 septembre, dans Murdin. 

+ Chateauneuf écrivit a Courcelles, pour le prier de faire tous ses efforts au- 
prés de Jacques VI, « sans se laisser abuser, disait-il, par une vaine déclara- 
tion de successeur, dont l’on commence déja 4 parler ici pour l’endormir. » 
25 septembre, 5 octobre. Lettre interceptée. Mes of Scotland. Froude's History 
of England, Reign of Elisabeth, vol. VI. 


MARIE STUART. 285 


fait dresser une généalogie pour prouver qu'elle représentait la race 
des anciens rors bretons, etc.‘ » 

le 6 octobre (16 n. s.), Elisabeth annoncait en ces termes, a 
Paulet, l'arrivée prochaine 4 Fotheringay des commissaires qui 
avaient pour mission d’interroger la reine d’Ecosse : « Trés-féal, etc. 
Comme jusqu’ici la reine qui vous est confiée n’a pas voulu traiter 
avec nos ministres, parce qu’ils n’avaient pas de lettres de crédit 
qui leur fussent adressées par nous, nous désirons qu'elle n’agisse 
pas de méme a l’égard des commissaires que nous envoyons (4 Fo- 
thenngay), toutes personnes de qualité et d’honneur, et dans ce 
desse, nous vous adressons une lettre ci-incluse que vous remet- 
trez a ladite reine, lorsque vous le jugerez convenable’. » 

Le 11-24 octobre, les seigneurs et les hommes de lois qui avaient 
été choisis par Elisabeth pour interroger la reinc d’Ecosse arrivé- 
rent a Fotheringay. [ls se logérent comme ils purent, les uns dans 
le village, situé sur les bords du Nen, & une petite distance du cha- 
leau, les autres dans les cottages et les fermes des environs*. Avant 
leur arrivée, on avait remarqué dans le voisinage de Fotheringay 
nombre de gens suspects qui, selon toute probabilité, n’attendaicnt 
qu'une occasion favorable pour tenter un coup de main en faveur 
de Marie Stuart. Mais les valets des pairs étaient armés jusqu’aux 
dents, et deux cents cavaliers, dans la prévision d’une tentative sur 
Fotheringay, avaient été postés aux alentours’. 

Un double de la commission fut remis sur-le-champ 4 la reine 
d'Ecosse. Cet acte portait les noms de quarante-huit membres ; 
Mais, surce nombre, neuf ou dix, comme nous l’avons dit, s’étaient 
excusés d’en faire partie. Voici leurs noms : le premier qui figu- 
rait sur la liste était celui de l’archevéque de Cantorbéry, primat 
et méfropolitain de toute l’Angleterre; puis venaient alternative- 


‘ Elisabeth écrivait alors 4 Walsingham, qui était parti avec les autres pairs 
pour Fortheringay ; « Quant tout sera fini, Je crains que la reine d Ecosse ne 
reprenne le méme genre de conduite qu’elle a tenue avec le duc de Norfolk. 
Certainement, je ne lui éterais pas 1a vie si cette crainte ne m’y contraignait. » 
Letire de Davison 4 Walsingham du 10-20 octobre, manuscrits particuliers, cités 
par M. Froude. 

* The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 295. 

* Froude’s History of Elisabeth, vol. VI. 

* Ibidem et Lettres de Burghley, dans The Letter-Books of Amias Poulet, etc., 
passim. Paulet avait écrit 4 Walsingham, le 5 octobre: « J'aurais bien désiré 
tous préparer une chambre, mais sir Walter Mildmay m’ayant oul parler de ce 
Projet, m’a donné a entendre que la chambre & lui destinée prés de la salle du 
conseil, vous servirait 4 tous deux et qu'il savait que vous le trouveriez bon, 
J afait des provisions spéciales dans cette chambre pour votre nourriture, et 
} ai fait faire de la place dans mon écurie pour dix ou douze de vos chevaux. » 
(The Letter-Books of Amias Poulet, p. 294). 7 ; 


986 ‘MARIE STUART. 


ment les noms des membres du conseil privé et des lords du Parle- 
ment. Parmi les membres du conseil, on voyait en premiére ligne 
sir Thomas Bromley, chancelier d’Angleterre; sir Thomas William 
Cecil, lord Burghley, grand trésorier d’Angleterre ; puis le comte 
de Shrewsbury, grand maréchal d’Angleterre ; les comtes de Derby, 
de Warwick, de Leicester ; le lord Howard, grand amiral d’Angle- 
terre ; lord Cobham, gardien des cing ports; sir Francis Knollis, 
trésorier de la reine; sir Jacques Crofts, contrdleur de sa maison ; 
sir Christophe Hatton, vice-chambellan; Francis Walsingham, se- 
crétaire d’Etat; William Davison, l’un des principaux secrétaires 
de la reine; sir Ralph Sadler, chancelier du duché de Lancastre ; 
sir Walter Mildmay, chancelier de l’échiquier; sir Amyas Paulet, 
le gardien de Marie et capitaine de l’ile de Jersey, et John Wolley, 
secrétaire de la reine Elisabeth pour la langue latine. Parmi les 
noms des lords du Parlement figuraient ceux du marquis de Win- 
chester, des comtes d’Oxford, de Kent; de Worcester, de Rutland, de 
Pembroke, de Lincoln, du vicomte de Montagu, ceux des lords 
Abergavenny, Zouch, Morley, Stafford, Grey de Wilton, Lumley, 
Sturton, Sandes, Wentworth, Mordant, Saint-John de Bletsho, 
Compton, Cheiney; enfin, parmi les magistrats et hommes de lois, 
se trouvaient : sir Christophe Wray, premier juge (chief yusticer) , 
désigné pour les plaids qui se tiennent devant la reine ; sir Edmond 
Anderson, premier juge du banc de la cour; sir Roger Manswood, 
premier baron de l’échiquier; sir Thomas Gawdy, un des juges dé- 
signés pour les plaids qui se tiennent devant la reine ;. et enfin 
William Percam, un des juges de la cour. Parmi les lords du Parle- 
ment qui s’étaient abstenus de figurer aux débats, se trouvait lord 
Buckurst, parent d’Elisabeth'. 

Le lendemain de leur arrivée, 12-22 octobre, tous les seigneurs 
vinrent au chateau. Aprés avoir assisté au préche dans la chapelle, 
ils envoyérent aussitdt auprés de Marie Stuart une députation com- 
posée de sir Walter Mildmay, sir Amyas Paulet, Barker*, notaire 
d’Elisabeth, et Stallenge, huissier du Parlement’. 

Ils étaient chargés de lui remettre une lettre d’Elisabeth, concue 
en termes brefs et impérieux, dans laquelle Marie, contrairement 
a l’usage, n’était traitéc ni de sceur, ni méme du titre de madame. 


* Journal inédit de Bourgoing. — Jebb, t. Il. Howell’ State Trials, etc., t. L 

* Barker rédigea un compte rendu détaillé du procés qui a été souvent con- 
suité par Camden. 

* Bourgoing, dans son Journal, ne fait pas mention que la reine fut alors 
retenue au lit par des douleurs de rhumatisme, ainsi que l'ont avancé quelques 
historiens, Tytler, t. VIII, entre autres. 


MARIE STUART. 287 


Hisabeth lui disait qu’ayant appris qu’elle avait osé nier! qu’elle 
fat coupable d’avoir consenti 4 un complot contre sa personne, et 
méme affirmait l’avoir ignoré, malgré les preuves les plus éviden- 
tes, elle, Elisabeth, avait jugé bon d’envoyer auprés d’elle un cer- 
tainnombre de scigneurs, de conseillers et de légistes pour prouver 
qu'elle avait consents 4 cette horrible conspiration, et qu’étant sous 
la protection des lois d’Angleterre, elle était sujette et passible de 
ces mémes lois. En conséquence, elle lui enjoignait d’avoir 4 ré- 
sndre aux scigneurs auxquels elle avait donné pouvoir de l’in- 
lerroger *. 

«Cette lettre, répondit Marie d’un ton plein d’amertume et de 
fierté, cette lettre est un ordre et écrite comme a une sujette. Je 
suis reine, née fille de roi, proche parente de la reine d’Angleterre 
el étrangére. Sur la promesse qu’elle m’avait faite de me donner 
des secours contre mes ennemis et mes sujets rebelles, je suis 
venue en ce royaume, ct aussitdt j'ai été arrétée prisonniére et dé- 
lenue pendant plus de dix-huit ans, toujours maltraitée « et trou- 
bee de continuelles afflictions » qu’elle m’a fait subir. Plusieurs 
fois « je me suis offerte 4 traiter 4 de bonnes et honnétes condi- 
tions, » ef j’ai souvent témoigné le désir de parler 4 votre mai- 
tresse, toujours préte 4 lui faire plaisir et 4 lui rendre service ; mais 
Jai toujours été éloignée d’elle par mes ennemis. Reine libre, j’en- 
tends ne recevoir de commandement de personne, et ne puis obéir 
aux lois anglaises sans me nuire 4 moi-méme, au roi mon fils et 4 
tous les autres rois et princes souverains. Et comme Je suis leur 
égale en dignité et en majesté, je n’y soumets ni moi, ni mes hoirs, 
hi mon pays... mais je mourrai plutét. Abattue, comme il semble, 
mon ceur est grand et il ne se soumettra 4 aucune humiliation. Je 
récuse les juges comme de religion contraire 4 la mienne. Quant a 
moi, je ne reconnais pas vos lois, je ne les sais ni ne les entends. 
Vai fait autrefois une protestation semblable et je demande instam- 
ment qu’elle me soit présentée*. Je suis seule, sans conseil; on m’a 

‘ ("étaient Paulet et sir Thomas Gorges qui avaient instruit Elisabeth, comme 
on \'a vu ei-dessus, du refus de Marie Stuart de se déclarer coupable. (Journal 
inédit de Bourgoing). 

1 Journal inédit de Bourgoing. Tytler, t. VII. — Elisabeth & la reine d Ecosse, 
6-16 octobre. Mss Mary queen of Scots; State Paper Office. 

« Une autre chance, dit M. Froude, fut encore offerte 4 Marie Stuart : « Si elle 
dait disposée, écrivait Davison 4 Walsingham, le 8-18 octobre, 4 faire un aveu 
privé, sa requéte ne serait pas refusée. » Mss particuliers, cités par M. Froude; 
Hutory of Elisabeth, vol. IV. 

la lettre de Davison vient confirmer sur ce point le récit de Bourgoing, lors- 
qu’d parle de la tentative de Paulet auprés de Marie Stuart, pour provoquer un 
avea de sa part. , 

* Lors des conférences de Sheffield. 





288 MARIE STUART. 


été mes secrétaires ct ceux de mes gens qui ont l’administration de 
mes affaires, qui connaissent les lois et les formalités judiciaires. Il 
n’est si pauvre criminel auquel il ne soit permis d’avoir un con- 
seil, un défenseur qui parle pour lui. On m’a enlevé tous mes pa- 
piers, mes mémoires, mes correspondances, de sorte que je suis 
dénuée de toute aide, de tous moyens de défense, seule, prise au 
dépourvu, sommeée d’obéir et de préter V’orcille 4 des gens préparés 
de longue main, dont la plupart me sont mal affectionnés et parmi 
lesquels je compte des ennemis qui ne cherchent que ma ruine. 
Mes offres n’ont jamais été ni écoutées ni acceptées. Aprés avoir 
averti la reine ma sceur des dangers qu’elle pouvait courir, elle a 
repondu qu’elle n’avait rien 4 redouter des étrangers et de scs pro- 
pres sujets, et que l’on ne me craignait pas. Elle a fait une nov- 
velle ligue offensive ct défensive avec mon fils sans m’y comprendre; 
elle a séparé le fils d’avcec la mére. Catholique, d’autre religion que 
votre reine, et destituée de tout autre secours, je me suis mise sous 
la protection des rois et des princes catholiques, qui m’offraicnt 
Jeur assistance, et je me suis jetée dans leurs bras. « Mais si l'on a 
attenté ou entrepris quelque chose contre votre reine ct son Etat, je 
je n’en ai pas oui parler, et, partant, on me fait tort de me traiter 
de la sorte. Et je requiers de rechef que ma premiérc protestation 
me soit représentée*. » 

Mildmay et Paulet rapportérent cette fire réponse de Marie Stuart 


! Conférer cette premiére réponse de Marie Stuart aux commissaires anglais, 
d’aprés le Journal de Bourgoing, avec celle qui se trouve en minute ooiginale au 
State Paper Office de Londres, Mary queen of Scots, vol. XX : The Scotisha queen's 
first answer, 12 october 1586. (Labanoff, t. VII, pp. 36, 37 et 38.) 


Cette réponse, de méme que toutes celles que fit la reine aux commissaires — 


anglais, pendant le cours des débats, ayant été recueillies par Bourgoing au 
moment méme, et, probablement, sous la dictée ‘de Marie Stuart (qui fournit 
a Bourgoing le texte de l'une d’elles 4 la premiére personne), nous avons 
cru devoir les reproduire in extenso toutes les fois qu’elles se présentent. Ces 
précieux documents offrent d'autant plus d’intérét pour histoire que, dans les 
piéces du procés, dont plusieurs sont altérées, ainsi que dans les divers recueils 


imprimés ou figure ce méme procés, les réponses de la royale accusée ont été | 


systématiquement amoindries et mutilées. Les discours et les réponses de Marie | 


Stuart, dans le Journal de Bourgoing, sont, a peu d’exceptions prés, a la troi- 
siéme personne du parfait de l’indicatif, sous cette forme : La reine leur répon- 
dit qu'elle était captive depuis dix-neuf ans, qu'elle était, etc. » Afin de rendre la 
lecture du récit plus facile et de lui donner plus de mouvement, nous avons 





cru devoir mettre les discours et les dialogues 4 la premiére personne du pré- _ 


soni de l’indicatif, avec quelques changements de rédaction mais sans rien 


changer 4 leur substance. Plus tard, d’ailleurs, le texte du Journal sera pu- | 


blié 4 part, in extenso, en un volume, 4 la suite de cette étude, et sans la 
moindre modification. 


MARIE STUART. 289 


aux commissaires qui s’étaient réunis dans une vaste chambre, 
contigué 4 celle de la reine et préparée pour les recevoir ', 

Aprés la cléture de leur séance’*, sir Amyas, accompagné de 
Barker et de Stallenge, sc rendit de nouveau, dela part du conseil, au- 
prés dela reine, pour lui communiquer la rédaction de sa réponse a la 
lettre d’Elisabeth. « Et la-dessus, Barker, se mettant a genoux, » lut 
a Marie son procés-verbal. Elle l’'approuva de vive voix seulement 
et sans vouloir le signer. Puis elle dit 4 Barker : « Seule et trou- 
bie, jé n'ai pu répondre a tous les points de la lettre de la reine 
d'Angleterre, n’ayant pu me souvenir de tout en un instant. Je ne 
me liens point sous la protection de votre maitresse, et je ne suis 
point venue dans son royaume pour lui demander asile, mais pour 
obtenir d’elle les secours qu'elle m’avait promis. Arrétée ct gardée 
prisonniére contre toute espéce de droit, j'ai vainement réclamé ma 
liberté, j'ai toujours été gardée de force. Quant 4 l'autre point, je 
ne puis étre sujette a vos lois, par la raison que ces lois ne sont 
faites que pour les habitants du pays, et que les étrangers n’y sont 
assujetlis que lorsqu’ils viennent y fixer leur demeure. Participant 
aux biens et aux commodités du pays, il est juste qu’ils soient sou- 
mis aux lois ct obligés de les observer. Quant 4 moi, j’ai toujours 
été prisonniére, enfermé entre des murailles ; je n’ai jamais vécu 
ni habité parmi les Anglais. Partant, n’ayant joui ni des biens, ni 
des commodités du pays, ni du bienfait des lois, je n’y puis étre 
assujétie. Et, 4 vrai dire, si j’étais soumise 4 ces lois, il me faudrait 
obeir aux injonctions de votre reine, a ses édits, 4 ses ordonnances, 
pratiquer sa religion, payer les subsides et impositions, m’astrein- 
dre aux charges de guerre et 4 celles du pays. Et toutefois, j'ai pu 
observer sans contrainte les pratiques de ma propre religion. En- 
fermée, comme si j’étais séparée du monde, j’ai vécu 4 ma mode, 
observant les fétes, jetines et commandements de l’Kglise ro- 
maine, sans le moindre obstacle. La seule défense que l’on me fai- 
sail, c’était de parler et de communiquer avec toute personne du 
dehors. « Etde fait, ajouta-t-clle, nous pourrions dire que nous 
Nc savons si nous sommes en Angleterre ou ailleurs *. » 

Sir Amyas répondit a la reine d’un ton moins rude que lorsqu’il 
était seul et sans témoins, « qu’il n’avait point charge de l’entendre 
ni de rapporter scs paroles. » Mais Barker, se penchant 4 son 
oreille, lui dit 4 voix basse, que, s'il le jugeait 4 propos, 11 pouvait 


‘ Journal inédit de Bourgoing. . 
* Post meridiem. Copie of the scolish queen's seconde answer, etc. 
* Journal inédit de Bourgoing. 


290 MARIE STUART. 


faire insérer au procés-verbal la nouvelle déclaration de la reine 
d’Ecosse'. 

Le lendemain matin, 43 octobre, sur les dix heures, au moment 
ou Marie Stuart, assise 4 table, était sur le point de diner, sir 
Amyas, suivi de Barker et de Stallenge, vint lui demander « s'il 
lui plairait d’entendre les commissaires qui avaient désir de lui 
parler. » Sur sa réponse affirmative, ils se rendirent auprés des 
seigneurs pour leur annoncer qu’clle consentait 4 les recevoir. 
Aussitét, quelques membres choisis parmi les lords du Parlement, 
les conseillers privés ’ et les légistes, entrérent dans la chambre de 
la reine « en grande cérémonie, » précédés d’un huissier qui por- 
tait, appuyé sur la poitrine, un coffret contenant les sceaux d’An- 
gleterre *. 

Prenant le premier la parole, le chancelier Bromley dit a Maric : 
« La reine ma maitresse ayant appris que vous avicz adhéré & un 
complot ourdi contre sa personne ct son Etat, a choisi une com- 
mission pour vous examiner, et pour procéder, d’aprés votre ré- 
ponse, comme le conseil le jugera 4 propos. Cette commission est 
composée de cinquante membres, de gentilshommes, d’officiers de 
la couronne ect de légistes, représentant les trois Etats du royaume : 
la noblesse, le clergé et le peuple. Gomme Votre Grace ne l’ignore 
pas, Pautorité des membres de cette commission est établie par une 
patente. Votre chambre n’étant point assez grande pour les recevoir 
tous, ils ont délégué quelques-uns d’entre cux pour recueillir votre 
réponse et en délibérer *. 

« Ni votre prérogative royale, ajouta Bromley, ni votre condition 
de prisonniére ne sauraient vous dispenser de répondre en ce 
royaume, et je vous engage a4 écouter ce qui peut étre objecté contre 
vous. Sinon, aux termes de la loi, nous serions obligés de procéder 
contre vous en votre absence’. » 

Marie répéta aux délégués de la commission ce qu'elle leur avait 


1 Journal inédit de Bourgoing. Elle le fut, en effet, comme on peut le voir dans 
une copie du temps déposée au State Paper Office de Londres, t. XX, sous ce 
titre : Coppie of the scotish queen's seconde answer, etc., 12 october 1586. (Laba- 
noff, t. VI, p. 50 et 40.) Dans la version de Bourgoing, la réponse de Marie est 
beaucoup plus détaillée que dans le document anglais. 

* Parmi ceux-ci se trouvaient le lord-chancelier, Bromley, le grand trésorier 
Burghley, et Hatton, vice-chambellan d'Elisabeth. 

3 Journal inédit de Bourgoing. 

* Analyse du Journal inédit de Bourgoing : Camden, d’aprés Barker. 

5 Howell’ State Trials, etc., t. V. The Scottish queen's thirde answer, 15 oct. 
1586. Minute originale, British Museum. Col. Harl., n° 290, fol. 185. (Labanoff, 
t. Vil, p. 54 et suiv.). 


MARIE STUART. 201 


dit la veille : « J'ai lu, dit-elle en versant des larmes d’indignation, 
la lettre de votre reine, et je mourrais plutét de mille morts que de 
me reconnaitre sa sujette. Par un tel aveu, je préjudicierais a la 
dignité et & la majesté royale; je confesserais que je suis soumise 
aux lois de l’Angleterre, méme en fait de religion. Néanmoins je 
suis préte 4 répondre a toutes les questions, mais par devant un 
Parlement libre et au complet, et non devant ces commissaires qui 
nont été choisis sans doute que par un faux semblant de justice, 
et qui mont condamné d’avance. Descendez en vos consciences et 
yous souvenez que le thédtre du monde entier est plus vaste que le 
royaume d’Angleterre‘. » 

Le trésorier Burghley, « homme véhément, » lui dit en l’inter- 
rompant d'un ton brusque : « Le conseil, aprés avoir entendu votre 
réponse, a pris l’avis de plusieurs docteurs és lois, fort savants en 
droit cavil et en droit canon, et ceux-ci, aprés mure délibération, 
ont décadé que les commissaires sont suffisamment autorisés a agir 
en vertu de leur mandat. » Et il ajouta avec rudesse : « Voulez-vous 
ouir ow non (les commissaires), afin que, 4 votre refus de répondre, 
le conseil assemblé puisse procédcr selon la commission *? » 

Et sur ce que Marie lui opposait toujours sa qualité de reine et 
mait quelle fut sujette : « La reine d’Angleterre, lui répliqua Bur- 
ghley, ne connait point d’autre reine qu’elle en son royaume. Quant 
a vous, nous ne vous parlons point comme a une sujette; nous 
savons bien votre origine et votre qualité; mais notre commission 
he nous permet pas de céder ‘sur ce point. Nous avons 4 examiner 
seulement si yous étes ou non sujette aux lois du pays, ce qui, en 
lout cas, ne saurait faire l’ombre d’un doute quant aux lois civiles 
el canoniques qui s’observent et se gardent par tout le monde, en 
France, en Espagne et ailleurs *. » 

Et comme Marie se plaignait avec amertume des mauvais traite- 
ments et des injustices dont elle avait été victime, et enfin de l’at- 
tentat inoui qu’ils faisaient maintenant subir 4 son inviolabilité 
royale, lord Burghley, qui lui coupait sans cesse la parole, se mit 
a@ énumérer avec complaisance les prétendues bontés d’Elisabeth 
envers elle. « C’est ainsi, disait-il, que la reine, ma maitresse, a puni 
des personnes qui avaient contesté vos prétentions 4 la couronne 


_* Camden, d'aprés le registre de Barker. Voici, ce que dit Bourgoing de cette 
reponse de la reine : « Sa Majesté leur dit qu'elle avait va la lettre de la reine, et 
commenc¢a a dire ce qu’elle avait: réponda le jour auparavant, 4 la contenanoe 
dicelle, avec larmes et pleurs, émouvant chacun a pitié. » Voir aussi Howell’s 
are aaa t. 1. 

; pasty inédit de Bourgoing. 











202 MARIE STUART. 


d’Angleterre; ainsi que, dans sa bonté, elle vous a sauvé dune 
condamnation capitale lors de votre projet de mariage avec le duc 
de Norfolk; ainsi qu’elle vous a sauvée de la furcur de vos propres 
sujets. » Burgmey ne tarissait pas sur les actes de générosité d’E- 
lisabeth. 

Marie ne lui répondit que par un triste et dédaigneux sourire, et 
Burghley voyant qu'il ne pouvait l’amencr a consentir 4 un interro- 
gatoire, fit un ‘signe aux personnes qui l’accompagnaicnt et toutes 
se retirérent’. 

Quelles furent les impressions de la reine a cette heure terrible? 
Quelle fut son attitude, dans sa prison, devant ses serviteurs pour 
lesquels elle n’avait rien de caché? C’est ce que histoire Jusqu’a 
présent n’avait jamais pu pénetrer, et ce que Bourgoing va nous 
apprendre, lui qui il fut donné de ne jamais quitter l’auguste vic- 
time et de la suivre pas 4 pas jusqu’au pied de |’échafaud. 

« Incontinent, dit-il, que Sa Majesté eut diné, elle-méme, qui n’a- 
vait écrit de longtemps auparavant, se met 4 faire quelques mé- 
moires de sa main pour s’en aider quand ils reviendraient et les 
leur lire, se défiant de ne se pouvoir souvenir; mais comme le 
coeur lui croissait avec |’affliction, ct que son esprit semblait se ré- 
veiller et se renforcer, (elle) n’en eut que faire et débattit sa cause 
aussi constamment qu’elle fut rudement importunée, assaillie et 
pressée des commissaires, et elle leur dit beaucoup plus qu'elle 
n’avait écrit?. » 

Tout ce qu’il y avait de courtisans dévoués, de talents rompus a 
la diplomatie, de légistes retors, s’était réuni contre cette femme 
livrée 4 elle-méme et sans défense. En parcourant les piéces du 
proces, il est impossible de ne pas ¢tre frappé de la rare présence 
d’esprit, du courage ct de I’ habileté avec lesquels, sans amis, Sans 
avocats, Marie Stuart sut disputer le terrain a la subltilité, 4 la mau- 
vaise foi, 4 l’'acharnement de ses ennemis*. 

Dans l’aprés-dinée, les commissaires envoyérent auprés d’elle sir 
Amyas avec le solliciteur Egerton, assistés de Barker et de Stallenge, 
pour lui annoncer que, sur son désir d’avoir un double de la com- 
mission‘, ou tout au moins un sommaire des principaux points 


1 Journal inédit de Bourgoing. On peut voir l’analyse détaillée de cet entretien 
de Marie avec les commissaires, dans Ja minute originale de sa troisiéme ré- 
ponse : The Scottish queen's third answer, déposée au British Museum, col. Hari. 
n° 290, fol. 185 (Labanoff, t. VII, p. 41 et suiv.). Bourgoing donne plusieurs 
détails, qui ne sont pas mentionnés dans cette piéce. 

* Ces Mémoires, écrits de la main de Marie Stuart, n’ont jamais été publiés et 
ont probablement été détruits. 

3 Tytler, t. VIII. 

4 Marie, a la in de sa troisiéme réponse aux commissaires, leur avait de- 


MARIE STUART. 293 


quelle renfermait, le chancelier et le trésorier avaient accueilli sa 
demande, et que le conseil avait jugé 4 propos, en méme temps, de 
lui communiquer le réle des commissaires, rédigé en latin. Le sol- 
liciteur lui expliqua les points essentiels de la commission, qui était 
aussi écrite en latin. Elle était principalement fondée sur les deux 
décisions du Parlement, publiées depuis deux années, dont nous 
avons parlé plus haut. Par l’une, il était défendu de parler des droits 
éventuels de la reine d’Ecosse a la couronne d’Angleterre, du vivant 
de lareine Elisabeth; par l’autre, ordonné que si quclqu’un, de 
quelque état, qualité ou dignité que ce fut, au dehors ou au dedans 
du royaume, attentait 4 la vie de la reine Elisabeth, ou consentait 
simplement a ce crime, un jury extraordinaire, composé de vingt- 
quatre personnes, aurait le droit de se prononcer sur la question. 
« Et partant, était-il dit dans l’acte, Marie Stuart, soi-disant reine 
d'Ecosse, fille de Jacques cinqui¢me, étant accusée d’avoir consenti 
a horrible complot, ayant pour but la mort de la reine d’Angle- 
terre et l' invasion du royaume, sera interrogée par les commissaires 
sur ce fait et il sera procédé 4 l’inquisition de ce, pour en juger 
selon qu’ils trouveront bon'. » Ils lui donnérent ensuite lecture 
d'une partie de la commission. 

Marie ne récusa aucun des commissuires, mais elle s’éleva avec 
énergie contre la loi récente sur laquelle reposait tout entiére |’au- 
torilé de la commission, elle dit que cette loi était injuste, imaginée 
et forgée de parti pris contre elle, qu'elle était sans exemple et telle 
enfin qu'elle ne s’y soumettrait jamais. Elle leur demanda en vertu 
de quelle loi ils entendaient procéder, si c’était par la loi civile ou 
par la loi canonique? « En ce cas, dit-elle, il faudrait que l'on en- 
voyat chercher des interprétes 4 Pavie, 4 Poitiers ou dans d'autres 
universités étrangéres, car en Angleterre on n’en saurait trouver 
de convenables*. » Elle ajouta qu il était manifeste, d’aprés les 
termes mémes de Ia lettre de la reine d’Angleterre, qu'elle était pré- 
sumée coupable d’avance du crime qui lui était imputé, avant 
méme qu'elle edt été entendue; et c’est pourquoi, disait-elle, elle 
ne voyait aucune raison de comparaitre devant eux. Elle leur de- 
manda des explications sur certains passages de la lettre de la reine, 
qu'elle n’avait pas bien compris. « Elle les avait notés, disait-elle, 
a la hate, par fragments ct séparément; mais elle’ ne voulait pas 
leur remettre ces notes par écrit, car il ne convenait pas a sa royale 


mandé un double de la commission ou tout au moins un sommaire, afin quelle 
pit y réfléchir, ajoutant qu’elle donnerait sa réponse définitive dans la soirée. 
(Labanoff, t. VII, p. 42). 
' Journal inédit de Bourgoing, et Camden, d'aprés le registre de Barker. . 
* [bidem. 
25 Jonuer 1875. 20 


304 MARIE STUART. 


dignité de remplir, dans cette affaire, tes fonctions d'un scribe, en 
Yabseace de ses secrétaires dont elle était privée‘. » 

Les délégués du conseil, étant revenus dans l’aprés-mmdi, en 
moindre nombre que le matin, et avec les mémes cérémonies, la 
yeine leur demanda avec une force de logique irrésistible, ce quils 
entendaient par ce mot de protection qur se trouvait dans la Settre 
a@’Blisabcth : « Je suis venue en Angleterre, dit-clle, pour demander 
secours et assistance, et j'ai été aussitOt emprisonnée. Est-ce la une 
protection®? » 

Burghley, pris 4 Vimproviste, essaya d’éluder la question par wa 
détour. « J’ai lu, dit-il, cette bettre, ct celle qui l’a éerite a fort bien 
entendu ce qu’elle a écrit ; nous nec sommes point assez présomp- 
tueux pour oser interpréter les lettres.de notre maitresse; un tel 
réle ne nous appartient pas; ce n'est point aux sujets 4 expliquer 
les lettres de leurs souverains. Byus est explteare cujus est condere 
allegationem. Nous ne sommes venus que pour entendre fa cause’. » 

Il mportait au plus haut degré 4 Marie d’obtenir dc Burghley ane 
explication nette et précise sur ce point. « Vous étes trop avant dans 
les conseils de la reine d’Angleterre, lui dit-elle, pour ne pas savoir 
quelles sont ses volontés, et puisque vous et les autres lords étes 
investis du mandat doat parle vetre commission, commeat n’au- 
Fiez-vous pas le pouvoir d’interpréter une lettre de votre reine *? 

— Tout ce que je puis dire, répondit Burghley, c’est que, dans 
Fintention de la reine ma maitresse, toute pcrsenne gui est en son 
reyaume est sujette aux lois. » Et il demanda a Marie d’un ton im- 
périeux : 

« Voulez-vous ouir l’examination ou non; Rows Sommes verus 
seulement pour cela afin de procéder outre*? 

— Cette lettre, s’écria Marie, est de l’invention de M. de Walsin- 
gham, qui m’a confessé étre mon ennemi, et, pour cela, je le 
tiens pour suspect, et je sais bien ce qu’il afait contre mot et contre 
mon fils‘. » | 

A ces mots, les seigneurs, tout surpris de la wvacité de l’attaque, 
sinterrogérent entre eux pour savoir si Walsingham se trouvait, en 


: ‘ harkens india da Bourgemg, Camden, d’aprés Barker, et Howell's State 
rials, t. I. ‘ 

* Journal inédit de Bourgoing. Tytler dit que I'interlocuteur de la reine, a ce 
moment, était lerd Bromley; mais ce doit étre ume erreor. Ce dernier était d'un 
caractére bien moins apre que Burghley, nommément désigné dans le Journal 
de Dourgoing. 

> Journal inédit de Bourgoing. 

4 Ibidem. 

5 Ibe-lem 

© Ibidem. 





MARIE STUART. 205 


eflet, ou non, 2 Londres, au moment ot: avait été écrite Ja lettre 
#Elisabeth, mais aucun d’eux ne put rien dire de certain sur ce 
point *. 

Eile demanda ensuite cn vertu de quelle autorité H3 proeéde- 
raent. Il lui fat répondu que ce serait en vertu de la commission 
et de la loi commune de l’Angleterre: « Mais, dit-ellc, vous faites 
des leis 4 vatre gré, et je n’ai aucun motif de m’y soumettre, puis- 
que les Anglais, au temps passé, ent refusé de reconnaitre la loi 
saligne de Franee. Et si vous voulez procéder suivant la loi com- 
mune de l’Angletcrie, i faut que vous produisiez des précédents et 
des exemples, car la loi se compose, en grande partie, dc coutumes 
et de faits anciens. Sic’est suivant la lo: canonique, elie ne peut 
avoir d'autres interprétes que ecux qui Pent faite*. Seuls, les catho- 
liques de I’Egtise remainc ont le droit de !’expliquer et de Papphi- 
quer*. » 

Barghiey Iwi répondit que les Anglais usatent ordinairement du 
droit canon, et qu’ils le suivaicnt en beaucoup de mraticres et d’af- 
faires, telles que mariages et autres, mais non en ce qui touchat 4 
lsetorité du pape, qu’ils ne reconnaissatent pas’. 

« Par conséquent, lui réphqua Marte, vous ne pouvez vous servir 
du droit de cclui dent vous ne reconnaissez pas l’autorité. Seuls le 
pape et ses mandataires peuvent interpréter le droit canon, et je ne 
sars personne en Angletcrre qui ait reeu du Souverain Pontife un 
tel pouvorr®. » 

Les imterlocuteurs de Maric, surpris et confondus des connais- 
sances qu'elle possédait en matiéres de droit civil ct de droit canon, 
ainsi que de l’a-propos de ses réponses, furent contraints, dit Bour- 
- going, « de lui quitter le jeu, voyant qu’tls ne pouvaient répondre 
plos avant en ce liew sans faire tort 4 leur religion et gouverne- 
ment. » P 

Peadant les longues heures de sa captevité, Maric avait consacré 
son temps ad’immenses Iecturcs. Elle avait acquis unc grandesomme 
de connaissances,°et pouvait tenir téte aux plus doctes sur des 
questions de jurisprudence comine sur des pomts d’histoire et de 
théologie. Le Journal de Bourgoing en offre plus d’une fois la 
preave. 

« Quant aux lois civiles, poursuivit-elle, ces bois ayant été faites par 
les anciens empereurs eatholiques, pu tout au moins approuvérs par 


' Journal inédit de Bourgoing. 

* Journal inédit de Bourgoing et Howell's State Trials, t. 1. 
> Ibidem. 

* jbidem. 

5 Ioidem. 


206 MARIE STUART. 


eux, ne peuvent ¢tre mises en pratique que par ceux qui veulent 
imiter et suivre leurs auteurs. Et comme 11 est malaisé de les com- 
prendre et d’en faire usage, on a érigé des Universités en France, 
en Italie et en Espagne pour les expliquer. Les Anglais ne _poss¢- 
dant pas d’universités de ce genre, ne peuvent donc avoir la vraie 
intelligence de ces lois, mais ils les interprétent suivant leur bon 
plaisir pour les faire servir 4 la législation et a la police de leur 
pays. Si donc vous entendez me juger d’aprés ces lois anciennes, je 
vous requiers de faire venir des membres de ces Universités, pour 
que je puisse les interroger sur cette affaire, car je ne saurais m’en 
rapporter aux légistes de votre pays'. 

« Je vois bien, ajouta Maric, que vous voulez me débouter et de 
la loi civile et dela loi canonique, pour m’appliquer les lois anglaises, 
comme vous l’avez presque toujours fait. Je vous rappelle avec in- 
sistance que je n’ai pas l'intelligence de ces lois, que ce n’est pas 
ma profession, et que l'on m’a dté les moyens de les entendre. Kt 
comme les rois et les princes ont auprés d’eux des hommes doctes 
et versés en ces matiéres, moi n’en ayant pas, je désire étre éclairée 
par vos légistes, afin de savoir de quelle fagon on ena usé, dans le 
passé, envers mes semblables, ainsi qu’on le voit dans les ohroni- 


ques d’Angleterre, ce qui a été admis ou ajouté par vos lois ou par | 


des précédents, et qui peut étre favorable ou non 4 ma défense’. » 

La proposition de la reine fut aussitét acceptée avec empresse- 
ment par les commissaires. Ils lui offrirent de consulter sur les ques- 
tions qui l’intéressaient Jes juges et les hommes de lois venus 4 
Fotheringay. 

D’abord, Marie parut satisfaite de cette offre; mais s’étant bientdt 
apercue, au langage de Burghley, qu’il n’avait d’autre intention que 
de la faire tomber dans un piége, que de lui faire déclarer par ces 
légistes que sa cause était mauvaise, qu’elle était assujettie aux lois 
anglaises, que l’action intentée contre elle était juste, et que les 
commissaires avaient le droit de la juger ; considérant, d’ailleurs, 


qu’elle ne pouvait, sans humiliation, entrer en discussion avec des | 


hommes de loi subalternes, elle refusa de les entendre *. 

De 1a, elle passa 4 d’autres discours. Elle affirma de nouveau 
avec force que, bien qu’elle edt été poussée & bout par des injustices 
et des indignités sans nom, elle n’avait jamais formé de dessein 
crimine contre la vie de la reine d’Augleterre. Elle rappela que, 


par l’intermédiaire de Nau, elle avait offert tous ses bons offices © 


1 Journal inédit de Bourgoing. 

2 Ibidem. | 

% Journal inédit de Bourgoing. Toutes les réponses de Marie qui précédent sont 
abrégées et mutilées dans les documents anglais. 


MARIE STUART. 207 


pour faire révoquer la bulle d’excommunication que le pape Pie V 
avaitlancée contre Elisabeth; « mais, ajouta-t-elle, tous les ser- 
viees que j’al proposé de rendre a ma bonne sceur ont été sans cesse 
repoussés. Et lorsque j'ai voulu défendre mon innocence par lettres, 
ce droit m’a été impitoyablement refusé'. aa 

On tui proposa une seconde lecture de la commission. Aprés I’a 
voir écoutée attentivement : « Ce sont 1a des lois nouvelles, répon- 
dit-clle, et je refuse de m’y soumettre. Elles ont été faites expressé- 
ment contre moi, et par des hommes qui sont mes ennemis et qui 
prétendent me déposséder de mon droit 4 la couronne d’Angle- 
terre*. » 

i hui fut répondu que bien que ce fussent de nouvelles lois, 
« elles étaient justes et équitables autant que celles des autres pays, 
selon Dieu et justice; qu'elle savait bien que de temps en temps, 
et suivant les occasions, il en fallait abroger quelques-unes “ct: en 
faire de nouvelles *. 

— Les nouvelles lois que vous faites, leur répliqua Marie, ne me 
peuvent préjudicicr en rien, & moi qui suis étrangére, partant, non 
sujette 4 ces lois, et que, de plus, je suis d’autre religion que vous. 
Je confesse que je suis catholique, ct, pour cette religion, je veux 
mourir et répandre jusqu’a la derniére goutte de mon sang. Si tel 
est votre dessein, ne m’¢pargnez pas, je suis préte, ct m’estime 
bien heureuse si Dieu me fait la grace de mourir pour sa que- 
elle’. » 

les lords, étonnés de sa constance et de son intrépide fermeté, 
he jugtrent pas 4 propos de la presser plus vivement sur cette 
question. 

Comme elle ne cessait de soutenir qu'elle n’était pas justiciable 
des lois anglaises, puisqu’elle n’avait jamais joui de « leurs bien- 
faits. » « Si Votre Majesté, lui dit un des lords, était en son royaume, 
paisible et régnante, ct si quelqu’un, fat-il le plus grand roi de la 
terre, conspirait contre vous, le reconnaitriez-vous pour roi ct ne 
procéderiez-vous pas contre lui? 

— Jamais, répondit Marie avec force, jamais je ne procéderais de 
telle facon, et je vois bien que vous m’avez déja condamneée, et que 
ce que vous faites n’cst qu’une pure formalité, mais je ne fais pas 


‘ Allusion probable 4 l’affaire des lettres de la cassette. 
* Journal inédit de Bourgoing ; Howell's State Trials, t. I. 
* Ibidem. 
* Ibidem. 
* Ibidem. 


28 ‘MARIE STUART. 


cas de ma vie. Je n’entre en débat que pour mon honneur, celui des. 
miens et de l’Eglise'. » 

Elle demanda le texte de ka protestation qu’elle avait faite autre- 
fois a Sheffield. « Je suis, dit-elle, la méme personne que j états 
alors; ma qualité ni mon rang ne sont changés mi diminués, et la 
cause pour laquelle avait été faite cette protestation est presque 
semblable a celle-ci. » 

Le chancelier ct le trésorier, ainsi qu’ils le lui avaient promis le 
matin, sur sa demande, firent donner lecture de celie protestation, 
mais ils refusérent de la rocevoir et de l'approuver, déclarant qu’ils 
n’en avaient pas le pouvoir. Le chancelier convint pourtant que, 
lorsqu’il fut envoyé a Sheffield comme député, lors de l’affaire du 
duc ‘de Norfolk, il avait recu la protestation de Marie, et l’avait pré- 
sentée 4 la reine blisabeth. « Mais Sa Majesté, ajouta-t-il, ne l’a mi 
recue ni approuvée. « Nous ne sommes point autorisés non plus a 
la recevoir, et yous ne pouvez en faire usage. La reine d’Angleterre 
a droit de puissance en son royaume sur toute personne qui fermera 
contre elle des entreprises criminelles, sans aucun égard pour la 
qualsté ou la dignité de scs ennemis. Toutefois, parce que !’en sait 
bien qui vous étes, la reine y procédera honorablement. Pour in- 
struire cette affaire, elle a choisi uy certain nombre de setgneurs 
et de grands de.son royaume. Nous vous donnons |’assurance que 
rien n’a été décidé d’avance contre vous, et que nous ne sommes 
pas venus pour vous juger, mais seulement pour vous cxam~- 
ner*. » 

Ces discussions, entamées dés le matin, se prolongérent jusqu’a 
Ia nuit tombante. Alors l’un des favoris d’Elisabeth, sir Christophe 
Hatton, homme d’un esprit aussi souple que fertile en expédients, 
‘prit la parole. Il fit observer que l'on discutait beaucoup de ques- 
tioms qu'il n’y avait pas lieu d’examiner pour le moment. « Nous 
sommes venus, dit-il, par ordre de la reine Elisabeth, pour neus 
enquérir si la reine d’Ecosse « est consentante » au projet de meu 
tre ourdi contre la reine d’Angleterre, et « il est question de savear 
si elle est coupable ou non...» « Il me semble, ajouta-t-il adroite- 
ment, que Vetre Majesté ne saurait refuser d'étre examinée, parce 
que, refusant, chacun penscrait qu’clle est coupable; et, répon- 
dant, elle fera paraitre son innocence, ce qui lui fera beaucoup 
plus d’honneur, et sera un grand contentement pour la reine d’An- 
gieterre, pour Votre Grace, et pour tous les seigneurs présents et 


@ 


‘ Journal inédit de Bourgoing. 
2 Ibidem. 


MARIE STUART. 390 


absents... Voici, ajouta-t-il avec une émotion jouée, la dernidre pa- 
role qui m’a été adnessée, avec larmes, par la reize ma maitresse : 
« Rien ne mma jamais touchée plus au ceur, m'a-t-elle dit, et nem’a 
« plus affligée, que d’apprendre que la reine d'Ecosse est entrée 
« dans un complot contre ma personne. Je ne l’eusse jamais pensé 
edelle'. » 

— Et quelle sera ma récompense, quand j'aurai prouvé mon in- 
nocene? répondit Marie, qui résistait encore a l’insidicux discours 
d'attoa. Quelle réparatzon me sera faile lorsque, aprés avoir été 
conduite ica par une aombreuse escorte de gens de guerre, j'aurai 
élé ainsi unterrogée publiquement, et 4 mon grand déshonneur, au 
milieu de tout cect appareil judiciaire, comme unre personne privée, 
comme une criminelle, comme une sujette de la reine d’Angle- 
terre’? 

— ll ne vous sera fait aucun uaal, lui répondit Hatton d'un ton per- 
suasif. « Ce vous sera honneur, et vous satisferez 4 ma maitresse. » 
Quant au lieu of: l’on doit vous interroger, cela importe peu : onl'a 
chetsi comme une maison de la reine, plus commode pour vous et 
pour nous, afin que nous puissions y tenir conseil et traiter de cette 
affaire. Que si quelques-uns de vos gens « vous en ont fait peur, » 
soyes assurée qu'il « n’y.a pour vows aucun danger. » On a choisi 
cette grande chambre, parce qu’clle est plus prés de la votre, et 
quil veus sera plus facile, malade comme vous l'étes, de vous y 
rendre de pla.a-pied. On y a tendu le dais de la reine d’ Angleterre, 
parceque c'est sa chambre de présence, et qu’envoyés par elle em 
qualité de commissaires, cet altribut la neprésente & nos yeux 
Comme si elle était en personne au milieu de nous’. 

Borghiey, impatienté des hésitations de la reine, s’écria brus- 
quement: «Mest nuit et temps de partir, quelques-uas de nous 
ayant a aller jusques 4 quatre ou cing milles pour leur logis. Kt, 
partant, madame, faites-nous réponse si vous voulez étre examinde 
ou non? Nous ne sommes venus par devant vous que pour savoir 
vetre Nsolution, d’autant plus que nous sommes résolus de proeé- 
der, @ volve refus, ef que leconseil a déja arnété de.commencer as 
demain, comme'il ne faudra (manquera) de faire’. » 


‘ Journal inédit de Bourgoing. Cfr. Howell's State Trials, t. I, et Camden, 
Taprés le registre dela procédure, rédigé par Barker. 

> Journal inédit de Bourgoing. ka comparant les decuments anglais du\prooés 
avec je récit da anédecin de Marie Stuart, on pourra se rendre compte des m0m- 
breux passages inédits que renferme cette dernidre Relation. 

: inddit de Bourgoing. 

§ fbidem. 


300 MARIE STUART. 


— Je ne suis pas « tenue» de vous répondre, lui répliqua Marie 
d’une voix qui trahissait une vive émotion. « Que Dieu vous veuille 
inspirer, et bien advisez de faire droit selon Dieu et raison, et pen- 
sez bien & ce que vous aurez a faire! » 


A ces mots, Burghley leva la séance*. 


Elisabeth avait été informée sur-le-champ, par un courrier, de la 
fierté du langage de Marie Stuart, et du refus qu’elle avait manifesté 
la veille fe répondre aux commissaires, ainsi que de la résolution 
prise par eux d’instruire l’affaire hors de la présence de l’accusée, 
et de prononcer l’arrét. Effrayée d’abord de la gravité d'un tel acte, 
elle envoya un autre courrier, 4 franc étrier, pour recommander & 
Burghley, ainsi qu’aux autres commissaires, de ne pas rendre de 
sentence jusqu'au moment ov, de retour auprés d’elle, ils lui au- 
raient fait un rapport complet sur toute cette procédure *. Le cour- 
rier était, de plus, porteur de cette note bréve et insolente d’Eli- 
sabeth a l’adresse de Marie Stuart, note dans laquelle elle essayait 
artificicusement de faire luire aux yeux de sa captive un rayon d’es- 
poir: 


« Vous avez fait dessein en diverses sortes et maniéres de m’dter 
la vie et de ruiner mon royaumce par effusion de sang. Je n’ai ja- 
mais si durement procédé contre vous; mais, au contraire, je vous 
ai maintenue et préservée avec autant de soin que moi-méme. Vos 
trahisons vous seront prouvées et renducs manifestes au licu méme 
ou vous étes. Et mon plaisir est que vous répondicz 4 ma noblesse 
et aux pairs de mon royaume comme vous le feriez 4 moi-méme, 
si j’étais 14 présente. Et, partant, je vous mande, charge ect com- 
mande leur faire réponse, ayant bien entendu de votre arrogance. 
Mais faites pleinement, et vous pourrez avoir de nous plus de fa- 
veur. — Signé: Euisassra?. » 


On peut se figurer avec quel amer et dédaigneux sourire Marie 
Stuart, dans la dix-neuviéme année de sa captivité, lut cette lettre, 
dans laquelle Elisabeth, bravant toute pudeur, osait lui parlerde ses 
bontés et de sa protection. 


* Journal inédit de Bourgoing. 

* British museum, Caligula C. 1x, fol. 332, copie mss : Elisabeth 2 Burghley, 12 
octobre ; State Papers Office ; Elisabeth & Burghley et aux commissaires. Extraits 
de la main du secrétaire Davison. Ibid. 


: de Chateauneuf du 30 octobre, contenant une traduction francaise 
de cette lettre, dans Egerson, p. 86 et 87. 





MARIE STUART. 301 


En voyant la résolution des commissaires de passer outre, méme 
en son absence, dit Bourgoing, la reine d’Ecosse « demeura en 
peine. » Elie craignait moins d'étre soumise a un interrogatoire que 
d’étre obligée de comparaitre «en une place publique, contre son 
devoir, son état et sa qualité. » D’un autre cété, elle ne doutait pas 
que, si clle refusait d’étre interrogée par les commissaires, ils ne_ 
rendissent contre elle, par contumace, une sentence inique. Elle 
était convaincue que leur plus ardent désir était de la placer sous 
le coup d'une condamnation capitale, afin de la déclarer inhabile a 
succéder 4 la couronne d’Angleterre, et que, si elle persistait dans 
son refus de leur répondre, ils soutiendraient, « comme chose as- 
surée, qu'en sa conscience elle se sentait coupable, » et motiveraient 
une condamnation sur son silence. « Elle demeura toute la nuit en 
perplexité, » nous dit le témoin oculaire de toutes ses émotions. 
Enfin, dans la matinée, elle « prit la résolution d’envoyer avertir 
les commissaires » qu'elle voulait leur dire un mot avant qu’ils se 
réunissent '. 

En adoptant ce parti, Marie ne céda ni aux promesses ni aux me- 
naces d’Elisabeth *, elle ne fut entrainée que par le point d’hon- 
neur. Il est fort douteux que la persistance de son refus lui eit sauvé 
la vie; mais ses ennemis eussent été réduits 4 la faire disparaitre 
sans forme juridique. Or, c’était 14 ce que Marie redoutait bien 
plus encore que ]’échafaud. Une mort obscure et sans témoins, qui 
eat laissé planer sur elle le soupcon d’un suicide et qui l’edt empé- 
chée de confesser publiquement sa foi, lui paraissait la plus cruelle 
de toutes les morts. Hatton, en touchant précisément 4 cette ques- 
lion délicate de l’honneur de la reinc, avait donc frappé juste. Ce 
fut sous l’influence de ces paroles que Marie, au dernier moment, se 
décida 4 comparaitre devant les commissaires. 

Dans la matinée du 14, elle envoya chercher les délégués des 
selgneurs. Parmi eux se trouvait Walsingham, ]’odieux auteur de 
celte monstrueuse trame. C’était la premiére fois qu’il osait se 
montrer devant sa victime. 

Voici textuellement le discours que la reine adressa aux commis- 
saires, tel que l’écrivit certainement sur une minute ou sous sa dic- 


1 Journal inédit de Bourgoing. 

* Quelques historiens ont supposé que Marie se laissa ébranler par les me- 
aces d'Elisabeth, et Jes lueurs d’espérance qu’elle fit luire & ses yeux. Cest 
bien peu connaitre l’extréme fermeté de caractére dont Marie était douée, et ce 
que raconte Bourgoing, et ce que Ion sait, d’ailleurs, ne peut laisser aucun 
deute sur ce point. Marie ne finit par céder qu’aux perfides considérations que 
fit valoir Hatton. 


@ 


302 MARE STUART. 


tée son fidéle médecin, devenu son unique secrétaire depwis l’ar- 
restation de Curle et de Nau : 


« Messieurs, considérez la qualité dont je suis, étant reine-née, 
étrangére, proche parente de Ja reine, ma honne sceur, je ne puis 
que je ne m’offense de la fagon dont on procéde en mon endroit, et 
ne puis que je ne refuse votre assemblée et votre fagon de procéder, 
comme n’y étant tenue, ni sujette 4 vos lois,.ni 4 la reine, et me 
puis répondre sans préjudicier 4 mon état de moi et des autres rois 
et primats de ma qualité. Et comme de tout temps j'ai eu mon 
honneur en recommandation, pour lequel défendre je n’épargneral 
ma vie, et plutdt que de faire tort aux autres princes et a mon fils, 
je suis préte de mourir et endurer tels tourments que l’on voudra, 
s'il est ainsi que la reine, ma bonne sceur, ait quelque mauvaise 
opinion de moi et qu’elle ait été mal informéc, et que j'aie attenté 
quelque chose 4 l’encontre de sa personne, pour lui faire paraitre 
de mon innocence et du bon vouloir que je [lui porte]. et lui ai 
porté, comme j’ai démoatré, par plusieurs fois en mes offres que je 
lui ai faites et par mes déportements ; afin aussi qu’on ne pense que 
je refuse de répondre peur ce que je suis coupable, et que l’on 
pense que l’ambition m’ait induit a faire aucun acte [reprochahle] 
ou indigne de ma sacrée personne, j’offre de répondre 4 ce point 
seulement : sur la vie de la reine, — de quoi je vous jure et pro- 
teste que je suis innocente,— et non d’autre chose que ce soil, 
quelque intelligence, amitié ou accord quc j’aie eu envers les autres 
princes étrangers. En faisant protestation de ceci, j'en demande 
acte par écrit’. » 


Les délégués des commissaires, enchantés de l’avoir amenée au 
point ot ils voulaient, lui répondirent qwils ne linguidteraient 
d’autre chose que ce soit, ct qu’ils n’avaient d’autre mission que 
d'élucider si elle était coupable ou non. Ils lui assurérent de nou- 
, Veau « que leur maitresse serait bicn contente; qu’elle avait dit 
qu'elle trouvait cette entreprise bien étrange et qu'elle ne ledt 
pas pensé. » Enfin ils lui promirent de recevoir sa protestation, « et 
lengagérent 4 se préparer pour venir au conseil’. » 

Burghley lui demanda subtilement si elle comparaitrait dans le 
cas ou sa protestation serait regue par le conseil et mise en écrit, 
sans étre pourtant admise en droit’. 


‘ Journal inédit de Bourgoing. 
2 Ibedem. 
3 Howells’s State Trials. Camden 


MARIE STUART. 305 


La reme demanda aux délégués s'il fallait absolument qu’elle se 
renditdans la salle du conseil, contigué 4 sa chambre. lls répondi- 
rent que l’on ne pouvait faire autrement, que cette salle, assez 
vaste, avait été disposée pour les recevoir ect que 1a ils l’enten- 
draient, comme si la reine d’Anglcterre était présente, afin de pou- 
voir lui adresser un rapport. Sans attendre la réponse de Marie, ils 
allérent soumettre aux commissaires cette nouvelle protestation, 
et presque sur-le-champ ces derniers envoyérent avertir la reine 
que cet acte serait consigné par écrit; puis, ils la sommérent de 
nouveau de se rendre auprés d’eux'. 

La reine céda enfin et promit « d’aller incontinent qu'elle aurait 
pris son déjeuner, » qui se composail, dit Bourgoing, « d’un peu 
de vin, car elle « se sentait faible et mal disposée. » 

Par ce consentement, elle donnait une apparence juridique & la 
procédure et levait les difficultés que les commissaires auraient eu 
de la peine 4 vaincre, si elle avait persisté 4 se renfermer dans 
son inviolabilité royale*. 


CHANTELAUYE. 


! Journal inédit de Bourgoing. 
* Hume's History of England 


La suite prochainement. 


LES ACORES— 


DEUXIEME ARTICLE ! 


A Angra s’est centralisé pendant longtemps tout le commerce 
des Acores, et plus particulicrement une de ses sources de richesse 
les plus abondantes, la péche a la baleinc. La prospérité de cette 
grande industrie maritime intéresse l’archipel au plus haut degre, 
et je crois devoir m’y arréter quelques moments. 

La baleine du Nord ou baleine franche, dont l’espéce diminue de 
plus en plus, a jusqu’d 20 métres de long. Elle peut peser 80 ton- 
neaux et porte 4 la mdchoire inférieure, en guise de dents, de 
8 4 900 fanons, sorte de faux flexibles mises de champ. Elle pos- 
séde deux évents, placés 4 peu prés comme seraient deux orcilles, 
et, en outre, deux mamelles plus puissantes encore que celles de 
la Liberté. La téte se distingue du tronc, dont elle forme environ le 
tiers, par une légére dépression ; la gueule, placée en dessous de la 
téte, a jusqu’d 6 métres carrés de surface, ce qui n’empéche pas 
l’animal d’avoir un gosier étroit et le force & se nourrir de mollus- 
ques et de zoophytes. Il les absorbe en aspirant un gros volume 
d'eau qu'il rejette ensuite en cascade par ses deux évents. Les ani- 
malcules entrainés restent pris dans les fanons comme dans un filet, 
attendant la que l’on veuille bien les avaler. Les pécheurs prétendent 
que lorsque la balcine ouvre la bouche, tous les petits animaux voisins 
s’y précipitent entratnés par une sorte de verlige. Jusqu’a ce que 
quelque nouveau Jonas veuille bien s’en assurer, on peut garder 
a cet égard quelques doutes. Les yeux du monstre sont rclativement 
petits, et sa queue, douée d’une puissance formidable, lui sert 4 la 
fois de gouvernail et d’hélice, 4 défaut de nageoires qui sont rudi- 
mentaires. On prétend que la baleine vit fort longtemps ect qu’a. 
chaque portée elle n’a qu’un petit qu’elle aime tendrement. D’aprés 


‘ Voir le Correspondant du 25 juin 1875. 


LES ACORES. 205 


cela, on ne saurait nier que I'affection maternelle ne soit une loi 
générale de la création. Malgré sa force prodigieuse, elle est inoffen- 
sive tant qu'elle n'est pas blessée. Il n’en est pas ainsi du cachalot, 
essentiellement féroce. Ce cétacé différe du précédent en ce qu’au 
lieu de fanons il a des dents fort longues, logées dans la machoire 
supérieure. Jcn ai vu suivre certains batiments pendant des 
heures, attendant qu'une bonne étoile vint leur mettre quelque 
chose sous la dent. La nuit, lorsque la mer est phosphorescente, 
cette masse noire, qui suit le sillage d’argent, parait une barque 
lumineuse poussée par quelque Ariol mutin. Outre la baleine 
franche et le cachalot, que l’on trouve plus particuliérement dans 
le Grand-Océan, ct qui sont les deux types de l’espéce, il y a dans 
chaque espéce des genres différents bien connus des baleiniers, qui 
péchent de préférence l'un plutdt que l'autre. 

Cette péche 4 la baleine est aussi vieille que le monde, et je ne 
désespére pas de voir les savants, en déchiffrant unc écriture cu- 
néiforme quelconque, lui altribuer une juste place dans les civilisa- 
tions disparues. En attendant , Appien, Strabon et bien d'autres 
hous apprennent que les Egyptiens, les Tyriens, les Grecs, etc., la 
pratiquaient. Les dépuuilles de la baleine servaient & quelques-uns 
de nourrilure tandis que d'autres usaient de sa charpente osseuse 
comme de madriers. Aprés les anciens, les premiers qui ont péché 
la baleine en Europe sont les Basques. Dés le quatorzi¢me siécle, ils 
yemployaient 9,000 hommes, d’abord dans le golfe de Gascogne, 
puis sur les cOtes du Groénland, du Canada et de Terre-Neuve ott 
ils découvrirent la morue. Au seiziéme siécle, les Espagnols s’é- 
tant emparés de Saint-Jean-de-Luz, le port baleinier des Basques, 
détruisirent les batiments armés pour cette Béche qui, pour la plu- 
part, venaient de rentrer au port. 

Acelte date, le monopole dont jouissaient les Basques fut perdu 
pour la France et passa aux Espagnols et aux Hollandais, puis aux 
Anglais. Toutefois les Basques, maitres dans l’art, furent longtemps 
hécessaires 4 leurs vainqueurs pour les instruire. Au commence- 
ment du dix-septiéme siécle on les congédia, et dés lors nous ces- 
sdmes d'étre représcntés dans l'industrie baleiniére. Les Anglais, 
suivant leur habitude, ne tardérent pas 4 supplanter leurs rivaux, 
et l'on ne vit plus sur les marchés de baleines' que des produits 
anglais, En 4697, cent de leurs navires péchérent pendant |’année 
1.250 baleines qui se vendirent 3 millions de francs. En 1783, ala 
paix générale, Louis XVI voulant faire revivre la grande péche aban- 
donnée par nos nationaux, fit venir 4 Dunkerque une colonie de 
Nantakais, renommés par leur habileté; ils avaient pour mission 
Wenseigner aux ndtres les méthodes qu’ils avaient professées les 


303 LES ACORES. 


o 


premiers. A la paix d’Amiens, on arma de nouveau ; mais lors de 
la rupture du traité, les baleiniers frangais tombérent aux mains 
des Anglaisetl’on cessa, sous l’Empire, toute nouvelle tentative. En 
4825, la France et les Pays-Bas youlurent faire refleurir, chacun 
chez soi, la péche a la baleine. Pour réussir, on employa le proeédé 
de l’Angleterre qui, pendant quarante ans, n’avait pas dépensé 
moins de 30 millions en primes d’encouragement. La péche reprit; 
mais il nous fallut admettre dans nos équipages une certaine frac- 
tion de marins d'autres pays pour nous servir de professeurs. Unc 
loi de 1832 fixa le taux de la prime 4 percevoir. Il variait de 60 a 
440 francs par tonneau de jauge, suivant le point du globe ov avait 
lieu la péche et la proportion de marins étrangers admis a bord. 
Les Pays-Bas, tout en adoptant le systéme des primes, encouragérent 
la péche par grandes compagnies; aussi s’en forma-t-l plusicurs a 
Anvers. Ces efforts ne furent pas stértles, et en France, en 4838, on 
comptait 2,000 marins baleiniers montant 80 navires, pour la plu- 
part armés au Havre. Concurremment avec eux, 150 baleiniers an- 
glais tenaicnt la mer. Ensemble ils gagnaient 50 millions envaron. 
Cette reprise de la péche, si utile 4 notre flotte, n’a pas duré, et 
c'est 4 peine si on y trouve encore quclques baleiniers. Il en est de 
méme en Angleterre. Aux Etats-Unis, ob la péche avait pris son 
plus grand développement, le mouvement dc baisse se fait sentir 
également, et dans le prix des baleines et dans leur quantité. Cette 
diminution provient, il n’y a pas 4 en douter, d’une réductaon trés- 
marquée dans l'usage des produits qui ont rencontré des simailaires. 
Ce sont d’abord les huiles minérales et le gaz d’éclairage qui ont 
remplacé lhuile a brdler, puis l'acier qui, en plus d'un cas, trent 
lieu de ectte matiére firée des fanons nommée proprement baleine, 
dont, en 1854, lec commerce demandait plus de 3,000 kilos, tamdis 
qu’en 4861 il se contenta de 200 kilos. A ces causes il faut ajouter 
la guerre civile des Etats-Unis qui a tant nui 4 leur commerce et a 
empéché de reprendre celui de la baleine quand, l’engeuement du 
premier moment passé, on en revint dams une certaine seesure awx 
huiles amimales. Eafin, 11 me faut pas oublier la diminution de la 
taille du poissoa, celle de l’espéce et les difficultés de capture 
chaque année plus considérables. Autrefois il n’éait pas rare de 
voar des baleines dont les seuls fanons avaient 12 métres de Jong ; 
c'est presque la taille de celles. de nos jours. 

A lorigine, la baleme semble avoir peuplé toutes les mers. On la 
rencontre aux poles et 2 VEquateur, dans bo Grand-Qeéan et dans 
l’Atiantique, partout o& |’ homniea pénéctré et, tout porte a le creire, 
ka 0% il n'a pas encore pu parter ses investigations, au sem des 
glaces polaires. Anjourd’hwi ellc devient rare entre les trepiques et 


LES ACORES. 307 


fuit les Acores pour se diriger vers Ic pdle, ot elle trouve un refuge, 
jusqu’a ce qu'un homme, plus heureux que tant d'autres, aille len 
chasser encore. Faut-il conclure de ce qui précéde que I’industric 
baleimiére cst & jamais fimic? Evidemmment non. L’huile de baleine, 
si souvent utile dans l'industrie, est, dans. beaucoup de cas, indis- 
persable. La médecine, Ja parfumerie usent du blanc de baleine et 
de 'ambre gris, sécrétions eérébrales particuliéres au cachalot ; 
enfin, tant que les femmes s’emprisenneront la taille dans des car- 
cans destinés & faire illusion au public, il faudra, pour nos élé- 
gantes, des baleines heaucoup plus agréables a porter que les tiges 
d’acier qui les cuirassent. Voila des raisons sufflisantes pour sti- 
muler lardeur des armateurs frangais. Ceux des pays du Nord vien- 
neat, il y 2 deux ans, d organiser unc grande compagnie pour I’ex- 
ploitation de la péche a la bakeine. On y emploie des bateaux a va- 
peur et ricn ne se perd des produits. Les détritus sont réduits en 
engrais et employés a l’agriculture. Depuis sa fondation cette com- 
pagnie prospére. Espérons que nos armateurs profiterent de cet 
exemple. 

Les campagnes des baleiniers durent habituellement de trois a 
quatre ans. Quand leur chargement est fait, ils rallient un port 
pour se ravitailler et l’y déposer. C’est 4 ce point de vue que les 
Ageres sont si grandement intéressées au rétablissement sur l’an- 
cien pied de la péche a la baleine. La position de cet archipel rem- 
plit merveilleusement ce but, et ka péche américaine la prit long- 
temps pour son principal point de relache. Cependant, avant la crise 
de 4853, les baleiniers de cette nation cemmengaient a aller aux 
Canaries, moins bien placées, mais ob les ports sant exempts de 
mesures fiscales maladroilcment prises par lv gouvernement porta- 
gais. Si la pdche reprend, il n’mmporte guére que ce soit 4 Angra ou 
4 Punte-Delgada qu’clle se centralise. Le principal, c’est qu'elle re- 
Vienne aux Acores, car la richesse de |’une de. ces iles fera pro- 
spérer les autres. Alors Terceara reprendra certainement un peu de 
cette vie qui lm manque et que les baleiniers lui rendraient. 

San-Jorge, la dermitve ile du district, est la plus longue de l’ar- 
chipel. C’est wn vaste: boyau terminé 4 Nouest. par une pyramide 
naturelle plengeant dans la mer et qui semble le reste de quelque 
montagne disparue. Cette sorte de tour découpée 4 jour comme un 
clocher gothique sert de palais aux moweties et aux goélands, qui 
paraissent y vivre ea république 4 en juger par leurs cris asseur- 
dissants. Les 18,00() habitants, de Vile se livrent a l’agriculture et a 
Vélevage des chéwres dant te lait sert & fabriquer de détestables 

détaces des indigénes. Le vidlage principal de San-Jorge 
s¢ nomme Yolas. Ce petit port ost rempla de barques élégaater, qui 


308 | “ LES AGORES. 


vont d’une ile 4 l’autre porter le produit de l'industrie locale et le 
gibier qui y est abondant. 

Le district de Horta se compose du Pico, Fayal, appartenant au 
groupe central, et des deux iles du nord-oucst, Florés et Corvo. Il 
renferme 76,000 Ames. De ces quatre iles, Pico, la premiére par 
l’étendue, doit son nom a |’immense cone qui la surmonte. Diverses 
éruptions l’ont bouleversée et on se souvient encore avec effroi de 
celles de 1572 et de 1748. Cette derniére dura, avec des intermit- 
tences, jusqu’en 1720. Pendant cet intervalle, une infinité de cra- 
téres secondaires s’ouvrirent autour du principal et vomirent assez 
de scories pour former, en s’agglomérant, une ile que les courants 
amenérent se briser dans le canal, entre Terccira et San-Jorge. De- 
puis cette époque, on a bicn encore ressenti quelques secousses de 
tremblement de terre; mais ils n’ont amené aucun dommagce sé- 
rieux. De temps 4 autre seulement la montagne fume, et les habi- 
tants prétendent que cette fumée est leur sauvegarde. : 

Le Pico, orgueil des Acoriens, est un cone régulier muni d’un ap- 
pendice conique trés-aigu. Sa hauteur totale au-dessus de la mer 
est de 2,412 métres. Pendant l’hiver, son sommet est couvert de 
neige ; celle-ci disparait avec les beaux jours. C’est le barométre 
d’une partie de l’archipel. Lorsque le front du Pico se couvre de 
nuages et qu'il met, comme on dit, son bonnet de coton, c’est signe 
de pluie. Net et dégagé, il indique le beau temps. Placé dans les 
airs comme une sentinelle vigilante, il arréte les nuages qui vien- 
nent s'y briser. Tantot ccux-ci le serrent a la taille comme une 
écharpe légére, tantdt ils revétent son sommet de formes étranges. 
Je vis un jour sa téte chauve entourée de noires vapeurs qui sem- 
blaient le coiffer d'un feutre 4 larges bords. On aurait dit Victor 
Hugo allant 4 une manifestation populaire. Quand, pour la premiére 
fois, on se trouve en face d’un de ces géants de lave, jetés ca et la 
dans les caux comme d’immenses phares éteints, on ressent une 
admiration qui, comme la masse que l'on a devant soi, grandit a 
mesure que la vue s’étend; alors un désir ardent d’atteindre le 
sommet s’empare de vous. On voudrait dominer le Titan et lui 
marcher sur la téte, souhait plus facile 4 faire qu’a exécuter. Les 
ascensions faites aux Pyrénées en bandes joyeuses, sur des mon- 
tures dociles ou dans un wagon comme au Righi, sont des parties 
de plaisir arrétées la veille pour étre exécutées le lendemain. A 
Pico, ce n’est plus cela. On a mille peines 4 se procurer une mule 
et surtout le muletier nécessaires 4 ]’ascension, encore faut-il faire 
une bonne partie de la route 4 pied. Ceux qui ont marché dans la 
lave savent ce qu’il en cote de fatigues et d’écorchures, mais com- 
ment ne pas gravir la montagne quand on a deux jours & perdre a 


LES ACORES. 300 


Pico? Du pied de celle-ci on apercoit parfaitement étagés les trois 
genres de véyétation que l’on trouve aux Agores. D’abord, jusqu’a 
600 métres, la premiére zone, celle des fleurs et des fruits ; de 600 © 
4 1,500 métres la seconde, celle des pdturages et des arbres. A cette 
hauteur, quelques huttes ouvertes 4 tous les vents attestent seules 
que homme a passé par la. Elles servent d’abri aux bergers qui, 
dans la belle saison, ménent leurs troupeaux dans la montagne. En 
entrant dans la troisiéme zone, la scéne change. Entre de petits 
arbustes rabougris serpente, dans la cendre et la lave, un sentier 
mal tracé; 4 chaque instant il faut franchir quelque nuage perdu 
dans une crevasse de rocher, et, pour comble de malheur, retrouver 
son guide égaré dans la brume. A mesure que I’on s’éléve, les ar- 
bustes eux-mémes deviennent de plus en plus rares, et, arrivé au 
sommet, l'on ne rencontre plus que des mousses et des lichens, 
derniers symptémes d’une végétation épuisée. Une fois en haut, on 
adevant les yeux un spectacle splendide. La vue, par un temps 
clair, s'étend sur une largeur de cinquante lieues, et l’on a sous 
les pieds une grande partic des iles. Hommes et choses vous pa- 
raissent dans un autre monde, et la pensée comme le corps se di- 
late plus & l'aise. Le ciel dont on est plus rapproché, la mer dont 
horizon s'élargit vous donnent une haute idée de la puissance 
créatrice, et l'on jouit du bien-étre parfait, celui ot les sens ou- 
bliés laissent toute liberté 4 l’esprit. D’aprés M. Fouqué, le cone 
qui termine le Pico a 70 miétres de haut. Comme les cratéres 
en général, il est entouré d’une cuvette circulaire qui recoit 
les crachements de la fournaise, et c’est de 14 qu’clle déborde, par 
des causes accidentelles, sur tel ou tel point de l’ile. Quand on s’est 
saturé de réverie ct de calme, il faut songer 4 la descente, opération 
peut-étre plus difficile que l’ascension. En outre, la curiosilé est 
salisfaite et lon revient dans le monde réel. Pour arriver 4 bon 
port et sans avoir trop maugréé, il est indispensable de s’étre muni 
avant le départ d’une gourde sérieuse a laquelle on donne de fré- 
quentes accolades ; mais si l’on tient aux services de son guide, il 
faut avoir soin de ne pas lui faire profiter trop largement de cette 
aubaine. 

La grande culture a Pico était, avant 4254, celle de la vigne. 
Elle couvrait alors des espaces considérables, mais l’oidium y a 
fait beaucoup de ravages. lia fallu arracher une partie des plants 
qui ne sont pas encore entiérement remplacés. La fabrication du 
vin, qui dépassait jadis 50,000 hectolitres, en atteint a peine 20,000. 

vin, qui a quelque analogie avec le madére, n’en a cependant pas 
tout le parfum. On en consomme une partie en France ou en An- 
gleterre, sous le nom de madére ou de sherry, ct le reste au Brésil, 

% Joussy 1875. 21 


540. LES ACORES. 


ou 2 l’aide d’une autre étiquette, il passe pour du porto. Sur place, 
celui de l'année vaut 0,60 centimes le litre. Dans les mémes con- 
ditions, le madére se vend le double, et en vieillissant, les prix ne 
se comparent plus. Le vieux pico ne dépasse guére trois ou quatre 
francs la bouteille, tandis qu'il y a du madére qui en coite trente. 

On éléve dans l’ile unc grande quantité de bétail ; avec quelques 
travaux pour transformer en prairie bien des hectares incultes de 
la zone moyenne, on en éléverait le double, mais personne n’y 
songe. On se contente d’abattre le bois des coteaux que l’on expédie 
ensuite 4 Fayal ot il manque. Cette exploitation elle-méme est 
rendue trés-difficile faute de route, et il ne m’a pas paru qu'il y 
en eit de commencées. Aprés la perte des vignes, on a remplacé 
celles-ci par des abricotiers et des figuiers qui ont parfaitement 
réussi, et dont les fruits sont exportés en grand nombre. En dehors 
du torrent de Saint-Mathieu, alimenté au printemps par la fonte 
des neiges, et qui roule alors avec des quartiers de roche une eau 
tourbeuse, on trouve peu de ce liquide dans Pico. Toute la cdte est 
parsemée de petits villages, mais 11 n’y a pas une seule ville. En 
tace de rochers singuliérement accouplés par la nature et mis la 
vomme pour le protéger des fureurs des flots, se trouve le bourg 
de Magdalena. C'est le Trouville des Fayalais. Ils y viennent en dé- 
placement s’abriter contre les moustiques qui ne s’approchent pas 
de ce lieu. . 

Un canal de cing kilométres sépare Pico de Fayal, et un service 
de bateaux a voiles les réunit plusieurs fois par jour. Quand le ter- 
rible charpentier souffle, les passagers n’arrivent pas toujours a 
bon port. Aux dix-septiéme et dix-huitiéme siécles, Fayal a subi plu- 
sieurs éruptions. Lors de la derniére, en 1724, les habitants ont 
élevé a saint Pierre, une église pour qu'il les garantit contre de 
nouveaux malheurs, et le saint parait s’étre laissé toucher. Le point 
culminant de Vile, la chaudiére, d’ou sont sorties toutes les laves 
et les scories, est la Caldeira, souvent couverte de brumes. Pour s’y 
rendre, le meilleur moyen est de mettre 4 contribution l’épine dor- 
sale d’un bourrico, animal d’un usage général dans le pays. Le 
bourriquero qui vous accompagne ne cesse de piquer, en jurant, 
votre monture, dont l’arriére-train décrit dans l’espace des courbes 
sinueuses qui rendent indispensable, aprés déjeuner, un coeur de 
héros. Un jour, contre l’ordinaire, mon conducteur paraissait 
d’humeur joviale. Je lui fis quelques questions sur le pays et j’ac- 
quis sa confiance, car pendant une heure il ne cessa de parler. 
Malheureusement le peu de portugais que je savais, n’était pas @ 
la hauteur d’un tel flux de paroles, et il s’en apercut. Tout 4 coup, 
arrétant Ic baudet, et me regardant en face, il s’écria : Viva Paris! 


LES ACORES. oif 


etsans transition, en méme temps qu’il se remettait en marche, il 
chantait la valse de la Traviata. Il avait appris, me dit-il, cette 
musique d’un joueur d@orgue de Barbarie, venu a Fayal exercer 
son att. Pour ce Jeune bourriquero, !’opéra de Verdi représentait 
la civilisation parisienne, et il avait suffi de lintermédiaire d’un 
orgue de Barbarie pour la lui révéler et la lui faire aimer. 

Aprés quatre heures de violents soubresauts, on voit la mer a 
1,000 métres au-dessous de soi, et on peut contempler le cratére 
heant d'une ouverture de 1,800 métres. Le lac du fond contient 
des ilots, que l'on apercoit quelquefois noyés dans la brume. Sur 
les bords du lac régne une végétation rare, paturée par des chévres 
mélancoliques, amies de la solitude. De temps & autre, le pied 
heurte un squelette blanchi par les ans, homme ou béte, trompé 
par la brume et la nuit, qui est venu au fond du gouffre finir 
une vie aussi ignorée que sa mort. Le lac a aussi ses habitants, 
mais eux frétillants et pleins de vie. Ce sont des cyprins, espé cede 
poissons qu’on ne trouve qu’en Chine et dans ce lac. Comment 
sont-ils venus se perdre a Fayal, au fond d’un cratére? Probablement 
on les y a apportés, et ils ne sont pas aborigénes. Plusieurs accli- 
matations ont heureusement réussi aux Acores. Sauf peut-étre le 
dromadaire qui prospére aux CGanarics et meurt dans les iles, tous 
les autres animaux domestiques y vivent. En fait d’importation, il 
en est une, celle du serpent, qui présente un caractére singulier, 
Cetle race capricieuse vit ici et meurt un peu plus loin; de méme 
qu’aux Antilles, elle prospére 4 la Martinique, ect qu’a la Guade- 
loupe, il est impossible d’en élever. 

C'est maintenant sur le régne végétal que s’est portée l’attention, 
et chaque jour on fait quelques essais. M. A. L. de Santa-Rita, gou- 
verneur civil du district, 4 qui Je dois mes plus sirs renseigne- 
ments sur les Acores, a beaucoup fait depuis qu’il est a la téte de 
administration pour doter son pays de plantes utiles et de nou- 
velles cultures. Ul est facheux qu’il,n’ait pas réussi pour la coche- 
nille qui a fait la fortune des Canaries. Ce puceron rouge dont on 
lire par l’écrasement une belle couleur écarlate, est délicat comme 
une petite maitresse, et le cactus dont il se nourrit ne puise pas 
dans la terre de |’archipel les sucs qui lui sont nécessaires. A Fayal, 
la vigne aussi a été atteinte, et la destruction y a été complete. 
L'oidium, aidé de son cousin le phylloxera, n’a pas laissé un 
pampre intact et beaucoup de propriétaires ont été ruinés. Ils se 
sont remis courageusement 4 l’ceuvre, ct la vigne commence a re- 
pousser, mais sans produire encore. On cultive aussi le froment, 
le mais, etc,, mais la récolte principale est celle des oranges. Le 
peu de Fagus conservés des anciennes foréts, sert aux orangers de 


342 LES ACORES. 


rideaux d'abri contre les vents du large qui, sans cela, brileraient 
les jeunes pousses. Quoique le tabac croisse 4 Fayal, les fabriques 
qui s’étaient montées pour le préparer n’ont pas réussi. Il en a été 
de méme des distilleries de cannes & sucre qui ont été essayées. Du 
reste, le pays ne semble pas fait pour la grande industrie ; je dis la 
grande, car la petite, surtout celle qui a la patience pour base, 
fait des merveilles. On fabrique 4 la main des objets de vannecrie 
qui sont de petits chefs-d’ceuvre, des fleurs en plume et en moélle 
de figuier qui en arrivent a parfaitement imiter la nature, et qui 
gont d’une délicatesse inouie. Ces divers objets ont obtenu des ré- 
compenses aux expositions internationales de Paris et de Londres. 

Malgré la fertilité du sol, l'eau douce est rare & Fayal. Quand il 
pleut, on la recoit précicusement dans des citernes et c’est 1a qu’on 
la prend pour les besoins journaliers. Les blanchisseuses en sont 
réduites & la chercher dans des torrents 4 sec les trois quarts de 
année; s'il n’yen a pas 11 leur faut creuser un trou dans le lit du 
courant et attendre patiemment que !’infiltration le remplisse. 

Dans Vile de Fayal se trouve la Horta, capitale du district. C’est 
une ville de 12,000 ames, batie comme la plupart des villes mari- 
times, en amphithéatre autour d'une baic, et défendue par des forts 
contre les attaques venant du large. Le cap Espalamaca en forme 
Ventrée au Nord, comme au Sud le cap Guia, vaste promontoire 
de terre rougeatre et calcinée. La ville, resserrée par des collines, 
s'est étendue sur les hauteurs, et ses rues, aussi inclinées que celles 
des buttes Montmartre, sont d'une circulation difficile. Les mai- 
sons sont spacieuses et l'on y jouit d’un air pur ect d'une vue ravis- 
sante. Leur plus bel ornement consiste dans des jardins entretenus 
avec soin et remplis de fleurs. Parmi les monuments publics on 
remarque le collége des jésuites, vaste batiment en pierres de plus 
de 100 métres de long et d’une lourde architecture. Il date de 1670 
et cota, a l’époque, la somme énorme de 400,000 piastres. En 1759, 
le couvent fut confisqué par le pouvoir absolu dans la méme forme 
qu'il aurait pu l’étre plus tard par la démagogie, et c’est aujour- 
d‘huile palais du gouverneur. Les autres édifices remarquables 
sont les églises; il y en a a chaque coin de ruc; l'architecture exté- 
rieure n’a aucun ornement et l’intérieur répond au dehors. Elles 
ont été riches, mais on s’en est souvenu. A 45 kilométres de la 
Horta dans l’Quest, on montre les ruines d’un couvent élevé sur un 
rocher qui ne tient 4 la terre que par une étroite passerelle. Il a 
été détruit par un tremblement de terre, et les religieuses qui y 
habitaient, écrasées sous les décombres. Depuis, une sorte de su- 
perstition s’attache 4 ce lieu sinistre ot ne va personne. 

Outre le vulgaire baudet que les femmes de la société elle-méme 


LES ACORES. AS 


ne dédaignent pas, on emploic, comme moyen de locomotion, des 
espéces de hamacs-palanquin ou.de chars a boeufs. Ce sont des ta- 
pissiéres sans roues, montées sur des patins et trainées par des 
beufs fringants. Ces paisibles ruminants acquiérent une vitesse que 
jene leur aurais jamais soupconnée. Le cocher, armé d'un aiguil- 
lon, conduit l’attelage avec beaucoup de dextérité. Les voitures de 
charge sont & peu prés les seules que ]’on trouve dans l’archipel. 
Deux roues, un timon ef un énorme panicr remplagant la caisse, 
constituent la charrette acorienne. Les beeufs, cette fois, s’avancent 
d'un pas lent et grave, et le charretier disparait majestueusement, 
allongé au fond du panier. J’ai cru voir le défilé des rois fainéants 
dans leur bonne ville de Paris. 

Punte-Delgada tend de plus en plus 4 absorber le commerce des 
Acores. Ce virement s’est fait, en grande partic, aux dépens de la 
Horla, qui avait déja supplanté Angra, etoffrait, dans ces derniéres 
années, plus de ressource au commerce maritime. La position de 
Fayal, A ce point de vue, est plus favorable que celle de sa rivale, 
mais le port artificiel qui fait la richesse de Saint-Miguel est encore 
a faire a la Horta. Malgré tout, le commerce n’est pas mort dans 
cette ville, et la recette des douanes, pour 4870, a été de quatre-vingt- 
quinze millions de réis. Le réis est une monnaie fictive employée au 
Brésil et au Portugal. Suivant le change, il en faut de cent quatre- 
vingt 4 deux cents pour faire un franc. Bien que le Portugal ait 
adopté officiellement le systéme métrique, il né faut pas s‘étonner 
qu'il ne soit pas encore complétement dans les usages, puisqu’en 
France méme cela n'est pas. Le budget du district de Horta se 
monte, aux dépenses, A cinquante-trois mille piastres. Le traite- 
ment du gouverneur y figure pour cinq mille, l’armée pour treize 
mille, et l’instruction publique pour quatre mille. Celle-ci est, en 
partie, gratuite, mais nullement obligatoire. Un journal hebdoma- 
daire rend compte des actes du gouvernement et donne les nou- 
velles locales. Ii doit falloir beaucoup d’imagination pour en étre le 
rédacteur. Toutefois, au mois de juin dernicr, il avait acquis une 
certaine importance. Il y avait un député a élire aux Cortés, et il 
fallait soutenir un candidat. Contre mon attente, je trouvai l’opinion 
vivement émue et partagée en deux camps, celui du candidat officiel 
et celui du candidat indépendant. En fin de compte, le candidat 
agréable l’emporta, comme chez nous aux meilleurs temps de Em-. 
pire. Un paquebot & vapeur réunit, une fois par mois, le Portugal et 

Agores. Quand il. arrive 4 Saint-Miguel, dix négociants courent 
au port apprendre les nouvelles; 4 la Horta, on s’en inquiéte peu ; 

peut étre en retard, personne n’y met d’inconvénients ; aussi pro- 





$14 LES ACORES. 


fite-t-il de la permission. Cette différence entre les deux villes laisse 
pressentir leurs inverscs destinées. 

Aux Acores, les Portugais, gens sobres ct simples, sont d’un 
commerce trés-agréable. Ils recoivent fort bien les étrangers, maisil 
est difficile pour ceux-ci de pénétrer bien avant dans leur intimité. 
Vous pouvez aller longtemps dans une maison; vous connaitrez 
parfaitement le salon, le jardin: vous serez invité 4 des fétes, a des 
bals, mais bien malin sera celui qui connaitra le genre de vie de 
son hdte en dchors de son rdle en quelque sorte officiel. J'ai vu, 
pendant mon séjour aux Acores, plusieurs réunions, et j'en ai rap- 
porté le souvenir d’une amabilité trés-grande chez tous, d'une po- 
litesse exquise chez la plupart. Les femmes ont un grand besoin de 
plaisir, et les jeunes filles montrent infiniment de gout dans leurs 
toilettes. Elle recoivent de Paris des journaux de modes et s’y con- 
forment avec linstinct particulier 4 leur sexe. L’étude des langues 
étrangéres occupe une partie de leurs soins, et le francais m’a paru 
fort répandu et bien parlé. On l’apprend aussi dans les écoles pu- 
bliques, et, 4 Saint-Miguel, c’est une des victimes de nos troubles 
intérieurs qui, pour vivre, enseigne sa langue, mais pas toujours 
acad¢miquement. Au moment de nos dernicrs malheurs, les sym- 
pathies étaient divisées aux Acores. ll y avait le parti francais et le 
parti allemand. A la téte du premier, notre honorable consul, 
M. Guerra, a, pendant toute la guerre, donné 4 notre pays des mar- 
ques constantes dé son dévouement. La corvette frangaise le Mont- 
calm avait été chargée de surveiller la corvette prussienne |’ Ar- 
cona, en croisiére dans l’archipel; celle-ci évitait avec soin le 
Montcalm, et l'on ne put en venir aux mains. Il y eut des bals & 
terre, et chacun des partis, représenté par de charmantes brunes et 
de délicieuses blondes, arborait gaillardement dans les cheveux le 
drapeau qu’il choisissait. Quoi qu'il en soit des sympathies alle- 
mandes, je ne sais pas si elles tiendraient contre une défaite de 
Empire germanique, car, dans une féte publique ou !’on avait 
formé des écussons avec différents drapeaux, je n’ai pas vu celui 
de l’Allemagne. Peut-tre, aprés tout, cela tenait-il 4 ce que!’édilité 
portugaise ne se l’était pas encore procuré! Quant 4 nous, notre 
littérature, nos modes, notre passé nous assurent pour longtemps, 
aux Agores, une supériorité contre laquelle les buveurs d’outre- 
Rhin ne sont pas en état de lutter. Ce genre de supériorité est sé- 
Frieux, parce qu'il met de notre cété les femmes, c’est-d-dire les 
trois quarts de la force d'une nation civilisée. 

A Angra, 4 Punte-Delgada et 4 la Horta, les trois centres des 
Acores, la société n’est pas complétement la méme. A Angra, c’est 


LES ACORES. Bis 


l'ancienne société aristocratique qui colonisa les Indes et le Brésil : 
elle représente le passé. A Punte-Delgada, c’est la société commer- 
canic, tant soit peu mélée d’étrangers, moins riche que la premiére 
en armoiries, mais plus riche en réis, ce qui fait bien compensa- 
tion: elle représente l'avenir. A la Horta, on trouve une société 
mixte participant & la fois des deux autres, et destinée 4 se fondre 
dans ’'une ou l'autre: c’est lintersection entre le passé et l’avenir, 
c'est le présent. Un trait de mceurs commun a ces trois sociétés si 
diverses, c’est la liberté dont les fiancées, ou novia, jouissent prés 
de leurs novio. Les usages donnent au novio, sur les faits et gester 
de sa novia, des droits tyranniques, mais celle-ci se rattrappe bien, 
ln’est pas rare de trouver le soir, sous les cages peintes en vert 
qui servent de balcons, tout en préservant des rayons du soleil, un 
novio attendant un signe de vie de l'objet de sa flamme. Celle-ci lui 
fait souvent faire une longue faction, puis elle souléve une des 
portes de sa cage ; alors on cause. Personne n'y voit d’inconvénients, 
c'est 'habitude. Les parents, pas plus que les passants, ne s’en in- 
quiétent, et l'on peut se dire impunément les choses les plus ten- 
dres. Quand le balcon est au second étage, la conversation devient 
plus difficile; on se regarde alors, c’est toujours cela. Il ya des gens 
fiancés depuis leur enfance, et qui ne manquent pas d’aller chaque 
jour sous le balcon. Avant d’entrer dans le temple de l’hymen, ils font 
un long apprentissage; au fond, c’est un usage périlleux. I] ne faut 
pas regarder trop longtemps un joyau que l’on doit posséder ; c'est 
Sexposer & y découvrir quelque défaut. Il y a, dans ce pays, une 
autre coutume que je voudrais bien voir s'introduire en France. Au 
bal, toutes les jeunes filles portent des bouquets, mais Ics fiancées 
seules le mettent du cdté gauche. Du premier coup d’ceil, on peut 
juger les coeurs libres, ou plutét les mains enchainées. [ls mangent 
a peine, ne boivent que de l’eau, possédent, enfin, des qualités pré- 
cieuses qui, plus heureusement dirigées, pourraient produire d’ex- 
cellents fruits. Les femmes ont pour principale occupation de 
cacher leur laideur. Dans ce but, elles emploicnt un manteau, sorte 
de cache-misére, qui mérite une description & part. C’est une im- 
mense pelisse avec un casque, double de celui d’un cuirassier, qui 
prend toute la téte. Devant, on remarque une ouverture, et le tout 
est supporté par des baleines flexibles. La marche imprime a cette 
machine une oscillation des plus originales. Elles sont, du reste, 
d'une pudeur remarquable. 

Les campagnards ont un autre type que le peuple des villes. On 
les trouve, hommes et femmes, courant Icurs montagnes pieds nus, 
dédaignant l’espadrille, et portant d’immenses fardcaux. Il faut les 
voir, la téte couverte d’une petite calotte de feutre ou d’un madras 


36 LES ACORES. 


de Chollet, vous souhaiter le bonjour de I’air le plus piteux. Ils ne 
sont pas précisément misérables, parce que leurs besoins sont trés- 
bornés et les terres assez divisées; mais, quand la maladie les visite, 
ils ne peuvent manquer de souffrir cruellement. Du reste, les éta- 
blissements de charité ne manquent pas aux Acores, et, sur celte 
terre catholique, les nécessiteux sont largement secourus. Ce qu’il 
y a de plus frappant chez les campagnards, c’est une indiffé- 
rence que révéle toute leur physionomic, et qui s’étend jusqu’a 
leurs enfants en bas-dge, exposés, sans vétements et sans soins, aux 
rayons du soleil. Aussi en meurt-il beaucoup. Je ne puis terminer 
l'étude des vivants sans parler des morts. Les cimetiéres sont 4 la 
mode espagnole, dans des enceintes murées. J’aime mieux les né- 
tres, avec leurs monuments inspirés par l’orgueil ou la piété, que 
ces grands murs tirés au cordeau ow rien ne parle au ceeur. Les 
corps sont la, étiquetés comme Ies tiroirs d'une boutique d’épicier, 
et je n’y vois d’avantage que pour la statistique funéraire. 

De Fayal, un bon vent vous pousse 4 Florés en moins de vingt- 
quatre heures. L’ile vous apparait, du large, avec ses hautes mon- 
tagnes entourant un plateau central, véritable cirque de Gavarnie. 
Les quelques milliers d’habitants sont répartis dans quatre villages 
et dans la petite ville de Santa-Cruz. Cette derniére, dont Je port est 
fermé par une haute montagne de huit cents métres éboulée dans la 
mer en 1773, est le seul centre maritime de Vile. Les biliments qui 
viennent passer en vue envoient leurs chaloupes chargées de pa- 
tates, d’ignames et d’autres légumes du terroir, puis continuent 
leur route sans trop perdre de temps. Pour favoriser ce commerce, 
on ne leur fait pas faire de quarantaine. C’est une exception rare 
aux mesures sanilaires si rigoureuses cn pays portugais. 

Les villages sont batis: dans des gorges profondes, a l’abri du 
vent ct du soleil. En voyant, de loin, leurs maisons blanches, on | 
dirait les tentes d’un camp dressé dans une caverne. Florés ne 
tient plus ce que promet son nom. Les anciennes richesses du sol 
ont disparu, et c'est 4 peine si l'on trouve encore quelques patu- 
rages broutés par de maigres troupeaux de chévres. Leur lait est 
recucilli, et l'on en fait un beurre médiocre, expédié dans les 
autres iles. Une autre industrie du pays consistait 4 recueillir une 
mousse nommée orseille, qui servait 4 obtenir le rouge pourpre. 
Depuis que la cochenille ct les teintures chimiques donnent de si 
belles tcintes, on a renoncé a la cueillette de l’orseille. Elle ne se 
faisait qu’au prix de grands dangers, ct sa vente n’en était plus 
rémunératrice. Il est curicux de voir quels efforts on fait pour 
trouver. cette couleur rouge qui, aprés avoir longtemps cnveloppé 
toutes les grandeurs de la terre, est devenuc le symbole des révo- 


LES ACORES. 317 


lutions. On montre, 4 Santa-Cruz, une fort belle église, que l'on ne 
s'attendrait guére 4 y rencontrer. Son érection est due & un veeu 
fait, au dix-septi¢éme siécle, par un riche seigneur portugais qui, 
au retour du Brésil, fit naufrage 4 Florés. Non content d’élever le 
monument, 11 le dota magnifiquement, et cette dotation a profité 
plus d’une fois 4 de pauvres pécheurs. 


Prés de Vile de Florés et de celle de Corvo, sa voisine dans le 
Nord, passe le gulf stream, dont linfluence sur le climat de 
l’Atlantique et celui des Acores en particulier est trés-considé- 
rable. [| m’a paru intéressant d’en dire ici quelques mots. On ne 
peat parler du stream sans citer Maury, commodore de la marine 
américaine, qui en est l’historien, le législateur et je dirais pres- 
que l'inventeur. Ce qui suit est tiré, en grande partic, de ses 
travaux. 

Comme un fleuve dans la mer, le gulf stream accomplit son 
immense parcours de cing mille kilométres sans mélanger ses eaux 
avec celles qui l’environnent. ll a pour berge |’Océan, et un obser- 
valeur attentif peut le suivre cheminant entre ses murailles li- 
quides. Sa couleur, son niveau méme différent de ceux de ses pa- 
rois, et sa forme convexe est prouvée par les corps flottants qui, 
poussés en sens contraire de sa direction, cOtoient ses bords sans 
pouvoir pénétrer dans son lit. Le courant est circulaire : il part du 
golfe du Mexique, qui lui a donné son nom, remonte, en s’inflé- 
chissant vers |'Est, le long de la Virginie, les cétes des Etats-Unis, 
et arrive prés de Terre-Neuve, ot il prend franchement la direc- 
tion de l'Est, au moment ot il recoit un courant d’eau froide ve- 
nant du Nord ct nommé courant polaire. De la il se dirige, en 
vélargissant, sur les iles Britanniques, ot il se divise en deux 
branches. L’une remonte dans le Nord, et, faisant un large cir- 
cuit, peut-tre jusqu’au pdle, revient joindre le stream 4 Terre- 
Neuve, c'est le colirant polaire. L’autre branche longe les cdtes 
anglaises ef le golfe de Gascogne, puis descend jusqu’au cap Vert, 
ou elle rejoint le grand courant équatorial, divisé lui-méme en 
deux branches. L’une raméne les eaux du stream au point de dé- 
part, tandis que l’autre le relie au systéme général des courants 
sous-Marins qui, suivant toute apparence, forment ainsi, autour 
du monde, une immense chaine non interrompue. Maury prouve 
la formation de ce courant, a l'aide d’une comparaison ingénieuse 
litte de I’observation : « Quand, dans un vase creux rempli d’eau 
et de particules solides, dit-il, on donne au liquide un mouvement 
circulaire, celles-ci viennent se ranger au centre du vase tant que 


548 LES ACORES. 


le mouvement dure. » Or, dans le triangle formé par les Agores, 
les Canaries et les fles du cap Vert, c’est-a-dire au centre présumé 
du courant, il y a une quantité énorme de varechs flottants ou 
raisins des Tropiques, qui sont 14 de temps immémorial. Ne sont- 
ce pas nos particules solides? dans le cas dont il s’agit, l’Atlan- 
tique remplace le vase, et le mouvement de rotation est donné 4 la 
masse liquide par le gulf stream. Si l'on veut une preuve de |’an- 
tiquité de la mer de Sorganes, comme on nomme le triangle formé 
par les trois archipels, on la trouve dans I’cffroi qu'elle causa aux 
compagnons de Christophe Colomb, quand ils virent la marche de 
leurs caravelles retardée par ces fucus pressés les uns contre les 
autres. La surface de la mer de Sorganes est aussi considérable 
que celle de la vallée du Mississipi. Quand on songe 4 cette im- 
mense quantité de varechs perdus, on se demande pourquoi I’in- 
dustrie ne Vutiliserait pas? L’agriculture, le commerce des sa- 
vons, etc., se disputent la soude, qui devient rare et dont les prix 
augmentent. Dans ces conditions, ne pourrait-on pas armer des 
navires qui iraient aux Acores pécher les raisins des Tropiques et 
porteraient leur péche aux fabriques pour l’incinérer? I] y a certai- 
nement 1a une spéculation sérieuse a tenter. 

Les causes du stream, sans étre complétement connues, parais- 
sent résulter d’une différence de densité de )’Océan en ses diffé- 
rents points, et ne tiennent nullement 4 une différence d’élévation 
du sol, comme on l’avait d’abord avancé. Les eaux du golfe du 
Mexique sont plus salées et, partant, plus denses que les eaux envi- 
ronnantes; c’est cette différence de salure qui détermine la vitesse 
initiale du courant. On comprend, en cffet, que la densité variant 
avec la salure, l’écoulement doit se produire par suite de la loi 
d’équilibre des fluides de densité différente placés dans un méme 
vase. C'est cette variation de densités qui produit la dénivellation 
du courant lui-méme par rapport a l'eau avoisinante, et détermine 
sa forme couvexe. Quant a l’inflexion vers I’Est, sensible dés la 
sortie du canal de la Floride, elle est due au mouvement de rota- 
tion de la terre. Elle augmente 4 mcsure que le courant marche 
vers le Nord et que, par suite, cette vitesse de rotation diminue. 
Ainsi, 4 Terre-Neuve, le courant marche suivant la derniére im- 
pulsion regue, c’est-a-dire vers l'Est. Il continue dans cetle direc- 
tion, en prenant le plus court chemin, comme tous les corps sou- 
mis 4 une impulsion donnée et qui n’éprouvent pas d’obstacle. 
Sur le globe, cette plus courte distance est l’arc de grand cercle 
qui, ici, coincide précisément avec l’axe du courant. On a cru, 
pendant quelque temps, que les brumes de Terre-Neuve étaient 
une cause de déviation pour le stream, mais ces bancs sont un 





LES ACORES. 319 


effet et non pas une cause. C’est 4 ectte hauteur que le courant 
polaire améne au stream, qui les fond, ces énormes icebergs tout 
pétris de terres ct de pierres arrachées au sol polaire qui, en se 
déposant au fond de la mer, forment, par leur agglomération, ces 
bancs si connus des péchcurs de morues. Par cette latitude, la 
limite du courant varie avec la position du soleil sur sa trajec- 
toire, ct Maury compare ccs variations « 4 un immense fanion, 
doucement agité par la brise,, qui aurait unc de ses extrémités 
attachée entre la Caroline et le Bahama, tandis que l'autre extré- 
mité flotterait tantdt vers le Nord, tant6t vers le Sud. » Cette 
oscillation provient de ce que la température des eaux océaniques, 
en ne se modifiant pas également vite aux diverses saisons, il en 
résulterait, sans ce déplacement qui rétablit l’équilibre, une diffé- 
rence de niveau entre les deux bords du stream, ses eaux a lui 
ayant unc température autre. Celte température autre n’cst pas 
constante dans tout son parcours. Elle varie entre les licux ct 
dans un méme lieu avec les profondeurs. On la trouve, devant le 
cap Hatteras, de 47° 4 la surface, et, 4 900 métres de profondeur, 
elle n’a plus que 14°. Au maximum, elle ne dépasse jamais 30°, 
et est, en moyenne, de 27° a la surface. De ce que la température 
diminue avec la profondeur, on peut conclure qu’il arrive un mo- 
ment ou les eaux chaudes sont tsolées par un matelas d'eau froide 
de la crouite terrestre. « Admirable prévoyance, s’écrie Maury, car 
l'eau froide, conduisant mal la chaleur, le courant peut ainsi rem- 
plir sa mission divine, qui est de porter & la céle occidentale de 
l’Europe, qui en manque, la chaleur en excés sur les cétes du 
Mexique. C'est ainsi que le Labrador et la France, situés & peu 
prés sur la méme latitude, ont des températures bien différentes. 
L'un est un pays désolé par les glaces, et le climat de l’autre, 
méme dans Je Nord, reste tempéré. Le stream, par rapport a |’Eu- 
rope occidentale, représente un véritable calorifére & cau chaude. 
La zone torride est le fourneau de chauffe, le golfe du Mexique la 
chaudiére, le courant fait l’office de tuyaux conducteurs, et ]’es- 
pace compris entre Terre-Neuve et l'Europe remplace la chambre 
a air chaud; on y voit le courant s’y élargir comme de vrais 
tuyaux de conduite, afin de présenter plus de surface. De plus, les 
vents d’Quest, qui régnent dans ces parages, éparpillent la cha- 
leur de cet immense réservoir, et ce sont eux qui, en s’en impré- 
gnant, rendent si douce la température de I’Irlande et des cétes 
bretonnes. » En marchant dans le Nord, pendant 250 lieues, le 
stream ne perd que un degré de chaleur, de sorte qu’arrivé dans 
les latitudes élevées, «on le voit déborder par-dessus ses rives li- 
quides, recouvrir les eaux froides qui )’environnent sur une sur- 


320 LES ACORES. 


face de plusieurs milliers de lieues carrées et étendre ainsi sur 
l’Océan un véritable manteau de chaleur destiné 4 adoucir les ri- 
gueurs de I'hiver. Son allure est alors plus lente et sa chaleur plus 
grande, comme s'il comprenait sa mission. » 

C’est grace 4 ce mélange des eaux chaudes avec les eaux froides 
de ]’Atlantique que les poissons de ce bassin sont si supérieurs a 
ceux de la Méditerranée, et que les propriétés toniques de ses 
bains de mer sont si appréciécs. En se basant sur des probabilités 
trés-admissibles, Maury a calculé que la quantité de chaleur rayon- 
néc en un jour par le courant serait suffisante pour élever, de six 
degrés 4 une température d’été, toute la colonne d’air ayant pour base 
la France et l’Angleterre. Le stream ne se contente pas de donner 
la vie aux cétes d’Europe, il empéche aussi celles du Mexique d’étre 
inhabitables. Si la quantité de chaleur accumulée dans le golfe 
n’était enlevée par lui, elle serait capable de porter de six degrés 
au point de fusion des montagnes de fer et d’en faire en un jour un 
fleuve de feu plus considérable que le Mississipi. « En présence 
de pareils résultats, dit Maury, 4 qui il faut toujours en revenir, 
"esprit humain reste confondu, et admiration qu’inspire le spec- 
tacle de ces merveilles reporte involontairement la pensée vers la 
Puissance qui, en les créant, a laissé, selon le langage de I’Ecri- 
ture, la trace de ses pas sur la surface des eaux. » Effet irrésis- 
tible des grands spectacles de la nature; homme qui souléve un 
coin du voile et qui sent son incapacité de tout connaitre, fut-il 
athée, est forcé de s’incliner et de se taire. 

Les bourrasques qui soufflent avec tant de violence & l’entrée 
du golfe du Mexique, en troublant les eaux jusque dans leurs der- _ 
niéres profondeurs, contribuent 4 les mélanger a celles du stream. 
On aura une idée de ce que peut la mer poussée par le vent, par 
ce simple fait que l’on vit, en 1780 : des rochers arrachés de leur 
base par 15 métres d’cau et roulés 4 la cote. En méme temps, la 
pression de l’air sur la mer était asscz considérable pour la faire 
monter de 9 métres, et un navire qui avait mouillé pendant la tem- 
péte fut ésonné, lorsque l'eau eut repris son niveau, de voir son 
ancre accrochée aux arbres d'une forét. 

Nous avons vu les bienfaits du stream, mais il y a un revers a 
la médaille. Les brumes, si dangereuses et si fréquentes dans la 
Manche et aux bancs de Terre-Ncuve, sont dues a la difference de 
température des caux du courant ct de celles parmi lesquelles il 
Se trouve. Cest lui aussi qui, en surchauffant la couche d’air voi- 
sine de sa surface, améne les ouragans les plus violents de |’Atlan- 
que, connus sous le nom de cyclones. Ces coups de vent, qui 
tournent comme des turbines, suivent une partie de son cours, 


LES ACORES. 32 


et il n’est personne qui n’ett entendu parler de leurs terribles 
efets sur leur passage. Animaux, végétaux, minéraux, ils ramas- 
sent tout, et ces débris, confondus dans ]’immense trombe, ren- 
versent ce qui résiste encore, devenant ainsi les complices de la 
temptte. En mer, le cyclone est peut-étre encore plus atroce. 
Quand le marin le devine, il est souvent trop tard pour s’arracher 
a ses replis tournants. I] attire le navire comme une roue d’engre- 
nage, aussi impitoyable dans sa course que le mouvement, et 
bientat il l’enveloppe tout entier. A chaque tour de la machine, le 
centre se rapproche. A peine y est-on entré, que le vent cesse 
comme par enchantement, mais la mer, fouetiée. dans tous les 
sens, et comme déchainée, menace 4 chaque instant de vous en- 
gloutir. Pour atteindre 4 ce centre fatal, il a fallu traverser la 
premitre partie de l’ouragan, pendant laquelle des nuages bas et 
gris yous cachaient le ciel. Tout 4 coup, en méme temps que le 
vent cesse, les nuages s’entrouvrent et vous montrent au zénith 
un ciel bleu. Amére dérision! L’effrayante machine avance tou- 
jours et. en quelques minutes, elle vous a ressaisi. Quels instants 
que ceux qui suivent la premiére bourrasque et qui en précédent 
une seconde! Au milieu de ce cri gigantesque de Ja tempéte sif- 
flant dans les agrés des navires, il y a un bruit plus sinistre en- 
core; c’est celui du stream battu par le vent en sens contraire de 
sa direction. On dirait la grande voix de la nature qui souffre et 
demande grace, el ce cri fait trembler les plus braves. Ils sont 
rares ceux qui ont échappé a la mort aprés avoir traversé le cen- 
tre dun cyclone, et plus rares encore ccux qui en reviennent 
avec toute leur raison. J’ai connu un officier qui disait que s’1J 
. avait 4 passer une seconde fois par de pareilles épreuves, il pré- 
férerait la mort. Heurcusement que les cyclones ne se rencontrent 
pas tous les jours et surtout avec la méme violence. Si cela était, 
il n'y aurait plus de navigation possible, car parfois ces météores, 
dans leur course affolée, atteignent des centaines de navires. Tous 
he périssent pas, mais bon nombre de ceux qui échappent a la tem- 
pee sombrent en pleine mer faute de pouvoir atteindre a temps un 
port de refuge. 
Franklin, le premier, en 1770, trouva qu’a l’aide du grand cou- * 
rant d'eau chaude voisin des cétes des Etats-Unis, on pourrait abré- 
ger les traversées de )’Atlantique; mais cette découverte demeura 
ecréie jusqu’a la fin de la guerre de I’Indépendance, afin que les 
ais ne pussent pas en profiter. Jusqu’alors, le stream était peu 
connu, au moins comme courant. On savait qu’en approchant de la 
cdte on traversait une bande d’eau chaude; mais on ne lui soup- 
connait pas un mouvement propre. Le seul ussge du stream a cetfe 


322 LES ACORES. 


époque était de servir aux batiments comme point de repére pour 
connaitre leur position approchée, et aussi comme point de rela- 
che. Bien des fois, en effet, il en est venu, fatigués par le froid ou le 
vent coniraire, chercher dans ses eaux un peu de chaleur qui rani- 
mat leurs équipages. Grace a Maury, qui a tracé le stream sur la 
carte comme on y trouve le cours d’une riviére, les traversées des 
navires 4 voiles entre l'Europe et les Etats-Unis sont réduites de plus 
de soixante jours 4 moins de trente. 

« Dans I’Océan, comme sur terre, dit Maury, dont j’aime 4 citer 
le langage imagé et religieux, tous les étres vivants sont soumis a 
‘influence des. climats. Envisagée 4 ce point de vue, la mer doit 
avoir certaines fonctions spéciales, comme les courants. L’étude de 
ces phénoménes révéle a chaque pas de nouvelles merveilles. On 
ne tarde pas 4 voir dans celte masse liquide, qui semble inanimée 
au premier abord, un vérilable monde, se mouvant et obéissant a 
des lois déterininées. Plus on avance, plus l’impression de cette 
harmonic devient saisissante. On comprend alors que cet ordre par- 
fait ne peut étre l’effet du hasard, et qu’une Intelligence supréme a 
du présider A celte prodigieuse mise en scéne..... C’est ainsi que le 
chercheur voit dans le stream autre chose qu’un immense courant 
d’eau chaude : il y voit une des preuves de cette ceuvre admirable 
qui a adapté le ciel a la terre, et y reconnait l'un des plus puissants 
agents météorologiques de notre globe. » 

Les Acores doivent la plus grande partie de leur climat enchan- 
teur au stream. Ce courant met vingt-huit jours 4 décrire l’are de 
cercle qui le raméne de Terre-Neuve jusqu’aux abords de Florés 
et de Corvo. Ces deux iles sont plus particuliérement exposées a 
ses effets bons ou mauvais, et les cyclones viennent lécher leurs 
cotes avant de se perdre dans le sud. Prés de la, on trouve des 
millions de ces zoophytes nommés méduses, qui arrivent du golfe 
du Mexique, ef qui sont destinées 4 la nourriture de la baleine. Par 
un singulier jeu de la Providence, c’est le stream, dont ces animaux 
fuient avec soin les eaux, qui leur sert de pourvoyeur. Corvo est sé- 
parée de Florés par un canal de 4 kilométres ow l'on n'a pas 
trouvé Ie fond partout. Elle doit son nom aux corbeaux qui dispu- 
‘térent le terrain aux premiers colons. Il fallut, pour les chasser, 
leur faire une guerre en régle. Corvo est la plus petite des Agores. 
Elle a quelques lieues de long sur trois ou quatre de large, et scule- 
ment un millicr d’habitants. La plus grande curiosité de l’ile, ce 
sont des pierres 4 forme trongonique, nommées fulgurites, que l’on 
y rencontre fréquemment. La foudre, en tombant dans le sable, le 
vitrifie, et l’on trouve dans les pierres le trou laissé par l’étincelle 
électrique. C’est 4 Corvo, suivant la tradition rapportée parle P. Cor- 





LES ACORES. 593 


deiro, qu'’était Juché le cheval légendaire, plongeant les picds dans 
la mer et portant sur le dos un cavalier ékégamment vétu, monftrant 
du doigt l’Occident. Un rocher escarpé qui, avec un peu de bonne 
volonté, a la forme décrite plus haut, est la base de cette tradition. 
De pareils faits ne sont pas rares. Au Brésil, prés de Rio de Janeiro, 
il existe une montagne, le Corcovado, dont quelques sommets re- 
préesentent le profil si connu de Ja maison de Bourbon. C'est un bon 
presage pour le futur héritier de l’empire. A Taiti, une autre mon- 
tagne, le Diadéme, montre la parfaite représentation d’une cou- 
rome royale. On dit que cette apparence tend a disparaitre. Serait- 
ce un signe des temps? 

L'imagination brillante de Chateaubriand dut étre frappée. lors de 
son passage aux Acores, de la légende du Cavalier de pierre. Dans les 
Natchez, Chactas aborde 4 Corvo, et le grand écrivain lui préte les 
sentiments qui l’agitaient quand 11 connut la tradition. Les voici, 
lels qu'il les a mis dans la bouche de I'Indien: « J’approche de ce 
monument extraordinaire. Sur sa base, baignée de V’écume des 
lots, étaient gravés des caractéres inconnus. La mousse et le salpé- 
tre des mers rongeaient la surface du bronze antique; lalcyon, 
perché sur le casque du colosse, y jetait par intervalle des notes 
langourenses; des coquillages se collaient aux crins et aux flancs 
d'airain du coursier, et lorsqu’on approchait loreille des naseaux 
ouverts, on croyait ouir des rumeurs confuses. » 

Les Acores, placées, comme elles le sont, presque 4 égale dis- 
lance de trois continents et au point de jonction des routes inva- 
riables tracées au commerce des deux mondes, ressemblent 4 une 
oasis au milieu du désert. C'est l’hdtellerie placée au carrefour 
d’une foret, ou le voyageur s’arréte pour se refaire. Le canal de Suez 
a peut-dire un peu diminué le nombre des batiments qui venaient 
la reconnaitre; mais les Acores trouveront une large compensa- 
lion dans l’ouverture projetée du canal de Panama. En ce moment, 
"Angleterre seule emploie dans son commerce transatlantique plus 
de 6,000 navires, jaugeant 4,000,000 de tonneaux, et la statistique 
prouve qu’environ 2 pour 400 d’entre eux ont a souffrir de graves 
avaries dans un rayon de deux cents lieues autour de |’archipel. 
Jusqu’ici, ces navires ne trouvaient aux Agores que peu des res- 
sources dont ils avaient besoin. La création de l’arsenal de Ponte- 
Delgado comble cette lacune, et il n’est pas douteux, dés lors, que . 
heureuse position des fles ne produise tout son effet. En méme 
temps que le port s'achéve, on travaille & la pose d’un cable entre 
San-Miguel et l'Europe, bienfait nouveau qui sera unc attraction de 
plus pour le commerce maritime. . 

Tonjours grace a ‘eur situation exceptionnelle, les Agores seraient 


304 | LES ACORES. 


le centre tout naturel de grandes compagnies de péche. Il y a long- 
temps qu’on I’a dit: la péche est agriculture de la mer, et les 
eaux avoisinant les Acores ne demandent qu’a se laisser cultiver 
pour produire au centuple. La baleine y est assez rare aujourd'hui, 
bien qu’on I’y rencontre; mais il s’y trouve des bande’ innombra- 
bles de marsouins, de thons, une grande quantité de tortues ct 
d'autres poissons. On pourrait, 4 volonté, faire chauffer les uns, 
pour en extraire l’huile, et faire sécher les autres pour l’alimenta- 
tion. Si enfin on exploitait la mer des Sorganes, les Agores seraient 
encore désignées pour y établir les fourneaux d’incinération. En 
laissant de cété le commerce et l'industrie, n'y a-t-il pas une trou- 
vaille d’avenir dans les eaux thermales de San-Miguel? A présent 
que les voyages sont faciles, pourquoi les malheureux qui viennent 
demander 4 toutes les sources des montagnes le soulagement de 
leurs maux, n’essayeraicnt-ils pas de celle de Furnas? Une saison 
dans cette vallée, voila de quoi exciter la curiosité, surtout si la 
mode s’en mélait. L’espoir de voir un tremblement de terre ou un 
cyclone n’est-il pas fait pour tenter ces imaginations ardentes qui. 
ne demandent 4 |’existence que des émotions? Cela est d’autant 
plus attrayant, que l’on peut espérer voir ce spectacle grandiose 
comme du fond d’une loge, le feu souterrain se faisant sentir tantét 
dans un endroit, tantét dans un autre. 

En voyant les Acores, j’ai été une fois de plus convaincu que la 
prospérilé commerciale d’une colonie ne peut s‘établir que par la 
liberté. Si l’on ne fait pas des villes de |’archipel des ports francs, 
le commerce, si disposé 4 y venir, s’en éloignera. En méme temps 
que la richesse publique, la prospérité diminuera, et, comme lors 
de l’apparition de l’oidium et de la décroissance de la péche 4 la ba- 
lejne, on verra un grand nombre d’immigrants aller demander au 
Brésil et & la Californie de quoi vivre. Aujourd’hui encore, ils ont 
conservé ces habitudes d’exil prises il y a quelques années; et si 
beaucoup, comme nos Basques, reviennent aprés avoir réuni un 
petit pécule, il en est d'autres qui restent 1a ot lé sort les a plan- 
tés. Parmi ces derniers, on voit dans l’archipel bon nombre de jeu- 
hes gens qui attendent que la prescription les place hors de I’at- 
teinte du recrutement. Par une aversion incompréhensible, le Por- 
tugais des Acores préfére tout 4 l'état militaire, et il n’est rien qu'il 
ne fasse pour y échapper. 

J’étais aux Agores en juin 1874, prét 4 lever l’ancre pour re- 
tourner en France. A ce moment, un paquebot nous apporta des 
journaux de Lisbonne annongant, aux derniéres nouvelles, sous 
toutes réserves, il est vrai, des troubles graves 4 Paris, et cela sans 
plus de détails. Nous parttmes sous cette impression. Contrariés 


LES ACORES. 59% 


par les vents, 11 fallut rester en mer plus d’un mois. C’est l’ennui 
des voyages & ces époques. Souvent appuyé sur le gaillard d’ar- 
riére, jenviais le sort de las vague, dont l’ondulation allait en 
quelques heures se perdre aux rives de la patrie. Si seulement, 
en déferlant au rivage, elle avait pu rouler avec elle quelques-unes 
de mes pensécs! Mais non, la science n’a pas encore trouvé le moyen 
d'utiliser ce pigeon voyageur d’un nouveau genre, et il fallut, pen- 
dant un long mois, ronger le frein de mon impatience. Enfin, un 
soir, la vigie annonce un point lumineux a Vhorizon. Soudain le 
ceeur bat, car le phare grandit, et l'on a reconnu le phare d’Qucs- 
sant: c'est la France qui approche! Ceux-la seuls qui ont res- 
. senti de pareilles émotions savent la joie que cause un few, long- 
temps espéré, qui tout 4 coup sort des flots. Cette lumic¢re trem- 
blotante ot le regard peut enfin se reposer au milieu du vaguc de 
l'horzzon, c’est la patrie retrouvée! Que s’est-il passé, pendant l’ab- 
sence, sur cette terre qui porte vos affections et vos espérances? La 
République, l’Empire, la Monarchie, la guerre civile et ¢trangére, 
de phare me parlait de tout cela. J’avais dans l’oreille une sorte de 
bourdonnement accompagné d’un tintement de glas funébre, d’une 
odeur de sang et de poudre; je voyais en réve l’incendie des lieux 
aimés allumé par les passions des partis. Enfin on signale une 
barque devant, et le navire est trop lent au gré de mes désirs. C’é- 
tait le pilote. « Eh bien! pilote, lui dis-je avec anxiété, dés qu’il fut 
4 bord, voila trois mois que nous sommes dehors : quclles sont les 
nouvelles? — Oh! mon Dieu! monsieur, pas grand’chose; la péche, 
cette année, ne va pas trop mal. » Voila la réponse de cet homme, 
électeur et éligible! Pour ces gens-la, le 4 Septembre ou le 24 Mai 
se résument dans la hausse ou la baisse sur le maquereau ! 


Outvise pe CEIvMaR. 


1D 
2 


2 Jour 1875. 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS' 





XIV 


LA FILLE DE TATIANA. 


Deux mois s’étaient écoulés depuis les événements que nous avons, 
racontés. La maison Lanine était plongée dans la tristesse. Le 
nabab n’était pas revenu, et n’avait fait parvenir aucune nou- 
velle rassurante. Wladimir était en prison, au secret. Trois jours 
aprés son arrestation, Akouline Ivanowa relachée, n’avait fait que 
confirmer les craintes de Tatiana. Elle avait subi un interroga- 
toire minutieux, et elle convenait, avec des larmes, que ses ré- 
ponses ne pouvaient avoir aucune influence favorable sur la des- 
tinée du comte, car elle ne savait absolument rien. La mort subite 
de Vadine Gromoff était un fait indiscutable. Elle n’avait pas 
osé formuler les soupgons, sans preuves, qui avaient envahi son 
4me. Le procureur impérial |’avait questionnée sur les habitudes, 
le genre de vie, la fortune de ses maitres: elle avait répondu la 
vérité, protesté de l’innocence de Wladimir; mais elle n’avait pu 
donner aucunc indication. On l’avait relachée, en l’avertissant 
qu’elle était sous le coup d’un proces pour insultes 4 la justice. 

— Le procureur, dit-elle 4 Tatiana, est un ennemi acharné. 

Tatiana, 4 ces mots, avait eu un triste sourire, et, sans répon- 
dre, elle avait embrassé sa fille, en tui demandant brusquement : 

— Vous sentez-vous toujours le courage de vous sacrifier pour 
votre pére, Alexandra? 

La jeune fille l’avait regardée longuement, et avait répondu : 

— Je vous ai dit déja, maman, que j’étais préte; mais Je ne vous 
comprends pas. 


‘ Voir le Correspondant des 25 mai, 10 et 25 juin, 10 juillet 1875. 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 327 


Tatiana, si maitresse d’elle cependant, s’était enfuie pour dissi- 
muler un sanglot qui montait 4 sa gorge. Akoulina Ivanowa et 
Alaandra s’étaient regardées avec étonnement. 

— Qu’a donc ma mére, avait demandé mademoiselle Lanine, et 
qu signifient ces réticences? 

dkoulina Ivanowa, sans répendre, sans savoir pourquoi, avait 


éclaté en sanglots. 


Cependant les jours suecédaient aux jours, sans amener la moin- 
dre modification dans l'état d’attente des. habitants de l’hétel La- 
nine. La méme incertitude anxieuse pesait sur la maison. Le corps 
de Yadime, aprés une autopsie indispensable pour constater I’em- 
poisonnement, avait été enlevé. Peu 4 peu, le bruit d’un crime 
célebre s’était. répandu dans Saimt-Pétersbourg, et Ies journaux . 
racontaient Vhistoire chacun selon ses impressions; mais fous 
désignaient le coupable par les initiales: C L..... Tatiana, en 
lisant un journal, vit ses initiales; et, en se souvenant de ces 
‘mémes lettres s’étalant jadis sur le portefeuille de Schelm, elle | 
compara sa situation du moment aux jours de malheurs oubhés. 
Comme jadis, elle se voyait détaissée, abandonnée, méprisée méme, 
par ses amis et ses parents. La porte de l’hétef, quinaguére tournait 
sur ses gonds 2 tout moment pour introdutre des nombreux cour- 
tisans, restait tout le jour immobile. Les hommes, si empressés a 
prévemr ses moindres désirs, la saluatent maintenant avee une 
nonchatance dédaigneuse et malveillante. La situation d'un accusé 
est la méme sous tous les régimes, ct les Tots qui ont nivelé les 
castes sont restées muettes sur le chapitre de Fa commisération. 
On se détournait de la femme du criminel de droit commun comme 
on s'élait détourné jadis de la femme du crimine? d’Etat. L’accusé 
esten proie au dédain avart que sa eulpabilité en sort prouvée. Fathana 
songeait a tout cela, et devenait de plus en plus triste. Les conditions 
dela vie avaient été medifiées, les années avaient passé sur les tradi- 
lions de l’antiqnité, mais les hommes étaient toujours les mémes : 
laches, intévessés et incrédules au bien. Alors il vint wun moment 
ou cllecompara ceux qu’elle voyait tous les jours 4 cet ami qu’elle 
Davait coanu que dans. les moments de lutte, 4 cet orgueilleux dé- 
classé dans la vie. duquel chaque minute. était un combat, et cette 
Comparaison lui suggéra des pensées qu'elle voulut éloigner, sans y 
parvenir. Elle avait comparé Muller 4 Wladimir, l'homme bon, 
doux, bienveillant, qui n’avait jamais déwié de la ligne de conduite 
tracée par les lois sociales, & l’étre énergique, opinidtre, cruel ct 
ambitieux qui s’était toujours. révelté contre les exigences mesqu!- 
Nesde Ia vie, et elle avait constaté avec terreur que la comparaison 


328 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


n’était pas al’avantage de son mari; que son imagination, en s’exal- 
tant, admirait le révolté et dédaignait le sujet soumis. Elle fut épou- 
vantée, en constatant que sa pensée, pendant une seconde, s’était 
détournée de ceux qui acceptent les devoirs tracés par la législation 
des hommes, pour s’arréter 4 ceux qui les méprisent. Alors, fré- 
missante, haletante, elle décida qu’elle ne resterait plus seule avec 
ses souvenirs; qu'elle n’attendrait plus le résultat des démarches de 
l’homme en qui elle avait mis sa confiance, mais que, pour chatier 
son dme de cette pensée criminelle, elle la tiendrait dans une acli- 
vité forcée, et elle résolut de faire auprés de ses anciens amis des 
démarches qu’elle savait devoir étre infructucuses et humiliantes, 
mais qui la reléveraient 4 ses propres yeux. Elle se décida & aller 
partout proclamer l’innocence de son mari, 4 subir les mécomptes, 
mais a porter, pendant le temps de l’instruction, la téte haute, a 
refouler dans son 4me les incertitudes et les doutes, et 4 montrer 
aux indifférents cette assurance hautaine qui prédispose l’opinion 
publique en faveur des audacieux. 

Mais probablement une autre cause de tristesse assombrissait ses 
traits, car, en se regardant dans une glace, elle vit combien il lui 
serait difficile de simuler une assurance qu'elle n’avait pas. 

— La vie de mon mari est une suite de malheurs immérités, se 
dit-elle; et cependant Dieu, en le créant, le fit riche et puissant. 
Les hommes sont des bétes fauves. Ils s’attaquent & ceux quils 
savent inoffensifs; ils insultent les timides ct persécutent les bons! 
J’ai sacrifié ma jeunesse 4 Wladimir; maintenant je serai peut-dtre 
obligée de lui sacrifier ma fille. Il ne sait pas se défendre lui-mémce. 
La trop grande bonté est un vice. Si Muller était le pére d’Alexan- 
dra il n’en serait pas ainsi. 

Alors, frissonnant & cette pensée, elle se précipita dans I'anti- 
chambre en criant : 

— Ma voiture! Pourquoi ne m’avertit-on pas qu’elle est préte? 

Décidée a affronter tout, 4 donner, par sa contenance, le change 
4 Popinion publique sur les angoisses de son Ame, elle sortit de 
Vhétel. 

— Cette fois encore je sauverai Wladimir! le faire... Il faut pour 
cela refouler la souffrance jusqu’a l'heure du sacrifice. 

Elfe alla chez ceux qu’elle fréquentait auparavant. On n’osa pas 
la consigner. Elle passa partout, le front haut, le regard superbe, 
sans paraitre faire attention aux murmures qu’excita sa présence 
et 4 la froideur de l’accueil. 

Ceci dura plusicurs jours, et, dans les salons de Saint-Pétersbourg, 
c’était le sujet de toutes les conversations. 


FONCTIONNATRES ET DOYARDS. 329 


— La comtesse Lanine est persuadée de l’innocence de son mari, 
disait l'un. 

— Cependant, répliquait l'autre, l’empereur |’a abandonné 4 la 
justice réguliére. 

— Les débats seront intéressants, ajoutait un troisiéme. 

Ces bruits arrivérent 4 l’oreille de Tatiana. Elie sourit tristement. 

— Qui, je suis sire de le sauver, mais a quel prix? 

Un jour qu’elle rentrait chez elle pale comme la mort, tremblante 
et exténuée, elle s’écria, en se jetant sur son lit: 

— Mon Dieu ! ce calice ne peut-il étre éloigné de moi! N’ai-je done 
plus que cette espérance? 

Et elle murmura, comme honteuse de sa pensée: 

— Muller ne vient pas! se pourrait-il qu’il m’eut oubliée? 


Pendant que Tatiana visitait tout Saint-Pétersbourg, le sourire 
aux lévres, mais la mort dans l’4me, Alexandra Lanine restait seule 
a Vhotel, et ne voyait sa mére qu’aux heures des repas. Alors 
assurance factice qui accompagnait la comtesse dans le monde 
labandonnait, elle se jetait, sanglolante, abattue, dans les bras 
de sa fille, et les deux femmes pleuraient amérement. 

La souffrance, la contrainte dans lesquelles elle vivait avaient 
amené des rides profondes sur le front de Tatiana; sa fille étudiait 
cette douleur profonde, condensée, terrible. Elle ne questionnait 
pas la comtesse; elle ne l’osait pas, sa contenance |’épouvantait. 
Ne sachant pas la raison de ses continuelles absences, elle crut 
que Tatiana faisait des démarches qui ne réussissaient pas. 

Et quand, le lendemain, seule dans |’immense hotel, elle son- 
geait au procés, les pensées les plus tumultueusces se pressaient dans 
son jeune cerveau. Peu a peu, la solitude, la jeunesse, !’inexpérience, 
lui firent faire le raisonnement suivant : 

— Certainement ma mérc est une femme supéricure ; mais peut- 
tire se trompe-t-elle et ses démarches sont-elles mal dirigées? Car 
enfin mon pére ne peut étre coupable! | 

Elle se souvint des histoires dont avait été bercée son enfance et de 
'épopée sibérienne tant de fois racontée par Akoulina Ivanowa. 

— Ma mére a sauvé mon pére: pourquoi ne le sauverais-je pas? 
mol aussi ! 

Une nuit, elle fut saisie d’une sorte de pressentiment mystérieux. 

e se dit que peut-étre elle trouverait une solution, et dans ses 
longues heures de solitude elle se mit 4 la chercher. 

_ Uhistoire de sa mére, dont le dévouement avait servi de légende 
a son enfance, lui revint 4 l’esprit. 


350 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Ma mére parle de sacrifice, mais elle ne me dit pas ce qu'elle 
attend de moi. Pourquoi n’en prendrai-je pas P initiative? 

Et comme elle voyait Tatiana tous les jours plus triste et plus 
découragée, son jeune cerveau travaillait plus ardemment pendant 
les longues nuits sans sommeil, et toujours a4 son esprit se présen- 
tait une espérance folle de contribuer spontanément, individuelle- 
ment, au salut de son pére. L’exemple de sa mére, stimulait son 
énergie; et, imprudente dans son exaltation, elle résolut de cacher 
ses impressions et ses résolutions 4 la comtesse. Tatiana, abattue 
par la douleur, & laquelle elle se laissait aller sans réserve en pré- 
sence de sa fille, ne remarquait rien de ce qui se passait dans l’4me 
de celle-ci. : 

Le deuxiéme mois de l’arrestation de Wladimir la fermentation 
de l’esprit de la jeune fille arriva 4 son comble. 

C’était le soir, Tatiana était sortie aprés diner pour assister 4 une 
réception officielle. Cherchant 4 dissimuler sa pAleur, elle s'était fait 
mettre du rouge, elle qui détestait le fard; et, aprés avoir essuyé une 
larme, elle était partie 4 huit heures du soir, laissant sa fille seule 
dans I’hétel. Ce jour-1a, la grande salle, aux lourdes tentures, parut 
plus sombre encore 4 Alexandra, et son isolement lui devint insup- 
portable. 

— Si je prouvais cependant que je puis agir, moi aussi, dit-elle? 

La solitude fut cause que toutes les pensées, si longtemps éloi- 
gnées de son cerveau, y revinrent en foule. Avant de quitter le sa- 
lon, Tatiana, qui se sentait la gorge séche, s’était fait apporter un 
verre d'eau sucrée. Ce verre était resté sur la table; le regard d’A- 
lexandra s’y arréta par hasard et elle tressaillit de tout son corps. 

— Dakouss! cria-t-elle. Nous avons oublié le médecin; je l’ai vu 
appréter le brenvage. 

Elie comprima son front dans ses mains. 

— Ce ne peut étre un scélérat. Il est fat et ridicule, mais criminel, 
non! C'est quelque erreur. La est Ia solution. 

Et alors de jalon en jalon, sa mémoire récapitula tous les faits 
des derniers jours: la déclaration du médecin, sa contenance en 
présence de son pére. 

— Non, ce n’est pas un empoisonneur! Une maladresse, peut- 
étre. Si je m’adressais 4 lui!!! fl a dit qu’il m’aimait, si je faisais 
parattre devant ses yeux un avenir qu'il n’ose réver. 

Elle se souvint parfaitement que Dakouss fui avait dit qu’il allait 
demeurer au phalanstére de !’Asiatique. Ce mot de phalanstére s’é- 
tait incrusté dans son esprit. Elle se frappa le front. 

— 8i j’allais chez cet homme, si je le suppliais, si je lui propo- 
sais ma main, pour prix du salut de mon pére. Ml doit savoir quel- 


FONCTIONNAIRGS ET BOYARDS. 351 


que chose; mais il a peur. fl m’en veut peut-¢tre de mon rire. Eh 
bien! je m’en excuserai. Je l'épouserai, méme s’il le faut! Et si 
aprés... ce sacrifice me paraft trep douloureux, j’entrerai au cou- 
vet, aprés avorr enrichi Dakouss. 

— Est-ce un sacrifice cela? demanda-t-elle 4 un mterlocuteur 
invisible? Et alors, tout a coup, 's‘exalfant, elle se mit 4 marcher 
de long en large. 

— Qui, cette démarche serait décisive, se dit-elle; mais que dirait 
ma mere? Elle m’approuverait. Ah! si elle pouvait revenir, je me 
Jetterais 4 ses pieds, je la supplierais... 

Tout 4 coup ele se redressa, l’impatience montait comme un flot 
et envahissait tout ‘son étre. Elle avait la soif du sacrifice. 

—— Ge verre, ‘c’est la solution; le médecin doit tout savoir; quel- 
que chose me dit qu’rl m’ attend. 

Elie s'élanca vers la porte; son exaltation était arrivée 4 son 
oomble : elle crut avoir trouvé l’idée cherchée depuis si longtemps, 
et elle était en proie 4 ta fiévre de l’exécution. 

— Non! cria-t-efle, je ne puis attendre, et puis, qui sait? ma 
mére me le défendrait peut-ttre... 

Elie saisit un couteau-poignard qui servait de couteau & papier, 
et le mit dans son corsage. 

—Je me défendrai avec cela dans les rues; au phalanstére, 
a-f-1 Git, tout Ie monde vit en commun. La encore, je n’ai rien a 
craindre. 

Elle jeta une mantille sur ses épaules, ouvrit la porte du salon, 
traversa l'antichambre au milieu des domestiques stupéfaits et 
descendit dams la rue. 


X¥ 


LESCAPADE DE SCHELM. 


Or, le maéme jour, le 20 mars 4866, il n’était bruit, dans le quar- 
tier des italiens, que d’une promenade entreprise par le baron de 
Scheimberg, dont les voisins n’avaient jamais, depuis quinze ans, 
apercu les traits. Le 4“ mars, an demestique étart entré chez !’é- 
béniste, dont la boutique se trowvait en face de Phdtel, et lui ‘avait 
commandé ume chaise destinée 4 transperter un paralytique, faite 
de telle sorte qu'elle put s’adapter aux cowssins d’une caléche-trai- 
neau. Le domestique avait ajouté que l’en ne regarderait pas au 
prix, mais qa’il fallait absolument que te meuble fat prét dans la 
Semaine, car le baron de Schelmberg désirait sortir en voiture et 


502 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


profiter du soleil qui, depuis quelques jours brillait sur Saint-Pé- 
tcrsbourg dans toute sa clarté. 

_ L’ébéniste exécuta la commande, et, aprés avoir livré la chaise 
et avoir été payé, il raconta partout que le mystérieux paralytique 
allait apparaitre aux regards du public. : 

La stupéfaction se changea bientdt en curiosité, et, depuis trois 
jours, aux abords de )’hétel de Schelmberg, un groupe de curicux 
stationnait cn permanence. 

Mais, pendant ces trois jours, rien ne satisfit la curiosité des ba- 
dauds, et rien ne bougea 4 Vhotel. _ 

Cependant l’ébéniste avait dit la vérité. A l’étonnement indescrip- 
tible de la baronne, Schelm lui avait annoncé, quelques temps aprés 
l’arrestation de Wladimir, qu’il se sentait beaucoup mieux; qu'il 
voulait sortir un soir et voir encore une fois les hommes. La ba- 
ronne d‘abord n’en avait pas cru ses oreilles; mais Schelm lui avait 
signifié ses volontés, tout en lui expliquant cependant, qu’aprés 
avoir consulté les médecins, il avait fait constater qu’il était trans- 
portable. En effet, les médecins avaient dit qu’il n’y avait pour le 
paralytique aucun danger de respirer un peu l’air extérieur. Quant 
4 la difficulté de la transportation, elle pouvait étre éludée grace au 
perfectionnement de la mécanique.* Il fallait une chaise se plant 
a ‘volonté et pouvant entrer dans une caléche. Schelm avait d’abord 
hésité. Il ne se séparait pas volontiers de son fauteuil a surprises, 
dans lequcl il se sentait invulnérable; mais son hésitation dura 
peu, et, sur les indications d’un mécanicien célébre, il commanda 
sa chaise. , 

Donc, le 10 mars 1866, 4 cing heures du soir, le groupe de cu- 
rieux, qui stationnait depuis quelque temps devant la porte de 
hotel, était plus compacte que d’ordinaire, car on venait d’aper- 
cevoir une voiture dans la cour et quatre domestiques sur le perron. 
Le baron allait apparaitre. 

En effet, c’était le jour marqué par Schelm pour sa premiére 
sortic. Le matin déja, il avait averti sa femme qu’elle ne l’accom- 
pagnerait pas, et, avec sa brusquerie habituelle, i! lui avait dit : 

— Cette promenade est une véritable féte pour moi; je respirerai 
un peu d’air frais, et je ne vous sentirai pas, pendant plusieurs 
heures, 4 cdté de moi. Darine m’accompagnera. [1 m’a amené un 
homme qui a déja été au service d’un paralytique. Je n’ai besoin de 
personne. Que l'on me transporte et qu’on attende mon retour. 
Comme je ne quitterai pas ma voiture, je ne veux pas gater mon 
‘plaisir par votre présence. 

Malgré les supplications de la baronne, Schelm fut inflexible. A 
cing heures et demie, la porte de l’hétel fut ouverte a deux battants, 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 305 


etSchelm, étendu dans sa nouvelle chaise-voiture, apparut sur le 
perron, suivl par ses domestiques; puis on démonta les roues du 
fauteuil que l’on mit dans la Seite, et l’on hissa le paralytique 
dans la caléche. 

Le soletl couchant revétait de teintes roses les murs blancs de 
l'hotel. Schelm ferma d’abord son ceil rouge & la lumiére du jour, 
qui parut lui produire une impression désagréable. Puis, s’ha- 
bituant peu a peu, il regarda autour de lui et sembla ressentir un 
bien-étre réel en aspirant l’air a pleins poumons. Darine s’assit 4 
ses cétés, le domestique, nihiliste déguisé, monta sur le siége, et 
la voiture s’ébranla. 

— Dieu! qu’il est laid, dirent les comméres en regardant de-tous 
curs yeux cet homme qu'on n’avait pas vu depuis quinze ans. . 

La voiture s’engagea dans la perspective de Newsky. Schelm si- 
lencieux plongeait son ceil avide dans la foule des promeneurs, 
et était tout entier 4 ce bonheur de ’homme qui revoit le soleil 
aprés une longue nuit. 

— Cest bon lair, dit-il, états-je béte de vivre enfermé! 

Il saisit tout & coup la main de Darine. 

— Savez-yous que je suis presque heureux, murmura-t-il. 

Puis se penchant en dehors, il dit : 

— Tiens! voila le magasin anglais, les arcades dela Millionnaya, 
lAmirauté!... 

ii riait comme un enfant. Darine constatait avec étonnement cette 

satisfaction naive. ® 

Tout 4 coup, Schelm s’interrompant : 

— Assez ! parlons de nos affaires, dit-il. 

Te sourire disparut de ses lévres, et il ajouta : 

— Je me suis confié 4 vous. Depuis de longues années, c’est la 
premiére fois que je quitte mon cabinet... Mon infirmité me fait fa- 
talement l’esclave de ceux qui m’accompagnent. II est vrai que la 
curiosité publique est ma sauvegarde. 

Darine écoutait, en souriant, car les défiances du paralytique 
Pamusaient, comme |’ayait amusé son enthousiasme enfantin, a 
Vaspect des rues qu’il n’avait pas apercu depuis tant d’années. 

— Vous étes le chef respecté..., répondit-il. 

— Hum! hum! répliqua Schelm, je ne suis pas le chef, vous le 
savez bien. Ce nabab m’intrigue.... Pourquoi un Indien est-il a 
notre téte... Vous l’avez vu Darine? Quel homme est-ce? J’ai entendu 
parler de Iui. Ma fille a été & son bal. Ce ne doit pas étre un homme 
ordinaire. Pourquoi est-il venu dépenser sa fortune et son activité 
cn Russie ? | 


334 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Vous savez que la Sibérie recéle de nombreuses seciétés 
secrétes. 

— De la Sibérie a V'Inde, il ya lein... Eafin, peu importe, je le 
verrai ce soir méme. Grace au ciel, je suis assez valide encore pour 
assister 4 la réunion, ume sewle séance me suffira. Je connaitrai 
cet homme; 4 la rigueur je le compreads. Nous avancons dans 
lAsie centrale. Tét ou tard, l’inde aura des relations avec nous. 
Hé ! hé! ce nabab est certainerment un homme intelligent. 

— N’en doutez pas, et il connaft @ fond la Russie. Savez-vous qu il 
m’épouvante? il avait couvert de sa protection le comte Lanine, et 
je crains..... : 

— Bah! je lui expliquerai les raisons qui m’ont poussé 4 agir 
comme j’ai fait, H me comprendra, s'il est dévoué a | ceuvre. 

— Oh! de tout cour. Il m’avait dabord menacé de faire inter- 
venir l’autorité. Je hui ai dit que cela m’était indifférent, que mes 
fonctions me plagaient aw-dessus da soupcen, mais que cela pour 
rait nuire a l’ceuvre, et aider 4 découvrir toutes les menées souter- 
raines; il a courbé la téte et a répendu : « C'est bien! je m’ab- 
stiendrai, mais je convoquerai une réunion extraordinaire, et je 
porterai cette affaire devant le Ceatre ct le Mystare. 

— Qui! vous m’avez dit cela, et c’est uac des raisons qui m’ont 
décidé a sortir. Je vous le répéte, tout s’arrangera. Ce procés aura 
un retentissement immense. Etes-vous avancé dans |’instruction ? 

— Les débats vont s’ouvrir 1a semaine prochaine? 

— Bravo ! Vos greuves sont irrécusables ? 

— Irrécusables! 

— Et ce médecin, le tenez-vous toujours en votre puissance? 

— Qui et non. Bello ct Poleno l’ont laissé aller, mais H est sans 
argent. H a &é malade tout un mois, et j'avais perdu compléte- 
ment sa trace; mais, depuis trois jours, j'ai sw qu'il était revenu au 
phalanstére, ol: personze, naturellement ne |’a recennu, et qe’il a 
demandé aprés moi, Il veut évidemment de l’argent, et désire quit- 
ter la Russie. Je suppose que mous le verrons aujourd'hui. Je le 
ferai partir pour |’étranger. 

— Nom pas, imterrompit vivement Schelm, gardez-le ici.... en- 
fermé, si c’est possible, jusqu’a la fim de ’affaire; les chemins de 
fer ont rapproché les distances; an témoin, aujourd'hui, est tout 
aussi dangereux 4 Madrid que. sur ia Perspective. Ah! mon cher 
Darine, soupira Schelm, les temps sont bien changés, i] a’y a plus 
ren 4 gagner du cOté de l’autorité, voilé pourquei je me suss fait 
sihiliste. Nous me sommes plus rien. Non..., mais ne le perdez pas 
de vue, et s'il vient aujourd’hui, enfermez-le dans un trou queicon- 


FONGTIONNAIRES ET BOYARDS. 350 


gae; vous le relacherez aprés la cléture des débats, et Venverrez 
trés-loin, en Amérique. 

— fi faudra Yenrichir! 

— Non pas!... lui donner une pension suffisante 4 peine, pour 
quil vive, rien de plus: servir cette pension pendant trois ans, et 
puis lui couper brusquement les vivres : de cette facon, il ne pourra 
jamais revenir. Un complice pareil est toujours dangereux. Ah! 
soupira Schelm, si l'on était encore dans les anciens temps, quelle 
bonne recrue c’aurait été pour la Sibérie. Enfin!... Vous étes sar 
qu'il viendra aujourd'hui? | 

—fll’a annoncé a ses anciens camarades du phalansteére. Il n’a 
pas ditson nom, mais j’ai été averti qu’un homme hideusement 
mutils me demandait. Vous comprenez que je!’ai reconnu. 

— Avouez que je vous ai donné 1a une riche idée : défigurer cet 
homme, c’était le seul moyen de tenir votre parole. Hé! hé! hé! ila 
di crier. 

— lla gueulé comme un ane! 

— He! hé! hé! hé! 

— le nabab indien n’a pas approuvé votre idée. C'est une tor- 
tare indigne, a-t-il dit. 

— Oui! oui! des sentiments ! je connais cela. 

— Cet Indien me géne, il a un regard, une fagon de procéder... 
puis Ivan Kolok Jui est inféodé et la richesse de ce Sibérien en fait 
une puissance parmi nous. 

— Bah! répondit Schelm, laissez-moi faire. J’ai su, dans ma 
jeunesse, endoctriner le tzar Nicolas : ce serait bien le diable si ma 
diplomatie échouait devant ce principicule indien, que j’espére, 
dans un temps donné, renvoyer dans ses Etats. Car, mon cher 
Darine, cette affaire de Wladimir achevée, je me jette en plein dans 
le nihilisme. Je veux étre un des chefs suprémes : vous saves que je 
vous ai promis mon concours, cela vous est dil. 

Darine ne répondit pas directement. 

—llest prés de sept heures, dit-il. Ne croyez-vous pas, qu’il se- 
rait temps de nous rendre au phalanstére ; 1a police n’en surveille 
plus les abords, cependant, comme ils savent que nous nous réunis- 
sons aujourd'hui, je crois qu’il est prudent, pour vous, de venir 
avant Yheure. J’ai convoqué les fréres pour sept heures. 

— C'est bien, donnez vos ordres au cocher. 

D respira longuement. | 

— Cest bon! le grand air, murmura-t-il. ; 

Datine ordonna au cocher de tourmer bride et de s‘arréter au com 
de Ia perspective de l’Assomption. Pendant le trajet, le procureur 


336 FONCTIONNAIRESEET BOYARDS. 


n’adressa plus la‘parole 4 Schelm, qui semblait tout entier au plaisir 
de regarder les passants dans la rue. 

La voiture s’arréta; le nihiliste déguisé descendit du siége, 
parla bas a Darine, et dit au cocher : 

— Attendez ici, Son Excellence désire se faire trainer un peu. 

On transporta d’abord la chaise longue et Schelm lui-méme sur 
le trottoir. Il faisait sombre, personne ne remarqua ce cortége 
étrange. Quatre hommes se détachérent de l’enfoncement d’une 
porte cochére, 4 la distance d’une rue adjacente 4 la perspective, 
et suivirent Schelm. A sept heures et demie la chaise du paralyti- 
que s’engouffra dans }’allée du phalanstére de l’Asiatique. L’esca- 
lier était silencieux. Les quatre hommes saisirent Schelm dans 
lcurs bras robustes, et le portérent au deuxiéme étage, dans la salle 
des conférences. La salle était déserte; seul, Poleno s’y trouvait 
déja, occupé 4 ranger les chaises, car une conférence avait été 
annoncée pour le soir, destinée comme c’était ’habitude, 4 servir 
de paravent 4 la réunion du Centre. 

Schelm l’apercut dans la demi obscurité. 

— Quel est cet homme? demanda-t-il 4 Darine. 

— Un fanatique convaincu. 

Darine introduisit la clef dans la porte -secréte et fit entrer 
Schelm dans le réduit mystérieux, puis ressortit et se dirigea vers 
Poleno. 

— La réunion ‘est pour huit heures, lui dit-il, il faut que la con- 
férence soit achevée 4 neuf heures. 

— C’est bien! ° 

— Dakouss est-il venu? 

— Qui! 

— Dites-lui qu'il attende, s’il revient ce soir... 

— ila promis de revenir. 

— Tout va bien. 

Darine parla bas 4 Poleno, qui lui répondit par un signe d’as- 
sentiment, puis les deux nihilistes se séparérent, Poleno se dirigea 
vers l’escalier, et Darine retourna au réduit mystéricux, pour tenir 
compagnie a Schelm. . 


XV 


LA REUNION DU MYSTERE. 


Le Phalanstére ressemblait a une immense usine. Toutes les fené- 
tres brillaient, et la rue était pleine de nihilistes qui, aprés avoir 


- FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 337. 


écouté un discours tendant 4 prouver que la pierre est supéricure 
3 homme, parce qu'elle n’a besoin de rien, sortaient de la con- 
ference qui venait de s'achever. Les six sections du Phalanstére re- 
gorgeaient de monde, et celle ob nous avons introduit le lecteur 
au commencement de cette histoire paraissait privilégiée. On y 
prenait le thé traditionnel, et une compagnie nombreuse y était 
réunie. 

Bello, Poleno et Arsenieff n’assistaient pas 4 la amenae: mais en 
revanche l’imprimeur, les trois étudiants et 1a petite femme brune 
avaient amené de nombreux invités, rencontrés dans la sallé des 
conférences. 

On n’était pas encore attablé. La plupart des invités étaient grou- 
pés dans le couloir, ct examinaient avec une curiosité dédaigneusc 
un homme 4 Ja figure horriblement cicatrisée, aux yeux rouges, aux 
sourcils brilés, 4 la chevelure hérisséc, que les nihilistes, en des- 
cendant, avaient trouvé dans le couloir de la section. 

L'aspect repoussant de cet homme excitait une curiosité mal- 
veillante parmi les sectaires, et sa voix rauque et profonde les 
égayait grandement. A chaque éclat de rire les traits de cet homme 
se contractaient, et il langait aux rieurs des regards furieux. Ce 
n’était évidemment pas fa premiére fois qu’il était venu au Pha- 
lanstére, car les étudiants lui parlaient comme a quelqu’un dont 
ils avaient ’habitude de faire un plastron. 

— Tu cherches toujours, bel Adonis, le procureur Darine? di- 
sait un étudiant. Eh bien! sois satisfait, il te recevra aujourd’hui. 

— Oui, dit un autre étudiant, il t’a reconnu sans t’avoir vu; nous 
lui avons dépeint ton visage. 

— Hé! hé! hé! 

ll parait que chez ces messieurs l’égalité disparaissait devant la 
laideur, car un des invités dit : 

— Comment oses-tu te promener dans la rue avec une frimousse 
pareille? 

— Il ne sort que la nuit, dit le premier étudiant. 

— Ah! c'est différent; il peut, la nuit, faire des conquétes. 

— Es-tu aimé? demanda la petite femme. 

L’homme eut un geste de désespoir et ferma les poings; ses 
yeux lancérent un éclair de rage : un éclat de rive lui répondit : 

— Oh! murmura-t-il, maudits!! ! 

— Que murmure-t-il? 

— Il n’est pas content. 

L’homme se calma. 

— Je verrai le procurcur? dites-vous. 

— Qui, attends-le! Seulement, tourne ta ftimousse du cété du 





338 FONCTIONNAIBES ET BOYARDS. 


mur; nous allons prendre le thé, tan aspect n'est pas régalant. 

A ce moment retentit un faible coup de:sonnette a la porte. 

— Quyrez! dit la petite femme. | 

— Quelque invité? 

— Qui, probablement ;, ouvrez ! 

Une femme voilée, élégamment mise, 4 la tournure distinguée, 
apparul sur le seuil. A l’aspect de ce groupe délabré elle recula. 

— Tiens! une femme! 

— Et une jolie femme! 

— Entrez! 

— C’est une néophyte. 

—— Entrez! entrez! 

— Quel est ’heureux martel... 

La femme se raidit contre l’épouvante, et. s'avanca. 

— Le docteur Dakouss? demanda-t-elle. 

— Ah! ahl 

— Hé! hé! 

— Le beau docteur! Voyez-vous cela! 

— Il était trop beau pour demeurer ici longtemps; ui a dis- 
paru. 

La femme frémit sous son voile. 

— Il n’est plus ici? demanda-t-elle d’une voix tremblante. 

L’homme 4 la figure mutilée s’était approché; et ses yeux sem- 
blaient vouloir percer le voile qui recouvrait les traits de la visi- 
teuse. En entendant sa voix, il tressaillit et s’avanga vers la porte. 
Une explosion de rire l’arréta au passage : 

— Eh! ou vas-tu? 

— Charmante étrangére, le beau Dakouss a disparu, mais nous 
pouvons vous donner en échange un spécimen presque aussi ma- 
gnifique que lui. Regardez-le ! il est devant vous... 

Dakouss sortit en passant derriére la femme voilée. Le bruit de- 
vint alors assourdissant. 

— Il se cache! 

— Avez-vous vu sa figure, belle dame? 

La petite brune s’avanga. 

— Voyons, dit-elle, laissez parler madame. Que désirez-vous, la 
belle? demanda-t-elle. 

La femme voilée eut un mouvement d’indignation. 

— Qu suis-je, dit-elle, et pourquoi m’insultez-vous? 

— Ah! ah! on Vinsulte! 

— Parce qu’on lui dit que son docteur n’y est pas... 

— Ah! ah! . 

Un des étudiants : 





FQNGTIONNAIRES ET BOYARDS. 539 


— Dakouss n'est resté ici que trois jeurs; il a disparu sans 
laisser de traces. On prétend que lia justice le recherche pour l’af- 
faire Lanine. ll se cache ou il est parti ; faites-en votre deuil; mais 
si A sa place: veus voulez cheisir... 

La femme éclaia en sanglots : 

— fl faut que je le voie. 

— Il vous a abandonnée? 

— Vous m’avez pu ke retemr? 

— Choisissez parmi nous ; nous sommes plus fidéles. 

— Venez prendre le thé. 

— Eatvez, voyons! en vous cachera.. 

— Elle a un jodi pied! 

— Ki une taille!... 

— Allons! a table! 

La femme voilée les écarta dun geste souverain. 

— Arriére! cria-t-elle, vous ne savez pas 2 qui yous parler ! 

— Eh! c'est une cemtesse! 

— Une duchesse ! 

— Liimpératrice ! 

— Ha! ha! ha! 

Elle se dégagea, et se trouvant auprés de la porte, sortit brus- 
quement, poursuivie par les éclats de voix, et descendit quatre 
4 quatre les escaliers sombres. 

Sur le palier elle s’entendit appeler dans l’obscurité; une main 
brutale la saisit et elle poussa wn cri de fraycur. 

— Vous demandez le docteur Dakouss? lui dit une voix a |’o- 
reille. Je puis vous le faire voir. 

— Oh! cria-t-elle, ma recomnasssance... 

— Suivez-moi, alors ! 

— Ou cela? 

— Aun endroit o& vous verrez celui que vous cherchez. 

La femme eut un instant d’hésitation, mais cette hésitation ne fut 
pas de longue durée. 

— Ma mére, pensart-elle, a traversé seule la moitié de l’empire, 
et jhésiterais & suivre un honame dans Saint-Pétersbourg. Ce serait 
de la ldcheté. 

Elle prit la main qu’on lui tendait. 

— Cest bien, monsieur, dit-elle, je vows suivral. 

L’homme se mit & monter l’escalier de la maison. 

— Ou me eonduisez-vous? 

L’homme ne répondit pas, et continua 4 naonter. Quand ils furent 
Sur le palier de la salke des conférences, il lui dit tout 4 coup : 

— Vous étes mademoiselle Lamine! 


é 


540 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Elle recula, effrayée de son accent, qui était farouche. 

— Qui étes-vous? demanda-t-elle. 

Un quinquct fumeux éclairait de sa lueur incertaine I'anti- 
chambre des nihilistes. L homme |’amena sous le rayon. 

— Regardez-moi, dit-il, je suis hideux; Dieu ne m’a cependant 
pas créé ainsi... 

— Que me voulez-vous? balbutia Alexandra épouvantée. 

Il alla 4 la porte de la salle des conférences et l’ouvrit. 


Pendant que ceci se passait, les membres du Centre étaient réu- 
nis; mais a neuf heures et demie, le fauteuil du président était en- 
core vide. Ivan Kolok était assis 4 gauche, Schelm a droite, le troi- 
siéme chef, le vieux croyant, Noreff, n’était probablement pas encore 
de retour de son excursion de Riazan. Ivan Kolok qui n’avait jamais 
vu Schelm et que l’ex-chef de la. chancellerie ne connaissait pas, 
examinait avec curiosité les traits de cet homme, dont 1] avait tant 
entendu parler. Schelm était rayonnant ; il avait prononcé un dis- 
cours qui avait produit une impression favorable sur tous les mihi- 
listes. On avait approuvé ses démarches, et on l’avait félicité d’avoir 
inventé l’affaire Lanine. C’était une victoire pour le parti du progrés. 
Darine, assis sur un tabouret, auprés de Schelm, avait pris Ia pa- 
role 4 son tour, et aprés avoir démontré la nécessité de donner une 
grande publicité a cette éclatante procédure judiciaire, il avait de- 
mandé les pleins pouvoirs du Centre. 

— Mon autorité de procureur impérial est sans limites, mais ici, 
je ne suis qu’un subalterne, et je veux avoir l’approbation de mes 
chefs. Je n’ignore pas que ceux qui regrettent l’arbitraire, m’ont 
voué une haine mortelle, que les anciens s¢ides du despotisme 
crient au scandale; je suis heureux de cela, et je vous demande, 
mes amis, le droit de disposer des ressources de notre association. 
Ii s’est présenté derniérement unc circonstance extraordinaire : J'ai 
été obligé de sacrifier un des nétres pour le bien de tous, — j’avais, 
pour cela, l’approbation du président. Les fréres Bello et Poleno 
m’ont rappelé que j’existais par vous et que je vous devais compte 
de mes actions, —- je suis donc a votre barre. On m’accuse d’avoir 
sacrifié le docteur Dakouss, ct je vous demande de m’absoudre. 

Schelm fit signe qu’il voulait parler. 

— Le frére Darine, le plus actif et le plus intelligent de vous tous, 
auquel j’espére, l’annéc prochaine, transmettre le fauteuil prési- 
dentiel, a agi d’aprés mes ordres. Je me croyais chef omnipotent 
alors, mais comme vous ignoriez mon existence, en ce temps-la, 
J ignorais, 4 mon tour, que j’avais des maitres. Or, notre doctrine 
est logique : Nihil, je ne suis rien. Il y a, au-dessus de moi, des 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. Stil 


hommes qui, peut-étre, 4 leur tour, ne sont rien eux-mémes; la 
est notre force. Un de ces hommes va venir ici, je lui ai cédé le 
fauteuil de président, jc suis méme étonné que son absence se pro- 


longe jusqu’a présent, mais je crois qu'il serait convenable que 
nous attendissions sa venue. 


Ivan Kolok dit alors, d’un ton ironique : 

— Ne craignez rien, i] viendra. 

Schelm, étonné de cette.interruption, regarda Ivan, qui souriait; 
une pensée de crainte lui traversa l'esprit, mais il se rassura aus- 
tot et continua : 

— Je suis d’avis de donner nos pleins pouvoirs 4 Darine, sous 
réserve de l’approbation de homme qui nous dirige. Le frére Ivan, 
qui aun degré d’initiation supérieur aux nétres, nous assure de sa 
venue. 

Ace moment, 11 se fit un léger bruit, une clef tournait dans le 
panneau secret, Ivan se leva. 

— Le voici! dit-il d’une voix profonde. 

La porte s’ouvrit. Un homme, la figure dissimulée sous le pan 
d'un large manteau, apparut sur le seuil et s’avanca lentement. 
Schelm braqua sur le nouveau venu son cil unique. Tous les nihi- 
listes l'examinérent avec curiosité. Il se dirigea vers le fauteuil 
présidentiel, l’écarta un peu, se tuurna vers Schelm, et laissa 
tomber son manteau. Schelm poussa un cri d’indicible épouvante ; 
ses cheveux se hérissérent, son ceil s’emplit de sang, il éten- 
dit sa main valide avec un tremblement convulsif, comme s’il you- 


lait s’en couvrir le visage, et se courba en deux, en proie a la plus 
atroce terreur. | 


— Lui! murmura-t-il, lui! Oh! 

— Qui! c’est moi! Schelm! 

— Le nabab! murmura Poleno, a l’oreille de son voisin. 

Schelm s'affaissa sur sa chaise; la peur le rendait muet ; il trem- 
blait comme la feuille, et son ceil, comme fasciné par le regard du 
nabab, ne parvenait pas 4 se détourner de la terrible apparition. 

— Eh bien! Schelm, dit le nabab, nous voila de nouveau face a 
face. Que je t’examine. Ah! tu as été touché par ma griffe. Tu es 
devenu bien vieux. Je savais que je te rencontrerais, et comme je 
le connais, j’avais pris des armes avec moi; j’avais tort..., je le 
reconnais. Tu es impuissant, je m’assieds 4 cété de toi, mon bras 
touchera le tien, et je ne tournerai pas la téte, tu ne pourras 
méme pas me mordre, car tu ne peux‘bouger. Ne tremble pas ainsi, 
Schelm, je ne te veux pas de mal. 

Schelm balbutia, d’une voix étranglée par la terreur ct la rage: 


—~ Ne me tue pas! Tu vois, je suis presque mort... 
25 Jouser 1875. 23 


342 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Je te dis que tu n’as rien a craindre de mot. Allons, rassure- 
toi... Tu peux me trahir, mais tu ne le feras pas; tu vas savoir 
pourquoi, tout 4 heure. Je suis venu ici pour plaider une cause, 
devant nos fréres. Recueille tes esprits, Schelm, car, quand j'aurai 
parlé a tes collégues, j’aurai a te parler 4 toi en particulier. 

— Par pitié, balbutia Schelm. 

— Tais-toi, maintenant, je veux parler. 

Les nihilistes contemplaient cette scéne avec une stupéfaction 
indicible. La terreur panique de Schelm était pour cux une énigme. 
Darine, assis 4 cété de Schelm, lui lanca un regard empreint d’un 
souverain mépris. Schelm qui ne voyait rien que la figure mena- 
cante de Muller, ne faisait pas un mouvement; ses lévres blémes 
tremblaient convulsivement, et une écume blanchatre apparaissait 
au coin de sa bouche: il était hideux de peur. Muller, debout, dé- 
tourna son regard du visage blafard de Schelm, et le hideux para- 
lytique poussa un soupir de satisfaction. Muller parla en ces termes : 

— Jeviens ici, mes fréres, non comme votre chef supréme, mais 
comme membre de la grande famille, ct soumis 4 sa juridiction. 
Je viens plaider une cause, devant toi, Ivan Kolok, mon collégue et 
ami, devant vous, procureur Darine, devant vous tous, chefs des 
hommes libres. Ivan se portcra garant pour moi, et vous dira en 
temps et lieu qui je suis. Je vous ai convoqués pour vous demander 
Ja grace d’un homme. J'avais couvert le comte Lanine de ma 
protection , et je vous ai prié de l’épargner. Vous ne l’aver pas 
voulu; je ne puis vous en rendre responsable tous, car un seul 
d’entre vous est coupable. Je pourrais, ici méme, lui infliger un 
chatiment terrible, mais je différe ce chatiment jusqu’& nouvel 
ordre. Cet homme, c’est le premier d’entre vous, c’est le président 
du Mystére. 

Ace moment, Schelm qui avait reconquis sa présence d’esprit, 
voulut répondre. Un regard de Muller refoula les paroles dans sa 
gorge. Il se courba en deux en gémissant. 

« Je puis chatier cet homme, mais ma puissance s’arréte 1a ! 
Mes combinaisons ont été déjouées par l’entétement d’un seul. 
Aujourd’hui, pour sauver le comte Lanine, il me faudrait trahir 
l’association, sacrifier trois de ses membres, mentir 4 ma mission, 
Il est inutile de vous dire que je ne ferai pas cela, car je n’en ai ni 
le droit, ni la volonté. Et, cependant, mes amis, le salut de cet 
homme est nécessaire 4 notre ceuvre. Ce procés vous sera préjudi- 
ciable, et pourra retarder le triomphe de notre cause. Je yous avais 
déja dit, une fois, quand vous m’avez vu ici, avec mes autres col- 
légues, que ce fonctionnaire n’était pas dangereux, gu’un autre, a 
sa place, vous poursuivrait avec plus d’acharnement. Mais, ce 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 343 


que je ne vous ai pas dit, c’est que la cour, l’armée, tous ceux 
qui approchent l’empereur, sont indignés de cet éclat. Vous avez 
levé la téte trop tét, et c’est inhabile. Vous ferez condamner le 
comte Lanine, mais le lendemain de sa condamnation, vous verrez 
surgir contre yous toute une cohorte d’ennemis plus puissants que 
vous ne l’étes encore, et, aprés une existence prospére, vous pour- 
rez voir une ére de persécution qui vous fera regretter amérement 
votre imprudence. Or, vous le savez tous, Wladimir Lanine est in- 
nocent. Je vous demande de me permettre de proclamer son inno- 
cence, sans défaire, cependant, ce que vos chefs ont fait. Je vous 
demande de laisser aller les événements et de me donner carte 
blanche. Vous avez conquis le droit de juger. un aide de camp de 
empereur, et vous aurez la gloire de proclamer votre justice par 
lunivers. Que vous importe la condamnation de cet homme. Son 
jugement public doit vous suffire ; or, ce Jugement est inévitable. 

Ivan Kolok se leva : 

— Si vous vous engagez 4 ne pas sortir de la ligne de conduite 
qui vous est tracée par nos Statuts, peu m’importe & moi la con- 
damnation du comte Lanine. Vous pouvez avoir raison. Les temps 
ne sont pas encore venus, la modération nous est dictée par la 
prudence. Vous ¢tes notre chef, et je suis d’avis de vous laisser agir 
a votre guise, car la pensée ne peut me venir que vous songiez 
4 trahirnotre cause. 

L’As-de-Pique, le vétéran des conspirations, dit alors - 

— Le comte Lanine ne nous a Jamais persécuté : chargé de nous 
surveiller, il a toujours fait preuve de clémence; le fonctionnaire 
homme 4 sa place pourrait étre un ennemi dangereux. Je suis de 
lavis d’Ivan. 

Hl ajouta en se rasseyant : 

— Ou donc ai-je vu la figure de cet homme qui se dit notre 
chef? 

Poleno se leva 4 son tour : 

— Sila mort d’un juste était utile 4 notre cause, il ne faudrait 
pas hésiter. Mais une iniquité inutile est toujours préjudiciable. 
Le jugement d'un des puissants de ce monde est un triomphe suf- 
fisant; sa condamnation ne me parait pas indispensable. 

Plusieurs nihilistes émirent une opinion conforme a celle de 
Muller, car Ivan Kolok » le bailleur de fonds, avait ‘individuel- 
lement une grande influence parmi eux. Seul, Darine écoutait, 
les sourcils froncés, sans avoir encore prononcé une parole; Mul- 
ler se tourna vers lui : 

— Yous n’avez pas parlé encore, Darine?... J’attends votre ré- 
ponse. 


344 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Le procureur voulut consulter Schcelm, et se baissa vers lui ; 
mais Muller, voyant ce mouvement, fixa du regard le paralytique 
qui, fasciné ct tremblant, ne put que balbutier quelques paroles 
inintelligibles. Alors Darine fit un geste de dédain et dit : 

— Je suis représentant de la justice, ct je la distribue 4 tous 
d’une méme facon équitable. J’ai pu, comme membre d’une asso- 
ciation, faciliter son triomphe par des voies ténébreuses ; mais ma 
responsabilité disparait derriére celle de mes chefs. En poursuivant 
le comte Lanine, j'ai obéi au président du Mystére. Gomme vous, je 
ne puis défaire ce que j’ai fait sans trahir la cause! Une fois assis 
sur mon siége de magistrat je ne reléve de personne, et ma con- 
science m’ordonne d’exercer la justice. Si vous pouvez, dans les 
limites du possible, limite qui vous est marquée par votre devoir, 
produire les preuves de l’innocence de cet homme, ce dont je doute 
fort, je vous entendrai au tribunal; cela vous suffit-il ? 

— Parfaitement, répondit Muller; maintenant laissez-moi seul 
avec votre président, nous avons 4 causer. 

Mais, 4 ces mots, Schelm retrouva la parole et cria avec an- 
goisse : 

— Darine, ne m’abandonnez pas; il va me tuer. 

Le procureur haussa les épaules, et, se levant le premier, donna 
aux autres nihilistes le signal du départ. 

— Attendez tous dans la salle des conférences, ordonna Muller, 
je vous rejoindrai tout a l’heure. 

— Darine, je me suis confié 4 vous!... Ne m’abandonnez pas, par 
pitié!... Vous étes un traitre! cria Schelm en le voyant ouvrir la 
porte. Ah! il va me tuer! 

Muller regardait Schelm se tordre sur sa chaise avec un sourire 
cruel. Darine répondit du seuil : 

— Celui-la est mon chef et le vétre; vous l’avez reconnu comme 
tel. Je ne vous trahis pas, je lui obéis. 

Les nihilistes s’éloignérent un a un. 

Le vétéran des conspirations dit 4 l’oreille de Bello en désignant 
le nabab : 

— Je ne sais ot j’ai vu la figure de cet homme-la, mais je le 
connais. 

— Bah! répondit Bello; vous prétendez connaitre tout le monde. 

Le dernier nihiliste ferma derriére lui la porte secréte. Schcim 
et Muller restérent seuls. 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 345 


XVI 


LES DEUX ENNENIS. 


La terreur de Schelm était arrivée 4 son paroxysme; le tremble- 
ment du paralytique était convulsif; ses dents claquaient en inter- 
rogeant d’un regard anxieux et suppliant le visage sombre de son 
ancien ennemi. Muller eut un sourire hautain et dit : 

— Tu n’as rien 4 craindre de moi, Schelm, ne tremble pas; je 
suis venu ici avec l’intention de te pardonner. Ton coeur ne com- 
prend pas ce sentiment, et tu ne me crois pas? Ecoute, tu com- 
prendras tout 4 Vheure. 

— Muller ! balbutia Schelm, ne me torture pas, je suis infirme... 

— Oui! dit Muller, ton chatiment a été terrible. Quand j’al ren- 
contré ta fille, chez moi, 4 mon bal — car je ne savais pas qu'elle 
viendrait, les invitations ayant été faites par mon intendant — j'ai 
youlu un moment continuer ma vengeance et envelopper cette en- 
fant dans la haine que je t’avais vouée. Mais maintenant que je t’al 
wu et que j'ai constaté ton impuissance, je me déclare satisfait, et 
je te répéte, Schelm, ne tremble pas, ne me force pas 4 te mépri- 
ser. J'ai besoin de te parler, reprends ta lucidité d’esprit. 

— Muller, tu ne me trompes pas? 

Le nabab se leva et développa sa haute taille. 

— Qu’ai-je besoin de te tromper? Ne vois-tu pas que je puis 
t'écraser? 

Schelm clignota de son ceil valide, et son ceil rouge lui-méme se 
ferma convulsivement. ; | 

— Tu as entendu mes paroles, n’est-ce pas? Je veux sauver Wla- 
dimir, j'ai compté sur toi pour cela. Je t’ai dit que tu n’avais rien 
a craindre de moi ; je te l’ai dit, car j’ai vu ta terreur, et j'ai com- 
pris que tu m’obéirais. Je te demande I’obéissance, et mon pardon 
est & ce prix. C’est que nous sommes devenus vieux. La haine s’é- 
mousse, la mort approche, Schelm. Je te fais grace : fais grace a 
ton four, sauve ce malheureux que tu poursuis depuis si long- 
lemps de ta haine. 

Le corps de Schelm se ploya en deux, et il fit de la main un geste 
qui voulait signifier qu’il ne comprenait pas, et qu'il se croyait 
incapable de sauver Wladimir. Muller comprit cette réponse 
muctte. | 

— Qh! si! Tu peux beaucoup, Schelm. Tu as mené cette intri- 
gue, n'est-ce pas? 


346 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Schelm essaya de faire un geste de dénégation. 

— Je ne te questionne pas, j’en suis sir. Dis-moi ot est ton 
complice, ce docteur Dakouss. Tu sais! ma puissance est grande. 
J’ai de l’or & remuer 4 la pelle. Je puis sauver Wladimir en dénon- 
cant vos machinations, et si je ne le fais pas, ce n’est pas par 
pitié pour toi, tu ten doutes, n’est-ce pas? C’est pour ne pas trahir 
des hommes comme lvan Kolok et le procureur Darine. Ecoute, 
Schelm, je ne suis plus assez fou pour chercher un bon sentiment 
dans ton dame. Il existe un homme qui aime ta fille; j’ai des obliga- 
tions envers cet homme : c’est le frére d’un ancien ami. Je l'ai étudié, 
c’est une nature ardente et un noble coeur. Je le destine 4 ta fille, 
et je lui donne cing millions de roubles — une fortune de roi; — st 
cela ne te suffit pas, Schelm, je t’associerai 4 mes projets. Je te 
donnerai une large part dans ma puissance qui grandit. Nous fini- 
rons nos vies cote 4 céte. Tu auras sur cette terre la part de bon- 
heur que tu peux encore y espérer. Je te ferai riche, puissant et 
respecté. Tu vois bien que je te pardonne. Pardonne 4 Wladimir. 

Schelm frémissait en écoutant. L’accés de terreur panique qui 
l’avait fait trembler avait passé; mais 4 cet accés avait succédé une 
épouvante réelle, raisonnée, profonde, terrible. Il regardait Muller 
de son cil suppliant, mais ne lui répondait pas. La voix de Muller 
devint triste et douce. 

— Il le faut, Schelm, disait-il. J’ai fait le sacrifice de ma haine 
contre toi, car je n’oublie pas que tu m’as rendu infame. Fais un sa- 
crifice, toi aussi. Je t’en récompenserai royalement. Car, tandis que 
tu t’achemines vers la tombe, je suis devenu roi! 

Schelm voulut répondre. Muller lui mit la main sur Vépaule et 
le misérable vicillard fléchit, courbé sous cette épouvante invincible 
que lui inspirait )’aspect de son terrible adversaire. 

— Si tu m’obéis, je te fais grace, je t’enrichis et t’éléve, si- 
non... dit-il en pesant sur l’épaule du paralytique, je t’écrase 
comme un ver. 

Sa voix s’était transformée ; elle était sourde, voilée, menacante. 
Schelm balbutia : 

— Qu’exiges-tu de moi? 

— Tu m’apprendras ou est Dakouss. Je me charge de décider 
cet homme 4 dire cette vérité que je ne puis révéler, grace 4 tes 
machinations infernales. Je dépenserai pour cela cent millions, s'il 
le faut. Tu comprends que je réussirai. Puis il faut que tu con- 
sentes au mariage de ta fille avec André Popoff... que ta fille ne per- 
siste pas dans son accusation. 

— Je tobéirai, répondit Schelm d’une voix tremblante, mais jc 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 347 


. ne sais pas ou. est Dakouss, je te le jure; je le saurai peut-étre : 
j userai de toutes mes forces... 

— C'est bien! Wladimir innocenté, je te pardonne 4 mon tour, 
el{u n'auras rien 4 craindre de moi. Mais tu comprends, Schelm, 
que je ne puis avoir confiance en toi. Je ne te quitterai donc plus. 

Schelm fut repris de sa frayeur. 

— Tu veux me tenir prisonnier : je suis infirme, je mourrai ici. 

— Non! répondit Muller, je ne veux pas ta mort, je dédaigne 
les cruautés inutiles. J’ai suivi tous tes pas; on t’a transporte ici, 
on te reconduira chez toi; seulement, ce sera moi ou les miens qui 
le serviront de porteurs- Je te porterai peut-étre moi-méme. Hein! 
je serai fon valet. Comment trouves-tu cela’... | 

Muller fut interrompu par un bruit venant de la salle des confé- 
rences : c’était des éclats de rire, des cris, des sanglots, des coups 
sourds frappés 4 la porte de communication. Schelm se souleva, et 
son ceil lanca un éclair de mauvais augure, tandis que sur ses lévres 
apparaissait un sourire ironique. 

— Ah! cria Muller en tirant deux revolvers de sa poche, si c’est 
encore une trahison de ta part, ta derniére heure est venue, car un 
de ces pistolets est 4 ton intention. 

Ncourut a la porte, l’ouvrit, et apparut sur le seuil, un pistolet 
dans chaque main. 

La salle des conférences, mal éclairée par deux quinquets récem- 
ment allumés, était plongée dans une demi-obscurité. Les nihilistes 
formaient un groupe noir entre les deux-rayons lumineux. Une 
femme voilée se débattait, en criant avec désespoir au milieu des 
nihilistes qui s’efforcaient de lui enlever son voile. 

Muller s’avanca et cria d’ue voix de tonnerre : 

— On laisse done insulter les femmes ici? 

ll y eut un moment de stupeur causé par la brusque apparition 
de Muller et par la lumiére qui, venant du réduit, éclaira tout a 
coup la salle sombre. La femme s’élanca au son de cette voix. Ce 
Mouvement lui fut fatal : son voile resta entre les mains de l'homme 
_ défiguré qui la tenait. Muller l’apercut et bondit jusqu’a elle. D’un 

coup de poing il envoya rouler l’homme défiguré sur le plancher : 

— Quiconque touche 4 cette femme est mort! cria-t-il. 

Tout 4 coup, 4 son immense stupéfaction, il vit Darine s’élancer 
a ses cdtés et dire : 

— Silence, tous! Je prends, moi aussi, cette femme sous ma 
protection. 

Le procureur se baissa, ramassa le voile, le tendit 4 la femme ct 
lui dit & voix basse : 


348 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Reprenez votre voile, mademoiselle Lanine ; personne ne vous 
connait ici, hormis nous... | 

A ce moment, le regard de Muller tomba sur l’homme défiguré 
qui se relevait et avangait menacant ; unc pensée subite traversa son 
cerveau. 

— Emparez-vous de lui! ordonna-t-il. 

Mais Bello ct Poleno avaient déja regu probablement un ordre 
analogue, car ils se précipitérent au méme moment sur lui, le ter- 
rassérent et le maintinrent couché sur le plancher. _ . 

— C’est Dakouss, n’est-ce pas? demanda Muller 4 Poleno. 

Poleno fit un signe affirmatif de la téte. Muller tendit la main 
4 Darine: 

— Vous avez conquis des droits 4 mon amitié, et vous pouvez 
désormais disposer de moi. Je vous estime ; vous ¢tes Juste, brave, 
et vous servez noblement notre cause. 

Il se tourna vers Poleno : 

— Enfermez cet homme! 

Dakouss se mit a crier : 

— Trahison! Darine, sauvez-moi ! 

— Baillonnez-le! ordonna Muller. 

Poleno mit sa large main eur la bouche de Dakouss. . 

— Bien ! enfermez-le dans la piéce secréte, dit Muller; et il tendit 
ses pistolets 4 Bello. Je n’ai pas besoin d’armes au milieu de mes 
fréres, ajouta-t-il. Vous, je vous fais responsable des deux hommes 
qui sont prisonniers 14. Mettez-vous 4 la porte et que personne n'y 
entre avant mon retour. Je reviendrai dans une heure. 

Il prit le bras de la femme voilée. 

— Suivez-moi, dit-il. 

Bello et Poleno entrainérent Dakouss dans la chambre secréte, 
fermérent la porte et se placérent devant, leurs pistolets 4 la main. 

Muller dit 4 Darine : 

— Merci encore! Je vous verrai demain. Je suis heureux de vous 
avoir connu. Maintenant j’ai confiance en votre justice : vous étes 
un homme... 

I] se croisa les bras, et, arrétant sur les nihilistes qui formaient 
cercle autour de lui, un regard impéricux : 

— Quant 4 vous, dit-il, saluez cette femme jusqu’a terre. 

Les nihilistes frémissant s’inclinérent. Muller ayant Alexandra a 
son bras, passa au milicu des tétes courbées. Ivan Kolok les suivit. 
Quand ils furent dans la rue, le nabab dit 4 son compagnon: 

— Tu feras changer demain la serrure de la porte secréte. Il de- 
vient inutile que personne en ait la clef. Je serai de retour dans 
une heure. Remonte, Ivan, et veille sur nos deux prisonniers. 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 349 


Il s’‘engagea dans la rue, en disant 4 Alexandra tremblante ct 
muette : 

— Votre mére doit bien souffrir 4 cette heure, mademoiselle. 

Le nabab porta plutédt qu’il ne conduisit mademoiselle Laninc 
jusqu’a la premiére voiture de place qu’ils apercurent sur la 
Perspective. I] la jeta sur les coussins, s’assit 4 cdté d’elle ct donna 
adresse de |’hotel Lanine. 


XVII 


LE PREMIER SOUPCON. 


Vers onze heures, Tatiana était rentrée. Elle allait dans le monde 
pour faire acte de présence; mais on comprend qu’elle ne devait 
pas y rester longtemps. Aprés s’étre fait déshabiller et avoir revétu 
son peignoir de nuit, elle monta chez sa fille. C’était son habitude 
de chaque soir, et elle ne se couchait jamais sans avoir embrassé 
Alexandra. Le lit de la jeune fille n eu pas défait, et il no’y avait 
personne dans la chambre. 

—Pauvre enfant! pensa Tatiana, elle ne dort pas et m’attend 
au salon; elle souffre, elle aussi. 

Tatiana descendit; au salon, ow sa fille avaitl’habitude de se te- 
nir,iln’ yavait personne. Etonnée, elle traversa tous les appartements 
du premier étage jusqu’é la salle 4 manger. Sa fille était introu- 
vable. Alors un sentiment d’angoisse. saisit Tatiana au cceur, et 
oubliant sa réserve habituelle, clle sonna de toutes ses forces. Un 
domestique entra. 

— Avez-vous vu mademoisclle? demanda-t-elle. 

— Mademoiselle est sortie. 

— Sortie? 

— Oui, madame la comtesse, 4 neuf heures. 

— Seule? 

— Seule. 

Elle dissimula 1a stupéfaction ot l’avait jetée la réponse du do- 
mestique, et le renvoya en disant. : 

— C'est bien! 

Mais quand le valet se fut retiré, elle comprima sa téte, qui lui 
semblait préte a éclater, et s’écria d’un accent déchirant : 

— Mon- Dieu! que se passe-t-il? 

Puis elle se jeta dans un fauteuil. Les idées les plus étranges ve - 
naient en foule 4 son esprit. Soudain elle se leva. 


350 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS.' 


— Suis-je folle? dit-elle. Pourquoi ai-je peur? Elle va revenir et 
- m’expliquera tout. 

Elie attendit, s’efforcant de rester calme. Dix minutes s’écoulé- 
rent, puis un quart d’heure; enfin la demi-heure sonna : Alexandra 
ne revenait pas. Alors Tatiana fut épouvantée de cette absence inex- 
plicable, et une terreur folle la saisit : elle se pendit 4 la sonnette, 
Pébranla d’une main fébrile; et quand plusieurs valets apparurent, 
elle leur demanda, d’une voix qui n’avait plus rien d’humain: 

— Mais ou est donc ma fille? Qu’est-elle devenue? Il a du se pas- 
ser ici quelque chose que l’on me cache! 

Les domestiques, muets devant ce désespoir immense, se regar- 
daient avec stupeur. 

— Nous ignorons, madame la comtesse... 

— Comment! ne m’avez-vous pas dit... 

Tout 4 coup une voix cria dans Pantichambre : 

— Mademoiselle! voila mademoiselle! 

— Ah! s’écria Tatiana, j’ai cru que j’allais mourir! 

Kt, honteuse du désordre de sa toilette, rougissant d’avoir laissé 
deviner 4 ses gens son angoisse, elle courut 4 la porte : Muller, te- 
nant par la main Alexandra Lanine, entrait au salon. 

— Vous! cria-t-elle. Voust... Oh! merci! 

Et, éclatant en sanglots, elle se jeta dans les bras de sa fille en 
murmurant : 

— Il ne faut plus faire cela, ma fille. Je suis assez malheureuse! 
Une émotion violente peut me tuer. 

Elle ne lui demanda pas compte de son absence. Elle embrassait 
ses cheveux en pleurant et répétant : 

— Quelle peur vous m’avez fait! 


Alexandra tremblait de tout son corps, sans pouvoir articuler un | 


mot. Muller s’ avanga : 

— Je craignais que vous ne fissiez des reproches a votre fille. 
Mais vous étes stire d’elle, et yous avez raison : c’est une noble et 
sainte créature. 

— Qui en a douté? répondit Tatiana en se redressant. 

— Elle vous racontera tout plus tard. Maintenant, conduisez-la 
chez elle, elle a besoin de repos, et revenez; j’ai a vous parler... 


Allez, mon enfant, dit-il 4 Alexandra avec une douceur imposante; : 


suivez votre mére! 


Alexandra se dégagea des bras de Tatiana, et tendit la main 2 


Muller en lui jetant un regard d’indicible reconnaissance : 


— Prince, dit-elle, vous m’avez sauvée! Je ne suis qu'une jeune 
fille; mais je vous engage ma parole : quoi que vous exigiez de moi, — 


vous me trouverez toujours préte 4 vous obéir. 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 551 


Muller, sans répondre, s’inclina sur sa main. Alexandra sortit, 
appuyée sur le bras de sa mére. 

— Cest bien la fille de Tatiana! dit Muller. Quelle noble nature! 
Ah! combien la femme, quand elle devient héroique, est supérieure 
4lhomme!... Mon Dieu! pourquoi n’ai-je pas trouvé sur mon che- 
min une femme pareille? 

ll s’assit dans le fauteuil abandonné par Tatiana. Peu a peu, il 
s'absorba dans sa pensée; il ne voyait et n’entendait rien, et ne s’a- 
percut pas que Tatiana était rentrée. La comtesse, pour attirer son 
attention, fut obligée de lui toucher l’épaule. Il se retourna frémis- 
sant. 

— Merci, dit-elle. Vous m’avez ramené ma fille! Mais, dites-moi, 
que s’est-il passé? car je ne sais rien. Alexandra était si émue que 
je n'ai pas osé l’interroger. 

— Elle a voulu sauver son pére. Mais elle vous dira tout demain. 
Aujourd’hui il s’agit d’autre chose. Le temps presse. J’ai travaillé 
pour Wladimir. 

— Ah! dit-elle, je désespérais! Je ne vous voyais plus. 

— Et vous avez douté de moi, interrompit Muller. Oui, je le vois. 
Oh! que vous avez souffert! Vos traits sont contractés, il y a des 
fils blancs dans votre chevelure... Vous avez désespéré quand j’étais 
a vos cétés; c’est mal. 

Elle rougit. 

— Notre derniére conversation a ébranlé ma confiance, je |’a- 
voue, dit-elle. Je vous en demande pardon. 

— Pauvre femme! vous étes bien & plaindre! 

— Oh! oui, j’ai bien souffert, aujourd’hui surtout... quand je 
Iai pas trouvé ma fille. Oh! cette demi-heure que j’ai passée seule 
dans ce salon! 

— Ainsi, dit Muller avec tristesse, vous m’avez soupconné? 

—Non... Je craignais que vous ne m’eussiez oubliée... Voici un 
mois que je vous attends. 

— Qu’avais-je 4 vous dire? Je ne voulais pas vous voir sans vous 
apporter une espérance. Je travaillais et ne vous oubliais pas, croyez- 
moi... Aujourd’hui, le ciel, qui m’a permis de sauver votre fille, 
me donne aussi la possibilité de vous dire: « J’espére avoir en 
main les preuves de l’innocence de Wladimir. » 

— Vous me pardonneriez, Muller, dit-elle, si vous saviez ce que 
Je souffrais. 

— Je le sais; je le vois 4 votre visage. Je ne voulais pas vous dé- 
Sespérer davantage en venant vous rendre compte de mes efforts 
infructueux. Peut-étre ai-jeeu tort. Enfin, aujourd’hui, je suis plus 
fort. Schelm m’obéira. C’est lui qui vous poursuivait, je m’en dou- 


302 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


tais. I! est mon prisonnier, en mon pouvoir. Puis, ce médecin qui 
a préparé le poison, et qu'ils ont défiguré pour le rendre mécon- 
naissable, cet homme, je l’ai retrouvé; il est aussi mon prison- 
nier, il m’appartient. 

Tatiana admirait Muller, qui parlait, au milieu d'une ville, de 
faire des prisonniers; mais un sourire triste errait sur ses lévres. 

— Qui, c’est un grand pas de fait, et je vous en remercie... Ce 
Dakouss était, en effet, la clef de tout. Je ne le cherchais pas, car 
je le croyais introuvable; je savais qu'il avait écrit une lettre d’ac- 
cusation contre mon mari, une lettre irréfutable : il devait dispa- 
raitre. 

— Vous saviez cela? demanda Muller, étonné. 

— Qui. 

— Qui vous l’a dit? 

— Le procureur. 

— Ah!... Cest étrange! 

— Eh! cria-t-elle tout 4 coup, croyez-vous que si je n’étais pas 
assurée de sauver Wladimir, je serais aussi calme que vous me 
voyez? Croyez-vous que j’aurais eu la force de feindre la tranquil- 
lité, ainsi que je le fais depuis des semaines, au milicu des indiffé- 
rents que je vois tous les soirs dans le monde, si, dans le’fond de 
lame, je ne me disais: « J’ai un moyen de lui faire rendre jus- 
tice. » 

Muller lui saisit le bras. 

— Vous avez un moyen de sauver Wladimir? 

— Qui. 

— Qh! dites-le-moi, cria-t-i]l. Vous ne vous doutez pas, a votre 
tour, ce qu'il m’en coitte de pardonner 4 Schelm; combien mon 
ceeur s'est soulevé de dégout et de colére a l’aspect de cet homme 
dont j’ai été l’espion!... Cet homme, ajouta-t-il, peut me faire pais- 
ser les yeux; car ce Schelm peut me dire: « Tu as été agent provo- 
cateur! » | 

I] lui saisit le bras. 

— Vous avez le moyen de sauver votre mari sans que je fasse 
grace 4 Schelm! Ah! si vous avez quelque pitié, indiquez-le-moi! 

Elle secoua tristement la téte. 

— Je vous le dirai; car je vous attendais avec impatience, pour 
vous demander conseil. Oui, je puis sauver Wladimir, mais a quel 
prix! Un sacrifice tel, que j’hésitais... Cependant, ne vous yoyant 
pas venir, j’étais préte 4 l’accomplir. Si cette trame terrible n’était 
dirigée que contre la vie de mon mari, j’aurais refusé; mais son 
honneur, notre: honneur a tous, était menacé : je m’étais résignée. 
Pour sauver mon mari, il fallait sacrifier ma fille. Elle était préte. 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 6) 


Muller tremblait. 

— Mais qu’est-ce? Parlez vite! demanda-t-il. Ce n’est pas seule- 
ment pour moi, c’est pour lui. pour Wladimir, que Je vous cn pric. 
Mon plan peut changer. : 

— Jai recu la visite du procureur Darine. Il m’a prévenue que 
mon mari était perdu; mais il m’a offert de le sauver. 

— Darine vous a offert cela? 

— Qui, et il m’a prouvé qu’il pouvait Ie faire. Une association 
puissante, dont il est un des chefs, poursuit mon mari de sa haine. 
Il en atous les membres entre les mains; il peut, 4 son gré, sauver 
ou perdre Wladimir. Cet homme est infdme: il m’a proposé de 
trahir ses fréres, si je lui accordais la main de ma fille!... Mais, 
dit tout 4 coup Tatiana, vous palissez, Muller! Qu’avez-vous donc? 

En effet, Muller, si maitre de lui d’ordinaire, avait porté la main 
a son coeur et avait chancelé. Il balbutia : 

— Est-ce vrai, ce que vous me dites 14? Darine vous a proposé 
de trahir l’association? 

— Puisque je vous le dis, répondit Tatiana. 

— Cest impossible!... Non, ce serait 4 désespérer!... Oh! vous 
faites erreur!... Darine, dites-vous, vous a proposé... 

— De sauver mon mari, si je lenrichissais en lui donnant ma 
fille. Oh ! il a bien posé ses conditions. 

— Et vous avez répondu... 

— J’ai demandé a réfléchir; je vous attendais ; vous ne veniez pas. 
Jene pouvais plus me rendre chez vous. Vous le comprenez, n’est-ce 
pas? 'avais interrogé ma fille, elle acceptait tous les sacrifices. Ce- 
lui-la était épouvantable; mais j’espérais. 

Tout & coup Muller se leva, une pdleur livide avait envahi ses 
traits. 

— Pouvez-vous, dit-il d’une voix étranglée, me donner les preu- 
ves de ce que vous dites? : 

Tatiana fut choquée de la demande: 

— Vous exigez des preuves, lorsque j’avance quelque chose? 

Il passa la main sur son front. 

— Ecoutez, dit-il, ce que vous m’apprenez me bouleverse telle- 
ment, me parait tellement impossible, que je crois 4 une erreur de 
votre part; vous aurez mal compris... Darine vous proposant de 
trahir ses fréres! C’est inadmissible, c’est 4 ne pas croire 4 ’huma- 
nité. Lui! cet homme! Non! vous dis-je, c’est impossible; pour y 
croire, il faudrait que je l’entendisse de mes propres vreilles. 

La comtesse sembla comprendre ce qui se passait dans son es- 
prit, car ce fut d’un ton doux et bienveillant qu’elle répondit: — 

— Je crois avoir le droit de vous faire assister 4 une conversation 


354 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


avec cet homme; on ne trahit pas les traitres. Je me suis réservé de 
vous demander conseil, et je n’ai pas promis le secret. Venez samedi 
soir, Pavant-veille des débats , je vous donnerai la preuve que vous 
cxigez. | 

i étreignait le dossier du fautcuil d’une main fiévreuse, ses dents 
claquaient, ses yeux étaient hagards. 

— C’est bien! dit-il. Si cela est, je vous jure de chatier les cou- 
pables; vous n’aurez pas besoin de sacrificr votre fille. 

Muller se leva. Tatiana voulut le retenir; il sortit en disant : 

— Ah! laissez-moi, vous ne savez pas le mal que vous m’averz 
fait! 

Elle essaya de l’arréter. 

— Laissez-moi! cria-t-il. 

Et 1] ajouta avec un accent étrange : 

— Je vous en supplie, ne m’dtez pas le courage d’accomplir un 
devoir qui m’est de plus en plus pénible. 

Tatiana monta l’escalier qui conduisait aux appartements occu- 
pés par elle ct sa fille. 

— Pauvre Muller! pensait-elle... Je comprends, il croyait & cet 
homme : c’est peut-étre la ruine de ses espérances. Mais comment, 
lui, si supérieur, ne tient—il pas compte, dans ses calculs et ses 
réves, des passions et des bassesses humaines! Pauvre Muller! ré- 
péta-t-elle en pénétrant dans la chambre de sa fille. 

Alexandra ne dormait pas; un certain calme avait succédé a son 
exaltation ; elle révait les yeux ouverts. Tatiana s’assit 4 son chevet 
et exigea d’elle un récit détaillé de ses émotions de Ja nuit. Alexan- 
dra raconta ce qui s’était passé, avec des larmes et des sanglots, et 
Tatiana n’eut pas pour sa fille une parole de blame. Elle songeait 
avec épouvante que peut-ctre elle serait obligée de demander a sa 
fille un sacrifice plus grand encore que celui qu'Alexandra avait ré- 
solu d’accomplir de sa propre volonté. 

Elle se jeta sur le lit, saisit la téte de sa fille entre ses deux mains, 
l’embrassa en sanglotant, et sortit sans prononcer une parole. 


Prince Josera Lupowmnsky. 
La suite au prochain numéro, 


PREVOYANCE POUR LES MARINS 


Protectton aux marins! fut lancé 4 la mer, sous l’impulsion d’un 
souffle genéreux. — Son but fut plutét de signaler l’étendue du 
mal, de réveiller la sympathie en faveur de nos gens de mer, que 
de prétendre résoudre ce délicat et difficile probléme du meilleur 
mode de prévoyance a faire pénétrer parmi eux. Les ceuvres aux- 
quelles le temps n’a point mis la main sont rarement durables. — 
Il est salutaire aux conceptions de ce genre de subir |’épreuve de 
la controverse. — A la seule Minerve, l’antiquité avait attribué le 
privilége de sortir tout armée du cerveau de Jupiter. 

Nulle part l’économie sociale n’est demeurée plus inconnue que 
sur le littoral. Sauf quelques sociétés locales de secours mutuels, le 
terrain est vierge le long des cétes de France. — Assurément ces 
sociétés rendent bien des services; mais qui ne sait qu’elles fléchis- 
Sent sous le poids des miséres 4 secourir, chaque fois qu’elles se 
trouvent en face de quelque grand sinistre? — Jusqu’ici, aucune 
association d'un caractére plus général n’a tenté de venir en aide 
aux victimes des événements de mer. Les familles atteintes n’ont 
trouvé d’ordinaire que la ressource trés-aléatoire des souscriptions 
locales. Aussi, en dehors des grands centres, dans les bourgades 
éloignées du littoral, que de douleurs sont demeurées inconnues et 
sans soulagement aucun ! 

Cependant, dans son acception générale, notre appel a été en- 
tendu. Dans sa délibération du 10 décembre 1874, la chambre de 
commerce de Rouen lui a donné sa pleine approbation. Mgr l’évéque 
de Vannes et des notables du Morbihan se proposent de répandre 
l'euvre tentée dans les Cétes-du-Nord. La Société centrale de sauve- 
lage des naufragés.a, de son cété, mis la question a l'étude, a Paris 
méme. Et si l’on différe encore sur les meilleurs modes de pré- 
Voyance 4 adopter pour notre population maritime, dans les sphe- 


356 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


res compétentes, l’on est plemement d’accord pour reconnaitre 
« qu'il y a sans contredit quelque chose a faire! » 

Une fois soulevée par des événements aussi calamiteux que nos 

rands désastres de Terre-Neuve, de nos paquebots et de I'[slande 

en 1873-1874, la question ne saurait en rester la. Le moment cst 
venu de l’approfondir, de la développer avec une persévérance 
toute bretonne, en écartant un 4 un tous les obstacles. — Crest le 
lot des entreprises nouvelles de rencontrer des difficultés et des op- 
positions sur leur chemin; celle-ci ne saurait échapper a la loi 
commune. Sans vouloir faire des caisses publiques de prévoyance 
une sorte de panacéc universelle, d’autre part, il ne faut pas aller 
jusqu’a prétendre qu’elles ne sont bonnes 4 rien pour nos gens de 
mer. De plusieurs cétés, de hauts fonctionnaires, des hommes de 
bonne volonté, administrateurs, financiers ou marins, étudient le 
probléme. — Nous avons la ferme confiance qu'il ne saurait tarder 
a étre résolu. | 

Et pour aider & ce généreux concours de bon vouloir, afin de 
répondre aux objections, et de redresser ce que nos premieres 
tendances pouvaient avoir de trop absolu, nous avons cru indis- 
pensable de revenir sur la bréche. — La bienveillante hospitalite 
du Correspondant n’est-elle pas acquise de vieille date 4 toute en- 
treprise de bien public? Personne ne songera & le contester. fl en est 
peu d’un intérét aussi général que |’amélioration morale et maté- 
rielle de cette grande famille maritime. Aucune classe de citoyens 
ne contribue pour une plus large part 4 la richesse, & la prospérité, 
4 l’honneur et 4 la défense du pays. — L’inscription maritime, ce 
legs séculaire de Colbert, ne forme pas en France une population 
spéciale de moins de 7 4 800,000 ames. 


I 
LE MATELOT, SES QUALITES ET SES DEFAUTS. 


Faut-il donc renoncer a entrainer cette vaillante population ma- 
ritime dans des voies de prévoyance, d’épargne et de bon ordre 
physique et moral? 

Et convient-il de reléguer cette aspiration au nombre des plus 
plus irréalisables utopies? — Si, selon le témoignage de M. le 
Play, « la prévoyance est la vertu qui, par l’épargne, achemine le 
mieux les classes inférieures vers la dignité et l’indépendance, » 
armateurs, clergé, notables, habitants du littoral, officiers et ad- 


PREVOYANCE POUR LES MARINS. 357 


ministrateurs de la marine, nous avons tous, plus ou moins, charge 
d'ames. — A proportion de ses fonctions, de son grade ou de son 
influence, il faut que chacun se dise qu'il a une mission 4 remplit 
vis-a-vis de ces braves gens. 

le matelot a de grandes et nobles qualités, mélangées aussi de 
quelques défauts. A travers tous nos désordres politiques, dans la 
marine, au monns, le respect de la hiérarchie sociale s'est conservé 
d'une fagon remarquable. L’homme de mer ne doute point qu’il n’y 
ait des gens faits pour commander et d’autres pour obéir! Dans le 
danger, le matelot sait mieux que personne d’ou peut lui venir le 
salut. Il n’aspire point 4 un commandement qu’il se sent hors 
d'état d’exercer. C'est que la conduite du navire exige une réunion 
de qualités acquises, de science, de sang-froid, qui est d’ordinaire le 
partage exclusif des classes élevées. Le matelot est pénétré de ces 
axiomes de sens commun. Dans cette vie resserrée du bord, officiers 
et équipages se touchent de bien prés; ils ont bientdt appris a se 
connaitre. Partageant les mémes hasards, vivant de la méme exis- 
tence, il s‘établit & bord des liens de solidarité plus étroits que dans 
les autres corps militaires. C’est quelque chose comme |’autorité 
d'un patriarche au milieu de sa tribu. 

Aussi les chefs qui savent exercer le commandement avec quel- 
que dignilé, c’est-a-dire avec un juste mélange de fermeté et de 
paternelle bienveillance, trouvent-ils dans leurs équipages respect 
et dévouement. 

Nous venons de dire ce qu’était le matelot 4 bord. Si les hasards 
de la guerre l’appellent 4 servir 4 terre, le matclot débarqué, en- 

chanté de ce nouveau régime, plus fécond en distractions, sera sou- 

vent tentéde prendre pour modélc le type fameux de « l’alouette gau- 
loise ! » Il faudra le tenir ferme en bride, et dés le début savoir faire 
quelques exemples. Moyennant cette petite précaution, le marin jeté 
a terre sera prét 4 tout faire, se croira capable de tout oser. Soit qu'il 
doive, comme canonnier, servir figrement une piéce sur les rem- 
parts démantelés du fort de Montrouge, ou sous les murs d’Amiens, 
a Villers-Bretonneaux, 4 peine débarqué du chemin de fer, combat- 
tre avec la derniére énergie, avec une batterie de campagne impro- 
visée ; soit qu’en qualité de fusilier, il ait 4 donner un assaut dés- 
espéré dans les rues de Fréteval ou du Bourget; soit que transformé 
en aéronaute, il s’éléve en ballon hors de Paris assiégé, pour sauver 
ses dépéches 4 force de résolution ct d’industric. 

Comme les anciens Gaulois de la légion de }’Alouette, le carac- 
tére du matelot francais a bien un certain penchant a la légéreté et 
parfois au désordre. — Ainsi que le soldat frangais, notre matelot 
a besoin d’étre dirigé avec méthode et d’aprés des principes de 

25 Juuisr 1875. 24 


” gag PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


science certaine. Plus l'équipage est nombreux, plus la méthode 
devient indispensable, plus les régles veulent étre simples, rigides 
et connues de tous. Il en est tellement ainsi que nous nous 
rappelons avoir vu le commandant d’un vaisseau a trois ponts ap- 
pliquer, dés le début de la campagne, des exercices méthodiques, 
tels que ceux-ci : Appeler la moitié de l’équipage sur le pont, par 
les panneaux des extrémités, et renvoyer simultanément lautre 
bordée en bas, par les échelles du milieu; ou bien arréter court 
nne grande maneuvre de voiles ou de vergues, au seul commande- 
ment de: Tiens bon partout ! 

Grace 4 cet entrainement bien combiné, partout, 4 la voix bien 
connue de ses chefs, vous rctrouvez cet enfant perdu, toujours prét 
4 se jeler au fort de l’' incendie, du danger ou de la mélée. 

Mais a céié de ces éraits si honorables du caractére de nos ma- 
rins, pourquai le cacher? on rencontre aussi parfois bien des miséres 
physiques et morales. 

Ces désordres sont invariablement d’autant plus grands que le 
matelot échappe davantage aux salutaires influences de la famille et 
du pays natal. Il faut donc s’efforcer de ne pas le laisser devenir 
un déclassé ou un cosmopolite. C’est naturellement la navigation 
au long-cours qui fournit le plus de déserteurs de leur pays et de 
leurs devoirs de famille. 3 

Au sortir de ces longues claustrations de la vie du bord, le pen- 
chant 4 livresse, les tentations de la débauche éclatent parfois, 
dans ces natures, avec une énergie singuliére. Un bon nombre 
d’hommes de mer compromettent follement leur santé et vident 
leurs poches dans les mauvais lieux de nos ports, oubliant parfois 
femmes, enfants et viewx parents. 

Les protéger contre ces dangereux entrainements semble une 
question de devour étreit. — Un grand pas sera fait quand tous les 
capitaines, armateurs et admistrateurs seront bien pénétrés de la 
nécessité indispensable de réagir avec fermeté contre la débauche et 
Vivresse. 

Selon l’expression d’un de nos généraux les plus marquants, ib 
faut que, de temps a autre, le Frangais voie sortir de la poche de 
ses chefs « la méche du fouet. » 

Sur certeins navires nouveaux, ot les commandants s’étaient 
formellement pronencés, dés les débuts de l’armement, contre les 
ivrognes et les coureurs de bordées, nous avons été témoins de gué- 
risons pombreuses de ces infirmités. Quelques exemples de prison 
sans solde, de consigne 4 long terme, de galons enlevés aux marins 
gradés, avaient fait trouver 4 plus d’un pécheur endurei son che- 
man de Damas. 


PREVOYANCE POUR LES MARINS. 3539 


Dans Ja marine du commerce, ot la discipline n’offre pas, a 
heaucoup prés, les mémes ressources, il est encore plus important 
queles capitaines y supplécnt par leur énergie, leur prévoyance et 
leur autorité morale. Sur un navire marchand, un seul mauvais 
sujet devient souvent, par son exemple, un véritable fléau. 

Dans l'intérét supérieur des femmes et des enfants, qui voient 
sonvent dissiper dans une orgie de quelques heures le salaire d’une 
navigation prolongée, il importe donc de réagir. — Le temps a fait 
en grande partie justice de ces anciennes tolérances, parmi les- 
quelles il fallait citer, au retour d’une longue campagne, « la fa- 
meuse coutume des trois jours de bordée! » Cependant quelques 
personnes s’attardent encore 4 considérer ces désordres « comme 
les péchés mignons du marin! » 

Dans cet ordre d’idées, ne trouverait-on pas désirable de favori- 
ser dans les ports de commerce : 

Lorganisation des sailor's homes, ou refuges de marins; : 

L’habitude de garder a bord, dans les ports de France, les meil- 
leurs hommes des navires en déchargemcent ; | 

Le payement de délégations réguliéres, par les armateurs, aux 
familles des marins absents ; 

Le transfert des décomptes de fin de campagne, dans le quartier 
le plus voisin de la résidence de famille du marin. 

On sait qu’en Angleterre et en Hollande il existe, sous le patro- 
nage des notabilités des ports, de véritables cercles ou hotcelleries 
de marins. — Montés sur un pied trés-modeste, mais dirigés. par 
des gens fonci¢rement honnétes, la plupart anciens capitaines ou 
maitres d’équipages, ces établissements ont pour but de soustraire 
le matelot a l’avidité des logeurs, cabaretiers, etc. — Dés l’arrivée 
de son navire, ’homme de mer porte son sac au sailor's home, y 
trouve sa cabine et ses repas, sans oublier toutes les distractions 
d'usage dans les cercles d’ouvriers..— On lui raccommode ses 
effets, on Iui lave son linge. Il est 14 chez lui, et ne risque plus de 
devenir la proie des marchands d’'hommes ou des mauvais lieux. 

Vans Protection aux marins nous avons déja signalé le dommage 
matériel et moral causé 4 nos longs-courriers par la déplorable 
routine consistant a licencier les équipages 4 chaque retour dans 
un port de France, pour livrer le navire 4 des portefaix. 

Avec des équipages de nomades, d’outlaws, trop souvent recrutés 
par les marchands d’hommes et les logeurs, dans les cabarets des 
ports, on récolte fatalement l’indiscipline et la désaffection du 
havire. 

Quel dévouement attendre de ces hommes dont vous louez les ser- 
vices pour quelques mois seulement. A peine de retour au quai du 


360 PREYOYANCE POUR LES MARINS. 


Havre ou de Marseille, ne savent-ils pas que, bons ou mauvais, vous 
allez les jeter 4 terre sans pitié? Inconnus de leur capitaine comme 
de leur armateur, ces parias de la mer ne sauraient porter aucun 
intérét au succés de la campagne. 

Aussi, est-ce l’armement, c’est-a-dire Ic navire et son armateur 
qui, en réalité, soit par surcroit d’avarice, soit par la lenteur des 
manceuvres, par un défaut de soins trop fréquent, payent les frais 
de cette déplorable instabilité des équipages. — L’administra- 
tion de la marine ne pourrait-clle pas encourager capitaines et 
armateurs 4 rouvrir leur réle aussit6t le désarmement administra- 
tif qui suit l’arrivée au port. — Ne fat-ce qu’a titre de récompense, 
ne faudrait-il pas conserver pour le moins a bord, dans l’intervalle 
de deux campagnes, quelques-uns des meilleurs sujets de l’équi- 
page? Et comme prime a la bonne conduite, tout séjour dams un 
port ne dépassant pas trois ou quatre mois, serait compté a ceite 
élite comme temps de navigation. — La réputation de notre ma- 
rine commerciale, la discipline, l'économie bien entendue des ar- 
mements, auraicnt tout 4 gagner a la cessation de ce désordre. 
Ne semblerait-il pas aussi qu’il y aurait quelque chose a faire 
pour répandre dans la marine du commerce I’usage des délégations 
réguliéres payées aux familles des absents? 

Depuis longtemps, la marine militaire a donné l’exemple de ce 
progrés moral, sans lequel la femme et les enfants de ’homme de 
mer sont trop souvent abandonnés 4 toutes les tentations de la mi- 
sére. Mais cette régle n’est guére suivie que par des armateurs de 
vieille date, qu’un long échange de services mutuels a rattachés @ 
leurs hommes. On rencontre surtout ces types parmi les vieilles fa- 
milles-souches qui, de pére en fils, depuis Henri IV, arment dans la 
baie de Saint-Brieuc et 4 Saint-Malo, pour la céte ou le banc de 
Terre-Neuve. 

Ii faut bien le dire, c’est la navigation au long cours qui, par ses 
absences prolongées, fournit la grande majorité de ces marins cos- 
mopolites, abandonnant femmes, enfants, etc. Or comment préve- 
nir ces désordres. si l'on n’assure des ressources réguliéres aux fa- 
milles des absents? 

Sans doute que l’administration de la marine voudra se préoccu- 
per de généraliser ce qui n’a été jusqu’ici, parmi les armateurs, 
qu'une heureuse mais trop facultative bienfaisance. 

Enfin, aprés toute campagne d’un an ou plus, le payement, dans 
le quartier méme ou réside sa famille, des décomptes acquis par le 
marin, serait un autre bienfait incontestable. 

Cette mesure d’ordre moral, déja adoptée par le service de 


PEtat, contribuerait puissamment 4 mettre un terme aux déplora- | 


PREVOYANCE POUR LES MARLMS. 368 


bles orgies qui signalent la rentrée au port de nos longs-courriers 
ou leur voyage de retour au pays natal. A l’aide de toutes ces pré- 
cautions réunies, ne tendrait-on pas 4 relever la situation morale 
du marin du commerce ? 

Ie sentiment si vif de la propriété est de nature 4 contribuer 
puissamment a ces divers progrés. Partout ot le matelot posséde 
une maison, quelques lambeaux de terre, une part dans un bateau 
de péche, vous retrouvez un tout autre homme. Il faut donc par 
lépargne combattre sa vieille imprévoyance, et tendre 4 l’amener 
a la propriété. Ne fat-ce d’abord que celle d’un livret d’Assurance 
ou de la Caisse des retraites, ce serait 1a enfoncer la pointe du 
coin! 

Certes, on ne change pas en un jour des habitudes funestes, et 
trop souvent invétérées. Ce ne peut étre 1a que l’ceuvre du temps et 
d'une persévérante application. Quoi qu’il en soit, alléger des mi- 
séres d’un caractére d’autant plus affligeant qu’elles retombent de 
tout leur poids sur les familles, serait un acte de bonne politique 
autant que d’humaniteé. 

Le matelot est un composé bizarre, fécond en contrastes, une 
sorte de grand enfant qui a besoin d’étre toute sa vie plus ou moins 
mené par de longues lisiéres. Il semble que la fée de |’oubli se soit 
penchée sur son berceau, pour lui enlever & jamais ce qu’on 
nomme le souci du lendemain..Aussi ce caractére particulier im- 
plique-t-il de la part de ses chefs une véritable tutelle morale. 

Et cependant "homme de mer posséde souvent 4 un haut degré 
le sentiment des grandes choses, du beau, du vrai, du bien. Il sent 
d’instinct la yérité de cette sentence de Vauvenargues : « Les gran- 
des pensées viennent du cceur. » 

Vous trouvez dans le matelot je ne sais quel feu sacré qui le rend 
propre aux tentatives les plus périlleuses. Cet esprit d’entreprise 
éclate dans les bons comme dans les mauvais jours. C’est lui qui 
enfantait jadis les évasions des pontons anglais ou espagnols, les 
exploits de Duguay-Trouin, de Jean-Bart, de Surcouf, et de tant de 
hardis corsaires; c’est lui qui nous donne encore tous les jours des 
Sauvelages héroiques. 

Faisant campagne en paix comme en guerre, le matelot est tenu 
en haleine par une grande variété d’occupations. Le tableau de 
l'emploi du temps sur nos navires de guerre pourrait servir de mo- 
déle 4 plus d’un couvent ou d’un régiment. Nos officiers les plus 
estimés se préoccupent invariablement de tenir leurs équipages 
constamment occupés. A défaut d’exercices ou de travaux nécessal- 
res, c'est 4 qui saura en inventer de nouveaux. Aussi cette activité 
desprit et de corps est-elle féconde en résultats. 


562 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


Ceux qui ont lu V’histoire se souviendront de ce fait extraord.- 
naire. Quand Gibraltar fut enlevé 4 l’Espagne, vers 1704, ce ne fut 
ni par une attaque en forme, ni par une expédition en régle. Des 
matelots d’une escadre anglaise, qui venait d’échouer devant Bar- 
celone, entrérent dans Gibraltar moitié par surprise, moitié par 
escalade. Ils appelérent du: secours de leurs vaisseaux, et, 4 la fa- 
veur du petit nombre et de l’étonnement des Espagnols, se rendirent 
maitres de cette forteresse unique. On sait s’ils ont su la bien gar- 
der depuis. 

L’équipage d’un vaisseau de guerre bien discipliné et bien ameuté, 
selon l’expression de nos péres, offre plus d’un spectacle beau 4 
voir. Dans l’épidémie de choléra qui ravagea l’armée d’Orient et la 
flotte de la mer Noire, nous apercevons encore en esprit la résigna- 
tion et la foi touchante de nos deux cents matelots, succombant en 
quinze jours 4 bord de la Ville-de-Paris. Deux mois plus tard, a l’at- 
taque des forts de Sébastopol, le 17 octobre 1854, l’équipage de ce 
vaisseau donnait encore une nouvelle preuve de simplicité héroi- 
que. Le scorbut avait succédé au choléra, et réduisait quantité 
d’hommes a l’état d’éclopés ou d’infirmes. Eh bien, dés les pre- 
miers sons de la générale 4 bord de la Ville-de-Paris, on vit les 
scorbutiques, les malades en état de marcher, se précipiter hors 
de I’hdpital et se trainer & leurs postes de combat; et ceux qui 
tombérent ce jour-la sous les projectiles russes eurent le droit 
de répéter, avant de mourir, ce cri célébre du soldat expirant : 
« Accueillez-moi, mon Dieu, j’ai bien défendu ma _patrie ! Consolez 
ma mére*! » 


Il 
LES OBJECTIONS CONTRE L ASSURANCE DES MARINS. 


La généreuse pensée de protéger les familles de marins, par une 
assurance sur la vie, est née de l’excés méme du mal. — De nobles 
Ames, émues des malheurs qui les entouraient, furent un jour 
saisies de cette espéranec. Elles la communiquérent 4 Mgr David, 
évéque de Saint-Brieuc, qui vit 14 une lacune 4 combler et une 
bonne pensée 4 mettre 4 exécution. — Quelques hommes de bonne 
volonté entreprirent donc de doter les marins des Cétes-du-Nord 
d’une assurance en cas d’accidents de mer. 

Dans notre premiére étude, Protection aux marins, nous avons 


4 Discours de M. Jean Brunet sur la loi militaire. 


PREVOYANCE POUR LES MARINS. 563 


raconté comment le directeur d’une grande administration de l’Etat 
avait cru devoir, par voie d’interprétation, seconder cette pensée. — 
La loi du 44 juillet 1868, sur les caisses publiques de prévoyance, 
est, en effet, congue dans un esprit si large que les étrangers eux- 
mémes sont admis au méme titre que les nationaux. Cette loi ne 
fait pas de catégories. Aucune profession laborieuse n’est exelee, 
voure méme les plus dangereuses. Faut-il donc s’étonner si Phono- 
rable M. Dufrayer, originaire de Saint-Malo, et sachant tout le bier 
a réaliser, n’a pas cru devoir refuser aux marins, travailleurs de lz 
mer, le bénéfice accordé aux ouvriers terrestres ? 

Cependant l’initiative du directeur de nos caisses publiques, aussi 
bien que l’expérience tentée par le comité de Saint-Briene, ont seu- 
Ievé une certaine opposition. Dés la discussion de Ja loi de 1868, . 
les compagnies d’assurances @ bénéfices s’étaient montrées fort 
émues de voir I’Etat se faire, a titre gracteux, l’assureur bénévole 
des pauvres gens. Et cependant, respectant en quelque sorte le 
monopole des compagnies, |’Etat ne s’adressait qu’aux plus faibles - 
épargnes et aux bourses les plus modiques. — Les caisses publiques 
nadmettaient que de petites assurances ne dépassant pas un capital 
de 3,000 francs. Le maximum des retraites en faveur de la vier 
lesse était pareillement limité a 4,500 francs. 

tait-ce une concurrence sérieuse que les compagnies redoutaient 
pour l'avenir d’une plus large application de ce principe? A cété 
d'affaires lucratives, prétendaient-elles maimtenir sans partage cette 
légitime considération qui s’attache 4 toute mission de sécurité pu- 
blique? — Depuis leur importation d’Angieterre, en 4847, les assu- 
rances ont rendu d’incontestables services, au commerce et au cré- 
dit public. — Craignaient-elles qu’une comparaison avec les cavsses 
bienfaisantes de l’Etat ne tournat point a leur avantage ? — Que les 
grandes et les moyennes bourses ne demandassent un jour 4 deve- 
hir aussi les clients.des caisses publiques et & profiter 4 leur tour 
des services gratuits, bénévolement rendus par VEtat aux modestes 
épargnes de l’ouvrier, de l’employé, du petit commergant? 
Ce quil y a de certain, c’est que l’opposition des compagnies 
a bénéfices aux caisses de I'Etat, s’est de nouveau traduite par 
un article’ da a la plume exercée d'un écrivain dont te nom fait 
autorité en matiére d’assurances et d’éeonomie sociale. — Per- 
senne n’a rendu un plus sincére hommage aux belles études que 
M. de Courcy a naguére consacrées, dans ce méme Correspdndant, 
aux intéréts maritimes et aux pensions civiles. — Et cependant, 
animés de la justice de notre cause, forts de notre désintéressement, 


‘ Voir le Correspondant du 10 novembre 1874. 


364 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


nous n’avons pas cru devoir baisser pavillon devant ce redoutable 
adversaire. | 

Il ne nous appartient pas de répondre aux critiques dirigées con- 
tre les institutions publiques de prévoyance, leur principe est de 
ceux qui se défendent d’eux-mémes vis-a-vis de tous les esprits im- 
partiaux. Notre honorable contradicteur a taxé de complaisance l’ap- 
plication de la caisse aux marins. — Dans son opinion, les marins 
du commerce sont hors la loi, puisqu’un commissaire du gouver- 
nement, au cours de la discussion, a trouvé plus simple de les ren- 
voyer 4 la caisse des Invalides, c’est-a-dire 4 une fin de non- 
recevoir. 

Il n’y a qu'un malheur 4 cela, c’est que le commissaire du gou- 
vernement, s’aventurant sur un terrain inconnu, est tombé dans 
une erreur compléte. Beaucoup de gens des plus honorables se ris- 
quent 4 parler des choses trés-spéciales de la marie, sans une 
_ connaissance suffisante de la matiére. Or, la caisse des Invalides 
. ne peut rien pour les familles ou pour les marins du commerce qui 

deviennent infirmes, qui s’estropient, qui meurent ou qui se noient 
avant de réunir et l’dge de cinquante ans et les trois cents mois de 
navigation. | 

Il y a 14 une question de bonne foi qu’on peut vérifier tous les 
jours, 4 la source méme. — Les veuves, orphelins ou vicux parents 
des gens de mer n’atteignant pas les conditions de la retraite, dite 
demi-solde, ne sauraient aspirer 4 rien au dela d’un secours éven- 
tuel et temporaire d’environ 50 francs payable tous les deux ou trois 
ans. — L’exclusion des marins serait donc uniquement fondée sur 
un commentaire de loi, entaché lui-méme d’une erreur manifeste. 
Telle est la situation! — Et s’il fallait un projet de loi pour la dé- 
hover, croit-on qu’on manquerait d’hommes d’Etat pour le pré- 
senter et de législateurs pour le voter? 

L’admissibilité des gens de mer aux deux caisses de la vieillesse 
et en cas de décés ne fait pas l’ombre d’un doute. Est-il logique, par 
suite, de leur refuser le bénéfice du troisiéme mode de prévoyance, 
relatif aux accidents. 

Enfin, on peut invoquer un motif qui n’est pas sans valeur dans 
nos grandes administrations publiques. Les affiches de la caisse 
sont placardées sur notre littéral. Plus de 200 marins sont déa 
assurés. Il y a donc fait accompli, engagement pris vis-a-vis du 
public! 

Voila pour les objections de fond. Quant aux critiques de détail, 
nous répondrons : | 

Les accidents de mer ne sont point, 4 beaucoup prés, la moindre, 
ou 10 pour 100 environ des chances de mortalité des marins. La 





PREVOYANCE POUR LES MARINS. 365 


statistique officielle dressée par le ministére de la marine, pour la 
période de 1864 4 1868, donne une proportion bien plus élevée, — 
Sur 5,704 marins du commerce qui ont succombé pendant ces cing 
années, sans méme y comprendre les noyés par naufrage, 2,197 
marios de tout grade ont disparu 4 la mer, victimes de ces drames 
ignorés qui n’ont que Dieu pour témoin. On peut donc affirmer 
gue la part des accidents, dans la mortalité des marins, dépasse 
38 p. 100, et atteint, selon toute apparence, environ 50 p. 100, en 
y ajoutant les noyés par naufrage. — Pour peu que I’on parcoure 
les ports qui arment pour Terre-Neuve, |’Islande ou les péches de 
la Manche, on pourra s@convaincre que sous ces climats essentiel- 
lement hygiéniques, c’est le naufrage, bien plus que la mort natu- 
relle qui constitue le véritable risque. 

En attendant la statistique officielle, et sous toutes réserves, on 
ne saurait estimer 4 moins de 1,100 a 1,200 le chiffre des marins 
francais péris & la mer durant les deux années calamiteuses 1873- 
1874. — C'est le banc de Terre-Neuve qui tient la téte de cette sta- 
listique funébre, avec environ 400 victimes. Puis vient la péche 
d'islande, qui peut avoir codté environ 200 hommes. Quant aux 
sinistres des paqucbots le Nil, la Ville-du-Havre, le cabotage, la 
petite péche et le long-cours, ce n’est pas trop que de compter en- 
viron 5 & 600 noyés. 7 

Si l’on s’en rapportait méme au chiffre de 808 secours d’urgence 
accordés, en 1874, par les Invalides de la marine, et si on le prenait 
comme \’expression du nombre des accidents, nos estimations se- 
raient encore au-dessous de la réalité. 

Ne serait-ce pas déja quelque chose que de venir au secours de 
ces 800 familles. — Enfin, pour celles qui voudraient prévoir la 
mort naturelle comme la mort violente, n’y a-t-il pas la caisse en 
cas de décés? 

Si l'on ne se contente point de l’assurance partielle contre les 
accidents, on peut donc se donner la garantie d’une assurance 
compléte sur la vie. — Chaque région du littoral choisira selon les 
risques qui lui sont propres', mais c’est l’assurance partielle 4 bas 
prix qui sera le véhicule de,]’assurance complete. Quelques affiches 


‘ Le relevé officiel ci-dessus indiqué donne les moyennes quinquennales sui- 
vantes, sur un effectif de 91,000 marins naviguant : 


Disparitione & la mer......... 439 hommes, ou 0,48 p. 100 par an. 
Décédés 4 bord ou noyés par acci- 

dent on maufrage............ 594 — i — (0/45 
Nerts 4 terre en France ou dans les 

Colonies. 2 2 es 30 — — 034 — — 


Pertes en marins. — Totaux.. . . . 1,140 hommes, ou 4,25 p. 100 par an. 


366 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


ou imprimés, congus en style maritime, c’est-a-dire en termes in- 
telligibles pour les gens de mer, suffiraicnt 4 prévenir tout malen- 
tendu. 

Quand on verrait des indemnités de 600 a plus de 1,400 francs, 
accordées aux veuves avec enfants pour des assurés de quarante ans, 
ayant payé de 3 4 8 francs, croit-on que les familles des marins 
feraicnt longtemps la sourde oreille? Faute de remarquer que le 
secours: des enfants se cumulait avec celui de la mére, notre hono- 
rable contradicteur avait commis une erreur du simple au double. 
Il l’a reconnue lui-méme dans le Correspondant du 25 novembre 
4874. Aucune tontine, aucune compagnie, pas plus les Messageries 
nationales et MM. Petitdidier que la Caisse de Dunkerque ne sau- 
raient donner autant. C’est 4 grand’peine si ces sociétés peuvent 
accorder 700 francs. — Selon l’expression d’un honorable conseiler 
d’Etat, directeur 4 la marine, « c’est que la Caisse des accidents 
jouit d’une vertu particuliére. — Tout le monde n’a pas, comme 
elle, un million derriére soi! » , 

Quant aux pensions accordées aux marins éclopés par blessure, 
on veut bien reconnaitre qu’elles constitueraient certainement un 
bienfait sérieux. Nous n’aurons donc pas besoin d’insister sur ce 
point. Ces accidents, tels que chutes de la mature, le long des 
quais ou dans la cale du navire, contusions graves dans les manceu- 
vres, ne sont pas « extrémement rares, » surtout sur les grands bé- 
timents. 

Quant 4 la conception financiére, M. de Courcy, par des hypo- 
théses inadmissibles, parvient 4 y trouver une affaire désastreuse 
pour les assurés. Il parle de 600,000 francs dévorés en pure perte. 
Cette objection ne soutient pas l’examen. Les trois quarts des 
matelots assurés 4 Saint-Brieuc ont choisi la petite primede 3 francs. 
Il est aisé de concevoir que cette assurance sera surtout recherchée 
par les navigations dangereuses qui n’occupent qu’un cinquiéme 
des marins embarqués. Supposons donc nos 20,000 pécheurs du 
banc de Terre-Neuve, de I'Islande et de la Manche assurés 43 francs’; 
mettons qu’on ett 200 familles 4 secourir c’est-d-dire 4 pour 100 
d’accidents, ce qui pour cette catégorie parait étre la plus faible 
proportion admissible. Eh bien, en admcttant les trois quarts des 
assurés mariés avec enfants, la caisse n’aurait regu que 60,000 fr., 
en regard d’environ 100,000 francs d’indemnités 4 payer. — S'ul y 
avait bénéfice pour quelqu’un, ce ne serait donc que pour les ma- 
rins assurés. 

Malgré la baraterie, les mauvais capitaines, les armements impru- 
dents, les assureurs consentent cependant & gararitir navires et car- 
gaisons. — Un projet de loi va méme étre présenté pour pouvoir 





PREVOYANCE POUR LES MARINS, 307 


assurer aussi les salaires ct le fret des navires. Il n’y a donc plus 
que la vie des équipages, seule, qui soit exclue du contrat pro- 
tecleur qui couvre l’expédition tout entiére. — Pourquoi ce pénible 
contraste qu’on pourrait taxer d'inhumanité? Ne serait-ce pas 
malheureusement qu'il n’y a pas d'argent 4 gagner « sur l’assu- 
rance des marins! » N’y aurait-il pas quelque initiative & prendre 
pour des compagnies puissantes qui ont enrichi leurs directeurs 
et leurs actionnaires. Est-ce qu’une petite part des bénéfices réa- 
lists sur l’assurance des biens matériels, ne pourrait pas étre con- 
sacrée d’avance 4 couvrir la vie des équipages? — Si l’on reculait 
devant ce léger sacrifice de bien public, comment oser ensuite 
blamer les caisses publiques de se montrer plus généreuses ? 

De toutes les critiques, la plus fondée est sans contredit, la crainte 
de longs délais, dans la justification des qualités hériditaires. Le 
plus souvent, le navire a « disparu sans nouvelles. I] n’y a pas 
d'acies de décés! » Rien de plus juste, rien de plus vrai. Et pour 


- ¢ette fois, nous sommes trop heureux de nous trouver en parfait 


accord, avec notre honorable adversaire. 

Heureusement qu’en matiére de naufrages et de disparition, il 
parait rationel et logique de s’en rapporter a la jurisprudence tra- 
ditionnelle des Invalides de la marine. Pour peu que le projet de 
loi s'en référe 4 ce principe, les difficultés disparaissent. — On 
procédera, pour les équipages du commerce disparus, comme la 
Marine l’a fait lors des pertes de la Sémillante, de la Gorgone, de 
PEtincelle et du Monge. 

Il a suffi de quelques cadavres retrouvés: dans les rochers de 
I'roise et de Bonifacio pour que la Marine prononcat, aprés enquéte, 
sur le sort de la Gorgone et de la Sémillante qui ont été considérées 
comme effectivement naufragées, Au bout de peu de temps, grace 
a cette décision du ministre, les familles des 700 soldatsou marins 
disparus ont recu les secours ou pensions réglementaires. Quant 
au Monge et a I’Etincelle disparus sans nouvelles, en Chine et dans 
inde, la Caisse des invalides a payé au bout du délai maximum 
de 2 ans, délai rendu d’ailleurs bien supportable par l’allocation 
réguliére des mois de famille, durant cet intervalle. 

En définitive, nous n’aurons pas 4 regretter l’opposition faite a 
assurance des marins. Si vives qu’elles aient été, ces critiques nous 
ont amené & creuser notre sujet et 4 ne plus considérer le recours 
a fa caisse des accidents que sous l’aspect d’un cas particulier du 
grand probléme de la prévoyance parmi les gens de mer. 

Un peu d’éclectisme ne saurait nuire dans ces nouvelles appli- 
cations. — En combinant, comme on le verra plus loin, le recours 
aux caisses publiques, avec une tontine spéciale entre marins, on 


368 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


arrive a un ensemble capable de satisfaire aux dangers particuliers 
4 chaque genre de navigation. — On répond, par suite, a toute ob- 
jection quelque peu fondée. 

Aprés tout, nous devrons donc savoir gré a |’économiste dis- 
tingué qui, en nous forgant dans nos derniers retranchements, nous 
a obligé 4 reprendre la plume. Il a combattu l’idée en se plagant 
sur le terrain industriel. — Nous voudrions la maintenir dans 
une région plus élevée. — Une étude plus compléte du probléme, 
nous a ramené a une appréciation plus exacte de la réalité des 
faits. Et si quelqu’un songeait a se plaindre de cette controverse, ce 
ne seraient assurément pas les marins. N’ont-ils pas tout a gagner 
4 voir s’élucider une question devenue pour eux d’un si vital in- 
terét? 


III 
CONCILIATION DES SYSTEMES DE PREVOYANCE 


S’il est vrai que la sagesse des nations consiste 4 prendre le bien 
partout ot il se trouve, nous estimons qu’il serait possible de 
trouver un terrain de conciliation, entre les divers systémes de 
prévoyance, dans leur application aux besoins de notre population 
maritime. 

Entre les caisses publiques de I’Etat, fondées par la loi du 44 juillet 
4868 et comprenant : 

L’assurance en cas d’accidents, contre les blessures et les nau- 
frages. 

L’assurance en cas de décés, ou contre tout genre de mort. 

fl y aurait une place 4 prendre, pour une caisse de- sccours 
mutuels entre marins, 4 créer sous le patronage direct du dépar- 
tement de la marine. 

Voyons comment cette institution nouvelle pourrait se combiner 
avec les caisses de prévoyance de |’Etat. 

L’assurance, en cas d’accidents, se recommande tout d’abord 4 
l’attention des gens de mer, par- son extréme bon marché, s€s 
effets immédiats et sa simplicité. — Ainsi, une commission d'ar- 
rondissement est chargée de constater les accidents sur place. Ses 
avis font loi pour l’administration. Les actes d’état-civil, ou certifi- 
cats de juges de paix, délivrés gratuitement et dispensés des droits 
de timbre et d’enregistrement. 

Mais si ce mode d’assistance publique couvre les ayants-drott, 
pour tous les accidents, de blessures ou de mort violente, il ne 


PREVOYANCE POUR LES MARINS. 369 


constitue cependant qu’une assurance partielle. — Dans les cas 
nombreux de mort naturelle, par maladie ou par épidémie, qui 
aticignent particuliérement nos marins du long cours, cette caisse 
demeure, en fait, insuffisante, 

En revanche, l’assurance, en cas de décés, prévoit tous les genres 
de mort, hors le duel, le suicide et les cas de condamnation judi- 
claire ; celte caisse couvre de sa protection la*famille de !l'assuré 
frappé soit de mort naturelle, soit de mort violente, fat-il méme 
tombé par le fer, ou le feu de l’ennemi. — Si ces avantages sont con- 
dérables ct constituent une assurance compleéte, il faut reconnaitre 
que ses tarifs sont trop élevés pour la généralité des simples ma- 
rins. 

Aucours de la discussion de la loi de 1868, le ministre M. Four- 
toul, a reconnu que ce mode de prévoyance était applicable aux 
marins inscrits, comme a toutes les classes de citoyens. 

D'autre part, la clause frappant de nullité, l’assurance pour les 
décés survenus dans les deux premiéres années ‘du contrat, est 
un obstacle sérieux 4 la propagation de ce mode de prévoyance. 

Pour répondre aux besoins du commun des matelots, pour 
assister la classe la plus pauvre ct la moins intelligente de nos 
gens de mer, il y a donc encore quelque chose 4 faire. 

Sur un effectif de 155,000 niarins inscrits, de tout grade et de 
lout age, existant au 4° juillet 4874, il n’était servi par la Caisse 
des invalides que 17,500 pensions dites demi-soldes. — La caisse 
protectrice 4 organiser pourrait donc intéresser prés des neuf 
dixitmes des gens de mer. 

Il reste par suite une place 4 prendre pour une grande société 
de secours mutuels embrassant Ja plus grande partie de la popula- 
tion maritime. — Ses statuts devraient étre assez élastiques pour 
s adapter 4 des besoins variés et pour couvrir en quelque sorte d’un 
large manteau, les principales miséres des familles assurécs. — 
Et cette société, bien loin de faire concurrence aux caisses publi- 
ques de I'Etat, devrait combiner son action avec elles, afin de for- 
mer un faisceau bien complet de prévoyance. Il va de soi qu’il fau- 
drait faire ici abnégation de ccs questions d’amour-propre et 
d'origine, qui, si souvent, paralysent les plus généreux élans de bien 
public. Pourvu que nos veuves et nos orphelins fussent secourus, 
qu'importe sous quel passeport ! 

Ainsi, la caisse des blessures et des naufrages aura, pour clien- 
tele, les gens de mer qui font les navigations les plus dangereuses, 
savoir : les pécheurs d’Islande, de la Manche, ceux du banc de 
Terre-Neuve et un certain nombre de caboteurs, naviguant hiver 
comme été, dans les parages féconds en accidents de mer. — Cette 


370 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 
institution scra le topique des blessés, des disparus et des nau- 
fragés. 

La caisse contre tout genre de mort, attirera particuliérement Ja 
classe aisée et intelligente des marins, c’est-a-dire les capitaines, 
seconds, maitres d’équipage, patrons de bateaux, et un bon nombre 
de longs-courricrs et de grands caboteurs qui fréquentent les pays 
malsains. — Moyenffant la précaution de s’y enréler de bonne heure, 
cette précaution pourra étre le topique de la fiévre jaune, deLa 
dysenterie, de la mort épidémique, comme de la mort violente. 
Elle conviendra, au méme titre, aux marins et employés de I'Etat 
qui servent dans les colonies ou dans les stations élrangéres ct 
surtout aux soutiens de famille, désircux de constituer un capital 
déterminé, sur la téte d’une mére, d’un pére, de leurs femmes ow 
de leurs enfants. 

Enfin, la caissc de secours mutuels entre marins de toute prove- 
nance, mettrait tous les risques en commun. — Une vaste associa- 
tion de prévoyance s’ouvrizait 4 tous nos gens de mer qui, pour 
une cause ou une autre, n’auraicnt pas recouru aux institutions 
de I’Etat, c’est-a-djre, d’ici longtemps, 4 la grande majorité de nos 
inscrits maritimes. 

Cette tontine, ayant 4 soulager les blessés et toutes les fa- 
milles, quel que fat le genre de mort, d’infirmité ou d’accident, 
n'offrirait point des indemnités comparables a celles des caisses 
publiques. — En revanche, les secours scraient prompts et mieux 
adaptés aux situations de chacun. 

L’'idéc d'une caisse spéciale, entre marins, nous a été commu- 
niquée par les hommes les plus compétents. -— Elle a été étudiée 
par MM. Delarbre et de Bon, l'un consciller d’Etat ct directeur de la 
comptabilité de la marine, l'autre, commissaire général ct directeur 
des services. administratifs. — Enfin nous devons 4 M. Derche, chef 
du bureau de l’inscription maritime, les renseignements sur la 
caisse de Dunkerque et sur la statistique de nos pertes en marins, 
dans la période 1864-1868. 

Aprés cet apercu général des divers modes de prévoyance, il nous 
faut entrer dans le détail des voics et moyens, propres 4 chacune 
de ces institutions qui doivent étre sceurs et non rivales, puisqu’en 
définitive, elles tendent toutes au méme but : — « Relever la 4i- 
gnité, améliorer la situation physique et morale de notre population 
maritime ! » . 


PREVOYANCE POUR LES MARINS. 371 


IV 


PROJET D'UNE CAISSE PROTECTRICE ENTRE MARINS. 


En attendant une meilleure appellation, nous nommerons ainsi 
cette caisse spéciale de secours mutuels entre marins, qu’il s’agi- 
rait de fonder, sous le patronage dircct de la marine et de Ja Société 
centrale de sauvetage. 

La Société protectrice des marins aurait ainsi 4 sa téte un grand 
élat-major, formé de toutes les notabilités de la marine, de la 
finance, du commerce, des travaux publics et du monde parisien. 
Elle servirait de rendez-vous a tous les genres d’aristocratic, 4 com- 
mencer par celle de la bienfaisance. 

Cette institution aurait pour administrateurs bénévoles MM. les 
commissaires de la marine, qui dirigent les diverses circonscrip- 
lions du littoral francais. Reconnue comme ceuvre d’utilité publique, 
capable de recevoir des dons et des legs, cette caisse serait centra- 
lisée 4 Paris, au ministére de la marine. Destinée 4 compléter une 
institation séculaire, dont on sait les grands services, mais que la 
marche des temps a rendue insuffisante, la Prévoyance des marins 
pourrait embrasser peu a peu la grande famille des inscrits. Tout 
cn gardant son autonomie la plus compléte, elle deviendrait sans 
doute, par la pente naturelle des choses, une sorte de complément 
ou de dépendance de notre caisse des invalides de la marine. 

La caisse protectrice des marins, serait sans doute admise a pro- 
fiter de la publicité et des relations établies, par la Société de sau- 
velage, qui a une mission paralléle. — Mais il va de soi, que cette 
lontine conserverait ses statuts, son budget et ses souscripteurs, 
parfaitement distincts. 

Cette association mutuelle, s’adresserait de préférence aux ma- 
rins mariés, sans droits acquis 4 la pension des invalides, c’est-a- 
dire 4 tous les gens de mer (et ils sont bien nombreux), dgés de 
moins de cinquante ans et ne réunissant pas trois cents mois de 
navigation. 

Est-il nécessaire de dire qu’une institution uniquement fondée 
sur la charité publique, telle que le proposait M. de Courcy, aurait 
ae chose d’humiliant pour le caractére et la fierté de nos gens 

mer ? | 

Ce qu’il leur faut, ce n’est pas seulement une souscription acci- 
dentelle, qui réussirait aujourd’hui, sous l'impression de grandes 
calastrophes et qui échouerait demain, devant |’inévitable concur- 





372 PREYOYANCE POUR LES MARINS. 


rence de cette multitude d’ceuvres, qui sont la plus pure gloire du 
catholicisme ct de la France. — Une simple ceuvre de bicnfaisance, 
car telle est la seule conclusion que notre honorable adversaire 
offrait-4 nos marins, sans recours aux caisses, publiques, sans 
cotisation personnelle de nos matelots, c’est-a-dire sans budget nor- 
mal et sans recettes assurées, n’aurait qu'une existence éphémére. 
Dés qu’elle aurait perdu l’attrait de la nouveauté, une tentative de 
ce genre aboutirait fatalement 4 ce qu’on nomme, en style familier, 
mais juste : « Un enterrement de premiére classe. » 

L’assistance de nos gens de mer, doit revétir un caractére per- 
manent et durable, respecter leur dignité, faire appel 4 leur effort 
personnel, cn un mot avoir précisément pour base, la contribution 
volontaire du marin protégé. Répétons-le encore, puisque notre 
honorable opposant a contesté ce principe et ne veut point que nos 
matelots apprennent 4 s’aider cux-mémes : «Il n’y a d’ceuvres dura- 
bles que celles qui reposent sur la prévoyance et 1’énergie indivi- 
duelle. » 

Sous peine donc de commettre, et bien réellement cette fois, 
une de ces naivetés financiéres que le directeur de la Compagnie gé- 
nérale d’assurance reprochait naguére 4 I’(Euvre de Saint-Brieuc, 
il faudra donc chercher a |’assistance des marins une base plus so- 
lide, plus séricuse et plus durable. Or cette base de Veffort per- 
sonnel existe déja en France dans plusieurs de nos ports. 

Depuis 1870, l’orm voit fonctionner & Dunkerque, une caisse de 
secours, entre pécheurs d'Islande, qui comprenait en 4871 ; 

4734 marins participants, versant une cotisation de 4 pour 100 
sur leurs salaires bruts et avances perduces ; 

62 armateurs, membres honoraires donnant une subvention de 
1 franc par homme embarqué et par an. 

Le compte rendu des opérations de la campagne de 1874, accuse: 


44 marins péris ou morts a bord. 


9 veuves qui ont reguensemble. . . 6,200 fr. 
42 orphelins (chacun 100 fr.). . . . 4,200 
8 preset méres. . . . . . . . 2,700 
4 marin blessé. ©. . . . . . . 8 200 
Ensemble. . . . 40,300 fr. 


La cotisation des capitaines est percue sur un minimum de 
40 francs par laste de morue. La caisse peut recevoir les dons ¢ 
legs. Son conseil se compose de six armateurs élus par leurs col- 
légues, du commissaire de la marine et de deux capitaines de péche 
participants. Toute mort, maladie ou blessures, résultant d'un 








PREVOYANCE POUR LES MARINS. 373° 


acte d'inconduite ou d’indiscipline, est déchue de tout droit. Il en’ 
est de méme pour les parents dont lindignité aurait été constatée 
aprés enquéte du conseil ef certificats du commissaire de police. 
Les indemnités sont allouées soit en bloc, soit par fractions, dans 
lintérét le mieux entendu des familles. Toutes ces précautions dé- 
notent une connaissance intime des hommes et des choses. 

En 41872, on trouve un total de contributions volontaires des 
matelots et armateurs, s’élevant 4 44,925 francs. 

Un navire, l’Ange Gabriel, s’est perdu corps et biens. 


Il a péri 42 pécheurs d’Islande. 
8 veuves ont recu ensemble. . . . 5,700 fr. 
{Gorphelins, . . . . . . . . 4,600 


4 péres ef méres. . ae 8 4,800 
"Total des indemnités. . . 9,100 fr. 





Déduction faite des frais d’administration, on a pu conserver en 
caisse, un reliquat de 2,446 francs. 

Nous arrivons 4 la campagne de 4875 ou la caisse de Dunkerque 
a été soumise 4 une rude épreuve. 

24 marins ont succombé dont 20 a bord de l’Infatigable, perdu 
comme de coutume, corps et biens. 

La société s’est trouvée en face de 16 veuves, 29 orphelins et 
10 aieux, soit 55 ayants-droit 4 secourir. 

Cette progression considérable dans le chiffre des pertes, a 
obligé le conseil d’user de la réserve établie par l’article 10 des 
statuts, c’est-a-dire de payer les indemnités au marc le franc. Dans 
ces limites les ayants-droit n’ont pu toucher que 78 pour 100 des 
allocations habituelles. 

Lengagement des armateurs prendra fin avec la campagne 
e A884. ; = 2 eh ig a oe ; 

Nous savons par une lettre de ’honorable M. Beck, qu’a Fécamp, 
il a &é fondé, A Vimitation de Dunkerque, une caisse avec les 
mémes statuts..—. L’art. 20 prévoit le cas de fusion de l’ceuvre 
dans une institution plus générale, telle que celle dont nous allons 
lenter d’esquisser le plan. 

Les statuts de la caisse de Dunkerque nous paraissent avoir été 
rédigés avec de grands soins. Ils prévoient, avec une sollicitude 
éclairée, les différentes positions d’état civil du marin et de ses 
héritiers naturels.. Cette fondation fait grand honneur a M. J. Beck, 
président da conseil, aux armateurs de Dunkerque, comme 4 |’ad- 
ministration de la marine de notre grand port flamand. Une insti- 
tution semblable ne saurait se généraliser en France sans un 

2% Juuuer 1875. 25 


316 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


élan généreux des armateurs. Une fois d’accord entre eux pour 
prendre cette honorable initiative, le concours des matelots ne 
saurait leur faire défaut, puisqu’il dépend d’eux d’en faire wne con- 
dition absolue d’engagement. 

Partons donc de cette base essentielle, d'une cotisation volon- 
tairement souscrite par nos marins, et provisoirement fixée a 
4 pour 400 de leurs salaires et avances. Supposons qu'on par- 
vienne dés la premiére année a enréler environ 42,000 marins et 
qu’on ait 4 indemniser annuellement 1,50 pour 100 des partici- 
pants, soit 180 familles de membres décédés ou atteints d’incapa- 
cité de travail. On aboutirait 4 un projet de budget, établi 4 peu 
prés comme suit : 


Retenue volontaire de 4 pour 100 sur les salaires de 12,000 ma- 

rins (a 5 francs par hommect paran). . . . . 60,000 fr. 
Souscriptions publiques et dons annuels des mem- 

bres honoraires. . . . . . «+... ~~ 25,000 
Subvention des invalides (évaluée a 41 franc par 

homme et paran).. . . . . . » . « « 42,000 


Recette présumée. . . 97,000 fr. 


Laissant 7,000 francs pour les frais généraux et fonds de réserve, 
on obtient pour 180 familles 4 secourir une indemnité moyenne 
de 500 francs. 

Au bout d’un certain nombre d’années d’existence, il y a heu de 
croire que le budget de la Caisse protectrice des marins, s’établi- 
rait dans des termes peu éloignés des suivants : 


Contribution volontaire de 4 pour 100 sur 50,000 miarins 
(4 5 francs par homme et par an). . . . . . 250,000 fr. 
Dons annuels des membres (souseription perma- 
RICTIC) < -282 ep, es. ds eS OS 
Subvention des invalides (évaluée a 4 franc par 
hommeetparan).. . . . . . .« « « ~ - 50,000 
Recettes présumées. . . 350,000 fr. 


On trouverait par un calcul analogue, en élevant graduellement la 
retenue sur les salaires, jusqu’au maximum de 2 pour 100, les 
budgets des recettes qui suivent : 


Pour wne contribution de 4 et demi peur 100. . . 475,000 fr. 
— 2 pour 100. . . . . 600,000 
‘ Cette évaluation est donnée ici d’aprés la statistique officielle de nos pertes 


moyenhes en marins inscrits, pendant la période 1864-1868, avec une augmenta- 
tion de @,25 pour 400 pour les incapacités de travail. 


30,000 





PREVOYANCE POUR LES MARINS. 375 


Admettani qu'on ait 4 mdemmiser en moyenne, 4,50 pour 100, 
ou 750 familles par an, de marins morts, ou devenus incapables de 
travailler, on obtiendrait : 


AVEC UNE BETENUE COTISATIORN INDEMNITE NOYENNE 


° 
SUR LES SALAIRES DE ANNOELLE PAR HOMME. CORRESPONDANTE. 


fr. c. fr. e. 
1 pour 100....... 5 00 466 66 


tif poor 100... .. 7 50 633 33 
2pourri@0....... 10 00 800 00 





(es évaluations ne sauraient étre taxées d’optimisme. ‘ 

Dans tout ce qui précéde, on n’a évalué les salaires du matelet 
qu’a une moyenne de 500 francs par an. Ce chiffre ne représente 
qu'un minimum, la part beaucoup plus forte des eapitaines, seconds, 
maitres, patrons, ne pouvant manquer d’améliorer ces évaluations. 

Si l'on tient eonapte de l’apport des marins gradés, notre moyenne 
par homme se veléverait & environ 600 franes. Nos trois indemnités 
hasées sur des cotisations annuelles de 6, 9 ou 42 frances remontent 
dés lors d’un cinquiéme. Dans ces conditions, chaque famille rece- 
vail avec 4 pour 100, 560 franes. — 44/2 pour 400, 760 francs. 
— 2 pour 100, 960 francs. 

Admetiant ce point de départ, qui n’a assurément rien de trop 
ambitienx, ilest permis de croire, que d’année en année, une pro- 
pagande bien dirigée, 4 la téte de laquelle }’on verrait MM. les admi- 
nistrateurs de la Marine, parviendrait 4 enrdler presque tous les 
gens de mer, sans droits acquis 4 la pension des invalides. Les 
vieux parents, les femmes elles-mémes (dés qu’elles auraient vu 
les secours, en cas de malheur, tomber dans le tablier des veuves 
leurs voisines), seraient les premiéres 4 propager le mouvement, 
en conduisant bon gré malgré, les marins faire leurs déclarations 
chez le commissaire. 

Avec le temps, il y a lieu d’espérer que la somme fournie par 
les fondateurs, bienfaiteurs et!'membres konoraires, augmenterait 
annuellement. Dans nos stations de bains de mer, ov affluent 
chaque été, tant de riches étrangers, il serait honorable et facile 
d’avoir des. concerts, des quétes, des loteries, en faveur des marins 
et de leur caisse mutuelle. — Le concours de la presse de Paris et 
des ports, la publication d’annales et de comptes rendus périodi- 


316 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


ques, 4 l’exemple de la Société centrale de sauvetage, tiendraient le 
public en haleine. 

Plus la carriére est périlleuse, plus la part de la prévoyance doit 
étre forte. A ce titre, qui pourrait contester 4 la Marine le droit 
légitime de faire supporter 4 la famille maritime, cette retenue 
totale de 5 pour 100, déja appliquée pour les pensions de son admi- 
nistration centrale. 

Inscrite au role d’équipage, graduellement percue, par |’admi- 
nistration, 4 la facon des 3 pour 100 des Invalides, cette contri- 
bution volontaire (dut-elle étre hardiment portée 4 2 pour 100, 
soit 10 francs par homme et par an), n’aurait encore rien d’exor- 
bitant. — Et ce mode de prévoyance serait d’autant plus méritoire, 
que la grande famille maritime contribuerait elle-méme pour une 
plus grande part, 4 ce sauvetage moral des incapables de servir, des 
veuves et des orphelins. — La bienfaisance n’aurait ici que le réle 

ede simple auxiliaire. — Son caractére dominant serait celui d’une 
assistance administrative. , 

Nos gens de mer, une fois la premiére répugnance vaincue, s’y 

habitueraient insensiblement et finiraient par trouver le principe 
trés-naturel et les résultats d’autant plus excellents, qu’ils se mani- 
festeraient 4 chaque instant sous les yeux. — En cas de malheur, 
on ne trouverait plus une famille de marins qui n’ett recu son in- 
demnité, que l’abandon des 2 pour 100 porterait en moyenne, a 
environ un millicr de francs. 
. Etalors, si l’on voyait par hasard, sur le littoral du beau pays 
de France, une veuve, un orphelin ou un marin infirme ou blessé, 
demeurés sans secours, on pourrait s’écrier avec le Journal du 
Matelot : « C’est que le chef de cette famille, n’ayant pas le courage 
de boire quelques bouteilles de moins, a refusé d’abandonner sa 
quote-part 4 la Caisse protectrice des marins. » 


V 


CAISSE PUBLIQUE DES ACCIDENTS OU CAISSE DES BLESSURES ET DES 
NAUFRAGES. 


Tout en remplissant son mandat tutélaire, par une tontine spé- | 
ciale aux marins, Ia Société protectrice, s’inspirant des intéréts | 
spéciaux et des risques particuliers 4 chaque espéce de navigation, 
ne devait pas renoncer & combiner son action avec un recours éven- 
tuel aux caisses publiques de I’Etat. 

Ainsi, nos pécheurs de la Manche et de la mer du Nord, des mers 








PREVOYANCE POUR LES MARINS. $17 


dislande ou de ce terrible banc de Terre-Neuve. parages essentiel- 
lement sains, mais industries singuliérement périlleuses,.ot la 
maladie la plus commune est la mort par naufrage, trouveraient 
des avantages particuliers 4 recourir a l’assurance en cas d’acci- 
dents. ) 

Ecoutons plutét ce qu’en pense le Journal du Matelot. « Ques- 
lionnez-vous un marin du commerce sur les inconvénients de sa 
profession, il répond invariablement : 


« Notre métier a du bon; mais il y a, au commerce, quelque 
« chose de trés-triste, c’est que si l’on est blessé au service, on n’a 
« pas de pension, et que, sil’on vient 4 périr en mer,.ce qui, heu- 
« reusement, n’arrive pas souvent, mais enfin arrive quelquefois, 
« on laisse derriére soi une famille dans la géne ou méme dans la 
« misére. 

«Un magon, se dit-il, qui tombe de son échafaudage, qui se 
« blesse et qui ne peut plus travailler, a droit 4 une pension qui 
« peut monter jusqu’é 644 francs par an, pour peu qu'il ait bien 
« voulu retemir sur sa paye et payer a la Caisse deux centimes et demi 
« par jour. — Pourquoi donc le marin qu’un coup de roulis jette 
« de la vergue de misaine sur le pont, qui se casse un bras, et que 
«Yon est obligé d’amputer, n’aurait-il pas, luiaussi, ses 644 francs 
« par an, s'il a bien voulu économiser quelques sous et envoyer a 
a l'assurance deux centimes et demi par jour? » 


Cette intervention de la Caisse des blessures et des naufrages en 
faveur des marins qui effectuent les navigations les plus dangereu- 
ses, ferait une situation meilleure aux familles de marins noyés, 
tués ou disparus. Dans les cas d’incapacité de travail, il y aurait 
des pensions aux survivants atteints de blessures. | 

Enfin, dans l’éventualité de grands sinistres, atteignant la pro- 
portion de catastrophes régionalgs, tels que ceux de Terre-Neuve et 
de V'lslande, en 4873-1874, cette combinaison allégerait singuliére- 
ment les charges de la caisse protectrice des marins; car, pour la 
nantir d'un fonds de réserve indispensable, n’oublions pas que ses 
finances auront longtemps besoin d’étre gouvernées de maniére & 
éviter de trop grandes secousses. See ee 

La conciliation entre ces deux sources de prévoyance s’effectue- 
rait si l’on introduisait dans les statuts de la Société des marins deux 
ou trois articles concus dans le sens qui suit : 7 


Articte A. 


«Tout marin qui va entreprendre une navigation dangereuse 
pourra, en passant la revue de départ au bureau de la Marine, dé 





518 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


clarer son intention de se faire assurer, « en cas d’accident-s de 


«mer. » 
Anricie B. 


a Tout marin réclamant une assurance en cas de blessures ou de 
naufrage, sera autorisé 4 s’imposer sur ses salaires une retenue 
en rapport avec le tarif d’assurance par lui choisi. 

« Ces déclarations seront immédiatement inscrites au réle d’é- 


quipage. » 


RETENUE TOTALE CAISSE DES MARINS | CAISSE DES ACCIDENTS 


ENCOURUE POUR 1 ADMISSION ms 
AUX DEUX CAMmsEs. VERSEMENT ANRUEL. ET VERSE aU NOM DU MARIN. 
I 
fe. o. fr. ¢. fr. « 
8 00 5 0 3 60 
10 00 3 00 5 00 


13 00 5 60 8 00 





Anncie (. 


« Enfin, tout marin pourra étre admis 4 se faire garantir par les 
deux caisses 4 la fois, moyennant une retenue totale de 8, 10, ou 
43 francs par an. — I sera, dans ce cas, membre participant de la 
Caisse des marinus pour 5 francs, et assuré en outre, en cas d'évé- 
nement de mer, a 3 francs, 5 francs ou 8 francs. 

« Sclon ses Age, salaire et position de famille, libre au marin 
de choisir l'un ou |’autre moyen, voire méme les deux a la fois. » 

Le commissaire de la Marine, en recevant la déclaration du ma- 
telot, aurait 4 remplir des polices fodividuelles ou collectives, et a 
effectuer les retenues d’assurance sur ses avances au départ. 

Cet administrateur ferait les démarches nécessaires vis-i-vis des 
ageats des finances. — Il remetiraat les livrets d'assurances, en ga- 
rantie de leurs droits, aux familles des marins. L’administratioa de 
la Marine posséde sur le littoral une haute influence, ef peut beau- 
coup pour le progrés moral. — En cas de disparition, la tontane con- 
sacrerait son allocation 4 des secours périodiques, jusqu’au régle- 
ment des indemnités dues par la Caisse des Dépdts et Consignations. 

Du jour ot cette administration aura adopté en matiére de nau- 
feages et de constatation de décés, la jurisprudence de ia Caisse des 
Invalides de la marine (dans le cas le plus défavorable aux famaiiles, 





PREVOYANCE POUR LES MARINS. 329 


celui de dispariizon totale 4 la mer), les délais de payement ne sau- 
raient dépasser : 


Six mois, pour les mers d'Europe; 
Un an, pour I’Océan atlantique; 
Deux ans au-dela des grands caps. 


Une fois les formalités de disparition 4 la mer remplies confor- 
mément 4 l’ordonnance du 48 janvier 1859 et au décret du 44 aodt 
4856, les marins du commerce, se trouvant placés sur le méme pied 
que les marins de I’Etat, rentreraient dans des conditions norma- 
les. — On n’aurait plus 4 craindre que la Caisse des Consignations 
ne devint pour eux une caisse de lenteurs. La principale critique de 
M. de Courcy tomberait ainsi d’elle-méme. 

Sur les actes de décés ou procés-verbaux de disparition a la mer 
dressés par W’autorité maritime (pour la famille d'un marin de lage 
moyen de quarante ans), la Caisse des accidents aurait a payer: 


INDEMZUITE CUMULKE DE LA VEUVYE &T DES ENFANTS MINEURS. 


Pour une assurance de 3 francs, 4 >< 150 = 600 francs. 
— 5 francs, 4 >< 232 — 928 francs. 
— 8 francs, 4 >< 372 — 1,488 francs. 


Hest évident qu’aucune mutualité, de quelque facon qu’on la 
combine, ne saurait offrir aux marins des conditions aussi avanta- 
geuses qu’une caisse d’assistance publique, ayant derriére efle un 
million de subvention accordé par ]’Etat. 


VI 


RECOURS EVENTUEL A LA CAISSE EN CAS DE DECES (CAISSE CONTRE TOUT GENRE 
DE Morr). 


Nous avons signalé lobstacle réglementaire annulant les agsu- 
rances faites moins de deux ans avant le décés de Il’assuré, clause - 
destinée 4 prévenir ce que M. de Courey, dans son langage techni- 
que, appelle — « invasion des mauvais risques. » 

Si regrettable que soit cette clause; si préférable qu’il fut, pour 
Yavenir de l’institution, de la remplacer par la visite du médecin et 
une certaine élavation des tarifs, serait-ce la une raison suffisgnte 
Pour ne pas recourir 4 la caisge en cas de décdgs? 


$80 . PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


D’accord avec les auteurs de la loi de 1868, nous ne le pensons 
pas; et, a l’appui de cette opinion, on peut invoquer les considéra- 
tions suivantes : 

Dans le cas d’annulation, les versements effectués sont restitués a 
la famille, avec bonification d’intéréts 4 4 pour 100. — Méme alors, 
on n’a donc rien perdu a se faire assurer. 

Proportionnellement au nombre des assurés, le cas de mort, moins 
de deux ans aprés l’assurance contractée, doit étre nécessairement 
assez rare. D’ailleurs, en ce qui touche les marins et employés colo- 
niaux, il est d’ohservyation médicale que la santé des Européens ré- 
siste, en moyenne, environ deux années dans les climats les. plus 
malsains. : 

Pour peu donc que les marins gradés et les employés des ports 
ou des colonies aient la précaution d’entrer a cette caisse dés leur 
jeunesse, ou quelques mois au moins avant leur départ de France, 
assurance aurait les plus grandes chances d’exercer sur leurs fa- 
milles son action tutélaire. 

Ii importe de le remarquer en passant, ce n’est plus ici un con- — 
trat aléatoire, comme dans la Caisse des Accidents. — Aprés avoir été 
son client toute votre vic, si les accidents vous épargnent, et que 
vous mouriez de votre belle mort, vous n’avez rien 4 en attendre. 
Ici, c’est tout le contraire. — Aprés deux ans écoulés, vous avez la 
certitude absolue que tét ou tard le capital déterminé sera, a yotre 
décés, payé 4 ceux qui vous sont chers. — C’est donc un véritable 
placement a intéréts composés que vous aurez réalisé. 

C’est une assurance de tout repos, et pour la vie entiére, qu'll 
s’agit de contracter ici. — Plus on y entre jeune, plus les conditions 
sont avantageuses. — Les tarifs sont basés sur un intérét a 4 pour 100 
des versements effectués, et calculés, 4 raison de l’age des dépo- 
sants, d’aprés les tables de mortalité de Deparcieux. — L’administra- — 
tion ne fait aucun bénéfice sur les assurés, et se borne a prélever | 
6 pour 100 pour couvrir ses frais. 

Tous ceux et celles qui comprennent dans toute sa grandeur, le 
généreux protectorat que Dieu a imposé aux classes dirigeantes, de- 
vront donc insister sur ce point essentiel. . 

Dés seize ans, un bienveillant patronage pourra s’exercer pour les 


Fils ainés de veuves, 

Ainés d’orphelins, 

Fils de parents malades ou infirmes, 
Soutiens de famille de tout genre. 


On ajouterait au mérite de cette assistance administrative, en al- 
dant pécuniairement les jeunes assurés de seize 4 vingt ans 4 acquil- 








- PREYOYANCE POUR LES MARINS. $84 


ter les premiers versements annuels. On garantirait ainsi des situa- 
tions dignes d’intérét contre la funeste chance de perdre subitement 
leur gagne-pain. 

Dans un autre ordre d’idées, ct 4 un 4ge plus avancé de la vie 
(mais sans dépasser, autant que possible, la limite, quarante 4 qua- 
rante-cing ans), cette assurance conviendrait particuliérement aux 
gens de mer jouissant de quelque aisance : capitaines, seconds, 
maitres d’équipage, maitres de scine, patrons de bateaux longs- 
courniers, grands caboteurs, employés des colonies, maitres et 
sous-officiers de l’Etat, que leur navigation habituelle et leurs fonc- 
lions appellent dans les pays malsains. 

Cherchons maintenant a présenter les tarifs de la Caisse des décés 
sous une forme facile a saisir. 


PRIMES ANNUELLES 
A PAYER 
POUR DES ASSURANCES DE 500 FR. A 3,000 FR. PAYABLES AU DECES 


POUR DES ASSURANCES DE 
AGE 


500, fr. 1,000 fr. 3,000 fr. 


DE L'aSSURE. 
PRIME ANNUELLE A PAYER PENDANT LA DUREE DE LA VIE. 





| fr. c¢ fr. c. fr. c. 


{6a i7ans..... 6 61 43 22 39 66 
%a%tans.. .. .' 7 16 * 44 39 42 96 
9a %ans. -.. 7 99 45 85 A 55 
30a3ians.....' 8 88 47 77 53 3l 
35a36ans.... .' 40 44 20 28 60 84 
MOadtans.. .. .! 12 05 24 10 712 30 


45a46ans... . . 14 70 29 40 88 20 


Comme on le voit, un soutien de famille qui entrerait jeune en- 
core, c’est-a-dire avant trente-cing ans, dans cette combinaison de 
prévoyance, laisserait 4 ses parents 500 francs, moyennant un ver- 
sement annuel de 7 francs 4 40 francs. 

Pour laisser 1,000 francs 4 ses parents, il aurait 4 déléguer de 
13 & 20 francs par an. 

Pour légucr ce méme millier de francs aux siens, un chef de fa- 
mille de l’Age moyen de quarante ans, en serait quitte pour un 6a- 


382 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


crifice annuel de 24 francs, soit 2 francs par mois, ou un peu plus 
de 4 sou par jour. 

Enfin, pour léguer le maximum — unc somme de 3,000 franes. — 
asa femme et a ses enfants, un pére de quarante ans aurait 4 s'im- 
poser un sacrifice de 72 francs par an, autrement dit, a déléguer 
6 francs par mois ou 4 sous par jour. 

Quiconque connait les conditions de solde de nos marins gradés, 
conviendra que ces primes a verser ne sont pas, en général, au-des- 
sus de leurs forces. 

A notre sens, on pourrait donc conclure de ces prémisses : 

Qu’il n’est pas un soutien de famille qui ne puisse se faire assu- 
rer pour 500 francs. 

Qu’il n’est pas un marin gradé ou prévoyant quik ne puisse léguer 
environ 1,000 francs aux siens. 

Enfin, qu’il est un certain nombre de gens de mer, en mesure d’as- 
surer a leur famille, un capital de 2,000 francs 4 3,000 francs. 

Pour des hommes qui gagnent depuis 400 francs jusqu’é 
2,000 francs par an, ces tarifs sont donc parfaitement abordables. 
— Et le jour ou Ja haute administration voudra exercer ici son action 
tutélaire, i} suffira d’ajouter au Décret sur la Prévoyance, un article 
concu 4 peu prés ainsi : 


Arnie D. 


« Tout marin, tout employé maritime ou colonial, pourra étre 
admis, sur sa demande, 4 déléguer a la Caisse des Consignations, la 
prime annuelle nécessaire, pour couvrir son assurance a la Caisse 
publique en cas de décés. » 


Vil 


LA CAISSE DES RETRAITES POUR LA VIEILLESSE. 


La Caisse de la vieillesse est 4 la fois la plus fréquentée, comme 
Ja plus ancienne de nos institutions publiques de prévoyance, 

Depuis la loi du 18 juin 1850, tout Francais de J’un au del’autre 
sexe peut, par un apport annuel de ses économies, devenir rentier 
de l’Etat, dés qu’il aura atteint le demi-siécle. 

Les versements sont annuels ou une fois faits, a capital aliéné ou 
4 capital réservé. —Dans ce dernier cas, ce capital est remboursé a 
Ja famille, & l’époque du décés du rentier. — Le tableau suivant 
extrait des tarifs peyt donner une idée de ces combinaisons : 








PREVOYANCE POUR LES MARINS. $85 


RENTE VIAGRRE MINIMOM ACQUISE A 5@ ANS. 





AGB PAR UN VERSERENT UNIQUE AGE PAR DES YERSEMENTS ANKUBLS 





















a .'fregux ps 400 ynaacs i ou pe 10 yrancs 
il A CAPITAL A CAPITAL ad A CAPITAL A CAPITAL 
VERSENENT . ALIEXE, nésErve. t*? VERSEMENT. ALIENE, RESERVE. 
Ans. fr. c. fr. ¢. Ans. fr. ¢. f. e. 
5 149 62 417 42 5 233 81 483 06 
5 128 50 103 39 5 205 63 1460 35 
10 93 18 76 350 10 148 50 144 49 
15 70 15 36 27 15 106 81 80 50 
20 52 60 41 19 2Q | 75 45 55 55 
83 59 07 29 94 2 $i 99 37 34 
30 3 94 21 59 30 54 59 26 14 
35 21 38 15 41 35 21 72 14 66 
40 15 84 10 85 40 42 22 7 92 
43 44 69 7 47 45 5 18 5 24 
30 8 53 4 99 
RENTE VIAGERE MAXIMUM ACQUISE A 65 ANS. 
3 680 54 552 70 5 1,100 49 851 90 
i) 584 48 470 25 5 969 60 748 64 
10 425 84 547 05 40 712 48 339 70 
1 319 06 | 935 93 4b 522 85 | 385 43 
20 239 26 487 55 20 380 14 871 91 
ys) 177 72 136 17 25 2718 50 489 413 
30 131 66 98 20 30 194 38 129 410 
a 97 25 70 40 35 135 83 85 95 
40 Tk 92 49 56 + 92 61 53 30 
8 53 49 54 45 60 OA 35 37 
30 58 81 22 70 50 37 02 49 27 
55 27 5 14 56 55 20 01 9 66 
60 18 87 8 87 60 8 10 3 60 
65 12 58 5 01 





384 _PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


Ainsi un homme de trente ans qui verserait 100 francs tous les 
ans, jouirait 4 cinquante ans, d’une retraite de 545 fr. 90. — Sil 
avait voulu réserver ses apports 4 ses héritiers, il n’aurait que 
241 fr. 40. 

Pour celui qui ne serait arrivé que dix ans plus tard, 4 quarante 
ans, par exemple, la retraite 4 cinquante ans se verrait réduite soit 
4 422 fr. 20, soit a 79 fr. 20. — En pareil cas, on ferait donc sa- 
gement de différer sa liquidation, Jusqu’a cinquante-cing ans ot 
l’on obtiendrait 249 et 156 fr. 50. 

L’homme qui n’aurait commencé ses versements qu’a quarante- 
cing ans, devrait, par analogie, attendre jusqu’a soixante ans, pour 
obtenir 296 francs ou 170 francs. 

Enfin, le cinquantenaire ferait sagement de différer son repos 
jusqu’a soixante-cing ans, pour avoir 370 francs ou 192 francs. 

La morale de ces combinaisons est donc facile 4 saisir. — Pour 
en tirer de sérieux avantages, il faut se présenter de bonne heure 
et jeune encore 4 cette institution. — Pour atteindre un chiffre de 
retraite, voisin de 300 francs, 4 capital aliéné, toujours avec l’ap- 
port annuel de 100 francs, il faut compter environ quinze ans d’ad- 
mission & la caisse. Si l’on a attendu l’4ge mur pour songer 4 la 
prévoyance, le meilleur parti 4 prendre, c’est de reculer propor- 
tionnellement l’entrée en jouissance. 

Sous cette administration paternelle, si des infirmités, des bles- 
sures ou des maladies graves vous atteignent (fat-ce méme avant 
cinquante ans), par une disposition spéciale de la loi, au moyen 
d'une liquidation anticipée, vous obtenez une retraite proportion- 
nelle. — Quels qu’aient été les versements du déposant, 1’Etat sait 
ainsi lui en tenir compte, 4 toute époque de sa carriére avec une fi- 
délité vraiment exemplaire. — Ces retraites se payent chez les per- 
cepteurs, comme la rente sur !’Etat. 

S'il est beau de voir le Gouvernement se faire ainsi le caissier et le 
banquier des plus petites bourses et des plus modestes épargnes', 
— on comprend 4 merveille que }’on ait posé des limites & ce mode 
d’assistance publique. — Aucune rente viagére de la vieillesse ne 
saurait dépasser 1500 francs. — Le maximum des versements an- 
nuels est fixé 4 4,000 francs. — En revanche, on peut toujours an- 
ticiper ses ‘payments, par un versement unique, ou ajourner son 
entrée en jouissance de la retraite, afin de |’améliorer. — Dans un 
but analogue, on a enfin le droit de faire abandon des capitaux pri- 
mitivement réservés. 


‘ En Angleterre, les bureaux de poste recoivent, sans frais, les versements 
destinés aux Caisses d’épargne. 





PREVOYANCE POUR LES MARINS. S85 


M. le comte de Benoist-d’Azy, vice-président de la Chambre, dé- 
peignait naguére, en termes excellents, le réle de la Caisse de la 
vieillesse, dont il a été un des principaux promoteurs. — Nous ne 
saurions mieux faire que de citer l’éloquent exposé du rapporteur 
de ls loi de 1850. 


« ll ya des milliers de famuilles ruraleg qui se divisent et se rui- 
nentpour le partage des héritages, et qui pourraient s’épargner ces 
calamités, en assurant une retraite ou une dot & ceux de leurs mem- 
bres qui ne doivent pas cultiver l’héritage paternel. 

« Le but de cette loi a été d’offrir aux plus faibles économies de 
la classe laborieuse un placement assuré qui permit au déposant de 
recueillir dans sa vieillesse, pour fruit de son travail, un bien-étre 
honorable et assuré. 

« Yoyez, messieurs, autour de vous, ce que sont les pauvres qui 
vivent de votre charité ; ce sont pour la plupart d’anciens ouvriers 
qui n’ont phus la force de travailler, qui sont 4 la charge de leur fa- 
mille, ou abandonnés par elle. 

« Sans doute, la charité s’honore de venir au secoursde ceux qui 
souflrent ; mais, pour chacun de ces pauvres, n’eut-il pas été plus 
heureux que pendant leur jeunesse et leur vie active une faible éco- 
nomie eit pu assurer le bien-étre de leur vieillesse? et quand je 
dis une faible économie, je vais vous citer quelques chiffres, et vous 
allex voir qu’en effet, avec bien peu de chose, on peut réaliser ce 
bienfait d’une aisance inespérée pour les années les plus difficiles 
de la vie. 

« Siun homme a pu placer pendant les années de sa vie active de 
travail une somme de 40 francs par an, il aura 4 soixante ans prés 
de 300 francs de rente viagére sur I’Etat, rente bien assurée et qui 
nest soumise 4 aucune chance. — Si ce placement avait été fait sur 
sa téte par son pére a lage de trois ans et continué d’année en an- 
née, il aurait, & soixante ans, 600 francs de rente et pourrait ainsi, 
auheu d’étre 4 charge 4 sa famille, lui apporter quelques secours. 
Cette rente sur I’Etat pourrait étre portée jusqu’a 1,500 francs. — Le 
capital versé s’augmente des intéréts, puis des intéréts des intéréts, 
et enfin des chances de mortalité calculées d’aprés les tables de- 
puis longtemps connues. 

« Ainsi un pére de famille ou un bienfaiteur peut placer sur la 
éte d'un enfant depuis l’dge de trois ans; il peut continuer ces pla- 
cements jusqu’a l’dge ou l’enfant peut les faire lui-méme, lorsqu’il 
commence & gagner quelque chose par son travail et que cette pen- 
see d’avenir préparée par l'économie se présente habituellement a 
son-esprit. 


886 PREVOYANCE POUR LES WARINS. 


« Les versements faits par homme marié profitent a sa fearme 

comme a lui, et réciproquement, ba vente appartient aux deux 
ux. : 

_ Ces versements ne sont point obligatoves ; ils peuvent tre m- 

terrompus, repris ou arrétés: mais le produit obteny, je le répéte, 

est toujours en proportion des sommes versées et de l'époque de la 

vie ot elles l’ont été. 

« J'ajoute que ces rentes sont imsaisissables. 

a Hi serait trop long d’entrer ici dans le détasl des chiffres, mais 
tous ces détails seront facilement mis sous les yeux de ceux qui 
veulent profiter d’une institution si utile. 

« Des personnes bienveillantes interviendront pour que cela 
puisse étre facilement compris et exécuté. 

a Quelques personnes ont critiqué ce placement d’écononmes dans 
un intérét personnel, comme un acte égoiste qui prive la famille de 
cet avantage ; mais la faculté est donnée par la ler de déclarer que 
le capital versé sera réservé, c’est-a-dire fera retour aux héritiers ow 
donataires du titulaire ; seulement alors la rente est nécessairement 
moins élevée. 

a Mais le vieillard, en mourant, peut réserver ainsi 4 sa famille 
une somme assez importante, fruit de ses économies assurées et 
que les plus petites privations ont suffi pour assurer. 

« Eh bien, cette institution si utile, jo le répéte, n'est pas connue 
dans nos campagnes, quoique depuis vingt-deux ans plus de ceat cin- 
quante millions aient été placés entre les mains de l'Etat; de grandes 
sociétés industrielles, des compagnies de chemin de fer assurent 
ainsi des retraites & leurs employés et ouvriers. Les versements se 
font alors de compte ‘& demi entre l’ouvrier et la compagnie. 

a Qui, il est facheux que les familles agricoles igmorent cette 
institution et surtout la maniére d’en mettre & profit les bienfaits. 

a On éviterait par la des divistons, des procés, des lseitatiens 
ruineuses, en prélevant sur le revenu, des annuités nécessaires pour 
assurer des dots aux jeunes filles, des retraites aux jeunes vieil- 
lards, en laissant intact le domaine cultivé aux mains de ceux qui 
le font valoir. 

« Un grand service 4 rendre aujourd hui aux campagnes, ce serait 
de publier un Manuel des retraites, indiquant aux familles les com- 
binaisons au moyen desquelles on pourrait réaliser une répartition 
intelligente dans les héritages, en évitant ces licitations judiciaires 
qui sont le chancre de la propriété et de la famille en France. » 

(Gazette des Campagnes.) 


Ne pourrait-on pas conclure en disant avec un chef ouvrier: <— 


PREVOYANCE POUR LES MARINS. 387 


« Sila caisse des retraites était bien connwe des travailleurs, — ce 
« serait la fin de VInternathionale. » 

Sile peuple comprenait clairement qu’tl peut, lui aussi, devenir 
renter et se reposer sur ses vieux jours, Moyennant quelques fai- 
bles économies, croit-on qu'il irait demander un avenir meilleur, 
aux chiméres décevantes des sociétés secrétes? — Si par une propa- 
gande vramment active et intelligente, de pareilles idées avaient été 
répandues avee persévérance, dans les masses ouvriéres, si avides 
demtendre une parole autorisée, croit-on qu’elles y resteratent insen- 
sibles? Mats, pour cette mission, il faudrait des conférences publiques 
dans tous les grands ateliers, dans les sociétés de secours-mutuels, 
il Badrait, en un mot, trouver des Apdtres. — Le comprendra-t-on 
un jour? et la belle initiative de M. le comte de Mun trouvera-t-elle 
des imitateurs parmi nos financiers et nos économistes? Si le ministre 
des finances encourageait ésoliment cette propagande, bon nombre 
de receveurs et de percepteurs, avec l’autorité de leurs fonctions, 
ne pourraient-ils pas devenir conférenciers? 

Un grand pas dans l’ordre moral, ne serait-il pas fait, le jour od 
Von aurait pu convaincre Pélite des classes laborieuses : 

Que ses amis les plus désintéressés se trouveront toujours dans 
les classes dirigeantes, parmi les caractéres les plus élevés, comme 
dans ks situations les plus indépendantes ; 

Qu'une longue ére de paix sociale peut seule, avec un gouverne- 
ment stable et un travail bien réglé, acheminer les ouvriers vers 
un avenir meilleur ; 

Que les caisses de prévoyance peuvent les y aider puissamment, 
en provoquant leurs épargnes, en les capitalisant et en les faisant 
fructifer par un placement de tout repos, a 5 p. 100; 

Que selon la belle parole de V’illustre Franklin: — « Quiconque 
« prétend vous enrichir autrement que par l'ordee, le travail, l’é- 
« conomie, celui-la est un empoisonneur ! » 

(ete digression nous a un peu éloigné de nos marins. Terminons 
done en nommant les nombreuses catégories d’hommes de mer qui 
oe bien de recourir a la caisse d’épargne de la vieil- 

esse. 

les marins du commerce qui ont tant de peine 4 réunir les trois 
cents mois de navigation exigés pour la demi-solde des invalides, 
(rouveraient ici unc retraite assurée, dés l’dge de 50 ans. 

Et si, comme il arrive malheureusement trop souvent, certains 
navigateurs se voyaient frappés de blessures ou atteints de ces 
maladies des pays chauds qui entrainent, avec des infirmites pre- 
coces, une incapacité absolue de travail, le grand bienfait d'une 
retraite proporttonnelie ne saurait ie leur échapper. 


388 PREVOYANCE POUR LES MARINS.: 


Capitaines au long cours et au cabotage, maitres d’équipage, 
maitres de seine, patrons de bateaux, matelots plus ou moins aisés, 
il en est bien peu qui, avec un peu de bonne volonté, ne pourraient 
apporter ici, une épargne annuelle variant depuis 10 francs jusqu’a 
200 francs. 

Officiers et employés des divers corps de la marine, maistrance 
et sous-officiers, agents des ports et des colonies, combien de situa- 
tions modestes qui, par leurs bonnes habitudes d’ordre et d'éco- 
nomie, pourraient s'imposer cette épargne, depuis 10 francs jusqu’a 
200 francs par an et améhorer ainsi leur retraite par I’Etat. 

fl suffirait d’une entente 4 établir entre l’administration de la 
marine et la caisse de la vieillesse pour queces versements puissent 
s’effectuer par voie de délégation annuelle. — On éviterait ainsi aux 
absents et aux familles, les erreurs, frais et embarras qu’occa- 
sionnent toujours plus ou moins, les recours individuels aux caisses 
publiques. 

Marins du commerce ou serviteurs de l’Etat, ne trouverait-on pas 
un égal intérét 4 donner, & un plus grand nombre d’hommaes, le 
sentiment si conservateur de la propriété? — Favoriser la pré- 
voyance, c'est aussi affermir énergiquement l’ordre social! 


CONCLUSION 


Si l’on nous demandait maintenant : de tout ceci que conclure? 
C’est a la Réforme sociale de M. Le Play' que nous voudrions em- 
prunter notre réponse. — Nul n’a mieux que ce grand citoyen, carac- 
térisé, en regard de nos plaies sociales, la mission & remplir par 
nos classes dirigeantes. Il y a la une de ces vérités naturelles, au- 
jourd’ hui admises par tous les esprits éclairés. — Quiconque exerce 
des droits, assume, par cela méme, des devoirs. — Que ces droits 
s‘appellent autorité, fortune ou influence, l’obligation est la méme. 
Si Dieu a fait des riches et des pauvres, c’est qu’il a voulu établir 
entre toutes les classes de la société, des relations amicales, des 
rapports indispensables, un perpétuel échange de services. —Tant pis 
pour ceux qui ne comprendraient pas ces axiomes ! 

Si l’on admet donc ces devoirs de patronage pour ceux qui com 
mandent aux matelots ou qui louent leurs services, on sentira vis-a- 
vis d’eux, certaines obligations morales 4 remplir. C’est la vieille 
histoire des chefs d’industric en face de leurs ouvriers, ou des chefs 
de corps vis-a-vis de leurs soldats. Cherchez autant que vous le 
voudrez parmi les classes laborieuses, vous n’en trouverez guére de 
plus méritante que nos marins. Leur sentimentinné d’une hiérarchie 


1 La Réforme sociale en France, 5* édition, 1874, chez A. Mame, Tours. 


PREVOYANCE POUR LES MARINS. 589: 


nécessaire, leur gros bon sens et le 'salutaire contact des nations 
étrangeres, les mettent, Dieu merci, 4 l’abri de ces détestables et 
absurdes doctrines, que les déclassés de toutes les professions n'ont 
que trop répandues parmi nos ouvriers des villes. 

On va chercher souvent bien loin, des combinaisons propres a. 
remédier aux souffrances bien connues de notre marine marchande. 
A plusieurs reprises, depuis 1825, on a fait sur la navigation 
francaise de volumineuses enquétes. Eh bien, l'un des premiers 
encouragements 4 lui apporter, ne serait-ce pas d’améliorer la con- 
dition précaire de cette grande famille des marins du commerce? 
Que I’on ouvre 4 deux battants, pour cux, les portes de nos caisses 
de prévoyance. Et dussions-nous d’abord lutter contre une tradi- 
lionnelle incurie, et dans les débuts, faire leur bonheur, pour ainsi 
dire, yn peu malgré eux, sachons y amener ces « grands enfants. » 
Prouvons-leur que le célébre dicton : « Aprés nous Ie déluge, » 
n'est point le dernier mot de la sagesse humaine. 

La pensée d’encourager les marins du commerce, par une large 
admission 4 nos caisses d’assistance, appartient a l’un de nos 
hommes les plus considérables, vétéran de nos assemblées et 1’un 
des principaux fondateurs des retraites pour la vieillesse: M. lecomte 
Benoist d’Azy. 

Outre les marins de profession, bien des industries se rattachant 
plus ou moins au bord de la mer sont particuli¢rement intéressés a 
contracter l’une des assurances offertes par I’Etat. 

i nous suffira de nommer les ouvriers ct gardiens des phares, 
ceux des travaux hydrauliques de nos ports, les pilotes, les sauve- 
leurs, etc., etc. Qui ne connait les périls de ces braves canotiers 
volontaires de la Société de sauvetage ! Qui ne les a vus lancer leur 
embarcation & la mer, un jour de tempéte, pour aller disputer a la 
mort, l’équipage d’un navire en détresse ! Qui peut ignorer les dan- 
gers courus par nos pilotes, 4 proportion de la conscience qu’ils 
apportent dans leur méticr! Pour le faire résoldment, tantét il faut 
aller chercher les navires au large des derniers écueils de nos cétes, 
tantot il faut les conduire de |’intérieur des ports jusqu’a la pleine 
mer et rallier la céte, trop souvent dans de mauvaises embarca- 
tions. 

Imagine-t-on qu’une assurance sur la vie de ces hommes si 
exposés, sauveteurs ou pilotes, ralentirait leur dévouement. Et 
pourquoi, en vérité, la certitude de laisser du pain a leurs familles, 
en cas de malheur, les rendrait-elle moins énergiques dans !’accom- 
plissement de leur devoir? Oser le prétendre, ce serait ignorer le 
cceur de homme et faire injure au bon sens. 

Les Chambres de commerce de nos ports de France ne sauraient 

23 Jumer 1875 26 


300 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


méconnaitre l’influence qu’un corps de pilotes bien payés ct bien 
équipés, exerce sur le mouvement des affaires d’un port. En Angle- 
terre et aux Etats-Unis, ce sont la des vérités lémentaires. Le superbe 
équipement des embarcations pilotes de ces deux peuples, en dit 
assez sous ce rapport. En allant chercher les navires trés-au large, 
on facilite singuliérement les entrées des navires, on provoque 4 
venir en relache, des batiments a court de vivres, d’eau ou de char- 
bon qui, faute de rencontrer un pilote le long du bord, seraient 
probablement allés ailleurs. 

C’est ce qu’a parfaitement compris la Chambre de commerce de 
Rouen, en faisant assurer contre les accidents de mer, les cent 
pilotes de la basse Seine. Voici le texte de cette délibération en date 
du 10 décembre 1874, sous la présidence de M. J. Levavasseur que 
nous devons a l’obligeance de M. Ernest Le Picard, secrétaire : 


« La Chambre de commerce de Rouen, 

« Considérant qu’il importe d’encourager chez les pilotes les idées 
d’ordre et de prévoyance, 

« Considérant que si la Caisse des pilotes établie 4 Quillebeuf 
présente aux pilotes qui en font partie des avantagesqui ne sauraient 
étre contestés, il ne faut cependant pas perdre de vue qu’en cas 
d’accidents graves et des catastrophes en mer ‘auxquels les gens de 
cette profession ne sont que trop exposés, les ressources de celte 
caisse pourraient étre insuffisantes ; 

« Considérant qu’a l'aide de cotisations annuelles, relativement 
trés-minimes, la Caisse d’assurances en cas d’accidents fait face a 
ces éventualités en offrant aux déposants, pour eux, leurs veuves, 
leurs enfants ou leurs péres ct méres unc situation que l’Etat seul 
peut offrir, eu égard 4la modicité de la cotisation, 


« Décide : 

« 4° Que tout pilote ou aspirant pilote qui contractera 4 partir du 
4° janvier 1875, une assurance 4 la Caisse d’assurances en cas 
d’accidents établie par la loi du 14 juillet 1868, recevra de la Cham- 
bre de commerce une prime égaie a la moitié de la cotisation qu'il 
versera a ladite caisse ; 

« Que les veuves et enfants de pilotes ou d’aspirants pilotes qui, 
pendant leur carriére, ne se seraient pas associés a la Caisse de 
retraite des pilotes de Quillebeuf ct qui n’auraient pas contracle 
d’assurances en cas @’aceidents scront exclus de toute participation 
aux secours de la Chambre de commerce, étant entendu que celle 
derniére mesure ne sera pas applicable aux veuves des pilotes admis 
4 la retraite avant le 1" janvier 1875. » 





PREVOYANCE POUR LES MARINS, 394 


Et s'il est nécessaire de présenter un projet de loi, pour admettre 
de plein droit, les marins inscrits 4 la Caisse en cas d’accidents, 
nousne douterions pas du succés de cette prime d’encouragement 
ala marine marchande. On connait la vieille et paternelle sollici- 
tudedu département de la Marine, pour notre population riveraine. 
Nos gens de mer ont encore trouvé des amis dévoués au minis- 
tredu commerce dont dépendent les caisses de prévoyance, a la 
Société de Sauvetage, parmi les conseillers d’Etat ct nos honorables 
députés, les Bretons en téte. Faute de pouvoir les nommer tous, 
citons dans le nombre lhonorable M. Grivart, ministre du com- 
merce, M. Dumoustier de Frédilly, M. Du Frayer, MM. le comte de 
Triveneuc et Rioust de l’Argentaye, députés des Cdtes-du-Nord, 
membres du Comité de Saint-Brieuc. Ce concours de bon vouloir 
he saurait demeurer infructueux. 

Maisen attendant la présentation et l’adoption du projet de loi, 
arréié em principe, 4 la veille des armements pour la campagne de 
peche de 1875, n’y aurait-il pas 4 prendre une mesure bien utile ? 
— Plutét que de voir l’'administration de M. Du Frayer, interrompre 
brusquement le mouvement vers |’assurance, faute de se trouver en 
régle vis-d-vis d’un commentaire erroné de la loi, — pour ménager 
la transition, la commission supérieure ne pourrait-elle pas auto- 
riser Yadmission de nos clients, ne fit-ce qu’a titre provisoire ? 

Il n'y a pas a en douter, l’Assurance en cas de blessures et de 
naufrages, destinée 4 soulager les infortunes les plus saisissantes, 
servira de pont-levis, pour introduiregdans le milieu marin, les deux 
institutions-seeurs — Caisse des retraites et assurance contre tout 
genre de mort. 

Dés 4 présent (c’est la un point important 4 signaler), ces deux 
institutions. demeurent ouvertes aux marins, sans distinction, ni 
reserve aucune, comme & tous les citoyens Francais des deux sexes. 

Enfin, en dehors des caisses publiques, ne nous reste-t-il pas le 
moyen de constituer sous le pavillon national de la Marine, cette 
société ou tontine spéciale, protectrice des matelots? Par son carac- 
lere plus général, avec des statuts plus élastiques et adaptés aux 
besoins dela famille maritime, cette grande mutualité n’aurait-elle 
pas un secours pour toutes les miséres ? 

Et si l’on veut se mettre en mesure de répandre des bienfaits 
‘érieux, au sein de la grande famille maritime, nous ne craignons 
pas de l’'avancer : — C'est la contribution volontaire de 2 p. 100 
quil faudrait résolument adopter ! — Car ne l’oublions pas! vis-a- 
vis de cette race impressionnable, qu’en style d’officicr de marine, 
ous avons coutume d’appeler « nos braves gens, » il faut agir sur- 
lout par voie d’effet moral. Venant de si haut, la protection doit 


392 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


s’exercer dés les débuts, d’une facon efficace, et qui apporte avec elic, 
conviction et espérance d’un sort meilleur. 

Parmi les diverses formes de prévoyance que nous avons tenté de 
faire connaitre, chacun, selon sa situation personnelle, choisira, 
avec le concours de ses chefs naturels, les mieux adaptés ases risques 
individuels. 

Pour les grandes péches et autres navigations particuliérement 
dangereuses, of |’on a surtout 4 redouter la mort violente, les 
gens de mer seront attirés vers la caisse des blessures et des nau- 
fragés. 

Pour Ie long-cours, les marins gradés, les employés des colonies, 
les jeunes gens, soutiens de famille, leurs protecteurs bénévoles, 
songeront a la caisse contre tout genre de mort. 

Enfin, le grand et le petit cabotage, la péche cétiére, les marins 
de toute origine qui n’auront pas pris une des assurances de 
VEtat, s’adresseront naturellement 4 la caisse de secours entre 
marins. 

Des livrets de prévoyance rédigés avec soin, des affiches aussi 
slaires que possible, et surtout des conférences publiques faites 
dans les principaux ports, aideraient les gens de mer & faire leur 
choix. 

Chaque risque dominant, dans chaque genre de navigation, ren- 
contrerait ainsi son reméde topique. — Ce ne serait pas encore 
cette perfection qui n’est pas de ce monde, mais, tout au moins, 
éviterait-on les contre-coups les plus douloureux de nos naufrages. 
— Et si l’on'parvient 4 empécher les angoisses dela misére, de 
s'ajouter au deuil des siens, c’est-a-dire aux plus améres douleurs 
de l’dame humaine, ne sera-ce donc rien que d’avoir circonscrit Ic 
domaine du malheur! 

Une fois lattention appelée sur ces matiéres, dnancismc’ écono- 
mistes, hommes d’Etat se montreront jaloux d’attacher leurs noms, 
a quelque progrés nouveau ou a quelque application plus heureuse 
de la prévoyance. Des dons libéraux, plus d’un legs important vien- 
dront enrichir latontine de nos hommes de mer. — Les coeurs bien 
placés donneront volontiers & des gens qui, 4 l'heure des grandes 
luttes de la France, ont toujours si peu marchandé leur vie, 

Par leurs cotisations annuelles qui, en tout ceci, joueront le 
principal réle, les gens de mer apprendront a étre eux-mémes, les 
artisans de leur propre salut. Ils sauvegarderont ainsi, aux yeux 
de leurs concitoyens, une indépendance, une dignité dont ils ontle 
droit d’étre jaloux. Ainsi se trouvera concilié le grand principe du 
sacrifice, de effort personnel, en bas, a cdté de celui d'une gént- 
reuse assistance venant d’en haut. 





PREVOYANCE POUR LES MARINS. 343 


Tous ceux qui aiment les marins, qui sympathisent 4 leur péni- 
ble existence, ou qui ont porté, a cdté d’eux, le poids du jour, pour- 
ront s'‘écrier alors : « Nous avons fait ce qui était en nous, Dicu 
fera le reste! » 

Et sil’on s’étonnait parfois de cette heureuse solidarité qui régne 
entre l’officier de marine, ses maitres et ses matelots, que l’on songe 
4 tant d’années passées céte 4 céte, sous tous les climats, dans les 
lemps prospéres comme dans les mauvais jours. — On discutait 
un jour, ala Chambre haute, sur les mérites de l’inscription ma- 
ritime. — Un amiral de France, alors dans tout l’éclat de sa renom- 
mée, eut un superbe élan : « Ces décorations, ces grades, ces di- 
gnités, s‘écriait-il; tout ce qui nous distingue de la foule et nous a 
faits ce que nous sommes, ne !’oubliez pas, messicurs, c’est a ces 
hommes que nous le devons! » 

Les états de service de la grande famille maritime sont, depuis 
Louis XIV, inséparables de l’histoire de notre pays. Malgré les er- 
reurs de certains ministres et les fautes de quelques rois, la mo- 
narchie traditionnelle avait une politique nationale, toujours per- 
sévérante, souvent habile. Non contente d’avoir fait la France conti- 
nentale, cette monarchie avait gi se donner simultanément une 
marine puissante. — Avec le régime si calomnié des cadets de 
famille, on avait fondé de magnifiques colonics. 

Sauf le seul Louis XV, depuis Louis XIU jusqu’a Louis-Philippe I", 
cen'est que justice d’obser'ver que tous les Bourbons de France cu- 
rent, aun haut degré, le sentiment de la marinc. 

A peine organisée par Colbert, la grande famille des marins eut 
“a soutenir la terrible guerre de la succession d’Espagne. — Pendant 
deux siécles, jusqu’a l’implacable et désastreuse guerre de 1870, 
on la vit groupée sous Ie pavillon de nos flottes avec des fortunes 
bien diverses. — Tantdt rougissant de son sang Je pont de nos vais- 
seaux, tantot jalonnant, du corps de bien des siens, la trace de nos 
expeditions lointaines, parfois aussi cucillant plus d’un laurier au 
milieu de ces cyprés funéraires, enrichissant nos ports par le com- 
merce, la péche, par de belles captures ou frappant de ces coups 
dont le retentissement fut grand en Europe. 

Telle fut la marine pendant nos guerres. — Méme aux époques 
de paix, on savait encore la tenir en haleine. —La Restauration eut 
des voyages de découvertes, la guerre d’Espagne, I’expédition de 
Morée, Navarin et la prise d’Alger. — Fidéle a cette tradition de 
famille, la monarchie de 1830 eut a son tour l’entrée du Tage, la 
conquéte de l’Algérie, Saint-Jean-PUlloa, le blocus de la Plata, 
Tanger et Mogador, Taiti et les Marquises, et surtout l’escadre de 
Vamiral Lalande. 


304 PREVOYANCE POUR LES MARINS. 


Voici, dans le style original du temps, comment le dictionnatre de 
l’Académie de marine dépeignait, il y a prés d’un siécle, le carac- 
tére du matelot : « Le matelot est un homme de main, en général 
propre & tout ce qu’on veut, qui a une mécanique usuelle qu'il sait 
employer 4 propos. Il est bon homme de guerre, alerte, agile, 
hardi, robuste, fait 4la fatigue, capable d’affronter tous les dangers 
et toutes les intempéries. C’est homme du monde le plus subor- 
donné en France et le plus accoutumé 4 une discipline exacte. Tout 
grossier qu'il parait, il sait parfaitement bien distinguer l'officier 
capable de le conduire de celui qui n’a quc le titre de la supério- 
rité. 

« Le matelot, au surplus, est un homme qui ne veut ni tort, ni 
grace : il faut le bien nourrir et bien le faire travailler, avoir soin 
de lui quand il est malade; lui donner des louanges, exciter son 
émulation et sa bravoure par des distinctions, des préférences, 
quand il les mérite; le louer tout haut ‘pour ses bonnes actions, 
le blamer de méme; tenir les ordonnances en vigueur pour tous 
sans égards particuliers : avec cette attention, on ménerait le ma- 
telot dans le feu. 

« Tr est de fait et de l’expérienge de tous les temps que, quand il 
a été bien conduit, il a toujours fait des choses étonnantes, et s’il a 
quelquefois manqué, c’est que ses officiers ont été les premiers a 
manquer et qu'il n’a vu aucune ressource dans ses chefs. — En un 
mot, on regarde le matelot comme l'homme le plus susceptible 
d’honneur et d’un grand courage; mais il faut qu’il soit formé 
jeune. Les premiéres campagnes doivent étre faites avant vingt ans : 
ceux qui se forment aprés cet dge ne sont ordinairement jamais 
aussi bons matelots que les autres, ils sont moins actifs et moins 
alertes. » 

Ce portrait de notre vieille Encyclopédie, tracé au lendemain de la 


guerre d’Amérique, n’a guére changé depuis. — Pour étre a lunis- — 


son du matelot, il faut aussi que l’officier de marine grave dans sa_ 


mémoire la devise de Descartes : « Je passai ma jeunesse a voyager. 
J’avais un grand désir d’apprendre 4 déméler le vrai d’avec le faux, 
pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette 
vie! » 
Baron Grivet , 
Capitaine de vaisseau. 





LES (HUVRES ET LES HOMMES 


COURRIER DU THEATRE, DE LA LITTERATURE ET DES ARTS 


ies désastres du Midi. L’inondation et l’invasion. La grande souscription natio- 
nale et européenne. — Inauguration de la statue de La Salle et célébration du 
centenaire de Boieldieu 4 Rouen. La statue du P. Lacordaire 4 Flavigny. Pose 
de la premiére pierre de l’église du Sacré-Ceeur, 4 Paris — Les médailles du 
Salon. Un Mécéne marchand de nouveautés. Ventes Clésinger, Doré et Corot. 
Envois de Rome. Cuvres artistiques commandées ou achetées par Ja ville de 
Paris. Expositions d’horticulture, des industries fluviales et maritimes, de 
géographie. — Un mot sur les thédtres. Représentations d’été. MM. Georges 
Bizet, Barye, de Rémusat. M. Littré, le positivisme et la franc-magonnerie. 


Les gens qui persistent 4 croire, en dépit des astronomes, a l’in- 
uence aquatique de saint Médard, auront un beau, ou plutét un 
tnste sujet de triomphe cette année. Jamais le saint évéque qui 
préside, suivant la tradition populaire, aux grandes pluies de juin 
et de juillet, n’a versé sur nos tétes des flots plus abondants de 
Yurne inépuisable qui lui sert d’attribut. Les troubles atmosphéri- 
ques ont pris cette année des proportions redoutables : il semble 
que nos révolutions étendent maintenant leur influence désastreuse 
Jusque dans les sphéres célestes, et que les saisons se dérangent 
comme les hommes. 

Mais Paris n’oserait se plaindre de la traversée orageuse qu’il 
vient de faire : il n’en a eu que les désagréments, sans en avoir les 
désastres. En présence des effroyables malheurs qui viennent d’ac- 
tabler le Midi de la France, les petites miséres du Parisien qui re- 
grette les jouissances du bain froid et de la villégiature, qui se 
plaint d’avoir les pieds humides et d’attraper des rhumes de cer- 


396 LES tEUVRES ET LES NOMMES. 


veau, nous apparaissent clairement dans toute leur insignifiance, et 
celui-la méme qui aurait l'’égoisme d'y songer s ’épargnerait le ridi- 
cule d’en convenir. 

L’inondation, qui n’a été pour nous qu'une figure, qu’une mé- 
taphore enguirlandée d’hyperbole, a été pour un grand nombre de 
nos compatriotes une terrible réalité. Il nous faut bien rappeler ici 
ce cruel souvenir, qui domince tout le reste dans la période dont 
nous avons 4 parler. En lisant dans Ics journaux du 24, du 25, du 
26 juin, cette lugubre série de télégrammes expédiés, heure par 
heure, de Toulouse et de tous les points environnants, annoncant 
chaque fois une nouvelle crue, un nouveau ravage, je me rappe- 
lais les dépéches affichées, aprés Reischoffen, 4 la porte du mi- 
nistére de l’intérieur, devant une foule anxieuse qui y suivait, pour 
ainsi dire, de minute en minute, le débordement de l’invasion sur 
nos frontiéres. Rien ne ressemble plus & une invasion qu'une inon- 
dation : ceci, comme cela, arrive avec la rapidité de la foudre, bri- 
sant, broyant, emportant tout sur son passage, semant les ruimes 
et les cadavres, tuant ici, bloquant, affamant et dévastant partout. 
Le paysan, éveillé en sursaut, dans la nuit obscure, au mugisse- 
ment lointain de l'eau qui a rompu ses digues et s’approche, en 
déployant sur une largeur de plusieurs lieues ses flots redoutables, 
sent ses cheveux se dresser d’épouvante ct d’angoisse, comme nos 
villageois lorrains lorsque le galop des uhlans arrivait 4 leurs 
oreilles. Il fuit demi-nu, avec sa femme et ses enfants, devant l’en- 
nemi sourd, aveugle, implacable, qui charge et fond sur lui plus 
impétueusement que la cavalerie prussienne. 

Les désastres du bassin de la Garonne ont cu leur répétition en 
miniature dans une tout autre partie de la France. En temps ordi- 
naire, l’mondation de Lisieux eit compté comme une calamité na- 
tionale; aujourd’hui, elle a passé, pour ainsi dire, inapercuc, 
comme un post-scriptum qui ajoute une derniére particularité 1 in- 
signifiante & une lettre pleine d’horribles détails. Eh! quoi, la 
science, si fire de ses progrés, et qui, pour un peu, sc prétendrait 
en mesure de remplacer Dieu dans le gouvernement de la nature, 
en est-elle donc réduite & confesser son impuissance devant le re- 
tour périodique de ces catastrophes? C’est au moins la quinziéme 
grande inondation du siécle, et assurément la plus terrible de tou- 
tes. L'inondation de 1856 avait produit pour 477 millions de ra- 
vages; celle-ci, sans parler des malheurs qui ne se réparent pas, 
s’élévera peut-étre au double. Il en couterait moins pour compléter, 
en l’améliorant, notre systéme de digues ct de barrages, pour re- 
boiser les montagnes ct canaliser suivant toutes les régles ces fleu- 
‘ves, particuligrement redoutables, qui prennent leur source dans 





LES CEUVRES ET LES HOMMES.} 397 


les contre-forts primordiaux des gtandes chaines alpine el pyré- 
néenne. | 

Mais je n’ai garde de m’engager sur un terrain qui n’est point de 
mon modeste domaine, et ou je ne tarderais guére 4 faire quelque 
faux pas. Caveant consules! Que nos ingénieurs se mettent 4 |’ceu- 
ve! En attendant, d’un bout a l'autre de la France, de l'Europe, 
un immense élan de charité généreuse répond 4 cet immense dé- 
sastre. La ruine nouvelle qui vient de s’ajouter 4 tant de ruines, 
comme pour nous achever, en s’abattant sur la partie du pays qu’a- 
vait épargnée l’occupation prussienne, nous réservait du moins cette 
consolation de mettre en lumiére ce qui nous reste de forces mo- 
rales. C'est par la qu’elle peut et qu’elle doit relever nos cceurs. 
Les dévouements ont été 4 la hauteur du désastre. Sur ce nouveau 
champ de bataille, notre armée a lutté contre l’ennemi sans plus 
de succés, mais avec autant de courage qu’a Wissembourg et a 
Werth. On conte de nos officiers, de nos soldats, de nos religicu- 
Ses, des actes d’héroisme simplement accomplis. Que de belles ac- 
tions, que de nobles et sublimes sacrifices, ’horreur obscure des 
flots et des ténébres a dérobés 4 notre admiration! Saluons du 
moins au passage lc nom du marquis d’Hautpoul, mort au champ 
d’honneur. 

Tandis gue le président allait porter aux populations déci- 
mées par le fléau des paroles de sympathie, et semait les secours 
sans compter, dans toutes ces pauvres mains tendues vers lui, 
madame la maréchale de Mac-Mahon prenait sous son patro- 
nage la grande souscription nationale en faveur des inondés, orga- 
hisait et dirigeait l’élan de Ja charité publique. Tout le monde, 
nous sommes heureux de le dire, a fait également son devoir. Ra- 
dicaux, légitimistes, orléanistes, bonapartistes, ont confondu Icurs 
rangs pour donner de concert, ne luttant cette fois entre eux que de 
générosité. On a vu rapprochés dans le méme élan des noms comme 
ceux du Saint-Pére, de M. de Rothschild, du comte de Chambord, 
du duc d’Aumale, de M..Crémieux. d’un chanteur de chansonnettes 
comiques qui nous a prouvé tout ce qu’il peut y avoir de cceur 
dans Ja gaicté. En abandonnant, sans hésiter, 4 la souscription, 
avec cette générosité proverbiale des artistes qui est bien propre a 
leur faire beaucoup pardonner, le produit tout entier d’une repré-_ 
sentation & son bénéfice, appoint longtemps caressé de son modeste 
budget, Berthelier a mérité l’honneur d’un remerciement public de 
madame la maréchale de Mac-Mahon, et il nous siérait mal d’étre 
plus dédaigneux qu’elle. Les 6,000 francs du joyeux comique sont 
assurément la plus riche offrande qu’on ait faite aux mondés, sans 
cn excepter les 50,000 francs de la Banque de France. Tous ses 


398 LES CEUVRES ET LES HOMMES. 


confréres grands et petits, depuis l’indestructible Déjazet, qu’on a 
vue reparaitre encore une fois sur la scéne, depuis mademoiselle 
Nilsson qui achanté, et la Patti qui chantera, jusqu’aux domp- 
teurs, aux montreurs de femmes colosses, aux saltimbanques de la 
place de l’Observatoire, se sont piqués d’honneur et ont mis leur 
talent au service de cette cause sacrée. A la Comédie-Francaise, 
Yauteur de la Fille de Roland, dans une improvisation éloquente, 
a fait entendre un chaleureux appel de la ville imondée 4 la 
ville bombardée par les canons Krupp et incendiée par la Com- 
mune; et tandis qu’é Londres, le Toulousain Capoul organisait un 
concert fructueux, a Paris, peintres et sculpteurs répondaicnt avec 
empressement 4 l’appel du Toulousain Falguiére, et constituaient 
de leurs dons une galerie dont la vente promet d’étre un événement 
artistique. Les membres de |’Assemblée ont tenu 4 garder sur les 
listes de souscription la place d’honneur qu’ils occupent dans le 
pays. La quéte dans les seules églises de Paris a produit prés de 
460,000 francs. La charité a cherché les combinaisons les plus in- 
génicuses, et a trouvé moyen de tendre partout sa bourse et de la 
remplir partout. L’Alsace et la Lorraine nous ont prouvé d’une fa- 
con touchante qu’elles ne nous oublient pas. L’Angleterre, suivant 
son usage, méne le cheeur fraternel des nations étrangéres ; la Bel- 
gique, la Suisse, le Danemark, la Hollande, qui peut, mieux que 
tout autre pays, répéter le non ignara mali de la reine de Carthage 
quand i! s’agit d’inondations, se sont associées 4 ce mouvement gé- 
néreux; l'Italie !’a suivi d’un peu loin; l’Autriche n’a pas voulu 
nous oublier non plus, bien que le fléau ne l’evdt pas épargnée; le 
coeur méme de la Prusse s’cst ému — s'il est vrai, comme on |'an- 
nonce, que la Gazette (prussienne) d’ Alsace ait recueilli une somme 
de 56 francs pour nos inondés! — A l'heure ot nous écrivons, le 
chiffre des souscriptions francaises touche 4 10 millions, et le flot 
monte toujours! 


II 


Arrachons-nous 4 ce lugubre souvenir, et passons 4 des 'sujets 
moins tristes. 

La ville de Rouen s’est particuli¢rement signalée, dans la période 
que nous venons de parcourir, par deux fétes qui ont presque pris 
les proportions de deux solennités patriotiques. Le 2 juin, elle inau- 
gurait la statue du vénérable serviteur de Dieu et du peuple, La Salle, 
mort en 4749, dans le faubourg Saint-Sever, ot il avait acheté une 
maison de ses deniers pour en faire le centre de son institut. Les 


LES (EUVRES ET LES HOMMES. 309 


éléves des Fréres, rangés en files interminables derriére leurs ban- 
nidres, formaient le plus bel ornement de cette féte et le plus élo- 
quent hommage a la mémoire du grand homme de bien quien était 
le héros. Aprés les funérailles du frére Philippe et celles de son suc- 
cesseur, le frére Olympe, l’inauguration de la statue solennelle de 
La Salle dans cette capitale de la Normandie, si féconde en hommes 
ulustres, est venue prouver une fois de plus la popularité puissante 
de ces humbles propagateurs de l’instruction chrétienne et de ces 
dévoués serviteurs de l’enfance, qu’on ne pourra détruire parce 
gu’on ne pourrait les remplacer. 

Quelques jours plus tard, la méme ville célébrait avec une pompe 
égale le centenaire de Boieldieu : aprés le bien, le beau! Sa ville na- 
tale lui avait déja dressé une statue en 1839. A cette époque, un 
buste elit suffi peut-¢tre. Mais ce musicien charmant, dont le nom 
méme est une mélodie, a grandi par la chute de ceux qui préten- 
daient le faire oublier. Jamais il ne nous avait paru plus digne 
d'une statue que depuis qu’on a voulu dresser un piédestal a )’am- 
bition stérile des musiciens de |’avenir, s’acharnant 4 défigurer 
Yart exquis de Mozart et de Rossini, sous prétexte de le transformer, 
et 4 en faire le plus fastidieux et le plus fatigant des casse-tétes ger- 
maniques. Aprés un demi-siécle, et malgré tant d’efforts, la Dame 
blanche reste encore le type accompli de |’opéra-comique. Pour ma 
part, plus j’ai entendu Carmen et Don César de Bazan, plusj'ai désiré 
entendre le Nouveau Seigneur de village, le Calife de Bagdad et 
Ma tante Aurore. « Ca? c’est du Boieldieu, » répondait en haussant 
les épaules un jeune wagnérien 4 un ami qui l’interrogeait sur un 

opéra nouveau ot la mélodie abondait, et ce mot était pour lui la 
derniére expression du dédain. Quelques mois aprés, ce jeune com- 
positeur donnait une partition sur le théatre de la rue Favart, et 
par malheur pour lui, ¢a n’était pas du Boieldieu. Nos forts en 
- théme de la jeune école s’escrimeront si bien qu’ils finiront par 
faire reprendre Beniowski et les Voitures versées. 

Le 10 juin, dans la cour des études du noviciat de Flavigny, dont 
le Souverain-Pontife avait levé la cléture pour ce jour-la, a été inau- 
gurée la statue en bronze du P. Lacordaire, due au talent de M. Bon- 
nassieux, l'auteur de l’effigie colossale de Notre-Dame de France, 
dont la masse imposante domine, des hauteurs du rocher Corneille, 
la ville du Puy en Velay. Ce n’est pas la premiére fois que le ciseau 
de M. Bonnassieux, dont les sujets chrétiens ont toujours particu- 
hérement inspiré le talent, s’attaquait & la physionomie austeére, 

énergique et douce du P. Lacordaire : il avait déja envoyé au Salon 
de 1847 un buste en marbre de I’éloquent dominicain. On voit qu’il 
s’était dés longtemps préparé a sa tache. 


400 -LES CEUVRES ET LES HOMMES. 


Est-ce aux lectcurs de ce recueil, dont sa collaboration fut l’hon- 
neur, ot il a publié les Lettres d un jeune homme sur la vie chré- 
tienne et les Conférences de Toulouse, les études sur ’Eglise et ' Em- 
pire romain au quatriéme siécle, sur Ozanam, sur madame Swet- 
chine, que nous pourrions essayer de rappeler, en quelques lignes, 
ce qu’a été ce grand religieux, ce grand citoyen, ce grand orateur, ce 
noble esprit et cette 4me d’apdtre, qui fut en méme temps une Iu- 
miére de |’Eglise et une gloire de la France, qui a laissé une trace 
aussi profonde dans la vie intellectuelle que dans la vie morale de 
son temps? Bornons-nous simplement & leur rappeler ce que c'est 
que Flavigny. La maison de Flavigny fut fondée en 1848, aprés celles 
de Chalais et de Nancy, qu'elle reliait, pour ainsi dire, l’une a l'autre 
comme un trait d’union. Elle complétait le nombre de couvents né- 
cessaires pour l’érection de la France en province dominicaine, et 
le Pére en fit le chef-lieu de l’ordre restauré. [1 préchait T’Avent a 
Dijon, son pays natal, quand sept religieux envoyés de Chalais vin- 
rent prendre possession de Flavigny. Ils furent regus par les habi- 
tants avec une simplicité cordiale, ot: l’on retrouve, en pleine Bour- 
gogne et en plein dix-neuviéme siécle, comme un parfum lointain 
des primitives légendes de la vie monastique. Ceux-ci allérent a leur 
rencontre, dit M. Foisset, et de toutes parts on apporta au couvent 
des sacs de navets, de pommes de terre, de farine, du vin et de 
Vhuile. « Les commencements de Flavigny furent trés-pauvres, a 
écrit lui-méme Lacordaire dans sa Notice sur le rétablissement en 
France des Fréres Précheurs. Je me rappelle que, dans les premiers 
jours, il n’y avait que huit chaises dans toute la maison; chacun 
portait la sienne ou il allait, de'sa cellule au réfectoire, du réfec- 
toire 4 la salle de récréation, ct ainsi du reste. Mais cet état de dé- 
tresse ne dura pas. Un comité d’ecclésiastiques ct de laiques se 
forma 4 Dijon, sous la présidence de l’évéque, pour nous assurer 
quelques ressources, et pendant plusieurs années, en effet, nous 
lui dimes une charité que nous n’avions point encore rencontrée 
sous cette forme. » Flavigny avait eu jadis une abbaye de bénédic- 
tins célébre, ct ses ruines du sixiéme siécle, son église gothique du 
treiziéme, ses vieilles maisons, les débris de ses portes et de ses mu- 
railles, temoignent qu’clle avait joué un certain rdle dans le monde; 
le P. Lacordaire est venu rallumer au front de cette petite ville 
un rayon de sa gloire éteinte. La statue de l’illustre conférencier de 
Notre-Dame rappellera sans cesse aux jeunes novices de |’ordre 
l’exemple du plus infatigable, du plus éloquent, du plus fécond des 
apostolats, | 


Afin qu’en les voyant on dise : li vit encore, 








LES GUVRES ET LES HOMMES. 41 


comme s’exprime, dans un sonnet qu'il est venu lire devant la sta- 
tue, le P. Monsabré, l’un des fils du P. Lacordaire, et celui de tous 
qui ale plus de droits a faire valoir sur sa succession. 

Paris n'a rien eu a envier ni 4 Rouen, ni 4 Flavigny. Tous ceux 
qui ont assisté, dans la matinée du 16 juin, a la pose de la pre- 
miére pierre de |’église du Sacré-Ceeur, garderont de.cette cérérno- 
nie un impérissable souvenir. Mgr Guibert, archevéque de Paris, et 
Mgr Meglia, nonce apostolique, présidaient 4 la cérémonie, assis- 
tés de douze évéques. Devant eux, dans la procession qui s’est ren- 
due de l’église Saint-Pierre sur le plateau de la butte Montmartre, 
marchait tout le-clergé de la ville de Paris; derriére, se déroulait 
un cortége immense ow avaient pris place deux cents membres de 
l’Assemblée. Et tandis que les jeunes filles, vétues de blanc, s’avan- 
caient en chantant leurs cantiques, les regards des assistants allaient 
de la grande croix plantée sur le sommet de la butte, comme pour 
en prendre possession au nom du Christ, a l’immense panorama de 
Paris se déroulant sous leurs pieds. Il n’était point d’dme si froide 
qui put se défendre alors contre l’émotion d'un tel rapprochement 
et d’un tel contraste; il n’en était point qui ne comprit la grande 
pensée patriotique et chrétienne, congue par l’archevéque, adoptée 
par I’Assemblée et par le pays. Sur ce Mont des Martyrs, arrosé par 
le sang des victimes de la démagogie, comme autrefois par celui 
des victimes du paganisme, nous verrons bientdt sortir de terre les 
assises du temple superbe, monument expiatoire ct propitiatoire, 
palladium sacré de Paris, éloquente expression d’un grand voeu na- 
tional et des croyances de tout un peuple. La croix va s’élever 
comme un phare au-dessus de cet Océan tumultueux, parlant d’a- 
paisement et de pardon, d’espérance et de salut, et le son des clo- 
ches descendra de ces hauteurs comme une voix céleste sur la 
grande cuve toujours bouillonnante, toujours en fermentation, tou- 
jours agitée par la fiévre de ses passions, de ses affaires ct de ses 
plaisirs. Elle dira 4 tous que la France, en dépit des sceptiques, des 
athées, des matérialistes et des radicaux, demeure encore Ia fille ainée 
de V'Eglise, la patrie de Charlemagne, de saint Louis, de Jeanne d’Arc. 

Aprés un discours éloquent, que la faiblesse de sa voix a empéché 
d’entendre, mais que tout le monde a lu, Son Eminence a pris des 
mains de l’architecte, M. Abadie, la truelle et le mortier, et a en- 
touré de ciment, en la frappant ensuite d’un léger coup de mar- 
teau, la pierre, ou plutét ’énorme bloc en marbre rouge de Sillé 
qu’on avait creusé, pour renfermer dans l’intéricur les médailles 
et les inscriptions commémoratives. Puis, se tournant, Mgr Guibert 
a donné sa bénédiction a la ville de Paris. Et l'imagination de tous 
évoquait alors, 4 cété de lui, Mgr Darboy, adossé au mur de la Ro- 
quette et bénissant ses bourreaux... 





402 LES CEUVRES ET LES HOMMES. 


III 


Le Salon s’est fermé le 20 juin, 4 la date réglementaire. Nous 
n’avons a y revenir que pour indiquer les principales récompenses 
distribuées par le jury. Quelques-unes des médailles ont produit 
une certaine surprise. L’opinion publique scemblait généralement 
avoir décerné le prix du Salon a la vaste toile de M. Becker, dont la 
vigueur et l’expression dramatique, malgré les exagérations d'une 
violence un peu triviale, saisissaient fortement la plupart des visi- 
teurs. Mais ce n’est ni sur Respha, ni sur le Sénéque de M. Sylves- 
tre, ni sur la Conjuration de M. Léon Glaize, que s’est posée la 
palme; c’est sur la Mort de Ravana, de M. Cormon, une toile fort 
estimable, d'une composition sage, d’un coloris attrayant, d’un 
caractére aussi peu indien que possible. En sculpture, la médaille 
d’honneur a été donnée ala charmante statue dela Jeunesse, sculp- 
tée par M. Chapu pour le monument d’Henri Regnault. Elle n’a pas 
été décernée en peinture: si le jury a trouvé que la Madone de 
M. Bougucreau n‘en était pas digne, il est bien difficile, et je crois 
pouvoir lui répondre gue parmi ceux méme 4 qui plait le moins, 
' dordinaire, la maniére lisse et froide de cet habile peintre, pas un 
ne se serait étonné de voir la médaille d’honneur récompenser, dans 
une carriére d’ailleurs si distinguée, une oeuvre si achevée et si ex- 
quise. 

Puisque le cours de cette chronique nous a ramené un momenta 
la Madone de M. Bouguereau, ajoutons ce détail curieux, révélé par 
le livretméme, qu’elle a été commandeée 4 l’artiste ou acquise dans 
son atelier par le propriétaire d’un grand magasin de nouveaulés 
qui porte le nom d’un illustre maréchal de France, et qui a pousse 
l’esprit de progrés jusqu’a installer dans son établissement, a cdté 
d’une salle de concert, d’un cabinet de lecture et d’une buvette gra- 
tuits ou ses clientes peuvent venir, entre deux achats, parcourir les 
journaux et les revues en grignotant quelque gdteau arrosé d'un 
verre de Malaga, un musée permanent, mais renouvelé sans cess, 
destiné a former une sorte de succursale au Salon des Champs-tly- 
sées. On affirme que ce commercant magnifique, dont les affaires 
annuelles se chiffrent par millions, se propose d’en faire cadeau a 
l’église Notre-Dame des Champs, sa paroisse. Les réles de Mécénes 
sont tenus aujourd hui par les marchands de nouveautés. 

Les derniéres expositions et les derniéres ventes de I‘hdtel 
Drouot, malgré les noms de Clesinger, de Corot et de Gustave Dore, 


. 





LES (EUVRES ET LES HOMMES, 423 


n’ont pas obtenu le succés des précédentes. Il était un peu tard ; les 
bourses étaient taries et les grands amateurs envolés. Tout n’est 
qu heur et malheur, du reste, 4 cette Bourse artistique ot les ven- 
tes se suivent et ne se ressemblent pas. M. Clesinger, qui a eu le 
tort de se laisser un peu oublier, avait fait dans son atelier un 
choix de bustes, statues, groupes en terre cuite et en marbre pour 
les soumettre 4 Pestimation des enchéres. Ce jugement de Dieu ne 
lui a pas été favorable. En vain le marteau d'ivoire que M° Pillet, ce 
Paganini des commissaires priseurs, manie avec tant d’élégance en 
cucillant les billets de banque dans la poche des clients, s’est livré 4 
ses plus savantes évolutions: aprés des cfforts répétés, il a fallu 
retirer presque tous les morceaux qu’on ne voulait point abandon- 
ner a des prix dérisoires. 

Beaucoup moins malheureux que Clesinger, Gustave Doré méri- 
tait datteindre, et dans une saison plus propice, il edt certainement 
atleint un ré:ultat mieux en rapport avec son merveilleux talent, 
dont les quatre-vingts dessins et aquarelles envoyés a l’hétel Drouot 
montraient sous les faces les plus variées, la verve, la richesse, la 
fecondité, la souplesse incomparables. Ah ! si M. Gustave Doré 
avait eu, comme Fortuny, le double mérite d’étre étranger et d’dtre 
mort, a quel niveau fabuleux n’edt-il pas fait monter la marée des 
-encheres ! 

La vente des tableaux et esquisses laissés par Corot n’a pas pro- 
duitnon plus tout ce qu’on en attendait. C’est qu’il y en avait vrai- 
ment trop ef que le rapprochement en faisait ressortir la mono- 
tonie. Tandis qu’on le vendait d’un cété, on l’exposait de l’au- 
tre. Quand la vogue, 4 Paris, s’attache 4 un nom ou a une ceuvre, 
elle ne sait pas garder la mesure ; elle dépasse en quelque sorte les 
plus extrémes limites de ’engouement, jusqu’a ce qu’elle retombe 
sur elle-méme, épuisée par son propre excés. Depuis la mort de 
Corot, on a tellement abusé de son nom, tellement surfait son ceu- 
vre, dont nul ne goute plus que moi le charme poélique et tendre, 
tellement exalté ses moindres ébauches 4 l’égal des tableaux les 
plus achevés, qu’on a préparé contre lui une réaction inévitable, 
dont les premiers symptémes se font déja sentir. 

A peine les salles du palais des Beaux-Artss’étaicnt-elles fermées 
sur l’exposition de Corot qu’elles se sont rouvertes d’abord pour les 
envois de Rome, puis pour les ceuvres artistiques commandées ou 
achetées par la ville de Paris. 

Les envois de Rome offraient, cette année, une importance cx- 
eeptionnelle. Dans la sculpture, on a particuliérement remarqué 
trois onvrages de M. Coutan, éléve de deuxiéme année, sans parler 
de sa trés-ferme copie en marbre du Rémouleur antique. Son Eros, 


404 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


qui tient en main I’arc traditionnel et lutine du pied deux colom- 
bes, est une figure d’une grace et d’une élégance juvéniles, mo- 
delée avec autant de hardiesse que de distinction. Dés ce premier 
morceau, on s’apercoit que M. Coutan a étudié de prés les ceuvres de 
la Renaissance italienne, et cette observation est bien vite confir- 
mée lorsqu’on passe a l’ceuvre suivante. Le bas-relief de |’ Agriculture 
prouve un sentiment décoratif trés-prononcé : il y a 1a un choix de 
figures et une combinaison de lignes qui rappellent la grace un peu 
maniérée de Prud’hon, et qui, 4 force d’ondoyer au regard, sont bien 
prés de voltiger et de papilloter. Le maniérisme est évidemment le 
défaut contre lequel M. Coutan doit se tenir en garde. Il ne mangue, 
certes, ni de talent naturel, m de talent acquis, mais il manque de 
simplicité. La recherche est visible encore, bien qu’a un moindre 
degré, dans son grand bas-relief d’QEdipe et le Sphinx, euvre d'une 
belle exécution et d'un caractére distingué, mais ou la pose du fils 
de Laius trahit une réminiscence insuffisamment dissimulée du 
célébre tableau d’Ingres. 

A cété de M. Coutan, nous nommerons seulement M. Marqueste 
(troisiéme année) dont le Persée et la Gorgone, évidemment inspiré 
par l’art florentin du seiziéme siécle, n’est pas non plus exempt 
d’une certaine affectation, et M. Allar (quatriéme année), avec une 
Tentation d’un caractére assez peu biblique peut-étre, mais d'un: 
agencement habile et gracieux, et qui promet un beau groupe quand 
l’exécution en sera achevée. 

Quant a la peinture, l’impression générale était excellente. L'cal 
était frappé d’abord par une sorte d'harmonie générale ct l’examen 
détaillé, tout en révélant plus d’un défaut et surtout plus d'une 
dangereuse tendance, confirmait cette premiére impression. M. Mo- 
rot, encore a ses débuts, est déja un habile homme et qui entend 
toutes les roueries du métier. Si son Etude de jeune fille est d’une 
élégance un peu molle, d'un modelé un peu rond, elle se présente 
au spectateur avec une coquetterie provocante, dans sa peu chaste 
nudité, et s’encadre en un paysage dont chaque détail est soi- 
gneusement souligné par tous les artifices de la palette. La Bethsa- 
bée, de M. Ferrier, n’est qu’une femme au bain : conception nulle, 
composition banale, aucune préoccupation detype, exécution presque 
sommaire, mais adroite et d’un flow séduisant. M. Ferrier ne vise pas 
a l’art sévére et au style élevé : il préfére s’arréter & mi-cdte dans 
la riante oasis de l’art agréable et facile. 

On peut reprocher 4 M. Toudouze d’avoir rabaissé la Captivité de 
Samson aux proportions d'un tableau de genre, mais on ne lui re- 
prochera pas du moins la banalité. Il s‘cfforce de rajeunir les 
sujets traditionnels par toutes les recherches des types et des cos- 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 405 


_tumes, par tous les archaismes piquants de !’érudition. L’Odi pro- 
fanum vulgus est sa devise, et un brin de bizarrerie ne lui déplait 
méme pas pour relever son originalité naturelle. Les petits sentiers 
ouil nous entraine a sa suite, ménagent 4 }’ceil des rencontres im- 
prévues et quelquefois charmantes ; mais en art, comme en toutes 
choses, mieux vaut encore la grande route! C’est par l’idée et le 
style, non par la surprise des détails et le tour anecdotique donné a 
Vhistoire, qu’un véritable artiste sait renouveler de vieux thémes. 
BDevant la piquante et spirituelle esquisse du Samson, quiconque a 
voyagé en Egypte se croira d’abord en présence d'un fellah vigoureux 
tournant la sakieh sur les bords du Nil. Dans le Meurtre d’ Agamem- 
non, M. Toudouze s’est inspiré d’Eschyle a travers M. Leconte de 
Lisle. On dirait une scéne des Erynnies de |’Odéon : Klytemnestre 
(par un K) s’appuie triomphalement, au centre du tableau, sur la 
petite hache qui vient de frapper ce grand coup, avec la coquet- 
terie d'un premier sujet qui a étudié sa pose dans son miroir, et, 
derriére elle, Taillade, qui a changé le réle d’Oreste contre celui 
d'Egysthe, allonge vers le cadavre du Roi des rois une téte féline et 
rusée, qu’on dirait copiée du Yago de Shakespeare. 

En représentant Oreste assiégé par les Euménides, M. Lematte, 
éléve de premiére année comme M. Morot, n’a pas montré ces 
préoccupations excessives d’originalité. Il s’est maintenu dans les 
données courantes. Réveillé par les cris des Furies qui le pour- 
suivent, le parricide, 4 demi-accroupi, détourne son visage qu’il re- 
couvre de ses bras repliés, pour se dérober a la vision qui plane 
au-dessus de sa téte. Le groupe des Divinités vengeresses portant le 
corps de Clytemnestre dans leurs bras, est bien congu, largement 
disposé, avec des attitudes et des gestes excellents ; il serait irré- 
prochable si le type des Furies n’était vulgaire sans étre effrayant : 
« N’ayant pu les faire terribles, edt dit Apelle 4M. Lematte, tu les 
as faites laides. » En somme, c’est 1a une toile consciencieuse, d’une 
conception sagement équilibrée, d'un coloris harmonieux, d’un 
style suffisamment dramatique, sinon d’une personnalité bien net- 
tement accentuée. 

On sait que la direction des Beaux-Arts a adopté, depuis l’an der- 
nier, le louable usage d’exposer publiquement les objets d’art com- 
mandés ou achetés par la ville de Paris pour la décoration des mo- 
huments publics. C’est une innovation dont il faut la féliciter & un 
triple point de vue : elle ne peut que gagner, en effet, comme les 
artistes eux-mémes, 4 ce contrdle de l’opinion, qui opposera un 
frein salutaire aux entrainements dela routine, de la faiblesse ou de 
la faveur, et nous-mémes nous ferons notre profit d'une exposition 
intéressante qui, en remettant sous nos yeux de belles ceuvres déja 

% Jouser 1875. 27 


406 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


connues, nous en révélera en méme temps d’autres que I’indiffé- 
rence proverbiale du Parisien pour ses monuments ne lui aurait 
point toujours permis d’aller chercher dans les palais ou les églises 
qu’elles doivent décorer. 

Sur les cent dix numéros dont se compose |’exposition présente, 
plusieurs ont déja paru dans les Salons, et un plus grand nombre 
— copies ou esquisses réduites — n’ont par eux-mémes qu'une 
médiocre importance. La statuaire l’emporte ici de beaucoup sur la 
peinture; mais devant le Gloria victis de M. Mercié, couléen bronze, 
le Rétiaire de M. Noél, le Jour de M. Perraud, le Terme de M. Guil- 
laume, on se retrouve en pays de connaissance. Sur le fond un peu 
gris de l’exposition de peinture, ou nous signalerons une Pereite- 
céte de M. Gleyre, d'un bon sentiment religieux, mais d’une exécu- 
tion médiocre, qu'on a exhumeée de la lointaine église Sainte-Mar- 
guerite, et, plutét comme une curiosité que comme un chef-d’ceuvre, 
le Baptéme du Christ, par Corot, qui nous montre un peintre de 
figures d’une simplicité quelque peu naive, moins sommaire toute- 
fois qu’on n’eut pu le supposer, deux artistes seulement se détachent, 
et vont nous arréter un moment. M. Bonnat occupe le mur du fond 
avec les toiles qui doivent former la décoration de la nouvelle salle 
des assises au Palais de Justice: Thémis entre le Crime qui se torda 
ses pieds ct l’Innocence qui l’implore, avec des figures allégoriques 
et de petits Génies. C'est une peinture savante et vigoureuse, non 
‘sans quelque lourdeur. Sur les murs latéraux se voient deux grandes 
compositions, empruntées 4 la vie de saint Augustin. Elles sont 
de M. Lenepveu, le directeur actuel de notre Ecole de Rome, qui 
n’avait pas exposé depuis dix ans, et qui cultive avec un mérite 
égal art sacré et l’art profane, passant d’une chapelle de Saint- 
Sulptce & la coupole de l'Opéra, et revenant de l’Opéra a l’église 
Saint-Ambroise. Il n’était pas sans intérét d’examiner les travaux 
du maitre aprés ceux des éléves. Les toiles de M. Lenepveu appar- 
tiennent.au genre le plus sévére ; ce sont des ceuvres profondément 
étudiées et solidement peintes. Il y a plus de vigueur et une science 
plus visible dans l'une, dont certaines parties sont des morceawx 
de maitre, mais qui manque un peu d’ensemble; plus d’harmonie, | 
de.sentiment, d’expression dans l’autre, dont Ja belle ordonnance 
saisira aussi tous les regards, mais ot font malheureusement dé- 
faut, malgré le lieu de la scéne, la lumiére de l'Afrique, et, malgré . 
le séjour du peintre, la couleur italienne. 

Les expositions ont pris aujourd’hui une extension singuliére : . 
elles embrassent toutes les branches de l'industrie, des arts et des 
sciences..On a fait jusqu’é des expositions culinaires; comment 
sen étonner, lorsque l’Angleterre, plus avancée que nous, vient de 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 407 


créer une Ecole normale de cuisine nationale, dont les cours, a la 
fois théoriques et pratiques, sur la confection du roastbeef, des 
pickles, du pudding et du thé, ont été suivis assiddment par 766 élé- 
ves du sexe féminin, et qui décerne, aprés examen, des diplémes 
de capacité? Nous avons eu des expositions de chiens et des expo- 
sitions d’insectes; mais nous n’avons pas encore eu d’exhibitions 
denfants, toujours comme en Angleterre, ou |’on médite de les 
compléter par des exhibilions de nourrices. 

Lexposition d’horticulture qui, les années précédentes, s’instal- 
lait dans la grande nef du palais des Champs-Elysées, comme pour 
faire aux nymphes, aux naiades et aux dryades de la sculpture un 
jardin digne d’elles, s’est établie cette année dans ses meubles. Pen- 
dant huit jours, elle a fait de ’Orangerie des Tuileries et de la ter- 
rasse du bord de l'eau la plus délicieuse et la plus recherchée des 
promenades. J'ai encore dans les yeux, en écrivant ces lignes, l’en- 
chantement de ces fraiches couleurs, groupécs ct nuancées avec un 
artexquis, dans les narines le parfum suave et pénétrant des jas- 
mins, des giroflées, des violettes, des ceillets et des roses. 

Jaimerais 4 vous parler longuement de l’exposition d’horticul- 
ture, si ma profonde incompétence en botanique n’égalait mon 
amour pour les fleurs. Je les aime en ignorant, parce qu’elles sont 
belles et qu’elles sentent bon, sans avoir jamais pu comprendre 
lincurable tendance des botanistes 4 transformer un parterre de 
fleurs en un jardin des racines grecques. Qu’on applique ces grands 
noms, farouches d’aspect et si difficiles & retenir, aux plantes 
grasses, a ces hérissons végétaux, tout bardés de lances et d’épieux, 
grimacants et contrefaits comme des mandragores, personne ne ré- 
clamera; mais pour ces fleurs charmantes que la jeune fille met a 
son corsage ou dans ses cheveux, dont une femme pare et embaume 
son salon, qu’on offre a sa mére le jour de sa féte, dont on décore 
l'autel de la Vierge pendant le joli mois de mai, pourquoi ces dési- 
gnations pédantes, ces barbares nomenclatures, qui jurent comme 
un contre-sens avec leur objet, et qui semblent empruntées au vieil 
arsenal scolastique du moyen age? 

Que la Société d’horticulture me permette de lui signaler deux 
desiderata pour l'avenir. Les grands murs nus de |’Orangerie cho- 
quatent l’ceil, et faisaient dissonance avec les gradins de fleurs éta- 
gés devant eux. Les tableaux ont besoin d’un fond chargé de remplir 
office de repoussoir; les diamants reposent dans des écrins de velours 
sombre, et il faut aux fleurs-un rideau de feuillage qui les enca- 
dre, qui les isole de tout contraste criard. On edt pu facilement, il 
me semble, tapisser de plantes grimpantes les murailles de |’Oran- 
gerie. En outre, pourquoi ne pas compléter l’exposition florale 


408 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


par une exposition de bouquets : l’art joint 4 la nature? Le bouquet 
est l’un des triomphes du godt parisien. J’admire aux vitrines des 
bijoutiers des picrrerics isolées; jc les admire bien davantage mon- 
tées en diadémes, en bracelets, en colliers. Evidemment, cette ob- 
servation bourgeoise fera sourire les savants botanistes; mais je 
suis du public, et il est naturel que je juge comme le public, sur- 
tout lorsqu’il s’agit d’une exhibition qui s’adresse moins aux bota- 
nistes qu’aux gens du monde. 

L’exposition des industries fluviales et maritimes s'est ouverte le 
10 juillet, au palais des Champs-Elysées, par un temps tout @ fait 
en harmonie avec son titre. Il semble écrit que nous ne sortirons 
pas du domaine aquatique pendant tout le cours de cette saison. 
Suivant l’usage invariable, il n’y avait d’ouvert, le jour de l’ouver- 
ture, que les portes et les caisses d’ou les exposants déballaient, 
avec une hate tardive et une fiévre qui s’était trop fait attendre, 
les objets destinés a figurer dans les étalages. Des ouvriers en 
manches de chemise sciaient, clouaient, ajustaient 4 grand bruit. 
Si lon edt reculé linauguration de huit jours, ils en auraient 
profité, sans nul doute, pour retarder eux-mémes leur débal- 
‘lage d’une semainc. Une promenade rapide 4 travers ce chan tier 
en construction, qui offrait l'image en miniature de la Tour 
de Babel, m’a permis de constater qu’elle sera trés-compléte, 
trop complete peut-étre. On a donné une singuliére extension aux 
deux épithétes qui en déterminent la nature et le but; car, 4 cdété 
des bateaux de toutes formes et de tous systémes, de l’extracteur- 
Bazin, des appareils de plongeurs, des engins de sauvetage, d'un 
canon sous-marin, d’un vaste aquarium ot l’on voit évoluer, de- 
puis l’ablefte jusqu’a la carpe, les principales variétés des poissons 
d’cau douce, d'un immense rocher 4 cascade, avec grottes sou- 
terraines, cavités béantes, stalactites démesurées, sapins penchés 
sur l’abime, bati par un architecte paysagiste qui a l’ambition d’hu- 
milier la nature, j’ai apergu nombre de meubles et d'instruments 
qui n’ont que des rapports trés-lointains et trés-vagues avec les in- 
dustries maritimes, 4 moins qu’on ne les considére comme objets 
d’exportation — systéme ingénieux qui permet d’englober jusqu’aux 
pianos, aux pendules, aux caléches et aux machines a coudre dans 
une exposition maritime. 

Il en est absolument de méme de l’exposition internationale de 
géographie qui vient d’ouvrir au pavillon de Flore, dans le palais 
(ou plutdt dans I’ex-palais) des Tuileries, sous la présidence de 
l'amiral la Ronciére le.Noury. Cette importante exposition ot dés 
maintenant la France tient brillamment sa place, aura pour annexe 
un congrés qui discutera les grandes questions géographiques 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 409 


d'un intérét universel. Chaque nation, représentée par l'une de ses 
sommités scientifiques, a une salle qui lui est spécialement affectée, 
elles produits naturels de tous les pays du monde achéveront l’ceuvre - 
d’enseignement commencée par les cartes, les vues photographiques 
et les plans en relief. Ge sera comme un grand inventaire des résultats 
acquis et de la situation actuelle d’une science qui a fait en ce 
siécle tant de progrés, et 4 qui il est permis dés maintenant d’entre- 
voir l’époque ow elle aura enfin pris possession de notre globe tout 
entier. Mais il faut attendre. N’est-ce pas Goethe qui a dit quelque 
part que le Francais se distingue des autres peuples en ce qu'il ne 
sait pas la géographie? Sur ce point, comme sur bien d'autres, le 
Parisien est plus Frangais que le reste de.ses compatriotes. Puisse- 
1-il du moins profiter de cette occasion pour l’apprendre ! 


IV 


La moitié des théatres sont actuellement fermés. Grace 4 la saison 
anclémente, le public n’a pas entiérement déserté les autres. Ils n’en 
viveot pas moins de reprises et de piéccs d’été. C’est une tradition 
constante dans les directions thédtrales de reléguer au mois de 
juillet les ouvrages sur lesquels on ne compte pas et les débutants 
qui se résignent a étre joués par les doublures devant les banquet- 
tes. Peut-étre serait-il plus logique, au contraire, de réserver pour 
les chaleurs des ceuvres capables d’en combattre la désastreuse in- 
fluence. Mais la routine est la reine de ce monde et particuliére- 
ment des théatres. 

Nous ne parlerons pas des piéces qui tiennent actuellement les 
affiches : c’est bien assez de les avoir entendues. Nous serions sur- 
tout sans excuse de conduire le lecteur au gauche et violent mélo- 
drame que le Gymnase, dévoyé de plus en plus, vient de donner 
sous le nom de Léa, aprés avoir pris la peine inconcevable d’aller 
le chereher jusqu’en Angleterre. Faisons seulement une exception 
pour la Comédie-Frangaise, qui, méme lorsqu’elle se trompe, de- 
mande a étre traitée avec révérence. 

Elle s’est trompée pour la Grand’Maman, de M. Edouard Cadol, 
qui a déja disparu de |’affiche, mais qui mérite une courte oraison 
funébre @ cause de ses intentions exccilentes. On ne peut que louer 
le sentiment moral et l’honnéte inspiration de ce plaidoyer contre 
les discordes conjugales, au nom de l’enfant qui cn porte le poids 
sur sa téte innocente : Delicta majorum immeritus lues. Trés-rai- 
sonnable et trés-sensée, mais un peu froide ct monotone; écrite avec 
plus de correction que d’originalité, construite avec soin, seméc 


410 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


de mots fins et de détails agréables, parmi lesquels se détache 
une scéne dramatique, mais une seule, la Grand’Maman est un 
bon devoir, fait par un excellent éléve qui s'est appliqué. Les 
scénes n’aboutissent pas, et 4 l’inverse du proverbe, M. Cadol 
semble croire que tout est bien qui commence bien, car, en gé- 
néral, 1] sait engager les situations et ne sait pas les dénouer. A ces 
défauts, la Grand’Maman joint le tort de ne pas tenir ce que son 
titre promet : on s’attendait 4 l'étude d’un type particulier, mais 
le point de départ se dérobe bientét, le sujet dévie, et la piéce révée 
est remplacée par une autre. Pourquoi donc ce titre? Uniquement 
sans doute 4 cause de madame Arnould-Plessy, chargée de jouer 
aieule, dont son talent faisait le personnage principal, et pour 
attirer l’attention sur ce début dans les réles 4 cheveux blancs de 
l’excellente comédienne dont la jeunesse, bientét sexagénaire, éclip- 
sait encore tant d’alfraits naissants. Et pourquoi grand’ maman au 
lieu de grand’-mére? Toujours 4 cause de madame Plessy, j'ime- 
gine. Il fallait bien ménager la transition et l’aider, comme 
jadis mademoiselle Mars, 4 franchir ce pas difficile. Débuter du 
premier coup par étre grand’mére, ah! fi donc! quelle brutalit¢! 
Grand’maman, c’est autre chose! 

La Comédie-Frangaise s’est trompée aussi, mais 4 un tout autre 
point de vue, pour l’Ilofe, bluette en vers de MM. Ch. Monselet et 
Paul Aréne, que nous dénoncons aux foudres malheureusement bien 
inoffensives de la société de tempérance. On se demandait d’avance 
comment M. Monselet, qui a mis sa gloire 4 continuer Brillat-Sa- 
varin, en le complétant; M. Monselet, qui a chanté les Vignes du 
Seigneur avec un lyrisme plein de son sujet, s’y prendrait pour 
nous montrer l’ilote de Sparte préchant la sobriété au peuple 
par le dégodt qu’inspire son ivresse. Eh bien! M. Monselet a 
retourné la thése et pris bravement parti pour l’ivrogne, voila 
tout. Noblesse oblige. 1l a obéi a ses antécédents, paré son ilote de 
‘myrtes et de roses, l’a chargé de plaider pro domo sua et I’a rendu 
si joyeux, si éloquent, si irrésistible que le drdéle converttt a son 
vice ceux & qui il était chargé d’en inculquer l’horreur. Telle est la 
moralité de ce petit acte : on voit qu’elle est aussi large que Ja cein- 
ture flottante de l’ilote. Sans prendre des airs indignés et farouches 
vis-a-vis de cette agréable hagatelle, il nous sera permis de re- 
gretter que les auteurs, en quelques passages, aient franchi la 
limite d’une honnéte gaieté, et poussé la folie jusqu’aux frontiéres 
de l’inconvenance ; puis de nous demander si la place d’une piéce 
qui équivaut 4 une parodie de l’antiquité, et se rapproche ca et 18 
de l’opérette bouffe a la facon d’Offenbach, était bien 4 la Comédie- 
Francaise ! 


LES (EUVRES ET LES HOMMES. 411 


La mort si soudaine et si imprévue de M. Georges Bizet a rendu 
un regain de succés 4 son opéra-comique de Carmen. M. Bizet avait 
élé une sorte de petit prodige musical, triomphateur dans tous les 
concours, et on lui avait prédit les plus brillantes destinées. Cette 
prédiction se fit réalisée sans doute, mais elle ne l’était pas encore 
jusqu’a présent, car de tous les opéras qu’il a successivement 
donnés a la scéne, pas un n’a réussi d’une fagon éclatante et plu- 
sieurs sont tombés. 

Lauteur distingué de Carmen, des Pécheurs de perles, des beaux 
cheurs de l’Arlésienne, est mort 4 trente-six ans; Barye 4 quatre- 
vingts. Si disposé qu'on soita pleurer la mort de celui-ci, il fautrecon- 
naitredu moins qu'elle n’a rien de prématuré. Il n’avait pas exposé 
depuis 1855. Sa derniére ceuvre publique fut, si je ne me trompe, 
le bas-relief équestre de Napoléon Ill encastré dans la facade du nou- 
veau Louvre, vis-a-vis le pont des Saints-Péres : mal inspiré par le 
sujet et peut-étre affaibli déja par lage, sentant bien, d’ailleurs, 
qu'il ne travaillait pas pour la postérité, Barye n’avait fait la qu’une 
ceuvre vulgaire, dont iln’a pas du lui-méme regretter la perte. 

Qn sait que Barye a surtout marqué sa trace dans la sculpture 
zoologique, bien qu'il ait prouvé plus d’une fois aussi, notamment 
par les groupes qui décorent les pavillons Denon et Richelieu, qu’il 
pouvait aborder la figure humaine avec une égale supériorité. 
Mais sa spécialité, c’est l’animal;:sa gloire, c’est d’avoir été le mo- 
déle et le chef en un genre qui de nos jours a pris d’énormes 
développements et fait d’incontestables progrés. Si l’on connait 
mieux aujourd’hui la structure, l’anatomie, |’allure véritable et vi- 
vante de la béte; si l’on sait mieux en fouiller l’épiderme, en 
rendre le mouvement, maricr au type générique les accents du ca- 
ractére individuel, c’est surtout 4 Barye qu’on le doit. Il fut le grand 
belluaire de la génération romantique, le Carter et le Van Amburgh 
dela sculpture, le dompteur des fauves, qu’il fit ramper.et frémir 
avec toutes les palpitations de la vie, et son génie a donné nais- 
gance non-seulement 4 d’innombrables animaux, souvent admis 
pour la premiére fois, grace 4 lui, aux honneurs de la statuaire, 
d’ou les excluaient jusqu’alors les scrupules de I’école, mais a des 
animatiers célébres, qui tous le reconnaissaient pour Iinitiateur et 
le maitre. Avant lui, il n’y avait guére que le cheval et le lion 
qui fussent reconnus comme suffisfmment nobles pour le ci- 
seau du sculpteur. Et quel cheval? Le cheval classique de Lemot 
et de Cartellier. Quel lion? Le lion débonnaire qui lance 
fiegmatiquement ses minces filets d’eau claire a la porte de I'Insti- 
tut,ou qui réve en digérant, le chef coiffé d’une perruque et la 
patte appuyée sur une boule. Il y adjoignit le tigre, l’ours, l’élé- 


412 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


phant, le crocodile, la gazelle, le lynx, le serpent, le jaguar, le lié- 
vre ct jusqu’au lapin lui-méme. [fl anima les vieux poncifs em- 
paillés , qui allaient s’affadissant de plus en plus, parce quiils 
ne se retrempaient jamais dans |’étude directe de la nature. Com- 
parez les lions bénins de I’Institut et du Luxembourg aux lions 
puissants et tranquilles du quai des Tuileries et de la colonne de 
Juillet, ou au lion pantelant, presque tumultueux, qui étouffe un 
boa sur la terrasse du bord de l’eau! 

Barye a surtout représenté les animaux dans |’action et dans la 
lutte: le Tigre dévoré par un crocodile, le Cerf terrassé par deus 
lévriers, le Cheval renversé par un lion, le Jaguar dévorant un lie- 
vre, et tant d’autres groupes popularisés par les réductions en 
bronze ! Quand on entrait dans son atelier, on eit cru pénétrer 
dans une ménagcrie. Rien ici de la sérénité ordinaire et du recueil- 
lement silencieux de la sculpture. Tout frémissait, bondissait, 
hurlait, glapissait, et l'on éprouvait comme un mouvement d’effroi 
au inilicu de ce fourmillement de bétes fauves. En s’attachant sur- 
tout 4 la réalité et 4 la vie, Barye n’a pas toujours conservé cette 
part d'idéal, si je puis ainsi dire, que les anciens savaient donner a 
leurs animaux en n’appuyant que sur les traits essentiels et carac- 
téristiques, en résumant les formes pour les agrandir. Mais s’1l 
n’égala jamais les anciens, du moins, comme on I!’a dit, personne 
entre les modernes ne !’a encore égalé. 

A une année prés, M. de Rémusat avait atteint le méme age que - 
Barye, mais il ne s’était pas retiré sous sa tente, et il est mort de- 
bout. L’homme politique ne nous appartient pas, et, s’il est impos- 
sible d’en faire entiérement abstraction dans l'étude d’un esprit 
trés-complexe en qui tout se tient, qui ne sépara jamais la pensée 
de l’action, qui cut toujours le gout des affaires publiques, qui a 
joué un réle considérable, bien qu’au second plan, et s'est d’ail- 
leurs glorifié hui-méme d’avoir obéi 4 des préoccupations politiques 
jusque dans la plupart de ses travaux littéraires, du moins nous 
garderons-nous d’aborder le cété de sa carriére qui se dérobe a 
notre competence autant qu’a nos attributions, et nous croyons 
qu'il n’aura pas trop 4 s’en plaindre. 

Ce qui frappe tout d’abord en M. de Rémusat, c’est la variété de 
ses aptitudes. Lettré avant Jout, philosophe, critique, moraliste, 
orateur, homme d’Etat, poéte, dramaturge et romancier in petto, 
homme de cabinet et homme du monde, il a touché a tout, depuis 
la métaphysique jusqu’é la chanson, avec une intelligence trés- 
déliée, trés-alerte, trés-curicuse et trés-souple. Aucune connaissance 
ne lui est étrangére; sans avoir par lui-méme une originalité bien 
nette, 11 est doué d’une rare faculté d’assimilation. Son esprit avait 


LES (EUVRES ET LES HOMMES. M3 


besoin d’ane direction supérieure ; en philosophie, comme en poli- 
tique il marcha toujours a la suite, subissant tour a tour I’influence 
- de M. Royer-Collard, de M. de Barante, de M. Molé, de M. Guizot, 
de M. Cousin, de M. Thiers. Amateur de premiére force, ingé- 
meux et brillant essayist, comme disent les Anglais, l'un des plus 
agréables virtuoses du Globe et de la Revue des Deux-Mondes, il fut 
plutot un dilettante raffiné en philosophie et méme en critique 
quun critique complet et un véritable philosophe. Son intelli- 
gence avait plus d’étendue que de fermeté et de profondeur. Le 
lest des principes lui a fait défaut pour l’empécher de flotter a 
tous les courants. Dés qu’on essaie de le suivre, on sent que le 
terrain se dérobe; il fuit entre les doigts, comme Protée, dans la 
multiplicité infinie de ses nuances, si on veut le saisir corps a corps. 

Pour comprendre la double et triple nature qu’il y a en M. de 
Rémusat, il est indispensable de s'arréter un moment A ses origi- 
nes. Par sa naissance, il appartenait 4 l’ancienne aristocratie; par 
son éducation, au premier Empire ; par ses débuts dans la vie active, 
ala Restauration; par son age mur, ses gots, ses amitiés, ses 
fonctions publiques, au gouvernement de Juillet, ce qui ne l’empé- 
cha pas, plus tard, de se rallier & la République. I! n’avait pu tra- 
Verser tant de milieux sans en subir les impressions diverses, et 
tous ces régimes avaient laissé leur empreinte sur son 4me mobile. 
Plongé de bonne heure dans l’atmosphére du dix-huitiéme siécle 
par la fréquentation de madame d’Houdetot, intime amie de sa 
mére, et par la philosophie de Condillac, la premiére qu’on lui edt 
enseignée au collége, il avait, pour ainsi dire, un pied dans chacun 
des deux mondes entre lesquels se partage la société francaise de- 
puis la Révolution, — bourgeois grand seigneur : gentilhomme 
par les facons, les relations privées, les habitudes, les gouts de sa- 
lon, le ton de bonne compagnie; homme moderne et libéral a la 
mode de 1820 par les relations publiques, les doctrines, les idées et 
les crits. Sans prétendre expliquer uniquement ainsi ce qu’il y eut 
d'ondoyant dans V’intelligence élégamment sceptique de M. de Ré- 
musat, il faut bien tenir compte des tiraillements inévitables 
exercés par ces influences diverses. Il s'est efforcé de garder l’équi- 
libre, et l'on peut le louer du moins d’avoir su tempérer, par .un 
gout délicat et un naturel esprit de mesure et d’équité, « ce qu’a- 
vaient naturellement d’dpre et d’un peu grossicr (c’est Sainte-Beuve 
qui parle, dans un article publié sur M. de Rémusat en 1847) la 
politique ef la philogophie révolutionnaires. » 

esprit du jeune Rémusat recut sa premiére trempe dans le salon 
maternel. Au contact des hommes illustres qui le fréquentaient, il 
gagna cette maturité précoce, mais un peu superficielle, qui ne l’em- 


414 LES (BUVRES ET LES HOMMES. 


pécha pas de demeurer jeune jusqu’a la fin. Il ne perdit jamais entié- 
rement le pli primilif. L’écrivain méme reste un homme de salon. 
C’est dans les salons qu'il obtint ses plus grands succés; c’est 1a 
qu'il exerca le plus de charme et peut-étre aussi le plus d'action. 
Ses articles étaient de fines causeries. Tous ceux qui ]’ont entendu 
s’accordent & dire que sa conversation était supérieure 4 ses livres 
et qu’on ne le connait. point tout entier, si on ne le connait que par 
ses écrits. 

Ii débuta par des chansons. Sainte-Beuve en avait parcouru le 
recueil manuscrit, et i1 a eu la discrélion facheuse de n’en presque 
rien citer. La premiére est de 1812; il était alors 4gé de quinze 
ans. Nous ignorons s’il persévéra longtemps, mais il en faisait en- 
- core, ce semble, en 1825. Sans le succés populaire de Béranger, il 
aurait continué sans doute, et il edt réussi, car ce vif esprit étail 
propre & tout, et peut-étre que ses chansons libérales, en vulgari- 
sant son nom, lui auraient épargné, en 1872, sinon l'affront d’avoir 
M. Barodet pour rival, du moins |’humiliation d’étre vaincu par un tel 
adversaire: «Rémusat a chanté chez M. Delécluze quelques chansons 
de lui, écrivait le 24 janvier 1825 4 madame Récamier, J.-J. Ampére, 
dans l’intéressante correspondance qu’on a publice il y a quelques 
mois. Elles ont peut-étre autant de verve que celles de Béran- 
ger, et il y a de plus un certain air de jeunesse, avec un mélange de 
gaieté, de grace et de.raison. Elles sont charmantes. » Ainsi il nese 
bornait pas 4 les faire, il les chantait. Ce ne fut point sa seule ten- 
tative dans le domaine de imagination; il composa encore un ro- 
man : Sidney, et plusieurs autres drames : le Retour du Croiseé, 
P Habitation de Saint-Domingue ou I’ Insurrection (on avait alors la 
manie des sous-titres), des scénes historiques, 4 la fagon de M. Vi- 
tet, sur la Saint-Barthélemy, enfin un drame sur Abédlard, sujet qui 
l’avait séduit par létude d’un caractére et d'une époque a part et 
qui lui fournissait l’occasion. de prouyer du méme coup ses dou- 
bles aptitudes, philosophiques et littéraires, mais qu'il eut le cou- 
rage de garder en ‘portefeuille comme les autres, quand la notice 
historique dont il voulait faire l’introduction de son -drame fut de- 
venu le livre ingénieux et éloquent auquel demeure principalement 
attachée la gloire de son nom. “ 

Je m’attarde vulontiers 4 ce Rémusat inédit et tout intime qui a 
pour nous le charme de l’inconnu et qui nous réserve peut-ttre de 
piquantes révélations posthumes : « Le genre est aussi romantique 
que possible, écrivait encore Ampére en parlagt de U’ Habitation de 
Satnt-Domingue (1825). ll y a du comique, de l’atroce, de l’idéal: 
- quelques caractéres sont trés-heureusement congus et trés-bien 
dessinés, entre autres celui d’un envoyé de l’Assemblée consti 





LES (EUVRES ET LES HOMMES, 415 


tuante, imperturbable dans ses idées de révolution, mettant tout en 
feu avec des paroles philanthropiques, ct ne comprenant rien ni au 
caractére des négres ni aux préjugés qui l’entourent... L’atroce est 
toujours 1a et fait qu’on est souvent révolté par le comique... A 
coté de scénes d'une réalité compléte sont les réves d’un négre 
comme il n’y en eut jamais. Outre cela, il y a des choses inutile- 
ment dégoutantes et surtout trop d’esprit, trop d’effets calculés, 
mais beaucoup, beaucoup de talent. » Sainte-Beuve nous donne 
aussi sur le drame d’Abédlard, et particuliérement sur le rdle de 
Manegold, — une sorte de contre-épreuve de Jehan Frollo, «un char- 
mant et vaillant écolier qui, au sortir d'une nuit passée a la ta- 
verne, est le premier 4 entrer dans la classe en criant : « En avant, 
et du nouveau ! » qui, narguant l’anachronisme, fait des chansons, 
comme, trois siécles plus tard, en fera Villon, et dont l’esprit, 
méme aux instants sérieux, a l’air (passez-moi le mot) de polisson- 
ner toujours, » de curieux détails qui prouveraient 4 quel point, 
malgré son habituelle circonspection critique, M. de Rémusat était 
naturellement novateur, si nous ne le savions déja par l'article ca- 
ractéristique publié sur la Révolution du thédtre en 1820, sept ans 
avant Cromwell‘. 

A défaut de ses drames, il faut surtout chercher le lettré, qui 
loutefois y apparait rarement 4 l’état pur, dans les deux volumes de 
Mélanges, publiés d’abord sous le titre de Passé et Présent, avec une 
préface un peu ambitieuse et disproportionnée. Il y a réuni, 4 vrai 
dire, bien des morceaux d’un intérét effacé et tellement vieillis 
qu'on peut les déclarer morts. Le style manque d’accent, de relief 
et de couleur. M. de Rémusat éclaire quelquefois, il n’échauffe 
jamais. Mais ces morceaux qui, pris isolément, causent quelque 
mécompte, montrent bien, dans leur ensemble, la variété de ses 
aptitudes et laissent apparaitre le fond de ses idées et de son 
tempérament moral. Il s’y est peint directement et indirecte- 
ment: «Dans l’esprit qui les a dictés, dit-il lui-méme, on re- 
connaitra ces trois choses: un point de départ tout politique (il 
vient d’expliquer comment le mouvement littéraire de la Res- 
tauration naquit d’une impulsion politique), ou une résolution 
prise de soutenir la cause libérale; puis un effort continu de la 
rattacher par des conséquences variées 4 tout ce qui mérite d’inté- 
Tesser les hommes, enfin la ferme espérance de réconcilier les vé- 
ntés de notre époque avec les vérités de tous les temps. » M. de Ré- 
musat est 1A tout entier, avec cette foi en son siécle, au progrés, a 


‘ Voir tome I** des Critiques et Etudes littéraires, ou Passé et Présent, pubt. 
chez Didier, comme tous les ouvrages de M. de Rémusat. 





446 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


la raison humaine, dont les événements ont peut-étre fini par 
ébranler la sérénité, ses illusions, ses chiméres, son mélange de 
finesse ct de naiveté, de vues pénétrantes et de singuli¢res méprises, 
de considérations sagaces et de jugements téméraires. En cherchant 
4 se rendre compte de cet appareil de raisonnement qui impose, 
qui emprunte ses armes 4a la science aussi bien qu’a la métaphy- 
sique, on reste confondu de ne trouver nulle part une base ferme et 
fixe, ef ne pouvoir jamais saisir que des nuances. 

Chaque jour, la philosophie, qui était, avec la politique, la grande 
passion intellectuelle de M. de Rémusat, — car, méme dans sa car- 
riére publique, il fut un homme de pensée plus qu’un homme d’ac- 
tion, — prenait plus de place dans ses études, et particuliérement 
la philosophie anglaise, qui l’attirait par le double attrait du sujet 
et du pays. M. de Rémusat fut toujours trés-épris des institutions 
de l’Angleterre et il en aimait la libre pensée. Ce champ d’épreuve 
lui parut le plus favorable pour réconcilier les honnétes gens avec 
la philosophie. Il a successivement étudié saint Anselme de Can- 
torbéry, si longtemps illustre dans l’école par son argument sur 
l’cxistence de Dieu; Bacon, le type et le représentant par excellence 
de la philosophie anglaise; son disciple indépendant, lord Herbert 
de Cherbury, peu connu chez nous, philosophe-gentilhomme de 
cape ct d’épéc, dont la vie aventureuse forme le plus curieux con- 
traste avec ses écrits, et qui a séduit M, de Rémusat autant comme 
le fondateur de la religion naturelle en Angleterre que comme l'un 
des premiers créateurs de la métaphysique du sens commun, enfin 
tous les philosophes du dix-septiéme siécle dans son dernier ou- 
vrage : l’'Histoire de la Philosophie anglaise depuis Bacon jusqu’a 
Locke. Tout en s’adressant aux gens du monde et en animant ses 
recherches par l’introduction de l’élément biographique et histo- 
rique, il ne fait point de sacrifices 4 la frivolité, et loin d’esquiver 
Jes cdtés arides et difficiles, on peut méme dire qu'il les recherche 
avec guelque ostentation. 

Dans ces ouvrages comme dans tout, ce qu'il a écrit, M. de Re- 
musat souléve plus de questions qu’il n’en résout ; il excite l'esprit 
et le met en quéte, sans jamais le satisfaire par une conclusion pre- 
cise. Il est de ceux qui préférent 4 la vérité méme la recherche 
de la vérité. Professant « qu’aucune tradition n’a une autorité ab- 
solue et définitive, et qu’en toute matiére un progrés est toujours 
possible, » il use avec une liberté entiére de l’esprit d’examen et 
croit témoigner de son respect pour I’indépendance de la raison 
en laissant dans chaque question la porte ouverte 4 la contro- 
verse. On ett dit qu’il avait pris pour devise le « Que sais-je? » dc 
Montaigne, ou le « Je ne sais », qui termine, en le résumant, $00 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 417 


drame inédit d’Abélard. Mais la mort a ses lueurs, et M. de Ré- 
musal a quitté ce monde en disant comme Pauline: « Je vois, je 
sais. » 

Nos lecteurs ne nous pardonneraient pas de terminer cette chro- 
nique sans dire quelques mots de la réception solennelle de M. Lit- 
tré, le 8 juillet dernier, dans le sein de la franc-maconnerie fran. 
caise. On a regu en méme temps que lui M. Jules Ferry et M. Cha- 
vée, mais ces deux humbles acolytes, dont le nom a été a peine 
prononcé par les comptes rendus, n’étajent la que pour faire l’ap- 
point. La féte se donnait spécialement en |’honneur de M. Littré, 
et elle avait l’évidente intention d’étre une réponse 4 la derniére 
brochure de |’évéque d'Orléans. Depuis la mémorable campagne, 
mélée de succés et de revers, qui s'est terminée par la démission 
de Mer Dupanloup comme académicien le jour ot il devenait le 
confrére de M. Littré, celui-ci a été choisi, par les habiles du parti 
dont il exprime les négations sans en partager les violences et les 
haines, comme l’antithése vivante de Villustre prélat. Pour mieux 
accentuer sa réponse, la franc-magonnerie n’a vu rien de mieux a 
faire que d’aller chercher l'homme 8 la fois le moins suspect de 
croyances chrétiennes et le plus en vue par la polémique retentis- 
sante dont ses doctrines ont été l'objet. Mais cette habileté dont 
M.Littré, penseur solitaire et taciturne, malfaisant sans emphase, 
bornant son ambition 4 empoisonner les esprits dans le silence du 
cabinet et inoffensif pour tout le reste, semble incapable par lui- 
méme, s’est tournée en une grosse maladresse : en voulant répon- 
dre 4 ’attaque de Mgr Dupanloup, on I’a confirmée; car le nom du 
récipiendaire, accueilli avec une pompe qui donne a la cérémonie 
du 8 juillet la valeur d’un manifeste, a la méme signification au 
point de yue purement spiritualiste qu’au point de vue chréetien, 
et les doctrines qu’il représente et qu'il a exprimées dans son dis- 
cours, biffent sans ménagement la vicille formule gardée jusqu’a 
present par la maconnerie au frontispice du Grand-Orient, comme 
un pavilion destiné a couvrir la marchandise. 

Libre assurément a M. Littré, qu’une espéce d’inconscience sem- 
ble rendre insensible au ridicule comme indifférent 4 tout ce qui 
se passe autour de lui, de plier la gravité de sa personne, de son 
age et de la philosophie aux rites puérilement grotesques de l’ini- 
lation maconnique, méme débarrassés, par une faveur qui avail 
Vintention d’étre un hommage et qui pourrait bien étre une humi- 
liation, de cette longue série de tours de passe-passe, de ridicules 
jongleries, de trucs de féeric usés jusqu’a la corde et d’exercices 
de gymnastique fatigante, qui constituent les épreuves physiques et 





8 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


qu’on paraft.|’avoir cru incapable de supporter. M. Littré, dans 
cette circonstance, n'a été évidemment qu’un mannequin manceu- 
yré par M. Gambetta, dont le discours, 4 la fin de la séance, 
n’a eu d’autre but que de prendre possession de la cérémonie et 
d‘en constater la portée politique. Mais ce qu’il n’était pas libre de 
faire, c’était de se poser, dans sa harangue, comme le représen- 
tant d’une école, ou plutét d’une Eglise qui l’a formellement exclu 
de son sein, excommunié et maudit. Le public ne sait pas assez, 
et ni le Grand-Orient, ni la loge de la Clémente Amitié ne sem- 
blent avoir soupconné cette position de schismatique et d’héré- 
siarque, formellement exclu par le maitre, honni par les disciples, 
qui le considérent comme leur plus grand ennemi. Le positivisme, 
en effet, constitue tout un corps de doctrines qu’on n’a pas le 
droit de scinder et dans lesquelles M. Littré a voulu faire un choix, 
admettant les unes, rejetant les autres au gré de sa fantaisie. Au 
fond, c’est un pur et simple matérialiste-athée, tandis que le posi- 
tivisme a la prétention de n’étre pas seulement une philosophie, 
mais une religion. 

Cette religion de ’Humanité fonctionne : elle a son temple dans 
la maison de la rue Monsieur-le-Prince ot mourut son fondateur ; 
elle a ses prétres, qui sont des professeurs; son culte, qui consiste 
surtout en discours et en enseignements, mais qu’on espére déve- 
lopper peu a peu par l’adjonction du chant et d’une certaine pompe 
religieuse ; ses fétes, quise réduisent 4 deux pour le moment — la 
féte de l'Humanité, le 1" janvier, et la commémoration de la mort 
d’Auguste Comte, le 5 septembre; — ses sacrements — le sacre- 
ment de la Présentation, qui correspond au baptéme, du Mariage, 
de Ordre, de la Destination, de l'Incorporation, ete. — Je ne parle 
pas de son calendrier, dont les treize mois, de vingt-huit jours cha- 
cun, avec un jour complémentaire, consacré 4 la féte générale des 
morts, sont placés sous l’invocation des treize plus grands hommes 
de ’humanité, depuis Moise jusqu’é Bichat, en passant par saint 
Paul et le grand Frédéric. Pour expliquer ce bizarre mélange de 
noms, il faut dire qu’Auguste Comte et ses disciples admettent 
comme légitimes toutes les évolutions de l’'humanité, considérent 
spécialement le catholicisme, tout en proclamant sa mort, comme 
la forme la plus parfaite et la doctrine la plus compléte en dehors 
du positivisme, et avant lui; font profession de défendre historique- 
ment le moyen age et la féadalité; enfin s’attachent résoliment aux 
théories les plus dictatoriales, et répudient le suffrage universel, 
pour subordonner |’organisation sociale 4 un principe d’autorité 
indiscutable et infaillible : toutes choses dont messieurs les francs- 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 419 


macons ne se doutaient pas le moins du monde, en imaginant de 
faire des avances au positivisme, ct qui dérangent singuli¢rement 
leur idéal religieux, politique et philosophique. 

Je ne me charge pas, bien entendu, de concilier entre elles 
les idées d’Auguste Comte, d’en démontrer la cohésion, et spéciale- 
ment d’expliquer comment une religion peut exister avec |’élimina- 
tion de tout élément surnaturel et des causes finales. Mais il n’en est 
pas moins vrai que cela fait partie intégrante, essentielle du systéme. 
C'est toute cette partie religieuse que M. Littré rejette comme le fruit 
d'une imagination dévoyée, comme se rattachant a la derniére phase 
de la vie d'Auguste Comte, dominée par la folie mystique. Les or- 
ihodoxes lui répondent que Comte était en pleine possession de tou- 
tes ses facultés mentales, quand il organisa )’Eglise positiviste; que 
cette tendance religicuse, qu’on affecte de consid@rcr comme la ma- 
ladie d'un cerveau en décadence, avait toujoursétéen lui, puisque, 
dés 1825, dans l'un de ses premiers ouvrages (Considérations sur 
les sciences, etc.), il proposait déja de fonder un nouveau pouvoir 
spirituel sur la base scientifique, et reconnaissait la nécessité d’une 
autorité religicuse en termes qui lui valurent les félicitations de 
labbé Lamennais, devenu son ennemi du jour seulement ov il passa 
a la Révolution; enfin que M. Littré lui-méme, avant d’étre conduit a 
l'apostasie par des influences moins purement philosophiques qu’ll 
he voudrait le faire croire, a pratiqué, dans toute la force de lage 
et de la pensée, le culte qu’il rejette aujourd’hui comme la création 
d'un fou, puisque sa signature figure sur les livres de mariage de 
la religion de l’Humanité, et qu'il a été parrain dans le premier 
baptéme positiviste. 

La rapture remonte au coup d’Etat de 1854. Dés lors Auguste 
Comte ne parla plus qu’avec amertume du rebelle. Mais celui-ci 
garda le silence jusqu’é la mort du maitre. C’est alors seulement 
qu’éclata la dissidence. M. Littré se ligua avec madame Comte — 
celle que le fondateur du positivisme appelle, dans son testament, 
« mon indigne épouse » — pour dispufer 4 ses exécuteurs testa- 
mentaires la possession de ses papiers, qu’ils voulaient trier, 
desquels ils voulaient exclure tout ce qui portait la tache religieuse. 
Le procés, commencé en 4857, ne setermina que le 25 février 1870, 
par un jugement qui déboutait M. Littré et madame Comte de leurs 
prétentions. On peut le lire tout au long, avec des considérations 
qui ne permettent pas la moindre équivoque sur la position de 
M. Littré relativement aux disciples d’Auguste Comte, dans la Vengt- 
deuxiéme circulaire adressée par M. Laffitte, successeur du maitre, 
et directeur actuel du positivisme, «& chaque coopérateur du libre 


490 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


subside pour le sacerdoce de l’Humanité. » Il nous a paru intéres- 
sant de dégager ainsi les vraies situations et de dissiper une équi- 
vuque, entretenue soigncusement, dont leGrand-Orient parait avoir 
été dupe comme le public, en réduisant 4 ses proportions purement 
individuelles le positivisme apocryphe de M. Littré, et en jetant bas 
Venseigne dont il persiste 4 se parer. Mais, du reste, la discussion 
n’avait pour nous qu'un intérét de curiosité pure : il n’y a rien de 
changé en France parce qu'il ya un positiviste de moins et un 
franc-macon de plus. 


Victron Fourne.. 


P. S. Nous recevons assez fréquemment des publications nou- 
velles dont on veut bien nous demander de rendre compte. Nous 
avons le regret de ne pouvoir satisfaire 4 ce désir. La critique bi- 
bliographique, confiée depuis longtemps 4 une plume trés-autori- 
sée et trés-compétente, ne rentre point dans nos attributions, 
comme il est facile de s’en apercevoir si l’on nous fait ’honneur de 
nous lire. Ce n’est jamais que par accident, pour esquisser la phy- 
sionomie d'un homme ou d’un événement du jour, qu’il nous ar- 
rive de parler sommairement d’un livre, en nous bornant aux points 
en rapport avec notre cadre et notre sujet. Nous ne pourrions faire 
plus sans dénaturer le caractére de cette chronique. 


Vy. F. 


MELANGES 





LES PROJETS AGRONOMIQUES DE GARIBALDI 


Les feuilles radicales ont fait quelque bruit, chez nous, d’un projet de 
desséechement et de mise en culture des marais de la campagne romaine 
quaurait formé « le général » Garibaldi, et pour l’exécution duquel le 
célébre condottiere aurait quitté son ile. Au dire de ses partisans, la 
vieille devise latine : Ense et aratro (par l’épée et par la charrue) au- 
rail toujours tenté son ambition, et il voudrait, avant de mourir, la réa- 
liser tout entiére. Assainir et fertiliser la terre qu'il a affranchie, voila la 
gloire 4 laquelle il aspire maintenant, et c’est dans ce but unique qu'il 
est sorti de sa retraite. 

Credat judeus Apella! dirons-nous avec Horace, puisque nous sommes 
4 Rome: ceci est bon pour les niais; les gens avisés savent ce qu'il en est 
des motifs qui ont fait appeler aux portes de Rome, dans les conjonctures 
presentes, le vieux guidon du carbonarisme italien. La politique a plus 
de part que l'agriculture et la philanthropie dans les desseins du parti 
qui exploite le reste du prestige que garde encore l'impotente idole de 
Caprera. C'est un bon prétexte, en effet, pour rassembler et tenir préte a 
tout événement une armée de socialistes, que cette prétendue organisa- 
tion d'ateliers agricoles aux environs du Vatican. 

Que la foule ignorante soit dupe a cet égard, et croie 4 la possibilité 
de désinfecter et de rendre habitable ce royaume de la malaria, cela se 
congoit et s’explique: lascience aaccompli, dans ce siécle, de si grandes 
merveilles, qu’on n’admet pas qu’il y ait rien d’impossible pour elle. Les 
hommes sérieux et d’une compétence spéciale qui ont étudié de prés l’en- 
reprise dont il s’agit, ne s’en laissent pas imposer par les trompettes qui 
l'annoncent. Ils ne la croient pas d’un succés si assuré qu'il y ait lieu a 
Couronner, dés aujourd’hui, les hommes qui cherchent 4 la mettre en 
train, ni surtout a jeter l’insulte aux gouvernements qui ont précédé celui 
d’aujourd’hui. Ce n'est point par suite d'incurie de leur part, ainsi qu’on 


we. 25 Jeurer 1875, 





429 MELANGES. 


les en accuse, ou par défaut d’intelligence et de persévérance dans leurs 
tentatives que l'agro romano a gardé son aspect inculte et sa séculaire in- 
salubrité: les efforts les plus continus et les mieux entendus ont été faits, 
a diverses époques et par différents pouvoirs, mais toujours l‘homme a 
da reconnaitre son impuissance. 

Nous trouvons sur ce sujet, dans un Mémoire qui date déja de quel- 
ques années, mais auquel les projets prétés 4 Garibaldi rendent une com- 
pléte actualité, des renseignements peu connus et d'un grand intérét. Ce 
Mémoire est d'un homme dont le nom fait autorité dans les matiéres d’a- 
griculture et d‘industrie, M. le marquis de Vogiié, député a l’Assemblée 
nationale pour le département du Cher. Ce que nous appelons du nom de 
Mémoire est, dans la forme, un entretien familier qu'il y a une douzaine 
d’années M. de Vogdé eut ala réunion annuelle de la Société agronomique 
du Berry, au retour d'un voyage d'Italie ot il lui avait été donné d’étu- 
dier de prés cette grosse affaire de la transformation du systéme de cul- 
ture de l’Agro romano. 

L’occasion avait été particuli¢rement favorable. A cette époque, un 
grand seigneurromain, le prince Borghése, l'un des principaux membres 
de cette aristocratie romaine qu'on a si injustement accusée d'inertie et 
d'indifférence pour toute amélioration et tout progrés, faisait 4 cété des 
anciennes combinaisons adoptées par l’expérience, dans ce désert mal- 
sain, de grands et cotteux essais de culture nouvelle. M. de Vogié visita 
ces exploitations sous la conduite du généreux et hardi propriétaire. C’ é- 
tait affaire, non de spéculation, mais de patriotisme : le prince tenait 4 voir 
au juste, par la poursuite persévérante de ses entreprises, exemptes 
de routine et parfaitement éclairées, ce qu’il y avait raisonnablement a 
en attendre, et, par suite, si les espérances dont les théoriciens écono- 
mistes se bercaient depuis si longtemps n’étaient pas de pures chiméres. 
Or, maigré les efforts qu’avait faits le prince Borghése pour garder 
quelque illusion, il paraissait évident qu'il n’en avait plus guére. 

Quant & M. de Vogué, lui, il était revenu de son exploration parfaite- 
ment incrédule. Il s'était convaincu qu'on ne pouvait faire plus et mieux 

. que le prince, dont il avait pu apprécier les travaux, aussi bien conduits 
que bien concus. Les détails of il entre 4 ce sujet, dans son Mémoire, en 
fourniront la preuve aux agronomes pratiques. 

M. de Vogié examine, en homme qui s’y connait, les divers systémes de 
culture et les divers procédés qu’on pourrait appliquer 4 1’exploitation de 
lAgro romano pour ta rendre plus productive; et, aprés avoir bien tout 
pesé, tI conclut en ces termes : « Toutes ces améliorations prudentes et 
féecondes, toute cette application d’un capital nouveau apporté par les 
ressources et lintelligence du propriétaire ou du fermier, changercnt 
peu laspect de ces vastes solitudes; le nombre des casales (fermes, ha- 
meaux) doublé ou quadruplé, n’en troublera guére le solennel silence, 








MELANGES. 423 


et n'y aménera pas la vie qui entoure les villages de notre pays. » M. de 
Vogiié fait également bonne justice de certains expédients autoritaires 
préeconisés déja de ce temps-la : « Améliorer la culture, avec le gouver- 
nement pour juge et l’impét pour moyen, nous parait étre, dit-il, une idée 
renouvelée de nos récents égarements, et peu d’accord avec les enseigne- 
ments réfléchis de l'économie politique. » 

Ayant ainsi examiné et bien fait sentir les difficultés générales qui s’op- 
posent a l’entreprise que le vieux chef des Mille aurait, dit-on, le projet 
de reprendre en ce moment, M. de Vogiié en abarde une’ particuliére, la 
plus invincible de toutes, et il la dépeint éloquemment : 

« Jai cherché a apprécier, dit-il, les fermes de la campagne de Rome 
avec les données de la culture ordinaire, mais je n'ai pas encore suffi- 
samment parlé de l’élément spécial et redoutable qui domine toute cette 
question, — le mauvais air, — mal mystérieux et irrésistible, devant le- 
quel se courbent toutes les combinaisons, qui, de juin 4 octobre, descend 
sur ces immenses espaces, en chasse les habitants, et étend méme d’an- 
née en année, dit-on, lentement mais progressivement, les limites de son 
domaine. 

La science, il faut l'avouer humblement, ne nous en a pas encore 
expliqué la nature et les causes. Sans doute les eaux mal écoulées, 
les marécages, les terres que la culture n’a pas rendues perméables, aug= 
mentent son intensité; sans doute il parait sévir moins vivement dans les 
populations pressées ; sans doute le défaut de soins, la mauvaise nourri- 
ture, le sommeil sur la terre humide de rosée aprés les chaleurs du jour, 
rendent son invasion plus fréquente et plus funeste. Mais ce fléau régne 
dans des contrées au milieu desquelles i! n’existe ni lacs, ni marais; mais 
i] frappe les habitants du mont Aventin et du mont Palatin, couverts de 
cultures potagéres et incessantes; mais il pénétre dans certains quartiers 
populeux de Rome et il atteint les splendides portiques de la villa Albani et 
le Vatican lui-méme! On le suit, on le décrit; mais il a une origine intime 
et secréte qui n’est point encore révélée. Tient-elle 4 la constitution méme 
du sol, 4 la nature volcanique du sous-sol, dont les éléments sulfureux se 
développent et se décomposent d’une maniége particuliére sous l’influence 
de la grande chaleur et des rosées? Les grands bois qui couvraient autre- 
fois les ondulations supérieures du sol et absorbaient les émanations 
morbides, les bourgades nombreuses dont les habitations et les rues pa- 
vees garantissaient la terre de l'action du soleil, les villas opulentes dont 
les cultures assainissaient le sol, les grands aqueducs dont les eaux, aus 
jourd’hui perdues dans le sous-sol, étaient recueillies 4 leurs sources 
et longtemps contenues, toutes ces conditions, aujourd’hui disparues, 
avaient-elles, dans l'antiquité, vaincu le mauvais air ou arrété ses inva- 
‘ions? On I’affirme souvent. Peut-étre les vieux auteurs démentiraient-ils 
Ces assertions, et serait-il facile de retrouver dans Cicéron et dans Horace 


AY MELANGES. 


des plaintes sur les fiévres de ]’été et leurs pestilentielles influences ; 
mais, enfin, il est facile de constaler que, depuis le dépeuplement des 
campagnes, depuis que les grands paturages se sont substitués aux champs 
cultivés, les effets du mauvais air sont devenus plus étendus et plus vio- 
lents. 

« Peut-on le vaincre directement, détruire son intensité, préparer des 
combinaisons générales, agricoles ou sociales, qui changeraient radicale- 
ment un état de choses funeste et le raméneraient aux conditions meil- 
leures qui semblent avoir existé dans l’antiquité? 

« Desefforts ont été tentés, largement exécutés ; l'insuccés du prince Bor- 
ghése a Terra-Nova, et de plusieurs autres entreprises du méme genre, 
ont constaté l’impuissance des efforts partiels. L’ennemi, s'il pouvait étre 
vaincu par une opération générale et des travaux simultanés, écrasera 
toujours, en détail, les travailleurs isolés. Mais alors, quels capitaux for- 
midables, quelle population immense et nouvelle faudrait-il déplacer et 
réunir a la fois, au jour fixé pour la lutte! Et encore, en supposant le 
succés, offrirait-il1 un revenu suffisant 4 ces capitaux, une compensation 
suffisante aux hécatombes humaines qui achéteraient la victoire en tom- 
bant sur le champ du combat? Une administration centrale puissante, 
comme les temps modernes peuvent en rencontrer, disposant, sans con- 
tréle et sans compter, des revenus des terres, pourrait-elle tenter une 
semblable entreprise? Je ne puis le penser; mais n’osant, méme en fa- 
mille, apporter mes affirmations sur une question aussi grave, je me bor- 
nerai & vous citer les paroles d’un administrateur habile, formé a la plus 
haute école des temps les plus énergiques de l’administration impériale, 
et dont les observations, recueillies avant 1815, sont, encore aujourd hui, 
le meilleur guide que vous puissiez consulter. 

« Peut-on amoindrir, dit M. de Tournon, le fléau qui désole ces con- 
« trées? La solution de ce probléme a occupé les plus grands papes, se- 
« condés par des savants du premier ordre, et, aprés de grands travaux, 
« la question est plutét obscurcie que résolue. 

« Pour changer cet état de choses, il semble qu'il soit indispensable de 
« replacer insfantanément le pays dans les conditions de population et de 
a culture ou il se trouvat dans les temps anciens. C’est assez dire qué 
« le probléme est insoluble. » 

On voit, par ces paroles d’un homme aussi grave et aussi compétent 
que l’auteur du Mémoire que nous venons de signaler, ce qu'il faudrait 
attendre des beaux desseins prétés 4 Garibaldi, méme au cas oi ils se- 
raient sincéres et de bonne foi, et ne cacheraient pas une manceuvre re- 


volutionnaire. 8 
DELENTHES. 


REVUE CRITIQUE 


!, Leroi René, sa vie ef ees travaux, par M. Lecoy de la Marche. 2 vol. — II. L’Affran- 
chissement des escleves, par l'abbé Favy. 4 vol. — Les Récluseries, par le méme. 
1 vol. — Il]. Mémofres d’une forét — Fontainebleau, — par M. Jules Levallois. 4 vol. 
~— lV. L'Espagne. splendeurs et miséres, par M. Imbert. 4 vol. — Y. Les Consomma- 
ons de Paris, yar M. Husson. 1 vol. — VI. Un Drame sous Catherine II, par le 
prince Lubomir ski. 4 vol. — Les Mémoires de mon oncle, par M. Ch, d'Héricault, 
{vol. — VII. Carte oro-hydrographique de la France. 


liya, dans histoire, et en notable quantité, des hommes 4 la fois 
célébres et peu connus. Dans ce nombre est le roi René d’Anjou. Son 
nom est de ceux qu'il suffit de prononcer pour éveiller, dans tout esprit 
cullivé, une image sympathique. Le peuple méme a gardé son souvenir. 
tLebon roi René! » est une expression consacrée pour désigner ce pa- 
ternel souverain, si disposé 4 faire des heureux et a I’étre, et dont la vie 
fut si traversée, qu’au lieu de la paix, qu’il cherchait pour ses sujets et 
pourlui, il n’eut et ne fit presque jamais que la guerre, et que, des cing 
asixcouronnes qui avaient orné son front, c'est a peine s'il en emporta 
une au tombeau. Que sait-on cependant de sa longue et laborieuse car 
nére? Rien de bien précis. Les événements de sa vie sont assez ignores, 
ela légende se méle presque partout A ceux que l’on connait. Y au- 
ratilea beaucoup de mal a I’y laisser? Nous ne le croyons pas, quant a 
now, et les anciens auraient été du méme avis. Mais ainsi ne l’entend 
Pas notre jeune école historique, quia porté dans l'étude du passé le 
réalisme que d'autres ont introduit dans la littérature et dans l'art. Aussi, 
lanouvelle histoire que M. Lecoy de la Marche, ancien éléve de I’Ecole 
des cartes, vient de nous donner de ce prince’, différe-t-elle fort, 4 tous 
‘gards et principalement sous ce rapport, de celles que nous avons 
tues jusqu’ici ; elle est, en effet, plus compléte, plus exacte, en particu- 


‘Ie roi Kené, sa vie, son administration, ses travaux artistiques ct litléraires. — 
tw. in-8, librairie Didot. | 


426 REVUE CRITIQUE. 


lier, que celle de M. Villeneuve-Bargemont, la derniére et la plus con- 
nue, biographie un peu poétique, il est vrai, mais que M. Lecoy de la 
Marche ne qualifie pas moins un peu durement, 4 notre avis, en la trai- 
tant « d’amplification apologétique. » 

Pour arriver 4 nous rendre dans sa vérité positive cette figure un peu 
voilée en méme temps qu’embellie par le nimbe qui l'entoure, le con- 
sciencieux historien s'est livré 4 des recherches effrayantes d’étendue 
et de détail. L’énumération seule des archives qu’il a dd consulter et des 
piéces qu’il lui a fallu relever, contréler, coordonner et fondre ensemble 
remplit des pages entiéres : « Appelé a classer le précieux fonds d’archi- 
ves de la Chambre des comptes d’Angers, réuni depuis déja longtemps 
aux Archives nationales, j'ai puisé 1a, dit-il, le premier dessein et les 
principaux éléments du livre que voici. Elargissant ensuite le champ de 
mes investigations, j’ai demandé aux autres fonds du méme dépét un pre- 
mier complément de matériaux.... Ayant recueilli des vestiges laissés par 
René dans ses duchés d’ Anjou, de Bar, de Lorraine, je me suis élancé sur 
ses traces en Provence et en Italie. Je puis dire que j'ai vécu pendant plu- 
sieurs mois de la vie de mon personnage : chez les Marseillais qui l'ai- 
mérent, chez les Napolitains qui combattirent avec lui, chez les Lom- 
bards ou les Génois qui l’exploitérent. » 

La vie d’un homme qui fut si mélé ou qui se méla si activement aux 
affaires de son époque ne demandait pas moins d'étude, il faut le re- 
connaitre ; car, en suivant ses traces, on traverse, comme dit ]'auteur, 
tous les rangs de la société, et l'on rencontre tous les personnages cé- 
lébres du quinziéme siécle. C’est peut-dtre, en effet, homme le plus 
universel de son temps; il a pris part A tout, non-seulement aux faits 
de politique et de guerre oi il intervint volontairement ou fut jeté contre 
son gré, mais a l’administration qu'il eut bonne volonté de réformer, 
mais 4 la littérature et 4 l'art, qu’il pratiqua de sa personne et qu'il en- 
couragea et soutint partout, dans toutes ses fortunes. 

Montrer le roi René sous tous ces aspects en méme temps; le mettre a 
la fois sous nos yeux dans son triple réle de souverain, de chevalier et de 
lettré, n’était pas chose facile. M. Lecoy de la Marche ne 1’a pas essayé; il 
a suivi, au lieu de la méthode des grands historiens, celle de Voltaire, 
qui est plus claire, mais moins apte a rendre la vie et la couleur au pass¢- 
C’est le souverain qui nous apparait en premier lieu, dans sa vie agitée 
et pleine de péripéties dramatiques. Nous le voyons d’abord enfant, élevé 
sous les yeux de son admirable mére, Yolande d’Aragon, qui fut aussi 
l'ange gardien de Charles VII. Le portrait de cette princesse, trop peu 
connue, est une révélation dont tout l"honneur revient 4 M. Lecoy. Nous 
avons ensuite devant nous le duc de Bar, un jeune homme qui débute, ¢t 
que, dés ses premiers pas, l’on a compromis en l’engageant dans le 
parti anglais au moment ou une fille du pays sur lequel il régne, Jeanne 





REVUE CRITIQUE. 427 


d’Arc, vient de relever le drapeau de la France. Alors le coeur héroique de 
René se manifeste. Au lieu de ses intéréts, qui ]’attacheraient, s'il ne con- 
sultait qu’eux, aux adversaires de Charles VII, i] n’écoute que i’honneur et 
le patriotisme, passe dans le camp du «roi de Bourges,» et, selon toute pro- 
babilité, assiste 4 lentrevue du roi de France et de la bergére de Domremy. 
Dans le camp francais ot il s'est jeté, il prend le parti de la Pucelle et. des 
gens de coeur, celui de la marche en avant; il se bat 4 Montépilloy, sous 
les murs de Paris, ott il secourt héroine avec une poignée de chevaliers; 
4 Chapper, ok son impétuosité, jointe 4 la prudence de Barbazan, assure 
la victoire. Tombé 4 Bulgnéville, par Veffet d'une regrettable témérité, 
aux mains de l'implacable duc de Bourgogne, il est jeté en prison dans 
cette fameuse tour qui a pris de lui son nom de « tour de Bar, » et qui rend 
encore aujourd’hui populaire 4 Dijon le souvenir de sa captivité. Délivré 
une dernigre fois de ses chaines, qu’on lui avait d’abord dtées, et qu'il 
avait reprises avec loyauté, comme le roi Jean, plutét que de rien céder 
de ses droits, il court A Naples, ou sa femme lui a préparé un tréne; il 
lutte quatre ans entiers contre les Aragonais pour le garder a sa famille, 
se battant comme les plus preux chevaliers, et ne céde que brisé par la 
détresse et la trahison. 

Aprés nous: aveir conduits avec lui dans ces aventures jusqu’ici peu 
connueset pleines d’incidents qu’on croirait romanesques, s’ils sortaient 
d'une plume moins en garde contre la poésie, l’historien nous raméne 
avec son héros dams le duché d’Anjou, ot René, désabusé de ses grandes 
espérances et refr-oidi 4 l’endroit de la gloire militaire, inaugure cette 
nouvelle carriére de souverain débonnaire, pacifique et lettré, 4 laquelle 
il doit & pen prés exclusivement sa renommée. Pour étre moins ignorée, 
sa tie, dans cette seconde période, n'en était pas jusqu’ici plus exacte- 
ment connue ; la tradition l‘avait parée en toute liberté. La main de M. Le- 
coy de la Marche en a un peu dérangé les ornements; mais si fa renem- 
mée populaire du prince en souffre un peu a certains égards, sa répu- 
tation politique y gagne beaucoup 4 d'autres. D'aprés M. Lecoy, René fut 
le bras droit du monarque dont il avait jadis partagé les jeux. A la finde 
la guerre de Cent Ans, et apres avoir eu la gloire de placer |’une de ses 
filles, une princesse frangaise, sur ce tréne d’Angleterre qui avait tenu 
la France en sq vassalité, René eut Vhonneur de travailler avec Char- 
les Vil 4 la reorganisation de l’arméc francaise, et de préparer ces insti- 
tutions militaires qui devaient mettre la royauté hors de page. L'ingrati- 
tude et I'ambition de Louis XI, d’une part, et, de ]’autre, ’'échec de son 
entreprise sur I'Aragon, les revers de sa fille Marguerite, la mort nopinée 

e ses enfants et de ses petits-enfants, firent 4 René une vieillesse attris- 
tee, mais dont il porta la douleur avec dignité, et 4 laquelle il chercha 
des consolations 4 leurs vraies sources, dans la religion, dans la poésie 
et dans V’art. 


428 REVUE CRITIQUE. 


La moitié de ouvrage de M. Lecoy de la Marche est consacrée 4 étu- 
dier cette face de la vie du roi René, et 4 apprécier en lui l’administra- 
teur, le littérateur et l'artiste. [1 y a la les choses les plus intéressantes et 
les plus neuves. Ce ne sera pas la moindre des surprises réservées aux 
lecteurs par cette partie du livre, que les talents administratifs dont fait 
preuve l'un des derniers princes-chevaliers qu’ait eus la France. Pour- 
quoi faut-il ajouter que, du moins 4 en croire Je nouvel historien, ce soit 
Ja la partie la plus solide de sa renommée, et qu’en matiére de littérature 
et d’art, sa réputation est décidément un peu surfaite! Selon M. Lecoy de 
la Marche, le roi René ne serait pas, en effet, le peintre et le poéte qu’on 
aimait 4 se figurer; ses vers et ses tableaux seraient tableaux et vers de 
roi. Mais si son nom perd un peu de ce cété, il y gagne de l'autre: a 
tout prendre, il vaut mieux encore avoir été bon poéte que mauvais roi. 


9 


On vient de publier deux opuscules inédits de Mgr Pavy, ancien évéque 
d’Alger, dont l’un au moins est d'un intérét tout actuel. M. Pavy était un 
prétre savant et laborieux qui s‘était distingué dans l’enseignement de 
Vhistoire ecclésiastique 4 la faculté de Lyon, avant d’étre appelé au gou- 
vernement religieux de notre nouvelle colonie d’Afrique, poste difficile 
en lui-méme et un peu compromis, qu'il remplit avec un zéle discret et, 
une pieuse habileté ‘. C'est a l’époque ow il était professeur qu'il composa 
les deux volumes qu'on vient de mettre au jour, et qui le méritaient, l'un 
4 titre de curidsité historique, l'autre comme défense de I'Eglise contre 
des accusations cent fois réfutées, mais qu'il faut réfuter toujours, parce 
que toujours elles reparaissent avec la méme déloyale obstination. 

On se rappelle le beau tableau d'Ary Scheffer qui fit tant de sensation 
4 l'une des expositions des beaux-arts sous le régne de Louis-Philippe : le 
Christ, ouvrant les vodtes d’une prison, descendait au milieu d'un groupe 
d’esclaves de toutes races et de toutes nations, brisait leurs chaines 4 
tous, et les rendait a la liberté. C’était le symbole de I’ceuvre qu’a ac- 
complie I'Eglise : la destruction de l’esclavage, ceuvre difficile et glo- 
rieuse, démontrée par l'histoire, et 4 laquelle le grand peintre, catholi- 
que de coeur, quoique protestant de fail, avait voulu donner la consé- 
cration de l'art. Bien qu’'d cette époque les dispositions générales envers 
le christianisme fussent plus équitables qu’aujourd'hui, certaines atta- 
ques étaient déja dirigées contre son action dans le passé, et son réle de 


‘ Voir Mgr Pavy, sa vic, ses wuvres ou la nouvelle Eglise d'Afrique, par L. C. Pavy 
(2 vol., Paris, lib. Broussois), livre trop peu connu et plein de renseignements curies 
sur les premiers temps de la colonisation algérienne. 


REVUE CRITIQUE. 429 


liberateur, notamment, lui était déja contesté plus ou moins ouverte- 
ment, et dans une mesure plus ou moins large. L’abbé Pavy, qui était 
fort au courant du mouvement des idées et de la polémique de son temps, 
dirigea vers ce point encore timidement contesté une partie de son ensei- 
gement public, et consacra une dizaine de legons a établir que I'Eglise - 
avait eu, dés l'origine, et gardé tout le temps, l’initiative de I’abolition 
de Yesclavage; qu’elle y avait procédé la premiére sur son domaine, et 
avait excité les gouvernements et les princes 4 suivre son exemple, dans 
la proportion que comportaient, pour chaque époque et chaque pays, les 
exigences de l’organisation sociale — I’Eglise, pouvoir essentiellement 
pratique, n’ayant jamais conseillé ni approuvé les mesurés révolution- 
naires. Ces lecons forment sous ce titre : l'Affranchissement des esclaves', 
le premier volume de ses ceuvres inédites. Aprés avoir exposé les origi- 
nes de l'esclavage et retracé la condition des esclaves chez les différents 
peuples de l’antiquité, l’auteur montre que les religions ni les doctrines 
philosophiques n’avaient rien fait pour cette portion malheureuse de I’hu- 
manité; i] établit ensuite que le christianisme, le premier, avait, dans sa 
doctrine, posé le principe de sa libération, et que, par son enseignement 
indéfectible sur ce point comme sur les autres, sa constante pratique, 
ses exhortations opportunes, i! l’avait accomplie partout of son pouvoir 
avait été constitué et avait prévalu. Cette intervention du christianisme 
en faveur des esclaves, M. Pavy la fait voir méme a son origine et au temps 
ou il n’était pas ménfe connu. « C'est dans le sein du christianisme lui- 
méme, du christianisme obscur, caché, persécuté, saigné a toute heure, 
que nous avons surtout recherché, dit-il, le produit des fécondes théories 
de I’Evangile, et, malgré la pénurie des documents échappés a la modes- 
tie des chrétiens, nous n’en avons pas moins reconnu d’immenses, de 
précieux résultats. » Répondant 4 ceux qui se plaignent que, sous le re- 
ge de Constantin et celui des empereurs chrétiens, l’Eglise n’ait pas fait 
davantage en faveur des esclaves, et demandé leur immédiat affranchis- 
sement, M. Pavy s’écrie : « Est-ce que l’Eglise eut tout pouvoir sur Con- 
stantin du moment qu’il devint chrétien? Est-ce qu'elle n’eut pas alors 4 
Soccuper d'autres questions encore que de questions morales? Oublie- 
ton sa terrible lutte avec l'’arianisme? Et d’ailleurs Constantin n’échap- 
pa-t-il pas bien souvent a la direction des orthodoxes? Et, ajoute-t-il, ce 
que je dis 1a, par rapport a Constantin, est proportionnellement vrai de 
lous ses successeurs. » 

On peut dire la méme chose de la conduite que tint I'Eglise, relative- 
ment 4 l’affranchissement des esclaves, aux époques postérieures. « ll y 
4, remarque finement M. Pavy, des gens qui s'imaginent qu'une fois armé 


ra Affranchissement des esclaves, par \'abbé Pavy. 1 yol. in-42. Lyon, librairie Bri- 
v, 


4350 REVUE CRITIQUE. 


du glaive, le christianisme n’avait plus qu'un mot a prononcer pour im- 
poser au monde, outre les lois de !'Evangile, ses conseils de civilisation et 
de haute moralité. C’eit bien été de toutes les folies la plus insigne! » 

Non, !’Eglise n’a rien & se reprocher sur le chapitre de !’esclavage, pas 
plus au moyen Age et dans les temps modernes, que sous les empereurs 
romains; elle n’a jamais rien négligé pour guérir cette plate hideuse da 
monde ancien, ou pour l’adoucir en attendant que le jour vint de la fermer 
tout a fait. Les derniéres lecons de l'abbé Pavy sont consacrées 4 montrer 
qu’elle a agi, a cet égard, comme un'médecin sage et prudent qui évile 
de compromettre l’existence de son malade en voulant le guérir trop tét. 

Et cependant il s’éléve toujours, sur ce point, des calomnies contre 
I'Eglise; on méconnait son réle et son esprit traditionnels; on I’accuse, 
au moins pour les temps modernes,-de complicité avec des envahisseurs 
avides et barbares auxquels elle a toujours disputé leurs victirmes. Ré- 
cemment encore, nos clubs radicaux ont retenti de ces absurdes et igna- 
res accusations, et les journaux du parti leur ont fatt écho. Il y avait done 
opportunité 4 publier ces legons : quoique écrites depuis plus de trente 
ans, elles sont encore bonnes a lire aujourd'hui. 

Quant a l'autre opuscule de l’abbé Pavy, les Recluseries', ce n’est plus 
guére qu'un sujet de curiosité historique. Les Récluseries n’existent plus 
nulle part en Europe, du moins dans les pays catholiques. L'Eglise grec- 
que schismatique en montre toujours. On en trouve particuliérement 
dans les couvents russes. « Nous avons ici un saift, nous dit un jour 
le portier d'un petit monastére que nous visitions sur les confins du gou- 
vernement de Moscou; c’est pour nous une bénédiction. » Ce saint alti- 
rait, en effet, beaucoup de visiteurs et beaucoup d’aumdénes. Nous le vi- 
mes dans sa cellule, dont la porte coupée en deux ne s’ouvrait que par 
le haut. Il s’était condamné a n’en point sortir, et il y avait douze ans 
qu'il gardait son voeu. Sa barbe et ses cheveux étaient hlancs, son ceil lim- 
pide et calme. Il murmura, en nous bénissant avec le geste des vieilles 
images byzantines, quelques paroles d'une grande douceur. I] ne nous 
sembla pas qu'il se fit astreint 4 d’autres mortifications. 

Plus austére en général était, chez nous, la vie des reclus. On donnait 
ce nom & des prétres, des moines et 4 des laiques, hommes et femmes, qui 
se condamnaient 4 vivre seuls et complétement enfermés. Une cellule 
étroite et basse, qui ne tirait de jour que par une petite fenétre ouverte 
sur l’église et par ou passaient les sacrements et les vivres, servait de sé- 
jour au reclus. Si celui-ci était prétre, sa cellule était éloignée de 
léglise, et it y avait un jardin et un oratoire attenant. Celui qui avait la 
dévotion de se faire reclus s'adressait 4 l’évéque, qui le soumettait 4 des 
épreuves préalables. S'il supportait ces épreuves, l’évéque présidait 4 sa 


44 vol. in-12. 


REVUE CRITIQUE. 431 


claustration, disait devant lui la messe, bénissait sa cellule et en faisait 
murer la porte, sur laquelle il apposait son cachet. C’était la condition de 
vie pour les reclus ordinaires; mais il y en avait de plus étranges, té- 
moins les Getndres, dont l'un a donné son nom a une des rues de Paris. 
D'aiHeurs, il y en avait d’indépendants, et d’agrégés & un ordre monasti- 
que. Ceux-ci pourraient s’appeier les réguliers, les autres les volontaires 
de la piété. 

L’histoire de cette variété — plus étonnante encore qu’édifiante — de la 
vie monastique n’était qu’assez peu connue; on ne savait guére que le nom 
de ces hommes et de ces femmes, chez qui l'amour de la solitude s’était 
exalté jusqu’é Fivresse, et qu'il nous est si difficile de comprendre dans 
ce siécle de vie toute prosaique. Il a fallu de grandes et patientes recher- 
ches pour reconstituer le tableau de ces existences perdues dans les pro- 
fondeurs de l’époque encore incomplétement explorée du moyen 4ge. 
L’abbé Pavy I’a fait avec succés. Son livre est a la-fois savant et d'une lec- 
ture agréable. Nous crayons toutefois qu'il aurait gagné 4 étre dégagé de 
Vespéce de legende que l’auteur y a introduite dans le but de faire sentir 
la poésie dont la vie des Récluseries pouvait étre la source. C'est un sou- 
venir du procédé de Chateaubriand dans le plan primitif du Génie du 
Christianisme. L’ essai ne fut pas assez heureux pour mériter d'étre en rien 
imité. Le temps n’est plus ow l’on croyait gagner les 4mes au christia- 
nisme a Yaide de la poésie qu'il respire; l’esprit des générations a changé, 
il leur faut aujourd’hui d’autres raisons, et M. Pavy en a touché ade meil- 
leures pour les Récluseries dans le chapitre sur l’essence de la piété, 
par lequel il en termine l'histoire. 


Il 


Paris est, de toutes les capitales de l'Europe, la plus entourée de ver- 
dure. Elle n'a plus a ses portes, il est vrai, ses bois légendaires de Bondy, 
de Colombes et de Bagneux, mais ceux de Clamart, de Meudon, de Ver- 
riéres, de Montmorency, lui restent, reliés, presque sans interruption, aux 
grandes et superbes foréts de Compiégne et de Fontainebleau. Le Parisien 
d'aujourd’hui, il faut lui rendre cette justice, apprécie vivement cette 
faveur de la nature; il a pour ses bois, grands et petits, un véritable 
culte, et ce culte, un peu paien, nous en convenons, se développe tous 
les jours. La popularité croissante de la forét de Fontainebleau en est 
la preuve, entre autres. Cette forét magnifique et d’aspects si variés, si 
piltoresques, n’était connue, il y a quarante ans, que par de fantastiques 
aventures de chasses royales, et n’était recherchée 4 peu prés que par 
les membres de la confrérie de Saint-Hubert ; aujourd hui, non-seulement 


432 REVUE CRITIQUE 


elle est la supréme attraction des touristes du dimanche, mais elle est 
redevenue ce qu’elle fut jadis, sans doute, une autre forét de Dodone, un 
sanctuaire ; elle a retrouvé, dans un groupe brillant de poétes et d’artistes 
qui la hantent et vont de préférence y chercher des inspirations, un collége 
nouveau de Druides, d’Eubages, voire de Vellédas. Ce qui se brasse de 
théories, ce qui se dégrossit de tableaux, ce qui s‘esquisse de poémes ct 
de romans sous l’ombre de ces chénes et de ces rochers fatidiques, depuis 
quelque quarante ou cinquante ans, est prodigieux. Fontainebleau est 
maintenant un des grands laboratoires intellectuels de la France. Telle 
est au moins l’idée que cherche 4 nous en donner M. Jules Levallois, 
dans le petit volume qu’il vient de publier sous ce titre : Mémotres d'une 
_ forét!. 

I] ne faut pas s’y tromper, malgré son titre qui semble le classer parmi 
ces fictions enfantines, en ce moment a la mode, ow l'on fait écrire leurs 
« Mémoires » aux poupées, aux épingles, aux chevaux de bois, etc., ce 
volume n‘appartient 4 aucune des bibliothéquespuériles et honnétes qui 
nous inondent de leurs fades produits. Ce n'est pas un livre de soi-disant 
éducation, c'est un livre de critique, l’euvre d'un écrivain habile a 
analyser les travaux de l’esprit et 4 rechercher les influences sous les- 
quelles ils germent et éclosent. Quelle est l'action de la forét de Fontaine- 
bleau sur l'imagination et le coeur, et quelle part lui revient dans les 
fruits que donnent la peinture et la littérature de notre époque? Voila, 
croyons-nous, ce qu'a voulu déterminer M. Levallois. Mais il s’est gardé 
de sen faire une thése; la pensée que nous lui prétons se dégage de 
son volume plus qu'elle ne s’y formule. Grand admirateur de la forét, et 
un peu lévite du druidique sanctuaire, M. J. Levallois parle de convic- 
lion et méme d’enthousiasme; da puissance d’inspiration de ces grands 
ombrages, de ces sauvages solitudes, de ces d4pres et mornes aspects, 
ue fait pas de doute pour lui; il croit 4 leur action sur les hommes de 
luttes et de combat, aussi bien que sur les esprits contemplatifs et ré- 
veurs ; 1] la montre s’exercant sur les rois comme sur les lettrés, sur les 
gens de cour comme sur les romanciers. « Plus d'une résolution de 
Francois l¢, plus d'un plan de Henri IV sont, dit-il, le résultat fructueux, 
le meilleur résultat, certainement, de leurs chasses 4 Fontainebleau. » 
Cette forét serait méme, 4 son gré, pour quelque chose dans la sainteté 
de Louis 1X. « Tu sais, s'écrie le narrateur qu'il met en scéne, tu sais 
comme Louis IX aimait ses chers deserts de Fontainebleau, ainsi qu'il les 
appelait..... La nature l’attirait, parce que sa piété inquiéte y trouvait 
Dieu et s’entretenait librement avec lui. » 

Si la forét de Fontainebleau parlait ainsi 4 des princes préoccupés de 
si grands intéréts, que ne doit-elle pas dire aux hommes tout recueillis 


41 vol. in-12. Sandoz et Fischbacher, édit. 


REVUE CRITIQUE. ~ 453 


en eux-mémes et entiérement livrés 4 leurs contemplations? Aussi, la 
plus grande partie des pages de M.‘Levallois est-elle consacrée 4 nous 
montrer ce que lui doivent l'art et la littérature de notre temps. II se peut 
que nous lui ayions beaucoup d’obligations en ce qui concerne la pein- 
ture: notre incompétence en cette matiére nous interdit de discuter avec 
l'auteur; mais, quant 4 Ia littérature, la forét, qui ne nous a donné en- 
core que Sénancourt et M. Flaubert, n’a pas droit, franchement, a beau- 
coup de reconnaissance. Ses présents Mémoires prouvent qu'elle peut faire 
mieux: c'est, sur ses vertus fécondantes, tout ce que, pour le moment, - 
il nous est possible d'admettre. 


IV 


L'Espagne, qui a tant changé au milieu de ses révolutions, a cepen- 
dant gardé quelque chose de son passé : c'est une physionomie 4 elle 
dont lempreinte reste encore 4 peu prés partout, dans ses édifices, dans 
ses costumes, dans ses mceurs publiques et privées. En effet, ses églises 
et ses palais sont encore debout, la Révolution n’en étant pas encore arri- 
vee 14 4 sa phase Jacobine et commuharde ; la coupe et la couleur des 
habits n'a guére changé dans la masse du peuple, parce que les modes 
nouvelles coutent cher et que l’Espagne n’est pas riche; les vieilles 
meurs dominent toujours, parce que les mceurs tiennent a Ia religion, 
et que la religion de ]'Espagne actuelle est toujours, au grand dépit des 
novateurs, la religion d’autrefois, celle pour laquelle les Espagnols com- 
battirent mille ans. Donc l'Espagne est encore un pays pittoresque et, ne 
fiit-ce qu’en cette qualité, elle vaut la peine d’étre visitée. 

C'est ace point de vue que l'a envisagée M. Imbert, un des derniers voye- 
geurs qui en ait parlé. Le récit de son excursion‘! n‘offre qu'une suite de 
croquis rapides, vivement enlevés, mais d'un réalisme souvent trés-rude. 
Les spectacles en plein air, les processions, les marchés et les foires, les 
églises et les palais, les voyages en diligence et les stations dans les posa- 
das, voila ce que nous montre M. Imbert. On dirait qu'il s’est mis sur les 
yeux un bandeau fait exprés pour en écarter tout autre objet. Son voyage 
est bien, comme il l'intitule, un Voyage artistique et pittoresque. L'auteur 
Sest désintéressé de tout ce qui ne tient pas directement a l'art dans le 
sens étroit du mot. On ne croirait pas, 4 le lire, qu'il traverse un pays 
bouleversé par les changements politiques, ot les pronunciamientos sont 
en permanence, et que deux princes de la méme famille se disputent les 
armes 4 la main, tandis que les sectes anarchiques y jouent sourdement 
le rdle de troisiéme larron. Tous ces combats, toutes ces agitations sont 


‘ L'Espagne, splendeurs et misires. 1 vol. in-12, illustré. Plon, édit. 


434 REVUE CRITIQUE. 


pour lui non avenus. Nous ne regrettons pas de_n’en point trouver chez 
lui le tableau; ce n'est pas un reprdche que nous lui en faisons, c'est 
un fait que nous constatons. « Je copie, mais Je ne lis pas! » dit chez 
Scribe un expéditionnaire modéle. M. Imbert, lui, semble dire a ses lec- 
teurs : « Je peins, mais ne juge pas! » De réflexions, en effet, pas trace, 
sauf en de rares endroits, comme 4 la page 253, ou parlant de la froide 
cruauté que montrent les spectateurs dans les courses de taureaux, il dit 
que c'est dans les traditions inquisitoriales que les Espagnols ont di 
prendre ce gout de raffinements barbares — réflexion que le voyageur, 
ordinairement trop réservé, aurait d'autant mieux fait de garder pour 
lui, qu’elle est juste l’envers de la vérité; car, ainsi que l’ont remarqué 
de grands’ écrivains, c’est le caractére des Espagnols qui a déteint sur 
l'Inquisition et l’a faite ce qu'elle a été chez eux. 


Tout le monde connait le grand travail de M. Maxime du Camp sur 
Paris (Paris, ses organes, ses foncttons, etc., 6 vol., Hachette); nous en 
avons parle plusieurs fois. Il vient d’en paraitre un autre également trés 
remarquable et qui lui sert de complément. C’est aussi une étude d’inté- 
rét, A la fois municipal et national, plus restreinte dans son objet, mais 
de premiére importance encore. Les consommations de Paris’, tel en est le 
titre. Ce travail est le fruit d’une longue expérience administrative, le 
résultat d’observations faites pendant de nombreuses années, sous divers 
régimes et a travers des révolutions de toutes sortes, par’ un homme hon 
néte, intelligent et laborieux, que ses fonctions appelaient a contréler dans 
tous leurs détails les faits qu'il porte 4 la connaissance du public et livre 
ala méditation des économistes. M. Husson, dont tous les établissements 
de bienfaisance regrettent la mort récente, s'était attaché particuliére- 

. ment, dans l’immense variété des soins qui lui incombaient, a Ja gross 
question des subsistances, question non-seulement de premier ordre, 
mais question capitale, puisque, en fait d’alimentation, Paris consomme 
et ne produit pas. Marchant sur les traces de Turgot et de Lavoisier, qu, 
les premiers, ont essayé une statistique alimentaire de Paris, M. Husson 
avait, en 1856, donné un état des Consommations de Paris, qui frapp? 
vivement I'attention publique et qui fut couronné aussitdét par |'Jnstitut. 
Cet ouvrage fit immédiatement autorité parmi les hommes compélen's 
et fut lu avec curiosité par les gens du monde. . 


* Les consommations de Paris, par Armand Husson, de !’'Institut. Deuxiéme édition. 
1 vol. in-8. Hachette, édit. . 








REVUE CRITIQUE. 455 


Pendant les dix-huit ans qui se sont écoulés depuis cette premiére pu- 
blication, de grands changements se sont opérés a Paris et en France; la 
population de la capitale a augmenté, l'industrie alimentaire s'est modi- 
fiée et a pris certains développements sur lesquels a influé Je nouveau sys- 
téme des transports; la consommation de Paris s’en est considérablement 
ressentje, tant dans la nature que dans la quantité des substances alimen- 
taires. M. Husson en tenait bonne note et s’appliquait 4 mettre son tra- 
vail en harmonie avec le nouvel état de choses. La guerre et les consé- 
quences qu'elle eut pour Paris ne suspendirent point ses recherches, et 
l'équilibre bientét rétabli dans les fonctions vitales de la cité, lui avait 
permis d‘offrir, sur chaque point de son sujet, des renseignements posi- 
tifs et de donner de son livre une édition nouvelle ou la situation serait 
présentée en toute exactitude. Cette édition était préte a paraitre quand 
la mort vint enlever 4 l’auteur la satisfaction du succés qui lui était 
réservé. 

Son livre est, en effet, digne de prendre place parmi les recueils de 
documents les plus curieux et les plus instructifs. Dans le sens large ou 
ilaembrassé son sujet, M. Husson y a fait entrer d’autres éléments encore 
que ceux qui semblent en faire exclusivement l’essence, et ya amené d’au- 
ires questions que cette « question de gueule, » corgme s'exprime Mon- 
laigne. Et d'abord, avant de parler de ce que boit et mange la population 
de Paris, M. Husson nous la dépeint elle-méme dans sa composition et dans 
sa distribution par sexe, par origine, par culte, par profession, par degré 
(instruction : tableau piquant d’ou naitra plus d'une surprise et qui 
renversera plus d’un préjugeé. 

Aprés avoir traité de la population de Paris, l'auteur aborde son sujet 
par le ceur, c’est-a-dire par les objets de consommation essentielle : le 
pain, la viande et les boissons. La premiére chose qu’il remarque sur le 
pain, c'est la place considérable qu'il occupe dans la consommation et 
l'ancienne réputation dont il jouit ; nulle part il ne s‘en mange tant et de 
si bon, dit-il, assertion qu’on pourrait contester peut-étre, car les bou- 
langers de Paris sont vehémentement soupconnés d’en altérer la compo- 
sition. M. Husson ne parle pas de cette sophistication du pain, non plus 
que de celle non moins incontestable du vin; il se borne, quant a ce der- 
nier, a relever ce qui s’en boit, oubliant d’indiquer, parmi les sources d’ot 
il se tire, la source de la Seine ou celle de la Dhuis. Pour la viande, l’au- 
leur en compare, comme il a fait pour le pain, la consommation dans 
les temps passés et au siécle présent, et il se croit autorisé 4 conclure 
des documents qu'il a recueillis et confrontés, que le peuple de Paris, 
quoi qu’on en ait pu dire, ne vivait pas mieux autrefois qu'il ne fait au- 
jourd’hui. Et il avait de moins le café et le chocolat, qui ont pris, dans 
son alimentation quotidienne, une place qui va s’augmentant chaque 
année d’une facon trés-sensible, puisque, pour le café en particulier, elle 


435 REVUE CRITIQUE. 


s’est élevce de 5 millions de kilogrammes, qu'elle avait atteint en 1855, 
au chiffre de 6 millions de kilogrammes pour 1874, sans compter Ia chi- 
corée dont les préparateurs font pour prés de 500,000 francs d'affaires 
par année. Le chocolat n'est pas encore en voie de rivaliser avec le cafe, 
mais il le menace d’une concurrence sérieuse, car déja il arrive 4 em- 
ployer, rien que pour le cacao qui en fait la base, plus de 1,200,000 ki- 
logrammes d’amandes. Parmi ces aliments exotiques et de nouvelle date, 
le thé est tellement distancé qu’on ne saurait le faire entrer en ligne, il 
gagne cependant, et la Chine se rapproche tellement de nous qu’on ne 
saurait répondre de ce qui peut arriver un jour. 

Nous nous bornons 4 ces indications sommaires et relatives aux ali- 
ments les plus habituels du.Parisien. Il y a, outre les trois bases d'ali- 
mentation dont nous avons parlé, des objets de consommations secon- 
daires et des préparations faites avec les bases essentielles qui sont le lot 
du riche : on en trouvera l’énumération avec le chiffre exact de leur 
proportion dans la consommation totale, et, par suite, de la part qui 
leur revient dans le mouvement commercial de Paris; car c’est sous ce 
double aspect alimentaire et financier que M. Husson considére son sujet. 
Il y aurait un troisiéme point de vue, le point de vue social, c’est-a-dire 
la considération d@ relations qu’établissent les besoins matériels de la 
vie entre la capitale qui consomme et la province qui produit. L’auteur 
n’y a pas suffisamment touché, selon nous. 


VI 


Le prince Lubomirski est en voie, ce semble, de devenir l'un de nos plus 
féconds romanciers. C'est, en tout cas, dés aujourd’hui, le plus original 
et le plus dramatique de sa génération. Il est vrai que la source ot il 
puise est riche en sujets neufs et extraordinaires; que la Russie, dans 
son présent comme dans son passé, a une physionomie & elle et trés- 
accentuée; reconnaissons aussi que le poignet qui nous la peint est 
jeune, décidé et vigoureux. Les tableaux que nous en fait le prince 
Lubomirski sont souvent heurtés, mais l'effet en est saisissant; les per- 
sonnages surprennent plus qu’ils ne séduisent, mais, lorsqu’ils se sont 
emparés de vous ils ne vous lachent plus; souvent il n’y a rien pour le 
coeur, dans ces étranges histoires, mais quel régal pour la curiosit¢! 
Ainsi en est-il de la derniére publi¢e : Un Drame sous Catherine II'. 
C'est la fin tragique de cette belle inconnue, qui, sous le nom de prin- 
cesse Taracanoff, fixa un moment I’attention de toutes les puissances de 


44 vol. in-42. Didier. 


REVUE CRITIQUE. 437 


l'Europe, et qui, aprés avoir inquiété, sur son tréne usurpé, |'épouse 
homicide de Pierre Ill, tomba entre ses mains implacables et mourut 
d'une facon effroyable dans les prisons de Saint-Pétersbourg, en laissant 
4 msoudre aux amateurs de problémes historiques, celui de savair si c’é- 
tait la fille non légitimée de l'impératrice Elisabeth ou une aventuriére 
dont l’'ambition et la vengeance de quelques princes se seraient fait un 
imstrument. 

Sur un fonds déja passablement romanesque, et qui pouvait se passer 
d'ornement, l’auteur a jeté des incidents de sa création fort singuliers, 
mais assez en harmonie, d'ailleurs, avec le caractére authentique des 
personnages historiquement mélés a l’action. A la gaieté prés, qui fait 
défaut ici comme dans les autres productions du romancier, c’est la fécon- 
dite d'imagination, l’audace inventive et lentrain de l’auteur des Trois 
Mousquetaires. Encore un pas, et le prince Lubomirski sera Il’Alexandre 
Dumas de la chronique russe. 


Sila Russie est le domaine du prince Lubomirski, la Révolution est 
devenue celui de M. d'Héricault. Ils ne sortent guére, ni l'un ni l'autre, 
du terrain sur lequel ils se sont placés 4 leur début, et ot la fortune lit- 
téraire leur a souri. Mais leurs fagons de l’exploiter différent du tout au 
tout. L'un cueille d'une main légére et a fleur du sol les réalités histori- 
ques du monde slave qu'il accommode aux sauces les plus piquantes; 
l'autre creuse.-laborieusement l'aréne sanglante du territoire jacobin et 
singénie & faire donner a ses sillons des personnifications et des types. 
Le volume que nous donne aujourd'hui M. d’Héricourt, les Memoires de 
mon Oncle ‘, accuse surtout cette intention. II offre, en effet, trois figures 
d'avant la Révolution: un curé de village, un prétre gentilhomme, et un 
paysan d’autrefois. Les deux premiers morceaux sont des portraits, dont 
‘un méme se présente comme une peinture authentique retrouvée parmi 
des meubles de famille, ce que l’exécution, qui ne brille pas par beaucoup 
dart, mais ou il y a de la vérité, ferait volontiers croire. L’auteur de 
Thermidor et des Cousins de Normandie nous semble disparaitre un peu 
ici, mais ilse retrouve avec ses vigueurs de pinceau et ses agencements 
savamment médités dans le troisiéme des morceaux, un Paysan de l’an- 
clen régime, ou. se montrent, dans leur élévation, leur intégrité, leurs sus- 
ceptibilités délicates et leur énergie, les mceurs villageoises, telles que 
le christianisme et les institutions du moyen 4ge les avaient faites, et 
lelles qu’elles étaient encore au premier jour de la Révolution. 


‘1 vol. in-42. Didier. 


25 Jenuter 1875. 29 


438 REVUE @RITIQUE. 


VII 


Si nous avons mérité le reproche de négliger l'étude de la géographie, il 
faut nous rendre cette justice que nous faisons, depuis la derniére guerre, 
de considérables efforts pour réparer nos torts 4 cet égard. Nos méthodes 
d'enseignement en cette matiére s’améliorent, et les bons traités se mul- 
tiplient. Nous en signalerons ici plusieurs avant peu. Ce qui fait des pro- 
grés aussi, c'est la cartographie, cet indispensable instrument de toute 
étude géographique; nos atlas, nos globes sont d’une supériorité d’exac- 
titude et d’exécution incontestable sur ce qui se faisait de mieux en ce 
genre il y a quelques années seulement. La gravure en couleur a eu une 
part considérable dans ce perfectionnement; elle a permis de rendre 
sensible, par la diversité des nuances, ce qui ne l’était autrefois que par 
des procédés conventionnels de gravure dont le secret n’était pas tou- 
jours facile 4 saisir, et qui échouaient méme quelquefois. Au systéme 
des hachures elle a substitué avantageusement, pour l’enseignement élé- 
mentaire au moins, les teintes habilement combinées qui frappent plus 
vite et plus vivement les yeux. 

Une des derniéres publications en ce genre, et des mieux réussies, est 
la carte oro-hydrographique de la France qui vient de paraitre a Ia librai- 
rie Hachette. C’est une combinaison exécutée en faveur des écoles, des 
deux belles cartes des cours d’eau et des montagnes de la France, pu- 
bliges séparément, il y a quelques années, par 1'Etat-major. Elle pré- 
sente, par des lignes vertes trés-nettement détachées sur un fond jaune 
uniforme, le réseau multiple et serré des fleuves, des riviéres et des ruis- 
seaux qui irriguent notre sol et en sont en quelque sorte les veines. Les 
montagnes, qui, de leur cété, en formentl’ossature, sont figurées par des 
teintes bistres dont les dégradations, ménagées dans un ordre régulier, 
en montrent a la fois 'enchainement, les dépressions et les hauteurs res- 
pectives. A l'exception des chemins de fer, qui se détachent en lignes 
rouges fortement accusées, et des limites départementales marquées 
par un léger pointillage, cette carte ne porte d’autres signes graphiques 
que les divisions administratives, destinée qu’elle est, avant tout, 4 I'en- 
seignement de la géographie physique, qui est le premier degré des 
études géographiques, et dont il importe d’avoir une notion exacte avant 
de pousser plus loin. Par son excellente exécution, cette carte initiale 
fait le plus grand honneur aux ateliers de la maison Erhard, d’ow elle est 
sortie. 


P. Dounatre. 





QUINZAINE POLITIQUE 


94 juillet 4875. |. 


Un frondeur, que sa trompeuse destinée avait bien désabusé, di- 
sait un jour « qu’en France tout arrive; » et plus tard, un grand 
homme qui ne doutait de rien, et de lui-méme moins encore que de 
la fortune, assurait que le mot impossible n’est pas francais. Des 
deux maximes, l’histoire a, ce semble, vérifié la premiére mieux 
que la seconde. Mais si quelqu’un se contentait d’affirmer que, sur 
la scéne changeante de notre pays, c’est l’imprévu qui régne, qu'il 
y régle méme les choses les plus réguliéres en soi, et qu’1l gouverne 
la France plus qu’aucune nation du monde, qui contesterait cette 
vérilé, plus modeste et plus éprouvée? L’Assemblée surtout pourrait- 
elle la nier? Et quel exemple n’en fourniraient pas les événements 
parlementaires dont nous étions les témoins il y a quelques jours? 

Le hasard, en effet, nous ménageait bien des surprises dans 
l’'Assemblée. Par combien d’accidents ne vient-il pas de trahir les 
veux ou de déranger les plans des partis? On avait supposé que 
Vélection de M. de Bourgoing serait validée : elle ne l’a pas été. On 
croyait que M. Rouher et le comité dit de l’Appel au peuple subi- 
raient le blame qu’ils avaient mérité de l’Assemblée et du gouver- 
hement : 4 l’heure de la sentence, ils se trouvaient, on ne salt com- 
ment, du cété des juges; la justice, par un coup de main inattendu, 
leur avait substitué d’autres coupables. Personne ne présumait 
qu'au milieu de ces débats, M. Buffet attirerait 4 lui ce vote de con- 
fiance qu’il désirait si vivement et depuis si longtemps : or, il l’a 
Pu provoquer, il l’a pu obtenir, et c’est 4 une fureur de M. Gam- 
betta qu’il le doit. On prétendait qu’a la troisiéme lecture, la loi des 
pouvoirs publics serait éloquemment et longuement disputée : tout 
le monde s’est tu, méme la gauche. Enfin, on prétendait aperce- 
voir de plus en plus proche le terme de la dissolution ; on disait que 
les vacances de l’Assemblée scraient courtes : eh bien! I’heure ou 





440 QUINZAINE POLITIQUE, 


finira sa mission recule jusqu’a l’an 1876, et l’Assembleée se sépare 
pour trois mois. Ne voila-t-il pas bien des désirs leurrés, bien des 
calculs déconcertés? 

On avait prédit que la gauche, irritée contre la loi de l’enseigne- 
ment supérieur, saurait machiner, au dernier jour, de puissants 
moyens de la détruire : la prédiction ne s'est pas réalisée. Celle 
loi, aprés un demi-siécle de luttes, va prendre possession de la 
France; et ces luttes, tout le monde se rappelle quelle part vail- 
lante y prirent les amis du Correspondant, M. de Falloux, M. de 
Montalembert, le pére Lacordaire, M. Berryer, M. Cochin et l'émi- 
nent évéque d'Orléans, celui d’entre eux qui devait avoir la joie et 
Phonneur d’achever leur ceuvre commune. C’est une grande et 
noble liberté que la nouvelle loi inaugure, une liberté qui man- 
quait au peuple de |’Europe le plus avide et le plus jaloux de tous 
les droits : il pouvait l’envier a l’Angletcrre, a la Belgique, & )’Alle- 
magne. En la donnant a notre société comme un secours qui assure 
la liberté de conscience, en l’offrant au génie de notre pays comme 
un principe d’émulation, l’Assemblée fait un acte mémorable, que 
le temps, nous l’espérons, n’effacera pas. L’avenir peut-étre décou- 
vrira quelque pratique nouvelle, ou plus sire ou plus efficace, pour 
la collation des grades ; l’expérience pourra indiquer un mode meil- 
leur que celui du jury mixte, pour concilicr la liberté de l’ensei- 
gnement supérieur avec l’autorité de I’Etat et l’intérét public. Mais 
tous ceux qui, pour avoir senti cn eux les libres tressaillements de 
lame ou les libres élans de l’esprit, auront aspiré 4 l’honneur de 
dire librement ce qu’ils sentaient; tous ceux qui, seuls ou avec 
des compagnons d’armes, auront généreusement voulu se jeter 
- dans les combats de la vérité ; tous ceux qui, 4 cdté des voies déa 
frayées 4 la penséc, auront cu la hardiesse d’en chercher d’autres ; 
ceux-la applaudiront toujours l’Assembléc d’avoir légitimé et con- 
sacré pour tous la liberté de l’enseignement supérieur. Assurément, 
cette liberté n’est pas plus qu’aucune autre une sorte de bien tyran- 
nique qui ne puisse pas, par un abus, devenir Ie mal. Les sévéres 
précautions de la loi, un usage prudent et un peu de bon vouloir 
l’en préserveront sans doute. C’est, 4 tout prendre, une liberté. Et 
si la France n’avait nile tempérament viril, ni la sage mesure, ni 
la patience que les libertés veulent des nations pour lcur étre bien- 
faisantes et gloricuses, ce n'est pas l’Assemblée que la postérité 
pourrait accuser, c'est la France qu’on devrait plaindre et con- 
damner. 

Il faudrait souhaiter que l’Assemblée n’eut jamais d’autre rivalilé 
a exercer dans son sein, que celle qui vient de lui faire doter de pen- 
sions plus équitablcs, c’est-a-dire moins ingrates, la vicillesse, jus- 





QUINZAINE POLITIQUE. 4 


qu'ici trop délaisséc, de nos instituieurs et de nos inslitutrices pri- 
maires! Cette amélioration, que des députés de la droite ont eu le 
mérite de revendiquer et qu’ils ont le bonheur de n’avoir pas de- 
mandée en vain, est un service dont l’Assemblée peut s‘honorer. 
Pourquoi.faut-il que l’attention du pays en ait été un peu distraite 
par le tumulte bonapartiste et radical dont M. Rouher et M. Gam- 
betta avaient rempli la Chambre deux jours auparavant ? 

On sait quelle série d’incidents et quel concours d’émotions di- 
verses avaient fait de l’élection de M. de Bourgoing un événement 
qui sera presque légendaire dans les fastes de cette Assemblée. M. de 
Bourgoing avait abusé dunom du maréchal de Mac-Mahon, comme 
en abusaicnt ailleurs certains agents de M. Rouher; et cet abus, 
malséant 4 la dignité du chef de l’Etat aussi bien qu’intolérable a la 
liberté des partis, était contre lui un grief légitime. Mais il faut bien 
reconnaitre qu’au-dessus de tous les griefs évoqués dans cette af- 
faire s‘élevaicnt tous ceux que le honapartisme, devenu hardi et 
insolent, avait éveillés depuis un an dans ]’Assemblée ct dans le 
pays. L élection de la Niévre, c’était un des actes de ce mystérieux 
gouvernement institué par M. Rouher dans la rue de l’Elysée; bien 
des soupcons avaient cherché les liens qui unissaient le comité de 
Paris a celui de Nevers ; M. de Bourgoing, s’abritant sous le patro- 
nage du maréchal de Mac-Mahon et courant ensuite offrir 4 l’impé- 
ratrice 'hommage de sa victoire, avait excité un étonnement 
déefavorable 4 sa cause. Toutes ces impressions se sont mélées dans 
le débat : le jugement qui invalidait l’élection de la Niévre, c’était, 
pour la plupart de ceux qui le pronongaient, la premiére sanction 
du jugement qu’ils réservaient au comité de l’Appel au peuple. 

Quelle edt été la sentence d'un tribunal, 4 qui M. Savary edt lu 
son rapport et M. Rouher son discours? Quelle devait étre celle de 
UAssemblée? Nous ne sayons. La loi et la politique n’ont pas la 
mime balance. Mais pour l’historien ct le moraliste, qui n’appli- 
quent pas au droit la stricte régle du jurisconsulte ou la variable . 
mesure de l'homme d’Etat, il nous semble que la culpabilité du 
comité de l’Appel au peuple n’est pas douteuse. Que ce comité ait 
elé Ie centre d’une conspiration qui préparait habilement la res- 
lauration de l’Empire; qu’il ait été permanent ; qu'il ait employé 
publiquement toutes les pratiques qui, sans étre illicites, étaient 
légitimes; qu’il ait su ne violer que dans l’ombre la légalité ; qu’il 
ait tenté la foi du soldat et la fidélité du fonctionnaire; qu’il ait re- 
mué les pires convoitises, jusque dans le plus fangeux bas-fonds 
de la démocratie : peu importe qu’un jugement solennel de l’Assem- 
blée l'ait dit ou non a la nation; les preuves en sont la, et plaise 4 
bien qu’elles servent d’avertissement ! plaise 4 Dieu qu’elles ne 


442 QUINZAINE POLITIQUE. 


soient pas les fructueux commencements des faits et comme les se- 
mences des événements dont elles nous dénoncent les préparatifs! 
M. Rouher, avocat de ce comité qu’il dirige, et que, dans une 
protestation équivoque, il avait déclaré ignorer, M. Rouher a prati- 
qué son art habituel : il niera avec des serments, mais sans preuves, 
il démentlira des assertions secondaires et jurera qu'il a réfuteé les 
vérités principales. Il démontrera, par exemple, avec une grande 
ostentation de logique et d’éloquence, que la fameuse piéce Girerd 
n’est pas authentique : il ne dira rien des lettres écrites par le co- 
lonel Piétri, par Rouffie, par Coindat ct les autres. H s’écriera 
qu’entre le socialisme et l’empire il n’y a rien de commun; mais 11 
ne répondra pas 4 ccux qui ont surpris ses agents, tantét rangeant 
derriére le cercueil de Napoléon HI des communards en deuil, tan- 
tot faisant pénétrer dans le fort Quélern les séductions d’une démo- 
cratic utopiquc et les promesses d’on ne sait quelle félicité césa- 
rienne, tantét surexcitant dans les journaux les convoitises de la 
populace. M. Léon Renault a décrit l’occulte gouvernement que le 
Comité de l’Appel au peuple a formé dans |’Etat, avec ses ministres, 
ses préfets, sa police, et, il l’a tenté, avec son armée. Eh bien! 
M. Rouher, qui déja ne se souvient plus des Treize qu’il faisait con- 
damner sous l’empire, se contente de cette simple excuse : « Nous 
n’étions pas vingt. » Comme si, pour savoir et pouvoir conspirer, il 
fallait toujours étre vingt! Comme.si cette légalité affectée rendait 
légitime une pareille entreprise! On affirme que M. Rouher présidait 
a Paris un comité d’ou partaient les mots d’ordre qui circulaient 
dans ceux de la province. II le conteste. Et pourquoi? Parce que, a 
l’entendre, on n’a pas saisi de lettres ou de télégrammes qui mar- 
quent ces communications. M. Rouher omet seulement de prouver 
qu’il n’a pas eu de relations avec Moureau et son comité, et il al‘air 
d’oublier tous ces émissaires qui, sous divers costumes, portaient 
sa parole de ville en ville. Au besoin, M. Rouher mentira : malgré 
le temoignage de M. de Padoue, qui a vu Rouffie au cénacle de 
M. Rouher, le vice-empereur d’autrefois déclarera, sur son hon- 
neur, qu'il ne connait que de nom ce bas personnage. Et c’est de 
tous ces artifices oratoires, de ces dénégations incroyables et de ces 
impudentes affirmations que M. Rouher a composé cette plaidoirie 
4 laquelle M. Savary a répondu avec tant de vigueur et de précision‘ 
M. Rouher, au temps méme ou la fortune lui semblait donner 
toutes lcs permissions, n'avait jamais déployé davantage sa pom- 
peuse audace. Il a osé, sans rire, parler des lecons de Montesquieu 
comme de principes chers 4 sa jeunesse et dont il sentirait encore 
le charme austére, en son dge mir. Soit. Mais qu’il ose, devant ceux 
mémes que |’empire a baillonnés, exportés, enchainés ou dépouil- 





QUINZAINE POLITIQUE. 445 


lés de leurs biens, vanter son amour de la justice et sa haine de 
l’arbitraire, [histoire vengeresse le saisit 4 la gorge. Qu’il ose assi- 
miler l’empire, quia défait la France et qui l’a déshonorée, 4 la mo- 
narchie qui l’avait faite et qui l’avait illustrée, histoire le dément, 
elle s'indigne et l’interrompt avec M. de Franclieu, elle se léve et le 
foudroie sous la vibrante apostrophe de M. Bocher. M. Rouher a été 
lartisan de quelques-unes des erreurs et des duperies les plus tris- 
tement célébres de l’empire et du siécle : tous les jeux de la parole 
lui sont familiers. Mais il n’a pas seulement défié la vérité dans ce 
discours. En disant que « les partis n’abdiquent pas, » il a trahi 
son espérance 4 la tribune méme; il a comme énoncé son droit de 
conspirer, sans se soucier davantage de cette souveraineté popu- 
laire devant laquelle son parti promet toujours de s’incliner ; et ce 
droit, il n’a pas craint de l’invoquer tout haut en annoncant que, 
dans la lutte des élections générales, il cngagerait ct porterait de sa 
main le drapeau de !’empire. C'est la le respect que M. Rouher voue 
a la Constitution, au maréchal de Mac-Mahon et a ]’Assemblée! Lui- 
méme en avert le gouvernement. 

M. Rouher a pu rendre graces 4 la furie qui a soudain conduit 
M. Gambetta 4 la tribune, hors de lui-méme et tout écumant. La 
fougueuse maladresse de M. Gambetta a détourné de M. Rouher le 
blime qu’il n’avait plus qu’a attendre : M. Buffet, follement et in- 
dignement attaqué, n’a plus trouvé dewant lui que M. Gambetta se 
Tuant avec des invectives, et, comme il ne pouvait plus l’écarter, ul 
add terrasser. Que la gauche se plaigne donc de M. Gambetta seule- 
ment! Le jeune tribun a secoué la sagesse dont il s’était affublé de- 
puis quelques mois ; ila déchiré son déguisement? Est-ce par une fié- 
vre de son tempérament las d’avoir été si longtemps contenu? Est-ce 
sous ’impulsion de quelque jalousie républicaine et pour se mon- 
trer capable encore de violence, pour paraitre muni encore de tou- 
les ses vertus radicales, pour rassurer les farouches démocrates 
dont M. Louis Blanc lui dispute les faveurs? Peu importe. M. Gam- 
betta a mis fin 4 cette comédie de prudence et de modération ou 
on commencait 4 l’applaudir, au moins comme un habile acteur. 
Ciéon est redevenu lui-méme; il a repris sa voix, celle qu’on enten- 
dait aux banquets de Grenoble et de la Ferté-sous-Jouarre. La gau- 
che peut regretter le personnage qu'il jouait ; mais, pour nous, nous 
aimons mieux voir M. Gambetta sans masque. Nous n’avons donc 
dautre regret ici que celui de l’avoir vu favoriser, par son bruyant 
coup de thédtre, la fuite de M. Rouhcr, trop heureux de lui faire 
place et de s’esquiver derriére la scéne. 

On sait que, le lendemain, les bonapartistes ont célébré leur im- 


4h QUINZAINE POLITIQUE. 


punité a l’égal de l’innocence triomphante ; mais, quelle que soit 
leur jactance, ils ne tromperont qu'un petit nombre d’ignorants : 
les piéces accusatrices sont toujours 1a; elles étincellent a la 
lumiére, et la France les a eues sous les yeux. Les bonapartistes 
ont pu se soustraire 4 la justice de l’Assemblée : clle ne les a pas 
absous. Le vote de confiance, M. Buffet ne l’a pas sollicité pour les 
bonapartistes ; il ne l’'a demandé et obtenu que pour lui-méme, et 
personne, aprés avoir entendu M. Dufaure et M. Bocher, ne croira 
que ce vote ait été pour M. Rouher un bill d’indemnité. Par quel 
sophisme les bonapartistes tournent-ils donc a leur gloire et a leur 
bénéfice l’omission qui leur a épargné une sentence déja facile a 
lire sur les visages de l’Assemblée? On le sait bien, en vérité. On 
allait juger; tout 4 coup un cri s’éléve : un fou a mis le feu au tr- 
bunal! On se précipite confusément pour I'éteindre. Les accusés, 
qui palissaient déja sous )’arrét prét 4 les frapper, se lévent eux 
aussi de leurs bancs : ils vont adroitement se méler aux braves 
gens qui travaillent au milieu des flammes; ils y jettent méme leur 
seau d'eau, comme les autres. L’émoi est grand : on ne les a pas 
remarqués ; leurs gardiens les ont perdus de vue tandis qu’ils cou- 
raient arréter l’incendiaire. Cependant on a conjuré l’incendie : le 
tribunal est sauvé; les juges s’en vont sans prononcer [’arrét: 
quant aux accusés, ils ont profité du péril général : dans le tu- 
multe, ils se sont libérés eux-mémes; c’est ce qu’ils appellent 
maintenant avoir ‘été absous. Voila l’accident du 15 juillet, et telle 
fut, ce jour-la, l’histoire de M. Rouher et de ses amis. 

Le blame auquel les bonapartistes ont échappé dans |’Assemblec 
les a attcints dans le pays; quant au gouvernement, tout \'hon- 
neur que M. Buffet a pu leur faire, ¢’a été de mettre l’impéria- 
lisme sur le méme rang que le radicalisme, en face l’un de l'au- 
tre, comme deux maux qu’il faut regarder avec la vigilance d'une 
seule et méme crainte. De leur eété, les républicains ont vw 
M. Gambetta, non-seulement perdre son court crédit de sagesse et 
@habileté, mais rompre a leur détriment les attaches qui avaient 
uni la majorité du 25 février. C’est malgré cux que M. Buffet, s! 
ferme ct si vaillant dans ce débat, a obtenu de l’Assemblée son 
vote de confiance. M. Buffet a forcé M. Gambetta & se découvrir 
enfin et 4 ne plus dissimuler. Le ministére seul a donc gagné une 
victoire dans cette journée du 15 juillet. Que M. Buffet, comme 
nous en avons l’espoir ou plutdt la certitude, pratique, sans fal- 
blir, le double devoir dont il a pris l’engagement, ce jourla. 
qu'il soit, vis-a-vis du bonapartisme et du radicalisme, le g2t- 
dien sévére de l’ordre et l’interpréte impartial de la loi, et sa vic- 








QUINZAINE POLITIQUE. 445 


toire du 15 juillet aura, pour les conservateurs, un lendemain 
profitable. 

M. Buffet a dit qu’il voyait un péril ‘aux flancs de la république, 
celui du radicalisme; ce n’est point 1a dire qu’aux cdtés de notre 
patrie, le bonapartisme soit un péril moins menagant. Oui, il ya 
dans le bonapartisme un péril égal 4 celui du radicalisme. Car 
comment n’en serait-ce pas un terrible pour la France que celui 
d'un régime qui étouffe toutes les libertés; qui dégrade la nation 
en l’opprimant jusqu’a terre; qui l’endort, aprés |’avoir rassasiéc 
tour a tour de craintes et de plaisirs, dans les jouissances et la 
torpeur du matérialisme; qui lui dte sa virilité; qui ne lui laisse 
lever les yeux que vers l’idéal rampant du socialisme césarien; 
qui fait de son armée nationale une garde dynastique; qui discré- 
dite et affaiblit en Europe la gloire et la puissance du nom fran- 
cais; et qui, d’aventure en ayenture, s’en va enfin jeter la France, 
avilie et stérilisée, au gouffre d’un Sedan? Et si dans ce péril ot 
la vie et{l’honneur succombent comme dans le péril du radicalisme, 
on ne veut ricn voir qui soit en apparence radical, qu'on nous 
dise donc s’il n’y a rien de démagogique dans cette corruption que 
la main d’un Amigues répand si libéralement et qui aigrit la 
misére du pauvre, qui prétend guérir la plaic du communard, qui 
excite les appétits de la foule? Au surplus, il faut bien considérer, 
dans les fléaux dont on s’épouvante, non-seulement les maux qu ‘ils 
montrent, mais ceux qu’ils apportent et qu’ils trainent derriére 
eux. Regardez-le dans la suite de ses fatales destinées, dans 1’cn- 
chainement de ses causes et de ses effets, ce gouvernement qui 
n’annonce que la ruine de la patrie: en la ruinant, il démantéle 
la société, il la livre 4 l’ennemi. Sedan, c’est demain la révolution 
du 4 septembre, c’est plus tard la Commune...... 

‘honorable procureur général de Paris avait écrit : « Nous nous 
trouvons en face d’une organisation considérable et délictueuse, 
qui, dans un moment donné, peut devenir périlleuse. » Pour sa 
part aussi, M. Buffet a reconnu que « les procédés du parti bonapar- 
liste créent un grave péril, » et, prés de lui, M. Dufaure a pu décla- 
rer qu'il y a, dans les actes du Comité de l’Appel au peuple, « des 
essais, des efforts qui doivent nous inquiéter, des tendances sur 
lesquelles nous devons avoir les yeux incessamment ouverts. » 
Comme on le voit, le gouvernement est attentif : s'il regarde « le 
parti dela réyolution suciale et cosmopolite, » ilregarde aussi le parti 
du césarisme; il en connait « les agissements. » Eh bien! quelle 
raison aurait-on de mettre en doute la loyale parole de M. Buffet? 
La gauche, qui a commis, le 415 juillet, la faute de ne pas donner 





446 QUINZAINE POLITIQUE. 


son suffrage 4 M. Buffet, laisse commettre par ses journalistes la 
sottise de l’appeler bonapartiste, lui qui est Lorrain et qui a le ceur 
si frangais, lui qui fut toujours un homme aussi indépendant qu’in- 
tégre, lui que le coup d’Etat emprisonna en 1851 et qui, en 1870, 
a vu de prés l’illusion mensongére de l’Empire libéral! Non, la gau- 
che n’est pas plus intelligente qu’équitable en permettant 4 ses 
publicistes cette injure; car ce serait non-seulement faire trop 
d'honneur 4 M. Rouher que de placer prés de lui M. Buffet, au 
méme rang, dans le combat prochain des élections; ce serait mon- 
trer aux populations M. Rouher accompagné d’un auxiliaire dont 
Vhonnéteté lui assurcrait une force qui lui manque, une force nou- 
velle et pour lui presque miraculeuse. Mais cet outrage, M. Buffet, 
nous le savons, a la conscience trop noble et trop courageuse pour 
ne pas le mépriser : il est honnétement constitutionnel et honnéte- 
ment conservateur; et, comme il I’a dit, il saura faire respecter 
toutes les lois par tous les partis. 

Le meilleure maniére de combattre le bonapartisme, ce n’est pas 
de lui faire une guerre d’opprobres ni méme de soupgons. Sans 
doute il est juste et bon de rappeler tout ce que |’imprévoyance cri- 
minelle et la fatale incurie de l’Empire ont couté 4 notre patrie de 
sang, d'argent et de territoire : les reproches de l’honneur francais 
et les malédictions de la douleur nationale l’accablent bien plus 
que tous les souvenirs politiques, bien plus que tous les griefs de 
la liberté; aucun des adversaires de ]’Empire ne devrait V’ignorer 
ou l’oublier dans la polémigue. Mais la justice de Phistoire, la 
justice méme des tribunaux ou de |’Assemblée ne suffirait pas, si 
le gouvernement de la France n’avait en soi la vertu nécessaire : 
nous voulons dire la force de l’ordre. C’est le régne de l’ordre seul 
qui peut préserver de l’Empire; le sentiment de la sécurité civile. 
voila ce qu’il faut verser au fond et répandre 4 la surface de la Ré- 
publique, si on veut y abolir la mémoire de l’Empire et en chasser 
l’ambition de M. Rouher. Etre conservateur, sans se confondre avec 
les bonapartistes ; étre l’ennemi du radicalisme, sans en paraitre 
trop alarmé et sans ‘en alarmer trop la nation : telle est, 4 notre 
avis, la plus sage maniére de tenir téte aux desscins de M. Rouher 
et 4 ses tentatives ; et c’est surtout aprés la journée du 45 juillet 
qu'il est opportun de le comprendre. 

Aprés cette affaire de l’Appel au peuple, l’éternelle demande de 
dissolution est venue émouvoir l’Assemblée. Devait-elle proroger 
ses travaux? Pouvait-elle les achever d’une seule et méme haleine? 
Quand commenceraient ses vacances et quand finiraient-elles? Ces 
questions ont paru un instant quelque peu effrayantes : elles pou- 





QUINZAINE POLITIQUE. 447 


valent servir de piége, et déja l’on disait tout bas que M. Jules Si- 
mon, choisi pour attirer dans cette embuche le gouvernement, avait 
des secours secrets et puissants pour l’y faire succomber. Grace a 
union de M. Buffet et de M. Dufaure, grace méme 4 M. Malartre, 
grace surtout & certains sentiments que la gauche cachait bien 
fout en jouant devant le peuple sa comédie parlementaire, 1’ Assem- 
blée ne se dissout pas encore : elle interrompra son ceuvre du 
4 aodt au 4 novembre, pour la reprendrée sérieusement et digne- 
ment, sans la hate ridicule et dangereuse a laquelle la gauche pré- 
tendait la condamner. 

Comme d’ordinaire, les détracteurs de l’Assemblée lui ont jeté, en 
cette occasion, les reproches les plus déclamatoires. Par sa « résis- 
tance prolongée, l’Assemblée, se sont écriés quelques-uns, reconnait 
quelle a cessé de représenter les électeurs qui l’avaient nommée. » 
Pourquoi cela? Et de quoi s’agit-il? La république est faite, soit ; 
mais il faut la faire conservatrice ; et ce soin veut encore quelques 
précautions et quelques délais. Pour quelles lois, d’ailleurs, l’As- 
semblée demeure-t-elle ? Est-ce pour des lois contraires 4 l’intérét 
du pays, contraires méme au sentiment populaire? Nullement. De 
ces lois, les unes sont militaires; et de toute nécessité, il faut 
quelle les élabore : elle seule peut méme les élaborer convenable- 
ment, en les harmonisant avec celles que l’armée lui doit déja. Les 
autres sont constitutionnelles. Or, est-ce que constituer la républi- 
que et ’onganiser, c’est un travail qui paraisse aux républicains 
nuisible ou inutile? Car, n’est-ce pas pour fournir a la république 
les moyens de régner surement et souverainement qu’a les en croire, 
ils appellent 4 si grands cris l'heure de la dissolution ? Enfin, la loi 
sur la presse peut-elle sembler superflue aux républicains, ou peut- 
elle leur déplaire, quand ils ont tant de fois demandé la fin de l'état 
de siége, tant de fois déclaré que, sous le joug de cette domina- 
tion arbitraire et tyrannique, les élections ne pouvaient ¢tre libres? 
n'est donc pas sérieux de dire: « Continuer 4 parler, & voter, 4 
faire des lois au nom du pays quand on sait et quand on reconnait 
que le pays penserait et voterait le contraire, c’est un véritable abus 
de pouvoir ! » O la belle raison! si elle devait prévaloir, il ne reste- 
rait qu'a disperser immédiatement l’Assemblée avant qu’elle eut volé 
m les lois constitutionnelles ni les lois militaires; il faudrait sans 
retard clore la bouche de 1’Assemblée et la renvoyer ! 

Indiquer trop tot le jour ot se dissoudra l’Assemblée et celui ot 
Sopéreront les élections générales, c’était dter 4 l’Assemblée unc 
partie de la force et du crédit dont elle a besoin pour ses derniers 
actes; c’était prématurément détourner de ses travaux ordinaires 


\ 


448 QUINZAINE POLITIQUE. 


activité maintenant prospére de la nation; c’était soulever dans 
ie pays une agitation trop longue et par conséquent trop profonde. 
Le gouvernement a eu raison de le penser. Quoi qu’en disent les ré- 
publicains, la dissolution peut étre ajournée pour quelques mois, 
sans que l’Etat soit en péril. Plus qu’il ne convenait a leur propre 
intérét, ils ont laissé croire qu’elle était bien fragile, cette républi- 
que qui ne pourrait rester quelques mois assise sur sa constitution 
d’aujourd’hui sans étre sujette 4 tomber sous le moindre souffle 
qui l’ébranlerait. Quelle défiance de sa solidité! Et si la république 
est chose si instable, méme pendant le repos de l’Assemblée et sous 
la sauvegarde d’un maréchal de Mac-Mahon, que serait-ce en d’av- 
tres temps? Ajoutons que Il’impatience des républicains mesure 
bien parcimonieusement les destinées de la France, quand on nous 
les montre si dépendantes d’un délai de deux ou trois mois : Dieu 
merci! la France compte par années et par siécles les instants de sa 
vie; deux ou trois mois ne lui paraissent pas si longs qu’ils ne lesonta 
la fiévreuse briéveté de nos existences, si longs surtout qu’a la con- 
voitise de certaines ambitions électorales ; deux ou trois mois, dans 
l’état présent de nos affaires, lui’sont un retard insensible; et nous 
esons méme croire que ce temps des loisirs parlementaires, si c es! 
un retard, ne pourra étre qu’un retard bienfaisant : la nation ne 
s’en plaindra point, et la gauche clle-méme s’y résigne, on le sait. 
avec une douceur qui prouve combien était pay sérieuse !'inquic- 


tude qu'elle affectait. z 


Aucuste Bovucaer. 


L’un des gérants : CHARLES DOUNIOL. 


PARIS. — INP. SIMON RACON ET COMP., RUE D'SAFULATOL 1. \ 


MARIE STUART 


SON PROCES ET SON EXECUTION 


D APRES 
LE JOURNAL INEDIT DE BOURGOING, SON MEDECIN; LA CORRESPONDANCE 
D'AMYAS PAULET, SON GEOLIER, ET AUTRES DOCUMENTS NOUVEAUX 


JX! 


POTHERINGAY. ——- PREMIERE JOURNEE DU PROCES. — 414 OCTOBRE 1586. 


La grande salle ou s’étaient réunis les seigneurs pour interroger 
Marie était la chambre de présence® d’Elisabeth ; mais, depuis vingt 
ans, cetfe salle était inhabitée. C’était un vaste carré long de 
soixante pieds. De la chambre de Marie on y communiquait de plain- 
pied par une porte simple. A l'une de ses extrémités, sous un arc a 
ogive qui en traversait la partic supérieure, avait été dressé le dais 
de la reine d’Angleterre, orné de ses armes, et surmontant un siége 
d'apparat, embléme de sa souveraineté. Au devant du dais et a cdté 
du trdne avait été placée, pour Marie Stuart, « une de scs chaises 
de ir cramoisi, avec un carreau de méme étoffe » pour les 
Peds". 

Des deux cdtés de la salle, le long des murs, étaient disposés des 
bancs, sur lesquels siégeaient 4 droite : le lord-chancelier, Brom- 
ley, le lord-trésorier, Burghley, et les comtes*; a gauche : les ba 


‘ Voir le Correspondant du 10 mai, du 25 juin et du 25 juillet 1875. 

* Le Journal de Bourgoing, dit : de plaisance. 

* Journal inédit de Bourgoing. 

‘ Les comtes d’Oxford, de Kent, de Derby, de Worcester, de Cumberland, 
de Warwick, de Pembroke, de Lincoln et le lord vicomte Montagut. (Howell's 
Slate Trials, etc., t. 1, p. 1464 @ 4228, et le Journal inédit de Bourgoing). 


¥. sim. vr. Lxrv (c* pe La couecr.). 5° uv. 10 Aoor 1875. 50 


450 MARIE STUART. 


rons! et les chevalicrs du conseil privé *. Devant les comtes étaient 
les deux premiers juges et le haut baron de I’Echiquier; devant les 
barons, quatre autres juges et deux doctcurs en droit civil. Des ta- 
bles avaient été disposées devant eux. A une grande table, isolée 
au milicu et faisant face au dais, étaient assis les représentants de 
la couronne; Popham, l’attorney général; Egerton, le solliciteur 
général; Gawdi, le sergent de la reine; et Barker, son notaire, avec 
deux scribes pour dresser les procés-verbaux des débats. Les piéces 
du procés étaicnt étalées devant cux*. 

Derriére cux se dressail une barriére pour séparer les commis- 
saires de l’auditoire, relégué 4 l’extrémité de la salle et qui se com- 
posait en partie de gentilshommes des environs, de gens de guerre 
et des valels de la suite des seigneurs *. 

A ncuf heures du malin, Maric fit son entrée dans la grande salle, 
contigué a sa chambre’, entre deux files de hallebardiers. Elle avait 
pour costume une robe de velours noir ; de la pointe de son bonnet 
de veuve tombait jusqu’a terre un long voile blanc, et la traine de 
son manteau était portée par Renée Beauregard, une de ses filles de 
- chambre. Privée depuis longtemps d’cxercice et accabléc de dou- 
leurs de rhumatisme, clle marchait avec peine en boitant, mais la 
téte hauté et sans rien perdre de sa taille imposante. Elle s‘ap- 
puyait d’un cdté sur le bras de son médecin, de l’autre sur celui de 
son fidéle maitre d’hotel, sir André Melvil. Elle étamt suivie de son 
chirurgien, Jacques Gervais, de son pharmacien, Picrre Gorion, et 
de trois de ses filles de chambre, Gillis Mowbray, Jcanne Kennedy 
et Ehsabeth Curlet’®. _s 

En passant au milieu des seigneurs qui la recurent la téte décou- 
verte, la reine s’inclina et leur rendit Icur salut d’un air majes- 
tueux. Remarquant alors que la chaise qui lui était destinée n’élail 


4 Les barons Abergavenny, Zouch, Morley, Stafford, Grey, Lumley, Starton. 
Wentworth, Mordaunt, SaintJohn de Bletsho, Compton et Cheiney. (Howell’s State 
Trials, etc., t. 1, p. 1161 4 1228, et le Journal inédit de Bourgoing.) 

* Sir James Crofts, sir Christophe Hatton, sir Francis Walsingham, sir Ralph 
Sadlér et sir Walder Mildmay (Jbidem). 

3 Journal inédit de Bourgoing. « Un agent de Walsingham, dit Bourgoing, lisait 
le frangais en anglais, un nommé Barker écrivait les réponses, donnait les actes 
et faisajt les fonctions de greffier;, un autre semblait étre huissier ou mailre des 
ere raonuats » Voir aussi : Howell’s State Trials, etc., t. 1.; Ellis, 2° série, vol. 

» etc. 

4 Tytler, t. VIII, etc. 

5 Elle ne descendit pas au rez-de-chaussée, comme I’ont supposé quelques 
historiens, la salle, ot elle fut interrogée, étant de plain-pied avec sa chambre, 
située au premier étage, au-dessus de la grande salle ou elle fut exécutée. 

® Journal inédit de Bourgoing et Ordre ue la procédure, lors de assignation 4 
la reine d’Ecosse 4 Fotheringay : British Museum, copie, Caligula, C. LX, fol. 356. 











MARIE STUART, 451 


pas placée sous le dais, mais un peu plus bas que le siége royal et 
4 cété: « Je suis reine par droit de naissance, dit-clle d’une voix 
vibrante d’indignation et le front couvert d'une subite rougeur, ma 
place devrait étre 14, sous ce dais! » Mais ce mouvement de noble 
orgueil fut prompt comme un éclair; bientdt ses traits reprirent 
leur sérénité habituelle, leur expression mélancolique, et elle s’as- 
siten promenant ses regards sur cette foule de dignitaires parmi 
lesquels elle ne peut surprendre aucune marque de sympathie. 
« flélas! dit-elle en se tournant tristement vers André Melvil, voici 
bien des conseillers, mais pas un seul qui soit pour moi‘! » Ainsi 
abandonnée 4 elle-méme, sans avocat pour défendre sa cause, sans 
secrélaire pour prendre des notcs, dépouillée de tous ses papiers, 
livrée a cette foule de politiques aussi astucieux qu’impitoyables, 
de légistes rompus a toutes les subtilités de la chicane, combien ce 
manque de toute protection légale dut sembler cruel a la généreuse 
princesse qui, pendant son régne, avait institué un avocat d'office 
pour les pauvvres et les opprimés ’*. 

Parmi les commissaires, il s’en trouvait un certain nombre qui, 
autrefois, avaient élé les secrets partisans de Marie, et dont les let- 
tres, pleines de dévouemcent, adressées 4 cette princesse, avaient été 
saisies 4 Chartley. Parmi eux ¢laient les comtes de Rutland et de 
Cumberland, et les lords Morley, Compton, Lumley, Saint-John de 
Bletsoe et Montagu, que Mendoza avait signalés 4 Philippe Il comme 
les chefs principaux de la grande conjuration qui avait pour but la 
délivrance de Marie Stuart et le renversement d’Elisabeth. Un de 
ces lords, Morley, aprés la découverte de sa correspondance, avait 
obtenu, a force de supplications, d’étre rétabli dans ses biens, et, 
comme preuve de sa loyauté, on avait exigé de lui qu’il se rendit a 
Fotheringay « afin d’y reconnaitre publiquement, avec ceux de son: 
parti, Vindignité de la personne pour laquelle il avait été sur le 
point de sacrifier son pays. » Combien, dans cette assemblée scr- 
vile, imitérent le triste exemple du marquis d’Exeter et d’un autre 
Montagu, qui, faisant partie de la Cour devant laquelle comparut 
Thomas Morus, n’eurent pas le courage de le proclamer innocent! 
Combien, parmi les juges de Fotheringay, ne s’en trouva-t-il pas 
« qui, n’osant refuser leurs ignominicux services, se rangérent du 
nombre des plus implacables ennemis de Marie Stuart, de peur 
qu'on ne se souvint qu’ils lui avaient élé aulrefois favorables*! » 

Immédiatement derriére la reine élaicnt assis Paulet et Stallenge, 


_* Howell's State Trials, t. 1; Tytler, t. VIII; Chateauneuf & Henri IIT, 30 oct. 
1586, dans Life of Egerton, etc. 

* Miss Strickland, t. VIL. 

* Froude’s History of England; the Reign of Elisabeth, vol. VI, p. 276. 





62 MARIE STUART. 


chargés sans doute de la honteuse mission d’épier tous ses gestes 
et toutes ses paroles. 

Avant l’ouverture des débats et pendant toute leur durée, on re- 
marqua que Marie se penchait souvent vers son gardien. C’était pour 
lui demander les noms ct les fonctions des scigneurs ct des hommes 
de loi qui, pour la plupart, lui étaient inconnus‘. Que de fois, du- 
rant ces longues heures, elle dut étudier d’un regard curicux la 
physionomie de ses juges, celle des lords qui lui avaient juré fidé- 
lité et celle de ses plus grands ennemis! Que de fois ses yeux du- 
rent s’arréter sur la figure tine, allongée, anguleuse, toute méphis- 
tophélique de Walsingham, et sur le masque impassible et froid de 
lord Burghlcy* ! 

Ce ne fut pas sans doute avec une moins vive curiosité que les 
commissaires contemplérent ce qui restait encore de la beauté de 
Maric, si célébre de son temps. 

Loin de prendre l'attitude d'une accuséc, Marie faisait face a ses 
ennemis avec la majesté d’unc reine. Sur le fond noir de sa robe de 
velours, appuyces sur les bras de son fautcuil, se détachaient ses 
mains, ornées de pierres précieuses, ces blanches mains qu’avait 
chantécs Ronsard *. 


‘ Parimi les commissaires, Marie Stuart ne connaissait guére de vue que Sadler, 
Mildmay, Hutton et le comte de Warwick, qu'flisabeth avait autrefois délégués 
auprés d’elle pendant sa captivité. 

2 Ala grande Exposition de Londres figurait un portrait de Walsingham, du 
au pinceau d'un peintre anonyme, qui le montre sous les traits dont nous don- 
nons une esquisse, et dont les portraits gravés confirment, d'ailleurs, le carac- 
tére. Quant 4 Burghley, Marc Garrard a laissé de lui un beau portrait que l'on 
pouvait admirer 4 cette méme Exposition. Le lord y est représenté dans sa robe 
de pair, tenant en main le baton de sa charge ; sa figure, pleine de finesse, res- 
pire ce calme sceptique que donne une conscience indifférente au bien et au 
mal, et ce consentement éxoiste qu'il faudrait se garder de prendre pour de la 
bienveillance. (Causeries d'un curieux, etc., t. 1V, par M Feuillet de Conches.) ll 
existe 4 Knowsley Hall un autre trés-beau portrait de Cecil, qui a été gravé par 
W. Hall. Il est représenté 4 mi-ceinture ; sur son costume noir s étale l’ordre de 
la Jarretiére, avec la devise Honni soit qui mal y pense ; de sa main droite il tient 
le baton blanc de grand Trésorier. Sa téte au large front, aux yeux intelligents, 
au nez légérement aquilin, 4 la barbe fine et suyeuse, est ornée d'un bonnet de 
velours noir, que surinonte un béret de méme étoffe, et repose sur une fraise 
étroite 4 deux rangs de ruches. i 

3 « Cette belle main blanche, dit Brantéme, et ces beaux doigts si bien facon- 
nés, qui ne devaient rien a ceux de l’Aurore. » 


« Quand votre longue et gréle et délicate main, 


dit Ronsard. 
Et ailleurs : 


Et votre main, des plus belles Ia belle, 
N’a rien sinon sa blancheur naturelle, 








MARIE STUART. 455 


Si Marie avait eu affaire 4 des juges équitables, l’action seule de 
comparaitre librement devant eux aurait du leur prouver son inno- 
cence. Elle ne pouvait ignorer que sa correspondance avait été in- 
terceptée, et si elle cut donné une approbation écrite au complot de 
Babington contre la vie d’Elisabeth, elle cit justement redouté la 
production de ses lettres. S’1l en eut été ainsi, clle se fat bornée a 
évoquer-son inviolabilité royale; elle edt refusé 4 coup sir de com- 
paraitre *. 

Avant d’entrer dans le récit du procés, il est utile de rappeler au 
lecteur que les documents anglais qui le reproduisent ne contien- 
nent en enticr que les discours du chancelier, du trésorier ct des 
autres officiers de la couronne. Ceux de Marie Stuart, ainsi que 
toutes ses réponses, v sont mutilés systématiquement dans des ana- 
lyses sommaires qui en donnent a peise unc idée. Le Journal iné- 
dit de Bourgoing comble toutes ces importantes lacunes. Nous au- 
rons suin de les signaler dans le cours du récit*. 

Lorsque le silence régna dans la salle, le chancelier Bromley prit 
la parole : 

« La reine d’Angleterre, dit-il, ayant été informée d’une maniére 
cerlaine, 4 son grand regret et déplaisir, que la destruction de sa 
personne et le renversement de son Etat ont été depuis peu prépa- 
rés et concertés par la reine d’Ecosse, et sachant que, malgié sa 
longue tolérance et sa grande patience, ladite reine continue ses 
Malivaises pratiques et s’est faite perturbatrice de la religion et du 
repos public du royaume et des autres pays au dela de la mer; a 
celle cause, Sa Majesté, qui est tenue a remplir ses devoirs de 
prince, a convoqué cette assemblée pour examiner celte affaire. Ce 
nest point assurément par méchanceté ou par un désir de ven- 
Seance que Sa Majesté a ordonné cctte enquéte, c’est uniquement 


Et vos longs doigts, cing rameaux inégaux, 
Ne sont pompeux de bagues ni d’anneaux, 
Et la beauté de votre gorge vive 

N’a pour carcan que sa blancheur naive, etc. 


‘ Hosack, t. I, p. 419. 

* « Nous ne pouvons regrelter qu'une seule chose, dit M. Hosack, t. II, p. 429 
et 454, c'est que lord Burghley, dans son vif désir de conserver 4 la postérité des 
€xemples de son éloquence, ait jugé son adversaire indigne de la méme atten- 
Hon. Il rapporte ses propres discours en entier 4 la premiére personne, tandis 
que ceux de Marie, n’ayant, sans doute, A ses yeux que fort peu d'importance, ne 
‘ont donnés qu’a la troisiéme personne. Nous pouvons en conclure que nous 
Ravons qu'un récit incomplet de ce qu'elle répondit 4 ses juges. et qu'une no- 
table partie de sa défense peut avoir été omise. » Le Journal de Bourgoing four- 


ah fréquemment la preuve que M. Hosack ne s’est pas trompé dans ses suppo- 
itions, 


AS4 MARIE STUARTS 


par sentiment de son devoir, par respect de sa dignité et de sa per- 
sonne, que Dieu veuille préserver; car si la reine d’Ecosse a con- 
.senti au fait mentionné dans la commission, si elle en cst coupable, 
et que Sa Majesté la reine d’Angleterre edt été assez négligente pour 
laisser passer un tel fait sans examen, elle edt commis une grave 
offense envers Dieu, elle edt manqué 4 tous ses devoirs envers ses 
sujets, elle se fut oubliée elle-méme, et c’est en vain qu’elle porte- 
rait l’épée de justice’. 

« En conséquence, Sa Majesté a ordonné cette Commission, sur 
la lecture de laquelle, et aprés avoir entendu ce qui sera proposé 
par le sage Conseil du royaume, « ladite reine d’Ecosse sera ouie 
« amplement pour dire tout ce qui lui semblera bon pour sa défense 
« et déclarer son innocence *. » 

Puis, adressant directement la parole 4 Marie Stuart, le chance- 
lier lui dit : « Vous avez entendu, madame, pour quelle cause nous 
sommes venus ici; vous écouterez, s'il vous plait, la lecture de notre 
Commission, et, je vous le prumets, vous direz tout ce qu'il vous 
plaira®. » 

Aussitét la reine, sans se lever, prononga d’un ton ferme les pa- 
roles dont Bourgoing a reproduit la substance : 

« Je suis venue en ce royaume, dit-elle, non comme sujette, mais 
dans l’espoir d’obtenir des secours contre mes ennemis, secours 
qui m’avaient été formellement promis, comme je le prouverais s! 
j'avais en main mes papiers qui m’ont été enlevés, et, depuis, jal 
été retenuc prisonniére. Je proteste hautement et en public que J¢ 
suis souveraine et princesse indépendante, ne reconnaissant d autre 
supérieur que Dieu seul. Partant, je demande, avant qu’il soit passé 
outre, qu’il soit constaté par acte que, quoi que je puisse dire en 
répondant ici aux commissaires de la reine d’Angleterre, ma bonne 
sceur (laquelle j’estime avoir été mal et faussement informéc contre 
moi), ne puisse me préjudicier non plus qu’aux princes mes alliés, 
au roi mon fils, ni 4 quiconque pourra me succéder. Ce n’est pas 
pour sauver ma vie ni pour éviter une enquéte que je fais cetle 
protestation, c’est uniquement pour sauvegarder mes prérogativés, 
mon honneur et ma dignité de princesse ; car je n’entends pas, pour 
avoir comparu devant les commissaires de la reine d’Angleterre, 
étre déclarée sa sujette. Mon intention est seulement de me laver 
du crime qui m’est imputé, et, par mes réponses, de faire connaitre 
& tout le monde que je n’en suis pas coupable. C’est uniquemel 


£ L’Epée, symbole du droit souverain de haute justice. 
* Journal inédst de Bourgoing. ~ 
3 Ibidem. 








MARIE STUART. 455 


sur ce point, et non sur d’autres, que je veux répondre'. Je désire 
donc et requiers, afin que chacun en ait souvenance, que cette pro- 
testation soit rédigée sous forme d’acte public, et que tous les lords 
et nobles ici présents me servent de témoins, maintenant et dans 
l'avenir. — Et adonc je protesle devant Dieu vivant que j’aime la 
reine comme ma trés-chére amic et sceur, et que j'ai toujours porté 
bonne volonté & ce royaume?*. » 

le chancelier, aprés avoir nié absolument que la reine d’Kcosg,, 
fit venue en Angleterre sur une promesse de la reiue Elisabeth, 
soutint que, quel que fut son rang, la nature du crime dont elle 
était accusée, la rendait sujette des lois anglaises, et, partant, que 
sa protestation étaif nulle. Et comme les commissaires avaicnt con- 
eenti a |’insertion de cette protestation, dans le procés-verbal de la 
procédure, bien qu’elle ne fit pas approuvée et sans qu’il en fut 
délivré d’expédition 4 l’accusée, le chancelier déclara que cet acte 
ne serait en rien préjudiciable a la dignité et au pouvoir supréme 
de la reine d’Angleterre, 4 la majesté du royaume ni a aucun autre 
privilége de la couronne. En conséquence, il demanda que ces ré- 
serves fussent enregistrées 4 la suite de la protestation de la reine 
d’Ecosse. Ce qui fut aussitét ordonné par le conseil?. 

lecture fut ensuite donnée par un clerc de la Commission, rédi- 
gée en latin. ; 

La reine protesta avec force contre cet acte, comme ayant pour 
base, disait-elle avec la plus évidente vérité, une nouvelle loi ré- 
divée expressément contre sa personne, afin de la frustrer de ses 
droits 4 1a couronne d’Angleterre et de la mettre 4 mort. 

les anciennes chroniques d’Angleterre n’offraient aucun exemple 
qu'une accusée de son rang evt été traduite devant une haute 
cour : la loi elle-méme n’avait rien prévu pour une aussi étrange 
anomatic. Marie était souveraine indépendante; la détenir malgré 
elle et la rendre responsable dés lois nouvelles d’un pays qu'elle 
edt voulu quitter a tout prix, n’était-ce pas la traiter plus: crucl- 
lement qu'une prisonniére de guerre? Victime, depuis prés de 
dix-neuf ans, d’une violence inouie, ne lui avait-il pas été permis, 
én vertu de tous les droits, de recouvrer, par tous les moyens pos- 


‘ Cette partie du discours de Marie Stuart résume parfaitement toutes ses ré~ 
pooses durant le cours des débats : « Elle n’a pas attenté & la vie d Elisabeth, 
Inais elle ne nie pas ses relations avec les princes étrangers. » Cest le méme 

ge qu’elle a tenu dans un précédent discours, que Bourgoing nous a con- 
bervé a la premiére personne, tel qu'il fut prononcé par la reine. 

oo inédit de Bourgoing. Cfr. — Gowell et Camden, dans Kennet, t. 
p- 932. 

* Journal inédit de Bourgoing. 


436 MARIE STUART. 


sibles, sa liberté? Et quelle puissance humaine pouvait étre auto- 
risée a rendre contre elle une sentence? Elisabeth, sur le trdne, 
avait plusicurs fois projeté le meurtre de Marie Stuart, sa prison- 
niére,.et elle n’avait cessé de lui faire un crime d’avoir conspiré 
pour sa liberté. Et maintenant, afin d’atteindre plus facilement 
son but, ce n’est pas devant un Parlement libre qu’Elisabeth fai- 
sait comparaitre sa victime, c’était devant une Commission choisie 
avec soin et toute dévouée d’ayance a sa pensée secrete. 

Le lord irésorier, qui ne pouvait s’appuyer que sur de mise- 
rables sophismes, répondit a la reine d’Ecosse que toute personne, 
dans le royaume, était obligéc d’obéir aux lois récemment ren- 
dues tout comme aux plus anciennes, qu’elle ne devait pas parler 
conire ces lois, et que les commissaires, nonobstant toutes ses 
protestations et réclamations, jJugeraicnt suivant cette loi'. 

Marie finit par déclarer qu’elle consentait 4 répondre, mais en 
ayant soin de dire encore que c était uniquement sur le chef 
d’accusation relatif au complot ourdi contre la vie de la reine 
d’Angleterre*. 

Alors, parmi les justiciers, 4 la table du milieu, faisant face a 
la reine, se leva un personnage vétu « d'une robe bleue, » ayant 
.« un chaperon rouge sur l’épaule, avec le bonnet rond a |’an- 
tique*. » C’était le sergent royal Gawdy. Aprés s’étre découvert, 
lut l’acte d’accusation; il expliqua les différents points de la Com- 
mission et soutint que l’illustre accusée avait violé la loi de l'as- 
sociation destinée a protéger la vie de la reine d’Angleterre. Puis, 
en violation des promesses formelles qui avaient été faites & Ma- 
rie, il fit ’historique de la double conspiration. Il l’accusa nor- 
seulement d’avoir connu et approuvé, par ses lettres 4 Morgan, a 
Paget, 4 Mendoza, a l’archevéque de Glasgow, a Engelfield, aux 
docteurs Allen et Lewis, le complot qui avait pour but l’invasion 
du royaume et sa propre délivrance, mais encore, par ses réponses 
4 Babington, d’avoir consenti au projet du meurtre de la reine 
Flisabeth, et, qui plus est, d’avoir indiqué les voies et moyens de 
le metire 4 exécution*. Comme preuves 4l’appui, Gawdy prit sur 
Ja table, et présenta aux commissaires, les originaux des lettres 
de Marie ot il était question du premier complot, mais en copies 
seulement les lettres de Babington & Marie et les deux lettres de 
Marie 4 Babington. 


"1 Howell's State Trials, t. I*", etc. Camden. 
2 Ibidem. - 


" § Journal inédit de Bourgoing. 


* Ibidem 











MARIE STUART. 437 


Ces derniéres piéces n’offraient d’autre garantie que d’avoir été 
certifiées, sans signature, par Phelipps, le faussaire aux gages de 
Walsingham’. 

Gawdy fit ensuite circuler, sous les‘ yeux des commissaires, les 
copies des confessions de Babington et de ses complices, et les 
dépositions de Curle et de Nau, signées, disait-il, de leur propre 
main. Mais il y a tout lieu de croire que ces piéces avaient toutes 
été interpolées et falsifiées au gré de l’accusation, comme le fut 
indubitablement la réponse 4 Babington, altribuée 4 Marie. Ce qui 
le prouve, c’est le soin que l’on eut de ne produire ces piéces que 
hors de la présence du chef des conjurés et des deux secrétaires 
de la reine, dans la crainte que leur confrontation avec la royale 
accusée ne fit éclater la vérité au grand jour. 

Gawdy parla ensuite du dessein qu’avait formé Babington, une 
fois le régicide consommé, de tirer de prison la reine d’Ecosse’. 
Pour exécuter ce projet, disait-il, six hommes devaient mettre le 
feu « aux granges, prés de la maison de Chartley, » afin d’attirer 
les gardes au dehors « et de les amuser 4 éteindre le feu, » pen- 
dant que les conjurés, se glissant dans le chateau, 4 la faveur du 
tumulte, enléveraient la reine captive, et, de relais en relais, dis- 
posés d’avance, la conduiraient en licu sur’. 

Aprés avoir entendu la lecture de cette lettre, dont plusieurs 
passages avaient été évidemment falsifiés par ses ennemis, pour 
faire tomber sa téte, et dont on ne lui présentait qu’une copie, 
Marie se crut obligée d’abord d’en nier tout le contenu. Désavouer 
uniquement les passages relatifs a l’assassinat d’Elisabeth, c’edt 
été reconnaitre, pour ainsi dire, tout le reste de la lettre. Com- 
ment eut-elle pu persuadcr a de tels juges quelle n’en avait dicté 
qu'une partie et que tout le reste était faux? A coup sur, ils eus- 
sent refusé d’admettre de telles distinctions. 

_«—Je n’ai jamais parlé 4 Babington, répondit-elle; bien que 
J’en aie entendu parler autrefois, je ne le connais pas et n'ai ja- 
Mais « trafiqué avec lui. Je ne sais ce que c’est que ces six hom- 
mes dont on parle‘. » Elle affirma qu’elle n’avait point conspiré 


* Labanoff, t. VI, p. 394 et 395. 

* Journal inédit de Bourgoing. Howell's State Trials, t. 1; Tytler, t. Vil, Bri- 
lish Museum, Caligula, c. 1x, fol. 333. 

> « Cependant qu'on entrerait dedans pour enlever la reine d’Ecosse, pour la 
conduire ensuite jusqu’a deux ou trois milles, o8 des chevaux se devaient trouver 
pour lemmener plus loin, et, de lieu en autre, devaient étre appointés d'autres 
chevanx pour continuer jusques 4 ce que elle fit en sdreté. » (Journal inédit de 


* Le Journal de Bourgoing vient corroborer, dans ce passage et dans un autre 
RON moins caractéristique, un fait de la plus grande importance, 4 savoir que 





458 MARIE STUART. 


contre la vie de la reine d’Angleterre. Elle soutint qu’afin de prov- 
ver un tel fait, il fallait que l'on produisit des lettres écrit tes ef 
signées de sa main; qu'elle n’avait envoyé aucun sccours & Bal- 
lard et qu'elle ne le connaissait méme pas; que beaucoup d’in- 
conous lui avaient, il est vrai, offert leurs services, mais qu'elle 
n’avait suborné personne, ni excité qui que ce fit 4 conspirer en 
sa faveur; que, prisonniére comme elle l’était, clle n’avait pu ni 


Marie, pendant cette premiére journée du procés, se renferma dans des dénéga- 
tions absolues. Il est compléiement d'accord, sur ce point, avec les procés-ver- 
baux des scribes de Cecil, qui assistérent aux débats, et qui font dire a la reine 
« quelle ne connatssait point Babington, qu'elle n'avatt jamais regu aucune letire 
de lui, et ne lui en avait jamais écrit aucune (that shi never receeved any letters 
from him, nor wrote any to hym. » (Slate Trials, t.1, p. 1174.) On trouve dans les 
papiers d’Hardwick, une autre version. Suivant ces documents tirés des papiers 
d’Etat, Marie « nia qu'elle eut jamais recu de Babington une éelle lettre, ni qu'elle 
lui edt jamais écrit une telle réponse: elle n’avait eu, disait-elle, aucune con- 
naissance de ses desseins, et n’avait participé en quoi que ce fit 4 un projet 
quelconque tendant a la destruction de Sa Majesté ou au préjudice de sa per- 
sonne. » Elle avoua, toutefois, d’aprés ces mémes documents, qu'elle avait em- 
ployé Babington pour transmettre ses lettres et les messages; mais elle ne pou- 
vait étre convaincue, ajoutait-elle, que sur sa propre parole ou son écriture, et 
elle était sdre qu’ils n’avaient ni l'une ni l'autre a lui opposer. » (Haedweck's 
Papers, (. 1, p. 224 et suiv.) Lorsqu’elle répondit 4 Gawdy qu'elle n’avait pas 
recu une telle lettre, ni fait une telle réponse, any such letter, si une telle déclara- 
tion est vraie, elle voulait dire par ]4 que les deux lettres avaient été falsifiées 
(Hosack, t. Il, p. 423, note; J. Gauthier, t. Il, p. 433, texte et note 3). Une lettre 
de Burghley adressée 4 Davison, le 15 octobre, dernier jour du procés, est abso- 
lument conforme 4 la version des papiers d’Hardwick. « Cette reine du chateau, 
lui disait-il, fut contente de paraitre devant vous en public, afin d’étre entendue 
pour sa défense. Mais elle ne répondit que négativement sur les points des lettres 
qui concernent les complots contre Sa Majesté la reine. Elle soutint qu'tls n'avatent 
jamais éé écrits par elle et qu'elle n'en avait jamais eu la moindre connaissance. » 
(Cotton, lib. mss. Caligula, c. 1x, fol. 553). Ainsi donc, deux témoignages contra- 
dictoires sont en présence. Les procés-verbaux officiels du procés et le Journal 
de Bourgoing sont d'accord, sur ce point, que Marie nia absolument qu'elle eut 
recu des lettres de Babington et qu'elle lui edt répondu. Les papiers d'Hardwick 
disent, au contraire, que Marie nia seulement avoir recu de Babington une telle 
lettre (ceile qu'on lui présentait en copie), et avoir écrit une telle réponse (celle 
que l'on plagait sous ses yeux). Sur ce point, la version de Burghley est a peu 
prés conforme a celle d’Hardwick. D'aprés lui, Marie reconnut avoir regu la lettre 
de Babin:ton et y avoir fait réponse; elle ne nia que les passages de sa réponse 
relatifs au meurire d'Elisabeth. Le récit des papiers d’Hardwick et celui de Bur- 
ghley sont assez plausibles et vraisemblables, car il est difficile d'admettre que 
Marie ait pu soutenir devant ses juges, dont plusieurs savaient le contraire, 
qu'elle ne connaissait pas Babington, puisqu’elle l’avait, certainement,.vu ches le 
comte de Shrewsbury, lorsqu’il était page de ce seigneur, et que, de plus, elle 
avait été en correspondance, 4 la méme époque, avec ce méme Babington, 2ia2 
qu'il résulte du Recueil de Mardin, formé en partie avec les papiers de Burghley. 
+  Peuyt-étre Marie ne parla-t-elle jamais a Babington, mais & coup sir elle se ser 








al 


MARIE STUART. | 459 


onnaitre ni empécher les complots'. Il est possible, ajouta Marie, 
que Babington ait écrit la lettre dont vient de parler l’avocat de la 
rine, mais qu'il prouve que cette méme lettre a été entre mes 
mains*; quant a mes propres lettres, qu'il se hate de les produire 


ede me les montrer, et.je me défendrai*. » 

Alors, un justicier, qui portait le méme costume que Gawdy, le 
vrgent royal‘, lut, « mais en copies seulement’, la longue lettre 
du 6 juillet, dans laquelle Babington avait communiqué 4 Marie 
le plan du complot et ses moyens d’exécution, ct aussi la lettre du 
{7 juillet que, suzvant l’accusation, elle avait adressée 4 Babington 


pour l'entretenir dans son desscin °. » 
lecture fut ensuite donnée des confessions vraics ou supposées 


de Babington, de Tichbourne, dc Ballard et de Down’. 
Mane avoua qu'elle avait correspondu avec plusieurs personnes, 
Mais quon ne pouvait induire de 1a qu’elle edt participé 4 leurs 


mauyais desseins. 

On lui soutint qu’elle avait écrit 4 Babington, « depuis le mois 
de mars passé, pour lui faire prendre coeur » et renouer avec lui 
des intelligences qu’il avait négligées pendant trois ans, « crai- 
guant pour sa vie*. » L’attorney général Puckering et lord Bur- 


vail de lui, lorsqu’il était page de Shrewsbury, pour faire parvenir ses lettres. 
Dans tous les cas, elle nia énergiquement, jusqu’a la fin, toute complivité avec 
tui dans le projet du meurtre d'Elisabeth. 
D'um autre cété, le Journal de Bourgoing est trop explicite et trop d’accord 
avec les procés-verbaux rédigés officiellement par le notaire Barker, pour que l'on 
me soit pas obligé d'admettre que la reine se renferma, au moins pendant une 
grande partie des débats, dans des dénégations absolues et sans nuances; qu'elle 
mia, €n un mot, avoir recu une lettre de Babington et y avoir répondu. 
* Howell, State Trials, t. 1, etc. Camden, d’aprés Barker. Chateauneuf, dans 
Teulet, t. IV, p. 508. Cotton, mss. Caligula, c. 1x, f. 333. 
* Camden, d’aprés Barker. 
* Ttley, t. VIN; Camden, dans Kennet; J. Gauthier. 
* Journal inédit de Bourguing. e : 
5 Copies of letters, etc Howell's State Trials etc., t. 1. Voir dans ce recueil, 
t. I, lalettre de Babington a Marie Stuart. 

© H. Mignet, Hist. de Marie Stuart, t. Il, p. 313 de Védition de 1854. On voit, 
par ce passage textuel, de Villustre historien, qu'il a des doutes sur !'authenti- 
eaté de fa réponse attribuée 4 Marie Stuart. Plus luvin, cependant, il la considére 
comme ayant été enti¢rement dictée par la reine. 

* Howell, ibid. Alors, dit Bourgoing, le sergent royal fit lecture « de certaines 
lettres qu'il disait que Babington avait dictées avant que mourir, n’ayant aucun 
original, mais seulement comme s‘en souvenant bien et n'étant en aucune sorte 
comfraint, ainsi de sa bonne volonté. » Ace moment, s'il fallait en croire les 
Papiers forts suspects d'Hardwicke, 1a reine aurait avoué, ce qui n'est constaté 
puile part ailleurs, qu'elle s’était servie de Babington comme d’un agent pour 


porter ses lettres et ses paquets. 
$ Journal inédit de Bourgoing. Voir dans Labanoff, t. VI, p. 345 et 385, les 


460 MARIE STUART. 


ghley prétendirent que rien ne pouvait étre plus clair que [ évi- 
dence ainsi produite, et, partant, que l’adhésion de la reine 
d’Ecosse au complot élait certaine’. 

Avec une grande présence d’esprit, Marie répondit sur-le-champ, 
sans hésiter, que [evidence qu’ils disaient avoir démontrée nétait 
que de seconde main; qu’ils ne produisaient que des copies d'une 
prétendue lettre que lui aurait adressée un homme qu'elle n‘avait 
jamais vu et une réponse imaginaire qu’elle n’avait jamais éerite. 
Etait-ce donc une évidence, fabriquée de la sorte, que l’on devait 
invoquer contre elle*? Si de parcils originaux ont existé, s‘ils ont 
été saisis 4 Chartley, au moment ow elle les a écrits, 11 ne tient 
qu’a cux de les produire. Si la lettre de Babington est en chiffres, 
comme ils l’ont allégué, qu’elle lui soit montrée pour qu’elle puisse 
la comparer avec la copie qu'ils ont entre les mains. Si la réponse 
qu’elle aurait adressée 4 Babington est aussi en chiffres, pourquoi 
original, qu’ils disent avoir intercepté, n’est-il pas produit sur- 
le-champ? Ses ennemis, d’ailleurs, n’ont-ils pu se procurer ses chif- 
fres ct en user par quelque machination contre elle*? Que si elle est 
en droit d’exiger l’original de la lettre de Rabington, 4 plus forte 
raison ses ennemis sont-ils obligés de mettre sous ses yeux l’origi- 
nal de Ia réponse qu'elle lui aurait envoyée. Alors, elle pourrait 
confronter les originaux avec les copies et se défendre en connais- 
sance de cause. Jusque la, elle doit se borner 4 affirmer solennelle- 
ment qu’elle n’est coupable d’aucun des crimes qu’on lui impute °. 

« Je ne nie pas, ajouta-t-elle en fondant en larmes, avoir désiré 
ardemment la liberté et avoir travaillé avec énergie a me la pro- 
curer. J’obéissais 4 un sentiment bicn naturel; mais je prends Dieu 
& témoin que je n’ai jamais ni conspiré contre la vie de votre reine, 
ni approuvé un complot contre elle dans le méme dessein. J’ai écrit 
a mes amis, je le confesse; j’ai fait appel 4 leur assistance pour me 


lettres 4 Babingtor attribuées a Marie Stuart. La derniére, du 17 juillet 1986, est 
celle qui a été falsifiée et interpolée par Phelipps, ainsi que !'a fait d’abord remar- 
quer Camden, et aprés lui M. Fraser Tytler, qui a retrouvé dans les archives 
d'Angleterre, le post-scriptum faux rédigé et écrit par Phelipps. Le prince Laba- 
noff a publié ces textes en plagant entre des crochets les parties interpolées. 

‘ Tytler, t. Vill. La question des interpolations ne fait pas l'ombre d'un doute 
pour les deux plus savants critiques qui l'aient étudiée, pour MM. Hosack et 
Jules Gauthier. 

* Advis de ce qui a été fait en Angleterre par M. de Bellidvre sur les affaires de 
la reine d’ Ecosse, publié dans Egerton, p. 98, 103. 

> Camden, d'aprés Barker, et Advis de M. de Belliévre, dans Egerton, p. 98 a 
103. — « Ce Phellipps, disait Marie, n'a jamais rien déchiffré de bon pour mon 
compte. » 

* Camden, p. 323, et Advis de H. de Belliévre, dans Egerton, p. 98, 103. Jules 
Gauthier, t. II. 


MARIE STUART. 461 


tirer de ces misérables prisons ot je languis depuis prés de dix- 
neuf ans; j’avoue aussi que souvent j’ai plaidé la cause des catholi- 
ques auprés des rois de l'Europe, et que, pour les délivrer de !’op- 
pression o& ils gémissent, j’aurais volontiers versé mon sang pour 
eux. Mais je déclare formellement n’avoir jamais écrit les lettres 
que l’on produit contre moi. Puis-je étre responsable des criminels 
projets de quelques désespérés, formés en dehors de ma partici- 
pation et 4 mon insu'? » 

En ce qui touche le point capital, l’affirmation de la royale ac- 
cusée était si vraie que l'on sait aujourd’hui, 4 n’en pas douter, que 
la copie de Ia lettre chiffréc, du 17 juillet 1586, attribuée a Marie 
Stuart et adressée 4 Babington, qui fut produite aux débats, était 
falsifiée par Phelipps*. Déja, 4 la fin du seiziéme siécle, Camden, 
qui écrivit son Histoire d’Elisabe‘h d’aprés les documents originaux 
des archives d’Angleterre, notamment d’aprés les papiers de Bur- 
ghley, honnéte protestant Camden déclarait que Walsingham ct 
son affidé, aprés avoir intercepté et ouvert la Icttre de la reine 
d'Ecosse 4 Babington, y ajoutércnt frauduleusement un post-scrip- 
lum écrit avec le méme chiffre et dans lequel il était question des 
six gentilshommes qui devaient tuer Elisabeth. Camden découvrit - 
ce post-scriptum, qu’il qualifie de faux, dans les archives de I’Etat. 
De nos jours, M. Frazer Tytler, a qui l'on doit la meilleure histoire 
dEcosse, a retrouvé, au State Paper Office, cette méme lettre avec 
le post-scriptum, qu'il déclare étre écrit de la main méme de Phe- 
lipps. Ce commencement de faux est avéré, prouvé et certifié, non- 
Seulement par plusicurs historiens, mais par les archivistes eux- 


' Advis de M. de Belliévre, dans Egerton, p. 103. Camden; dans Kennet, 
p. 927. 

Mane connaissait-elle le projet de meurtre? ll semble qu’elle devait av moins 
€n soupconner quelque chose depuis Jes lettres de Morgan, du 4 juillet, a elle 
adressées et 4 Curle. Quant au témoignage de Nau sur ce point, M. Jules Gauthier 
a loblizeance de me faire remarquer plusieurs contradictions dans ses déposi- 
tions qui le rendent suspect, et sa supplique, bien qu’autographe, n’offre pas un 
caraciére de vérité absolue, car Nau pouvait fort bien l’avoir écrite pour se déga- 
ger et sous la crainte de la torture. Tytler est persuadé que Marie ne sut rien du 
complot de meurtre. Dans son Appendice, relatif a cette question, i} dit que d’a- 
prés un Sommaire de la main d@ Phelipps, il est certain que les ministres d’Eli- 
sabeth avaient entre leurs mains un Memorandum des principaux points de la 
lettre, el que le Memorandum était de l2 main de Nau, et non de celle de Marie. 
Ce qui viendrait a l'appui de opinion de Tytler, c’est le passage de Ia lettre de 
Marie 4 Babington ou elle dit : Si cette reine me prenait de rechef, etc. Cette phrase 
exclut la pensée que Marie connatle projet de meurtre; elle est en formelle con- 
tradiction avec les passages interpolés. 

Pes cette lettre dans Labanolf, t. VI, p. 587 et 389, ainsi que la dissertation 
qui fa suit. 


462 MARIE STUART. 
mémes du State Paper Office oi cst déposée la piéce. « Ce post- 
scriptum, dit M. Tytler avec une force de dialectique 4 laquelle il 
est impossible de ne pas se rendre, ce post-scriptum était, de toute 
nécessité, ou un original de Marie, ou une copie authentique de cet 
original, ou une invention. Si c’était un original de la main de 
Marie, ou une copic authentique, pourquoi ne l’avoir pas produit 
au procés? Cela impliquait la complicité de Marie avec les six con- 
spirateurs associés de Babington et aurait servi de preuve a l’accu- 
sation contre clle. Mais aucune mention n’en fut faife au procts, 
et l’on peut conjecturer de ce silence qu’aprés avoir exercé son ha- 
bileté dans cette fabrication, Phelipps changea de batterie pour éta- 
blir la culpabilité de la reine d’Evosse, ct introduisit dans Ie corps 
de la lettre le post-seriptum lui-méme, celle invention se rappor- 
tant et la rattachant aux six conspirateurs qui devaient assassiner 
Elisabeth'. » Ainsi donc les interpolations signalées par Tytler et le 
prince Labanoff, dans la lettre du 17 juillet 1586, nous semblent 
‘manifestes, non-seulement par ce que vicnt de dire le premier, 
mais encore, comme 1’a si bien prouvé le prince Labanoff ct M. Jules 
Gauthier, parce qu’clles ne concordent pas avec le sens général du 
texte, et qu’clles sont méme en contradiction flagrante, surtout la 
derniére, avec ce qui précéde ct ce qui suit. 

Tous les originaux des lettres écrites par Marie Stuart 4 Mendoza, 
a Charles Paget, etc., etc., qui furent saisies 4 leur sortie de Chart- 
ley, furent tous produits aux débats, tous, 4 l’exceplion des deux 
lettres les plus importantes, c’est-d-dire la lettre de Babington a 
Marie et la réponse de celle-ci 4 Babington. Ces deux derniéres ne 
furent produites aux débats qu’en copics. Si l’original de la lettre 
de Maric, du 17 juillet, ne fut pas mis sous les yeux des juges a 
Fotheringay, c’est que, évidemment, il ne contenait pas les pas- 
Sages incriminés. Insistons sur ce point capital de la solution duqui 
dépend la démonstration de la vérité. Si Walsingham et Phelipps 
avaient eu cn main une lettre en chilfres, écrite par Curle ou par 
Nau, dans laquelle la reine d’Ecosse cit consenti au meurtre d’Eli- 
sabeth, ne scrait-il pas de toute invraisemblance qu’ils s’en fussen! 
dessaisis pour l’envoyer 4 Babington, ainsi que Phelipps, afin de 
donner lc change, le prétend dans unc lettre? Ne serait-il pas im- 
possible de supposer que des hommes si Rabiles, si rusés, si pru- 
dents, aient pu renoncer a la piéce qui, 4 défaut d’une lettre écrile 
de ‘la main de Maric Stuart, était la plus importante, la plus essen- 
ticlle du procés? Donc si l’on tint soigneusement cachée la lettre 


‘ Tytler, vol. VIII, Historical Remarks on the queen of Scots’ supposed accession 
to Babington’s conspiracy, p. 390. Voir aussi Labanoff, t. VI, p. 385 et suivantes, 
ainsi que notre chapitre consacré a la conspiration de Babington. 








MARIE STUART. 463 


écerite par Curle, c'est qu’elle ne renfermait pas évidemment les 
passages incriminés. Ce fut uniquement sur une copie que s’appuya 
l'accusation et que fut molivée la condamnation. 

Pendant la lecture de la confession vraie ou fausse de Babington, 
lorsque mention y fut faite du comte d’Arundel, de ses fréres et du 
jeune comte de Northumberland, comme impliqués dans le com- 
plot, la reine ne put retenir scs larmes : « Hélas! s’écria-t-elle, 
pourquoi faut-il que cette noble maison d’Howard ait tant souffert 
pour moi! » « Babington, reprit-elle, a pu confesser ce qu’il a voulu; 
et cest un insigne mensonge que de supposer qu’il ait pu imaginer 
les moyens de fuite dont on parle; mes adversaires ont pu facile- 
ment s'‘emparer des chiffres que j'ai employés en écrivant 4 d’autres 
personnes et s’cn servir pour écrire des choses fausses. Est-il vrai- 
semblable que j’aie réclamé l'assistance d’Arundel que je savais étre 
en prison ou celle de Northumberland qui est si jeune ct qui m’est 
inconnu'? Ai-je pu vérifier si la confession de Babington est ou non 
ecrite de sa main? Si Babington a véritablement avoué de pareilles 
choses, pourquoi a-t-il été mis 4 mort avant d’étre confronté avec 
Moi pour qu’il put les soutenir cn ma présence et me convaincre? 
Cest pour empécher cette confrontation, qui edt fait éclater au 
srand jour la vérité, que l’on s’est haté de le faire disparaitre?. » 

Un statut du régne d’Elisabeth (45° année) disait express¢ment : 
«Nul ne pourra étre convaincu de complot contre la vie de son 
rouverarn que par le témoignage et le serment de deux témoins 
confrontés avec lui, conformément a la loi. » Un autre statut, du 
regne d'‘Edouard VI, ordonnait la confrontation des témoins avec 
laccusé, et un autre, de la premiére année de Marie Tudor, exigeait 
«que l’accusé fat pourvu de toute l’assistance nécessaire pour sa 
défense, méme dans le cas oui le souverain scrait sa partie adverse’. » 
Marie ignorait l’existence de tous ces statuts, et parmi tous ces juges 
niques, il n’y en eut pas un scul pour I’éclairer! 

Peu touchés des justes récriminations ct des arguments décisifs 
que faisait valoir, pour sa défense, la royale accusée, Burghley et 
Ses séides s'acharnaient avec l’ardeur d’une meute sur cette noble 
prote. Ils ne cessaient de la presser et de la harceler sans paix ni 
lréve. Ils lui coupaient la parole, ils vociféraient tous a la fois sans 
lécouter, et trépignaient ct s’agitaient sur leurs siéges comme des 
furieux. Pendant les deux longues journées que dura celte dérisoire 
Procédure, la malheureuse princesse, seule et sans défense, fut li- 


Howell's, State Trials, etc., t. I". 
Camden et Jules Gauthier, t. {I. 
* Blackstone, vol. IV, p. 392. 


464 . ' ‘MARIE STUART. 


vrée, dans unc lutte inégale, & ces juristes sans conscience et sans 
pitié qui osaient prendre le nom de juges. Bourgoing, qui assistait 
aux débats, nous en a laissé un fidéle récit, plein de détails nou- 
veaux et d’une vivante peinture : 

« Enfin toute la matinée, dit-il, depuis environ dix heures jus- 
ques a prés d’une heure, fut employée a la lecture des lettres et de 
la déposition de Babington, et a plaider et a faire apparaitre tant 
qu’ils pouvaient que Sa Majesté était coupable, sans que personne 
répondit ou parlat pour elle un seul mot'. » 

Maric avait courageusement tenu létea tous ses ennemis sans faiblir 
un scul instant. « A quoi, poursuit Bourgoing, comme les occasions 
se présentaient, Sa Majesté répondait tantdt a un, tantét a l'autre, 
sans aucun ordre; mais, ayant la lecture d’un point, elle donnait sa 
réponse, sans qu’on lui demandat par interrogation s'il était vrai 
ou non. Car leurs facgons n’étaient que de toujours lire ou parler 
pour persuader aux seigneurs que la reine était coupable, adressant 
toujours leurs paroles aux seigneurs et accusant Ja reine en sa pr- 
sence, avec confusion et sans ordre quclconque, ni que personne 
leur répondit un mot : de sorte que la pauvre princesse nous dit, 
étant retournée en sa chambre, qu’il lui souvenait de la passion de 
Jésus-Christ et qu'il lui semblait, sans faire comparaison, que l'on 
faisait ainsi en son endroit comme les Juifs faisaient 4 Jésus-Christ, 
qui criaient : Tolle! Tolle ! crucifige! et qu’elle s’assurail qu'il y en 
avait en la compagnie qui en avaient pitié et qu’ils ne disaicnt pas 
ce qu'il pensaient*. » 

Elle ne savait pas, la trop crédule princesse, quelle est l’influence 
de la peur sur }’4me des courtisans, et que ceux des scigneurs qui 
. paraissaient les plus émus de son sort, seraient les premiers, sous 
le regard menacant d’Elisabeth, a la déclarer coupable et & voter sa 
mort. 

Aprés son diner, Marie revint dans la salle ot l’attendaient les 
commissaires. D’aprés le Journal de Bourgoing, elle leur fit ea- 
tendre le méme langage qu'elle avait tenu, en d’autres termes, 3 
leurs délégués. 

« Venue princesse libre en ce royaume, sur la parole de votre 
reine, leur dit-elle, elle m’y a retenue prisonniére plus de dix-huit 
années, pendant lesquelles je n'ai cessé de vivre dans les afflictions 
et en butte 4 de mauvais traitements, tels que la moindre sujetle 
n’edt dd les subir. Pour ag'r de la sorte, votre reine n’avait aucun 
prétexte et pas plus de droit sur moi que je n’en ai sur elle. Dans 


‘ Journal inédit de Bourgoing. 
* Ibidem. 














MARIE STUART. as 


ses prisons, j’ai perdu ma santé et, comme vous le voyez, usage 
de mes membres : « Je ne puis cheminer ni m’aider des bras; » 
toujours maladive, je garde presque constamment le lit. Toute ma 
jeunesse et ma force se sont consumées dans les miséres et les 
tourments de la captivité. J’ai perdu le peu de facultés d’esprit que 
Dieu m’avait accordécs, la mémoire, le souvenir des choses que 
j'ai vues et lues, et qui pourraient m’étre d’un grand secours, li- 
vrée, comme je le suis, 4 moi-méme et sans défense. J'ai perdu 
aussi la science ct la connaissance des affaires que j’avais acquises 
pour exercer le ministére auquel Dieu m’avait appelée et pour gou- 
verner mon royaume, dont j'ai été « si injustement et si traitreu- 
« sement privée, » sans qu‘il m’ait été permis de le recouvrer et 
d’étre rétablie dans mes droits... Et non contents de cela, mes en- 
nemis, dans leur méchanceté, ont fait tous lcurs efforts pour pré- 
cipiter ma ruine. Aujourd’hui ils procédent contre moi par des 
voles et des moyens inusités envers les personnes de mon état, et 
dont on n’a fait usage en ce royaume que depuis le régne de cette 
reine; ils me livrent 4 des juges qui n’ont aucun mandat et a une 
autonité arbitraire dont, pour tout ce qui me concerne, je ne re- 
connais pas la légitimité. De toutes ces iniquités, j’en appelle au 
Dieu tout-puissant, 4 son Eglise, 4 tous les princes chrétiens et aux 
Etats de ce royaume légitimement assemblés. Et méme je suis préte 
a défendre mon honneur, a prouver que je suis « innocente et a tort 
4 soupconnée, pourvu que, sur ce point, il me soil délivré un acte 
« public, et que je sois en présence de quelques princes ou juges 
a élrangers, voire méme de mcs juges naturels. » Et je fais encore 
cette réserve expresse qu’aucune de mes paroles, qu’aucun de mes 
actes, ne pourra porter de préjudice 4 notre mére, la sainte Eglise, 
aux rois, aux princes souverains et 4 mon fils, spécialement en ce 
qui touche le droit de supériorité que les Anglais, comme on le voit 
dans leurs chroniques, ont prétendu sur mes prédécesseurs, les 
rots d'Ecosse. Ce droit, je le nie absolument, et ne veux, « comme 
« femme ou personne de peu de cceur, » ni l’admettre ni le forti- 
fier par aucun acte que je puisse faire maintenant, par contrainte, 
contre I'honneur de ces princes, lesquels j’avouerais ainsi, avoir 
élé traitres et rebelles. Et plutot que d’approuver ou de reconnaitre 
ce prétendu droit de supériorité de |’ Angleterre sur les rois d’Ecosse, 
je suis préte 4 mourir, selon Dieu et mon droit, et en cette querelle, 
innocente... Par 1a, je montre que je ne suis point ambitieuse et 
que je n'ai voulu entreprendre aucune chose contre la reine d’An- 
gleterre, par ambition et par envie de régner. J'ai renoncé & tout 
cela et ne me soucie plus de rien que de passer le reste de ma vie 
en repos et tranquillité d’esprit. Mon age et mes forces ne peuvent 
10 Aovr 4875. | | of 


466 MARIE STUART, 


plus suffire 4 la charge de régner, ct ne me permetient plus.« de le 
« souhaiter. » Maladive, « et mal disposée de mon. corps, je niai, 
« par aventure, que deux ou trois ans 4. vivre en ce monde, » at 
je considére d’ailleurs. toute la peine et « désespérance » ot: |’on est 
aujourd’hui « de faire acte de justice et de dignité » en ce siécle 
rempli de troubles et méchancetés. dont on voit la terra couverte 
de toutes parts*.. ». 

A cos mots, le trésorier, « ne pouvant plus se contenir, » inter- 
rompit la reine ct lui. neprocha « d’avoir pris le nom et les armes 
d’Angleterre » et d’avoir «.aspiré 4 la cquronne. » 

Manie, répondit qu’elle avait,.en.effet, pris cas armes.autrefois, 
* mais que c’était « par le commandement exprés. du roi Henri 
deuxiéme, son beau-pére, et qu'il savail bien comment et pour- 
quoi. » 

« — Vous n’avez|pas voulu. les quitter dans la, suite, lui répliqua 
Burghley, lorsque la paix. était signée entne nous et le-roi Henri. 

-—— Si vous avez fait un accord dans votre intérét, reprit Marie, 
je ne suis pas tenue de-composer de mon droit a votre profit ct de 
l’abandonner 4 mon grand préjudice comme a celui de mes succes- 
seurs... Y renoncer, ne senait pour moi d’aucun avantage ; » je ne 
vous dois rien, je ne dépends pas. de yotre reine et ne suis point 
obligé de lui céder un droit ‘si important. Si j’avais eu cette fai- 
blesse, on me leat toujours imputée« a blame et 4 déshonneur. » 

—- Mais, s’écria Burghley, en insistant, vous avez encore, depuis, 
prétendu a la couronne d’Angleterre ? 

— Jamais, lui répondit Marie avec une fermeté inébranlable, 
jamais je n'ai quillé mon droit et no le quilte encore et ne le quit- 
tera jamais *. Kt je vous prie, devant. toute l’assistance, de ne plus 
me presser d’cn dire davantage sur ce point, car je n'ai envie d’of- 
fenser personne... Je ne suis pas tenue de vous rendre compte de 
mes actions. Vous. savez bien que j'ai. fait de belles offres et que je 
me suis soumise ala raison; que j’ai méme plus offert que je ne 
devais... que si j'ai droit ou non: 4 la couronne d’Angleterre, Dieu 
ct vous, le savez; mais, comme je me-suis offerte 4 maintenir le 
droit de ma sceur, la reine Elisabeth, en tant qu’ainée, je ne me fais 
aucun scrupulc de conscience de: désirer le second rang, étant sa 
légitime ct plus proche héritiére. Je suis. fille de Jacques cinquiéme, 
roi d’Ecosse, et petite-fille de Henri septiéme : cela ne me peut étre 
Oté par aucune loi, par-aucun conseil, assemblée ou jugement quel- 


* Ce discours, dont: Bourgoing donne une analyse détaillés, me se troure pas 
dans les documents anglais du pnocés:, 
* Journal inédjt de: Bourgoing .. 


MARIE STUART. 467 


conque : c'est mon droit. Je sais hien que mes epnemis et ceux qui 
prétendent m’en débouter, ont fait tout ce qu ‘ils ont pu et par tous 
les moyens illégttimes, jusques 4 attenter 4 nea vie, comme on le 
sait bien, et amsi qu'il a été découvert em certains lieux et par cer- 
tames personnes que je nomaerais' bien, s't\ était besoin‘... et si 
jdais autre part ott je pusse en tirer profit... Mais Dieu, qui est 
juste juge ct qui n’oublie jamais les siens, m’a jusques ici, par sa 
meénicorde et infime bonté, préservée de tout danger, et jespére 
qu'il te fera encore et qu’th ne.me délaissera pas. Je reconnais qu'il 
nest point menteur et qu’il a promis de ne laisser jamais ses ser- 
viteurs dans le besoin. S’il a étendu sa main sur moi pour m/’affli- 
ger, il n'a donné cette grace de patience pour supporter les adver- 
sités qu'il lui a plu m’envoyer. Je ne demande point de vengeance, 
mais je la laisse a celiti qui est le juste vengeur des innocents et de 
ceurqui endurem pour son nom, 4 la puissance et a la volonté du- 
quel je m’abandonne. J’aime mieux ja facon d’Esther que de Ju- 
dith, encore que toutes deux soient approuvées de |’Eglise. Je prie 
Iheu de faire de moi selon son bon ‘plaisir, 4 sa louange et hon- 
neur, et augmentation de son Eglise, en laquelle je veux vivre ct 
mourir... et pour laquelle, comme je l’ai déja protesté plusieurs 
fois, je répandrais volontiers jusqu’a la derniére goutte de mon 
sang. Résolue de souffrir tout ce qu’il plaira 4 Dieu, je ne suis point 
pour craindre ou m’épouvanter des menaces des hommes; ef je ne 
dénierai jamais Jésus-Christ, sachant bien que ceux qui le dénient 
en ce monde, il tes dénie devant som Pére et les désavoue pour 
Siens*. » . 

Aucun document ne fait mieux connaitre que le Journal de 
Bourgoing quelle fut l’attitude de la rayale accusée au milieu de 
ces débats dirigés contre elle avec une partialité si révoltante. 

« Nonobstant la véhémence de ces messieurs les chicaneux, dit- 
ll, la reine ne perdit jamais coeur, mais plus ils s’échauffaient & 
engréger (aggraver) le fait, plus elle se montrait affermie ; le 
cear, les forees.et: l’entendement lui croissaient et augmentalent, 
et constamrment etle répondait 2 tout ce qu’ils objectaient. Et comme 
lls disaient tantét d'une chose, tantét d’une autre, d'autant que 
dedans les lettres se contienment souvent divers points; ainsi ré- 
pendait-clle, selon cz-qu’il se trouvait ou que le Trésorier, qui était 


: aed J se! fet ta ‘ i 

‘ Allusion & Walsingham. 
*D'aprés le Journal inédit de Bourgoing, avec. quelques légers changements de 
ridaction. Toute cette partie de la, défense de la reine a été supprimée dans les 


documents anglais du proces. ___ 


468 MARIE STUART. 


celui qui parlait ordinairement, adressait la parole 4 Sa Majesté ou 
a ses justiciers. » 

Les légistes revinrent avec acharnement sur la question des let- 
tres que, suivant eux, Marie avait échangées avec le chef des conju- 
rés. Voici comment s’exprime Bourgoing sur ce fait capital : « Et 
comme on lisait par intervalles des lettres de Babington & Sa Ma- 
jesté et d’elle & Babington, elle dénia tout a plat d’avoir jamais vu 
telles lettres‘, ni regu, tant s’en faut qu'elle lui edt fait réponse. 
Sur lequel point ils insistérent beaucoup, comme étant celui sur 
lequel était fondé le tout, produisant des chiffres et autres lettres, 
et les déposilions, tant de ceux qui avaient été examinés que de 
MM. Nau et Curle, prisonniers, pour prouver qurelle avail recu cette 
lettre dudit Babington, el répondu a icelle’, et, par conséquent, 
consenti au meurtre de la reine d’Angleterre*. » 

Nous rappellerons au lecteur qu'il n’a pas été conservé d'origi- 
naux ou méme de copies authentiques de tous les interrogatoires de 
Nau et de Curlc, si ce n’est un seul’, l’une des confessions de Nau, 
qui disculpe entiérement Maric de toute adhésion au complot de 


‘ C’est mot 4 mot la traduction de la phrase such any letters des papiers d’Hard- 
wick. 

* Voir, dans Labanoff, t. VI, p. 385 et suiv., la lettre de Marie 4 Babington avec 
les interpolations de Phelipps. 

3 Nous ferons remarquer que, pour la seconde fois, le Journal de Bourgoing 
est aussi explicite sur les dénégations absolues de la reine, que le sont de leur 
cété, les procés-verbaux rédigés par les scribes qui assislérent aux débats. Ces 
deux documents, de source dilférente, se corroborant einsi l'un par l'autre. Dans 
les papiers d Hardwick, il est dit, avec une nuance d’expressions qui semble plus 
conforime a la vérilé, que Marie « nia avoir regu de Babington wne telle le:tre, et 
lui avoir écrit une telle réponse, et qu'elle avoua. toutefois, qu'elle avait employé 
Babington pour transmettre ses lettres et ses messages. » Rien de semblable & 
ce dernier aveu ne se lit ni dans le Journal de Bourgoing, ni dans les minutes du 
procés. — ll n'est pas impossible d’expliquer les différences de langige. Ii est 
probable que la reine commenga d’abord par tout nier d’une maniére générale, 
ne voulant pas répondre 4 des juges 4 qui elle ne reconnaissait aucun droit de 
linterroger. Puis, dans le cours des débats, elle admit ses lettres, méme celle & 
Babington, mais non point telle qu'on la produisait. Camden et Howell ont em- 
prunté leur récit aux procés-verbaux, rédigés par les scribes de Cecil ; Hardwick 
a puisé ses documents dans les papiers d'Etat. Suivant M. Jules Gauthier, qui a 
bien vou'u, sur ma demande, me faire part de son opinion sur ce point, Bur- 
ghley. dans sa lettre du 15 octobre, « tenait a faire croire que Marie avait tout 
nié pour montrer le peu de confiance qu’on devait avoir 4 ses paroles, car if 
était bien connu qu'elle avait été autrefois en relations avec Babington, alors qu'il 
était page chez le comte de Shrewsbury. » 

_“ L’un des interrogatoires de Nau, qui, dit-on, est autographe : « La déposi- 
tion et confession de M. Nau et de M. Curle, dit Bourgoing, (était) écrite sous le 
double de certaine lettre et signée de leur main. » 





MARIE STUART. i 469 


meurtre. Nous savons de plus que la confession de Babington, dont 
Yoriginal existe encore, est complétement muette sur la prétendue 
complicité de la reine d’Ecosse'. 

Qn interrogea surtout Marie avec insistance sur le prétendu pas- 
sage de sa lettre 4 Babington, du 17 juillet 1586, ov il est question 
« des quatre hommes de cheval qui étaient appoiniés a Londres 
pour la venir avertir quand le coup serait fait*, » et pour la dé- 
livrer. « Sa Majesté, ajoute Bourgoing, dit qu’elle ne savait ce que 
cétait. » 

Se tournant vers l’homme pervers qui, pour la perdre, avait 
issu cette abominable trame, elle prononca ces mots caractéristi- 
ques, si bien justifiés aujourd'hui par la découverte des faux com- 
mis par son ordre: « Il est facile de contrefaire les chiffres et les 

caractéres de l’écriture d’une autre personne, comme I’a fait récem- 
ment en France un jeune homme qui se vante d’étre le frére batard 
de mon fils. Je crains que tout ceci ne soit l’ceuvre de M. de Wal- 
singham pour me faire périr, lui qui, j'en suis certaine, a déja 
leaté de m’arracher la vie ainsi qu’é mon fils*. 

« Quant 4 Ballard, que vous accusez d’avoir élé l’un des six conju- 
rs qui avaient « entrepris le meurtre » de votre reine, il est vrai 
que )'en ai entendu parler par les uns comme d’un « trés-ferme 
«catholique qui désirait me rendre service; » mais on me préve- 
nat d’autre part « qu'il avait de grandes intelligences avec M. de 
« Walsingham et que je m’en donnasse de garde. Je ne sais rien 
«autre chose de lui‘. » 

«Je proteste que je n’ai pas méme songé 4 la ruine de la reine 
d’Angleterre et que j’aurais cent fois mieux aimé perdre la vie que 
de voir tant de catholiques poursuivis & cause de moi et condamnés 
4 une mort cruelle en haine de ma personne. » En achevant ces 
nots, la reine se mit 4 fondre en larmes. 

Le sceptique Burghley, qui avait envoyé au supplice tant de ca- 
tholiques et méme de puritains, eut l’impudeur de répondre 4 Ma- 
me: aNul, s'il a été sujet fidéle, n’a jamais été mis 4 mort pour 
cause de religion : quelques-uns l’ont été pour trahison, parce 
quils maintenaient la bulle et l’autorité du pape contre notre 
Teine. » 

_ *—Et pourtant, reprit Marie, j’ai oui dire.tout le contraire, et 
je 'ai lu dans des livres imprimés. | 


* Hosack, t. 0, p, 423. 

* Journal inédit de Bourgoing. C'est l'un des passages: que le prince Labanoff 
Mppose, avec raison, avoir été interpolé par Phelipps (Labanoff. t. VI, p. 589-) 

* Howell’s, State Trials, etc., t. I. : 

* Journal inédit de Bourgoing. 


£70 : MARIE STUART. 


— Les auteurs de tels livres, répliqua brusquement Burghley 
pour détourner la question, écrivent aussi que la reine a forfast a 


la dignité royale’. » 

Walsingham, blessé au vif par la grave accusation que Marie ve- 
nait de faire peser sur lui, se leva dés que Burghley eut cessé de 
parler, et s’étant découvert : « Je proteste, s’écria-t-il, que mon 
Ame est dégagée de toute malice. Dieu m’est témoin qu’en tant que 
personne privée je n'ai rien fait qui ne convieane a un honnéte 
homme, et en tant que secrétaire d’Etat, rien qui soit indigne de ma 
charge. C’est done, madame, sur de faux rapports, ajouta-t-il en se 

tournant vers Marie Stuart, que vous avez pu croire que « j’avais 
dit beaucoup de choses 4 votre désavantage, » « que je m’étais con- 
fessé votre ennemi, jusque-1a qu’on vous a fait apparaitre que j’a- 
vais entrepris de vous faire mourir, vous et votre fils. en un méme 
jour *. » Sache donc, Votre Grace « que je ne porte de mauvaise vo- 
lonté & personne, que je n’ai attenté 4 la mort d’aucun, et que je 
suis homme de bien et fidéle serviteur de ma maitresse*. » 

« Je confesse, poursuivit-il, que trés-vigilant pour tout ce qui 
touche au salut de la reine et du royaume, j'ai surveillé attentive- 
ment toutes les machinations ourdies contre eux. Quant a Ballard, 
s'il m/’avait offert son aide, je n’aurais pu la refuser et je }’aurais 
méme récompensé. Si j'ai cu quelque pratique secrete avec hui, 
pourquoi ne |’a-t-il pas déclaré pour sauver sa vie’? » 

On remarquera avec quelle prudence significative, Walsingham, 
tout en se défendant des accusations portées contre lui par la reine, 
resta muct sur celle de faux qu’elle lui avait lancée & 1a face & mots 
couverts. De quelle valeur pouvaient étre d’ailleurs les protesta- 
tions d’honnéteté d’un tel homme, qui avait si notoirement con- 
spiré la mort d’Esmé Stuart et du comte d’Arran ; qui avait appreuvé 
le projet de mettre 4 mort sans jugement la reine d’Kcosse et qui 
bientdt en donnera le criminel conseil par écrit 4 Paulet °. 

Marie, effrayée d’avoir blessé au vif un homme si dangereur, et 
ramenée bientét au sentiment de sa triste situation, lui déclara 
« qu'elle ne pensait aucanement 4 ce qu’on lui avait dit de iui et 
qu'elle n’y avait pas cru. » En méme temps clle le pria de ne pas 
ajouter plus de crédit 4 ceux qui la calomniaient qu'elle n’en ac- 
cordait elle-méme 4 ceux qui l’aceusaient*. 

! Journal inédit de Bourgoing. 

2 Ibidem 


3 Ibidem. 
oh Howel?’s, State Trials, t. I=, etc. Camden, par erreur, place cet incident & la 
premiére séance qui cut lien le matin. | : 

5 Hosack, t. Il, p. 423. 

® Howell’s, State Trials, t. I. 


“MARIE SYUART. ° 411 


« Si vous n'aver pas été recu en Ecosse, poursuivit-elle, comme 
yous le méritiez, ce n’est pas ma faute, et je ne poense’pas que vous 
azyez voulu vous-en venger sur moi‘qui ne savais ricn de cela 

« Les espions sont gens ‘d'un ‘crédit'équivoque, qui-cachent une 
chose et en disent ‘une autre, et leur témoignage ne peut suffire 
pour me convaincre que j’#i‘pu consentir:d la ruine de votre reime. 
Non, ajouta-t-elle avec'émotion, ‘je-ne voudrais'pas faire naufrage 
de mon 4me en conspirant‘sa perte*. » 

A peme avait-clle prononcé ces paroles quc ‘Burghley, pour toute 
réponse, lui cita encore la phrase interpolée de sa lettre 4 Babington 
ou ilest question « des quatre hommes-de cheval qui étaient ap- 
pomlés @ Londres pourlavenir avertir quand le coup serail fart*. » 

Eile protesta encore « qu'elle ne savait ce que c'était’. » 

Daprés le temoignage vrai ou supposé de Curle, on l’accusa d’a- 
voir envoyé un chiffre & Babington ainsi qu’a d'autres personnes, 
Sans nommer Babington, elle avoua qu'elle écrivait en chiffre 
quand bon lui semblait, et -déclara qu’tl lui était aussi bien permis 
a elle qu’a la reine d'Angleterre d’avoir des correspondances. « Sa 
Majesté, dit Bourgoing, avoua quelques chiffres ; dit qu’il y cn avait 
eu d'autres plus vieux et plus récents, et que cela ne faisait rien, 
parce que plusieurs se peuvent servir d’un méme chiffre en diver- 
Ses occasions, selon les intelligences qu’ils ont en divers endroits.» 
Ne pouvait-il se faire que Morgan, -qui,:autrefois lui avait rendu des 
Services, ne'se fit servi « de ses chiffres mémes » par suite des in- 
telligences qu’il avait avec d’autres princes*? » 

Aunom de ce ‘fougueux catholique qui, du fond de la Bastille, 
poursuivait avec une implacable ardeur le meurtre -d’Elisabeth, 
lord Burghley prit feu : 

«— ‘On nignore pas, dit-il & Marte avec emportement, qu’il se 
Professe votre serviteur et que vous ‘lui domer'une ‘pension an- 
nuelle, bien que vous sachies « qu'il a machiné la mort de la reine, 
Ma maitresse, avec Parry. » Il est encore prisonnier en France pour 
eda, ayant te poursuivi-st accusé,-au nom-de-la reine, par milord 


~ Yous savezsbien, messisurs, dit Marie-en se'tournant vors ‘les 


1 Journal inédit de Bourgoing. 

* Howell's, State Trials, t. I. 

* Texte donné par Bourgoing. 

* Journal inédit de Bourgoing. 

© Journal ‘inédit de Bovrgotny. ‘Cette ‘désignition ‘de Morgan par fa reine, 
comme pouvant avoir organisé, peut-étre le premier, la conjurdtidn de Babing- 
ton, ne se trouve, 4 notre connaissance, dans aucun document pubkié jusqu’a ce 


jew. 
6 Jounal Nnddit tle Boavyoiny. 


412 . MARIE STUART. 


scigneurs, que je n’ai été mélée en rien 4 cette entreprise et que je 
n’al suborné personne. » 

A cet appel, plusieurs gentilshommes avouérent hautement 
qu'elle était tout 4 fait innocente d'une telle accusation'. 

Vous avez par 1a une preuve, messieurs, ajouta Marie, « du mal 
que me yeulent quelques conseillers de votre reine. Si l’on a en- 
trepris quelque chose contre la personne de votre maitresse, « ce 
n’est pas moi, » et il y a longtemps que l'on conspire contre elle, 
« comme vous l’avez vu maintes fois. » « Je suis bien marrie que 
Morgan se soit mélé de telle chuse, mais je ne puis répondre de ses 
actions. Quant 4 l’aider en ses nécessités, je ne puis moins faire, en 
reconnaissance de ses services que je n’oublierai jamais, non plus 
que j’ai accoutumé de faire envers tous ceux qui se sont employés 
pour moi*. » 

Et comme Burghley insistait pour prouver que Morgan était le 
pensionnaire de la reine d’Ecosse, clle le nia, en reconnaissant tou- 
tefois qu'elle lui avait fait donner de temps 4 autre quelque « ar- 
gent pour sa dépense*. » 

« — Mais, objecta Marie, l’Angleterre n’a-t-elle pas fait des pen- 
sions & Patrick de Gray, 4 des Ecossais mes ennemis et méme & mon 
fils? 

— Il est vrai, répondit Burghley ; les revenus de 1’Ecosse, par la 
négligence des régents, sont tellement diminués que la reine, dans 
8a bonté, a fait quelques largesses a votre fils, le roi d’Ecosse, qui 
est son propre parent’. » 

Nau et Curle, dont on lui opposait sans cesse les confessions, 
n’avaient pas plus été confrontés avec elle que ne l’avaient été Ba- 
bington et ses complices. Afinde pouvoir exploiter impunément les 
piéces falsifiées, afin d’étouffer la voix de la vérité, Elisabeth et les 
ministres avaient, en violation flagrante des lois anglaises protec- 
trices des accusés, évité avec le plus grand soin cette confronta 
tion *. | 

Les justiciers soutenaient, dit Bourgoing, que les secrétaires de la 
reine d’Ecosse avaient avoué que leur maitresse avait regu « cer 
tarnes lettres » de Babington, « et qu’elle y avait fait réponse; » 
« quils avaient tout fait par son commandement ; qu’ils n’avaient 


* Journal inédit de Bourgoing. 

® Ibidem. 

* Journal inédit de Bourgoing. Toute cette importante partie des débats ne se 
frouve que dans notre Journal. 

® Ibidem. 

© Klisabeth, prévoyant que Marie demanderait la confrontation de ses secré- 
taares avec elle, avait écrit 4 Burghley qu'elle considérait cela comme inutile. 








MARIE STUART. : 413 


rien écrit sans le lut communiquer, comme c’était sa coutume, » 
car elle ne voulait jamais permettre que rien se produisit 4 son 
insu, et qu’ainsi « sa direction » était prouvéc ; que c’était « par 
son commandement que ses secrétaires écrivaient dans son cabinet 
git se faisarent les dépéches, et le plus souvent en sa présence ; qu’a- 
pres les avoir écrites, ils les lui lisarent ; que ces dépéches se fer- 
maient et se cachetaient toujours dans son cabinet, et qu’ils l’avaient 
souvent voulu détourner de telles entreprises‘. » 

Le vice de forme de la procédure, en ce qui touchait la non-con- 
frontation de ses secrétaires avec elle-méme, n’échappa point a 
Marie Stuart : « Pourquoi, dit-elle, Nau et Curle ne sont-ils pas in- 
terrogés en ma présence ? Eux du moins sont encore en vie ; si mes 
ennemis étaient certains qu’ils dussent confirmer leurs prétendus 
aveux, ils seraient ici Acoup sur*.» « S’ils ont écrit quelque chose - 
que ce soit touchant l’entreprise, ajouta Maric, dont Bourgoing re- 
produit les paroles, ils l’ont fait d’eux-mémes; ils ne m’ont rien 
communiqué et je les désavoue sur ce point. Nau, comme serviteur 
du roide France, peut avoir entrepris tout autre chose que ce que 
je voulais....?: il avait des intelligences que je ne connaissais pas. Il 
confessait publiquement qu'il appartenait au roi de France, qu’il ne 
relevait pas de moi et ne ferait pour moi que ce qu’il trouverait 
bon. li avait beaucoup de querelles avec moi parce que je,ne vou- 
lais pas consentir 4 nombre « de ses conceptions, » et je n’y pou- 
vais donner ordre. Je sais bien qu'il avait « beaucoup de particula- 
rités, affections et intentions » que je ne saurais dire en public, 
mais dont je suis bien fachée, car il me fait grand tort. Quant a 
moi, je ne veux pas accuser mes secrétaires, mais je vois bien que 


‘ Journal inédit de Bourgoing. Cfr. Howell's, State Trials, t. I*". 

* «Jl est évident, dit Hume qui, malgré ses préventions et l’insuffisance de ses 
informations, laisse parfois échapper les réflexions les plus justes et les arréts les 
plus équitables, il est évident que cette complication apparente de preuves, se 
réduit totalement au témoignage des deux secrétaires ; ilsavaient seuls connais~ 
sance de ta part que prenait leur maitresse au complot de Babington ; ils n‘igno- 
raient pas qu’ils s’exposeraient 4 toutes les rigueurs de la prison, aux tortures, a 
la mort méme, s’ils refusaient les éclaircissements qu'on exigeait d eux. Dans le 
cas d'une procédure criminelle ordinaire, cette preuve, malgré ce qu'elle a de 
défectueux, pourrait passer pour juridique, et méme pour suffisante..., mais dans 
un procés de la nature de celui-ci, of la partie poursuivante appuyait ses propres 
intéréts de sa puissance absolue, ou il était clair que le désir de voir condamner 
Marie, se servait de la raison d’Etat, trés-importante en elle-méme, la déposition 
de deux témoins contre cette princesse ne parait pas d'un si grand poids. Quand 
méme ils auraient mérité encore plus de considération personnelle, leur témoi- 
gnage avait besoin d’étre étayé par des circonstances plus fortes, pour éloigner 
tout soupgon d ‘injustice et de tyrannie. (History of England). 

5 Jules Gauthier, t. II. 


474 MARIE STUART. 


ce qu'ils ont dit est par crainte de ia mort et de la fortune. Sans 
promesse de fa vie, et pour se sauver, ils nent pas manqué de s’ex- 
cuser sur moi, pensant que je ne sauverais mieux qu’cux, ne sachant 
pas d’ailleurs ou j’étais ef ne soupconnant pas qu'on me voulit 
traiter de la sorte. ll y avait plus de douze mois que Nau n’écrivait 
plus dans mon cabinet ; il se cachait de tous et faisait ses dépéches 
dans sa chambre, pour sa commodité, comme il le disait, afin d’étre 
plus 4 son alse, ce que le steur Amyas et tous ceux de la maison 
peuvent bien attester. Quant 4 Curle, sila fait quelque chose, c'est 
qu'il y a été contraint par Nau, auquel il craignait fort de déplaire, 
« et pour éviter des noises. » Et toutcfois, ajouta Marie, je ne pense 
pas que l'un et l'autre se soient oubliés 4 ce point. Malade la plu 
part du temps, je ne pouvais vaquer 4 aucune affaire ef ne savais 
le plus souvent ce qu’ils faisaient ; mais je m’en remettais a Nan'. 

— Nau, il est vrai, répliqua le trésorier, « s’est réclamé du roi de 
France, comme étant son sujet et né en France, mais il a été secré- 
taire du cardinal de Lorraine, et il est le serviteur juré de Votre 
Grace; il obéit 4 vos commandements. C’est de sa bonne volonté et 
sans y étre contraint aucuncment qu’il a fait sa déposition, qu'il l'a 
jurée, écrite et signée de sa propre main*.» * 

— fl était secrétaire du roi de France, reprit 1a reine en insistant 
avec force : il recevait des gages de lui et se disait son argentier. 
Sous ce prétexte, il était fort désobéissant. Je lui commandais, il 
est vrai, et j'acceptais bien en général ce qu'il faisait, comme tout 
prince a coutume de le faire ; mais c’est 4 lui de répondre de ses 
actions particuliéres. Je ne puis croire qu'il n’ait été contramt 4 
faire une telle déposition. « Se sentant faible de nature et délicat, » 
ila craint « la torture » et a pensé s’échapper en rejetant tout le 
fardeau sur moi. « Un criminel n’est pas regu 4 serment ni cru sur 
ses affirmations ; son serment ne vaut rien et il ne vous en doit 
point. Le premier serment qu’il afait son maitre rend nuls tous les 
autres et Nau n’en peut faire aucun qui puisse me préjudicier. Kt 
" je vois bien, ajouta-t-elle, en examinant l’unc des dépositions écrites 
attribuées 4 Nau et que l’on avait placée sous ses yeux, je vor 
bien... gue méme il n’a pas écrit et signé comme il a coutume de le 
faire, 4 supposer, comme vous |’affirmez tous, qu’il ait écrit de sa 
main. » 

Comme on le voit, par ce curieux pessage de la défense de Marve, 


" Journal indilit de Bourgoing. Cette réponse si importante de la reine et celles 
a Stivent sont & peine anatysées dans les documents anglais de soarce off 
cielle. 

® Jbidem. 





MARIE STUART. 75 


que neus emprantons au Journal inddit de Bourgoin, elle coniesta . 
l’authenticité de la confession de Nau telle qu’on Ja lui montra. 

les documents anglais connus ne font pas mention de cet inci- 
dent, de la plus haute importance, et le motif de leur silence est 
facile 4 saisir. Tout nous porte donc a croire, comme I’ont juste- 
meat soupcenné plusieurs historiens, entre autres M. Hosack, que 
Phelipps avait fait subir de graves altérations aux confessions de 
Neu et de Curle, qui furent lues 4 Fotheringay; qu’il contrefit leurs 
écritures, et que ce futen partie pour cette raison que l’on évita 
leur confrontation avec la reine. « Ne se peut-il faire, poursuivit 
Marie, que, traduisant et mettant en chiffres mes lettres, mes se- 
crélaires y alent inséré des choses que je ne leur ai point dictées? 
Ne se peut-il faire aussi que des lettres, semblables 4 celles que |’on 
produit, leur soient venues entre les mains, sans pourtant que je 
les aie vaes? » Puis elle ajouta d’un ton plein de dignité : « La ma- 
jesté et le salut des princes seraient réduits 4 néant, s’ils pouvaient 
dépendre des écrits et du témoignage de leurs secrétaires. Je ne 
leur ai rien dicté que ce que la nature me dictait 4 moi-méme pour 
recouvrer enfin ma liberté. On ne peut me convaincre que par mes 
paroles et mes propres écrits. Si, sans mon aveu, ils ont écrit quel- 
que chose au préjudice de ja reine votre maitresse, qu’ils subissent 
le chatiment de leur audace. Mais ce dont je suis bien certaine, 
Cest que, s'ils étaient devant moi, ils me laveraient sur-le-champ 
de tout blame, et me mettraient hors de cause‘. » 

Kile mit fin 4 son discours en réclamant encore avec insistance 
pour que les minutes de ses lettres, é¢crites de sa propre main, fus- 
sent produites comme preuves de ce qu'elle avancait*. « A ces de- 
mandes si justes on ne répondit pas... Les secrétaires de Marie ne 
furent point examinés en sa présence, ses notes manuscrites ne fu- 
reat pes produites. Plus tard, it fat déclaré, dans Ja Chambre étoi- 
lke, que ces netes avaient été détruites par ordre de la reine 


‘ Camden d’aprés le Registre de Barker. — British Museum, Caligula, C. 3X, 
fol. 383, Howell’s, State Trials t. i, p. 4182-41183. 

Un illustra historien, pow: prouver, dans son argumentation, la culpabilité de 
Lerie Stuart, s'est appuyé sur l’'apparente concordance des piéces qui furent pro- 
duites 4 Fotheringay. En évitant la confrontation de Babington avec Marie et celle 
de ses secrétaires, il était, sans doute, facile & l’accusation dtablir cette con- 
cordance; tiais la question est précisément de savemr si oes: piéves, en dehors 
te cette formalité essentiolie a l'administration de toule justice équitable, peu- 
vent étre considérées comme authentiques par des historiens sérieux et 1mpar- 
taux. Nous ne le pensons pas, et il suffit de prouver l'altération d'une seule 
Péce, pour faire crouler tout le systéme de |l’accusatéon. Or, cette question, 
tomme il semble, ne peut faire aujourd'hui l’ombre d'un doate. 

* State Triate, 4.1, p. 1185; Hosack, t. H, p. 4264. 


476 MARIE STUART. 


d’Ecosse; mais en sa présence nul n’osa soutenir une telle affirma- 
tion... En vérité, poursuit M. Hosack, & qui nous empruntons ces 
remarquables considérations, rien ne pouvait étre plus puéril que 
les preuves fournies contre elle. Ses lettres étaient de prétendues 
copies d’aprés les chiffres; mais par qui les lettres en chiffres 
avaient-elles été déchiffrées? Par qui les copies avaient-elles été fai- 
tes? Les commissaires n’en surent rien, et-ne firent aucune ques- 
tion a ce sujet. Les secrétaires de Marie auraient pu étre appelés 
pour constater lidentité de la lettre écrite par Babington, et Phe- 
lipps aurait dd létre aussi, pour décider si la copie produite de !a 
lettre de Marie était la copie véritable de la lettre chiffrée qu'elle 
avait envoyée. Mais ses secrétaires restérent prisonniers 4 Londres, 
et le nom de Phelipps, pour des raisons qu’il est facile de deviner, 
ne fut pas prononcé une seule fois pendant le procés‘. » Enfin les 
propres notes ou minutcs de ses lettres, dont Marie demandait sans 
cesse la production, «furent soigneusement cachées aux commis- 
saires, bien que ces notes eussent pu fournir la preuve décisive de 
son innocence ou de sa culpabilité*. » 

Les réponses de la royale accusée furent si nettes, si vives, siac- 
cablantes pour l’accusation, que Burghley et les officiers dela cou- 
ronne, ne trouvant aucune bonne raison a lui opposer, cherchérent 
4 étouffer sa voix, en l'interpellant tous en méme temps, et par des 
questions souvent étrangéres au point essentiel. — 

« Alors, dit Bourgoing, qui nous fait assister 4 cette scéne de vio- 
lence inouie, les chicancurs firent rage de crier, débattre, et prou- 
ver, et rangréger (aggraver) le fait, ramenant comme de furie tout 
ce qui avait été dit, fait et écrit, toutes les circonstances, soupcons, 
et conjectures, et apparences. Bref, toutes les raisons qu‘ils purent 
imaginer furent mises en avant pour faire leur cause bonne et ac- 
cuser Sa Majesté, sans qu’elle put répondre distinctement & ce qu’ils 
disaient. Mais, comme forcenés, ils poursuivaient quelquefois tous 
ensemble, et quelquefois l'un aprés l'autre, de faire entendre que 
la reine était coupable, ce qui donna occasion 4 Sa Majesté de faire 
une bien noble haranguce le lendemain matin®. » 

« Marie garda toujours sur ses adversaires, dit M. Hosack, une 
incontestable supériorité. Sans conseil, sans témoins, ‘sans papiers. 
sans ricn autre chose que son intelligence claire et son esprit hé- 
roique, elle avait répondu point par point 4 toutes leurs alléga- 
gations. Eux, connaissant la faiblesse de leurs preuves, ils avaient 


‘ Hosack, t. I, p. 425. 
* Hosack, t. Il, p. 425. 
-* Voir, ci-aprés, le commencement des débats du second jour. 


MARIE STUART. 471 


artificieusement mélé l’accusation de conspiration avec le plan d’in- 
vasion. Burghley, usurpant les fonctions d’avocat général, avait 
essayé de détourner |’attention de Marie de la question principale, 
en s'arrétant 4 nombre de sujets, dans l’intention de ]’étonner et de 
l'abuser; mais, s’apercevant sans doute de son intention, elle le ra- 
mena toujours au point en litige, tandis qu’é ses demandes répé- 
tées, que ses secrétaires fussent confrontés avec elle, et que ses let- 
tres fussent produites en originaux, Burghley évita soigneusement 
de répondre. » 

Aucun argument, aucune menace, aucune violence, ne put ébran- 
ler la fermeté avec laquelle Marie tint téte 4 l'accusation. Aucune. 
question perfide ne put la mettre en contradiction avec elle-méme. 
Dans cette premiére journée, de méme que le jour suivant, elle af- 
firma qu'elle n’avait point écrit 4 Babington la lettre du 17 juillet, 
telle du moins qu’on la placait sous ses yeux, et qu’elle était inno- 
cente de toute participation au complot de meurtre; elle soutint 
que cette lettre avait été falsifiée par l’ordre de Walsingham, qui 
nessaya pas de se justifier de cette grave accusation, ainsi qu’on 
en trouve la preuve, soit dans le Journal de Bourgoing, soit dans 
l’analyse que nous a laissée Camden du Registre du procés, rédigé 
par le notaire Barker. Eufin, ce qui était ignoré jusqu’a préscnt, et 
ce qui nous est révélé par le Journal inédit de Bourgoing, la reine 
déclara fausses les dépositions de Nau et de Curle, qui lui furent 
présentées, et soutint qu’elle ne reconnaissait pas dans ces piéces 
leur écriture habituelle. 

L’honorable M. Mignet n’admet pas les interpolations de la lettre 
de Marie 4 Babington, ect voici les raisons qu'il donne : « Pour que 
la supposition soit acceptée, dit-il, il faut admettre que la lettre en- 
liére a été refaite par Phelipps, qui n’aurait pas trouvé dans la let- 
tre originale la place nécessaire 4 intercalation des trois passages 
frauduleusement introduits entre les passages réels concernant l’in-. 
vasion, le soulévement de l’Angleterre et la délivrance de Marie, et 
que Babington ne s’en est pas apercu'. » 

Il est facile de répondre 4 ces objections. ll était impossible, en 
effet, d'intercaler dans l'expédition originale, écrite de la main de 
Curle, les phrases interpolées, sans que l'on pul s’en apercevoir. 
Aussi sommes-nous d’avis que la lettre a été recopiée en entier, 
afin que l’on put y introduire les passages en question. Quant 4 Ba- 
bington, il dut recevoir la lettre ainsi remaniée, sans soupconner 
la fraude, puisque, d’une part, elle répondait parfaitement en tous 
points aux questions qu’il avait soumises 4 l'approbation de la 


" Histoire de Marie Stuart, t, II, p. 547 de la 3° édition. 


478 MARIE STUART. 


reine, et que, d’autre part, me connaissamt pas l’écriture de tous 
ceux dont Marie pouvait se servir pour transerire ses lettres, 1) de- 
vait lui suffire, comme garantie de }'authenticsté de la lettre de 
cette princesse, qu'elle fat écrite avec le chiffre convenu. D’ailleurs 
Phelipps imitait 4 Ja perfection toutes les écritures, comme it en fit 
lui-méme laveu', et 3] pouvait fort bien avoir imité celle de Curie. 
Nous dirons encore que si Walsingham et Phehipps avaient eu entre 
les mains une lettre chiffrée de Mane Stuart, éerite par l'un de ses 
secrétaires, dans laquelle elle et consenti au meurtre d’btisa- 
beth, ils auraient commis la plus insigne des fautes, et méme un 
crime de haute trahison, en l’enveyant 4 son adresse, em ne la 
gardant pas précieusement, comme la piéce de conviction Ja plus 
forte, 2 défaut d’une minute de la main de la reine d’Ecosse. Ce 
serait pousser bien loin la candeur, que de s’en rapporter avev- 
glément a la déclaration d’un homme tel que Phelipps, lorsqu'il 
affirme que Vexpédition origmale de la lettre fut envoyée a Ba- 
bington. Phelipps était un faussaire de profession, comme nous 
Vavons suffisamment prouvé. Quant a la morahté de Walsingham, 
elle est bien connue. Vroler le secret des Icttres, voler le pupitre 
d’un ambassadeur, corrompre ses valets, acheter une signature, 
étaient des moyens dont il usait, 4 l'occasion, sans le moindre 
scrupule. Peu de temps aprés le procés de Marie, n’écrivait-il pas 
4 Paulet pour lVengager 4 mettre 4 mort sa captive? Comment, 
dés lors, croire que ces deux personnages étaient incapables de 
commettre des faux? Comment admettre sans controle les piéces 
sorties de leurs mains? Pour moi, j’éprouve une véritable souf- 
france morale, en voyant un homme aussi respectable que M. Mi- 
gnet accorder tout sa confiance 4 de tels scélérats, et s appuyer, 
sans contrdle, sur les documents qu’ils ont produits pour acca- 
bler Marie Stuart. Walsingham n’ayant point mis. sous les yeux 
des commissaires l’original en chiffres écrit de la main de Curie, 
n’est-il pas évident que cet original ne contenait pas les passages 
relatifs au meurtre d’Elisabeth? Il y a tout lien de croire que, 
‘cette pidce ne contenant pas les passages interpolés depuis, fut 
mase de cété par Walsingham; qu’é sa place, il envoya 4 Babing- 
ton une copie de la lettre en chiffres, avee les interpolations de 
Phelipps ; que l’écriture de Curle fut imitée avec soin par ce faus- 
saire émérite, et que la lettre fut scellée d'un cachet refail ha- 
bilement par Gregori. En agissant de la sorte, Walsingham dut 
calculer que si Ja lettre était saisie sur. Babington, elle servirail 
de preuve capitale contre la reine; que si Babington refusait de la 


‘ Dans une lettre au camte de Salisbury. 


MARIE STUART. 479 


reconnaitre et de la contresigner, Walsingham n’avait-il pas Phe- 
lipps sous la main pour imiter l’écriture de Babington et celle de 
Nau et de Curle, et pour leur faire dire, dans de prétendues con- 
fessions, tout ce qu’il jugerait 4 propos? D’ailleurs, quelle pro- 
testation avait-il 4 craindre de leur part, puisque la copie de 
cette lettre, ainsi falsifiée, devait étre lue aux débats hors de leur 
présence ? 

M. Mignet, pour repousser le systéme des interpolations, ajoute 
ceci : « Il faut admettre aussi, dit-il, que Nau et Curle, pour se 
sauver, ont reconnu comme étant d’eux ces passages qui ¢taient de 
Phelipps ; se sont attribué l’ceuvre de ce faussaire, qu’ils avouaient 
lun avoir écrite, l'autre avoir chiffrée; se sont donné unc part 
dans le complot contre la vie d’Elisabcth, quoiqu’ils y fussent étran- 
gers, ct y ont enveloppé leur infortunée maitresse, bien qu’ils la 
sussent innocente. » 

M. Mignet suppose que les documents sur lesquels il s’appuie, 
que les confessions de Curle et de Nau sont authentiques; or, nous 
avons pensé précédemment que toutes ces piéces, exceplé une 
seule, nc sont que des copies sans authenticité, dont la seule ga- 
rantie est d’avoir été contresignée par Phelipps. MM. Hosack et Jules 
Gauthier, qui, du moins, ont eu ces piéces sous les yeux, les ont 
réduites & leur juste valeur et déclarées indignes de servir de 
preuves a des historiens sérieux et de bonne foi. La seule piéce au- 
thentique qui nous reste des dépositions des deux secrétaires, c’est 
le mémoire autographe de Nau adressé, le 10 septembre 1586, a 
Klisabeth'. Or, il y déclare précisément tout le contraire de ce que 
suppose M. Mignet, qui se montre vraiment par trop confiant dans 
les copies certifiées par Phelipps. Nau affirme, de la maniére la 
plus absolue et sans restriction, que sa maitresse « ne se méla au- 
cunement du troisiéme point, » e’est-a-dire du projet de meurtre 
d’Elisabeth*. Dans son Apologie, écrite en 1606, et dont l’authenti- 
cité Dest pas moins certaine, tl déclare formeblement que, devant 
ceux qui l'interrogévent, il ne cessa de soutenir linrfocence de sa 
maitresse sur la question du meurtre. Il suffit de parcourir, d’ail- 
leurs, les confessions en copies des secrétaires de Marie pour se 
cemvaincre, quelque suspectes qu’elles soient, que leurs aveux, sur 
le point essentiel de l'adhésion de leur maitresse au projet de 
meurtre, n’existent pas. Rien de net et de concluant sur ce point 


* State Paper Office de Londres, Mss. Mary queen of Scots, vol. XIX. 

* Paprés fa version de Nau, dans ce Mémoire, Ia reine connut le projet du 
meurtre. Mais, qui nous dit que Nau ne parla pas ainsi par crainte de la tor- 
ture? Bien que la piéce soit autographe, authentique, elle n’offre, cependant, pas 
ane garantie suffisante de vérité en tant que témoignage. 


480 MARIE STUART. 


dans leurs confessions. Leurs réponses sont celles de gens qui crai- 
gnent a la fois de s’exposer 4 la torture et de diffamer leur mai- 
tresse : elles sont dubitatives, hésitantes, embarrassées. Rappelons 
de plus au lecteur que leur déclaration signée, au bas de la fameuse 
lettre de Marie 4 Babington, du 17 juillet, n’est qu'une copie con- 
tresignéc par Phelipps. 

Voici, au surplus, un document qui nous semble de nature a 
jeter unc lumiére décisive sur la question. Il a été découvert, il ya 
quelques années, par miss Strickland. Les nommeés Mayer et Macaw, 
ayant été appelés comme témoins, en 1606, devant le conseil privé 
dans la Chainbre étoilée, déclarérent que « Thomas Harrison, secre- 
taire particulier de Walsingham, avait attesté devant eux que, par 
ordre de son maitre, il avait, conjointement avec Thomas Phelipps 
et Maude, ajouté a la lettre de la rcine d’Ecosse les passages cités 4 
sa charge, lesquels avaient amené sa condamnation 4 mort; quill 
pouvait imiter la signature de tous les princes de l'Europe et qui 
Pavail fait souvent, etc. » La minute de l’interrogatoire de Mayer et 
Macaw, signée de leur main, se trouve au British Museum?*. 


X 
DEUXIEME JOURNEE DD PROCES. — 15 OCTOBRE 1586. 


La reine passa une partie de la nuit sans dormir, absorbée tout 
entiére par les graves préoccupations de sa défense. Le lendemain 
matin, 15 octobre, elle entra dans son oratoire afin d’y puiser de 
nouvelles forces pour disputer son honneur et sa vie a ce tribunal 
inique, vendu sans pudcur a Elisabeth. 

Comme la veille, soutenue par son médecin et par André Melvil, 
et suivic de quelques-uns de ses serviteurs et de ses femmes, elle 
rentra dans ia salle ot l’attendaient les commissaires. Une grande 


-" Collect. Cotton, Caligula, c. 1x, fol. 468. 

Hume, dans une note de son Histoire d’ Angleterre, avoue que « le post-scriptun 
de la lettre du 17 juiliet, fut fabriqué par Walsingham, qui se servit, dit-il. de 
cette ruse pour connaitre les dispositions de Marie. » On voit en quoi consiste le 
contre-sens historique de Hume. Le post-scriptum auquel renoncérent les faus- 
Saires, avait eu pour but, dans leur pensée, de provoquer de la part de Babington 
une réponse sur le nom de ses complices. Plus loin, Hume, par la plus étrange 
des contradictions, essaie de disculper Walsingham de l'accusation d‘avoir com- 
mis des faux pour perdre la reine d'Ecosse, en soutenant que le secrétaire d Blt 
sabeth était un trop honnéte homme pour se servir de tels moyens frauduleat. 
Nous savons a quoi nous en tenir sur ce personnage. | 





MARIE STUART. 481 


pileur était répandue sur son visage, mais ses yeux et sa physiono- 
mie, loin d’exprimer l’abattement, respiraient la plus ferme réso- 
lution. A peine fut-elle entrée qu’elle observa que les seigneurs, 
déja réunis, étaient « lous bottés et en habit de cheval, » ce qui 
lui fit présumer, non sans raison, que leur mission devait se ter- 
miner ce jour-la méme‘. Comme elle avait manifesté l’intention de- 
prendre la parole, dés le début de la séance, tous les seigneurs, 
«en grande curiosité de l’entendre, » s’approchérent de son siége 
et Yentourérent dans te plus grand silence et la téte nue*. Voici, 
d’aprés Bourgoing, en quéls termes elle s’exprima : 

« Qu’il me soit permis, messicurs, de parler librement et de dire 
tout ce que je Jugerai a propos, ainsi qu'il m’a été promis, hier, 
par la bouche de M. le chancelier et au nom de I’assemblée des 
commissaires, sans que je sois interrompue. Je trouve fort étrange 
la maniére dont on procéde a mon égard; car, outre que |’on m’a 
fait venir en ce lieu, contrairement aux droits des personnes de ma 
qualité, on a livré la discussion de ma cause 4 des gens que l’on n’a 
pas coutume d’employer dans les affaires des princes ct des rois. Je 
pensais ne devoir répondre qu’a des gentilshommces qui ont la vertu 
pour guide et |’honneur des princes-en respect, qui se dévouent a 
leur sauvegarde, a la conservation de leurs droits, 4 la défense de 
leur patrie et « au bien public, dont ils sont les tuteurs et les pro- 
« tecteurs. » ... Au lieu de cela, je me suis vue accablée par une 
importune multitude d’avocats et de gens de loi, qui se sont appli- 
qués bien plutét 4 observer les formalités de la chicane en usage 
dans les justices subalternes des petites villes qu’a la recherche 
de ce dont il est question. Et bien que l’on m’edt promis « que je 
« serais interrogée simplement et examinée sur le point seul qui 
« intéresse la personne de la reine d’Angleterre, » ils ont, ce qui 
était hors de leur compétence, porté la parole pour m’accuser, s’ex- 
citant les uns les autres et « s’attisant 4 qui plaidcrait ou égorgerait 
« le mieux les faits, » et prétendant « me forcer 4 répondre a des 
« questions que je n’entends pas et qui sont hors de la commis- 
« sion. » Nest-ce pas une chose indigne que de soumettre ainsi 
« ala dévotion » de telles gens, qui ne font état que de plaider et 
chicaner, une princesse non accoutumée 4 de telles procédures et 
formalités ; et, contre tout droit, raison, équité, de la leur livrer 
ainsi, faible, malade, circonvenue, prise au dépourvu, sans con- 
seil, sans défense, sans papiers ni mémoires et sans secrétaire pour 
écrire sous sa dictée et la soulager. Il est bien aisé 4 plusieurs, 


! Journal inédit de Bourgoing. 
2 Ibidem. 


10 Aovr 1875. 32 


489 ) MARIE STUART. 


unis ensemble, et, comme il me semble, conspirant tous au méme 
but, de vaincre, 4 force de paroles, une personne seule, 4 laquelle 
est oté tout moyen de se défendre. Il n’est personne parmi vous, 
pour si habile homme qu'il soit, que j’estime capable de pouvoir se 
défendre et résister, s'il était 4 ma place, scul, poussé 4 bout, pris 
4 l’improviste et forcé de répondre « 4 tant de gens mal affectés et 
« préparés de longue main, » qui semblent plus disposés 4 écouter 
leurs passions et leur colére qu’a éclaircir la vérité et accomplir le 
mandat que leur impose la Commission. Mais, s'il faut que j’y sois 
forcée ct contrainte, je demande qu'il me soit au moins permis de 
répondre a chacun d’eux, l'un aprés l'autre, sans confusion, «et, a 
« chaque point, de leur dire, distinctement, sans étre interrompue, 
« car je ne saurais, 4 cause de ma faiblesse et de ma maladie, re- 
« prendre une si grande quantité de propos, » mélés confusément 
tous ensemble, « pour répondre & chacun en particulier, » comme 
je le désire, et pour ne plus étre « importunément empéchée de le 
« faire par leurs longs et continuels discours. » A tout événement, 
je requiers que, de méme que l'on a convoqué cette assemblée, 
comme il semble, pour m’accuser, il en soit appelé une autre dans 
laquelle je puisse librement et franchement répondre pour défendre 
mon droit et mon, honneur, voire méme, comme j’en ai le désir, 

« pour faire apparaitre de mon innocence. » 

« Que, s'il n'y a autre moyen, je consens 4 me défondre. « mais 
« par de telles gens et de méme facon dont vous avez usé 4 mon 
« égard, ce que l’on ne me peut refuser. » 

« Enfin, je demande quc mes précédents traités, protestations, 
demandes et réponses soient fidélement consignés par écrit, et me 
soient délivrés, comme aussi toutes vos procédures et interroga- 
tions, pour que je puisse y répondre en temps et lieu. Et, dés a 
présent, m’appuyant toujours sur ma premiére protestation, j’en 
appelle de tout cc qui s’est fait et qui se fera contre moi, et j’en 
demande acte’. » 


£ Journal inddit de Bourgoing. Cfr. Howell’s, State Trials, t, I. La reine ajouta 
que la cause était débaltue et ses lettres traitées de telle sorte, que la religion 
qu'elle professait, l'immunité royale et 1a majesté des princes étrangers, les rela- 
tions confidentielles entre les princes, étaient mises en question, et qu'elle 
méme était forcée de descendre de sa dignilé pour paraitre en criminelle devant 
un tribunal. Et cela, ajoutait-elle, sans autre but que de l’exclure tout a fait de Ia 
faveur de la reine d’Angleterre et de son propre droit & la succession de cette 
princesse, alors qu'elle comparaissait volontairement, afin de se laver des accu- 
sations portées contre elle, et pour ne pas négliger la défense de son honneur et 
de son innocence. Eile rappela, aux commissaires, qu'Elisabeth, elle-méme, avait 
été impliquée, bien qu’innocente, dans la conspiration de Wyott, etc.. (Howell’s 
State Trials, etc., t. I). 








MARIE STUART. 485 


«—(’est bien raison, répondit le Trésorier, que Votre Grace dise 
fout ce qu’il lui plaira, et elle le peut faire. Quant 4 ceux qui ont 
parlé, le your précédent, ils ont agi conformément a leur charge 
et a leur devoir. Pour connaitre la vérité du fuit, il était nécessaire 
de débattre toutes les questions qui se rattachent 4 la cause. En 
ce qui touche votre demande de convoquer une autre assemblée 
pour que vous puissiez répondre, il y sera pourvu; mais, quant a 
nous, nous n’avons pour cela ni pouvoir, ni mandat!. » 

all est bon de remarquer, dit M. Hosack, que, dans cette se- 
conde séance, ni l’attorney, ni le solliciteur général, ni le sergent 
de la reine ne prirent part 4 la discussion. Soit que Burghley fut 
mécontent de la maniére dont ils avaient conduit l’affaire le jour 
précédent, soit qu'il fat désireux de donner carriére 4 son érudi- 
tion et a son animosité contre la reine d’Ecosse, il prit sur lui la 
direction du procés. Une telle conduite de la part d’un juge n’était 
ni digne, ni convenable, et c’est la seule fois que nous ayons a 
constater, dans les procés d’Etat, une marche si contraire aux 
usages établis*. » 

Le motif qui fit changer de tactique 4 Burghley, nous le con- 
haissons par Bourgoing. Rappelé pour un instant, par les plaintes 
que venait de proférer la reine, 4 quelques égards ostensibles en- 
vers elle, il voulut éviter 4 la fois et le scandale et la confusion 
des débats de la veille. Aussi, pendant la premiére partie de l’au- 
dience, eut-il soin de maintenir quelque discipline parmi les tur- 
bulents légistes placés sous scs ordres. « Il les conduisait par 
signes, dit Bourgding, et les faisait parler et taire, quand il vou- 
lait, ou selon qu’il lui semblait bon; et toute cette matinée les chi- 
caneurs se montrérent plus modestes. » 

— En qualité du double personnage que je représente, pour- 
suivit Burghley, l'un de commissaire, }’autre de conseiller, agréez 
premi¢rement, madame, que je dise quelques mots en tant que 
commissaire. Votre protestation est mise en écrit et l’on vous en 
remeltra une copie. L’autorité dont nous sommes investis nous a 
été donnée sous le seing de la reine et sous le grand sceau d’An- 
gleterre, dont il n’y a nul appel. Nous ne venons point avec pré- 
vention, mais pour juger suivant les régles de la justice. Les juris- 
Consultes ici présents n’ont d’autre but que de mettre en lumiére 
comment yous avez offensé la personne de la reine. Nous avons 
pleins pouvoirs pour entendre et examiner les faits, méme en 
Votre absence. Toutefois, nous avons désiré que vous fussiez pré- 


* Journal inédit de Bourgoing. 
* Hosack, t. Il, p. 427. 


484 MARIE STUART. 


sente, de crainte de paraitre avoir manqué d’égards envers votre 
dignité royale. Nous n’avons point cu la pensée de vous reprocher 
autre chose que ce que vous avez comploté ou tenté contre la 
reine. L’on n’a eu d’autre but, en lisant les Icttres, que de décou- 
vrir l’attentat contre sa personne et les circonstances qui s’y rat- 

tachent, lesquelles sont tellement mélées a d'autres faits, qu’on 
pe saurait les en séparer. C’est pourquoi l'on a lu publiquement 
ces lettres en entier, et non des passages cxtraits ga ct la, parce 
que leur ensemble fait foi de ce que vous avez machiné avec Ba- 
bington'. — 

— On pourra prouver les circonstances, mais. jamais le fait, 
s’écria la reine; mon innocence ne peut dépendre ni du crédit, ni 
de la mémoire de mes secrétaires, bien que je les tienne pour 
honnétes et sincéres. Si, par crainte de la torture, par espoir d*une 
récompense ou de l’impunité, ils ont confessé quelque chose, leur 
témoignage ne saurait étre admis pour de justes motifs que je me 
réserve de faire valoir ailleurs. L’esprit des hommes est diverse- 
ment dirigé suivant leurs passions, et mes secrétaires n’eussent 
jamais rien confessé contre moi s’ils n’y avaicnt été poussés par 
quelque offre ou quelque espérance. Il peut arriver que des lettres 
soient envoyécs 4 d'autres qu’a ceux auxquels elles ont été écrites, 
el plusieurs choses ont été insérées dans ces lettres que je n'at 
point dictées*?. Si mes papiers ne m’avaient été enlevés et si j'avais 
un secrétaire, je pourrais mieux réfuter les accusations portées 
contre mol*. 

— On ne yous objectera rien qu’a partir du 4 juin, poursuivit 
le trésorier, et vos papiers ne vous serviraicnt de rien, attendu 
que vos secrétaires et le chef des conjurés lui-méme, qui n'ont 
jamais été mis a la torture, ont affirmé que vous aviez envoyé des 
lettres & Babington, et, quoique vous le niez, les commissaires 
auront a juger si l’on doit ajouter plus de crédit 4 une affirmation 
qu’a une dénégation. Mais, pour revenir 4 la question, vous avez 
successivement formé bien des plans pour votre délivrance. S‘ils 
n’ont pas été suivis de succés, c’est votre faute, celle des Ecossais, 
et non celle de la reine, ma mailresse, car les lords d’Ecosse ont 
absolument refusé de remettre leur roi en otage, et lorsque fut 
conclu Ic dernier traité pour assurer votre liberté, c’est & ce mo- 

¢ 


* Howell's, State Trials, etc., t. I**. Camden, d’aprés le Registre de Barker. 

2 Allusion aux interpolations de Phelipps et de Walsingham. Bourgoing dit. 
simplement, que Marie soutint, dans cette seconde audience, comme dans la 
premicre, gu’elle n’avait point écrit 4 Babington. 

> Howell's State Trials, etc., t. 1. Camden, d’aprés le Registre de Barker. 





MARIE STUART. 485 


ment méme que Parry, l'un de vos serviteurs, fut envoyé secréte- 
ment par Morgan pour assassiner la reine’. 

— Oh! s’écria Marie avec feu, vous étes mon ennemi. 

— Oui, répondit le flegmatique Burghley, qui n’avait d’autre 
culle que celui de sa maitresse, oui, je suis l’ennemi des enne- 
mis de la reine Klisabeth. Mais assez sur ce point, venons aux 
preuves. » 

Et comme Narie refusait de les écouter. « Eh bien! nous, nous 
les entendrons, s’écria Burghley. 

— Je les entendrai aussi, dit Maric, mais dans un aulre lieu ot 
je pourrai me défendre. » 

Lecture fut alors donnée des lettres de la reine d’Ecosse 4 Charles 
Paget, dans lesquelles elle déclarait qu’il n’y avait pas d’autre 
moyen, pour le roi d’Espagne, de réduire les Pays-Bas 4 son obéis- 
sance, gue de placer sur le tréne d’Angleterre un prince qui pat 
lui étre utile; d’autres lettres 4 lord Paget, pour V’engager 4 pres- 
ser l’envoi de forces auxiliaires pour l’invasion de l’Angleterre, et, 
de plus, une lettre du docteur Allen* & Marie, dans laquelle il 
Vappelait sa trés-redoutée dame ct souveraine et l’avertissait que 
laffaire était recommandée aux soins du duc de Parme*. 

A peine cette lecture fut-elle achevée, que lord Burghley accusa 
Manie d’avoir formé le projet d’envoyer son fils en Espagne, et de 
transmettre 4 Philippe II ses « prétendus drotts » & la couronne 
d’Angleterre. 

Elle lui répliqua qu'elle n’avait point de royaume a conférer, 
mais qu’elle était dans la légalité en donnant ce qui lui appartenait 
et qu'elle n’avait 4 rendre, sur ce point, aucun compte 4 qui que 
ce fit. 

Pendant la lecture de scs lettres, la reine examinait les visages 
de ses juges ct, se penchant vers Paulet, qui était assis derriére 
elle, semblait « extramement curieuse » de savoir les noms de 
ceux qu’elle ne connaissait pas. Elle nota avec soin « ceux qui 
avaient parlé peu ou beaucoup et ceux qui avaicnt gardé le si- 
lence. » Elle fit observer 4 Paulet que histoire d’Angleterre avait 
plus d’une page sanglante, « mais elle ne paraissait nullement, 
Suivant lui, avoir la moindre intention, en lui disant cela, de faire 
allusion & sa propre cause. Elle était, dit-il, entiérement éloignée 
de toute crainte de malheyy’. » 

‘La reine avait été complétement étrangére au prétendu complot de Parry, 
qui n’avait jamais été un de ses serviteurs, et qui était un agent secret de Wal- 
Singham. 

* Allen était sujet anglais. 

* Howell's, State Trials, t. 1. 


‘ Paulet 4 Walsingham, 24 octobre, 3 novembre. Mss. Mary queen of Scots. 
Froude’s. History of England : Reign of Elisabeth, vol. IV, p. 287. 


486 MARIE STUART. 


Lorsque la lecture de ces lettres fut terminée, voici, d’aprés 
Bourgoing, quelle fut la réponse de la reine 4 ces derniers chefs 
d’accusation : 

« Comme je l’ai confessé tant de fois, dit-elle, je guis catho- 
lique, et si j’ai des intelligences avec les princes chrétiens, ce n’est 
pas moi qui les ai priés de m’accorder leur appui, mais c’est eux- 
-mémes qui me l’ont offert. Me voyant délaissée et dénuée de tout 
autre secours, je n’ai pu moins faire que d’accepter leurs offres, 
car je n’ignorais pas que les Anglais avaient fait une ligue 4 part, 
sans m’y admettre, alors qu'ils y faisaient entrer mon fils et qu’ils 
offraient au roi de France d’en faire partie. Si les princes chré- 
tiens ont ecu envie de me délivrer, je leur en suis furt reconnais- 
sante, mais j’ignore de quels moyens ils voulaient se servir. J’a- 
vais les mains liées et ne pouvais rien par moi-méme, « bien 
marrie de n’avoir le moyen de sortir de prison. » J’ai proposé tant 
de fois les moyens d'arriver 4 quelque bon accord; j’ai montré 
tant de sollicitude pour les intéréts du royaume d’Angleterre, je 
me suis si avancée dans mes offres, « que j’ai été soupconnéc et 
mal voulue des princes chrétiens, et que je me suis mise en dan- 
ger d’étre cxcommuniée, ayant plus fait ct plus offert, que je 
n’étais avouée des princes chrétiens, et ne m’étant prévalue en 
rien du bénéfice de catholique. » Les Anglais n’ayant point accepté 
mes offres, je redevenais libre de défendre ailleurs mes intéréts. 
Jen appelle 4 témoins MM. Beale, Mildmay, d'Orsay, sir Ralph 
Sadler et messieurs du Conseil, qui tous ont eu a s’occuper de 
mes affaires. « Souvent je les ai avertis de cc qui pouvait advenir 
« et je ne suis tenuc 4 plus. » Je leur ai prédit que, si quelque 
chose se tentait en ma faveur, on ferait tout peser sur moi. Pré- 
voyant cela, je me suis déchargée de bonne heure de toute respon- 
sabilité, afin que, en temps et licu, il leur en souvint et que cela 
me pul servir. » 

Et comme les justiciers interrompaient la reine en disant qu'il 
était étrange quelle eat des relations avec les rois de l'Europe : 
« Ce n’est pas votre métier, s’écria-t-elle d’un ton plein d’autorité 
et en leur imposant silence, ce n’est pas votre métier de parler 
des affaires des princes et de vous enquérir s’ils ont entre eux 
de secrétes intelligences. Cela n’a jamais été et ne peut étre au- 
cunement *. ‘ 

— Je ne vous blame pas d’avoir eu des intelligences, lua ré- 
pliqua le trésorier, ct je ne veux pas me méler de cela, mais si les 
armées que le roi d’Espagne, le pape et Monsieur de Guise avaient 
dessein d’envoyer contre nous, fussent entrées en Angleterre, 


‘ Journal inédit de Bourgoing. 








MARIE STUART. 487 


eussiez-vous pu répondre de la vie de la reine? Lepays n’cit-il pas 
été en danger de tomber entre les mains des étrangers '? 

—Je ne sais, lui répondit Marie, quelles sont leurs intentions 
et ne suis pas tenue d’en répondre, mais je suis certaine qu’ils 
eussent fait quelque chose pour moi, et si vous eussiez voulu vous 
servir de moi, j’aurais pu ménager quelque bon accord, comme 
je m’y suis offerte plusieurs fois. II n’était pas de votre inférét de 
rejeter mes offres; « si vous me perdez, vous en recevrez plus de 
«malet de dommages que de profit, et vous vous mettrez en dan- 
« ger. » Tout ce qui a été fait par les étrangers, je l’ignore et 
nen suis pas responsable. « Je ne souhaite rien que ma déli- 
« vrance*. » 

Résumant les charges qui pesaient sur la royale accusée, les 1é- 
gistes revinrent avec acharnement sur les points cssentiels. Ils sou- 
tnrent, dit Bourgoing, « que la mort de la reine, de ses conseillers 
et des principaux seigneurs avait été complotée; qu’on avait déli- 
béré de mettre le feu 4 Chartley et de tuer les gardes du chateau; 
qu'on devait entrer en Angleterre par tous les cétés et havres du 
royaume; que tous les catholiques se devaient soulever; qu’ils de- 
vaient mettre la reine d’Ecosse au lieu et place de la reine d’An- 
gleterre; qu’ils l’appelaient déja leur reine et leur souveraine; que 
le pape avait préparé des bulles pour déposer l’usurpatrice et déli- 
wer d'elle le royaume; qu’d Rome on faisait des pri¢res publiques 
pour la reine d’Ecosse, comme reine légitime d’Angleterre; que le 
roi d'Espagne fournissait vaisseaux, hommes et argent pour enva- 
hir le royaume; que déja avait éclaté une révolte en Irlande, mais 
que la reine Elisabeth, par la grace de Dieu, |’avait apaisée et avait 
Tremporté la victoire sur ses ennemis; qu’en méme temps avait eu 
lieu en Ecossé un soulévement dans le dessein de s’emparer du 
jeune roi et de le mettre entre les mains des étrangers et des catho- 
liques, pour disposer de lui a leur gré, mais qu’il avait échappé 
aux conjurés. Ils ajoutaient que la reine Marie avait offert ses 
droits 4 la couronne d’Ecosse et d’Angleterre au roi d’Espagne; et 
qu’enfin elle avait consenti de tous points au complot, ainsi que 
le constataient ses lettres lues publiquement, lettres adressées & 
Mendoza, l’ambassadeur d’Espagne en France, a lord Paget, a l’am- 
bassadeur de France & Londres et & quelques autres*. » , 

Voici, d’aprés Bourgoing, quelle fut la réponse de la reine & 
cette violente attaque : « Je ne sais rien d’aucun meurtre, ni at- 


* Journal inédit de Bourgoing. 
* Ibidem. Cir. Howell's, State Trials, t. I. 
* Ibidem. 








488 MARIE STUART. 


tentat 4 l’encontre de personne, de conspiration ni invasion du 
royaume. Comme je vous l’ai déja dit, je vous ai suffisamment 
avertis de vous donner de garde qu’on ne fit quelque entreprise, 
car je savais bien qu’ils’en faisait, mais je ne savais quelles elles 
étaient. On me les a toujours célées, sachant bien que .je n’y con- 
sentirais pas, et aussi de crainte de me faire tort. Les conjurés 
ont pu s’étre aidés de mon nom pour autoriser leur fait et le 
rendre plus fort, mais il ne se trouve ni lettre écrite de ma main, 
ni signée de moi, ni personne qui en ait vu et recu, ou qui ait 
communiqué ou parlé avec moi. Et tant s’en faut que j’y pen- 
sasse*. » 

« Quant a Babington et & mes secrétaires, poursuivit-elle, s’ils 
m’ont accuséc, c’est pour s’excuser eux-mémes. Je n’ai jamais 
entendu parler des siz meurtriers dont vous faites mention *. Pour 
le reste des lettres, cela ne fait rien a l’affaire.... Mes secrétaires 
ayant agi en contradiction avec leur devair et l’allégeance qu’ils 
ont jurée entre mes mains, ne méritent aucun crédit. Comment 
croire des gens qui se sont parjurés, alors qu’ils feraient les. plus 
grands serments et les plus grandes protestations du monde? D’ail- 
leurs, mes secrétaires, devant le tribunal de leur conscience, ne 
se trouvent point liés envers vous, puisque, d’avance, ils m’ont 
engagé leur foi et juré le secret, et qu’ils ne sont point sujets 
anglais. Nau a maintes fois écrit en d’autres termes que ceux que 
je lui ai dictés, et Curle écrivait tout ce que Nau lui faisait écrire. 
Pour moi, je consens 4 porter en tout et pour tout la responsabi- 
lité de leurs fautes, excepté en ce qui peut porter atteinte & mon 
honneur. Peut-étre aussi n’ont-ils confessé ces choses que pour 
sauver leur vie, dans la pensée que leur confession ne pouvait 
nuire 4 une femme, qu’ils croyaient devoir étre plus favorable- 
ment traitée en sa qualité de reine*. » La reine, votre maitresse, 
n’a-t-elle pas été injustement accusée de complicité dans la révoite 
de Wyatt; je ne suis pas plus coupable envers elle qu'elle ne le fut 
envers la reine Marie, sa sceur *. 


« Quant 4 Chartley, je n’ai point entendu parler de cette entre- 


‘ Journal inédit de Bourgoing. Ces curieux passages textuels de la défense de 
Marie, ne se trouvent ni dans Camden, ni dans Howell, ni dans Hardwick. « Elle 
soutint, écrivait Burghiéy 4 Davison, le 15 octobre, que les points des lettres qui 
concernent les pratiques contre Sa Majesté la reine n’avaient jamais été écrits par 
elle, et qu'elle n’en avait jamais eu la moindre connaissance. » (Ellis, t.1, p. 13.) 


_ * On remarquera qu’il s’agit des passages de la lettre de Marie & Babington, 
interpolés par Phelipps. 

5 Howell's, State Trials, t. I. 

4 Ibidem. 





MARIE STUART. 489 


prise d’y mettre le feu, mais on m’avait promis de me délivrer. 
Si les princes étrangers font quelque assemblée de gens d’armes, 
c'est pour me tirer d’une prison d’ou je ne puis sortir sans eux; 
c’est pour me recevoir, me défendre et me conduire hors de ce 
‘royaume. Et quant aux catholiques, s’ils se sont offerts de me 
prter aide et assistance en cette affaire, c’est pour leurs intéréts, 
étant si méchamment traités, vexés et affligés en ce royaume, 
quils sont tombés en désespoir ct qu’ils aiment autant mourir que 
de vivre plus longucment dans la persécution ou ils sont. Mais je 
ne sais quels sont leurs desseins. On n’avance rien de les affliger, 
non plus que moi-méme. Je ne suis qu'une pauvre femme, et 
quand je serai morte, ni les catholiqucs, ni les princes étrangers 
ne cesseront de se mettre en armes, si l'on ne cesse de persécuter 
les chrétiens fidéles a !’Eglise. Quant A prendre ta place de votre 
reine, les lettres que vous avez lucs dans cette assemblée me jus- 
tifient assez de cette accusation; elles sont plutét de nature 4 me 
servir (si vous le voulez avouer), puisque j’y déclare expressé- 
ment que je ne désire ni honneurs, ni royaume, ni que |’on tente 
quoi que ce soit en ma faveur, que je ne m’en soucie point, et que 
je conseille que l’on ne s’occupe, avant tout, que des catholiques, 
et de la querelle de Dieu. Vous ne prenez pas garde que ce que 
vous me reprochez est ma justification et la preuve du contraire 
de ce que vous prétendez mettre en évidence, comme vous l’avez 
vu par ces lettres. Et il me semble que vous vous trompez bien 
fort dans vos accusations, car, si j’ai voulu céder mes droits 4 la 
couronne d’Angleterre au roi d’Espagne, il est trop évident que 
Je ne les poursuis pas pour moi-méme et que je ne prétends pas 
me mettre au licu et place de votre reine. Enfin, vous trouverez 
que je n’ai eu d’autre dessein que d’assurer ma délivrance, celle 
des catholiques affligés ct celle de l’Eglise, pour laquelle je suis 
préte & répandre mon sang, comme je l’ai dit maintes fois. Je 
m'estimerais bien heureuse si Dieu me faisait la grace de souffrir 
la mort pour son saint nom et la défense de sa querelle’. 

a Je ne puis empécher mes amis de m’adresser telles lettres que 
bon leur semble ; ils savent bien en leur conscience ce qu’ils font. 
Que s’ils parlent selon leurs veux, sachant que je suis catholiqueet 
quel est mon désir d’étre délivrée, je ne puis ni les en blamer nt 
les en empécher. Ce n’est point 4 moi de les décourager et de leur 
Ster tout espoir. Mais il ne se trouvera pas que dans mes Icttres et 
papiers, ni de bouche, ni par écrit, ni en aucune conférence en 
commun, j’aie pris le tilre de reine d’Angleterre, ni que je m’en sois 


* Journal inédit de Bourgoing. 








400 MARIE STUART. 


servie ou prévalue. Si le pape me donne ce titre‘, ce n’est point 4 
moi de le réformer ; il sait beaucoup micux ce qu’il fait que moi. 
Je le remercie, ainsi que tout le peuple chrétien, des priéres que 
l’on fait journellement pour moi; et je désire‘et je le voudrais sup- 
plier que, « dans toutes les congrégations pitoyables, messes et 
oratsons, on ne cesse d’avoir mémoire de moi. » Etant du nombre 
des fidéles, j’espére aussi avoir part 4 toutes les ceuvres méritoires 
et priéres qui se font pour tous les catholiques, depuis que je n’ai 
eu ce bien d’y assister moi-méme’. » 

Elle ajouta : « Mais quel que soit mon désir de délivrer les catho- 
liques des injustes persécutions qu’ils endurent, je préfére avoir 
recours aux priéres d’Esther qu’a l’épée de Judith, et j’aime mieux 
me confier 4 la miséricorde de Dieu que de priver de la vie l'un des 
plus humbles de son peuple. » | 

« Je demande, poursuivit-elle, que l’on forme une autre assem- 
blée, et qu’ignorante, comme je le suis, des lois anglaises, on me 
donne un avocat pour plaider ma cause, ou bien qu’en ma qualilé 
de reine, je sois crue sur ma parole royale. » 

Elle voyait clairement que ses juges étaient remplis contre elle 
de préjugés et de passion : « Je suis venue en Angleterre, dit-elle, 
én me fiant 4 l’amitié et aux promesses de votre reine. Regardez, 
milords, s’écria-t-elle, en tirant une bague de son doigt. Voici le 
gage d’affection et de protection que j'ai regu de votre maitresse ; 
regardez-le bien. C’est en me fiant 4 ce gage que je suis venue, au 
milieu de vous, et vous savez tous comment j’ai été protégée | » 
C’était sans doute sa bague qu’Elisabeth avait envoyée a Marie lors- 
qu'elle était prisonniére 4 Lochleven °. 

Passant 4 d’autres discours, la reine rappela de quelle tolérance 
elle avait usé & l’égard de ses sujets dissidents. « Lorsque j’étais en 
mon royaume, dit-elle, je n’at jamais..... inquiélé aucuns de la Re- 
ligion, tachant toujours de les gagner par douceur et clémence, dont 
j'ai trop usé. J’en ai été blamée et c’a été cause de ma ruine‘’, mes 
sujets devenant orgueilleux et superbes et abusant du bon traite- 
ment que je leur faisais. Ils se sont plaints que, depuis, ils n’avaient 


‘ Journal inédit de Bourgoing. Sixte-Quint donnait 4 Marie Stuart le titre de 
reine d’Angleterre. Il devait renouveler, plus tard, contre Elisabeth la bulle 
d’excommunication lancée contre elle par Pie V. 

2 Journal inédit de Bourgoing. 

* Camden, Advis de M. de Bellitvre, dans Egerton; Négocialions de Courcelles, 
Bannatyns Club, édit., p. 18; Howell's, State Trials, t. I, p. 4187, Jules Gav- 
thier, t, Il, pp. 437-438. 

‘ Ces importants passages de jla défense de Marie Stuart (on en comprend le 
Motif) ne se trouvent pas dans les documents anglais. 








MARIE STUART. 401 


pas été aussi bien qu’ils étaient sous mon gouvernement trés-bon. 
Apres avoir abusé du bien regu, duquel ils ne s’étaient contentés, 
ils furent entre les mains d’un traitre et tyran, le comte de Morton, 
qui les a tyrannisés jusques au bout. Et encore, depuis la mort du- 
dit comte, ils n’ont eu que guére de mieux, ayant quasi toujours 
été sous la sujétion des Anglais et d’autres (régents) qui ont été 
traitres a leur patrie. 

«De tout ce que les princes étrangers ont fait ou entrepris, je m’en 
lave les mains et n’ai point 4 en répondre’. 

« Quant a la bulle d’excommunication lancée contre votre reine?, 
je me suis offerte d’en empécher l’exécution et de faire en sorte 
quelle restat sans effet’. 

— Avez-vous donc tant de puissance? s’écria Burghley en inter- 
rompant la reine. Mais de bulle, on ne s’en soucie guérc et l’on ne 
fait en ce pays aucun compte du pape ou de chose semblable’*. 

— (Cessez de persécuter les catholiques, reprit la reine, et je 
me fais fort d’apaiser beaucoup de troubles auxquels vous étes en 
danger de tomber. » 

Burghley qui, depuis le triomphe du protestantisme, « avait fait 
pendre et tirer 4 quatre chevaux* » nombre de papistes, Burghley 
lui répondit imperturbablement : « Aucun des catholiques n’a été © 
puni pour la religion °. 

— Tous les jours, répliqua Marie avec force, ils sont en tous 
lieux bannis et exilés, fugitifs et errants de ca et de la pour se 
cacher, ct les prisons d’Angleterre en sont toutes pleines. Enfin, on 
leur fait croire qu’ils sont coupables de trahison, les uns, parce 

qu ‘us ne veulent pas suivre les injonctions de la reine qui sont con- 
traires e( répugnent a leur religion, les autres parce qu’ils ne veu- 
lent pas la reconnaitre pour chef de I’Eglise..... Quant a moi, je 
Yois bien aussi ce que vous prétendez faire, en avancant des faits 


* Journal inédit de Bourgoing. 

® La bulle de Pie V. 

* Journal inédit de Bourgoing. 

4 Jbidem. 

® Voir l’excellente traduction des Essais historiques et biographiques, de lord 
Macaulay, par M. Guillaume Guizot, 1" série: Burghley et son temps. On estime & 
deux cents environ le nombre des catholiques suppliciés sous Elisabeth . 

* « Burghley, pendant les débats, fit passer parmi les membres de la commis- 
sion une note résumant les indignités et torts commis par la reine d’Ecosse contre 
la reine d Angleterre. Aucun avocat chicaneur, dit un historien anglais, & propos 
de cet incident, n’edt pu employer Ja fausseté et la sophistique avec plus de 
licence que cet homme d’Etat revétu du caractére sacré de juge. » Mary queen of 
— and her latest english historian, etc., by James E. Meline, 1 vol. in-8, Lon- 

, 1872. ¢ 


492 MARIE STUART. 


qui ne sont pas, c’est de m’amener a confesser des choses qui ne 
sont nullement en question et qui peuvent tirer & conséquence. Mais 
il n’est pas besoin de m’inquiéter davantage de la lecture de ces 
lettres ct je ne vous répondrai plus ; vous perdez votre temps; je 
ne suis tenue de vous rendre compte de mes affaires et des intelli- 
gences que j'ai avec les princes chrétiens, et que je ne veux pas dis- 
cuter avec vous, moi étant liée avec eux ct recue en leur protec- 
tion’. 

— S’il plait 4 Votre Grace, s’écria brusquement Burghley en cov- 
pant la parole 4 la reine, elle peut se retirer. Quant a nous, nous 
demeurerons ici, pour « parachever » sans elle?. » 

Sans daigner répondre 4 cette inique proposition, Marie pour- 
suivit : « Quant A moi, je proteste que, fidéle et humble servante de 


Dieu, je suis préte 4 obéir 4 ses commandements et a ceux de son | 
Eglise catholique, apostolique et romaine, a laquelle il n’appar- 


tient pas de résister, sachant bien qu’elle est gouvernée du Saint 
Esprit. Que si elle me donne le titre de reine d'Angleterre, on ne 
saurait m’accuser de le poursuivre moi-méme, puisque ce n'est pas 
moi qui le prends, mais que c’est toute I’Eglise, ainsi que tous les 
princes chrétiens, qui me le donnent et m’estiment légitime, sa- 
chant bien que tel est mon droit. Et vous-mémes ne donnez-vous 
pas 4 connaitre manifestement le droit que j’ai, en voulant le ca- 
cher.et le rejeter ? En faisant des statuts et des lois contre moi, en 
prononcant des jugements contre moi, ne montrez-vous pas que 
vous sentez en vos cceurs et consciences ce que je pourrais dire et 
prétendre, et que votre intention n’est autre, que toutes vos actions 
ne tendent 4 autre fin que de me déposséder de mes droits, en 
tant que catholique? Mais vous pouvez mettre fin 4 vos accusations. 
Je vous ai assez fait paraitre que ce n’est pas pour moi-méme que 
je défends mes droits, mais que je ne veux pas les faire perdre a 
ceux 4 qui ils appartiennent aprés moi’. 

« lest de toute évidence que ce n’est point 4 cause de moi qu 0! 
eu lieu les troubles de I'Irlande. On sait fort bien que les Irlandais 
sont sujets a la révolte, que le gouvernement de Ia reine d’At 
gleterre n’a jamais été accepté paisiblement en ce pays Ia et qué 
tant s’en faut qu’on I’y veuille pour reine. D'irlande est sorli u" 
certain livre, écrit par des catholiques, dans lequel ils expriment 
le désir que mes droits 4 la couronne d’Angleterre soient trans 


‘ Journal inédit de Bourgoing. Toute 1a discussion qui précéde, entre Marie ¢t 
Burghley, ne se trouve pas dans les textes officiels. 

* Journal inédit de Bourgoing. 

* Ibidem. Cette partie de la défense de la reine ne se trouve pas dans [es 
documents anglais. 


MARIE STUART. 493 


portés 4. une autre personne, d'autant plus que les Irlandais n’ont 
plus d’espoir que je puisse sortir de prison, que je suis déja hors 
d'age, maladive « et en danger de ne vivre longuement. ' » 

a Quant 4 mon fils, ajouta Marie d’un ton plein d’autorité, il est 

4 moi aussi bien qu’a la reine, et je ferai de lui ce que bon mesem- 
blera. Vous n’avez que faire de vous méler de cela? Bien marrie 
suis-j¢ que vous ayez pris tant de soin de faire une ligue avec lui, 
de séparer le fils de sa mére, de le soutenir, de le défendre contre 
moi, de le laisser gouverner par un traitre tel que le maitre de Gray 
et autres jeunes gens aussi inexpérimentés au gouvernement d’un 
royaume les uns que les autres. Vous avez fait de mon fils le pen- 
sionnaire de votre maitresse, et je l’estime fort mal avisé de se lais- 
ser ainsi aller 4 la dévotion de ses ennemis ct a l’appétit de quelque 
peu d'argent qu’il peut recevoir. 

— Il n'est point pensionnaire, s’écria Burghley, mais la reine 
ma maitresse lui a donné quelque argent pourl’aider a se soutenir, 
car iln’en a pas beaucoup, et c’est pour le retirer des dettes dans 
lesquelles il est engagé. Au reste, poursuivit-il, il a bien fait de vi- 
wre avec nous en amitié; nous l’avons toujours défendu, et il est 
aimé de la reine Elisabeth. Nous ne l’avons point séparé de vous et 
ne désirons rien de plus que de vous voir tous deux en bonne in- 
telligence ; c’est chose trop raisonnable. 

— Je sais trop bien ce qu’il en est, reprit la reine d’un ton plein 
de tristesse et d’amerlume. Quant au roi d’Espagne, je l’aime pour 
beaucoup de motifs ; car, 4 dire a vrai, je n’ai jamais trouvé per- 
soune qui m’ait montré autant de bon vouloir que lui. Il m’a sou- 
vent aidée et secourue en mes affaires et nécessités, et lui suis re- 
devable plus qu’a personne vivante?. » 

Et comme le trésorier reprochait 4 la reine d’avoir des représen- 
fants auprés des souverains de |’Europe : « La reine votre maitresse, 


* Journal inédit de Bourgoing. Les procés-verbaux de Barker ne renferment 
pas ces passages de la défense de Marie. 

* Journal inédit de Bourgoing. Tous ces intéressants passages se trouvent a 
peine analysés dans les documents anglais. 

Les avocats royaux, ayant ensuile parlé de quelques « traitres jésuites » qui 
s‘élaient rendus en Ecosse pour y troubler I’Etat et la religion presbytérienne, et 
entre autres le docteur Lewis avec lequel la reine d’Ecosse avait entretenu des 
intellixences: «Les Jésuites, leur répondit Marie, font leur état quand ils préchent 
et travaillent pour remettre |'Eglise catholiyue etréduire les dévoyants a la vraie 
Teligion, conseiller et raffermir les chrétiens affligés. C'est leur charge et je les 
estime gens de bien de s’exposer ainsi au danger de leuc vie, laquelle ils n’épar- 
guent pas pour l'honneur de Dieu et augmenter son Eglise, et il yena en mon 
royaume assez. » 

« Ii fut aussi dit quelques mots du P. de La Rue (ancien aumédnier de Marie 
Stuart); mais Sa Majesté dit qu’elle n'approuvait pas beaucoup de choses d’eux ; 


494 MARIE STUART. 


s’écria Marie avec hauteur, a bien deux cardinaux 4 la cour de 
Rome qui sont ses pensionnaires, elle qui professe une religion 
contre celle du pape; et pourquoi moi, qui suis reine et catholique 
et de méme religion qu’cux, n’en aurais-je pas? » 

A ces mots, une extréme agitation régna dans l’assemblée : tous 
les eommissaires se levérent cn tumulte et couvrirent la voix de la 
reine d’un bruit confus et prolongé. Lorsque le calme fut rétabli, 
Burghley s’écria : « Vous cn savez beaucoup, madame, et vous avez 
bien des intelligences‘! » 

Prenant alors la parole d’un accent passionné, le solliciteur 
Egerton demanda aux commissaires ce qu'il adviendrait d’eux, de 
leurs fonctions, de leurs honneurs, de leurs biens, de leur posté- 
rité, si l’on pouvait transférer de la sorte la couronne d’ Angleterre, 
qui ne pouvait étre transmise que par droit de succession et sui- 
vant les lois établies. Puis se tournant vers la reine, il lui dit: 
« Avez-vous quelque chose a ajouter 4 votre défense *? » 

Marie demanda 4 étre entendue en plein Parlement, et 4 pouvoir 
conférer en personne avec la reine Elisabeth, qui, disait-clle, mon- 
trerait plus d’égards pour unc autre reine*. Se levant alors de son 
siége et sur le point de se retirer : 

« Je suis préte et disposée, dit-clle, pour faire plaisir et service a 


qu’ils se mélaient trop spécialement d'affaires d’Etat, et qu'elle en avait eu que- 
relle avec un et était mal content de lui pour cela. » 

— N’est-ce point ledit de La Rue? » lui demanda le Trésorier. 

La reine éluda la question. « Quant au docleur Loys (Lewis), poursuivit-elle, je 
ne le connais aucunement, sinon que j'ai entendu que c'était un bommé de bien, 
fort zélateur a sa religion, trés-docte et trés-savant, et un des supports de I Eglise. 
Cest mon devoir de lui rendre lhonneur qui lui appartient et je ne suis pas 
pour donner faute 4 un si grand personnage. » (Journal inédit de Bourgoinq.) 

‘ Journal inédit de Bourgoing. Tous ces détails sont inédils. 

« Burghley, dit M. Hosack, ne pul que récapituler 4 sa maniére les preuves 
qu'il avait déj4 données aux conmissaires. Marie l'interrompit de temps en temps 
pour réclamer ses papiers et l'interrogatoire de ses secrétaires en sa présence. 
Personne autre ne prit part aux débats. Le Solliciteur général osa faire une seule 
remarque vers la fin de la séance. Il fut promptement réduit au silence par Bur- 
ghley, qui, dans sa triple charge d’accusateur, de juge et de ministre d'Etat, sen 
était acquilté a sa grande satisfaction. On peut méme regarder comme une preuve 
de l'affaiblissement de son intelligence, la vanité qu’il eft de se vanter de 
adresse dont il avait usé pour circonvenir et perdre la Reine du chdleaw, inst 
qu'il la nommait facétieusement, lui qui, pendant plus de vingt ans, avait cot 
spiré contre elle. » 

« Je l’ai défide, disait-il, avec tant de raisons tirées de ma science et de mon 
expérience, écrivait-il 4 Davison, le jour méme de la cléture des débats, 15 octo- 
bre (Caligula, c. 1x, f. 433), qu’elle n’eut pas l'avantage qu’elle avait espéré. » 

* Mot 4 mot : En voulez-vous davantage? 

+ Camden, d’aprés Barker. 





pan pn a = 


MARIE STUART. 508 


la reine, ma bonne sceur, & m’employer pour elle et pour le 
royaum €en tout ce que je pourrai pour la conservation de l’un et de 
Yautre, que j'aime. » Je proteste « que, pour tout ce qui a été fait, 
je ne veux de mal a personne de la compagnie, que je vous par- 
donne tout ce que vous avez fait ou dit a l’enconlre de moi, et qu’il 
n'yen a pas un en la compagnie auquel je ne désirasse du bien et 
ne voulusse faire plaisir’. » 

Alors, s’étant approchée d’un groupe ot se trouvaient le lord- 
trésoner, Hatton, le comte de Warwick et Walsingham, qu’elle avait 
aulrefois connus, elle leur tint quelques propos sur les motifs qui 
avaient pu dicter a ses deux secrétaircs les dépositions qu’ils avaient 
faites. Ayant pris 4 part Walsingham, elle lui dit quelques mots en 
secret dont il ne parut guére touché. 

Puis, se tournant vers les seigneurs : « Milords et messieurs, 
s écria-t-elle d’un ton plein de dignité, ma cause est en la main de 
Dieu *! » 

Lorsqu’elle passa devant la table of siégeaient les hommes de 
lo: a Messieurs, leur dit-elle en souriant, vous vous étes com ortés 
assez revéches en votre charge et m’avez traitée assez rudement 
pour une personne qui n’est pas beaucoup savante aux lois de la 
chicancrie, mais Dieu le vous pardonne et me garde d’avoir affaire 
a vous lous. » Ces paroles étaient adressées d’un ton si gracieux 
que le front de ces hommes farouches se dérida. Ils échangérent 
entre eux un sourire’®. . 

Tous les commissaires se croyaient appelés 4 prononcer sur-le- 
champ la sentence, et ils l’avaient déja formulée, lorsque, au 
dernicr moment, Burghley leur communiqua les instructions 
qu Elisabeth venait de lui transmettre par un courrier parti le 
14, 4 minuit, de Windsor. Elle ordonnait aux commissaires, lors 
méme que l’accusée serait reconnue coupable, de suspendre l'arrét 
jusqu’a ce qu’elle edt pris connaissance des piéces du procés ct de 
leur rapport. En conséquence, l’assembléc fut prorogée a dix jours, 
etle liew ind iqué pour la prochaine réunion fut la Chambre étoilée, 
a Westminster *. 


' Journal inédit de Bourgoing. Ce curieux passage n'est point mentionné dans 

documents anglais. 

* Journal inédit de Bourgoing. 

* « Eux, se retournant, se souriaient entre eux, comme fit Sa Majesté. » (Jour- 
nal inédit de Bourgoing). . 

‘ Elicabeth a Burghley, dans Thorpe, t. If, et Lettre de Walsingham a Leicester 
(Sate Papers Office) citée par Jules Gauthier, t, Il. Froud’s History of England : 

gn of Elisabeth, vol. VI. « La reine, écrivait, le 14, Davison 4 Walsingham, 
M obligea 4 yriffonner quelques lignes 4 minuit, pour arréter la sentence contre 
la reine d’Ecosse, jusqu’a ce que vous soyez de retour ici et que vous ayez fait 


496 MARIE STUART. 


Les commissaires quittérent Fotheringay le jour méme, témoi- 
gnant tout haut pour la plupart leur mécontentement du retard 
qu’Elisabeth imposait a l’impatience de leur zéle*. 

Le soir méme de leur départ, Burghley, dans l’dme duquel le 
long exercice d’une sanglante tyrannie avait étouffé tout sentiment 
de pitié et de dignité, rendait compte 4 Davison de sa conduite pen- 
dant les débats : « Monsieur Ic secrétaire, hier au soir, au regu de 
votre dépéche datée de jeudi, je vous ai fait connaitre de quelle ma- 
niére nous entendions procéder le méme jour. La reine du chaleau' 
était conlente devant nous en public, afin d’étre entendue pour sa 
défense; mais clle ne répondit que négativement sur les points des 
lettres qui concernent les complots contreS. M. la reine. Exile soutint 
qu’ils n’avaient jamais été écrits par elle et qu’elle n’en avait jamais 
eu la moindre connaissance. Pour les autres choses qu’on lui re- 
prochait, comme pour son évasion de prison, méme par la force, 
pour l’invasion du royaume, elle disait qu’elle ne niait ni n’affir- 
mait. Mais son intention était, par des discours longs et artificieux, 
d’cxciler la pitié des juges, de jeter lout le blame sur la personne 
de S. M. la reine, ou plutdt sur le conseil, de qui, disait-elle, tous 
les troubles passés provenaient , soutenant que ses offres 4 elle 
étaient raisonnables et que les refus venaient de notre part*. Et sur 
ce point, j'ai combattu et réfuté de telle sorte ses discours par mes 
connaissances et mon expérience, qu'elle n'a pas eu I’avantage 


votre rapport, bien que par votre verdict elle ait été reconnue coupable des cri- 
mes dont elle est accusée. » Mais le jour suivant, Elisabeth s’était déja repentie 
du délai qu'elle accordait pour prononcer la sentence, et, Davison, écrivait, ce 
jour-la méme, 415 octobre, qu'elle « craignait que ce retard pdt nuire au cours 
des choses, ce qui, disait-elle, lui plaisait aussi peu que possible. » Cette lettre 
arriva trop tard ; les commissaires quittérent Fotheringay dans la soirée du 45. 
De son cété, Walsingham écrivait 4 Leicester : « Nous venions de procéder a la 
sentence, lorsque nous recdmes contre ordre et fdmes obligés de suspendre sous 
quelque prétexte et d’ajourner notre prochaine réunion jusqu’au 25, a West- 
minster. Cette perverse créature (la reine d'Ecosse) est, je le vois, envoyée de 
Dieu pour vous punir de vos péchés et de votre ingratitude; car Sa Majesté n'a 
pas le pouvoir d’en agir avec elle aussi durement que son propre salut l’exige- 
rail. » Le prétexte, dont parle Walsingham, est donné par Burghley dans une 
lettre 4 Davison, en date du méme jour. Il crut de son devoir de cacher qu’Bli- 
sabeth avait donné un contre-ordre secret, et il aftirma qu’‘elle permettrait que 
la sentence fit prononcée 4 la prochaine réunion (John Morris, The Letiers- 
Books of sir Amias Poulet, etc., p. 296). 

‘ La plupart d’entre eux se rendirent dans les environs, 4 leurs maisons de 
campagne, « qu'ils avaient en grand nombre, dit Bourgoing, comme un lieu sain 
et plaisant a habiter. » 

* Nom que Burghley donnait, par dérision, 4 la pauvre captive. 

* Ce passage de la lettre de Burghley est parfaitement conforme aux déclara- 
tions de Bourgoing sur le méme point. 








MARIE STUART. 497 


qu'elle s’était promis ; comme aussi je suis certain que l’auditoire 
n'a pas trouvé sa position bien digne de pitié, ses allégations ayant 
été reconnues mensongéres ; et 4 cause de cela, un long et grand 
débat s'‘éleva hier et s’est renouvelé aujourd’hui avec plus d’ani- 
mation. Nous avons eu de grands motifs pour proroger notre ses- 
sion jusqu’au 25; et ainsi nous, membres du conseil, nous scrons 
41a cour le 22 courant, et nous trouvons les membres de la Com- 
mission pleinement satisfaits, parce que, d’aprés l’ordre de Sa Ma- 
jesté, le jugement sera rendu dans notre prochaine réunion'. Le 
procés-verbal (des deux derniéres séances) ne peut étre achevé que 
dans cing ou six jours. C’est pourquoi, si nous avions di pronon- 
cer le jugement, nous aurions été abligés de rester cing ou six jours 
de plus ici, et vraiment le pays ne pouvait y suffire, surtout 4 cause 
de la dépense en pain, notre compagnie, ici et dans les environs, 
étant de plus de deux cents personnes, y compris les hommes d’ar- 
mes. Ainsi, en raison de la lettre de Sa Majesté, nous, ses conseil- 
lers, le lord-chancelier, le vice-chambellan, M. le secrétaire (Wal- 
singham) et moi nous avons rédigé cct acte de prorogation, etc.? » 
Que Marie ait participé ou non au complot contre la vie d’Elisa- 
beth, cela importerait peu au point de vue de l’ordre moral, de la 
Justice absolue. Dans aucun cas, elle ne pouvait étre coupable et, 
comme telle, 4tre condamnéc juridiquement 4 mort. Tombée dans 
un abominable piége, retenuc prisonniére pendant dix-ncuf ans, au 
mépris de toutes les lois divines et humaines, en violation de ses 
droits souverains, on pourrait dire qu’en vertu du droit naturel, du 
droit des gens, du droit de légitime défense, rien ne lui était plus 
hcite que de repousser la force par la force, et de recouvrer sa 
liberté, méme en donnant la mort a celle qui la lui avait si odicu- 


! British Museum, Caligula, c. IX, fol, 433. Lettres mss. Burghley & Davison, 
15-25 octobre 1586. Ellis, vol. I, p. 13. — Dans la soirée du 15-25, jour ot les 
seigneurs quittérent Fotheringay, sir Amias Paulet fit remettre 4 Marie Stuart un 
double de sa protestation sur l’incompétence des commissaires. (Journal tnédst 
de Bourgoing). — Le méme jour, Walsingham écrivit 4 Leicester sur le méme 
sujet, lui déclarant que les meilleurs amis de Marie, eux-mémes, croyaieut qu'elle 
était coupable, et il ajoutait que, sans un ordre secret d’Elisabeth, les commis~ 
saires auraient prononcé contre elle la sentence. Le délai ordonné par Elisabeth 
et l'indécision qu'elle montrait paraissent avoir causé une vive contrariété a 
Walsingham. « {1 fallait, disait-il, que le ciel se fat mis 4 la traverse pour em- 
Pécher ainsi la reine de procéder contre Marie Stuart, comme J’exigeait sa 
Sireté. (British Museum, Caligula, c. IX, fol. 345, Walsingham a Leicester, 19 
octobre 1586. Tytler, t. Vill: The Letter-Books of Amias Poulet, etc., p. 296.) 

* The Letter-Books of Amias Poulet, p. 296. Burghley 4 Davison, 15 octobre 
1586, dans Ellis, t. 1, p. 43. 


40 Aovr 4875. 33 


408 MARIE STUART. 


sement ravie‘. Mais toutes ces considérations ne reposent que sur 
des hypothéses. Marie a toujours soutenu qu’elle avait été complé- 
tement étrangére 4 tout ce qui avait pu étre tramé contre la vie 
d’Elisabeth, et aucun témoignage indiscutable, aucune preuve cer- 
taine ne vient infirmer la sincérité de ses déclarations. Les crimi- 
nels moyens mis en ceuvre par Walsingham, les vices énormes de 
la procédure ne peuvent laisser de doute, dans tout esprit désinté- 
ressé, sur l’innocence de Marie. Nous partageons_pleinement sur ce 
point l’opinion des historiens anglais et frangais qui n’ont point 
fait de cette question une thése religieuse ou politique, et qui l’ont 
examinée sans prévention, sans idée préconcue. Parmi les histo- 
riens de nos jours qui, en étudiant cette question, ne se sont point 
demandé s’ils étaient catholiques ou protestants, et qui n’ont eu 
gu’un seul but: la recherche de la vérité, nous citerons en pre- 
miére ligne : MM. Chalmers, Fraser, Tytler, le prince Labanoff et 
MM. Jules Gauthier et Hosack. Les documents qu’ils produisent et 
qu’ils discutent, les preuves qu’ils alléguent sont de nature a con- 
vaincre les esprits les plus prévenus. 

En résumé, on ne s’appuya dans les débats sur aucun document 
certain, authentique pour prouver que Marie avait donné son adhé- 
sion au meurtre d’Elisabcth; la piéce fausse qui servit de base 4 
l’accusation permet de croire 4 la fausseté de nombre d’autres 
piéces du procés?. 

« Jamais, dit l’honorable presbytérien Hosack, on ne produisit 
contre elle un document original, pas méme des copies de papiers 
écrits.; mais sculement de prétendues copies d’aprés des chilfres, 
sur la parole d’hommes qui ne furent pas confrontés avec l’accusée 


‘ Voicicomment s’exprime, sur ce point, un historien anglais moderne, d'une 
grande autorité, lord Brougham : 

« La conspiration de Babington, dit-il, comprenait la rébellion et l’assassinat 
d’Llisabeth, et les serviteurs de Marie se donnérent inutilement beaucoup de 
peine pour la décharger de toute participation. En vérité, elle ne nia jamais 
qu'elle edt pris part 4 la conspiration en général; mais elle dit qu'elle n’avait pas 
eu connaissance du, projet d’assassinat. En supposant qu'elle l’edt conau, il ne 
semble pas que ce soit contre le devoir de soutenir qu’une princesse souve- 
raine, détenue, sans raison de captivité, par une autre princesse, pendant vingt 
ans, avait le droit de .recourir 4 des mesures extrémes pour se venger. En cas de 
défense personnelle, tous les moyens sont bons, et Marie n’avait d'autre moyen 
que la guerre au couteau contre sa persécutrice. » Egerton et Chateauneuf ont 
exprimé la méme opinion... 

* Ce fut au moyen d’un faux, dit M. Wiesener, que les ministres d'Elisabeth 
a tomber la téte de l’infortunée captive. (Le journal le Temps, du 6 aout 














MARIE STUART. 499 


et dont.les signatures, apposées sur: leurs prétendues confessions, 
furent arrachées par la crainte de la torture.ou forgées par Phe- 
lipps..Ce pest qu'au mépris des lois les plus vulgaires de vérifica- 
un, de contrdle, reconnues par les sociétés civilisées, qu’on peut 
attacher la moindre foi 4 de tels documents’. » 

Les secrétaires de Marie, non-sculement ne furent point appli- 
qués 4 la torture, mais on leur laissa la vie et on ne les retint 
pas fort longtemps prisonnicrs, ce qui prouve évidemment qu’ils 
firent des déclarations contraires a la vérité. Ils sauvérent leur téte,. 
sans croire qu’Elisabeth oserait faire tomber celle de leur mai-. 
tresse. 

Babington et sescomplices furent jugés et exécutés sommairement, 
sans étre.confrontés avec la reine d’Ecosse. Si la déclaration du 
chef des conjurés au bas de la copie de la lettre de Marie, en date 
du 17 juillet, n’a pas été falsifiée par Phelipps, comme on est suffi- 
samment fondé a le croire, gest que, pour racheter sa vie, il tenta 
de faire remonter aussi haut que possible la responsabilité *. 
eee vices monstrucux entachérent donc cette inique procé- 

ure : 

Lincompétence des tribunaux anglais pour juger une princesse 
souveraine qui ne relevait en rien de la couronne d’Angleterre ; 

Le refus d’un conseil 4 l’accusée, en violation de la loi anglaise 
et spécialement des statuts de Marie Tudor et d’Elisabeth ; 

Le refus de confronter Babington ect ses complices, ainsi que Nau 
et Curle, avec l’accusée, déni de justice sans nom, la confrontation 
étant la base essentielle de toute procédure équitable ; 

La comparution de Marie, non devant des magistrats indépen- 
dants et intégres, mais. devant des commissaires choisis avec soin 
par Elisabeth, qui cumulaient 4 la fois sur leurs tétes les fonctions 
d'accusateurs, de juges et de jurés, et qui ne cess¢rent de troubler 
et d'étouffer la défense, en ne laissant la parole libre qu’a !’accu- 
sation. 

Jusqu’a la derniére heure, Marie a protesté de son innocence. La 
sincérité de ses sentiments religieux, qui ne saurait faire l’ombre d’un 
doute, est un sur garant de la vérité de ses affirmations. L’héroisme 
extraordinaire qu'elle montra 4 ses derniers moments, |’ardente 
foi quil’animait, peuvent-ils se coneilier avec la basse hypocrisie que 


1 Hosack, t, Hf, p. 432. 
2 ll est plus que douteux que Babington ait fait une telle déclaration par écrit. 
On edt montré son écriture et sa signature 4 Fotheringay; or, l’on sait, qu’on ne 
ia qu'une copie de sa prétendue déclaration, certifigée de la main de Phe- 
Pps. 





500 MARIE STUART. 


lui ont prétée ses ennemis? Sur le point de comparattre devant le 
souverain Juge, eut-elle osé jouer ce double réle? S’exposer a perdre 
en un instant le fruit de tant de souffrances si noblement suppor- 
tées pour la cause de sa religion? Fervente catholique, eut-elle pu 
associer ainsi le parjure au martyre‘? 


CHANTELAUZE. 


4 Voltaire était trop fin pour se laisser prendre aux piéges de Walsingham. 
Voici comment il s’exprime avec une grande justesse de coup d’ceil sur cette in- 
fame procédure : « La reine d’Angleterre alors, ayant fait mourir quatorze con- 
jurés, fit juger Marie, son égale, comme si elle avait été sa sujette. Quarante- 
deux membres du farlement et cing juges du royaume allérent l’interroger dans 
sa prison de Fotheringay; elle protesta, mais répondit : « Jamais, tribunal ne 
fut plus incompétent, et jamais procédure ne fut plus irréguliére. » On lui repré- 
Senta de simples copies de ses lettres, et jamais les originaux. On fit valoir 
contre elle les témoignages de ses secrétaires, et on ne les lui confronta point. 
On prétendit la convaincre sur la déposition de trois conjurés qu'on avait fait mou- 
rir, et dont on aurait pu différer la mort pour les examiner avec elle. Enfin, 
quand on aurait procédé avec les formalités que l'équité exixe pour Je moindre 
des hommes, quand on aurait prouvé que Marie chercliait partout des secours et 
des vengeurs, on ne pouvait la déclarer criminelle. Elisabeth m’avait d'autre 
juridiction sur elle que celle du puissant sur le faible et sur le malheureux. » 
(Essai sur les meurs, etc., édit. de Kelh, p. 166 et 167). 


La suite prochainement. 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS 


XVIII 


LES BETES FAUVES. 


Cependant Muller, sorti de l’hétel Lanine, était retourné en toute 
hate au phalanstére de l’Asiatique, et avait monté les escaliers qua- 
trea quatre; il était en proie 4 une appréhension visible, car 4 
pee fut-il dans la salle des conférences que s’adressant 4 Bello 
et aPoleno, qu'il trouva 4 leur poste défendant l’entrée de la piéce 
secréte 11 demanda : 

. — Les prisonniers sont la? . 

— Qui! répondit Poleno, certainement. 

Un profond soupir de soulagement s’exhala de la large poitrine 
de Muller. 

— Ou sont Darine et Ivan? 

— Aprés votre départ, Darine avait voulu pénétrer dans la cham- 
bre du Mystére ; je ne ]’ai pas laissé entrer, car vous l’aviez défendu. 

— Et vous avez bien fait, répondit Muller avec précipitation. 

—Iln’a pas insisté d’ailleurs, ajouta Poleno, et il est parti; Ivan 
'a reconduit jusqu’a la quatriéme section ob Darine a une affaire. 
Ivan a dit qu’il remonterait tout de suite. 

—(Cest bien! dit Muller, vous étes des amis fidéles; maintenant 
laissez-moi passer et suivez-moi. 

Muller introduisit la clef dans la serrure et ouvrit la porte. 

lls étaient 1a tous les deux, se regardant comme deux bétes féro- 
ces, et analysant leurs difformités avec une mystérieuse ¢pou- 
vante. Schelm plongeait son ceil valide dans la prunelle rougedtre et 
clignotante de Dakouss, comme fasciné par son aspect ; en le voyant 


‘ Voir le Correspondant des 25 mai, 10 et 25 juin, 10 et 25 juillet 1875. 


502 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


précipité dans la piéce par les, mains brutales de Poleno, il avait 
cru que Muller, pour se venger, le livrait 4 la furcur de "homme 
qu’il avait fait défigurer; car, au premier aspect de cette figure af- 
freuse, a ces cicatrices fraiches et sanguinolentes, Schelm avait re- 
connu le beau docteur. Il frissonna, se courba en deux et darda 
son regard sur celui du nouveau prisonnier. 

Dakouss, de son cété, sembla, en apercevant Schelm, saisi d'une 
épouvantable frayeur. Il se compara a cet étre difforme et mon- 
strueux, 4 l’ceil sanglant, aux bras décharnés, a ce paralytique hi- 
deux, et, par une sorte d’hallucination, il réva a des chatiments 
étranges, 4 des mutilations mystérieuses qu’on allait accomplir sur 
sa personne. Il était laid, sans doute, mais valide : il eut peur que 
la vengeance ou la prévoyance des nihilistes ne se livrat encore sur 
sa personne, 4 d'autres violences. 

Les yeux de ces deux hommes se rencontrérent dans la demi- 
obscurité. Si Schelm avait reconnu Dakouss, Dakouss, qui con- 
naissait 4 peine l’existence de Schelm, ignorait absolument l’in- 
fluence néfaste que ce dernier avait eue sur sa destinée. La prunelle 
rouge de Dakouss parut 4 Schelm chargée de menaces, il fris- 
sonna et s’aplatit. 

Cet aplatissement rendit l’ex-chcf de chancellerie plus hideux 
encore; et son ceil, qui semblait suivre tous les mouvements de Da- 
kouss, lancga une lueur rouge : Dakouss recula, saisi d’horreur ; 
l’épouvante de Schelm l’avait animé pour un instant. 

Alors ces deux monstres ne se quiltérent plus du regard, Schelm 
étudiait tous les mouvements de Dakouss, non pour se défendre, car 
il sentait qu’il ne le pouvait pas, mais pour voir venir le coup, cette 
supréme consolation de Phomme menacé. Dakouss, au contraire, 
avait peur de cette téte difforme et branlante, de ce gnome invi- 
sible et muet, enfermé dans cette chambre ou on l’avait torture. 
Il crut & un raffincment de cruauté de ses persécuteurs. 

Une heure ils restérent amsi en face l’un de l'autre, haletants, 
.terrifiés, sans oser se parler, sans se quitter du regard, trem- 
blants de tout leur corps. La peur, peu & peu, transforma leur 
immobilité en catalepsic. Us sentaient tous les deux qu’ils ne pou- 
vaient plus bouger, leurs corps étaient courbés sous cette rigidilé 
glaciale que l’on éprouve au milieu d’un cauchemar. 

Quand les gonds de la porte gringérent et que Muller, accompagné 
de. Bello et Poleno, pénétra dans la piéce,. le’ charme fut rompu. 
Schelm poussa un.cri de joie et Dakouss- un cri de terteur; Schelm 
‘étendit ses bras vers le nabab. Dakouss tomba a‘genoux. Ils éproa- 
vérent deux sensations opposées: Dakguss, 4l’aspect de ces hommes, 
crut qu’on allait lui infliger quelque torture inconnue et terrible. 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 50S 


Schelm, au contraire, se sentait délivré de la crainte d’étre étran- 
glé par cet homme qu’il avait fait défigurer. 

— Schelm, dit Muller, nous allons te transporter chez toi. Ta 
voiture t’attend au coin de la Perspective; ti retowrneras 4 ton hétel, 
sculement, ce sera moi qui te reconduirai. 

L’ex-chef de la chancellerie lui adressa un regard de reconnais- 
sance, ct balbutia : 

— Qui, Muller, emméne-moi d’ici. 

— Tu as bien peur. 

Les dents de Schelm claquérent. 

— Lache!!! dit Muller avec dédain. Allons, mes amis, transpor- 
ter-le. 

Poleno et Bello s’emparérent de la chaise de Schelm. En ce mo- 
ment Dakouss recouvra la parole: 

— Et moi! cria-t-il, d’une voix déchirante. 

Muller ne daigna pas répondre. I] s’achemina vers la porte, der- 
riére lui les deux nihilistes trainaient la chaise de Schelm. 

Le médecin voulut se précipiter en avant ; Muller l’envoya rouler 
au loin et referma la porte. On entendit un cri de désespoir. 

Ivan apparut & la porte de la salle des conférences. 
€& — 0a est Darine? demanda Muller. 

— ll est retourné chez Jui. 

— Mes amis, dit alors Muller 4 Bello ct a Poleno, descendez cet 
homme. Tu seras un peu cahoté, Schelm, dit-il, mais bah! ce sera 
bien vite fini. Allez! ordonna-t-il, je vous suis. 

Les nihilistes obéirent, Schelm avait fermé les yeux, il se laissait 
trainer sans la moindre protestation. Muller prit le bras d’lvan, et 
suivit 4 quelques pas de distance la chaise du paralytique. 

— Que t’a dit Darine? demanda-t-il a Ivan. 

— llavoulu interroger Dakouss, mais Bello et Poleno n’ont pas 
consenti 4 le laisser entrer dans la chambre secrete. Alors, sans 
insisler, il est descendu pour parler a Arsenieff. Je l’'ai accompa- 
gné. Il m’a dit: Le nabab est un homme puissant et résolu, il sait 

se faire obéir. Nous avons besoin d’un chef pareil. Il ne laissera 
pas échapper Dakouss, c’est tout ce qu’il me faut. 

— Ah! voila tout? 

— Sur lescalier, il m’a demandé : « Que s’est-il donc passé entre 
lenabab et Schelm? — Je l’ignore, ai-je répondu. — Peu ‘m’importe, 
cé sont leurs affaires... Ce Schelm est un lache, j’aime mieux obéir 
aa nabab. » 

— Il est impossible, murmura Muller, que cet homme soit un 
traitre. Tatiana a dd se tromper. 

li secoua la téte. 


504 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Nimporte, murmura-t-il, il faut prévoir toutes les éventuali- 
tés. Ivan! dit-il a haute voix, tu feras changer laserrure secréte cette 
nuit méme. Dut-il en cotter mille roubles, il le faut. Tu assisteras 
4l’opération, puis tu reviendras a | hotel, et tu préviendras André 
Popoff qu’il ait 4 m’y attendre. 

— Bien. 

— Maintenant, remonte. Je te renverrai de suite ces deux fana- 
tiques. Tu les congédicras. Ce sont des hommes convaincus, il 
faudra les récompenser. Tu chargeras Poleno de porter 4 manger 
4 Dakouss. Recommande-lui, sur sa téte, de ne laisser pénétrer per- 
sonne dans la chambre secrete. Va! 


Il était onze heures, la rue était déserte, Muller, précédé par les 
nihilistes qui trainaient la chaise de Schelm, s’approcha de lui. 

— Schelm! dit-il 4 son oreille, je monte avec toi. Un mot, un 
geste, et tu es mort. 

Le cocher, que l’absence prolongée de son maitre avait semblé 
préoccupcr fort peu, sortit d’un cabaret borgne qui fermait sa de- 
vanture, et monta en titubant sur son siége. 

Bello et Poleno hissérent Schelm dans le véhicule, Muller s’assit 
auprés de lui. La voiture s’ébranla. 

— Schelm, dit Muller, tu vas donner l’ordre chez toi de me rece- 
voir quand je me présenterai, et {u me feras passer pour ton ami 
intime. Je sais que tu n’es pas sorti depuis quinze ans. Ton absence 
prolongée a di inquiéter toute ta famille, et nous trouverons la 
maison sur pied. Je compte sur la facgon attendrie dont tu me pré- 
senteras. 

Il fit briller devant ses yeux un poignard. 

— Tu sais ce qu’il te reste a faire. Je ne crois pas nécessaire de te 
dicter tes paroles. Mais au moindre mot qui me paraitra 4 double 
entente, je te planterai ce poignard dans le coeur jusqu’a la garde. 

Ih le piqua légérement. 

— Sens-tu le froid du fer? Tu es vicux et infirme, mais tu as 
peur de mourir. Tu me connais, je ne menace jamais en vain. 

Schelm répondit d’une voix basse et entrecoupée : 

— Je suis en ta puissance; mais tu es cruel. Cette éternelle me- 
nace suspendue sur ma téte me tuera sans que tu aies besoin d'em- 
ployer le fer. 

— Je te l’ai dit, pardonne, et je pardonnerai moi-méme. 

La voiture s’engagea dans la ruc des Italiens. 

— Tu sais que je suis Dowgall Sahib, nabab de Cadoupoure. 

Il le toucha une deuxiéme fois de son poignard. 

— Souviens-toi, murmura-t-il 4 loreille. Ceux qui t’ont emmené 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 305 


au phalanstére me reconnaissent pour chef. Tu ne peux alléguer 
leur temoignage. Je te dis tout cela pour prévenir une trahison ; 
mais tu ne me trahiras pas: tu te perdrais en me perdant. Tu es 
trop intelligent pour ne pas comprendre cela. 

La caléche entrait dans la cour de l’hdtel de Schelmberg. Le 
peristyle était éclairé, la porte grande ouverte sur le palier, la 
haronne, mademoiselle Louise, ct toute la valetaille de l’hdtel atten- 
daient ’arrivée du maitre avec inquiétude. 

— Souviens-toi! répéta Muller. 

— Que vous est-il arrivé? cria la baronne en se précipitant au- 
devant de son mari. , 

Des domestiques ouvrirent la portiére et s’emparérent de la chaise 
longue. Muller ne quittait pas Schelm du regard, et sa main s’ap- 
puyait sur le dossier de sa chaise. 

On descendit Schelm. Muller sauta de la voiture et se trouva 4 
ses chlés, avant que le chef de la chancellerie edt pu prononcer un 
mot. 

— J'ai voulu me faire trainer 4 bras dans la rue, je me suis 
trouvé mal, dit Schelm. ' 

ll se tourna vers Muller : 

— Son Altesse le nabab Dowgall Sahib, que j’ai jadis connu 4 
létranger, m’a rencontré et m’a prété le concours de son médecin. 
Le nabab est un de mes anciens amis. Je le recevrai toujours quand 
il se présentera. J’ai été heureux de le rencontrer. 

Muller s’éloigna de la chaise, une fois ces paroles dites. Schelm 
he pouvait plus se rétracter sans divulguer tous ses secrets et sans 
mettre toute la maison dans la confidence de ses ténébreuses intri- 
gues. 
Le nabab se tourna vers Louise : 

— Jai eu l’honneur de voir mademoiselle de Schelmberg 4 mon 
bal, avec madame la comtesse Lanine. 

Louise s’inclina, palissante ; Muller lui tourna le dos. 

— Je suis enchanté, dit-il alors, d’avoir pu étre utile 4 un ancien 
ami. Monsieur le baron, j'aurai Phonneur, sous peu, de venir 
demander de vos nouvelles. 

Hl salua la baronne et se perdit dans l’obscurité de la cour. On 
transporta Schelm dans Vintérieur de ses appartements. Le chef de 
la chancellerie était A moitié évanoui. , 


Cependant Muller, aprés avoir avoir traversé la cour et passé la 
grille ouverte, se dirigea vers son palais. 

— Je le connais bien, se disait-il en lui-méme. Il me juge d’aprés 
son propre caractére; il me croit capable, pour me sauver, de trahir 


506 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. o 


le secret de l’association et de. le trahir lui-méme par ricochet. 
Je l’ai entretenu dans cette salutaire erreur. Il se taira, car il sait 
que sa perte suivrait de prés la mienne... Qui m’aurait dit que je 
serais le complice de Schelm? Le concours de cet homme souille la 
pureté de nos aspirations. Si Schelm pouvait nous trahir, il le ferait. 
Heureusement, il n’y a pas d’intérét. Mais Darine... traitre!... im- 
possible!... Si je le croyais, ce serait la désillusion, la ruine de 
toutes mes espérances. Que tous les hommes subordonnent 4 leurs 
intéréts personnels l’idée lumineuse de l’affranchissement géné- 
ral, je ne puis le croire, je ne puis étre seul a lutter pour la liberté 
du genre humain. Bah! Tatiana s’est trompée, elle ne l’aura pas 
compris. Elle m’a promis de me faire assister & leur conversation, 
et je saurai tout alors. 

Il traversa songeur les rues silencieuses et fut bientét 4 la porte 
de son hdtel. 

Ivan Kolok débouchait sur le quai précisément au moment ou le 
nabab faisait retentir le marteau de la porte d’entrée 

— C'est fait, dit Ivan, la serrure est changée, voici la nouvelle 
clef; j’en ai gardé une double. 

— Que tu garderas précicusement et ne confieras 4 personne. 
Qu’as-tu fait de nos sectaires ? 

— Je les ai renvoyés avec de grandes phrases, ils sont partis sa- 
tisfaits. Je leur ai recommandé de veiller 4 ce que nul ne pénétre 
dans la chambre des conférences. Votre exhibition des pénitents a 
eu pour résultat de leur inspirer une ecu mystéricuse et une 
confiance absolue en votre autorité. 

— Tu me les feras venir ici, quand nous aurons terminé cette 
malheurense affaire Lanine. I] faut que je les attache a ma per- 
sonne; ce sont des imbéciles nécessaires. 

Ils montérent l’escalier du palais. Lenabab ordonna a un laquais 
d’appeler André Popoff. 

— Le secrétaire de Votre Altesse yous attend dans votre cabinet, 
répondit le laquais. 

Ils traversérent les grands appartements; le nabab était silen- 
cieux. 

— Muller! dit Ivan Kolok, vous étes triste, et cependant tout 
parait marcher au gré de vos désirs. 

— Oui, Ivan, je suis triste, car il me semble que quelque chose 
s'est brisé dans mon ceur. 

— Que vous est-il donc arrivé? 

— Rien encore... mais l'avenir ne se présente plus 4 mes yeux 
aussi clair que jadis... . Je doute de moi-méme!... 

Il ouvrit la porte du cabinet et apercut André qui l’y attendait. 





FORCTIONNAIRES ET BOYARDS. 307 


[ejeone éléve en nihilisme était vétu avec élégance, et sa figure 
ne portait plus aucune trace de misére. Les deux mois qu'il 
avait passés chez le nabab, au sein du bien-étre, !’avaient changé 
4 son avantage et il avait l’apparence d’un jeune homme du meil- 
lear monde. 

— Avez-vous touché les cinq millions dont je vous ai fait pré- 
sent? demanda le nabab. 

— Non! pas encore... je croyais... . 

— Quand je donne un ordre, j’exige qu’il soit exécuté immédia- 
tement, dit le nabab avec: hauteur. Vous toucherez l’argent demain 
matin. A deux heures, vous viendrez ici, et nous irons ensemble 
chez la comtesse Lanine ; il est temps que vous revoyiez votre mére. 

— Monseigneur !... cette générosité royale... 

— Jevous demande un service en échange. Ne me remerciez donc 
pas et obéissez-moi, c’est la mcilleure fagon de me prouver votre 
dérouement. Allez ! 

Et il le renvoya d’un geste de fatigue. 


XIX 
LOUISE DE SCHELMBERG. 


Schelm passa une nuit épouvantable : la-frayeur, la colére, le 
sentiment de son impuissance l’accablaient. Immobile dans son lit, 
Sans pouvoir méme mordre son oreiller dans un moment de rage, 
if maudissait la terre, le ciel, Dicu et les hommes, et exhalait d’é- 
pouvantables blasphémes. 

Enfin, vers le matin, il se calma. Les idées commencérent A se 
condenser dans son cerveau, il envisagea la situation plus froide- 
ment, et son esprit inventif lui suggéra un moyen de ne pas obéir 
4 Muller. L’idée que Wladimir serait sauvé, et qu’en revanche, lui 
Schelm serait obligé de dénouer & l’avantage de son ennemi la 
frame qu’il avait si laborieusement ourdie, lui était insupportable. 

— Jaurai' attendu quinze ans, j’aurai dévoré des larmes de dou- 

leur ei de honte en assistant tous les jours au bonheur de cet homme 
et de cette femme, et je manquerais cette occasion. Non pas!... 
Ici, je suis dans ma forteresse, je n’en sortirai plus jamais. Je suis 
invulnérable ici, et Muller verra-si l’on m’a abattu. Je savais bien 
que ¢’était dangereux de sortir. 1 faut -temporiser maintenant, 
car cet homme remuera ciel et terre pour sauver son ari. fl em- 
ploiera toate son intelligence ct tous ses moyeris d’action qui sont 





308 FONCTIONNAIRES BT BOYARDS. 


formidables. Si j’étais valide, j’aurais pu lutter, mais un paralytique 
impuissant... Muller fera tout... hormis toutefois... 

Schelm se mit a réfléchir. Muller se trompait quand il pensait 
que Schelin le croyait capable de trahison. L’ex-chef de la chancel- 
lerie connaissait trop bien les hommes pour ne pas avoir approfondi 
le caractére de son ancien agent provocateur. Pauvre, Muller pou- 
vait succomber; riche, sa loyauté était inébranlable, et Schelm 
savait fort bien cela. 

— Le chef supréme des nihilistes s’arrétera toujours a l’idée de 
nuire a l’association, le danger n’est pas 1a. Il est dans la déposition 
de ma fille, que Muller essayera de persuader en lui ouvrant les 
yeux, et ce sera facile, car ma fille est loyale 4 sa maniére... Il est 
encore dans la cupidité de Darine. Muller peut Jui acheter le papier 
du médecin. Il faut aviser 4 cela. Comment?... 

Il se retourna vingt fois dans son lit en roulant dans son esprit 
diverses combinaisons. 

— Quant a Louise, pensait-il, il s’agit d’exalter son orgueil. Qui... 
}'y parviendrai ; le procureur m’a trahi par ambition. Je puis cepen- 
dant le perdre; une dénonciation anonyme peut le priver de son 
emploi, mais... on pourra nommer a sa place un magistrat intégre, 
ce qui serait plus dangereux encore. Que Dakouss soit prisonnier 
de Muller, cela m’est 4 peu prés égal. Mais cette lettre. Bah!... il 
s'agit d’effrayer le procureur. flier, il s‘est révolté... C'est pour la 
premiére fois! S’il revient, c’est qu’il a encore peur de moi. Je 
l’effrayerai, il viendra 4 composition. S’il ne revient pas, il faudra 
aviser ; c'est que nous ne sommes séparés des débats que de quinze 
jours a peine. 

Il se fit habiller, et, 4 peme transporté dans son cabinet de tra- 
vail, il appela sa fille. 

— Louise, lui dit-il, j'ai regu une proposition 4 votre endroit... 
On m’a demandé votre main. 

Mademoiselle de Schelmberg secoua la téte. 

— Je ne me marierai pas... Ma vie est brisée, ajouta-t-elle d'une 
voix sourde. 

Schelm obliqua des yeux. 

— Réfléchissez, Louise. Celui qui aspire 4 votre main est excessi- 
vement riche. Il posséde cing millions de roubles. 

— En eut-il cent... 

— Il ne vous demande, interrompit Schelm froidement, que de 
capituler avec votre conscience. Vous allez étre appelée & déposer 
dans l'affaire Lanine. Si vous consentez 4 décharger le comte... 

Louise interrompit son pére avec violence. 

— Qu’est-ce que vous dites 14, mon pére? Etes-yous devenu 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 509 


fou? Croyez-vous que je consentirai 4 me taire? que j’oublierai ma 
vengeance pour de l’argent ? Mais on me propose donc... 

Puis, s exaltant de plus en plus : 

— Je ne comprends pas irés-bien encore cette malheurcuse af- 
faire. Les débats l’éclaireront peut-étre, mais j’ai peur, et je com- 
mence 4 croire, dit-elle en regardant fixement son pére, que vous 
aver trempé dans la mort de Vadime. Oh! alors, mon pére... Je ne 
sais ce que je ferai... La proposition étrange que vous osez me 
faire... 

— Voyons, Louise, dit-il avec un sourire étrange, calmez-vous. 

— Non! interrompit-elle. Je ne dors pas les nuits, car je me 
souviens toujours que vous m’avez averlie du danger que courait 
Yadime. Savez-vous que je dirai cela 4 ]’audience ? 

Schelm tressaillit. 

— Méme si cela pouvait compromettre votre pére? 

— Expliquez-moi votre conduite alors! cria-t-elle. Yous ne voyez 
donc pas que vous me tuez? 

— Jen’ai rien 4 vous expliquer. Darine, vous le savez, est mon 
ami. I] a été averti par le médecin que le comte Lanine en voulait a 
la vie et 4 la fortune de Vadime. C’était une affaire excellente pour 
la cause du progres, que l’accusation contre un aide de camp de 
lempereur d'un crime de droit commun, Darine a laissé aller les 
choses; et puis il m’a raconté tout cela comme a son chef. 

— Mais c’est horrible ! 

— Les intéréts des individus disparaissent devant les intéréts de 
la masse, dit Schelm. 

— Et vous croyez que je ne dirai pas... , 

— Non, je crois que vous réfléchirez. Vadime en est-il moins 
mort et Lanine moins coupable? Vous ne voudrez pas perdre votre 
pére? 

Louise se tordit les bras. 

— Cest horrible, efirayant. Ma conscience elle-méme est indé- 
cise. Que dois-je faire 2 | 

— Reconnaissez, dit Schelm froidement, que je ne vous demande 
rien; vous étes libre d’agir 4 votre guise. Bien plus, je vous dis : 
Yous pouvez épouser un homme qui vous apporte une fortune im- 
mense et modifier votre déposition. Pour le bien de l’ceuvre qui est 
mienne, j’abandonne les intéréts de ma vengeance personnelle. 
Si vous voulez déposer en faveur de Wladimir, on vous ‘payera 
votre déposition cing millions. Je ne m’y oppose pas. 

— Cela, cria-t-elle, jamais! Ah! ils veulent m’acheter, ils sont 
donc coupables. Je déposerai selon mon Ame-et conscience. J’ai vu 
le comte apporter le poison, je le déclarerai, il était pale... 


310 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Réfléchissez, ma fille, cinq millions sont un beau denier. 

Elle le toisa avec mépris. 

— Vraiment, dit-elle, je suis honteuse de yous appeler mon 
peére. 

Schelm feignit une colére subite; il saisit sa pelote & tour de bras 
en criant : 

— Sortez! vous m’insultez, fille dénaturée! misérable! Sortes 
sur-le-champ. 

Louise se dirigea vers la porte avec un calme dédaigneux; dés 
qu'elle fut sortic, Schelm se frotta les mains en disant : 

— Comme tl est facile de duper les honnétes gens! hé! hé! hé! 

Le soir du méme jour, Schelm était scul dans son cabinet quand 
il entendit, contre la porte de l’escalier, les coups distancés qui lui 
annoncaient Darine. 

— Ah! pensa-t-il, il revient, il a donc besoin de moi. Sa croyance 
dans l’avenir du nihilisme me sert; comment n’y croirait-il pas, 
en effet? ce sont les nouvelles idées qui ont fait de lui quelqu’un. 
Il s’agit de l’effrayer. 

Il tira la pelote, Darine entra. 

— Vous m’avez trahi, dit Schelm au procureur. Que venez-vous 
faire ici? 

— Je ne vous ai pas trahi, répondit tranquillement Darine, le 
chef avait ordonné... 

— Le chef! Ah! vous le reconnaissez pour votre chef, c'est 
bien, allez 4 lui. Je suis dégagé de mes engagements, ce sera \ui 
qui sera votre protecteur a l'avenir. 

— Mais... monsieur... 

— Silence! Je ne veux pas vous voir. Revenez aprés la condam- 
nation de Wladimir. Je vous pardonnerai peut-étre : mon pardon 
est 4 ce prix. J’étais impuissant la-bas. Ici, chez moi, je vous tiens 
tous... 

— Monsieur le baron!... permettez. 

— Je n’écoute rien. Hors d’ici! Vous revenez aprés m’avoir in- 
dignement abusé, et vous croyez que je vous recevrai comme je 
vous recevais jadis. 

— Je vous assure, monsieur, que yous vous trompez, je n’al 
pas pu... 

— Allez-vous en! vociféra Schelm. Aujourd’hui j je ne suis pas 
capable de yous écouter. 

Il allongea la main vers la pelote. 

— Sortez! cria-t-il. 

Tout & coup il eut une épouvantable grimace, car il avait senti 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 514 


une douleur aigue dans sa main droite. Cette douleur changea sa 
colére siinulée en exaspération réelle. 

— Mais sortez donc, cria-t-il. Si vous voulez me parler, choisis- 
sezun autre moment; vous auriez di, au moins, avoir la pudeur 
de me laisser vingt-quatre heures tranquille. C’est qu’ici je ne suis 
pas le pauvre paralytique et vous n’aurez pas raison de moi, ni 
yous, ni ce nabab du diable! Allez-vous-en ! 

Darine lu) jeta un regard étrange, haussa les épaules et sor- 
tit. Schelm ne le voyait plus; il examinait son bras droit ov il 
avait senti un élancement douloureux. Derriére Darine la porte se 
referma. 

— Je l’ai effrayé, pensa Schelm, c’est salutaire : c’est ainsi que 
je maintenais jadis dans leur devoir les employés du ministére. Il 
reviendra demain; mais alors il sera un instrument servile; 
Muller ne trahira pas la cause : cet homme existe par elle; 
allons! je ne suis pas encore vaincu. Le procés de Wladimir aura 
lieu, et dans ces conditions le résultat n’en peut étre douteux ! 
Mais qu’est-ce que cela veut dire? J’ai mal au bras. 

fl allongea le bras, la douleur cessa; il sourif. 

— Eh bien! mais de quoi est-ce que je me plains? si je pouvais 
sentir des douleurs dans la partie gauche de mon corps, je ne serais 
pas paralysé; ce bras me fait mal, donc 11 est valide! C’est que j’en 
ai besoin, murmura-t-il. 


Ce méme jour, Muller, accompagné par André Popoff, s’était 
rendu 4!’hétel Lanine. Le fils d’Akoulina Ivanowa tremblait 4 l’idée 
de rentrer dans cette maison qu'il avait si subitement abandonnée, 
et 4 la pensée de sa mére... mais il fallait obéir au nabab. 

Ce fut le retour de l’enfant prodigue. Tatiana donna sa main a 
baiser au frére de Nicolas Popoff, et Akoulina Ivanowa, attendrie, 
Yembrassa a plusicurs reprises. 

fl fut plus difficile de faire accepter 4 la vieille dame la perspec- 
tive d'un mariage entre son fils et la fille de Schelm. Mais Muller 
représenta éloquemment a4 Akoulina Ivanowa que Schelm n’était 
pas l’auteur de la mort de son fils ainé, et que ce mariage pouvait 
servir aux intéré(s du mari de sa bienfaitrice. 

Aprés de longues hésitations, Akoulina lvanowa consentit : 

— Puisqu’il s‘agit du salut du comte et que mon fils y voit son 
bonheur, je consens, dit-elle; je ne veux pas me mettre en travers 
deson bonheur. _ 

Kt elle ajouta en baisant la main de Tatiana : 

— Cest le plus grand sacrifice que je puisse vous faire. J'ai tou- 


$42 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


jours hai Schelm et sa fille; vous ne me forcerez pas, j’espére, de 
demeurcr auprés d’elle. 
. — Ma bonne, dit Alexandra, Louise n’est pas méchante. 

Akoulina Ivanowa secoua la téte. 

— Enfin, dit-elle, la comtesse a parlé; qu'il soit fait ainsi qu'elle 
le désire; le salut du comte avant tout. 

Et elle ajouta 4 part soi : 

— Elle se vend, cette misérable... Oh! c’est bien la fille de son 
pére. Moi, je sacrifie mon fils 4 mes bienfaiteurs. 

Muller et André Popoff se rendirent chez Schelm; on les laissa 
pénétrer dans les appartements principaux de I’hdétel, ct ce fut Louise 
qui les recut. Elle ne put retenir un geste de surprise & |'aspect 
d’André; mais elle dissimula son étonnement et présenta en termes 
froids et polis au nabab les excuses de son pére, qui ne pouyait le 
recevoir, élant plus malade ce jour-la. 

— Ma mére, dit-elle, est obligée de rester auprés de mon pére 
qui est encore souffrant des suites de son imprudeate excursion 
d’hier. Que Votre Altesse daigne l’excuser. 

Muller répondit : 

— Je me retire donc, mais je vous laisse mon jeune ami, M. André 
Popoff, qui désire vous parler, mademoiselle, et qui a pour cela 
l’autorisation de M. votre pére. 

Et sans donner a Louise le temps de répondre un mot, Muller 
sortit. André et mademoiselle de Schelmberg restérent seuls. 
Louise examinait avec curiosité cet homme qu’elle n’avait pas 
revu depuis la scéne du bal, et elle constata qu’André ne res- 
semblajt pas plus 4 un valet qu’au malingre gamin dont elle se 
souvenait, alors qu'il était compagnon des jeux de son enfance. Le 
sourire hostile et dédaigneux, avec lequel elle l’avait d’abord ac- 
cueilli, disparut de sa bouche. André, excessivement ému, trem- 
blait de tous ses membres. Ils s’examinérent quelques instants en 
silence, puis le jeune homme prit son courage & deux mains, et 
murmura d’une voix chevrotante : 

— J'ai osé jadis vous montrer mes sentiments, mais jamais une 
parole de moi ne vous les a révélés. Aujourd’hui, le consentement 
de votre pére me donne quelque hardiesse. Je vous aime... 

Louise recula, et hautaine, pourpre d’indignation, elle demanda: 

—C'est donc vous qui voulez acheter cing millions ma conscience! 

Et comme il baissait la téte : 

— Jadis, quand vous n’étiez qu’un laquais, j'ai fait bonne justice 
de votre audace. Croyez-vous que votre richesse subite, dont je ne 
veux pas rechercher la cause, vous donne le droit de me mépriser? 
Ah! c’est donc vous. Et vous venez me dire que vous m’aimez. Allons 














FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. £43 


donc! Est-ce qu’on aime ceux que l’on croit pouvoir acheter! Vous 
avez pu croire, un seul instant, que je consentirais 4 me vendre! 

Elle était magnifique |d’indignation. André, oubliant les con- 
seils et les ordres du nabab, subjugué, ébloui, se jeta 4 genoux. 

— Eh bien, non! cria-t-il, je ne viens pas ici vous poser des con- 
ditions. Je viens vous demander a genoux de ne pas déposer contre 
le comte Lanine, et vous offrir ma vie cn échange. 

— Eh! que ferai-je de votre vie? Pourquoi voulez-vous que je 
consente 4 transiger avec mon devoir? Ah! il vous envoie 4 moi. 
ll est donc coupable; il tremble donc... Il savait que j’aimais Va- 
dime, il m’a tendu la coupe avec-le poison, et vous voulez que je 
pardonne. Et c’est vous... vous... que je méprisais déja chez eux, 
qu’ils m’envoient en négociateur; mais ils sont donc devenus in- 
sensés. Pourquoi ce nabab vous a-t-il amené ici? Ah! mon pére 
a consenti! Vous me désespérez. 

-— Louise, murmura André, vous les haissez donc bien: vous 
avez donc oublié l’amitié de la comtesse, les caresses d’ Alexandra. 

— Non, dit-elle, je ne les hais pas, mais cet homme qui a cru 
que son titre d’aide de camp lui permettrait de commettre un 
crime... Ah ca! cria-t-elle soudain en s’interrompant, qu’étes-vous 
donc pour venir me demander compte de mes sentiments? 

— Oh! je vous en prie, dit André, permettez-moi de parler. Vous 
aimiez le prince Gromoff; moi, vous me méprisez. Permettez-moi 
de vivre de votre présence, de respirer votre air, de vous aimer 
a genoux. Je ne demande pas que vous m’épousiez, j’en suis 
indigne; votre pére accepte cet argent que le nabab m‘a donné. Il 
ne poursuivra plus de sa haine le comte Lanine. Vous, je vous 
supplie, permettez-moi de vous prouver que le comte n’est pas 
coupable. 

Elle courut 4 lui. 

— iin’est pas coupable! vous osez le prétendre aprés la déclara- 
tion du médecin, aprés ce que j’ai vu ! 

— Laissez-moi parler, je vous en supplie. 

— Soit... mais n’espérez pas m’abuser. Je n’ai pas de haine 
contre le comte Lanine; une sympathie invincible, souvenir de 
mes relations passées, m’attire vers Alexandra; mais..., je vous le 

jure..., rien ne m’arrétera dans |’exécution de mon devoir. Tout 
me prouve que le comte a empoisonné celui que j’aimais. 

— Mais l’accusation est absurde. Le comte est trop riche. 

— Pourquoi, alors, voulait-il faire épouser Alexandra 4 Vadime, 
quand il savait que nous nous aimions? Non! vous ne savez pas 
combien le cceur des puissants de ce monde est gangrené... J’en 
sais quelque chose, mon pére est un de ces hommes-la... Pour ga- 

40 Aovr 1875. 54 


514 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


gner des millions, pour devenir une puissance, ils sont préts a tout, 
plus avides que les pauvres... 

— C’est vous, dit André haletant, qur parlez ainsi? 

— Que veulent-ils de moi, enfin? Je ne comprends pas. Ma dé- 
position n’incrimine pas le comte Wladimir. Que puis-je dire? qu'il 
est allé dans la chambre a cété pour chercher une potion; que cette 
potion était du poison; qu’il a, quelques minutes auparavant, chassé 
le médecin? Cela, c’est vérité, et je le dirai; mais cela prouve-t-il 
que le comte est coupable? Ma déposition change-t-elle, en quoi que 
cesoit, sa situation ? La déclaration de Dakouss en existe-t-elle moins? 
En vérité, je ne comprends pas; que voulez-vous de moi? 

— Ce que nous vous supplions de faire, c’est de ne pas accabler de 
votre temoignage cet homme, innocent, je vous le jure; c’est de ne 
pas dire devant le tribunal, comme vous l’avez dit 4 l’instruction : 
« Le coupable, j’en suis persuadée, est le comte Lanine. » Ce que la 
comtesse Lanine vous demande, par ma voix, c’est de ne pas vous 
laisser entrainer par un ressentiment aveugle. Votre déposition aura 
un immense retentissement. Je ne vous demande pas de meatir: 
votre pére, vous le savez, ajouta-t-il en hésitant, est difficile 4 con- 
tenter; cet argent dont il vous a parle est... 

— Je sais, interrompit-elle brusquement; il est inutile d’insister 
la-dessus. 

— Louise, murmura-t-il, le nabab est puissamment riche, avec 
une fortune parcille on peut ce que l’on veut. Dakouss déposera 
selon sa volonté, je vous le jure, mais vous... il n’a aucun moyen 
sur vous. Tout repose sur votre déposition ; or, je vous le répete, le 
comte est innocent; je ne vous demande rien, pas méme la per- 
mission de vivre 4 vos pieds, de vous demander la grace de vous ser- 
vir, puisque vous voulez méme me refuser votre présence. 

Elle linterrompit. 

— Il m’est venu des doutes 4 plusieurs reprises. Tout est pos- 
sible en ce monde. Il y a des machinations infernales, dit-elle pen- 
sive. Peut-étre ai-je été mal inspirée, en effet; peut-étre ai-je été 
trop sévére, mais je vis dans une atmosphére si lourde... 

Ij joignit les mains. 

— Qh! Louise, vous étes bonne... 

— Pouvez-vous, lui dit-elle tout 4 coup, me donner les preuves 
de l’innocence du comte Lanine? | 

Ii secoua lentement la téte. 

— Non, hélas! Le nabab les posséde. 

— S‘ilest si puissant, il doit les produire. S’il est l’ami de Wladi- 
mir, c’est son devoir; qui est-ce qui l’arréte? 

André balbutia : 














FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. | 545 


— de l'ignore. fl m’a ordonné de venir ici; il m’a donné une for- 
tune. Jele bénis; je n’ai jamais osé l’interroger. 

Elle se redressa sévére, et s’achemina vers la porte. 

— Je déposerai ainsi que me l’ordonne ce serment que je vais 
prononcer. Je dirai la vérité, rien que la vérilé, dit-elle. Prouvez- 
moi son innocence, et je me rétracte ; je serai la premiére a procla- 
mer mon erreur; mais tant qu’il ne me sera pas démoniré, par des 
faits irrécusables, que le comte n’a pas trempé dans ce crime hor- 
nible, je poursuivrai sans relache ma vengeance. 

— Louise! balbutia André, la simple raison ne vous dit-elle pas... 

Sans vouloir l’écouter, elle s’achemina vers le scuil; 14, elle se 
retourna. 

— Savez-vous, dit-elle 4 voix basse, qu'il y a des nuits ou je songe 
a dénoncer ma pére!.Et vous me demandez la grace de cet homme 
qui m'est étranger,... la grace de cet homme! Jamais; s’il est cou- 
pable, je serai inexorable. j 

— Louise, je vous en supplie... 

— Yous! je vous pardonne; d’ailleurs, je ne suis plus de ce 
monde; mon devoir accompli, je ne sais ce qu’il adviendra de moi. 
Répétez 4 la comtesse et 4 Alexandra mes paroles, et dites-leur que 
jagirai selon ma conscience. Qu’elles interrogent la leur, elles com- 
prendront' ma conduite. 

Et, laissant André prosterné au milieu de la chambre, la jeune 
fille disparut dans l’intérieur des appartements. 


Cependant, Muller, aprés avoir laissé André seul avec Louise, était 
retourné & V’hdétel Lanine. ° 

— Schelm, dit-il 4 Tatiana qu’il trouva seule au salon, est invi- 
sible. Je n’ai pas insisté, car je suppose que son aventure d’hier 
n'a pasdii avoir une influence salutaire sur sa santé. J’ai laissé le 
jeune homme en téte-a-téte avec la jeune fille. 

— Mais enfin, répondit Tatiana, quels sont vos projets? Je crois 
encore que je ne comprends pas... 

— Ils sont bien simples, cependant. Je veux sauver votre mari 
sans Ccompromettre mes complices. Or, pour cela, que faut-il? Que 
Dakouss endosse toute la responsabilité. Il sera condamné. La loi 
russe n’admet pas la mort pour les crimes de droit commun; on le 
condamnera aux mines. Or, j’employerai, s'il le faut, le reste de 
ma fortune pour le faire fuir et lui donner un autre état civil ; je 
ferai de ce scélérat un potentat. Tant que j’ignorais ow était le mé- 
decin, j’étais perplexe; maintenant qu'il est entre mes mains, je 
vous assure que je saurai le persuader ; j’ai des moyens infaillibles : 
cet homme est lache et cupide. D’ailleurs, bien peu d’hommes ré- 


516 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


sistent 4 l’appat d’unc fortune royale. Dakouss déposera comme je 
le voudrai. Je le tiens sous clef... 

— Qui! dit Tatiana, cela est naturel ; mais pourquoi voulez-vous 
faire épouser Louise 4 André Popoff? pourquoi avez-vous envoyé ce 
jeune homme chez Schelm? Je vous le répéte, je vous laisse agir, 
car je sais qu’au dernier moment je pourrai sauver Wladimir. 
Votre combinaison, je l’avoue, me semble inutile. Dakouss se re 
tractant... . 

— Croyez-vous que cela suffise? Seriez-vous satisfaite d’un ver- 
dict ainsi formulé : « Acquitté faute de preuves? » Non, n’est-ce pas. 
Eh bien! cela arriverait si Louise de Schelmberg venait accuser le 
comte devant le tribunal. La justice ne suspecterait pas une minute 
la bonne foi d’une jeune fille de dix-huit ans. Certainement, cela ne 
suffirait peut-tre pas pour condamner Wladimir, mais ]'impression 
serait désastreuse; je veux éviter cela. 

— Muller, dit Tatiana en lui tendant la main, vous étes un noble 
ami. 

— Et alors, continua-t-il, comme c’est moi qui suis la cause 
premiére, quoique involontaire, de tout le mal, et comme c’était 
4 moi a le réparer, j’ai résolu d’acheter Schelm. On peut acheter 
tout le monde, cela dépend du prix. Or, Schelm était accessible, car 
ila peur de moi. Puis, ajouta Muller, j’ai choisi André Popoff, car ce 
pauvre enfant aime Louise, et j'ai voulu rendre un homme heureux, 
faire éclore un bonheur au milieu de toutes ces souffrances. Voila 
l’explication de ma conduite. Dakouss est en ma puissance, mais... 
ce procureur chargé de. l’affaire est un homme intégre. 

Tatiana eutun triste sourire. Muller, qui examinait son visage. 
lui prit la main. 

— Qui! dit-il, j’en suis persuadé, quoi que vous en disict. Ne 
vous fachez pas, Tatiana, si j’insiste, mais vous m’avez promis de 
me faire entendre sa conversation. Je vous le répéte, je ne croirai 
pas 4 sa trahison avant de m’en étre assuré de mes propres oreilles. 

— Je vous ai promis de vous faire assister 4 la conversation que 
je dois avoir avec lui, je ticndrai ma promesse; mais, Muller, je 
vous assure que votre incrédulité me blesse. 

— Cet homme est un des chefs d’une société secréte. Il a des 
intéréts que vous ignorez. Il a pu parler 4 mots couverts. Vous 
ne l’aurez pas compris. Non! cet homme est loyal. Je vous dirai 
plus, il ne peut pas trahir, il lui faudrait trop de complices; et 
croire cela, croire 4 une trahison aussi immense... Non! vraiment, 
je ne le puis, ce serait renier les croyances de toute ma vie. 

— Vous prétendez bien changer celles de millions d’hommes, 
chrétiens depuis des siécles!... Muller! avez-vous pu croire un 








. FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 547 


moment qu'un chemin ot vous marchez céte 4 céte ayec Schelm 
soit un chemin droit? 

— Enfin, répondit Muller avec violence, je n’y crois pas ! Et, en 
attendant, )’'agiral comme si je n’avais pas entendu vos confidences. 
Quand verrez-vous Darine? 

— Les débats s’ouvrent lundi. J’ai attendu jusqu’au dernier mo- 
ment, espérant en quelque événement imprévu, espérant surtout 
en yous, Muller. Mais samedi, l’avant-veille du jugement, toutes 
mes hésitations auront cessé. Venez ici samedi, 4 onze heures du 
matin; j’écrirai au procureur pour lui donner rendez-vous a cette 
heure-la. 

Muller était pale. 

— Cest bien, dit-il. 

ll prit congé de lacomtesse. . 

— Nelui promettez rien, ne vous engagez 4 rien de positif, dit-il 
ensortant. Quand je l’auraientendu, je vous donnerai un supréme 
avis. Quelle vénération je dois avoir pour vous, Tatiana, pour croire 
un instant & yos paroles ! 

—t moi, Muller, quelle confiance n’ai-je pas en vous! car, 
- dans cette affaire, je trahis presque l’empereur. 

— Nous sommes sur deux cimes, Tatiana, et un abime nous sé- 
pare, dit-il avec tristesse. 

— Qui, répondit-elle, grave... Nos croyances. Fasse le ciel que 
cet abime soit comblé! 

Muller ne répondit rien. 

— Asamedi, dit Tatiana. Je vous attends. J’écrirai ce soir méme 
a Darine. 

— Asamedi, dit-il en sortant. 

Dans le salon qui précédait celui ot il venait de causer avec Ta- 
liana, Muller rencontra Alexandra Lanine. La jeune fille était rouge 
et tremblante; elle semblait avoir attendu le nabab au passage, 
car, 4 son aspect, elle s’avanca promptement vers Jui et lui tendit 
la main, en disant d’une voix indécise et balbutiante : 

— Prince, je ne vous ai pas encore remercié comme je le dewais. 
Je vous dois I’honneur et la vie, et... je... je ne sais comment vous 
€xprimer... le sentiment... 

Muller la regarda, vit sa rougeur et son trouble, frissonna de 
tout son corps, lui saisit la main, la baisa longuement, et dit: 

— Savez-vous, chére enfant, que je pourrais étre votre pére! 

Et, sans attendre sa réponse, il se dirigea promptement vers la 
porte de sortie. 





318 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


XX 


LA DESILLUSION SUPREME. 


Le samedi, 4 dix heures du matin, Muller était déja assis awprés 
de Tatiana, dans le salon principal de l'hotel Lanine. 

— C'est le seul moyen que j’aie trouvé de ne pas exciter sa deé- 
fiance, disait Tatiana. Il peut écarter les draperies, regarder dans 
les chambres voisines. Cette armoire 4 moitié vitrée, pleine de 
chinoiseries, parait incapable de servir de cachette. J'ai, de mes 
propres mains, fait des trous au bois avec une vrille; j’at dté les 
planches du bas et retiré les mille petits riens qui les encombraient, 
et hier, dans la nuit, j’ai mesuré si vous pouvicz tenir dans le bas, 
ou les panneaux sont pleins et cachent Vlintérieur. L’armoire est 
immense; je peux m’asseoir dans l’espace vide et m’y étendre 
presque tout de mon long. En vous courbant un peu, vous pour- 


rez y tenir. La situation n’est ni commode ni majestueuse pour — 


un nabab de Cawnpour, et ce que nous faisons serait peui-<tre 
ridicule, si ce n’était indispensable pour le salut d’un innocent. 

— Peu importe, dit Muller. Pensez-vous que je songe aux moyens*> 
Mais vous croyez que votre conversation arrivera 4 moi, et que j en- 
tendrai... 

— Tout. Je me mettrai sur cette chaise longue, auprés de votre 
cachette; il sera & cété de moi. Les trous que j'ai pratiqués 
permettent d’entendre en méme temps qu’ils vous donnent de J'air. 
Vous pouvez d’ailleurs laisser la porte entre-baillée; elle est retenuc 
a l’intérieur par une chaine en fer. : 

Muller se leva et alla 4 un meuble monumental, armoire de Tos- 
tani, en chéne sculpté, dont la partie inférieure avait une hauteur 
d’un métre, sur un métre et demi de largeur, et dont le haut, vitre, 
était rempli de vases et de bibelots rangés sur des rayons. Ce 
meuble, un des principaux ornements du magnifique salon, p* 
raissait, grace aux dimensions de la piéce, beaucoup plus petit qu'il 
n’était en réalité. 

Quand Muller ouvrit les battants, il vit un espace vide, assez 
grand, en effet, pour qu'il put y pénétrer en se courbant. Il s‘in- 
troduisit entiérement dans cet espéce de coffre, en ployant les ge- 
noux et le haut du corps. 

— Bon! dit-il 4 Tatiana. Je suis 4 mon poste. 

Et il ajouta : 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 519 


— Plaise a Dieu que vous vous soyez trompée ! Ce serait trop épou- . 
vantable. 

— Si je me suis trompée, dit tristement la princesse, que Dieu 
nous protége ; j’aurais alors réellement peur, car vos combinaisons, 
Muller, pour le salut de mon mari ne me paraissent pas assises sur 
des bases bien solides. , 

La cloche annoncant l’arrivée d’un visiteur retentit en ce mo- 
ment. Onze heures sonnaient. 

— Quoi qu'il arrive, Tatiana, dit Muller, je sauverai votre mari. 
Quant & vous! je ne sais pas si je ne vous hairais pas! 

Et il referma les battants de l’armoire. Tatiana, un peu trem- 
blante, s’assit sur la chaise longue. On annonga le procureur impé- 
nial Darine. 

Quand Darine entra, il embrassa d’un regard investigateur le 
salon encombré de meubles de tous genres, fouilla de 1'ceil les 
lourdes draperies des portes et des fenétres, puis s’avanca vers Ta- 
tiana. 

— Madame, dit-il 4 voix basse, ce salon somptueux est fort 
commode pour une embiche: une oreille indiscréte peut entendre 
notre conversation. 

A cet exorde, Tatiana ne put s’empécher de palir. 

— Oui, madame, continua Darine, ces draperies peuvent dissi- 
muler quelque curieux. | 

Tatiana, remise de son trouble, se leva majestueusement, alla a 
la draperie de la porte et l'écarta du geste; puis revint et s’assit 
sur la chaise longue. 

D'abord ébloui par ce geste souverain, Darine sourit ironique- 
ment. 

—Un hdtel comme le vdtre peut recéler d’autres cachettes qu’une 
Vulgaire draperic. Mais peu importe, dit-il d’une voix plus basse 
encore, et je crois, en effet, que vous n’avez pas voulu donner un té- 
moin 4 notre conversation : il serait trop imprudent 4 vous de jouer 
contre nous. J’ai accepté un rendez-vous a votre hétel, comme je vous 
Yai promis 4 notre derniére entrevuc, et cela pour vous prouver 
que je ne crains pas d’indiserétion. Je suis la justice : j’ai la res- 
Source de soutenir qu’en vous faisant des propositions, j'usais 
d'un subterfuge pour découvrir la vérité. Ceci est pour, vos amis 
qui sont dans une position réguliére. 

Il éleva la voix : 

— Mais, dit-il, vous avez d’autres amis. Le nabab de Cawnpour, 
par exemple. Ceux-la, je ne les crains pas, et je vais vous le prouver 
{out 4 I’heure. 

Tatiana eut besoin de toute son énergic pour paraitre impassible 


3520 FONCTIONNAIRES RT BOYARDS. 


— Enfin, monsieur, dit-elle d’un ton hautain, cette méfiance... 

— C’était pour vous dire seulement que j’ai prévu un piége, et 
que je me sens invulnérable. Maintenant, causons. 

Il s’assit carrément dans un fauteuil. 

— Votre mari est innocent, commenga-t-il. 

— Vous l’avouez? cria-t-elle. 

— Parfaitement, dit-il avec un sourire ironique. Si cela n’était 
pas, comment aurais-je pu vous proposer un arrangement? Je ne 
suis pas tout-puissant, moi. Non-seulement j’ai la conviction que le 
comte est innocent, mais j’en posséde les preuves. Ce sont ces pa- 
piers, c’est mon concours, que je vous propose une dernicre fois 
d’acheter. En instruisant contre votre mari, j’ai appris le chiffre 
exact de sa fortune. A vous deux vous étes considérablement riches. 
Mademoiselle Alexandra hérite de vous. Je vous le répéte, je veux 
sa main, sa dot et l’appui de votre famille pour arriver a une po- 
sition. A ces conditions, je m’engage... 

Tatiana l’interrompit. 

— Monsieur, dit-elle d’une voix suppliante, pourquoi exigez-vous 
que je vous sacrifie ma fille? Si vous voulez de l’argent, la moitié de 
ma fortune?... 

— Non, dit-il. Je vous l’ai déja dit, l’argent ne me suffit pas. La 
concussion serait, dans ce cas, trop facile 4 prouver. Non. Ma- 
dame, écoutez-moi avec attention, — car de cette conversation dé- 
pend notre sort 4 tous. Aprés-demain il sera trop tard. Je suis !’un 
des chefs d’une association qui poursuit votre mari de sa haine. 
Cette association est plus dangereuse que ne le croit le gouverne- 
ment. Votre mari est victime des intrigues d'un de ses membres : 
Jen posséde la preuve. 

— Mais, monsieur... 

— Ne m’interrompez pas! Oh! c’est une affaire trés-belle, et je 
serais trop naif si je laissais échapper ma fortune. Je puis, @ mon 
gré, perdre ou sauver votre mari. Un de mes collégues qui est l'en- 
nemi mortel du comte, m’a donné promesse écrite par lequel il 
s’engage 4 me revétir d’une autorité réguliére dans notre associa- 
tion : c’est la preuve d’une organisation occulte et formidable... Le 
gouvernement ignore cela... Je puis lui ouvrir les yeux. Je me suis 
fait donner ce papier 4 cette intention. Pour faire disparaitre 
_Dakouss, on I’a défiguré. Jen posséde aussi les preuves. Celte 
action, ordonnée par le président, est un crime de droit commun. 
L’association tout entiére tombe sous le coup de la loi. Ces hommes- 
1a croient que je pense a faire mon chemin dans leur monde... Les 
sots!... Non, je les tiens tous, et puis les écraser. Si vous consen- 
tez, voici ce que je ferai. Au dernier moment, quand je devral 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 52 


dresser un réquisitoire contre votre mari, je me léverai et dirai : 
«Pour arriver 4 connaitre une des sociétés secrétes les plus dan- 
gereuses de l’empire, j’ai été obligé de poursuivre cette affaire. Au- 
jourd’hui, j’en ai tous les fils dansla main. Le comte Lanine est 
innocent, messieurs; mais je réclame votre justice contre ceux qui 
l’ont accusé. » Et alors je dépeindrai leurs intrigues ténébreuses, 
la trame od le comte a été enveloppé, et je donnerai les preuves a 
lappui. Quel triomphe, madame, pour votre mari et pour moi! Ce 
he serait pas une réhabilitation, ce serait une ovation! 

il la regarda en face, puis il poursuivit : 

— Et alors, voyez comme tout s’arrange! Je parle bien! Ma- 
demoiselle votre fille assiste 4 l’audience : elle peut, se souvenant 
de l’immense service que je vous rends a tous, pousser |’exaltation 
jusqu’é l'amour. J’ai sauyé votre famille, j’ai sauvé la société. 
L’empercur me remercie. Vous m’élevez jusqu’a vous, Sa Majesté 
signe au contrat. Je deviens conseiller d’Etat, ministre, honnéte 
homme! 

Tatiana l’écoutait bouche béante. Le procureur impérial s’exal- 
lait mesure qu’il parlait. 

— Hs croyaient, les idiots! que je consentais a servir leurs projets 
Monstrueux, 4 prendre au sérieux leurs réveries stupides, et que 
j'étais un imbécile comme eux! Un homme de ma caste, madame 
~ car il y a encore des castes en Russie — ne peut se faire connai- 
&e qu’en combattant la société dans les rangs des’ socialistes ; mais 
a, l'occasion se présentant (et celle-ci est magnifique), cet homme 
he les trahit pas, c’est un fou ou un misérable. Leur avenir est encore 
trop Gloigné; le présentne leur appartient pas. J’ai trente-cing ans, 

madame. Je ne verrai jamais le triomphe de leurs idées. Je n’ai pas 
@’enfants pour qui travailler. Je vous ai dit que je ne craignais pas 
de répéter tout haut que je veux trahir les nihilistes. Savez-vous 
Pourquoi j’ai dit cela? parce que, parmi les membres qui composent 
le Centre, ce grand comité dirigeant de la vente, vingt-quatre m’ont 
promis leur concours pour de l’argent. Je les payerai avec la dot 
que vous me donnerez. 

Tatiana, qui était, plus que son interlocuteur, rapprochée de 
W’armoire, entendit 4 ce moment une espéce de sanglot étouffé. 
Pour détourner l’attention de Darine, elle demanda : 

— Mais M. de Schelmberg, sa fille et tous ceux qui poursuivent 
mon mari, et dont vous avez été l’instrument ? 

— Le baron succombera; j’ai contre lui des preuves que je pro- 
duirai. Quant au nabab, ce chef mystérieux des sociétés secrétes 
du monde, ce fou millionnaire, de vos amis, je crois, je ne le crains 
Pas non plus, et je vous permets de l’avertir. Je ne le hais pas en- 





522 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


core; mais s'il se met en travers de ma route, dites-lui que je suis 
procureur impérial, et que Schelm m’a appris son véritable nom. 
Rappelez 4 M. Muller que je puis l’arréter quand il m’en prendra 
fantaisie. Je lui conseille de fuir, et lui en donnerai les moyens. Si 
vous acceptez ma proposition, madame — et vous devez comprendre 
qu'elle est sérieuse — le socialisme sera écrasé, et les persécutions 
de votre mari deviendront pour lui une source de triomphe... 
Son nom sera inscrit en lettres d’or dans les annales de Vhistoire 
russe. 

Tatiana était épouvantée de la duplicité énergique de cet homme. 
Elle ne répondait pas. 

— Vous hésitez, madame? Un mot, un seul! Je vous sais loyale, 
Je ne vous demande que votre parole. Mais n’oubliez pas! ... Aprés- 
demain il sera trop tard!.. Vous espérez peut-étre en Muller? 
ajouta-t-il. Croyez-moi, je le briserai, s’il me résiste; mais, eut-il 
méme la pensée de trahir les nihilistes, 11 ne l’oserait. 

— Monsieur, dit Tatiana, pourquoi n’exécutez-vous pas votre 
plan, utile 4 la société, j’en conviens, sans y mettre un prix? Yous 
étes le représentant de la justice; une récompense éclatante... 

— Ah! ah! s’écria-t-il dédaigneusement. La croix de Saint-Wla- 
dimir au cou! Je serai décoré, n’est-ce pas? Non! non! Ii me faut 
une position ct la fortune!... Une derniére fois, consentez-vous? 

Tatiana se souvint des recommandations de Muller. 

— Laissez-moi’ réfléchir jusqu’A demain, dit-elle. Ma fille est 
préte a4 se sacrifier ; mais, je vous en supplie, laissez-moi quelques 
heures de répit encore. Demain matin je vous écrirai. 

— Soit! dit-il en se levant. J’attendrai. Je l’avoue franchement, 
je désire que votre résolution me soit favorable; car, croyez-vous, 
ambition 4 part, que j’aic été insensible a la beauté de votre fille? 

Ii étendit la main: 

— Adieu, madame, et souvenez-vous! Je dispose d’une puissance 
ténébreuse que je ne troqucrai que contre une puissance publique. 
Mais je suis cn méme temps la justice. Si demain, a une heure, Je 
n’ai pas regu une adhésion compléte, un engagement signé de vous, 
aucune puissance au monde ne pourra sauver votre mari. 

Quand Darine fut sorti, la porte de l’'armoire vola en éclats. Mul- 
ler, pale comme un linge, se dressa devant Tatiana. Deux larmes 
sillonnaient ses joues, et sa figure avait une expression de profond 
accablement. La douleur de ce colosse impressionna profondément 
Tatiana. 

—J'étouffais la dedans! cria-t-il. Une seconde encore, j étranglais 
cet homme! 

— Muller, dit-elle, calmez-vous ! 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 525 


— Savez-vous, Tatiana, que vous venez de briser loutes les forces 
de ma vie? : 

Nl laissa tomber ses bras dans un mouvement de découragement 
inexprimable. 

— Je suis vaincu! dit-il. 

Aprés un moment de silence, il se redressa. 

— Adieu, Tatiana, dit-il. Il me reste encore un devoir 4 remplir 
avant de descendre dans le néant. Je sauverai Wladimir, je vous 
le jure. L’audience fut-clle levée, le verdict prononcé, ne déses- 
pérez pas. 

— Muller! ne vous abusez pas, vous étes impuissant... 

— Moi! devenez-vous folle, ou croyez-vous a cet homme? Je 
vous défends, cria-t-il, de lui écrire. 

— Muller, revenez 4 vous. 

— Ne lui écrivez rien, ne vous engagez 4 rien, répéta-t-il d’unc 
Voix menacante, entendez-vous? 

Jamais Muller n’avait osé parler ainsi & cette femme qu’il 
aimait. Elle n’en fut pas blessée, mais elle lui répondit vivement : 

— Si c’est cependant l’unique moyen de sauver mon mari, 
Sl... 

— Mais, naive que vqus étes, qui vous dit que cet homme ne 
profitera pas de votre lettre pour l’accusation, qu'il ne s’en fera 
pas une arme de plus contre votre mari? Espérez-vous sonder les 
mystéres de sa conscience? 

Elle comprit la vérité de ces paroles, se tordit les bras, et tomba 
sur le canapé en éclatant en sanglots. 

— Mon Dieu! s’écria-t-clle, mais c’est vrai, cela. Oh! c’est la 
derniére chance de salut qui m’échappe. 

Il lui prit la main. 

—-C’est encore moi qui suis obligé de vous consoler, et cepen- 
dant mon cceur est brisé. Je ne vous ai jamais trompée, n’est-ce 
pas, depuis cette nuit fatale, qui pése sur toute ma vie? Vous 
avez confiance en moi, et vous m’aimez. 

Elle n’eut pas la force de protester ; il eut un triste sourire. 

— Oui, vous m’aimez, d’un noble et pur amour, Tatiana... Ce 
silence, que j’aurais payé hier encore de ma vie... ce silence me 
le prouve! Regardez-moi. 

fi la forca d’un geste 4 relever la téte. _ 

— Sur mon honneur, sur votre vie, sur le sentiment que j'ai 
découvert dans votre cceur, Tatiana, je vous jure de sauver 
Wladimir. 

Et, éclatant lui-méme en sanglots, il s’enfuit, la laissant éperdue, 
défaillante. 


524 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


XXI 
LA COALITION DE MULLER. 


Dans le cabinet de travail de son palais, Muller était assis face 
& face avec Ivan Kolok; le soleil de mars coupait d’un rayon 
bléme la piéce aux tentures sombres, et frappait le visage du 
Courlandais, qui était livide. Le Sibérien venait d’entrer, appelé 
par son ami, et le voyant accablé et muet, il n’osait parler. A deux 
reprises différentes, Muller avait levé les yeux, et aprés avoir exa- 
miné son ancien compagnon, il avait détourné le regard. 

Ce silence pesant dura quelques minutes, et le Sibérien commenca 
4 ressentir une secréte angoisse. Tout 4 coup, Muller dit d’une voix 
bréve, saccadée, sifflante : 

— Ivan! nous sommes trahis! 

Le Sibérien se dressa d’un bond. 

— Trahis! cria-t-il. 

— Oui! 

D’un geste désespéré il enfonca sa téte dans ses mains. 

— Quel est le traitre? demanda Ivan. 

— Ah! dit Muller en levant un instant les yeux, c’est horrible! 

— Vous pleurez, s’écria Ivan effrayé de l’émotion de cet homme 
si viril. 

Et il ajouta. 

— Jamais je n’ai vu une larme dans vos yeux. 

— Je pleure sur moi, sur mes espérances brisées, Ivan! Nous 
avons été des criminels et des.fous. Sais-tu qui nous trahit? Da- 
rine! et tous les chefs de l'association, ceux qui composent le 
Centre! et sais-tu pourquoi? ajouta-t-il d’un ton de pitié, pour 
un peu d’or. 

Le gigantesque Sibérien se leva, et son poing s’abattit sur le 
bureau. 

— Malédiction! cria-t-il. Mais non! c’est impossible! Muller, 
yous vous trompez. 

— Quand on m’a dit cela la premiére fois, je croyais, comme 
toi, que c’était impossible. Cela est cependant. 

Le Sibérien froissa entre ses mains crispées une liasse de 
paplers. 

— Oh! gronda-t-il avec une rage sourde. Oh! oh! ajouta-t-il 








¢ 


FONCTIONNAIRsS ET BOYARDS. 525 


avec un sanglot, sans pouvoir tirer une parole de plus de sa gorge, 
qui se contractait. 

— Qui, nous avons été des fous, Ivan. Nous avons révé un état 
de chose incompatible avec la nature de l’homme. La cupidité, l’am- 
bition, la lacheté existeront toujours dans le coeur humain. Les lé- 
gislateurs, je le reconnais aujourd’hui, connaissaient les hommes. 
ll faut, pour contenir leurs passions basses et viles, tenir suspendue 
au-dessus de leur téte la hache du chatiment. Le mal est le principe 
de tout. Je n’ai pas réfléchi a cela, et cependant je réfléchis depuis 
que existe. J’ai oublié, dans mon orgucil, que les hommes n’é- 
laient que des animaux féroces; je voulais dompter leurs passions. 
Moi aussi, quand j’analyse mes sentiments 4 cette heure, je ne vois 
quégoisme, ambition, folie, dans mon cceur. Je voulais étre le 
tyran de la liberté, forcer a étre libres ceux qui méprisent )’affran- 
chissement. Eh bien! quoi! dit-il. Aprés!... J’ai été vaincu, il s’agit 
de s'exécuter. Je vais rentrer dans le néant, aprés avoir lutté trente 
ans pour un avenir idéal. C’est dur, mais cela sera. 

Il s’arréta. Ivan, muet en face de cette douleur terrible, trou- 
blé lui-méme dans le plus profond de son ame, ne répondait rien. 

— Ah! continua Muller, ils se servaient de nos richesses comme 
d'un levier, ils voulaicnt faire de la régénération sociale un piédestal 
a leur situation personnelle... car ils sont tous ainsi, ce Darine 
Va avoué... C’est bien, je me résigne, mais avant de disparaitre, 
jai 4 me venger et 4 chatier. Je le ferai, Ivan. J’ai deux jours a 
vivre encore, je remplirai bien ces deux jours. 

Ivan, sans oser prononcer une parole, l’interrogea de |’ceil. 

—Ivan, dit Muller, tu brileras, cette nuit, le phalanstére de 
lAsiatique. 

Le Sibérien, épouvanté, demanda : 

— Vous voulez briler le phalanstére ? 

— Qui! répondit Muller de la méme voix placide et lente, avec 
laquelle d’habitude il donnait ses ordres, cette nuit méme. 

— Mais, balbutia l’autre, il y a soixante-dix habitants.... 

— Je leur fais grace. 

ll ouvrit un tiroir de sa table, et tira une liasse de billets de 
banque. 

— Voici 100,000 roubles. Tu te rendras au phalanstére. Tu met- 
tras ce soir méme tous les nihilistes 4 la porte, et tu leur distri- 
bueras cet argent. 

— Mais s'ils me questionnent? . 

— Allons donc, interrompit Muller d’un ton de mépris sanglant, 
ce sont des socialistes, des néophytes des idées nouvelles. Que ne 
feraient-ils pas pour de l’argent! Tu les enverras se promener dans 


526 -FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


tous les mauvais lieux de la capitale. Ils te baiseront les mains, si 
tu veux. 

Cet homme, crachant sur ce qu'il avait adoré jusque-la, et 
s’exprimant sans passion, d'une voix douce, voilée, présentait un 
spectacle navrant. lvan, chez lequcl ce revirement n‘avait pas pu 
s’opérer aussi vite, secoua la téte avec doute. 

— Ils ne voudront pas. La maison est 4 vous, c’est vrai, mais 
vous n’avez pas le droit de les chasser ainsi, sans les prévenir 
4 l’avance. Ils peuvent refuser... 

— Ils ne refuseront pas. 

— Si... cependant.... 

— Ah! cria Muller saisi d’une colére soudaine, eh bien! tant 
pis pour eux alors! Tu crois donc que je les aime, ces misérables, 
qui m’ont fait, 4 cinquante ans, fouler aux pieds toutes mes 
croyances, qui ontdissipé tous mes réves, brisé toutes mes illu- 
sions. Les socialistes intelligents accepteront; les imbéciles, comme 
je Vétais jadis, les fous, les réveurs, sil y en a, refuseront peut- 
étre. Tant pis, tu brileras la maison avec cux!!! 

Le marchand sibérien, vieux bandit sans crainte ni pitié, fris- 
sonna 4 ces mots prononcés avec une résolution froide. 

— Il y a parmi ces malheureux... commenga-t-il. 

— Qui, interrompit Muller, Poleno et Bello. J'ai encore besoin 
de ces deux hommes. Tu les feras venir ici ce soir. On leur 
donnera une chambre 4 Vhétel, j’aurai & causer demain avec eux. 

— Muller, répéta Ivan, la maison est 4 vous, nous vivons tous 
grace 4 vos largesses, vous avez le droit de la bruler. 

— Qui, j’ai ce droit-la ct j’en userai; j’ai hate, moi-méme, 
de disparaitre, ct cependant il faut que je sois encore actif pen- 
dant deux jours. Oh! cet homme bon et doux, qui a pesé de sa 
mansuétude sur toute ma vie, i! se dresse 1a, devant moi, et je ne 
puis l’abandonner. J’ai voulu jadis briser sa vie, c’est lui qui a 
brisé la mienne. 

— Mais que voulez-vous faire, Muller? Je veux le savoir. 

— Ma destinéc t’importe peu. Quant 4 mes projets, je t’en feral 
part. Je vois que tu hésites 4 m’obéir. Viens avec moi. Je t’expli- 
querai tout en route. Je t’affirme que le phalanstére doit disparailre 
cette nuit méme. Et je te jure que quand tu connaitras leur tra- 
hison, Ivan, tu n'hésiteras pas 4 m’obéir. 

— Muller, je ne suis pas facile 4 attendrir, mais cette cruaulé 
froide... Brdler tous ces gens-la... 

— Ne crains rien, lvan, tu n’auras pas besoin d’en arriver a 
cette extrémité. Montre-leur l’argent, et ils te suivront comme les 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 527 


chiens suivent ceux qui ont de la viande dans leur poche. Allons! 
viens! 

Ivan suivit son ancien chef, qui se leva, se dirigea vers la porte 
d’un pas automatique et descendit l’escalicr en murmurant : 

— Oh! cette femme, elle aura été le destin de ma vie. Pourquoi 
ai-je voulu entendre! Je n’y survivrai pas. Je n’ai jamais en peur 
de la mort; et cependant, aujourd’hui j’entrevois l’idée d’un tribu- 
nal supréme, une angoisse secréte étreint mon ame. 

Il était six heures du soir, la nuit tombail. Ivan et Muller s’arré- 
\érent devant la porte du phalanstére de |’ Asiatique. 

— Wobéiras-tu maintenant? demanda Muller. Comprends-tu la 
profondeur de ma blessure ct la grandeur de leur iniquité? 

— Jet’obéirai, répondit Ivan d’une voix sourde. 

— Arréte une voiture de. place qui m’attendra la. Renvoic ces 
hommes. Souviens-toi que celui qui, dans dix minutes, sera ici, 

. peut briler vivant. Ordonne 4 Bello et 4 Poleno de se rendre immé- 
diatement a l'hotel. Dans un quart d’hcure, tu m’attendras auprés 
de la voiture. 

Au deuxiéme étage du phalanstére, Muller et Ivan se séparérent. 
Le nabab monta 4 la salle des conférences, Ivan pénétra dans les 
appartements destinés aux nihilistes. 


Depuis huit jours que Dakouss était enfermé dans le réduit 
mystérieux, le beau médecin sentait la folie envahir lentement son 
cerveau. I] avait une peur immense, effroyable, car il ne savait 
pas ce qui l’attendait. Poleno, le doctrinaire farouchce, le rigide 
exécuteur des ordres de ses chefs, lui avait apporté deux fois des 
vivres. I] était entré dans la cellule, silencieux et sombre, et s’était 
retiré, sans répondre un mot aux questions du médecin. Ramassé 
sur lui-méme, les genoux aux dents, Dakouss pleurait, et des larmes 
chaudes et pressées ruisselaient sur ses joues crevassées, au moment 
ou Muller pénétrait auprés de lui. A l’aspect de ce visiteur qui 
Venait rompre la monotonie pleine d’angoisses de sa solitude, Da- 
Kouss se leva d’un bond, et, reconnaissant le nabab, se jeta a 
genoux. 

— Grace! dit-il. Je ferai ce que vous voudrez, mais ne me tuez 
pas, et sortez-moi d'ici. 

— Cest bon! Vous aurcz votre grace. Mais il faut la mériter. 

— Oh! tout, tout ce que vous m’ordonnercz... 

— Demain, dit Muller, on juge le comte Lanine, celui que vous 
avez si odieusement calomnié. I] faut que vous vous présentiez de- 
vant le tribunal, que vous vous rétractiez, et que vous vous avouiez 
Coupable. Votre grace est 4 ce prix. 


528 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Le médecin recula. 

— Mais, dit-il, si vous me faites grace vous, la justice me 
condamnera. 

— Aimez-vous mieux étre brulé vivant? 

— Bralé! Vous voulez me briler!!! 

— C’est la mort qui vous attend si vous n’obéissez pas. 

L’effroi avait complétement privé Dakouss de toutes ses facultés 
intellectuelles. I] poussa un éclat de rire fou. 

— Bralé! répéta-t-il. Ah! vous ne ferez pas cela. 

Et tout A coup, fou d’épouvante, il se précipita sur Muller en 
criant : 

— Bourreau! tu es seul ici... Je t’étranglerai. 

Mais Muller saisit de sa main puissante l’épaule de Dakouss, qui 
tomba 4 genoux avec un cri de douleur. 

— Dakouss, dit Muller d’une voix profonde, je ne te comnais 
pas et n’ai pas de haine contre toi. Si tu consens 4 m’obéir, 
comme la loi russe est douce aux criminels, on t’enverra aux 
mines. Je posséde une fortune considérable ; si je ne puis te faire 
évader de Saint-Pétersbourg, je te promets de t’enlever pendant 
le voyage. La richesse scule peut te procurer les Jouissances aux- 
quelles ton dme perverse peut aspirer. Je te donnerai un million, 
tu l’auras dans ta poche 4 l’audience et tu te vengeras de ceux 
qui t’ont défiguré. 

— Oh! murmura Dakouss, auquel ce souvenir rendit la parole, 
si je pouvais me venger d’eux! 

— Tu te vengeras! Obéis donc. Si tu refuses, cette nuit méme, 
tu mourras. Cette maison est destinée 4 disparaitre engloutie par 
les flammes. 

Il lacha le médecin et se dirigea vers la porte. 

— Choisis, répéta-t-il. Si je ferme cette porte, tout est fini pour 
toi. Veux-tu me suivre? 

— Vous suivre! vous m’emmenez d’ici? 

— Qui! tu auras une autre prison. 

— Mais vous ne me trompez pas. Ce serait horrible. Ah! mnisé- 
rable Darine... Mais vous aussi. 

— Dakouss! dit Muller, en s’apprétant a passer le seuil, je n’ai pas 
le temps de discuter avec toi. Une derniére fois, veux-tu m’obéir? 

Dakouss sauta jusqu’a la porte que Muller faisait mine de fermer, 
et cria : 

— Faites de moi ce que vous voudrez! 

— C’est bien, dit Muller, suis-moi. 

Ils entrérent dans la salle des conférences. Muller dit : 

— N’essaye pas de te sauver ou de me résister; 4 la premiére ré- 














Re 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 529. 


volte, je t’enverrai en prison. Tu sais que ]’on te recherche; tu seras 
condamné, car la lettre que posséde Darine est une preuve de ta 
culpabilité, et tu n’auras pas argent. Tu comprends aussi que je 
te laisseral pourrir aux mines si a ne m’obéis pas aveuglément. 
Souviens-toi de cela. 

Dakouss baissa la téte avec une sombre résignation. 

Muller dit : 

— C’est bicn! Je vois que tu m’as compris, viens! 

Dans I'escalier, une odeur de fumée les saisit 4 la gorge. Dakouss 
regarda Muller d’un ceil stupide : 

— Tu vois que mes menaces n’'étaient pas yaines, dit Muller. 

Ils descendirent dans la rue déserte. Un fiacre 4 deux chevaux 
stationnait 4 la porte du phalanstére. Au coin de la Perspective un 
groupe d’ hommes s’engageaient, avec des éclats de rire, dans une. 
rue voisine, Ivan était debout auprés du fiacre. 

— C'est fait! dit Ivan 4 Muller. 

— Comment cela s’est-il passé? 

Ivan répondit avec un rire amer : 

—Ils sont tous partis. 

— Que leur as-tu dit? 

— Jai voulu retourner le poignard dans la plaie de mon coeur. 
Un philantrope conscrvateur, leur ai-je dit, vous donne 4 chacun 
mille roubles pour abandonner vos .doctrines subversives. Ils ont 
lous accepté avec des acclamations. 

Les ongles de Muller s’incrustérent dans le bois du fiacre, contre 
lequel il s’appuyait & ce moment. 

— les misérables! bégaya-t-il. Et ces deux hommes! ce Bello ct 
ce Poleno. 

— J'ai rencontré Poleno sur !’escalier, et lui ai ordonné de cher- 
cher Bello, absent du phalanstére et de l’amener chez vous ce soir. 
Ces deux hommes ne savent rien; quand ils reviendront, le phalans- 
tére aura cessé d’exister. 

— Cest bien! murmura Muller, retournons. 

Muller poussa Dakouss dans la voiture et y monta avec Ivan. Le 
fiacre roulait lentement; au coin de la place de l’Amirauté, une 
lueur rouge raya le ciel a Orient. 

— Un incendie! dit le cocher en frappant de ses doigts la vitre du 
fiacre pour attircr l’attention de ses clients. 

Dakouss courba le front ct halbutia : | 

— Je ferai ce que vous m’ordonnerez. Je le vois, il est inutile de 


lutter contre vous... 


40 Aour 1875. oD 


530 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Muller ne l’écoutait pas; il examinait d’un ceil ému la lueur qui 
commencait 4 teinter de rose la fléche de YAmirauté. Ivan Kolok 


pleurait. 
XXII 
DESESPOIR. 


Quoique le lendemain fat un dimanche, le nabab Dowgal Sabib, 
se rendit, accompagné de son acolyte, Ivan Kolok, chez les trois 
principaux banquicrs de Saint-Pétersbourg. Les princes de la finance 
ne se trouvaient pas 4 leurs bureaux, et le nabab fut obligé de se 
rendre 4 leurs domiciles respectifs. Il passa & ces courses toute la 
journée, et, quand il rentra chez tui, il avait un gros portefeuille 
bourré de billets de banque et de traites. Le docteur Dakouss, 
assis dans son cabinet, se leva & son arrivée. 

— Ivan, dit Muller, emmenez cet homme et enfermesz-le dans 
quelque chambre; je n’ai pas a le voir encore. Votre rdle ne com- 
mence que demain, dit-il a Dakouss ; j’ai votre argent et vous le re- 
mettrai 4 l’audience. 

Dakouss voulut parler, Muller fit un geste de lassitude. 

— Allez! ordonna-t-il. lvan,. vous ferez venir André Popoff, je 
Yattends; puis, quand il se sera retiré, vous introduirez Bello et 
Poleno. Et, quand j’aurai congédié ces deux hommes, vous revien- 
drez, Ivan; je désire avoir avec vous une derniére et supréme con- 
versation. 

Muller resta seul. 

— Les hommes sont tous les mémes. Pour gagner de I’argeat, 
ces banquiers millionnaires ont transigé avec les régles de leur 
maison; ils ont ouvert leurs bureaux, fait usage de leurs clefs, vidé 
leurs caisses. Ils m’ont égorgé, il est vrai! J'ai 20,000,000 de 
roubles, le quart de ma fortune; cela me suffit pour les deux jours 
qui me restent. A quoi bon la fortune sans l’espoir dans !’avenir, 
sans amour, sans but dans la vie! 

André était sur le seuil. 

— Cette jeune fille est insensée! lui dit Muller, je vous fais 
présent de l’argenf, vous en ferez l’usage qu'il vous plaira. Adieu, 
André, cette maison cst maudite. Je vous ai fait venir pour vous 
rendre votre liberté. N’ayez pas de tristesse de mon départ. Sai 
espéré vous rendre heureux; je ne puis que vous faire riche. 

— Monseigneur... vous me chassez... 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS, oot 


—~ Non! mais demain vous me maudirez peut-ttre ; celle que vous 
aimez va souffrir par moi. 

— C’est une noble fille! Vous ne lui ferez. pas de mat, Monsei- 
gneur, dit-il en se jetant 4 genoux. 

— Qui, murmura Muller, sa grandeur d’Ame m’a étonné. C’est 
cependant la fille de Schelm. 

— Monseigneur, murmura André, vous étes puissant, vous ne 
pouvez hair une pauvre jeune fille. 

— Cest bon! répondit brusquement Muller. Je vous permets de 
faire une derniére tentative; mais si elle ne réussit pas, je serai 
implacable. Je ne poursuis pas de ma haine cette enfant; je dois 
faire rendre justice aux innocents. 

— Oh! merci, monseigneur. 

— Demain, & onze heures, vous viendrez chez elle avec moi. 
Levez-vous et laissez-moi. 

— Monseigneur... 

— Crest bien, vous dis-je! Laissez-moi. 

Ilse tourna vers lui, et son ceil lancga un éclair quand il le vit 
agenouillé et les mains jointes.. 

— Yous voulez donc, cria-t-il avec des éclats terribles dans la 
voix, que je retire ma parole. 

André, épouvanté, se leva et sortit précipitamment. Alors Muller 
saisit le portefeuille qu’il avait apporté avec lui, en tira une liasse 
de billets de banque, la partagea en deux et les étala sur la table. 
A peine cut-il fini cette besogne que Bello et Poleno pénétrérent 
dans le cabinet. 

— Je yous ai fait appeler, dit le nabab, pour vous récompenser 
et vous donner les moyens de vivre a l'avenir; vous n’avez plus 
d'asile; le phalanstére de l’Asiatique n’existe plus. Il a été incendié 
celte nuit. 

Bello et Poleno avaient couché 4 I’hétel du nabab, et ignoraient 
Vévénement dont tout Saint-Pétersbourg s’entretenait ce jour-la; ils 
eurent un méme mouvement de surprise effrayée. 

— Incendié! cria Poleno. 

— Oui, dit Muller, par mon ordre; la maison m’appartenait, j’a- 
vais ce droit-la ; les nihilistes se sont dispersés. Je ne suis pas obligé 
de vous expliquer mes volontés; mais je consens 4 le faire. Nous 
avons été trahis... . 

— Quel est l’infame? commensa Poleno. 

—~ Vous étes, vous deux, de tous nos anciens fréres, les seuls que 
je n’aie pas le droit d’accuser de trahison. Tous les membres de la 
réunion des Amis de la Liberté, tous les chefs qui composaient le 








539 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Centre, deux de vos chefs suprémes, sont des traitres. Le plus cou- 
pable est le procureur Darine!... 

—— Darine! s’écria Bello. 

— Darine! ajouta Poleno, je m’en doutais. Ah! mais je vengerai... 

— Cela n’en vaut vraiment pas la peine! dit Muller avec un mé- 
pris sanglant, ils se trahissaient mutuellement; mais il ne s'agit 
pas de cela — vous m’ayez bien servi, merci! — il s’agit de me 
rendre un dernier service. Demain j'ai besoin de vous; demain, a 
audience de l’affaire Lanine vous vous convaincrez de la vérité 
de mes paroles. Voulez-vous m’aider encore? 

— Nous sommes préts, dirent simultanément Bello et Poleno. 

— C’est bien! dit Muller; voici cent mille roubles que je donne 4 
chacun de vous. Prenez-les. 

ll poussa vers eux les lasses de billets de banque. 

— Cent mille roubles! rugit Bello en se précipitant vers les pré- 
cieux papiers. Oh! merci! monsceigneur!... 

Le nabab le regarda et ses traits se contractérent, 11 murmura : 

— Encore un! Oh! les hommes! 

Quant 4 Poleno il n’avangait pas la main; il restait froid et sévére. 

— Et vous, Poleno, demanda Muller, vous ne voulez donc pas de 
cet argent? 

— Non, dit-il, qu’en ferais-je? Notre association est dissoute. 

— Ah! dit Muller en lui serrant la main, voici un homme au 
moins. N’importe, prenez cet argent, il pourra vous étre utile; vous 
pourrez faire du bien. 

— Faire du bien, non pas! riposta Poleno; mais j’accepte cet 
argent. Je vais fonder un phalanstére et je deviendrai alors, 
comme vous, un chef parmi nos fréres. 

Et, machinalement, et ne se rendant probablement pas compte 
de ce qu’il disait, il répéta les paroles de Bello, tant il est vrai que 
Végalité n’existe pas méme dans I’esprit d'un fanatique convaincu : 

— Merci, monseigneur! 

Alors Muller fit un geste désolé de la main, un geste de désespoir 
supréme, et murmura en baissant la téte : 

— Celui-la aussi. Oh! 

ll se redressa impérieux. 

— Demain, jc compte sur vous. 

— Quelle sera notre mission? demanda alors Bello, qu’attender- 
vous de nous? 

— Déja! dit Muller. Vous craignez déja pour votre argent. Veus 
me questionnez! 

Il ajouta : 

— Vous gagnerez 100,000 roubles encore, vous, Bello; Poleno, 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 533 


yous vous vengerez de Darine. Je yous promets en outre de vous 
donner le moyen de construire votre phalanstére. Ne me demandez 
rien de plus, mais obéissez. Je puis encore vous y forcer, ne l’ou- 
bliez pas, je suis chez moi. 

— Il est inutile de menacer, dit Poleno, je vous ai engagé ma pa- 
role. 

— Moi aussi, dit Bello. 

Et il murmura : 

— Deux cent mille roubles, c’est la richesse, cela vaut la peine 
de risquer quelque chose. 

Muller leur désigna la porte du cabinet : ils s’inclinérent et sor- 
tirent. Muller sonna avec violence. 

— Ivan! cria-t-il d’une voix étranglée, qu’on m’envoie Ivan ! 

Kt il s’affaissa sur un fauteuil en murmurant : 

— Oh! mon Dieu! mon Dieu! Elle a raison, j’étais fou de réver 
cela. La justice universelle, l’égalité. Folie! folie! Avoir été dupe 
pendant cinquante ans de ma vie, oh! j’étouffe! 

ll arracha sa cravate et se jeta haletant sur un canapé. Ivan 
parut. 

— Oh! Ivan! cria Muller, que les hommes sont donc laches ! 
Lhumanité, dérision! déception! Le mépris que je ressens pour 
elle me tue. J’ai hate de mourir. J’avais espéré découvrir en ces deux 
hommes un sentiment élevé : l’un est un mercenaire, capable de 
lout pour de l’argent; l'autre un réveur stupide et ambitieux. Savez- 
Yous, Ivan, que, si nous sondions nos deux consciences, nous y 
{rouverions, dans quelque mystérieux repli, un sentiment bas, 
lache et vil? Allons! c’est fini, assieds-toi la, Ivan, et écoute-moi. 

Le vieux Sibérien se plaga silencieusement dans un fauteuil. I ne 
questionnait plus, résolu d’obeir 4 son ancien chef, car il avait enfin 
Compris combien ils s’étaient trompés tous les deux dans leurs 

€Spérances sur les nihilistes russes. 
_ van! disait Muller, demain, il te faudra fuir, ta présence 
Jaci serait un danger. 

Wan secoua Ja téte. 

_ — Je ne fuirai pas. Je ne sais quel sort vous vous réservez, mais 
Je veux le partager. 

Muller avait été si abusé, que cette proposition fit éclore sur ses 
levres un sourire amer et sceptique aussitét réprimé. Il répondit : 

— J’ai une mission 4 te confier, lvan, et j’ai compté sur toi. Tu 
asdonc oublié l’existence du nabab de Cadoupour. Il faut !ui rendre 
sa parole. Demain je ne serai plus rien et ne pourrai plus guére 
Compter sur nos serviteurs indiens. Ivan, je désire que tu ailles 


534 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


dans I’Inde pour y retrouver le nabab et lui dire : « Muller est mort 
la-bas, mort de désespoir. Reprends ton tréne, Sahib, car tow sacri- 
fice ne peut plus lui étre utile. » Je ne sais, et, pendant les longues 
heures de solitude qui se préparent pour mei, Je vais réfléchir a 
cette question : Quel pouvait étre le motif bas et vil qui a poussé 
ce souverain omnipotent 4 me donner cette preuve sublime de dé- 
voucment? 

— Oh! Muller, murmura Ivan, tu calomnies tout Je monde. 

— Mais, matheureux, répondit Muller, tu ne comprends donc pas 
que je me suis découvert tout entier, et que je me méprase mo}- 
méme ! Je ne me connaissais pas moi-méme... Je me croyalg hon- 
néte! convaincu... Je ne suis rien de tout cela. J'ai mis ma cor 
science & nu et j'ai reconnu que j'aimais celte femme, que je 
voulais recommencer ce qui existe pour étre te chef de la société 
nouvelle et pour l’éblouir par mes victoires. Elle! la femme de mon 
ami intime qui m’a comblé de ses bienfaits. Et qui sait si ma_pen- 
sée, en s’égarant parfois dans les profondeurs de l'avenir, ne pro- 
noncait pas l’arrét de mort de Wladimir? Et qui sait si, en devenant 
tout-puissant, je ne l’aurais pas exécutée? Ah! Ivan, nous ne valons 
pas mieux!’un que l’autre. Voici dix millions en traites sur tontes les 
villes de l’Inde, garde-moi cette fortune, je viendrai te la réclamer 
peut-étre. Si je ne reviens pas, dans dix ans cette somme t'appar- 
tiendra. Consens-tu a aller retrouver le nabab, car vraiment j’abuse 
de son dévouement? Ivan, tu ne me réponds pas? 

— Muller, je désire savoir auparavant quels sont vos projets, 
vous parlez comme si quelque danger vous menacait. 

—— Non, ‘aucun danger ne me menace encore, mais demain Je 
suis condamné & disparaitre, et je vais disparaitre. 

— Je ne vous comprends pas, mais je yous demande de partager 
votre sort. 

— Tu ne veux pas me rendre le dernier service que j’exige de 
1017 

— Fuir! vous abandonner au moment de la lutte! 

— Iln’ya plus de lutte, il y a un homme brisé qui est tas de souf- 
frir et qui succombe sous le poids de la fatigue. J’ai succombé mais 
on ne m’a pas vaincu. Je ne t’ordonne pas de fuir, je te supplie de 

m’épargner un remords. Je ne puis pourtant pas laisser ce prince 
indien vivre enfermé dans son palais pendamt toute sa vie. ivan, 
comprends-moi, él faut que quelqu’un avertisse le nabab. Ce serait 
infame de lui prendre une seconde de son tensps quand je nen ai 
plus besoin. Et puis, Ivan, qui sait? je retournerai peut-étre ea 
Asie, je ne veux pas me tuer ; j’aurai alors besoin de l’argent que 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 535 


je te confie. Ivan, je t’en supplie, obéis-moi cette derniére fois. 

— Je vous obéirai, Muller, comme je vous ai toujours obéi, 
mais cela m’est pénible. Moi aussi, depuis hier, je me sens triste. 
Je n'ai plus de but dans la vie. Je commence 4 comprendre que les 
lois qui nous régissent sont sages..., que nos vues ont été crimi- 
nelles. Moi aussi! Muller, je désire mourir. 

Muller le regarda d’un air doux et triste. 

— Moi je n’ai pas le droit de mourir, l’expiation ne serait pas 
suffisante. Demain, tu assisteras 4 l’audience de |’affaire Lanine. 
Quoi gu’il arrive, tu me promets de partir aussitét aprés les débats? 

— Je vous le promets. Le séjour de Saint-Pétersbourg com- 
mence 4 me peser. Je me rends bien compte du service que vous 
réclamez de moi, et je remplirai la mission dont vous me chargez. 

Muller fit de la main un signe d’asscntiment, puis il laissa 
fomber sa téte sur sa. poitrine et murmura : | 

— Situ veux me trahir, Ivan, eh bien... tu es libre! | 

Le vieux Sibérien, ému de ce désespoir immense, voulut parler, 
mais déja Muller s’était dirigé vers sa chambre a coucher en disant 
a son compagnon : 

— Tu trouveras l’argent et les instructions 1a..., sur la table. 
Adieu, Ivan. Que personne ne pénétre chez moi et ne me dérange 
avant demain matin. | 
Prince Joseen Lcpommskt. 


La suite au prochain numéro. 





LOUIS XI ET RICHELIEU’ 


Nous avons précédemment reporté au commencement de 4633, 
aprés la mort de Gustave-Adolphe, les premiéres tentalives faites 
par Richelieu pour prendre en main la direction de la lutte euro- 
péenne contre la maison d’Autriche. Jusqu’a ce moment ses plans 
avaient réussi 4 merveille. La France, pacifiée au dedans, était res- 
pectée, sinon redoutée au dehors ; l’ennemi puissant qu’elle se pré- 
parait 4 combattre était tenu en respect : en Allemagne, par la con- 
fédération des princes protestants et le prestige des Suédois; en 
Italie, par les traités, autant que par l’hostilité des petits princes 
italiens, qui, las de la domination espagnole, aspiraient a garder 
leur indépendance et étaient toujours préts a se liguer contre !’en- 
nemi commun. Dans les Pays-Bas, enfin, l’Espagne avait 4 compter 
avec la Hollande que des divergences dans les intéréts commer- 
ciaux aussi bien que les passions religieuses, faisaicnt son ennemie 
implacable. 

Avant la mort de Gustave-Adolphe, la France, qui n’était pas en- 
core préte pour la grande lutte de vie ou de mort que les malheurs 
du régne de Francois I* et la puissance toujours grandissante de 
la maison d’Autriche rendaicnt inévitable, se trouvait donc a l’abri 
des attaques directes de l’Allemagne et de |’Espagne. Mais elle avait 
a redouter un autre danger. Alliée politique du protestant Gustave- 
Adolphe, elle pouvait craindre de trouver en lui un ennemi lorsque 
Allemagne serait complétement vaincue. Dés que le roi de Suéde 
fut mort, ce premier péril disparut, mais il fut remplacé aussilot 
par un autre non moins grand. Aucun des alliés de la France ne 
pouvait suppléer, sur les champs de bataille, Gustave-Adolphe; 
au contraire, empire avait 4 son service un grand homme de 
guerre, Wallenstein, dont la fortune n’avait cédé, jusqu’a ce mo- 


4 Voir le Correspondant du 25 avril, du 10 mai et du 10 juin 1875. 





LOUIS XIII ET RICHELIEU. 557 


ment, qu’a celle du conquérant suédois. Contre un tel général, 
commandant les redoutables armées impériales et s’appuyant sur 
l'alhance espagnole, ce n’était pas trop des efforts réunis de toutes 
les autres puissances continentales. Richelieu résolut de maintenir 
les choses dans ]’état ot elles étaient 4 la mort de Gustave et de 
prendre lui-méme la succession politique de celui-ci. Avagt de 
réussir dans ce dessein, il eut 4 lutter longtemps contre de petites 
Jalousies et de mesquins scrupules. En Allemagne, il est vrai, ses 
efforts aboutirent rapidement; mais, il ne faut pas l’oublier, 1a 
les princes protestants se sentaient sams cesse expos¢s, car leurs 
Etats pouvaient 4 tout instant devenir la proie de l’ambition autri- 
chienne. L’imminence de leur propre péril les jeta presque de suite 
dans les bras de la France. ll n’en fut pas de méme en Hollande. 
Ce pays, placé loin des champs de bataille du centre de Europe, 
ne sentit pas aussi vivement les dangers qu’il pouvait courir, si la - 
France venait 4 étre abattue par la maison d’Autriche; ainsi que 
nous l’avons vu, au moment méme ou les négociations s’entamaient 
en Allemagne pour la continuation de la guerre, les Etats hollan- 
dais négociaient une tréve avec |’Espagne. Charnacé, envoyé auprés 
d'eux par Louis XIII, eut 4 combattre non-sculement les cabales our- 
dies avec l’or cspagnol, mais encore celles que fomentaient les 
émigrés francais. Toutefois, sa persistance et son habileté, aidées 
de pensions données & propos et surtout de l’ambition du prince 
d’Orange, stathouder de Hollande, qui, préférant continuer la 
guerre, parce qu'elle augmentait son pouvoir, s’était mis 4 la téte 
du parti des anti-trévistes, finirent par surmonter tous les obsta- 
cles, et le 15 avril 1634, plus d’un an aprés son arrivée en Hol- 
lande, Y'ambassadeur francais signait enfin avec les Etats un pre- 
mier traité par lequel ceux-ci s’engageaient 4 continuer les hostilités 
avec les Espagnols. Une seconde convention vint bicntét fixer les 
conditions auxquelles le roi de France souscrivait pour obtenir 
que la Hollande ne consentit 4 aucune tréve avec l’Espagne. 

Cela ne suffisait pas 4 Louis XIlI et 4 son ministre. Ils sentaient 
fort bien que la France n’était pas encore assez solidement organi- 
sée pour combattre seule le colosse autrichien, et le grand cardinal, 
qui prévoyait quelles funestes conséquences pouvait avoir un échec 
pour son pays, aurait voulu n’engager la lutte qu’avec la certitude - 
de vaincre. Aussi, 4 peine ce premier accord conclu, s’empressc-t-il 
d’en préparer un nouveau, tout en prenant ses derniéres précau- 
lions auprés des puissances qui ¢laient demeurées étrangéres a ses 
Premiéres négociations. En méme temps qu’au mois de juin il en- 
vole le marquis de Poigny comme ambassadeur en Angleterre, non 
Pour rallicr ce royaume 4 la liguc contre |’Autriche et l’Espagne, 


558 LOUIS XUI ET RICHELIEU. 


mais seulement pour connaitre ses véritables tendances, il renoue 
avec les ambassadeurs hollandais en France de nouvelles négocia- 
tions, destinées, dans son esprit, 4 aboutir 4 une alliance offensive 
entre les deux pays. Jusqu’a ce moment il n’a fait gu’aider, par ses 
subsides et par l’envoi de quelques hommes, la Hollande dans sa 
lutte avec I'Espagne ; cette fois, si ses projets réussissent, il va se 
décider a tenter la fortune des batailles et 4 faire attaquer de front, 
par la France elle-méme, |’ennemi qu’il veut abattre. 

Toutefois Richelieu sait, comme il le dit, « que le secret est l’4me 
des affaires‘. » Aussi recommande-t-il 4 Charnacé, 4 qui il confie 
en partie cette nouvelle négociation, de faire courir le bruit que 
des difficultés se sont élevées entre les Etats et Louis XIfI au sujet 
des différentes conditions réglées par les premiers -traités, et cela 
pour expliquer les rapports fréquents qu’allaient avoir les ambas- 
sadeurs hollandais, non-seulement avec Charnacé, mais encore 
avec Bouthillier, Bullion et Richelieu lui-méme. Le grand _ politi- 
que eut peut-étre pourtant voulu encore éviter de jeter directement 
la France dans une guerre qui pouvait lui étre funeste. Il essaya de 
faire cn sorte que la Hollande se contentat d’un secours auxiliaire 
plus important que celui qui avait été réglé par la premiére con- 
vention; mais, ainsi que nous l’apprend Léon Bouthillier dans 
une lettre qu’il adressait au cardinal le 25 juillet*, les ambassa- 
deurs des Etats refusérent d’accepter cette transaction. On leur 
‘ proposa alors un nouveau traité, dont le jeune secrétaire d’Etat 
n’indique pas la teneur, mais qui devait certainement se rappro- 
cher de celui qui fut conclu définitivement, car, Bouthillier dit a 
Richelicu, 4 ce propos : « qu’ils s’écriérent qu’il était vrai de dire 
que le cardinal était le plus habile homme de l'Europe, et qu'il ne 
s’en pouvoit faire un plus avantageux pour le roy et pour MM. les 
.Ktats. » Les Hollandais devaient désirer vivement que la France 
rompit avec l’Espagne, car Bouthillier ajoute : « M. de Bullion leur 
parla parfaitement bicn pour ne pas leur faire concevoir une trop 
grande espérance de la rupture sans la leur oster tout & fait*. » 
Quoi qu’il en soit, l’un des ambassadeurs partit pour La Haye, em- 
portant sans doute ce projet de traité, car Richelieu, dans un rap- 
port au roi, du 20 septembre, lui dit : « M. Kenut (Knuyt, l'un des 
ambassadeurs hollandais) a escrit au sieur Pau de Mildebourg (I'au- 
tre ambassadeur), du 10 de ce mois, qu’il n’attendait que le vent 
pour s’en revenir, ce qui fait qu’on l’attend a toute heure, ce qui 


! Papiers de Richelieu, t. IV, p. 574, Instruction 4 Charnacé. 
: rahe des aff. élrang., France, 1634, six derniers mois, fol. 33. 











LOUIS XI ET RICHELIEU. 539 


me retient icy, 4 mon grand regret’. » Aprés bien des retards et 
bien des excuses, Knuyt revient seulement vers le milieu d’octobre, 
mais il ne rapporte aucune solution. Le 17, Richelieu écrit au roi : 
« Si j’eusse peu, dés hier, mander 4 Sa Majesté quelque chose de 
certain du voyage de Kenut, je n’y eusse pas manqué, mais on n'y 
void encore goute. [1 n’a point apporté le pouvoir de passer |’arti- 
cle nécessaire pour la religion catholique, de facgon qu’il est impos- 
sible de ricn faire avec luy sans qu’il retourne encore une fois. » 
Louis XIII partageait )’impatience de son ministre et sentait fort 
bien que le temps était précieux. « Les longneurs de ces gens-la, 
écrit-il en marge, sont estranges et fascheuses et font perdre beau- 
coup de temps’. » Dés ce moment, les négeciateurs francais et hol- 
landais se réunissent chaque jour, sans pour cela s’accorder da- 
vantage sur les conditions du nouveau traité. Enfin, le 26 octobre, 
Richelieu informe le roi qu’aprés tant de conférences inutiles, 
Knuyt et son compagnon viendront une derniére fois discuter avec 
lui sur les négociations entamées, et qu’ensuite, Knuyt seul partira 
pour La Haye afin d’y prendre les instructions qui lui sont nécetsai- 
res pour signer l'accord définitif tant souhaité par les deux pays. 
Cest pour répondre A cette lettre que Louis XII écrivait au cardi- 
nal les lignes suivantes, dont nous avons retrouvé l’original : 


LVI! 


areh. des aff. étrang. — France, t. Y, fol. 80.— (Original)*. — Idem. — France, 
1634, six derniers mois, fol. 275. — (Copie). 


Versailles, 26 Octobre 1634. 


Mon cousin je trouve trés bon que vous achevies demain de dépes- 
cher les Qlandois afin que Kenut puise revenir prontement je vous aten- 
droy aprés demain avec impatiance. Louis. A Versaille ce jeudy 26 a 8 
heures du soir 1634. 


Knuyt revint plus rapidement cette fois que la premiére. Dés le 
mois de novembre, il était de retour. Les négociations recommen- 
cérent, mais toujours avec autant de circenspection de la part des 
ambassadeurs hollandais que d’empressement du cété de Biche- 
heu. Le traité qui, aprés tant de retards, devait étre signé le 45 jan- 
vier, ne le fut que le 8 février 1635. Par ce traité, en cas de rupture 
entre "Espagne et la France, celle-ci devait faire entrer dans des 


* Papiers de Richelieu, t. IV, p. 609. 
* Papiers de Richelieu, t. IV, p. 630. 
* M. Avenel donne aussi cette note 4 la fin d'un rapport du 26 octobre. 


540 LOUIS XM ET RICHELIEU. 


Pays-Bas espagnols une armée de 25,000 hommes de pied et de 
5,000 cavaliers avec l’artillerie nécessaire & un pareil corps. La 
Hollande devait fairc, dans le méme cas, les mémes sacrifices. Les 
deux armées pouy aient agir conjointement ou séparément, selon 
qu’on le jugerait 4 -propos, mais toujours en conservant un com- 
mandement distinct. Il était entendu-qu’aucune des deux puissan- 
ces ne ferait ni paix ni tréve, ni suspension d’armes séparément. 
De plus, les conquétes étaient partagées 4 l’avance; la France, au 
cas ol les Espagnols seraient chassés complétement des Pays-Bas, 
garderait pour elle le Luxembourg, Namur et son territoire, le Hai- 
naut, l’Artois, la Flandre et le Cambrésis. Les Hollandais auraient 
pour cux, Malines, le Brabant et la partie de la Flandre s’étendant 
depuis le canal de Bruges et le Grand-Escaut jusqu’a la mer. 


Au mois de novembre 1634, le traité d’alliance avec la Hollande 
était encore loin d’étre fait, et les Espagnols, voyant que la France 
s’organisait, cherchaient a la prévenir dans |’attaqueet a profiterde sa 
. failflesse présente, pour la combattre avec plus d’avantages. En méme 
temps qu’ils couvraient les frontiéres frangaises d’espions chargés 
- @étudier les passages des montagnes ct les fortifications des villes, 
ils préparaient 4 Naples une expédition maritime destinée 4 atta- 
quer les cétes de la Provence. Louis XIII sentait fort bien jusqu’a 
quel point une attaque de la part de l’'Espagne rendrait populaire la 
guerre qu'il méditait, ainsi que son ministre, car le 20 septembre, 
comme Richelieu lui annoncait que le capitaine général des troupes 
espagnoles dans le Roussillon avait été arrété, portant un déguise- 
ment, auprés de Leucate, il écrit en marge du mémoire du cardi- 
nal : « Je croy quil sera trés bon de faire mettre cette nouvelle 
dans la Gazette pour faire voir a tout le monde que cest eux qui 
nous attaquent'. » Et le lendemain ses ordres étaient exécutés; /a 
Gazette de France annongait cette nouvelle*, en mettant en évi- 
dence les mauvais procédés employés par les Espagnols. Mais ceux-ci 
ne se contcntaient pas d’envoyer des espions sur les terres fran- 
caises, ils arrétaient comme tels tous les officiers frangais qui se 
trouvaient sur leurs possessions. De telles violences devaient plus 
que jamais faire désirer la conclusion prochaine du traité avec la 
Hollande, et porter Richelieu 4 presser davantage l’organisation 
définitive de l’armée. On va voir que Louis XIII savait, tout aussi 
bien que son ministre, s’occuper des moindres détails pour attein- 
dre ce but. 


‘ Papiers de Richelieu, t. IV, p. 610. 
* Gazette de France, 1634, p. 399. 














LOUIS XI ET RICHELIEU. ji Si 


LIX 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 81. — (Original). 


De St Germain ce 5 Novembre 1634 au soir. 


It me semble quil est a propos de mander que on retienne les Espa- 
gnols qui ont esté arestés prés de Nancy jusque a tant que lon ait des nou- 
velles de Faber!. 

La Boissiére Aranbure est revenu de larmée qui ma baillé lestroit géné- 
ral de sa revue et a M' Servien* le particulier de la force des compagnies. 
Normandie est bien foible je croy quil en faudra faire un exemple pié- 
mont et Navarre sont bien forts la cavalerie est bone jay depuis ier une 
alainte de goute laquelle ne ma empesché daler voler aujourdhuy le 
merle toutefois sans mettre pies a terre. 

Je vous renvoye dans ce paquet les lettres que vous mavés envoyé par 
du Mont. Louis. 


LX 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 82. — (Original). 


Mon cousin, St Simonsen alant vous trouver je lay chargé de vous asu- 
rerde la continuation de mon affection je vous conjure davoir soing de 
vous dans ses grandes preses tant pour lamour j|de moy qui vous ayme 
plus que toutes les choses du monde je finiroy donc celle cy en priant le 
bon Dieu de tout mon cceur quil vous tienne en sa saincte garde. Louis. 
ASt Germain en laye ce28 novembre 1634. 


Le matin de ce jour on avait célébré au Luxembourg les mariages 
des ducs de la Valette et Puylaurens, et du comte de Guiche, avec 
des parentes de Richelieu, les deux demoiselles de Pontchateau ct 
mademoiselle Du Plessis-Chivray. De grandes fétes devaient étre 
données le méme soir a l’Arsenal, et le cardinal devait y assister. 


* Abraham Fabert qui fut depuis, en 1658, maréchal de France ; il mourut en 

1662. ll venait d’étre arrété sur l’ordre du gouverneur de Thionville. Pour obéir 
au roi, Richelieu fit prévenir le marquis d'Aytonne, gouverneur des Pays-Bas 
espagnols, que les espions espagnols arrétés, soit en Languedoc, soit en Lor- 
raine, subiraient le méme traitement qui serait infligé 4 Fabert. Sa réclamation 
veut pourtant pas un effet immediat, puisque la délivrance de l’officier francais 
nest annoncée que par la Gazette du 13 janvier 1635. Elle nous apprend qu’ayant 
tle trouvé innocent du crime d’espionnage, aprés l’examen de ses papiers, il fut 
reliché sur l’ordre du gouverneur de Thionville, qui ]’avait fait arréter. 
_* Abel Servien, secrétaire d’Etat de la guerre, depuis 1630. Disgracié en 1636, 
Uvécut retiré 4 Angers, jusqu’a la mort de Louis XIII. A cette époque, il fut en- 
‘oye par Mazarin, comme plénipotentiaire francais au congrés de Munster. Il 
mourut en 1659, peu regretté de ses contemporains, 4 cause de la rudesse de 
‘00 caractére. : : 


32 LOUIS X01 ET RICHELIRU. 


On peut remarquer avec quelle sollicitude Louis XIII recommande 
4 son ministre de prendre garde 4 lui dans la foule ou il vase trouver 
mélé. La Gazette du 30 novembre nous apprend que Richelieu alla 
en effet 4 cette féte, que présidait la reine elle-méme, et qu'il oc- 
cupa, pendant le repas qui précéda le bal, avec le cardinal la Valette 
et plusieurs autres seigneurs frangais et étrangers, une des tables 
d’honneur qui furent dressées pour ce festin. 


LX! 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 84. — (Original). 


Mon cousin je viens de resevoir une bonne nouvelle laquelle vous 
aprandrés par celuy qui me la aporté qui est un lieutenant de Piémont 
que jay noury dans mes mousquetaires me remettant sur luy je finiroy 
en vous asurant toujours de mon afection. Louis. A Minuit ce 29 Décembre 
1634. 

(Et en marge de haut en bas.) Je vous iroy voir demain. 


C'est évidemment la‘levée du siége du chateau de Heidelbert que 
yenait d’apprendre Louis XIII. Aprés la bataille de Nordlingen, les 
alliés de la France en Allemagne avaient tout d’abord été effrayés 
par ce succés des impériaux, et Richelieu et son maitre avaient pu 
craindre un instant de voir le résultat de leurs négoctations fort 
compromis. Mais les protestants s’étaient rapidement relevés, puis- 
que le 20 septembre, quinze jours seulement aprés la bataille de 
- Nordlingen, Richelicu apprend au roi, dans un rapport, que les 
confédérés pourraient réunir, dans quelques jours, une nouvelle 
arinée de 35,000 hommes. Louis XIII, pénétré, comme son minis- 
tre, des besoins de la situation, exprime en marge la satisfaction 
qu’il recoit de cette nouvelle. « Je me réjouis, dit-il, de quoy nos 
alliés prennent courage et s'unissent ensemble‘. » [1 n’en reste pas 
la, d’ailleurs, et ne se contente pas de ces platoniques expressions 
de sympathie. Il envoie le maréchal de Brézé rejoindre l’armée du 
maréchal de la Force avec de nouvelles troupes, et leur donne 
l’ordre a tous deux de passer le Rhin si la situation des princes 
alliés rend nécessaire un secours immédiat. En méme temps, il 
constitue en Lorraine un nouveau corps d’armée sous les ordres du 
duc de Rohan. Les deux maréchaux eurent bientét & mettre 4 exé- 
cution les instructions qu’ils venaient de recevoir. Vers le milieu de 
décembre, le duc de Lorraine et les généraux impériaux, apres 
s’étre emparés de la ville de Heidelbert, mirent le siége devant le 


1 Papiers de Richelieu, t. IV, p. 608. 


epee == - 


LOUIS XHI ET RICHELIEU. 545 


chateau. L’armée suédoise, trop éloignée ou trop désorganisée, ne 
pouvait secourir les défenseurs de la capitale de l’électeur palatin. 
Les généraux frangais prirent aussitét les mesures nécessaires pour 
délivrer les assiégés, et le 24 décembre ils traversérent le Rhin et 
arrivérent devant le chateau. Le combat commenca 4 sept heures 
du soir par l’enlévement d’une batterie ennemie dont s’empara le 
marquis de la Force; les autres corps attaquérent en méme temps 
les retranchements des impériaux. Ceux-ci furent bientdt obligés 
de se retirer dans la ville, ot: entra derriére eux le maréchal de 
Brézé. Aprés avoir capitulé, les assiégeants quittérent Heidelbert le 
25, 4 onze heures du soir. Les troupes francaises y entrérent le 
lendemain, ravitaillérent le chateau, puis allérent camper entre 
Heidelbert et Manheim. La Gazette nous apprend que parmi les 
troupes du maréchal de Brézé se trouvait le régiment de Piémont!. 
C'est, comme le dit Louis XIII dans sa lettre, un oflicier de ce régi- 
ment qui apporta la bonne nouvelle a la cour de France. 


LXIl 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 86. — (Original). 


Mon cousin jacorde volontiers au fils de Guron la gratification que vous © 
me demandés pour luy * 

je vous prie que je sache demain ce que les holandois auront fait > 

jenyoyeroy ce soir Roguemont a M' le Prince‘ 

je me porte bien graces a Dieu et suis‘trés gailart jay de quoy vous 
faire rire ala premiére vue cependant je vous diroy que les enemis sont 
si bas faute de vivres quils sont reduits a manger des chataignes et nous 


‘ Gazette de France, Extraordinaire du 4 janvier 1635, p. 5, et Nouvelles, du 
6 janvier, p. 44. 

> «Ce méme jour, 17 janvier, dit la Gazetle de France, mourut le sieur de 
Guron, naguére conducteur des ambassadeurs. » (Gazette du 20 janvier 1655). 
i. Avenel n’a pas trouvé la lettre du cardinal a laquelle Louis XIII fait allusion et 
dans laquelle Richelieu priait le roi d’accorder une indemnité au fils de Guron 4 
cause de la mort de son pére. 
_* On a-vu plus haut, que les ambassadeurs hollandais devaient signer, le 15 
janvier, Je traité qui se négociait depuis longtemps et que leurs hésitations firent 
reculer cette signature définitive jusqu’au 8 février. Dans une lettre 4 Léon Bou- 
thillier, du 17 janvier, Richelieu se plaint vivement du procédé des ambassa- 
deurs étrangers (V. Papiers de Richelieu, t. 1V, p. 851). 

‘ La Gazette nous apprend que le prince de Condé arrivé le 15 a Paris, alla 
Yoir le roi le lendemain, 4 Saint-Germain. Nous ne savons quel était le motif de 
celle visite qui nécessitait une réponse de la part du roi. 











044 LOUIS XI ET RICHELIZU. 


ne vivons que de citrons doux de quoy ils enragent* je vas doner audiance 


aux Nonces* 
Je vous conjure davoir toujours soin de vostre santé. Lours. A St Ger- 
main ce 47 janvier 1635. 


LXIil 


Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 87. — (Originals). — Idem, 1635, six 
premiers mois, fol. 55. — (Copie). 


Mon cousin jenvoye ce gentilléme pour savoir de vos nouvelles en 
ayant esté toujours en peine depuis ier’ la Reyne ne senva que lundy, et 
moy mardy elle satant de bien passer son temps a paris a mon absance, 
elle sera bien atrapée quand elle me verra arriver on me dist ier au soir 
quelle foisoit estat daler tous les jours répéter le balet chez les unes et 
les autres et ensuite faire béne colation et la comédie aprés °. 

je vous prie de ne le direa personne parce que on sauroit bien qui me 
lauroit dit je vous recommande toujours davoir soin de votre santé pour 
laquelle je prieroy le bon Dieu de tout mon coeur. Loos. A St Germain ce 
20 Janvier 1655 


1 Louis XII veut, sans doute, parler du siége de Brissac, que le duc de Rohan 
faisait 4 cette époque. Les Espagnols qui défendaient cette place étaient, en 
effet, 4 peine pourvus de vivres pour six semaines, s'il faut en croire une Jellre 
de Richelieu 4 Henri de Rohan, datée du 23 janvier (Papiers de Hichelieu, t. lV, 
p. 792). 

2 « Le 17, dit la Gazette de France, les sieurs Mazarin et Bolognetti, nonces de 
Sa Sainteté furent conduits 4 Saint-Germain par le comte de Brulon, conducteur 
des ambassadeurs, ow ils eurent audience du roi : ensuite de laquelle ils furent 
traités par les officiers de Sa Majesté. Ils eurent pareille audience du cardinal- 
duc. » (Gazelte du 20 janvier 1635). Le projet de ligue entre les princes italiens 
et la France, tant de fois déja mis en avant, revenait sur l’eau encore une fois en 
1635. Louis XII avaitenvoyé dés le commencement de I’année, le sieur de Bel- 
liévre, comme ambassadeur en Italie, pour tenter d‘organiser cette ligue, et, 
comme on le voit, le Pape avait, de son cété, deux envoyés 4 Paris, chargés de 
défendre ses intéréts dans cette négociation, qui, d’ailleurs, ne réussit pas. 

5 Cette lettre a déja été citée en note par M. Avenel, t. IV, p. 654. 

4 Le roi était allé, le 19, 4 Ruel, voir le cardinal ; la crainte exprimée par le roi 
semble indiquer un malaise passager de Richelieu. La Gazette qui parle de cette 
visite, est muette sur la maladie. (V. Gazette du 27 janvier). 

> La reine arriva 4 Paris le 22, et le roi le 24, le cardinal y vint aussi [e méme 
jour. Le lendemain il y cut conseil, et le soir on joua un ballet devant Leurs 
Majestés. « Car, dit la Gazette, les diverlissements ne retardent point ici les 
affaires; comme elles n’empéchent point aussi les récréations. » (Gazelte du 20 
janvier 1635). 














LOUIS Xill ET RICHELIEU. 56 


LXIV 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V. fol. 89. — (Original). 


4 feuvrier 4635. 


Mon cousin je vous envoye la lettre en nostre langue toute ouverte la- 
quelle vous ferés ferme layant vue et celle que vous mavés envoyiée afin 
que vous voyés les mots que jay esté contraint de changer nestant en 
nosire langue, Je nay adjouté quelques que nous naurions pas vus les- 
quels sont marqués dune rais desoubs je vous les envoye pour les envoyer 
a mon cousin le marechal de Brese‘ et mettres en chifre les mots francois 
afin que si ils estoit pris ou ny cognoise rien* je me porte trés bien et 
vous asureroy toujours de mon affection. Louis. 


LXV 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 90. — (Original). 


De St Germain ce 2 feuvrier 1635 


Mon cousin jespére avec laide du bon Dieu et vos bons conseils que nos 
afaires iront bien et que nos enemis ne viendront pas about de leurs 
mauvois dessains je vous prie que quand vous saurés le particulier de ce 
qui cest passé 4 filipsbourg de me le faire savoir*. Louis. 


LXVI 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 91. — (Original). 


Mon cousin je vous envoye le chevalier de Bellebrune pour vous dire 
lestat auquel est péronne ce quoy il faut remédier promtement je me porte 
bien Dieu mercy et vous asureroy toujours de mon afection. Lours. A Ver- 
saille ve 23 feuvrier 1635. 


' Urbain de Maillé, marquis de Brézé, maréchal de France depuis 1632. 1 
montra en diverses occasions des talents militaires et diplomatiques, mais tou- 
jours accompagnés de rudesse et de morgue. Il perdit, en 1635, sa femme, sceur 
de Richelieu, et mourut lui-méme en 1650. 

* Cette lettre accompagnait évidemment lexpédition et la minute d’une dé- 
péche au maréchal de Brézé. M. Avenel, qui a vu la minute de cette dépéche, lui 
donne fa date du 341 janvier. (V. Papiers de Richelieu, t. IV, p. 818.) L’expédi- 
tion chiffrée ne dut pourtant partir que quelques jours plus tard, puisque 
Louis Xill en parle ici, dans une lettre du 1° février: 

* Philippsbourg, dont le gouverneur, Arnauld de Corbeville, était Francais, 
Mais dont la garnison était presque entiérement co mposée d’Allemands, avait été 
surpris par l’ennemi dans la nuit du 23 au 24 janvier. 

40 Aovr 4875. 56 


346 LOUIS Xi ET RICHELIEU. 


LXVII 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 92 et 93. — (Original). 


Mon cousin céme Vaugelé est arivé jalois envoyer un gentilléme vers 
vous pour savoir de vos nouvelles en estant toujours en peine je fais res- 
ponce a vostre mémoire a la marge de chaque article ce porteur vous dira 
une petite defaite de 190 homes que Espernon a forcés dans un fort vis a 
vis de filipsbourg je me porte bien graces au bon Dieu lequel je prieroy 
de tout mon cceur vous vouloir donner la santé telle que vous la souhaite 
la personne du monde qui vous ayme le plus. Louts. A Senlis.* ce 4° Mars 
1635. 

De peur de batre les corneilles en ceste corneillere et les voulant gar- 
der pour la Reyne quand elle sera a Chantilly jay pris résolution de men 
aler lundy a Nanteuil si le temps me le permet et que mes afaires me men 
empeschent vous aurés de mes nouvelles entre cy et la. 


LXVITI 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 94. — (Original). 


14 Mars 1635 


Je trouve trés a propos denvoyer Vogles a peronne pour donner ordre 
a Ia (sureté) de la place dont elle a besoing *., 

si jeusse retrouvé hier le gentilhomme de mon frére je yous laurois 
envoyé ce que je feroy lorsque je le verroy * et feroy voir le portrait que 
mavés envoié au capitaine de mes gardes et a ceux auquels je me fie le 
plus je me suis fait ce matin seigner par précaution dont je me trouve 
fort bien. St Simon a esté mon secretaire a cause de ma seigné. Lous. 


4 Le roi avait quitté Paris le 26 février, pour aller 4 Senlis. Richelieu, de son 
cété, était parti de Paris, le 27, pour aller habiter Ruel. (V. Gazette du 3 mars 
4635). 

* Cette lettre est une réponse 4 un rapport de Richelieu que nous n’avons pas 
trouvé. Dans un autre, du méme jour, le cardinal, parlant de cette affaire de 
Péronne, demandait l’avis du roi, et celui-ci avait répondu qu’il « songeroy 2 
quelquun qui soit propre » 4 la charge que l'on voulait remplir. Prét a déclarer 
la guerre a |’Espagne; Louis XIII voulait mettre les places de la frontiére du Nord 
en des mains sures. Il ne croyait pas pouvoir compter absolument sur le gouver- 
neur de Péronne, M. de Blérancourt, et voulait placer auprés de lui un homme 
qui serait devenu, en quelque sorte, son surveillant. 

3 « Le 12, dit la Gazette, Monsieur arriva en poste de Blois 4 Paris, dina, soupa 
et coucha, le lendemain en Ja maison de son chancelier, d'’ou il partit le 14, pour 
aller trouver Sa Majesté, a Chantilly, avec laquelle il soupa ce jour-da, prit tous 
ses repas le lendemain, et en partit hier pour Blois. » (Gazette du 17 mars-) 
Cest Léon Bouthillier qui, le 24 février précédent, avait été nommé chancelieh 
chef du conseil et surintendant de la maison de Monsieur, (V. Gasette du 3 mars-) 











LOUIS Xl ET RICHELIEU. $47 


LXIX 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 104. — (Original). 


Le jour de Paques (8 avril 1635.) 


Je croy que vous aurés veu St Florent lequel vient de larmée du mare- 
chal de Chatillon qui asure que il y a dans cette armée 14a 12 mil hémes 
de pied trés bons et 3 cents chevaux ausi trés bons. 

jay songé ceste nuit a Verdun on peut mander a mons’ de chatillon qui 
nen est que a huit lieues dy envoyier promtement un regiment et 2 com- 
pagnies de cavalerie lesquels on ostera quand on voudra aler aileurs. 

je donneroy ordre de faire meubler lostel de Guise et une chambre icy 
pour mon frére ' charost* doit partir mardy pour venir icy je croy quil 
est honde lui mander qu’il ne bouge de la 

je Yous renvoye dans ce paquet Ia lettre du jeune et celle de chamblay 
le voyage du marquis de Sourdis* a esté tres a propos jay touché ce ma- 
tin 13 cens malades ce qui ma un peu fatigué. Lous. 


Le méme jour, le désir du roi recevait un commencement d’exé- 
cution. Richelieu, en écrivant & Servien pour ordonner les détails 
courants d’administration, lui recommandait, entre autres choses, 
décrire au maréchal de Chatillon et de lui donner ordre de dis- 
perser ses troupes dans les villes environnant son campement. Et 
le lendemain, 9, Saint-Florent repartait pour la Champagne, em- 
portant la dépéche adressée au maréchal’. Ici, encore, on le voit, 
cest Louis XIIf qui a l’initiative et Richelieu n’est que l’exécuteur 
docile de la volonté royale. 


LXX 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 52. — (Original). 


(Premiére quinzaine de mai 1639) ° 


Faire venir a Roye et Mondidier les 10 compagnies du régiments des 
gardes qui sont a Paris et les 5 des Suises. 


‘ «Le 9, dit la Gazette, Monsieur et le prince de Condé arrivérent a Paris, d’ou 
Monsieur alla aussitét 4 Saint-Germain trouver le roi, avec lequel il soupa et 
dina le lendemain 4 Ruel. » (Gazette du 14 avril 1635). 

1 Louis de Béthune, comte de Charost, était le quatriéme fils de Philippe de 
Béthune, frére de Sully. D'abord mestre de camp, puis capitaine des gardes du 
corps, il était, pour le moment, gouverneur de Stenay. fH fut créé duc de Cha- 
rost en 1672. 

* Charles d’Escoubleau, marquis de Sourdis, frére de l'archevéque de Bor- 
deaux; maréchal des camps et armées du roi. I] mourut en 1666. 

* Voir la lettre du cardinal A Servien, Papiers de Richelieu, t. IV, p. 704. 

" Cette note classée, en 1634, dans notre manuscrit et datée, par une main 


548 LOUIS XI ET RICHELIEU. 


Savoir si on fera venir en Picardie de larmée loraine 10 compagnies 
de cavalerie et 30 compagnies de gens de pied 

jay mandé celles qui sont en ce pais 

Si je mandroy mes compagnies a ceste heure parce qu'ils ne soroient 


estre ensemble que a la fin de ce mois 

prendre garde a Calais nieulay et ardres, faire coure le bruit daler a 
compiegne 

Si de mons vient ce que je dois faire. 


La lutte séculaire de la France et de l’Espagne venait enfin d’en- 
trer dans une nouvelle phase. « Frangois I*, a dit un historien mo- 
derne, avait lutté avec constance, mais sans succés, contre la mai- 
son d’Autriche; Henri IV lui avait glorieusement résisté; le cardinal 
de Richelieu devait l’abaisser ‘. «Louis XIII et et son ministre, qua jus- 
qu’alors avaient conduit leur politique avec tant de circonspection 
mais aussi avec tant de ténacité, croyant la France assez forte, par 
elle-méme et par ses alliances, pour attaquer directement son enne- 
mic, venaient de déclarer la guerre a |’Espagne. Avant de recom- 
mencer cette lutte, toujours renaissante, dans laquelle « i] fallait 
que l'un des deux Etats vainquit ou s’attachat l’autre*, » Richelieu 
avait essayé, comme nous l’avons vu, de réunir de son cété toutes 
les conditions du succés. I] avait armé la Hollande contre I’Espa- 
gne. En aidant de l’argent de la France les protestants d’Allemagne 
et les Suédois, et enles appuyant d’une armée frangaise pour qu’ils 
pussent lutter avec plus d’avantages contre la branche allemande 
de la maison d’Autriche, il avait isolé complétement la monarchie 
espagnole. Pour plus de surcté encore il signait, le 28 avril, avec 
le chancelier suédois Oxenstiern, un nouveau traité par lequel les 
deux Etats s’engageaient de nouveau et solennellement a faire cause 
commune et 4 ne jamais conclure séparément aucun accord avec 
l’empereur ni avec les princes de sa maison’. 

Les Espagnols venaient d’ailleurs de {ournir eux-mémes un ex- 
cellent prétexte pour leur déclarer la guerre. Le 26 mars précédent, 
ils avaient envahi la ville de Tréves et fait prisonnier l’archevéque- 


étrangére du 4 aodt 1634, doit, selon nous, se rapporter a la premiére quinraine 
de mai 1635. Ace moment, la France déclarait enfin la guerre 4 I’Espagne et 
dirigeait vers la frontiére du nord le corps d’armée de 25,000 fantassins et 
5,000 cavaliers, qu'elle s’était engagée 4 mettre en campagne, par le traité du 
8 février précédent, conclu avec la Hollande. En outre, le roi et Richelieu s¢ 
trouvaient tous deux en Picardie, a cette époque. 

‘ M. Mignet. Introduction & Vhistoire des négociations relatives & la succession 
@’ Espagne. 

* Idem, 

3 Arch. des aff. étrang., Suéde, t. Ill, fol. 333. 








LOUIS XIII ET RICHELIEU. 540 


électeur. Ce prélat ne pouvant compter sur l’assistance de l’empe- 
reur pour défendre ses Etats contre les Suédois, s’était adressé a 
Louis XI] pour épargner a ses sujets les horreurs de la guerre. En 
se mettant sous la protection du roi de France, il avait consenti a rece- 
voir une garnison frangaise dans sa capitale. C’était donc 4 la France 
que les Espagnols venaient de faire injure en envahissant l’électorat. 
Louis XIll réclama aussitét la mise en liberté de l’archevéque. Le 
4 mai, le cardinal-infant, qui gouvernait les Pays-Bas pour le roi 
d’Espagne, répondit qu’il ne pouvait rien décider dans cette affaire 
sans avoir regu réponse de l’empereur, duquel, selon lui, l’électeur 
de Tréves dépendait uniquement. C’était en quelque sorte accepter 
la guerre. Pourtant Louis XIII et Richelieu, voulant engager la 
France, d’une facon absolue, dans la lutte qu’ils avaient préparée 
avec tant de persistance, crurent nécessaire de renouveler, a cette 
occasion, les anciennes coutumes chevaleresques, et de faire décla- 
rer la guerre a |’Espagne avec tout l'appareil et toutes les cérémonies 
usifés dans les siécles précédents. Le 12 mai, Louis XIII ordonne au 
héraut d’armes au titre d’Alencon, d’aller solennellement « au lieu 
ou sera le cardinal-infant d’Espagne, et luy déclarer la guerre de sa 
part, aux formes en pareil cas accoustumées ‘. » Le héraut d’armes, 
parti le 16 mai, arriva 4 Bruxelles le 19; mais il ne fut pas recu 
par le cardinal-infant, et fut obligé, pour remplir sa mission, de 
jeter, en se retirant, sa déclaration écrite au milieu de la foule que 
son arrivée avait rassembléc. Cela fait, il quitta Bruxelles pour re- 
tourner en France; et dés qu’il fut a la frontiére, pour obéir a ses 
instructions, il afficha a un poteau une copie de son manifeste *. 
Dés ce moment, V’état de guerre entre la France et Espagne était 
un fait officiel,et ces deux puissantes nations allaient de nouveau 
jouer leur existence sur les champs de bataille. 

Des deux cétés, les armées étaient prétes 4 combattre. Les maré- 
chaux de Chatillon et de Brézé, partis de Méziéres, le 9 mai, diri- 
geaient l'armée francaise vers le Luxembourg, ot elle allait rejoin- 
dre celle qu’amenait le prince d’Orange. L’armée espagnole n’at- 
fendait plus que son chef pour entrer en campagne. C’était le 
prince Thomas de Savoie, frére du duc régnant, et qui venait d’en- 
trer au service de la maison d’Autriche. Arrivé, le 20 mai, au 
milicu de ses soldats il se prépara aussitét 4 attaquer les Francais 
auxquels les Hollandais ne s’étaient pas encore réunis. La bataille 
eut lieu le 22 mai, dans la plaine d’Avein. L’armée espagnole fut- 


freee nationale. Fonds Brienne, t: 5541, fo]. 13. Commission donnée 
au heraut. . 

* Voir le rapport rédigé pour le roi par le héraut d’armes lui-méme. Biblio- 
théque nationale, Fonds Brienne, t. 351, fol. 15. 


350 LOUIS XII ET RICHELIEU. 


com plétement battue. Elle laissa sur la place plus de 5,000 morts 
et 4,500 blessés, et abandonna aux mains des Frangais, 600 pri- 
gonniers, seize piéces de canon, son équipage d’artillerie, tous ses 
bagages et un grand nombre de drapeaux. De leur cété, les Francais 
ne perdirent qu’une -centaine d’hommes’. Dés que Richelieu eut 
recu a Condé, qu’il habitait alors, la nouvelle de cette victoire, il 
écrivit 4 Bouthillier, pour lui commander de prier le roi d’écrire & 
Paris et 4 toutes les autres villes du royaume, pour ordonner de 
chanter partout un Te Deum en réjouissance de la nouvelle faveur 
que Dieu venait d’accorder a la France’. C’est pour répondre & son 
ministre que, le méme jour, Louis XII lui écrivait la lettre sui- 
vante. 


LXXI 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 105. — (Original). 


(27 Mai 1635.) 


Mon cousin jay fait ‘faire les lettres que vous maviés mandé M* le 
garde des seaux et boutilier lont vue qui lont trouvée bien Mt de Bulion 
vous estantalé voir ny a pas peu estre nous chanterons le te deum aprés 
diné jay prié ce matin le bon Dieu pour vous a ce qu'il vous donne la 
santé telle que je la desire. Louis. A Chastautiery ce 27 a 2 heures aprés 
midi 1635 


Comme le dit Louis XIII, le Te Deum fut chanté a Chateau-Thierry, 
le méme jour, et en présence de toute la cour, dans l’église des 
Cordeliers*. La victoire d’Avein mil un grand trouble dans tous les 
Pays-Bas, et si la France avait pu continuer la guerre avec vigueur, 
sans nul doute la domination espagnole dans ces provinces eut requ 
dés ce moment une atteinte mortelle, ct la lutte edt pu se termi 
ner rapidement. Voici ce qu’écrivait de Bruxelles, le 25 mai, Riolant, 
le médecin de la reine-mére dont nous avons déja parlé. « Sy leroy 
attaque avec une autre armée dans l’Arthois, tout ce pays dela 
Saint-Remy est perdu pour l'Espagne... Le roy et M. le cardinal ne 
doivent pas laisser passer cette occasion, jamais ne l’auront plus 
belle. Le prince Thomas est fort méprisé maintenant... Encore une 
victoire ou deux tout au plus gaigne le pays, eten chassera les Espa- 
gnols, etc....*. » Ces espérances ne purent étre réalisées. Les gent 
raux ne manquaient pas de talent, les soldats étaient pleins de cou- 


1 V. Gasette de France, n™ des 26 et 30 mai 1635. 

® Papiers de Richelieu, t. V, p. 30. 

3 V. la Gazette du 30 juin, p. 290. ‘ 

* Arch. des aff. é¢rang., France, 1635, six premiers mois, fol. 546. 











LOUIS XI ET RICHELIEU. 551 


rage, mais l’administration militaire était encore 4 organiser et 
cestson insuffisance jointe 4 la jalousie qui se glissa bientét dans 
les deux armées alliées qui fit perdre a la France tous les fruits 
quelle. pouvait attendre de sa victoire. Ces raisons empéchérent les 
deux armées de marcher en avant. Plus d’un mois aprés la bataille 
d’Ayein, les Francais et leurs alliés n’étaient encore que devant Lou- 
vain qu’ils assiégeaient inutilement ; les Espagnols avaient reformé 
une armée, et l’empereur qui venait de réussir 4 détacher plusieurs 
souverains de la ligue des princes protestants, envoyait dans les 
Pays-Bas un corps d’armée dont l’arrivée obligeait les Francais 4 
lever le siége de Louvain, le 4 juillet. Le manque de vivres faisait le 
reste, et cette expédition dans les Flandres, sur laquelle Richelieu 
comptait tant, se terminait d’une facon piteuse, deux mois 4 peine 
aprés ses heureux commencements. Cet insuccés obligea la France 
a chercher ailleurs une revanche. Dés ce moment, Louis XIII et 
Richelieu ne pensérent plus qu’a porter tout le poids des armes 
francaises dans la Lorraine et sur le Rhin. 


LXXHEI 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 106. — (Original). 


Mon cousin je suis extresmement fasché de la continuation de vostre 
mal je vous prie que je puisse savoir de vos nouvelles le plus souvant que 
faire se poura pour moster de la peine ou je suis, tout ce que je puis 
faire est de prier le bon Dieu de tout mon cceur quil vous redéne la santé 
lelle que je la desire. Louis. A Monceaux ce XI Juin 1635. 

(En marge, le roi a ajouté :) On me vient dassurer que les veseaux ho- 
landois qui sont a la rade de dunquerg en ont coulé a fond 5 qui venoient 


despagne. 


Ainsi qu’il nous l’apprend dans une lettre qu’il écrivait le 8 juin 
4 Bouthillier', Richelieu venait d’étre atteint, de nouveau, de la ter- 
rible maladie qui avait failli l’emporter, en 1632, lors de son séjour 
4 Bordeaux. Ilse vit, encore une fois, obligé de se faire transporter 
en litiére. Pourtant son mal ne dura que peu de temps, puisque, dés 
le 11, il quitta Bois-le-Vicomte, ow il était depuis le 7, pour aller & 
Ruel, ou il arriva le 42, aprés s’étre arrété, la veille, A Notre-Dame 
des Vertus*, et que le 15 il écrivait au cardinal de La Valette pour le 
tirer d'inquiétude, et lui dire qu’il était alors hors de danger*. Une 


‘ Papiers de Richelieu, t. Vil, p. 732. 
* Gazelle de France, du 46 juin 1635. 
* Papiers de Richelieu, t. V, p. 921. 


353 LOUIS XII ET RICHELIED. 


lettre du roi, du méme jour, adressée 4 Bouthillier, confirme cette 
affirmation, et montre la joie qu’inspirait 4 Louis XIll le retour de 
santé de Richelieu. « Monsieur Boutilier, écrit-il, vous naurits 
seu mander une meileure nouvelle que celle de la bonne santé de 
mon cousin le cardinal de Richelieu, laquelle je prie le bon Dieu de 
tout mon ceur vouloir ocmenter en telle sorte que nous nayions 
jamais des alarmes pareilles a celles du passé, etc.*. » On voit com- 
bien Louis XII craignait de voir son ministre exposé de nouveau 
aux dangers qu’il avait courus en 1632, a Bordeaux, en 1633, a 
Saint-Dizier, et auxquels il venait d’échapper encore une fois. 


LXXIII 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 108. — (Original). 


Mon cousin vous saurés par labé de Coursan * lestat des afaires du costé 
-de Mr de la force qui sont trés bien graces au bon Dieu * je ne saurois que 
je ne vous tesmoigne de la Joye que jay daprandre que vous vous portés 
de mieux en mieux bontemps en a asuré encore ce matin M’ bonnard par 
une lettre laquelle il ma fait voir il ne me reste que a prier le bon Dieu 
de tout mon cceur quil vous conserve en santé ausy longtemps que je le 
désire* Louis. A Monceaux ce 16 Juin 1635. 


‘ Archives des aff. élrang. France, t. V, fol, 107. (Original). 

* Bruillart, abbé de Coursan, avait été envoyé en mission vers le maréchal de 
La Force et le cardinal de La Valette, comme nous !’apprend le Mémoire que lui 
donna Richelieu, et les lettres de celui-ci aux deux généraux qui combattaient 
le duc de Lorraine. (Papiers de Richelieu, t. V, pp. 53 et 920.) 

En revenant de sa mission, l’abbé de Coursan alla, sans doute, trouver, tout 
d’abord, le roi, comme I’indique la lettre de Louis XII] au cardinal, car celwi-c 
ne parle de son retour que dans une lettre adressée a Servien, le 417 juin. 
(Papiers de Richelieu, t. V, p. 921.) 

* Le roi fait allusion 4 la capitulation de Porentruy, dont La Force avait com- 
mencé le siége, le 10, et qui s’était rendue le 13 juin « ce qui rend le duc Charles, 
dit la Gazelte de France, si mélancolique qu’il ne fait plus sa barbe et ne sha- 
bille qu’a la négligence; désespérant lui-méme de ses affaires. » (Extraordt- 
naire du 25 juin.) | > 

“ Le méme jour, écrivant au roi, Richelieu lui exprimait avec chaleur sa re 
connaissance pour les bontés dont il en était comblé. « La joye, lui dit-il, qu'il 
a pleu a Vostre Majesté me tesmoigner avoir de l’alégement de mon mal estant 
le plus excellent reméde que j’eusse peu recevoir pour avancer ma guénsad, 
m’est si sensible, que je n’ay point de paroles pour luy en rendre graces aussy 
dignement que jele désirerois. A ce deffaut je la supplie trés humblement de 
eroire que je ne tiendray jamais ma vie chére que pour l'employer pour So 
service... etc. » (Papiers de Richelieu, t. V, p. 54.) 





LOUIS XI ET RICHELIEU. 555 


LXXIV 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 109. — (Original). 


Mon cousin estant en impatiance de vous voir jay pris résolution 
daler demain a Ruel ou je seroy a 2 heures aprés midy pour vous tes- 
moigner la joy que jay de vostre meileure disposition et vous asurer tou- 
jours de la continuation de mon affection qui durera jusques a la mort 
finissant ceste lettre je prieroy le bon Dieu de tout mon cceur quil vous 
tienne en sa saincte garde. Louis. A Monceaux ce 18 Juin 1635. 


Avant d’écrire au cardinal, Louis XII avait écrit 4 Bouthillier, 
pour savoir de lui, si une visite de sa part n’incommoderait pas 
Richelieu. « M. Boutilier, lui disait-il, ne pouvant durer plus long 
temps sans voir mon cousin le cardinal de Richelieu ma fait chan- 
ger le dessain que javeis daler droit 4 Fontenebleau et ma fait 
prendre le chemin de Ruel je seroy demain a midy au port de Neuly 
ou vous me renvoyerés ce porteur afin que je sache si la santé mon- 
dit cousin sera en estat que je le puisse voir sans luy donner inco- 
modité... ete.*. » Louis XIII alla, en effet, & Ruel, le lendemain, 
comme il le dit dans les deux lettres précédentes. « Le 19, dit la Gazette 
de France, le roi alla de Monceaux 4 Ruel, ot il trouva le cardinal-duc 
en convalescence d'une maladie que lui avaient causée, comme 
autrefois, les grands soins, veilles et travaux d’esprit ot le salut et 
Vhonneur de cet Etat l’obligent : duquel acheminement a une par- 
faite santé, Sa Majesté lui témoigna de si tendres ressentiments 
qu'ils eussent été capables de porter au dernier point son affection 
au service d’un si bon roi, si elle n’y était déja ct sil se pouvait 
ajouter quelque chose au zéle d’un si grand ministre*. » M. Avenel, 
quia eu entre les mains les deux lettres que nous venons de donner, 
acru devoir expliquer les sentiments d’affection dont elles débor- 
dent, par le désir ressenti par le roi, de faire cesser une brouille 
survenue entre lui et Richelieu, depuis quelques jours’. Nous 
croyons avoir assez montré les véritables sentiments que le cardinal 
inspirait 4 son maitre pour pouvoir ne pas accepter cette explica- 
tion. Nous avons assez vu que Louis XII n’avait pas besoin d’avoir 


4 se réconcilier avec Richelieu pour l’accabler des preuves de son 
affection. 


: re letire a déja été citée par M. Avenel. (Papiers de Richelieu, t. V, 
p. 59. 
: Arch. des aff. étrang., France, t. V, fol. 140. 
Gazette de France du 23 juiti 1635. 
* Papiers de Richelieu, t. V, p. 58. 


554 LOUIS XII ET RICHELIEU. 


LXXV 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 1444. — (Original). 


Mon cousin je yous renvoye les billets dans ce paquet je prie Dieu que 
la nouvelle soit vraye il faut atendre le boiteux' je vous remercie de la 
tapicerie que vous mavés envoyée laquelle est trés belleje lay faite tendre 
ausi tost dans ma chambre, les raisons que vous me mandeés pour le 
chet de Frugé son si fortes quil nen faut plus parler je vous prie den 
chercher quelque autre pour remplir la X™* compagnie, St Stmon vous 
vas voir je croy que M boutilier vous aura dit ce qui ce passa ier entre 
nous, je men vas a la chasse pour prendre des perdreaux lesquels je vous 
envoyeroy ausi tost priant le bon Dieu quils vous facent autant de bien 
que le souhaite la personne qui vous les envoye. Louis. A St Germain ce 
20 juillet 1635. 


Depuis quelque temps les relations de Louis XIII et de Samt- 
Simon s’étaient un peu refroidies. Celui-ci avait élevé, sur les ba- 
gages enlevés le 22 mai, a l’armée espagnole, des prétentions que le 
roi ainsi gue le cardinal avaient jugées exorbitantes. Le jeune 
favori aurait voulu faire donner 4 son frére une part dans le butin 
de la bataille d’Avein, 4 laquelle, pourtant, mi l'un ni l'autre 
n’avaient assisté. Un refus formel l’avait froissé et, depuis ce temps, 
ses relations avec Louis XIII s’étaient tendues, chaque jour, davan- 
tage. Il est 4 remarquer que Richelieu s’éleva avec force contre les 
prétentions de Saint-Simon, ainsi que le prouve une lettre quil 
adressait 4 Bouthillier, le 10 juin 1635 *. Cette disposition du cardi- 
nal, 4 l’égard du favori, nous semble prouver, avec évidence, qu’a 
la Journée des Dupes, Richelieu ne dut pas son salut 4 une interven- 
tion de Saint-Simon, comme I’ont affirmé certains contemporains. 
et, aprés eux, plusieurs historiens. De plus, si cette intervention 
avait été aussi nécessaire et aussi véritable qu'on I’a dit, le fils du 
favori de Louis XIII aurait certainement flétri, dans ses Mémoires, 
ingratitude du cardinal, ce qu’il n’a pas fait. Mais, nous croyons 
avoir prouvé,-cette ingratitude n’a jamais existé, car Richelieu n'a 
pas regu de Saint-Simon l’assistance qu’on a attribuée 4 celui-ci, et 


4 Louis XIII veut-il désigner par 14 le temps? Nous ne savons, mais nous le 
croyons 4 cause de la forme dubitative du commencement de Ja phrase. D'ai- 
leurs, quelques années plus tard, dans la Suite du Menteur, Corneille employait 
la méme expression pour désigner le temps, il n’y aurait donc rien d’étonnant & 
ce que notre supposition fat vraie. Nous ne savons de quelle nouvelle Louis Il 
se félicite. 

2 Papiers de Richelieu, t. V, p. 54. 


LOUIS XIH ET RICHELIEU. 555. 


legrand ministre n’a couru aucun péril en 1630, parce qu’il était 
déja soutenu par l’estime, l’admiration et méme laffection qu'il 
avait inspirées 4 Louis XIII. Nous pourrions trouver une autre preuve 
encore, dans une lettre que Richelieu écrivit 4 Saint-Simon, le 23 
octobre 1636, aprés que la conduite de celui-ci pendant l’invasion 
espagnole eut forcé le roi 4 l’exiler dans son gouvernement de 
Blaye. « Monsieur, dit le cardinal. Le roy affectionnant son Estat 
plus que toute chose, jay tousjours recognu que la conduite que 
yous avés prise 4 l’esgard de vostre oncle de Saint-Léger ne luy estoit 
pas agréable'. Je vous en ay parlé plusieurs fois, mais peut estre 
que certaines considérations, que je ne pénétre pas, vous ont em- 
pesché de faire estat de cet advis. Je voudrois de bon cour que 
yous eussiés continué 4 procéder comme vous avés faict quelque 
temps depuis la mort de M. de Montmorency. J’attribue le change- 
ment de vostre esprit 4 de mauvais conseils de personnes qui 
ayment mieux leurs intéréts que les vostres. Quant 4 ce qu’il vous 
plaist me mander que vous avés des choses importantes a me faire 
savoir je suis bien fasché que vous ne vous en avisastes avant que 
de demander congé au roy d’aller 4 Blaye. En quelque lieu que vous 
soyez je veus croire que vos déportemens n’empireront point vos 
affaires et qu’ils me donneront lieu de tesmoigner que je suis vostre 
trés-affectionné serviteur*. » I] nous semble que la maniére cava- 
hére dont Richelieu traite Saint-Simon, dans cette lettre, prouvesura- 
bondamment que le cardinal ne lui devait aucune gratitude. On a dit 
qu'il ’avait ménagé jusqu’alors en souvenir du service qu'il en avait 
recu; cette lettre montre, au contraire, que si Saint-Simon avait pu 
demeurer auprés de Louis XIII, sans éveiller la défiance du ministre, 
c'est seulement parce qu’il ne s’était mélé jusqu’alors 4 aucune 
intrigue. Cette lettre demande a étre signalée encore 4 un autre 
point de vue. Ecrite 4 un homme qui, ayant vécu longtemps auprés 
du rei et dans son intimité, devait connaitre parfaitement son carac- 
tére, elle ne pouvait contenir que des jugements véritables sur les 
Sentiments du monarque. Or, Richelieu commence par exprimer 
cette pensée que nous ne cessons de mettre en lumiére : « Le roi 
affectionne son Estat plus que toute chose. » L’affirmation est im- 
portante en elle-méme, mais combicn a-t-elle plus de portée encore, 
€tant adressée a l’ancien favori de Louis XI, 4 celui qui avait pé- 


‘ Saint-Léger, gouverneur du Catelet, en Picardie, avait, le 25 juillet 1656, 
rendu cette place aux Espagnols, sans la défendre. Le conseil ayant jugé péces- 
saire de le faire arréter, Saint-Simon le fit prévenir 4 temps, ce qui lui permit. 
fe s’échapper. C'est cette conduite du favori qui avait amené sa disgrace défini- 

ve. 7 

* Papiers de Richelieu, t. V, p. 640. 





356 LOUIS XH ET RICHELIEU. 


nétré jusqu’au fond du caractére du roi! Elle achéve de prouver 
que seule Ja haine, inspirée par Richelieu 4 certains de ses contem- 
porains, a dicté le jugement qu’ils ont porté sur les rapports de 
Louis XIll et de son ministre. : 


LXXVI 


Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 112 et 143. — (Original). — Idem, 
4635, juillet et aout, fol. 288. — (Copie). 


Ce 30 juillet 1635 ' 


Pour les comissions de Fumel il se faut adresser a Loustelnau au cloitre 
St Marceau 

Je ne sache aucun des oficiers des vieux Regiments pour les recrues 
estant tous presque alés a leurs charges de peur destre cassés et ceux qui 
ny sont alés se cachant de moy °*. 

Je trouve bon que M' le Prince face le Regiment de 1500 homes quil 
demande’*. 

Il est trés a propos que M de la Mailleroye meyne la noblesse en la fason 
que me le mandés puisque M* de Longueville ny va pas’. 

Japrouve la proposition de ceste nouvelle fason de cavalerie pour ser- 


‘ Cette note contient une série de réponses. 4 plusieurs mémoires de Riche- 
lieu, qui ont disparu ou, du moins, qui sont inconnus. 

* Louis XIII avait signé, le 26 juillet, une ordonnance, enjoignant a tous les 
chefs et conducteurs de gens de guerre de se rendre 4 leurs postes dans Ia hui-~ 
taine, sous peine d’étre cassés de leurs grades. (V. la Gazette du 27 juillet.) 

3 Le prince de Condé avait demandé, au commencement de juillet, ainsi que 
nous l’apprend Richelieu dans une lettre 4 Bouthillier, l’autorisation de former 
un régiment de cing compagnies, destiné 4 son fils, le duc d’Enghien, qui fut 
plus tard le Grand Condé, et qui, alors, n’avait pas encore 14 ans. 

4 Le 7 juillet, le cardinal avait écrit 4 M. de Longueville pour l’engager a venir 
le trouver. Richelieu voulait, comme il le dit : « le disposer 4 s’en aller luy mesme 
en Normandie quérir la noblesse. » (V. Papiers de Richelieu, t. V, p. 95, lettre 4 
Servien). M. de Longueville ne vint pas, ou ne voulut peut-étre pas, 4 ce moment, 
remplir la mission qu’on lui proposait puisque, ainsi que I’indique la note du 
roi, Richelieu avait songé 4 en charger M. de La Mailleraye, qu’il ne faut pas con- 
fondre avec Je grand-maitre de l’artillerie, Charles de La Porte, marquis de La 
Meilleraye,; celui-ci était alors avec l’'armée francaise en Flandre ; quant au pre- 
mier, c’était un simple gentilhomme normand, dont la seigneurie ne fut érigee 
en marquisat qu’en 1698. Pourtant, le duc de Longueville sa ravisa sans doute, 
puisque la Gazette, du 141 aout, raconte ceci : « Le duc de Longueville ayant fait 
savoir au sieur de La Mailleraye, lieutenant pour le roi, en Normandie, au comte 
de Croissy et au marquis de Nonant, I’ordre qu’il avait du roi de Jui amener !a 
noblesse de Normandie, ils se rendirent le 4 de ce mois 4 huit heures du matin 
sur les bruyéres d’Evreux, en trois brigades. le premier avec 220 maistres, le 
second avec 250 et le troisiéme avec 120. Le duc de Longueville est allé de 1a 2 
Gisors, of il a donné rendez-vous a une partie de la noblesse de la méme pro- 
vince. » 














LOUIS Xl ET RICHELIEU. 357 


vir en alemagne pour le non que on leur doit donner je suis bien empes- 
ché a en trouver un je y penseroy un peu !. 

Je vous prie yue desque il sera venu des nouvelles de Tibaut de me les 
faire savoir pour moster linquiétude ou je suis de ce combat *. 

Keroel a executé mon ordre pour le prince de marsilac*® et marquis 
dotefort ils sont partis ce matin. 

Je vous envoye ceton auquel jay donné ordre de faire le mesme coman- 
dement a ceux qui sont encore a Paris et ausy darester Tavanes que on 


‘ Richelieu, dans une lettre au roi du 28 juillet (Papiers de Richelieu, t. V, 
p. 123) était revenu sur la formation d’une nouvelle cavalerie, en proposant de 
la nommer « cavalerie hongroise. » 

2 C'est du combat de Vanloo, livré aux Espagnols par les armées alliées, dont 
le roi veut parler. Servien en écrivant, la veille, au cardinal, lui avait annoncé ce 
combat, et termimait sa lettre ainsi : « Demain M. Thibaut m’en doit escrire plus 
certainement. » (Arch. des aff. érang., France, 1635, juillet et aout, fol. 224.) 
C’est sans doute aprés avoir regu les nouvelles de l’agent francais que Riche- 
lieu répondant & Servien, le 30 juillet, lui disait entre autres choses : « Quant 
au combat que wous mande M. Thibaut, l’affaire 4 mon avis est représentée 
plus grande qu’elle n'est. » (Papiers de Richelteu,t.V.p 928.) 

5 Qui devint phus tard, Francois VJ, duc de La Rochefoucauld ; il fut mélé 4 tous 
les évéenements die la régence d’Anne d’Autriche, et il est l’auteur des Maximes. 
Le marquis de Hautefort était le frére de cette belle Marie de Hautefort qui, tout 
en se laissant aamer par Louis XIll, sut rester l'amie dévouée et fidéle de la 
reine. Ces deux jeunes gens, ainsi que beaucoup d'autres, d’ailleurs, venaient de 
servir comme volontaires dans l’armée des maréchaux de Chatillon et de Brézé, 
et s'étaient distimgués 4 la bataille d’Avein. « Une si heureuse victoire, raconte 
La Rochefoucauld, donna de la jalousie au prince d'Orange, et mit la dissension 
entre lui et les maréchaux de Chatillon et de Brézé : au lieu de tirer avantage 
d’un tel succés et de maintenir sa réputation, il fit piller et braler Tirlemont, 
pour décrier les armes du roi, el les charger d'une violence si peu nécessaire ; il 
assiégea Louvain, sans avoir dessein de le prendre, et affaiblit tellement l’armée 
de France, par les fatigues continuelles et par le manquement de toutes choses, 
qu’a la fin de Ja campagne elle ne fut plus en état de retourner seule par le 
chemin qu’elle avait tenu, et elle fut coutrainte de revenir par mer. Je revins 
avec ce qu'il y avait de volontaires, et je leur portai malheur: car nous fimes 
tous chassés, sous prétexte qu'on parlait trop librement de ce qui s’était passé 
dans cette campagne ; mais la principale raison fut le plaisir que sentit le roi de 
faire dépit a la reine et a mademoiselle d’Hautefort en m’éloignant de la cour. » 
(Mémoires de La Rochefoucauld, t. I, p. 339-550.) On sait, qu’en effet, Louis XI, 
qui s était peu 4 peu détaché de mademoiselle de Hautefort, commencait a aimer 
mademoiselle de La Fayette. Cela permet d'accepter, dans une certaine mesure, 
explication que donne La Rochefoucauld a la conduite du roi, mais, pour nous, 
elle n'est pas la seule et la plus importante. Nous croyons que Louis XIII, 
trés—affecté de l’insuccés de la tentative faite sur les possessions espagnoles, en 
Flandre, était peu satisfait de voir des gentilshommes frangais, sur le dévoue- 
ment desquels il voulait pouvoir compter, apprendre 4 la cour, a la ville, 4 la 
France toute entiére, les causes de l’échec que la politique francaise venait de 
subir dans le Nord. 








558 LOUIS XM ET RICHELIEU. 


ma dit estre a Paris et le mettre a la Bastille si vous le jugés ainsi a pro- 
os '. 

: lla pris ceste aprés diné une grosse fiévre a M" Boutilier et Mt Bouvart 

dit quil est pour avoir une grande maladie. il a voulu aler a la victoire 

ou il esta présent * vous vous pouvés asurer que M' Bouvart en aura tout 

le soin qui se poura. : 

Zamet* ma dit que M* Servien luy vouloit donner un enfant de Paris 
pour ensegne je luy ay comandé de ne le prendre pas et de choisir une 
personne de comandement. Louis. 

Dépuis ce mémoire escrit jay pensé quil est a propos que le chevalier 
du guet senqueste doucement si ces M'* qui auront reseu comandement 
de se retirer ches eux lauront exécuté et en cas quils ne layent fait les 
faire mettre a la Bastille pour leur aprendre a obéir. 


Nous ferons remarquer que Louis XIII eut seul l’initiative dans 
cette derniére affaire. Richelieu ne s’en méla nullement, et aucun 
des documents émanant de lui n’indique qu'il ait pesé d’une fagon 
quelconque sur la volonté royale. Louis XIII agit seul et avec la plus 
grande rigueur. Pour punir quelques indiscrétions qui l’atteignaient 
dans son orgueil, mais qui pouvaient aussi, en semant la défiance, 
décourager la nation ct arréter l’cffort qu’elle tentait 4 l’extéricur, 
il exile des gentilshommes qui avaient fait leur devoir sur le champ 
de bataille, mais qui ne savaient pas se taire, et fait enfermer 4 la 
Bastille ceux qui ne lui obéissent pas assez rapidement. 


LXXVII 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V ,fol. 1444. — (Original). 


De Chantilly ce premier Aoust 1635. 


Je trouve tres a propos ce que vous proposés pour Gasion et Bideran je 
youdrois que nous eusious beaucoup de gens pareils *. 


‘ Tavannes ne fut arrété que le 11 septembre suivant, d’une facon fort cu- 
rieuse. Etant venu & Paris, ce jour-la, ce gentilhomme alla voir Richelieu qui lui 
dit que comme le roi avait l’intention de le faire mettre 4 la Bastille, i! lui con- 
sg aller de lui-méme. Et Tavannes y alla. (V. Papiers de Richelieu, t. ¥. 
p. 207. 

* Le roi veut parler de l'abbaye de la Victoire, dans le diocése de Senlis. La 
maladie de Bouthillier devait étre cependant peu importante, puisque Richelieu, 
écrivant au surintendant des finances, le lendemain, 1° aodt, lui dit : « Un billet 
de vostre main parle de vostre maladie comme n’estant pas trés grande. » Bt 
que le 4 aout, il le félicite de sa convalescence. (V. Papiers de Richelies, t. V, 
p. 929.) On peut remarquer, 4 ce propos, tout )’intérét que Louis XI semble 
porter a ce fidéle serviteur. 

* Sans doute, Sébastien Zamet, baron de Beauvoir, capitaine-concierge du 
chateau de Fontainebleau, mort le 6 septembre 1636. Il était fils de Jean Zamet. 
mort au siége de Montpellier, en 1622, avec le grade de maréchal de camp. 

* Gassion, qui avait servi Gustave-Adolphe avec éclat, venait de passer au ser- 














LOUIS XIII ET RICHELIEU. EKO 


Le Prince de Virtemberg qui est icy ma bailé un mémoire que je vous 
envoye dans ce paquet je croy quil luy faudroit faire donner quelque 
chose. 

Je suis en grande impatiance de savoir la vérité de la derniére nouvelle 
de ce combat je croy que la nouvelle de Diepe se trouvera la plus vray‘. 
M Boutilier ce portoit un peu mieux ier au soir mais ceste nuit luy a esté 
trés mauvaise a se que ma dit Mt Bouvord. Je me réjouis de vostre bonne 
santé et le bon Dieu vous la vouloir conserver ausy longtemps que je la 
desire. Lours. 


(En marge) Jatens le Jeune avec impatiance. M. Boutilier me vint icy 
voir qui ce porte bien Dieu mercy. Lous. 


LXXVIII 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 416. — (Original). 


Du 6 Aoust 1635 


Jay fait loger aujourduy Ia compagnie du chevalier de St Simon 
avec les autres cOmes vous me Ie mandés*. 

japrouve extresmement de faire lever cette nouvelle cavalerie aux 
leux ou yous me mandés, c’est pour quoy vous y envoyeres un gentilome 
pour faire choix des personnes les plus capables a cet amploy *. 


vice de la France. Richelieu avait d'abord songé & profiter des relations qu’il 
avait eues avec les princes d’Allemagne, du vivant de Gustave-Adolphe, et a Ie 
charger d'une mission diplomatique auprés d’eux. Mais ce projet, qui, dans les 
premiers jours de juillet, avait regu un commencement d’exécution, ne fut pas 
réalisé, et ce ne peut étre 4 lui que Louis XIU fait allusion. Peut-étre le roi 
Yeat-il parler du dessein que Richelieu congut vers ce temps-la de charger Gas- 
ston de défendre les places d’Alsace, occupées par Jes Francais. Le cardinal nous 
apprend que c’est le maréchal de La Force qui s’opposa 4 l’exécution de ce pro- 
jet, en prétextant que les soldats commandés par Gassion étaient trop fatigués, 
et quil fallait, pour cela, des troupes fraiches. (VY. une lettre de Richelieu au 
Tol. Pepiers de Richelieu, t. V, p. 154.) 

‘Qa voit combien Louis XII se préoccupait des nouvelles de I’armée de 
Flandre. J sentait fort bien que tout était désespéré de ce cédté, et pourtant il espé- 
Tait encore qu’un revirement de fortune lui permettrait de réaliser le grand pro- 
gramme de conquéte qu’il avait rédigé dans le traité conclu avec la Hollande. 

* Le favori du roi venait de former un régiment des gardes, composé de cing 
compagnies. Son titre de chevalier était passé 4 son frére, depuis qu’au mois de 
février précédent, il avait été lui-méme créé duc et pair. Les lettres d’érection 
de ses terres en duché-pairie avaient été enregistrées au Parlement, le 4** fé- 
Wier. (V. la Gazetle du 3 février 1635.) Dans sa lettre du 28 juillet, Richelieu 
conseillait au roi de faire loger ses nouvelles compagnies de gardes dans les fau- 
bourgs de Paris, ainsi qu’il était d’usage de faire pour les autres. (Papiers de 
Richelieu, t. V, p. 122.) 

* est la cavalerie hongroise dont nous avons parlé. Le cardinal, dans sa 
lettre, indiquait au roi, le Périgord, le Rouergue et les Gévennes comme pou- 


Yant donner les meilleurs cavaliers. II proposait de former trois régiments de 
cette cavalerie. (Idem.) 


560 LOUIS XII ET RICHELIEU. 


je suis trés ayse que la pansée vous soit venue de faire comprendre le 
gouvernement daunix avec celuy de Brouage et des lles car aymant le 
marechal de Brese comme je fais je seroy toujours trés ayse de faire du 
bien a son fils.*. 
- Jay pris cette nuit une médecine qui ma fait trés grand bien. 

jay fait asoir mon frére au cercle lequel en a esté ravy et dit a tout le 
monde le contentement quil a de la fason de quoy je vis avec luy 

japrens par ce gentillome de M Dangoulesme* que le duc Charles est 
vers mirecourt je le trouve bien avancé dans la loraine®. 


LXXIX 


Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 117. — (Original). — Idem., 1635, 
juillet et aout, fol. 289. — (Copie) 4. 


Du 10 Aoust 1635 


Quince® mest venu trouver qui ma dit quil a 100 ou 120 chevaux de 
100 escus piéce jay eu une pensée la desus quil vous fera entendre ausi 
bien avons nous assés de Dragons, laquelle pensée si vous la trouvésa 
propos vous la ferés exécuter, on en pouroit faire de mesme aux autres 
Regiments. 


Mr Darcour® ma prié pour que je escrivisse a M* le garde des Seaux ce 


‘ « Lorsqu’il pleut au roy, dit Richelieu, dans la méme lettre, m’accorder la 
survivance de Brouage pour le petit Brezé. j’oubliay de faire comprendre l’Aunix, 
ce qui faict que je supplie maintenant Vostre Majesté de l’avoir agréable, afin 
que Brouage, }’Aunix et les fles ne soient pas dans diverses mains. 

« Le commandement que Sa Majesté ma faict d’user librement en mon en- 
droict, faict que je prens la hardiesse que je fais sur l’assurance que jay qu'elle 
ne le trouvera point mauvais. » (Idem.) 

* Vers le milieu de juillet, le duc d’Angouléme avait été envoyé en Lorraine, 
pour soulager le maréchal de La Force et partager, avec lui, le commandement 
de son armée. Celui-ci crut, sans doute, 4 une disgrace, car, dés l’arrivée du 
duc d’Angouléme, en Lorraine, La Force sollicita un congé qui lui fut refusé. Ce 
refus fut accompagné de deux lettres du cardinal qui expliquaient au maréchal 
les yéritables raisons de l’envoi de M. d’Angouléme. (V. Papiers de Richelieu, 
t. V, p. 928. 

3 Le duc i Lorraine assiégeait, en effet, Mirecourt, depuis quelques jours. 

4 Cette lettre a déja été citée par M. Avenel (t. V. p. 164). 

’ Cet officier ‘avait été chargé de recruter des hommes et des chevaux, en 
Normandie. Le 30 juillet, Richelieu se plaignait 4 Servien de n’avoir aucune 
nouvelle de ce Quince, qu'il savait pourtant en Normandie. A la date de notre 
lettre, il revenait, sans doute, de remplir sa mission. Quelques jours aprés, il 
était en Lorraine avec ses dragons. 

6 Henri de Lorraine, comte d'Harcourt, frére cadet du duc d’Elbeuf. II inten- 
tait un procés 4 sa meére, la duchesse douairiére d’Elbeuf, sous prétexte que 
celle-ci favorisait trop son fils ainé, le duc d’Elbeuf, qui, déclaré rebelle, en 
1633, avait vu ses biens confisqués, et, depuis, avait refusé de profiter de l'am- 
nistie accordée aux partisans du duc d'Orléans. Le roi évoqua lui-méme ce pro- 











> 


- =p eee. ; 
ES 


LOUIS XIII ET RICHELIEU. 501 


que jay fait pour son évocation, ledit M' le garde des seaux vous en par- 
lera si cest chose que je puise faire en justice jen seroy bien ayse, sinon 
je men remets a vous eta M. le garde des Seaux den faire come vous le 
jugerés a propos. 

Mde Bullion a reduit la garnison de Bar a 6 monstres qui est trop peu 
il la faudroit faire mettre a 8. Luuis 


LXXX 


Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 118. — (Original). — Idem, t. 37,° 
fol. 290. — (Copie) '. 


Mon cousin si nous nusions esté si proche de la feste* je feuse alé des 
demain a Ecouan pour me rendre lundy a Ruel * mais ce sera pour jeudy * 
ou je reseuvroy toujours avec joye et contentement vos bons conseils men. 
estant trop bien trouvé par le passé pour ne les pas suivre a la venir en 
tout et par tout céme jay fait jusques icy vous vous pourés asurer que si 
jay eu jusques a ceste heure de I’afection pour vous que a lavenir elle 
augmentera toujours et nauroy point de plus grande joye que quand je 
vous lapouroy tesmoigner atendant quoy je prieroy le bon Dieu de tout 
mon coeur quil vous donne une santé parfaite avec une longue vie et vous 
tiene toujours en sa saincte garde. Louis. A Chantilly ce xj Aoust 1635 
a8 heures du soir. 


Nous ne voulons rien ajouter 4 la lettre qui précéde. Elle suffit a 
indiquer combien les véritables rapports de Louis XIII et de Riche- 
lieu ont été différents de ceux que leur a attribués la haine de 
quelques-uns de leurs contemporains. Si, comme on 1!’a dit, le suc- 
cesseur d'Henri IV n’a jamais aimé son ministre, iJ a,.en tous cas, 
fort bien caché ses sentiments, puisque, jusqu’a ce moment, nous 
lavons toujours trouvé donnant, en toute occasion, a Richelieu, des 
preuves d’un attachement profond et d’une tendresse qui ne s'est 
jamais démentie. Nous le verrons tenir une conduite semblable 


cés, et le termina 4 l’avantage du comte d'Harcourt, le 20 décembre 1655, dans 
un lit de justice qu’il vint tenir au Parlement. 

 Cettelettre a déja été citée par M. Avenel (t. V, p. 155). | 

* En citant cette phrase, M. Avenel a imprimé « La Ferté. » Louis XIII avait 
érit «la feste » et parlait de la féte du 15 aodt. M. Avenel qui n’a pas eu entre 
les mains loriginal, mais seulement la copie, a pu étre trompé par une erreur 
U copiste. 

* Comme on le verra par la lettre suivante, Richelieu était indisposé en ce 
erie explique pourquoi Louis XII parait s’excuser de ne pas aller a 


‘Le 44 aodt était un samedi. Le roi alla, en effet, le jeudi suivant 4 Ruel, 
avec Monsieur. Louis XIII était arrivé le 15, 4 Ecouen. En quittant Ruel, le 16, il 
alla i Argenteuil. (Voir la Gazette du 18 et du 25 aout.) 

10 Aovr 4875. 37 


562 LOUIS XII ET RICHELIEU. 


jusqu’a la mort du cardinal et jamais nous n’aurons a constater la 
mojndre défaillance dans les sentiments de Louis XIlla Pégard du 
grand ministre. La lettre que nous venons de donner est un véri- 
table programme auquel le roi est toujours resté fidéle. 


LXXXI 


Arch. des aff. étrang. — France, t. Y, fol. 449. — (Original). — Idem, 1655, 
juillet et aout, fol. 291. — (Copie.) | 
de lonziéme aoust 1635 


Je suis bien ayse davoir seu vostre guérison plustost que vostre mala- 
die car elle meust mis extresmement en peine je loue lebon Dieu de quoy 
ce nest rien ' 

cest trés bien fait davoir pourveu aux vivres de larmée de M' Dangou- 
lesme car sans cela elle ne pouvait subsister *. 

jay mis en marge de vostre mémoire des absans ceux que je croy mé- 
riter estre cassés et ausi ceux qui sont malades ou retournés a leurs 
charges* 

japrouve le projet de ceste nouvelle cavalerie le principal est de la 
lever promtement ’. 

t 


LXXXII 


Arch. des aff, étrang. — France, t. V, fol. 120. — (Original). — Idem, 1659, 
juillet et aout, fol. 291. — (Copie.)® 


(12 aodt 1635.) 
On ne pouvoit faire mieux que denvoyer Argencourt et du Chate- 


‘ Nous ne trouvons nulle part trace de ce malaise qui dut étre passager. 

® Nous avons vu plus haut, qu’on venait de donner une partie du commande- 
ment de l’armée-de Lorraine au duc d’Angouléme. 

3 Richelieu renvoyait, le lendemain, ce Mémoire 4 Servien, pour que celui 
mit les noms des officiers déserteurs dans l’ordonnance, qui devait étre enroyée 
aux armeées. Hi lui recommandait de lui renvoyer le Mémoire, afin qu'il le puisse 
faire imprimer dans la Gazette. (V. Papters de Richelieu, t. V, p. 951.) 

® Louis XIll revient encore sur la cavalerie hongroise. Remarquons qua 
sétait enfin décidé 4 l’organiser, puisque, le 6 aout, Richelieu ordonnait a 
Servien de donner une commission, pour une compagnie, 4 un sieur Bonnelte. 
(Idem, p. 930.) 

5 Cette note qui, dans la copie, fait suite 4 la précédente, en est compléte- 
ment séparée dans Je manuscrit autographe que nous avons eu entre les mains. 
Nous devons remarquer que les deux piéces doivent étre, en effet, indépendantes 
ume de l'autre, puisque dans fa premiere, Louis XII prévient le cardinal qu'il 
a fait le travail préparatoire, pour la rédaction' de Vordonnance, destinét 3 
arréter la désertion de la noblesse, que le 12, Richelieu envoie le Mémoire ai 
noté par le roi, 4 Servien, pour que celui-ci puisse achever de rédiger J'ordon- 
nance, et que, dans ja derniére note, le roi prévient son ministre qu'il iwi rea- 
voie 'ordonnance toute signée. Cette ordonnance fut publiée par la Gasette, le 








LOUIS SHI ET RICHELIED. 565 


let‘ a Chaalons pour regler ces brigades je croy que sans cela M' Conte * 
et Mt de Longueville y eusent esté bien ampeschés. 

Je vous renvoye lordonnance contre les oficiers absans laquelle jay si- 
gnée, elle est um peu rude mais aux extresmes maux il faut destresmes 
remédes 

Mon frére dit lautre jour a St Simon en partant dicy que dans quelque 
temps il me vouloit demander de faire un Regiment de mil chevaux ce 

que je ne trouve nulement a propos ny pour vostre seureté ny pour le 
|  Injenne. 


LXXXIII 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 124. — (Original). 


(19) Aoust 1635 


Come je montois a cheval le comte de Tresme * ma fait veoir une lettre 
du S' de Blerencourt* son frére qui lui escrit quun gentiléme venu de 
Callays a perronne la asseuré que le fort de Squin avoyt esté repris: par 
les francois ou il y avoyt eu quatre cent espagnols de tuer et des nostres 
que cent cinquante un cappitaine et un ensegne qui est la confirmadén de 
lautre nouvelle *. 


17 aodt, nous ne croyons donc pas nous tromper de beaucoup en donnant a 
celle note la date du 12 aout. Comme nous l’avons vu, ce jour-la, Louis XII 
nlavait pas encore rejoint Richelieu, 4 Ruel; de plus, l’ordonnance, publiée par 
la Gazelle, porte la date du 12 aout. Le roi prenait contre les officiers absents 
de I'armée, sans congé, des mesures trés-sévéres. « Les officiers absents, dit 
lordonnance, seront privés de leurs charges, dégradés des armes et de noblesse, 
pour ceux qui se trouveront nobles; et pour les autres, ils seront conduits dans 
les galéres du roi, sans autre formalité de procés... ordonne, en outre, aux élus, 
de comprendre ci-aprés dans le réle des tailles ceux d’entre eux qui ont jusqu’a 
présent joui de la noblesse, lesquals Sa dite Majesté a déclarés indignes. » 

‘ Du Chatelet, ancien avocat général 4 Rennes, était envoyé & l’armée de Lor 
rane, pour y remplir les fonctions d’intendant de justice. 

* le comte de Soissons. ll avait été chargé, au commencement d'aoit, d’an- 
Tiler la noblesse et de l’organiser en compagnies et en escadrons, comme nous 
lappread Yinstruction que lui envoya Richelieu, & cette époque. (Papiers de 
Richehew, t. V, p. 438.) Le 6 aout, le cardinal lui écrit encore, pour lui recom- 
1 lander de pourvoir ses soldats de tout ce qui leur est nécessaire avant de les 
envoyer & l'armée du maréchal de La Force et du duc d’Angouldme. (idem, 

} 


. ae ene me = at 


p. 939, 

* Nous placons cette lettre, qui n’est pas datée, 4 la date du 19, car nous sup- 
pesons que le roi montait 4 cheval pour aller a la chasse; or, la Gazelle nous 
2pprend qu’il était arrivé le 18 4 Chantilly. 

“René Potier, cemte de Tresme, d'abord chambellan d'Henri IV; il devint en- 
‘ait gouverneur de Chalons, puis commandant de la compagnie des gardes du 
corps, conseiller d’Etat en 1629, il fut nommeé duc et pair en 1648. ll mourut en 
I67e, a lage de 94 ans. 

* il était, comme nous !’avons vu, gouverneur de Péronne. 

* bes Espagnols avaiant, le 28 juillet précédent, enlevé aux Hollandais, le fort 
de Scheack, situé a la séparation du Rhin et du Wabal, et depuis ce moment, 





364 LOUIS XIli ET RICHELIEU. 


LXXXIV 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 125. — (Original). 


Du 20 Aoust 1635 


Il ne se peut rien adjouter aux ordres que vous avés donnés pour la 
champagne tant a Vobecourt que a Arpajon 11 ne faut que les faire exécu- 
ter promtement !. 

Vous donerés les ordres necessaires aux troisiéme corps qui doit mar- 
cher avec moy de se randre a Joinville au lieu de Langres ou toutes les 
troupes ont leur rendés vous. 

Se souvenir de mander les 200 gardes du corps qui sont avec M* de 
Chaulnes parce que si ils sont dans le boulonois il ne me pouront plus 
ratraper *. 

le Halier *ma dit quil avoit visité toutes les piéces de baterie de Ia ci- 
tadelle de Metz et que ils estoient toutes éventées cest pourquoy s'il faut 
faire le siége de cirg* il en faudra prendre alieurs pour celles de nancy 
elles seront de 40 livres de bales par conséquent trop difficilles a mener, 
il faut savoir de bone heure du lieutenant de I’artilerie ou on en poura 
prendre aux lieux les plus proches de Metz et si il y en a Moyenvie et 
Marsal en estat de tirer. 

les mineurs liégeois sont avec le cardinal de la valette® cest pourquoy 
il faut avertir le petit de Serre qui est a paris de se tenir prest et de 
chercher des ouvriers pour les mines. 

je parleroy au marquis de Nelle si il vient icy ainsi que vous me le 
mandés. Parlés a Mt de Bulion pour envoyier fons avec moy pour fa 
monstre des nouvelles compagnies des gardes a mesure quils arive- 
ront. 

launoy mescrit de Picardie que aux gens darmes de M' de Chaulnes et 
Soyecourt il ny a que 29 maistres a chaque compagnie. 


Francais et Hollandais s'efforgaient de reprendre ce fort qui, par sa situation, 
menacait toutes les villes voisines et interrompait la navigation. La nouvelle 
que donnait le roi était inexacte. La Gasette du 1** septembre annonce et dé 
ment, le méme jour, 1a nouvelle de la prise du fort de Schenck. 

‘ Vaubecourt et Arpajon avaient été chargés de conduire & l'armée de Lor- 
raine les troupes organisées par le comte de Soissons, a Chalons. Richelieu écr+ 
vil le lendemain 21, 4 Servien, pour lui donner lordre nécessaire au départ des 
deux officiers. (V. Papiers de Richelieu, t. V, p. 952.) 

? Louis XIll se préparait a partir pour aller prendre le commandement de 
Yarmée qui s’organisait en Champagne. 

Francois de I’Hépital, seigneur du Hallier, frére du maréchal de Vitry. 1 
avait d'abord embrassé l'état ecclésiastiqve et était devena évéque de Meaux. 
Mais il quitta bientét son évéché, pour prendre la profession des armes, devint 
eapitaine des gardes a la mort de Concini, puis maréchal de France en 1645. 0 
mourut en 1660. 

 Sierck, dont les Espagnols s’étaient emparés au commencement de mai. 

§ Ii commandait un corps d’armée en Alsace. 








LOUIS Xill ET RICHELIEU. 36S 


giroy coucher mecredit a livry pour me randre jeudi a Noisy a la mai- 
son de Mt Coulon a une heure aprés midy vous feres trouver vos compa- 
gnies au bac a brie jeudy a midy du costé dudit Noisy '. 

Madame de Loraine®* se plaint fort du traitement mauvais quelle recoit 
de M' de Bulion pour sa pension je luy en ay escrit vous luy en dirés en- 
core un mot. Louis ; 


LXXXV 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fel. 125. —- (Original). 


De Chantilly ce22 Aoust 1635 


-Yous aprendrés par les depesches que porte Beaumont céme le fort de 
Squinn’est point pris ny esperent de le prendre de tout cet iver, ce’por- 
teur dit que si le prince dorange eut voulu ils ‘eussent battu les enemis 
plus de 4 fois depuis la bataille et que cest une honte de voir la peur 
quil a de tout : 


je trouve trés a propos que mes 200 gardes demeurent avec M' de 
Chaulnes afin quil nest point dexcuse. Louis 


: LXXXVI 


Arch. des aff. étrang. — France. t. V, fol. 126. — (Original), — Idem, 1635, 
juillet et aout, fol. 331. — (Copie). 


Du 25 aoust 1635 a Monceaux 


jay veu les nonces auquels jay parlé suivant vostre mémoire et encore 
un peu plus sec sur la faire du mariage de mon frére ensuitte ils mont 
parle pour faire faire response a mon abassadeur sur la faire de Jerusha- 
lem je leur ay dit que je le ferois*. 


' Louis XI coucha, en effet, le 22 4 Livri, et le lendemain, jeudi 23 aout, lui 
et Richelieu se rencontrérent, chez le comte de Nogent, qui, selon la Gazette, les 
traita magnifiquement. Ce jour-la, aprés la collation, le roi tint conseil 4 Noisy, 
et cest dans ce conseil qu'il signa le pouvoir donné a Richelieu, pour gouverner, 
pendant le séjour qu'il allait faire en Lorraine. (V. Papiers de Richelieu, t. Y, 
p- 190.) le soir, le roi et le cardinal se quittérent. Louis XIII, pour aller cou- 
cher : Lagny, et Richelieu pour aller 4 Langres. (V.. Gazette de France du 25. 
aout. 


* Meolle, fille de Henri II, dit le Bon, duc de Lorraine, avait épousé son cou- 
iB, le duc Charles de Lorraine, qui l'abandonna, en 4634, aprés avoir abdiqaé 
ea faveur de son frére. Elle était venue demeurer a Paris, ob Louis XI, ea- 
chanté d'avoir, auprés de lui, une duchesse de Lorraine, pendant qu'il portait la 
guerre dans ce pays, lui avait donné un hétel tout meublé, des domestiques, 
gardes et une pension pour lui permettre de tenir sa maison sur le pied qua: 
‘onvenait 4 son rang. 
* Cette lettre a déja été citée par M. Avenel (t. V, p. 160). 
* Nous n’avons pas trouvé le Mémoire auquel Louis XiiI fait allusion. Il ne suf- 
tpas au roi d’avoir fait déclarer nul le mariage de Gaston et de Marguerite 
Traine; il avait fait promettre au duc d'Orléans, lors de la rentrée de celui— 





566 LOUIS Xi ET RICHELIEU. 


M de Tresme mest venu dire cette aprés diner que Bourdonoy lui avait 
dit de me dire que un presidant de Paris lavoit chargé de me faire savoir 
que si je sortoisle Royaume je courois fortune de la vie il me semble que 
il seroit bon que vous envoyiariés querir Bourdonné pour savoir de lui qui 
est le Président et parler en suite au Présidant pour saveir ce que cest et 
eclercir un peu cette afaire. : 

les nouvelles que vous me mandés dalemagne sont trés bones Je ne 
parleroy de la faire de pologne‘ a personne 

Mr de St Luc® vient dariver pour me parler encore de ce capitaine je 
luy répondroy si sec quil ny reviendra plus une autre fois. 

Come je fermois cette lettre St Simon ma dit quil avoit envoyié querir 
hourdonné et lui avoit mandé de venir icy bien instruit de la faire, 
Louis. ie, 


LXXXVII 


Imprimée. — Recuetl d'Aubéry, t. il, p. 792%. — Idem., Le Vassor, Histoire de 
Louis XIII, t. VUll, 2° partie. p. 86, —- Hem, Le Pére Griffet, Histeere ae 
Louis XIII, t. U, p. 612. 


Mon cousin je suis au désespoir de la promptitude que jeus hier a vous 
escrire le billet sur le sujet demon voyage, je vous prie de le vouloir bra- 
ler et oublier en mesme temps ce quil contenait et croire que comme Je 
nay eu dessein de vous fascher en rien je nauroy jamais autre pensée que 
de suivre vos bons avis en toutes choses ponctuellement. Je vous prie 
encore une fois de vouloir oublier...... et mescrivés par ce porteur que 
vous ny pensés plus pour mie mettre lesprit en repos et vous asseurés que 
je nauroy point de contentement que je ne vous puisse encore lesmeigner 


cien France, de se soumettre aux décisions des juges ecclésiastiques, sur la 
question du sacrement. Aussi, soumilt-il 4 l’assemblée générale du clergé de 
France, en 1635, la question de la validité du mariage de son frére. Cette assem- 
biée rendit la méme décision que le Parlement. Cette unanimité décida, enfin, 
Monsieur, a signer le 16 aot un acte par lequel il reconnaissait lui-anéme la 
nullité de son union avec la princesse de Lorraine. (Y. cet acte, Arch. des aff. 
érang., Rome, t. 96, fol. 288.) Il restait a obtenir l'adhésion du pape a la mesure 
acceptée par Gaston; Pierre Fenoillet, évéque de Montpellier, fut chargé d’aller 
4 Rome pour négocier avec le Saint-Siége, et obtenir cette adhésion. Il partit le 
12 octobre suivant. (V. les Mémoires de Richelieu, t. Vull, liv. XXVI, p. 476.) 

‘ H s’agissait, probablement, des négociations que dirigeaient alors le comle 
d’Avaux, ambassadeur de France, auprés des trois cours du Nord, et qui avaient 
pour but la conclusion d'une tréve entre la Suéde et la Pologne. Cette tréve fut 
signée le 12 septembre suivant, pour une durée de vingt-six ans. (V. la Gazefle 
de France du 27 septembre 1635.) 

* Probablement, Louis d’Espinay Saint-Luc, fils du maréchal de Saint-Luc et 
d’'Henriette de Bassompierre, sa premiére femme. ll était né en 1613, et Louis Ul 
avail été son parrain. (V. Journal d’Héroard, journée du 2 avril 16153.) 

> Nous n’avons pu lrouver l’original de cette lettre que nous donnons, cepen- 
dant, d’aprés divers historiens, 4 cause de son importance capitale. 








LOUIS XH ET RICHELIEU. 3567 


lextresme affection que jay pour vous, qui durera jusques a la mort. 
Priant le bon Dieu de tout mon cceur quil vous tienne en sa saincte garde. 
A Monceaux ce 2 septembre 1635. 


Cette lettre révéle l’existence d’un différend entre Louis XIII et 
son ministre. Jusqu’é ce moment, on |’a vu, nous n’avons jamais 
eu a constater la moindre altération dans les sentiments affectueux 
du roi a ’égard du cardinal. Nous ne pouvons donc croire que ce 
différend ait été profond et ait fait courir le moindre danger a l’au- 
torité de Richelieu. La forme et les termes de la lettre d’excuse 
du roi, que nous venons de donner, sufiliraient seuls 4 nous con 
firmer dans cette opinion, si l’étude de cet incident ne nous démon- 
trait combien on en a exagéré la portée. 

le savant éditeur des Papiers de Richelieu, qui, sur tant de 
points de son grand ouvrage, a fait preuve de perspicacilé et de 
sincérité impartiale, s'est évidemment laissé entrainer ici par l’ad- 
miration, le respect, nous pourrions méme dire l'affection, que 
étude de oeuvre de l’'immortel ministre lui a inspirée. pour ce- 
lui-ci. Ha cru entrevoir qu’a l'occasion du voyage de Louis XIII en 
lorraine, de 1635, un profond dissentiment s’était élevé entre Ri- 
chelicu et le roi, qui, lassé du despotisme du cardinal, lui aurait 
fait durement sentir qu’il était le maitre. Nous l’avons déja dit,,on 
nétudie pas aussi profondément la vie d’un homme tel que Riche- 
lieu, sans arriver fatalement & partager ses désirs, ses joies,..ses 
craintes, ses souffrances, sans s identifier, en quelque sorte, avec 
lui. M. Avenel, qui, depuis plus de trente ans, vit dans un com- 
merce constant avec le grand ministre, s’est pénétné de.son. esprit, 
ef nous ne nous étonnons pas qu'il ait partagé les appréhensions 
qu’a inspirées 4 Richelieu un mouvement d’impatience de Louis Xl. 
Comme Richelieu, M. Avenel a Iu les lettres du roi et celles des 
fidéles du cardinal, qui, placés par .celui-ci auprés de-Louis XII, 
rendaicnt compte chaque jour au ministre des sentiments exprimés 
par le rot. Comme Richelieu, et le premier aprés lui, Mi Avenel a 
pu suivre pas & pas toutes les phases de cet incident; mais, égaré 
par les mémes soupcons, il.a partagé les mémes craintes. Comme 
Richelieu, it a cru que Louis XII avait voulu imposer violem- 
Ment, et sans raison, sa volonté 4 son ministre. En étudiaat.a no- 
tre tour, et sans parti pris, cette affaire; cn nous souvenant seule- 
ment des mille preuves d’affection données, jusqu’é ce moment, 
par Louis XI au cardinal, et en nous servant des mémes:docu- 
ments que M. Avenel, nous arriverons a une conclusion compléte- 
ment contraire 4 la sienne, conclusion que nous ne désespérens 


568 LOUIS XI ET RICHELIEU. 


cependant pas de voir adopter par le patient et si consciencieux édi- 
teur des papiers du grand ministre. 

Pourquoi Louis XII voulait-il aller se mettre a la téte de ses ar- 
mées de Lorraine en 1635, et pourquoi Richelicu essaya-t-il un mo- 
ment de détourner le.roi de cette résolution? Voila, selon nous, les 
premiéres questions qu’il était nécessaire de se poser pour étudier 
cet incident, et pourtant M. Avenel les a complétement laissées de 
cété. « Richelieu, dit-il seulement, souffrant plus que de coutume 
des maladies dont il souffrait toujours, ne pouvait accompagner 
Louis XUI a l’armée de Lorraine, ot ce prince avait résolu de se 
rendre, espérant rétablir les affaires, qui la ne succédaient pasa 
son gré. Craignant de laisser un instant le roi hors de sa tutelle, il 
était fort inquiet de le voir aller 4 l’armée sans lui, ct voulut s'op- 
poser au désir dans lequel le roi s’obstinait. Selon son habitude, il 
ne s’y opposait pas ouvertement; mais de ses objections indirectes 
surgissaient mille inconvénients. Louis XIfl, qui s’apercut de la 
mancuvre du cardinal, fut profondément blessé; comme tous les 

-caractéres faibles, 1] laissait voir sa mauvaise humeur, 4 défaut 
d’une ferme volonté, et il semblait céder aux insinuations de son 
ministre, mais de si mauvaise grace, que celui-ci eut peur de le 
pousser 4 bout, et finit par lui permettre (c est presque le mot pro- 
pre) d’aller commander son armée'. » Nous le demandons, sont-ce 
1a des mobiles véritablement dignes d’hommes tels que Richelicu et 
Louis XIlI, et peut-on expliquer, d’un cété, par des craintes puéri- 
les, de l’autre, par une obstination timide et sotte, ce faitisolé dela 
vie de ces deux personnages? Peut-on croire que le roi de France ait 
tenu absolument a aller prendre lui-méme le commandement del ar- 
mée qui luttait contre l’Allemagne, uniquement parce que le premier 
désir qu’il avait cxprimé a cet égard avait été combattu par son 
ministre; et peut-on supposer que cclui-ci ait voulu empécher ce 
voyage parce que, ne pouvant accompagner le roi, il craignait de 
perdre son autorité dans |’Etat, si le roi s’éloignait seul? Tous deux 
obéissaient 4 des considérations d’une plus haute portée. Et d’a- 
bord, comment admettre que Richelieu ait craint de voir son maltre 
séloigner sans lui? Le cardinal n’était-il pas resté seul durant de 
longs mois, au siége de la Rochelle, pendant que Louis XIII, revenu 
a Paris, était entouré des cnnemis de son ministre? Est-ce quen 
1650, Richelieu n’était pas resté isolé devant l’ennemi, a deux re- 
prises différentes : au commencement de la campagne ct au mois 
d’aout, avant la grande maladie du roi 4 Lyon? Est-ce que maintes 


! Papiers de Richelieu, t. V, p. 156. 











LOUIS XMI ET RICHELIEU. 369 


fois le cardinal n’avait pas été séparé de Louis XIII? Pourquoi au- 
rait-il redouté cette séparation en 1635 plutét qu’a toute autre épo- 
que? 

Si Louis XII tenait tant 4 partir pour la Lorraine, c'est que jus- 
qu’alors il avait toujours commandé lui-méme ses armées, et dans 
toutes ses campagnes, 4 l’ouest comme dans le midi de la 
France, en Italie comme en Lorraine, il avait vu le succés accom- 
pagner ses pas, et les desseins concus par son ministre, puis adop- 
tés par lui, réussir complétement. Et voila qu’en 1635, au moment 
ott la grande lutte préparée depuis si longtemps vient de commen- 
cer, ses troupes, que, pour la premiére fois, il ne commande pas 
en personne, sont obligécs de reculer, humiliées, devant un en- 
nemi plus habile et plus puissant. Pour la premiére fois, une en- 
treprise 4 laquelle il a, ainsi que Richelieu, apporté tous ses soins, 
échoue misérablement par l’incurie des généraux auxquels 1] en a 
conlié la direction. Aprés une campagne désastreuse, l’armée fran- 
caise revient des Pays-Bas, décimée, désorganisée ct presque anéan- 
tie par les fatigues inutiles dont elle a été accablée. Il faut 4 l’hon- 
neur francais une revanche éclatante et immédiate; mais les seules 
armées qui restent en campagne sont en Lorraine, ou, tantdt bat- 
tues et tantét victorieuses, elles demcurent 4 grand’peine immobiles 
au milieu des conquétes faites par le roi en 1633. Louis XIII, que 
cette situation désespére profondément, se souvient de ses succés 
passés, et ne doute pas que sa présence, animant ses soldats, ne 
leur permette de relever rapidement la réputation des armes fran- 
caises. I] veut partir pour la Lorraine, ect son ministre, entrant tout 
d’abord dans ses vues, donne un autre objet aux préparatifs qui se 
faisaient & Chalons, et y organise un corps d’armée destiné 4 étre 
commandé directement par le roi. Celui-ci devait, de plus, diriger 
toutes les opérations dcs autres généraux qui commandaient en 
Lorraine. Pendant tout le mois d’aout, Richelieu prépare ce corps 
d’armée; mais il s’apercoit que ses plans, toujours si lumineux, et 
dans lesquels i] prévoyait tous les incidents qui pouvaicnt se pro- 
duire, s'exécutaient cette fois difficilement. ll préparait tout sur le 
papier, et rien ne s’organisait en réalité. Cela lui fit redouter de ne 
pouvoir donner a Louis XIII une armée digne de lui; ct, connaissant 
l'impatience et l'amour de la gloire qui caractérisaient son maitre, 
il craignit de compromettre la réputation de celui-ci, en lui lais- 
sant prendre prématurément le commandement.de l’armée qui se 
réunissait a Chdlons. C’est ce motif qui, joint aux alarmes que lui 
causait la mauvaise santé de Louis XIII, porta Richelieu & présen- 
ter au roi, vers le milieu d’aodt, quelques observations sur le 
voyage qu’il allait entreprendre. I] le supplia de retarder son dé- 


370 LOUIS XHI ET RICHELIEU. 


part pendant quelque temps. Ces observations ne furent pas ac- 
cueillies par Louis XIHI, qui était plus impatient que jamais d’aller 
' diriger les opérations de son armée; mais clles ne laissérent dans 
son esprit aucune rancune contre Ie cardinal, puisque, le 23 aoit, 
il signait 4 Noisy un pouvoir donné a Richelieu « pour commander, 
en l’absence du roi, en la ville de Paris, I'[le de France, la Picardie, 
la Normandie ct pays voisins*.» Le ministre était d’ailleurs déja 
revenu sur ses appréhensions. Il comprenait les raisons qui por- 
taient Louis XII[ 4 vouloir, quand méme, entreprendre son voyage. 
Le 24 aout, écrivant au comte de Soissons, il lui disait: «..... La 
présence du roi dans son armée, ov elle s’acheminera dans trois 
ou quatre jours, sera capable d'exciter les plus lents*. » Dans le 
méme temps, i! offrait 4 Louis XIfI, 4 l'occasion de son départ, un 
cheval de guerre d’un grand prix. Le 24 aout, Saint-Simon écrivait 
4 Richelieu pour lui apprendre comment le roi avait accueilli ce 
don. « Je me suis acquitté, dit-il, du commandement de Vostre Emi- 
hence, ayant présenté vostre barbe au roy, que Sa Majesté a trouvé 
sy beau qu’elle vous en veut remercier elle mesme. Nous luy ferons 
bonne cherre dans son écurie et en aurons grand soing, venant de 
Vostre Eminence*. » On voit que le roi ne paraissait pas, le 24 aot, 
ressentir une colére bien grande contre Richelieu. La lettre de 
Louis XIII, datée du 25 aodt, que nous avons donnée, ne contient 
non plus aucun reproche 4 l’adresse du cardinal. Or, celle dont le 
roi s’excuse, le 2 septembre, avait été écrite la veille, 1% septem- 
bre. C’est donc entre le 25 aout et le 1° septembre qu’il nous faut 
chercher les raisons de la colére subite; mais passagére, de Louis ill 
4 l’égard de son ministre. 

« Le roy, écrit 4 Richelieu le surintendant Bouthilhier, le i sep- 
tembre, 4 trois heures de l’aprés-midi, le roy se plaint 4 M. de la 
Meleraye que les 100 chevaux d’artillerie du train qui doit suivre 
Sa Majesté ne sont pas encore levés; quoyque M. de la Meleraye lui 
promette, sur sa teste, que le train seroit 4 Chambéry‘* vendredy'‘, 
il laisse pas de dire que son voyage se retarde et qu’on luy tourne 
son voyage a honte et a desplaysir. Je confesse, Monseigneur, que 
je ne scay a quoy attribuer ce changement que je trouve du blanc 
au noir depuis les advis que le roy eust avant hicr au soir, trois 
heures aprés que le sieur de Crouzilles fut party. Jay dit tout ce que 
je debvois la dessus & Sa Majesté, particuliérement sur ce qu'elle 


* Pamiers de Richelieu, t. V, p. 150. 
. © Iden. 
_ 3 Arch. des aff. étrang., t. 37. fol. 329, citée par M. Avenel, t. V, p. 455. 


4 Sans doute, Chambry, prés de Meaux. 
5 Le 7 septembre. 





LOUIS XI ET RICHELIEU. 374 


estime que vous n’approuviés pas ce voyage; elle dit que sy cela 
estoit, vous luy eussiés faict trés grand plaisir de luy dire come elle 
vousen conjura & Rucl, vous protestant qu'elle ne vouloit faire que 
ce que vous approuveriés en cela et en toute autre chose‘. » Nous 
voila donc enfin sur la voie. Le mécontentement de Louis XII est 
causé par le retard d'une troupe qui doit l’accompagner; et comme, 
4ce moment, il se souvient sans doute des observations que lui a 
présentées Richelieu au sujet du voyage en Lorraine, il croit que 
le cardinal a persisté dans son opinion; il le rend responsable de ce 
relard, et lm écrit coup sur coup deux lettres pleines de reprochcs. 
Qu’on lise cette nouvelle missive de Bouthillier, adressée le 2 sep- 
tembre a Richelieu, et |’on verra que Louis Xill ne fut guidé que 
par unc humeur passagére, en écrivant les lettres du 4° septembre, 
eiquiln’y avait chez lui aucune animosité profonde et durable 
contre le cardinal. « L’inquiétude du roi, dit le surintendant, vient 
de ce que Sa Majesté nc-recoit point de nouvelles de M. du Hallier, 
ce qui luy faict crotre que les troupes qu’clle doibt avoir ne s’avan- 
cent pas; a cela elle ajoute que les cent chevaux d'artillerie nc sont 
pas encore pretz, pas mesme lever... De sorte que n’ayant pas les 
troupes qui la doivent accompagner, clle ne sgaura que devenir. 
Yoild en somme ce qui tient l’esprit de Sa Majesté en échec, joinct 
quelle altend avec impatience vos sentiments sur ce qu'elle doibt 
agir... Je n’ay pas manqué de dire 4 Sa Majesté qu’au moindre petit 
stjour 4 Chdlons ou a Vitry tout se rendroit 4 son contentement, a 
quoy elle ma dict qu’elle ny vouloit pas arrester, estant les lieux du 
monde ou elle s’ennuyoit le plus, et que partant d’icy, elle entendoit 
marcher incessamment jusques a ce qu’elle fust en licu pour entre- 
prendre quelque chose selon que Vostre Eminence lui manderott et 
qu'elle attend avec impatience... Sa Majesté appréhende maintenant 
que Vostre Eminence soit en colére sur ce qu’elle vous escrivit hier. 
Au nom de Dieu, Monseigneur, sy vous avez desja faict quelque res- 
pense qui luy puisse donner cette créance, trouvés bon que je la 
relienne, sy le courrier me parle le premier, ou, sy Vostre Eminence 
adonné quelque ordre 4 mon fils, capable de donner la mesme im- 
pression, trouvés bon que nous l’accommodions selon que nous ju- 
gerons que vous le commanderiés sy vous scaviés tout ce que des- 
sus, que le roy me dit hier a neuf heures du sotr*.» 

Lintention de Bouthillier était excellente; mais il n’y avait rien 
achanger dans la réponse du cardinal, car elle était ce qu’elle de- 


' Arch. des aff. étrang., France, 1635, quatre derniers mois, fol. 1, citée par 
M. Avenel, t. V, p. 136. 

* Arch. des aff. édtrang., France, 1635, quatre derniers mois, fol. 9, citée par 
M. Avenel, t. V, p. 157 et 183. 


372 LOUIS XIII ET RICHELIEU. 


vait étre, pleine de dignité. Richelieu se voit accusé d’étre l’auteur 
des retards des corps qui doivent marcher sous les ordres du roi. Il 
se contente, tout d’abord, de protester qu’il a fait tous ses efforts 
pour hater l’arrivée des troupes destinées 4 suivre Louis XIII; puis 
il continue : « Jay au commencement esté contraire au voyage de 
Vostre Majesté, craignant que sa santé et son impatience naturelle, 
dont, par sa bonté, elle s’accuse clle mesme quelquefois, ne le re- 
quissent pas; mais, m’ayant fait scavoir par diverses personnes 
qu’elle désirait faire ce voyage, me l’ayant témoigné elle mesme et 
asseuré que sa santé estoit bonne, et que tant s’cn fault qu’elle en 
peust recevoir préjudice, l’ennui de n’y aller pas la pourroit plus 
tot altérer, jy ay consenty de trés bon coeur, et recogneu, comme je 
fais encore, que si Vostre Majesté peut se garantir de ses ennuis et 
inquiétudes ordinaires, ce voyage apportera beaucoup d’avantages 
4 ses affaires... je la conjure, au nom de Dieu, de se résoudre de 
faire gaiement son voyage et ne se fascher pas de mille choses de 
peu de conséquence qui ne seront pas exécutées au temps et au 
point qu’elle le désireroit, tenant pour certain qu’il ny a que Dieu 
qui puisse empescher pareils inconvénients'... » C’est pour répon- 
dre 4 son ministre, que Louis XIff lui adressa le 2 septembre la let- 
tre que nous donnons plus haut. Le roi, en écrivant 4 Richelicu, 
était sous l’impression des sentiments qu'il avait exprimés 4 Bou- 
thillier; i) regrettait sa vivacité de la veille, et priait son ministre 
dc briiler et d’oublier les lettres dont il avait pu étre blessé. Celui- 
ci, plein de reconnaissance pour un maitre qui le traitait avec tant 
d’affection, lui répond aussitét pour le remercier avec effusion et 
expliquer de nouveau sa conduite. « Le grand désir, lui dit-il, que 
vous avés de continuer a acquérir de l’honneur et de la gloire par 
les armes m’a fait consentir 4 vostre voyage, comme je fais en- 
core... » Pourtant il estime que le roi devrait différer son départ 
Jusqu’a ce que toutes les troupes fussent complétement assemblées. 
Il supplie de nouveau Louis XII « de ne s’ennuyer point, de ne se 
fascher poinct contre soy mesme, de croire que ses serviteurs ne 
scauroit l’estre des promptitudes qui lui peuvent arriver. Je la puis 
asseurer que je me sens extraordinairement obligé de la lettre qu'il 
lui a pleu m’escrire sur sadite promptitude, et que sy elle m’avoit 
outragé, ce qu’elle ne fit jamais, par sa bonté, les termes en sont 
si obligeants, que la satisfaction, sy on peut user de ces mots en 
parlant d’un grand roy, surpasseroit de beaucoup I'offense. La let- 
tre dont vous vous plaignez ne blesse en aucune facon vos servi- 


‘ Arch. des aff. étrang., France, 1635, quatre derniers mois, fol. 5, citée par 
M. Avenel, t. V, p. 158. 





LOUIS XIU ET RICHELIEU. 373 


teurs, et la derniére les oblige grandement’... » Il est tellement 
wai qu’en dernier lieu, Richelieu ne s’est en aucune facon opposé 
au voyage du roi, que, vers la fin d’aodt, il écrivait a Louis XII 
pour l'engager 4 partir le plus t6t possible. « Je seroy toujours 
trés fasché, lui dit-il, de n’estre pas en estat de suivre Vostre 
Majesté en ses voyages; mais jamais je ne luy conseilleray pour . 
cela de s'abstenir d’entreprendre ceux qu'elle estimera lui estre 
utiles; ainsy au contraire dés cette heure, je prends la hardiesse de 
luy dire qu’elle les doit faire, et que tandis qu'elle travaillera d'un 
costé, jene dormiray pas de |l’aultre pour son service’..... » Et le 
2 septembre, aprés avoir recu les deux lettres de reproches du roi, 
Richelieu écrit & Chavigny: «..... Vous estes fidéle tesmoin que, 
quand vous fustes la premiére fois & Monceaux, vostre voyage al- 
loit 4 une autre fin (que d’empécher le départ du roi); toutes les 
lettres que jay escrites depuis ont eu la mesme visée; vostre voyage 
maintenant n’est que pour monstrer la nécessité qu’il y a d’al- 
ler®... » 

Le cardinal avait absolument raison de supplier Louis XIII d’at- 
tendre, pour partir, la réunion compléte des troupes destinées a 
laccompagner, car, quelques jours aprés, les mémes causes ra- 
ménent les mémes soupcons daus l’esprit du roi. L’ddministration 
militaire est si mal organisée que les préparatifs sont trés-lents, et 
Louis X'Il croit voir de nouveau, dans tous ces retards qui l’impa- 
tientent, la main de son ministre. « Le roy, écrit Bouthillier au car- 
dinal, le 6 septembre, revient 4 sa premiére pensée que vous n’avés 
pas approuvé son voyage et que vous le voulés réduire a ne le faire 
pas... Je luy ay dit tout ce qui m’a esté possible ct M. le Premier‘ 
aussy, lequel depuis deux jours Sa Majesté a appelé en tiers... 
Aprés tout cela, le roy nous a protesté que s’il estoit question de se 
jeler au feu pour vous, il le feroit, et ensuite Sa Majesté m’a com- 
mandé de dire qu'elle partiroit lundy prochain pour Chasteau- 
Thierry. Plust 4 Dieu que pour deux jours Rucl fust transporté au 
Bois-le-Vicomte et que Vostre Eminence eust assez de santé pour 
venir voir le roy avant qu'il parlist d’icy. Sa Majesté auroit trés- 
grand besoin de ceste visite®. » Louis XIII se trompait. A cette épo- 
que, Richelieu était si loin de s’opposer au voyage du roi qu’il re- 
connaissait lui-méme, dans une lettre écrite 4 Bouthillier, le 7 sep- 


‘ Papiers de Richelieu, t. V, p. 159. 

* Idem, t. V, p. 174. 

¥ Idem, p. 935. 

* Saint-Simon, qui était premier gentilhomme de la Chambre. 

* Arch. des aff. étrang., France, 1635, quatre’ derniers mois, fol. 26, citée par 
M. Avenel, t. V, p. 160. 





574 LOUIS XHI ET RICHELIEU. 


tembre, que les fautes commises en Lorraine et en Champagne, par 
les généraux et les agents francais, « rendaient le voyage du roy 
plus nécessaire que jamais. Sa puissance, ajoutait-l, remédiera a 
pareils inconvénients, et son ombre donnera plus d’effroy aux enne- 
mis que l’effect de ceux qui ne sayent pas bien user de ses armes’. » 

Que résulte-t-il de toutes ces lettres et documents qui sont, nous 
le répétons, les seuls qu’ait employés M. Avenel dans la longue note’ 
ou il donne tant de portée a cet incident? ; 

Rien que par te simple rapprochement des faits que nous n’avons 
ni atténués, ni grossis, ni dénaturés, nous avons, croyons-nous, 
établi qu'il n’y a eu entre le roi ct son ministre qu'un malentendu 
passager. Louis XIII, en rendant Richelieu responsable des retards 
d’une administration encore incomplétement organisée, et en dot 
nant pour cause a ces retards une intention systématique, une op- 
position calculée de la part de Richelieu, se trompait; mais, méme 
au moment ot il a congu ce soupcon, il n’a pas ew contre le 
cardinal une animosité profonde, car, méme dans cette hypothése, 
il était persuadé que son ministre, bien qu’en désaccord avec lui, 
agissait dans le seul intérét de I’Etat. S’il lui a écrit les deux lettres 
un peu vives du 41™ septembre, letires qu'il regretta d' ailleurs promp- 
tement, et qu'il pria Richelieu de considérer comme non avenues, 
c'est parce que, le croyant contraire au voyage en Lorraine, il s'im- 
patientait d’une divergence d’opinion de nature a lui inspirer des 
doutes sérieux sur l’opportunité de ce voyage. Au fond la diver- 
gence n'était pas aussi profonde que le supposait Louis XIll. La vé- 
rité est que Richelieu se trouvait, sur ce point, dans une grande 
perplexilé. Les nombreuses citations que nous venons de faire éla- 
blissent qu’a cet égard, il a changé plusieurs fois d’avis, mais qu'il 
n'a jamais cu d’arriére-penséc. 

Loin de pouvoir étre opposé 4-nos conclusions, cet incident les 
fortifie, ct c’est pour cela que nous l’avons longuement exposé. Il 
montre, en effet, la grande part qu’avait Louis XIII @ la direction 
des choses de |’Etlat et l’obstination louable avec laquelle il défen- 
dait et faisait prévaloir ses idées quand elles lui semblaient justes. 
Il prouve, en outre, qu’aucun nuage durable ne pouvait s’élever 
entre le roi ct son ministre, et que jamais leur affection sincére n’a 
été attcinte par les divergences dans les opinions. On a donc ev tort 
d’appliquer le mot de despotisme a leurs rapports. Entre ces deux 
grands personnages, il n’y a jamais eu domination despotique dc 
l'un sur l'autre, inais une noble émulation d’efforts parfois dis- 


‘ Papiers de Richelieu, t. V, p: 192. 
2 Idem, p. 155-162. 























LOUIS XIU ET RICHELIEU. 575 


tincts, le plus souvent combinés et tournant tous 4 l’avantage de la 
chose publique. 


LXXXVIII 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 130. — (Original). 


Mon cousin, ce porteur qui est conseiler au parlement de Mets qui 
vient de Nancy vous dira des nouvelles de ce pais la il vous parlera de la 
faire de Riquet de quoy vous avés deja ouy parler a du Hamel vous feres 
en ceste a faire ce que vous Jugerés a propos cependant je prieroy le bon 
Dieu de tout mon cceur qu'il vous tienne en sa sainte garde. Louts. A 
Monceaux ce 5 septembre 1635 a 2 heures apres midy. 


LXXXIX 


Arch. des aff, étrang. — France, t. V, fol. 433 — (Original)', — Idem, 1635, 
quatre derniers mois, fol. 54. — (Copie). 


Mon cousin je suis trés fasché destre contraint de vous escrire qu'il ny 
aaStDisier ny trésorier ny munitionnaire et que toutes les troupes qui 
y sont sont sur le point de se débander si il ny est pourvu promtement, 
pour moy sans cela je ny oserois aler a cause des crieries et plaintes que 
jauroy de tous costés a quoy je ne pouroy remédier. Louis. A Monceaux 
ce 9 septembre 1635 °. 


fi nous semble que les termes de ces deux lettres ne montrent pas 
que Louis XJII ressentit une bien grande colére contre son ministre, 
4 cette époque. Dans la derniére, il ne lui adresse aucun reproche, 
mais se conlente seulement de l’informer de l’avis qu'il a recu de 
la situation de Saint-Dizier. Nous ne pouvons guére nous étonner 
de l'enaui que le roi parait ressentir de l’'absence d'ordre qui existe 
dans l’'administration, au moment ou il va entrer en campagne. 
D’ailleurs la situation dont Louis XIfI se plaint et informe Richelieu 
éLait si peu le fait de celui-ci, que le surlendemin, 4141 septembre, 
€n répondant au roi, le cardinal lui disait qu’il s’élonnait des nou- 
velies qu’il en recevait, ayant envoyé, dés le 3 aout, le trésorier et 
largent destinés & Saint-Dizier, ainsi que les commis nécessaires & 
administration ®. 


* Cette lettre a déja été citée par M. Avenel (t. V, p. 164.) 
* Louis Xill partit pour la Champagne, le lendemain 10 septembre. 
* Papwrs de Richelieu, t. VY, p. 26, 


‘ 


376 LOUIS XII ET RICHELIEU. 


XC 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 136. — (Original). 
(42 ou 13 septembre 1635) '. 


Nous avons avis de tous costés que le duc Charles s’est retiré fort ma- 
lade de Ramberviliers a un chasteau nomé fougerolles qui est auprés de 
Plombiéres et na amené avec luy que 200 chevaux pour sa garde ayant 
laisé tout le reste a Jean de Wert? au dit Remberviliers. 


XCI 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 134. — (Original). 


Mon cousin je croy que M* Boutilier vous aura mandé ce matin les nov- 
velles que nous avons de M'* Dangoulesme et la Force il arivé a St Disier 
trois cémis des vivres Jespére que ils feront leur devoir, bourbonne a 
encor retenu 2 compagnies de chevaux légers et 2 de Dragons disant quil 
en a ordre de Paris ce que je ne croy pas il est si décrié et si bray par 
tout que cest une chose estrange et ne se sert des dites troupes que pour 
venger ses animosités et ne fait aucun mal aux ennemis °. le courier qui 
vous portera ceste dépesche a la langue bonne si vous le voulés escouter 
il vous dira force nouvelles je suis bien fasché d’estre si long temps icy 
sans rien faire mais ny ayant trouvé ni argent ni troupes ny vivres je ne 
me suis voulu avancer sans tout cela ‘ je partiroy lundy si je me porte 


{ Nous placons cette note qui ne porte aucune mention, & ja date du-12 ou 
du 13 septembre, car nous pensons que Louis XIII dut l’écrire quelques jours 
aprés son départ pour la Champagne. En effet, la Gazelte du 22 septembre, sous 
la rubrique : Nancy, 14 septembre, dit que : « Le duc Charles est fort malade a 
Plombiéres, de ses anciennes palpitations de coeur que l'état présent de ses 
affaires ne diminue pas; cependant, Jean de Wert retranche bien son armée 
autour de Rambervilliers, mais a envoyé un bagage vers Remiremont. » 

2 Chef de partisans, qui avait d’abord servi la Baviére, et qui, 4 ce moment, 
était au service de l’empereur; c'est lui qui, 4 la téte des troupes qui envahirent 
la Picardie, en 1656, dévasta cette province; fait prisonnier en 1638, il ne fut 
mis en liberté qu’en 1642. Il abandonna la vie militaire en 1648, aprés le traité 
de Westphalie. 

> Le lendemain, 16 septembre, Richelieu répond a cette lettre, en s’excusant 
de la lenteur de ses commis, et en annongant au roi qu’il lui envoie 6,000 pis- 
toles. Pour Bourbonne, ajoute-t-il, « je n’ay jamais creu qu’il fust propre a 
commander une armée, particuliérement depuis son retour de Montbelliard. Sa 
Majesté scaura bien le faire agir dans l'estendue de sa charge, selon qu’elle le 
jugera capable. » (Papiers de Richelieu, t. V, p. 230.) Ce Bourbonne était un 
ancien écuyer de la reine-mére. 

4 Dans sa lettre du 16, le cardinal affirme qu'il a fait son devoir en cette 
occasion et que si les trésoriers ne sont pas encore arrivés a leur poste, il nest 
nullement coupable de ces retards. « Sa Majesté, dit-il, est trop bonne et trop 
juste pour me rendre responsable des deffauts d’autruy, et a trop d’expérience 








LOUIS XHI ET RICHELIEU. 517 


bien‘ céme je lespére jay eu un peu de goute cette nuit a cause dune pe- 

lite purgation que je pris ier qui a esmeu les humeurs lout cela ne sera 
riexsil plaist au bon Dieu jatans le Jeune et la Meileraye avec impatiance * 
je mous recommande vostre santé et davoir bien soin de vous moyenant 
quczy tout ira bien. je finiroy cette lettre en vous asurant de mon affection 
qui. sera telle que vous la pouvés désirer Lours. A Chaalons ce 415 sep- 
terubre 1635 a neuf heures du matin. 


On le voit, dans la méme lettre ou Louis XIII se plaint des résul- 
tats d'une administration mal organisée, il montre qu'il ne croit 
nullement son ministre coupable de ces mauvais résultats. [fl té- 
moigne, au contraire, avoir dans son habileté et son dévouement 
une confiance absolue. « Si votre santé est bonne, lui dit-il, tout 
ira bien. » Il nous semble que ce n’est pas 1a le langage d’un des- 
pote, imposant arbitrairement sa volonté 4 un homme de génie; ce 
nest pas 14 non plus le langage d’un roi subissant avec impatience 
et chagrin la domination de son ministre. 


XCII 
Arch. des aff. étrang. — France, t. Y. fol. 122. — (Original). 


Du 16 septembre 1635 a Chaalons. 


Je suis contraint de demeurer encore demain icy tant a cause du pain 
que lon fait & Vitry qui ne sera prest que mardy au soir que aussi nous 
atandons ma garde qui nest encore revenue dauprés de M‘ Dangoulesme. 
Le Reste du convoy de ligny doit partir demain pour Nancy, il en part un 
autre dicy et de Vitry qui va a Bar atendre que je sois a St Disier pour 
leur déner escorte *. 

La Chapelle de Charleville mande que 1500 croates et 2000 hommes 
de pied qui viennent de l'armée des espagne ont passé la Sambre et vont 
vers la frontiére de picardie ledit La Chapelle dit aussi quil ny a nule 


pour ne considérer pas que jamais aux grandes affaires les effets ne respondent 
a point nommeé a tous les ordres qui ont été donnés... Le roy scait bien que je 
me suis tousjours plaint des retardements des trésoriers et munitionnaires, et 
que jay dict plusieurs fois publiquement, dans ses conseils, que ce n’estoit rien 
de mettre des armées sur pied sy on ne donnait ordre de les faire payer a temps, 
et sy on ne pourvoyait soigneusement aux vivres. » (Idem.) 

‘ Le 45 était un samedi. Louis XUI ne partit de Chalons pour Vitry que le 19, 
cest-4-dire le mercredi suivant. 

* Richelieu avait annoncé, au roi, leur arrivée, dans la lettre qu'il lui avait 
écrite le 11 précédent. 

* Richelieu reconnaissait si bien les avantages que pouvait avoir le voyage du 
roi, qu’il lui répondait le 20 septembre : « La diligence qu’on fait maintenant 
pour munir Nancy de Bleds, est un effect de la présence de Sa Majesté, qui en 
produira beaucoup d'autres avantageux A son service. » (Papiers de Richelieu, 
t. y, p. 244.) 

40 Aovr 1875, | 38 


578 LOUIS XIII ET RICHELIEU. 


troupes dans le Luxembourg jattans charost demain ou mardy qui nous 
en dira plus de nouvelles. 

Grenelle qui est mon page a reseu une lettre de son frére qui est re- 
venu de Flandres (auquel la Reyne ma mére avoit fait retirer ses livrées 
parce qu'il parlait trop a lavantage des francois) qui le prie de la part de 
Meigneux sa tante de me demander un passe port pour elle pour se reti- 
rer chés ses seurs en picardie a cause du mauvais traitement qu'elle res- 
soit de Chanteloup ‘ lacusant davoir esté vostre espionne et la mienne luy 
faisant ensuite tout le mal quil peut jay creu ne luy pouvoir refuser cette 
grace 4 cause de l’ancienne cognoissance et que Jay cru que vous ne lav- 
riés désagréable *. 

joy esté contraint de prendre encor aujourd’huy médecine le ventre 
mayant toujours boufé depuis que je me suis senti de la goute quoy que 
jaye pris 4 petits remédes cela ny faisoit rien jespére que ce sera la der- 
niére pour ce mois je ne me sans plus dutout depuis ier de la goute. 

jattans avec impatiance des nouvelles de Mt Dangoulesmes Louts. 


XCIII 


Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 157. — (Original). 


Mon cousin ne voulant perdre aucune occasion de vous escrire jay 
trouvé celle de ce porteur qui est ensegne du Regiment Liégeois de Henin 
qui est a Longhouy, il ont fait quelque petite défaite quil vous dira ou a 
celuy a qui vous comanderés de lentendre si vous ne luy voulés parler 
nous navons encore nulle nouvelle de Mt Dangoulesme M. Boutilier vous 
envoye des lettres de Vobecourt que nous venons de recevoir cest pour 
quoy je ne vous en parleroy pas davantage seulement vous asureroyje de 
la continuation de mon affection qui durera jusques a la mort et je prie- 
roy le bon Dieu de tout mon cceur qu'il vous tienne en sa sainte garde. 
Louis A Chaalons ce 16 septembre 1635 acing heures du soir. 

je mestonne que la mellerais nest encore arivé il nous manque bien 
icy Je vous price si il nest party de le faire haster. 


‘ Jacques d’Apchon, seigneur de Chanteloube, d’abord militaire et gouverneut 
de Chinon. Il entra dans les ordres en 1621, et fit partie de la congrégation de 
YOratoire. En 1631, 11 suivit Marie de Médicis dans sa fuite, et devint son au- 
mdnier. C’était plutét par haine de Richelieu que par affection pour la reine- 
mére que Chanteloube suivit cette princesse 4 Bruxelles, car il l'abandgnna lors- 
qu’en 1638 elle passa en Angleterre. Il mourut en 1644. 

2 « Vostre Majesté sera tousjours louée de tout le monde, répondit Richelieu 
dans la lettre que nous avons citée plus haut, de retirer une fille de Flandres, 
qui y a esté persécutée pour avoir tenu son party; je croy que quand elle ren- 
trera en France, elle pensera sortir du Purgatoire. » 





LOUIS XHI ET RICHELIEU, 579 


XCIV 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 138. — (Original). 


22 septembre 1635. 


Mon cousin je vous écris ce mot pour vous dire que la voiture est a 
Vitry et quelle arivera demain a midy icy Les 50 mil écus en pistoles vin- 
drent ier vous le dirés 4 M. de Bulion‘ et que je suis bien contant de luy 
je suis trés satisfait du jeune et vous puis asurer que il me soulage ex- 
tresmement et travaille jour et nuit, je me porte bien graces au bon Dieu 
lequel je prieray vous vouloir tenir toujours en sa saincte garde. Lours. 


XCV 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 139. — (Original). 


De St Disier* ce 22 septembre 1635. 


Depuis ma lettre escritte M. Gobelin*® a escrit a M le garde des seaux 
que ceux de St Nicollas pour exenter 7 ou 8 de leurs habitans destre pan- 
\ dus (pour avoir assisté les lorains a tuer les chevaux du convoy *) lui ont 


‘Leil, Richelieu écrivait 4 Louis XII{: « Je ne parlay point hier au soir 4 
M. de Bullion de: la dépesche que je fis au roy pour ne troubler pas la dijestion 
@'un perdreau qu'il avoit pris. Ce matin je n’ay pas eu peine a le persuader d'en- 
Voyer de l'argent 4 Sa Majesté. puisque de luy mesme il avoit résolu de faire 

Bartir cent cinquante mil livres, pour que Sa Majesté s’en puisse servir aux 
“Geccasions pressées. » (Papiers de Richelieu, t. V. p. 239.) 

_ * Louis XII était arrivé Je 20 4 Saint-Dizier. Voici l’article qu’il écrivit le 24, 

=& l'occasion de son arrivée, et qu'il destinait 4 la Gazette de France, dans laquelle 

® A fut inséré, du reste, avec quelques changements. Nous en avons copié le texte 

“eriginal dans Ie manuscrit de la Bibliothéque nationale que nous avons déja 

<=ité. « Le roy, écrit Louis XUl. ariva ier icy en trés bonne santé, il fit en venant 

“Me Vitry la revue de la noblesse danjou, le Maine, Cottantin auserois, Vexin 
Ontargis Gien et Chateau neuf en timerois, laquelle se monte 4 1000 chevaux 
‘Ort bons, nous atandons demain celle de Touraine Orléans Chartres et Bas Poi- 

Wou, laquelle toute ensemble se monte 4 900 chevaux. Il y a avec M. de Vobe- 

©Ourt qui se joindra dimanche au roy celle du haut Poitou Lionnois Forest et 
Aujolois dauvergne et Bourgogne, qui se monte a 1800 chevaux. Outre ce que 
€sus nous avons 3000 chevaux de compagnies réglées lesquelles sont trés 
Manes et 14 mil homes de pied. Outre encore ce que desus, on attend dans 
JOurs la noblesse de Limouzin Beéry et la Marche, il vient dariver nouvelles que 
les Couze mil suisses seront 4 Langres le 26 de ce mois et qu’ils sont proche de 
Dijon. » (Bibliothéque nationale. Fonds Francais, t. 3,840, fol. 11, et Gazette de 
France du 29 septembre 1635.) | | 
: * Gobelin avait été chargé, ainsi qu’un certain Gagnot, du ravitaillement des 
villes de Franche-Comté, Alsace et Lorraine, dont les communications avaient 
ELE coupées par les Espagnols. . 
“ les Lorrains avaient, en effet, tué 200 chevaux de ce convoi. 


580 LOUIS XII ET RICHELIEU. 


ofert 100 mil livres‘ quil a acceptées et luy ont donné bonnes et sufi- 
santes causions pour cela quil a envoyées a Nancy jay esté davis que les- 
dits sans mil livres on en retint X mil pour donner aux veuves de ceux 
qui ont esté tués en chariant les bleds et a ceux qui ont perdus leurs 
chevaux et le reste je lemploie a faire acheter des chevaux dans l’armée 
qui y sont a bon marché pour servir aux veuves * notre avant garde part 
demain et moy aprés demain*. Louis. 


XCVI 


Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol, 140. — (Original). 


Du 23 septembre 1635. 


Mr le conte est parti ce matin pour aller 4 Bar il savancera en suitte 
vers St Miel® je partiroy demain ponr ledit bar ou jattendroy nouvelles si 
ceux de St Miel seront si mauvois quils disent 

Joy dit un mot a M bouttilier dun discours que me fit ier le conte de 
Carmail® lequel je luy ay comandé de vous escrire je voy que son dessain 
est de tirer les choses en hongeur ce que jenpecheroy autant que je pou- 
roy” pour M' le conte il a bonne volonté et fait ce qu’il peut je lavertis 
ier que il estoit trop rude a la noblesse qui sen plaint un peu 


‘ La Gazelte, en parlant plus tard de cette contribution, dit seulement 
40,000 livres. (V. Gazette de France du 24 novembre.) 

* Ceci prouverait que le surnom de Juste, donné a Louis Xi, n’a pas ete 
usurpé, car on peut remarquer que la premiére pensée qu'il exprime est une 
pensée de justice : il veut réparer, dans la mesure du possible, le tort cause 
aux veuves des hommes tués dans le combat soutenu par le convoi. 

5 Ji partit, en effet, le 24 septembre pour Bar. (V. la Gazette de France du 29 
septembre.) 

4 Avec l’avant-garde dont parle Louis XIII, dans Ja lettre précédente. 

5 Saint-Mihiel,-dans la Meuse: le duc de Lorraine avait repris cette ville aut 
Frangais, et ceux-ci s’apprétaient a lassiéger de nouveau. 

6 Adrien de Montluc, maréchal de camp et comte de Cramail, par sa fenme. 
Jeanne de Foix. Emprisonné a Ja Bastille, aprés la Journée des Dupes, il en sortit 
en 1655, pour accompagner le roi en Lorraine. Pendant la campagne il fit tous 
ses efforts pour nuire au cardinal dans.|’esprit du roi, qui, comme nous le ver- 
rons, le renvoya 4 la Bastille, dés son retour A Saint-Germain. Cette fois, le 
comte de Cramail y demeura jusqu’a la mort de Richelieu. 

™ Léon Bouthillier, écrivit, en effet, le méme jour 4 Richelieu, pour I'instruire 
du fait dont Louis XII parle ici. « Le comte de Cramail, écrivit Chavigny, fut 
trouver hier au soir le roi, le tira 4 part et demanda 4 Sa Majesté sy elle scayoit 
bien l’estat de ses ennemis dans la Lorraine, le Luxembourg et les Flandres, et 
luy dit qu’en tous ces endroits ils étoient plus forts que l'on ne pensoit, et que 
des deux derniers il pouvoit venir de grandes forces contre son armée qui assi¢ 
geroit Saint-Miel, qu’il falloit marcher a pas de plomb, et que le roy n’avoit au- 
pres de luy que des régiments nouveaux, en qui par conséquent on ne se pot- 
voit pas fler. Le roy m’a commandé de donner cet avis a Monseigneur le cardi- 














LOUIS XII ET RICHELIEU. 581 


ilest parti un convoy de Ligny pour nancy qui y est a ceste heure ayant 
4 cens chevaux escorte. 

M' boutilier vous escrit lordre que jay donné pour lesdits convois si 
vous y frouvés quelque chose de manque mandés le moy jy donneroy 
ordre. Louis 


Le méme jour ot Louis XIII adressait cette lettre 4 Richelieu, ce- 
lui-ci, écrivant 4 Léon Bouthillier, pour lui donner son avis sur les 
affaires, lui disait, entre autres choses, que : « Sa Majesté pouvait 
juger, par ce qui arrivait en ses armées en estant proche, ce que ce 
serait sy elle ny estoit pas‘. » Cette phrase n’achéve-t-elle pas de 
prouver, ce que nous avons déja établi plus haut, que Richelieu n’a 
jamais 6té systématiquement opposé a la présence du roi au milieu 
de ses armées? 


XCVII 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 144: — (Original). 


27 septembre 1635 


Mon cousin vous saurés par M’ Boutilier les nouvelles que nous avons 
eue du card de la Valette, il vous mande ausy le secours que je luy en- 
voye lequel je souhaite ariver a devant quil y est eu conbat*, pour ce qui 
est des afaires de deca M' le Conte me manda quil avoit envoyé 800 
chevaux et 400 dragons querir le canon a Verdun je luy fis response 
que je tenois leseorte trop foible Lemont* estant vers... Chasteau* qui 
hest que a 3 lieves de St Miel et quil fatoit envoyer 2 mil homes de pied 
et 1500 chevaux audevant jusques audela de Tilly sur meuze pour 
asurer le convoy, M' le Conte voyant ma lettre y est alé luy mesme 


nal, de l'asseurer que tels discours ne font aucune impression dans son esprit, 
et qu'il ne prendra pas d’alarmes mal a propos... » (Archiv. des aff. étrang., 
France, 1635, quatre derniers mois, fol. 150.) 

* Papiers de Richelieu, t. V, p. 254. 

* Le 29 septembre, a trois heures du matin, Léon Bouthillier écrivait 4 Riche~ 
liew : «8a Majesté s'est résolue de donner jusques a deux mille chevaux des 
troupes qui sont auprés d’elle, pour faire joindre aM. le cardinal de La Valette, 
mais c'est 4 Ja charge qu'il lui renvoyra ses deux compagnies de gendarmes et 
de chevaux légers qu’on luy a dit estre en mauvais estat. » (Arch. des aff. étrang. 
France, quatre derniers mois, fol. 184.) L’armée commandee par le cardinal de 
La Valette, qui opérait depuis prés de deux mois dans les provinces rhénanes, 
tlait obligée de battre en retraite devant l'armée impériale, commandée par le 
comte de Gallas. Partie de Mayence le 15, septembre. l’armée francaise narriva 
que le 28 & Metz, oui elle venait prendre quelques repos et se ravitailler avant de 
reprendre la campagne. 

* Gentilhomme Jorrain, qui commandait les troupes du: duc Charles de Lor- 
Taine. 


* La premiére partie de ce nom est absolument illisible. 


582 LUUIS XII ET RICHELIEU. 


avec 2500 chevaux et 9 mil homes de pied et 2 petittes piéces et a laisse 
Yobecourt barricadé dans coeur! avec 8 cens chevaux et 2 mil homes de 
pied et tout le bagage je pensois aler demain a St Miel mais jatandroy 
que le canon soit venu, il arive demain icy le Regiment de M° le Prince 
lequel a 200 homes plus que son nombre et encore les compagnies Dan- 
guin qui restoit a Langres, jatans ausy samedy la noblesse de touraine et 


M Bruan avec celle de Poitou * 
Nos afaires sont un peu embrouillées mais jespére avec laide du bon 
Dieu et vos avis que nous viendrons a bout de tout*. Louts 


XCVIII 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 442. — (Original). 


5 octobre 1635 


_ Mon cousin je vous escrivis ier* au soir la capitulation je vous escris 
aujourduy céme les gardes y sont entrés sans nul désordre par les soins 
de la Mellerais, la ville est ausy paisible que si elle navoit point été assié- 
gée® jenvoye demain a Mandre aux 4 tours * 2000 hémes de pied et 8 cens 


1 Camp des Francais, devant Saint-Mihiel. 

2 Louis XIII se trompait donc dans ses prévisions, lorsque, le 21, en écrivant 
son article pour la Gazette, il disait que la noblesse de Touraine et de Poitou 
arriverait le 22, puisque le 27 ces troupes n’étaient pas encore arrivées 4 
l’armée. ; 

> Le 29, dans la lettre que nous avons citée plus haut, Chavigny écrivait 4 
Richelieu : « La tendresse de Sa Majesté redouble de jour en jour pour Monser 
gneur le cardinal et Ja plus grande passion qu'elle ayt est d’estre estimeée de 
luy. » 

4 Nous n’avons pas trouvé la lettre dont parle le roi. 

5 C’est de Saint-Mihiel dont il s’agit ici. Cette ville avait capitulé le 2, ainsi 
que nous I’apprend Louis XIII, mais les troupes frangaises n’y entrérent que le 5. 
C’est cette derniére circonstance qui a pu tromper M. Avenel, lequel donne Ia 
date du 5 a la capitulation. (V. Papters de Richelieu, t. V, p. 273.) Les conditions 
imposées par Louis XIll, 4 la ville assiégée, n’étaient pas aussi dures que Riche- 
fieu l’edt souhaité. Celui-ci voulait faire punir avec une extréme sévérite, noi- 
seulement les défenseurs, mais aussi les habitants de Saint—Mihiel. « Le rov, 
dit le texte des conditions de la capitulation, accorde aux habitans de Saint-Miel 
Ja vie, excepté 4 quinze, que Sa Majesté veut estre remis 4 sa discrétion pour en 
faire ce qu'il luy plaira. Le roy de plus leur accorde leurs biens, a la charge qu 
se rachepteront d'une somme qui sera arbitrée par Sa Majesté pour laquelle 
somme ils bailleront des é6tages qui demeureront entre ses mains. Au cas que 
lesdits habitants n’acceptent ce que dessus, le roy désire qu'ils facent sortir les 
religieuses et religieux par la porte du pont, et ce dans deux heures afin d’éviter 
la fureur des soldats. » (Arch. des aff. étrang., Lorraine, t. 26, fol. 199.) 

§ Entre Toul et Saint-Mihiel. Il y avait alors une forteresse flanquée de tours. 
ce qui faisait distinguer ce village des autres portant le méme nom. Lous lll 
voulait faire enlever ce chateau a cause du blé qui y était déposé, et que le ro 
destinajt au ravitaillement de Metz. 











LOUIS XI ET RICHELIEU. — 583 


chevaux et 2 canons le tout comandé par le conte de Carmain je croy. 
qu’ils ne tiendront pas je vous envoye un contréle de nostre armée lequel 
est au vray la cavalerie est trés bonne et linfanterie fort mauvoise, je fi- 
niroy celle cy en vous assurant de la continuation de mon affection priant 
le bon Dieu de tout mon coeur quil vous tienne en sa saincte garde. Louis. 
Au camp de Coeur ce 3 octobre 1635 a 2 heures aprés midy. 


XCIX 


Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 1443. — (Original). 


A St Disier ce 8 Octobre. 


Mon cousin depuis la lettre que je vous ay escrite par le marquis de 
Coalin' jay ralié quelque 900 gentillomes de ceux qui cestoient desban- 
dés lesquels mont tous doné leur parolle de servir jusques a la St Martin 
il sen peut estre alé 80 (sur) neuf cens* jay fait un estat par estimation 
de ce qui reste lequel vous verrés dans lestat des troupes M' de la Melic- 
rayeen doit faire la revue aujourduy laquelle il menvoyera je ne man- 
queroy de vous la faire tenir promtement je vous envoye une relation 
dune entreprise sur longouy celuy qui la aportée aseure que Lemont a 
passé la Moselle a Cirq et est alé joindre galasse a Vodrenange et que 
M’ levesque de Verdun * fait une armée mais elle nest encore que en pa- 
pier le chevalier de lorraine fils de madame du Ilalier* est lieutenant 
colonel de son Regiment de fason que ce Regiment ne scra comandé que 
par un Evesque et par le fils d’un autre il faudroit que tous les soldats 


‘ Ce marquis de Coalin, était cousin de Richelieu. I] mourut des blessures 
re au siége d’Aire en 1641. Nous n’avons pas trouvé la lettre dont parle 
e roi. 

* La veille. 7 octobre, Chavigny avait déja écrit 4 Richelieu sur ce sujet : 
« Son Eminence, lui disait-il, aura peyne 4 croire les laschetez de toute la no- 
blesse qui est icy. Aussy tost qu’on leur a dict qu'il fallait aller 4 l’armée de 
WM. d’Angoulesme et de la Force, tous les corps ont branlé pour s’en aller. 
Malgré les concessions qu’a faictes le roy, il n'a pas laissé de s‘en desbander 
plus de 5 4 600 mais nous trouvons que nous en sommes quittes 4 bon marché. 
On a dépesché 4 tous les passages de Marne et d’Aube afin d'arrester tous ceux 
qui s’en iraient. (Arch. des aff. étrang., France, quatre derniers mois, fol. 235.) 

5 Francois de Lorraine, frére du duc Charles et cardinal de Lorraine. 

* Le chevalier de Lorraine était fils de cette Charlotte des Essarts, comtesse 
de Romorantin, qui fut d’abord maitresse d’Henri IV, dont elle eut deux filles, 
puis de Louis de Lorraine, cardinal de Guise, fils du Balafré, dont elle eut cing 
enfants, parmi lesquels le chevalier de Lorraine, et qui, enfin, épousa le marquis 
du Hallier, qui devint plus tard maréchal de I’Hépital. Le chevalier de Lorraine 
fut fait prisonnier vers le milieu de novembre et envoyé a la Bastille. L’ordre 
de le recevoir dans cette prison d’Etat, ainsi que les officiers faits prisonniers a 
Saint-Mihiel est daté du 23 décembre. (Arch. des aff. élrang., France, 1653, 
quatre derniers mois, fol. 548.) 


4 


584 LOUIS XII BT RICHELIEU. 


fussent batards de moines et Chanoines et que Iabé de Chaily en fut lomo- 
nier pour rendre le Regiment parfait Mt de Cossé ma mandé que ceux dé- 
tain se sont renduset quil le va faire raser. Louis. | 


C 
Arch. des aff. étrang. — France, t. Y, fol. 144. — (Original). 
A St Disier ce 8 Octobre 1635 a 8 heures du soir. 


Depuis ma lettre escritte 2 de mes chevaux légers qui estoient demeu- 
rés malades derriére mont asuré avoir trouvé deux bandes de noblesse 
de Poitou qui se retirenten gros lune de 90 et lautre de 60 qui leur disent 
que tout le reste suivoit aprés céme ceux ci leur voulurent dire qu’ils 
avoient tort de se retirer de la fason ils leur répondirent en jurant Dieu 
que si ils parloient davantage quils leur feroient un mauvois party. 


Selon son -habitude, Louis XIil parle frordement des choses qui 
l’atteignentle plus profondement: Mais Richelieu, quiconnaissaitbien 
son maitre, et qui savait déméler les sentiments qu’il cachait sous de 
froides apparences, ne s’y trompait pas, puisque le 10, répondant a 
cette lettre, 11 disait 4 Louis XIII, pour Je consoler un peu des cha- 
grins qu’il devinait : « Sire, je ne saurois assez plaindre Vostre Ma- 
jesté dans le desplaisir qu’elle a de la légéreté des Frangais. Sije!’en 
pouvois soulager par ma vie, je fcrois de tres bon coeur’. » 


CI 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 146 et 147. — (Original). 
Du X octobre 1635 a 6 heures du soir 


Le courrier de M' Dangoulesme dit que larmée a pris le logement de 
St Nicolas ce que M" Dangoulesme ne mande point il dit ausy que la ca 
valerie du duc de Veimar est venu loger 4 Luneville ce que je ne croy 
pas? il dit ausy que le bruit court dans larmée que le duc Charles a 


‘ Papters de Richelieu, t. V, p. 946. 

* Ces nouvelles devaient, en effet, étre fausses, puisque le 15 octobre, époque 
4 laquelle Richelieu devait avoir recu cette lettre, il écrivait que l’armée du dac 
d’Angouléme devait, aprés avoir obligé les ennemis 4 se mettre en garnison, $Y 
mettre elle-méme, et il indiquait différents lieux pour cela, entre autres, Saint- 
Nicolas et Lunéville. (V. Papiers de Richelieu, t. V, p. 346.) Il est certain que le 
duc de Weimar s’était retiré ’& Amance, prés de Nancy, parce que les subsis- 
tances lui manquaient dans son camp, prés de Vic, et aussi parce que les géné- 
raux s’étaut retirés, il avait été attaqué par Galas. Chavigny écrivait, le 11, 
qu’un courrier du duc de Weimar venait d’apporter cette nouvelle au roi.(V. Arch. 
des aff. érang., 1635, quatre derniers mois, fol. 273.) 





LOUIS XIN ET RICHELIEU. 585 


quitté son camp et quil sen va vers Remiremont pour faire des courses 
dans la bourgogne jay voulu vous mander tout ce que desus bien que je 
ny adjoute pas grand foy. 

Je vous avois mandé que Sourdis sen etoit alé il est encor icy. Lous. 

je oubliois a vous dire que de 900 prisonniers que j’avois donné a M le 
garde des Seaux avec telles escortes qui ma demandé les: provos en ont 
laisé sauver 600 et nen reste plus que 260 de quoy je suis trés fasché 
tous les chefs que javois baillé en garde aux compagnies de mes gardes 
ysont encor tous je les envoye demain a Chalons avec bonne escorte ! 


CI 


Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 448. — (Original). — Idem, 1635. 
quatre derniers mois, fol. 276. — (Copie.) 


Mon cousin jay fait la dépesche a Mess" Dangoulesme et la force sui- 
vant vostre mémoire nons verons ce qui feront, le ranfort que je leur ay 
envoyé par M' de la Mellerais les doit joindre demain, ces volontaires que 
Je vous avois mandé estre alés a Paris ce sont ravisés les uns sont de- 
meurés icy et les autres sont alés a jJarmée apres la honte que je leur ay 
faite destres demeurés icy, les Suises joignent aujourdui le cardinal de la 
Valette a pont a mouson on ne vous peut rien mander dasure ou est ga- 
lasse. Le cardinal de la Valett2 mande de Metz quil retourne vers Hagnau 
et leduc Bernard mande quil savance vers la Seille pour se joindre au 


' Ces soldats étaient ceux qui avaient été pris 4 Saint-Mihiel et 4 Mandres aux 
A tours. lls étaient destinés aux galéres. Dans un grand nombre de lettres au 
roi, 4 Chavigny et au garde des sceaux Séguier, écrites avant et aprés la prise 
de Saint-Mibiel, Richelieu insistait pour que ces soldats fussent punis trés—sévé- 
rement. Les gens de guerre, au contraire, conseillaient la clémence. Le roi, en 
veritable soldat, avait penché vers cette opinion, mais Richelieu, revenant sans 
cesse sur les inconvénients que pourrait avoir une « trop douce rigueur » selon 
son expression, (V. sa lettre au roidu 6 octobre 1635, Papiers de Richelieu, t. Y, 
p. $45) 'amena 4 changer complétement d’avis. On voit ici, combien la fuite 
des prisonniers causa de chagrin au roi. Il dut adresser beaucoup de reproches 
au garde des ‘sceaux, car le cardinal se crut obligé d’écrire 4 celui-ci, le 17 oc- 
tobre, une lettre dans laquelle il essaye de le rassurer. « Vous affligez point lui 
N-il, de ce qui est arrivé des soldats qui estoient destinés aux galéres, je s¢ais 
bien que ce n’est point vostre faute et quelque bon ordre qu'on puisse appor- 
ler, lest bien difficile qu'il n’arrive quelquefois de pareils inconvénients. » 
(Papiers de Richelieu, t. V, p. 348.) A ce propos, M. Avenel, quin’a pas connu la 
ttre donnée plus haut, se demande quel événement pouvait tant chagriner le 
des sceaux, et si une inspiration de clémence, de la part du roi, était 
Venue adoucir le sort des prisonniers. On voit qu'il s‘est trompé dans sa suppo- 
Sition. La lettre que nous donnons, confirme d’ailleurs, en tous points, les obser- 
Nations faites par Iui, au sujet du changement d'opinion de Louis XIU, a l’égard 
des prisonniers de Saint-Mihiel. 


586 LOUIS XIII ET RICHELIEU. 


duc charles des que nous en aprendrons quelque chose je ne manqueroy 
de vous en doner avis prontement je vous prie envoyier a Chaalons 6 mi- 
liers de poudre menue grenu parce que il ny ena pas un grain pour char- 
ger de dis coux. Je vous diroy que je me porte tres bien de ma médecine 
graces au bon Dieu lequel je prie vous vouloir toujours tenir en sa saincte 
garde. Louis A St Disier ce 12 octobre 1635 

Mr de Tremes et le conte de Carmain décrient les afaires tant qu’ils peu- 
vent et crient la paix publiquement'. 


CH 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 149. — (Original). 


Mon cousin je vous envoye dans ce paquet les lettres que je viens de 
resevoir de larmée par la court Dargy il vous dira céme le Duc Charles a 
quité Rembervilliers et est alé joindre galas et ou ils sont logés a présant 
les logis que nostre armée a pris et la licence que les généraux deman- 
dent de donner bataille je nay voulu lui déner résolution de ma teste sur 
ce dernier point cest pourquoi je vous le renvoye il vous dira forces au- 
tres particularités de ce pais la sur quoy me remettant je finiroy en vous 
asurant de la continuation de mon affection et prieroy le bon Dieu de 
tout mon cceur qu'il vous tienne en sa saincte garde Loors. A Vieux mais- 
son ce 20 octobre 16352 a une heure apres midy. 

La Court est arive 5 heures aprés que M' Boutilier a esté parti 

Le Conte de Carmail commence a discourir a son ordinaire sur cette 
jonction Galas je luy doneroy beau jeu pour le faire parler. 


On a déja pu remarquer ce singulier trait de caractére de 
Louis XII, qui écoutait toujours avec faveur ceux qui accusaient le 
cardinal, et les poussait méme dans cette voie, pour les perdre en- 
suite. En cette occasion il ne dissimula pas longtemps, car dés son 
arrivée 4 Saint-Germain, il fit enfermer de nouveau a la Bastille ce 
comte de Cramail, qui pendant toute la campagne n’avait cesse 
d’entraver ses desseins et ceux de son ministre. Le 23 aout, Richelieu 


4 Cette conduite qui indignait le roi, déplaisait aussi au cardinal, car le 45 en 
répondant 4 Louis XIII, i) lui dit : « Je ne scaurois assez m’estonner de la las- 
cheté, ignorance ou malice de ceux que Vostre Majesté me faict Phonneur de me 
mander qui descrient ses affaires. I] est important de fermer la bouche 4 tels 
seigneurs par une incartade vigoureuse telle que Vostre Majesté le scait faire 
quelquefois.... Les six milliers de poudre, ajoute-t-il, seront samedi a Chalons. » 
(V. Papters de Richelieu, t, V, p. 948.) 

* Le roi revenait de son voyage de Lorraine. Parti de Saint-Dizier, le 14 octo- 
bre, il arriva 4 Vitry le 16, et en repartit le 47 pour Chalons, ov il arriva le 20. 
Le 21 il était a Livri, et le 22 4 Saint-Germain. 





row 


LODIS XL ET RICHELIEU. 587 


annoncait fort simplement au cardinal de La Valette le dénouement 
significatif des intrigues du comte de Cramail. « Le roy, dit-il, ar- 
riva hier en ce lieu; il a envoyé le comte de Cramail a la Bastille 
parce qu'il était de ceux qui désiroient le ralentissement de ses 
affaires *. » 


CIV 
Arch. des aff. étrang. — France, t. V, fol. 450. — (Original). 


Du 26 Octobre 1635. 


ll ny arien a adjouter au mémoire? que vous menvoyates ier par labé 
de St Mars. : 

¥. de Nouveau me vient de dire quil a avis que le cardinal linfant est 
alé acologne voir le roy de Hongrie. Yous verres ci desoubs Jes compa- 
gnies que je désire qui reviennent de holande, Desche, Beauregard, 
Guiche, St Simon, pont de courlay, Brouilly, Domon, lenoncourt, pour le 
reste je men remets a vous. 

jay eu un peu de.goute cette nuit a cette heure jay fort peu de dou- 
leur, le nonce barbe carrée me doit venir voir demain matin si il y a 
quelque chose a lui dire vous me le ferés savoir *. Louis. 


Dans l'intervalle des deux lettres qui précédent, Louis XIII était 
arrivé 4 Saint-Germain. L’état encore peu avancé de organisation 
de V'armée, mille cabales soulevées autour de lui par tous ceux qui 
Youlaient mettre profit, pour |’attaquer, |’absence du cardinal, 
retenu 4 Paris par ses infirmités, et surtout l’approche de l’hiver 
avaient déterminé Louis XIII 4 quitter la Lorraine. Son tempérament 
actif, son humeur impatiente et son vif désir d’acquérir de la gloire, 
s'accommodaient d’ailleurs fort mal de la lenteur des opérations 
militaires. Dés son arrivée en Lorraine, il avait eu 4 terminer 
la formation du corps d’armée qui devait agir directement sous 


' Papters de Richelieu, t. V, p. 950. 
*Cemémoire doit étre celui du 23 octobre, sur la détention du comte de 
Cramail. Richelieu y expose toutes les accusations qu'il avait accumulées contre 
ce seigneur, et il y donne les raisons qui l’ont porté a demander son arrestation. 
Ce mémoire, quoique daté du 23, dut étre remis seulement le 25, puisque 
Richelieu parle dans l'un des derniers paragraphes d'un conseil tenu le 24 oc- 

lobre. (V. Papiers de Richelieu. t. V, p. 350.) Se 

* Richelieu n’écrivit pas au roi. en cette occasion, il le vint voir, ainsi que 
nous l'apprend la Gazette du 3 novembre « Le cardinal-duc, dit-elle, alla voir 
le roi le 26 octobre. » 





588 LOUIS XI ET RICHELIEU. 


ses ordres, puis il avait dirigé les opérations du siége de Saint- 
Mihiel. Ses facultés ayant ainsi trouvé leur emploi, la mélancolie 
qui l’assiégeait toujours lorsqu’il était inactif, n’était pas venue 
l’abattre. Mais, en octobre, les armées prenaient leurs quartiers 
d’hiver; tout dans les camps sc préparait au repos. Louis XII ne 
pouvait accepter’ le genre de vie qu’une telle situation lui aurail 
imposé. Il était venu en Lorraine pour acquérir de la gloire et re- 
lever l’honneur des armes frangaises rudement entamé par la 
désastreuse campagne des Pays-Bas. Ce n’eut pas été atteindre ce 
but que de demeurer inactif dans une garnison de Lorraine ou de 
Champagne. Il se décida donc au retour. Son voyage en Lorraine 
n’avait pas été d’ailleurs sans produire certains résultats. Il avait 
haté par sa présence l’arrivée des troupes ct la formation de [ar- 
méec; excité l’émulation des généraux auxquels il avait imprimé 
une unité d’action qui faisait défaut jusque-la. I] avait réuni de 
Yargent, donné un but aux opérations, dominé les cabales, réfréné 
les compétitions excessives. Il pouvait, il devait revenir 4 Paris. 
Tout était prét pour recommencer la lutte l’année suivante. 


Manuvs Topi. 


La fin prochainement.. 





oe, er 


SOUVENIRS DUN VERSAILLAIS 


PENDANT 


LE SECOND SIEGE DE PARIS 


Le 26 mars, a peine revenu, depuis huit jours, d’une captivité en 
Allemagne qui avait duré prés de sept mois, je dis adieu & ma fa- 
mille et partis pour aller rejoindre l’armée de Versailles. La sépa- 
ration fut douloureuse; mais, devant les nouvelles effrayantes qui 
venaient chaque jour de |’insurrection, devant le cri d’alarme 
poussé par le gouvernement de ]’ordre, je crus de mon devoir de 
répondre, sans hésiter un instant, a l’appel fait de tous cétés aux 
gens de coeur et de bonne volonté. Comme beaucoup d’autres, j’é- 
tais loin alors de soupconner combien la Commune était forte, et 
combien la guerre se prolongerait. Je croyais 4 une lutte sanglante, 
mais de courte durée, quelque chose comme les journées de Juin: 
je résolus donc de me hater autant que possible. Tous les journaux 
repétaient & Yenvi que le général de Charette et ses volontaires se 
battaient.aux portes de Paris, et je brdlais du désir d’arriver a 
lemps pour prendre part aux combats de ce corps d’élite. Seule- 

ment, mon impaticnce d'aller vite fut soumise 4 de rudes épreuves. 
Partout les chemins de fer étaient coupés et la circulation lente 
et difficile. En prenant une longue série de diligences et de pata- 
ches de.toutes sortes, je pus cependant gagner Melun, alors occupé 
par les Bavareis; mais, 4 partir de ce moment, toute voie de loco- 
motion réguliére cessait. Je trouvai 14 sept ou huit officiers allant, 
comme moi, 4 Versailles, et cherchant- en vain un véhicule quel- 
conque. Nous fames sur le point d’entreprendre |’étape a pied, bien 
que prés de vingt lieues ‘nous séparassent encore de la capitale; 
mais, au dernier moment, un de ces‘messieurs découvrit un breack 
dont le propriétaire, pour la modeste somme de deux cents francs, 





590 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 


et 4 condition que nous ne partirions pas avant le lendemain, con- 
sentit 4 nous conduire 4 Versailles. Une scule chambre restait dis- 
ponible a I’hdtel, mais cela nous suffisait largement : nous nous ali- 
gnames sur le plancher et dormimes tranquillement, enveloppés 
dans nos couvertures. Le lendemain matin, nous nous entassions 
dans le breack promis. Parmi mes compagnons de voyage se trou- 
vait le comte de D., capitaine de cuirassicrs échappé 4 Reischoffen, 
que je devais revoir l’un des premiers, le 22 mai, en mettant le — 
pied dans l’enceinte de Paris. La route fut assez gaie; le temps était 
beau, le paysage magnifique, bicn qu‘attristé ¢a et 14 par bon nom- 
bre de ruines et assombri par la vue trop fréquente des casques 
pointus. Aprés un bon déjeuner a Epinay, nous entrames dans la 
jolie vallée de la Biévre. A mesure qu’on approchait de Versailles, 
nous rencontrions, de plus en plus nombreux, marchant 4 la dé- 
bandade, ct sans chefs, des soldats de tous régiments, de toute 
arme, qui se dirigeaient vers cette ville. Bon nombre d’autres mar- 
chaient en sens contraire. OU allaient-ils? Je ne le sais; mais leur 
désordre et leur mauvaise tenue mettaient en fureur un brave co- 
lonel qui voyageait avec nous. Bientét nous apercdimes des grand’- 
gardes de troupes campées, des batteries installées, et dominant 
toute la route : partout l'image de la guerre! Enfin nous entrames 
dans Versailles. Quel changement dans cette ville, si morne et si dé- 
serte habitucllement! Quelle vie! quelle agitation fébrile! Une quan- 
tité énorme d'officiers, surtout d’officiers de mobiles, de députés, 
de fonctionnaires, se bousculaient de tous cétés. Partout des figures 
inquiétes, avides de nouvelles. Une foule compacte stationnait dans 
les avenues de Sceaux ct de Saint-Cloud, dans l’espérance de voir 
passer quelques prisonniers. Le quartier de cavalerie servait de 
parc d’artillerie; 4 chaque instant y arrivaient des caissons qu'on 
chargeait de munitions, et qui repartaient dans la direction de Pa- 
ris. Dans toutes les rues on était heurté par des officiers d’état-ma- 
jor portant des ordres au grand galop, par des tapissiéres, des voi- 
tures de boucher, des charrettes, des carrioles fantastiques, dans 
lesquelles s’entassaient péle-méle la casquette du prolétaire, le cha- 
peau de soie du gandin ct le képi du militaire; le député y cou- 
doyant la cocotte, et la poissarde de la halle les dames du noble 
faubourg Saint-Germain. Tout ce monde, fuyant Paris, yenait cher- 
cher & Versailles un abri et des nouvelles. Sur la place d’armes 
étaient campés les gardiens de la paix, organisés en régiment, et 
revétus d’un assez vilain uniforme. La rue des Réservoirs était de- 
venue une succursale de la Chambre; c’est la que se promenaient 
de long en large les politiques de haute volée, discutant sur l’avenir 
de la France. Les hotels étaient effroyablement encombrés, et les 











SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. sof 


bons Versaillais s’en donnaient 4 cceur-joie d’écorcher au vif tous 
ces étrangers, riches ou pauvres, que les circonstances leur jetaient 
en proic. Aussi je fus tout heureux et tout aise de trouver dans une 
maison borgne un galetas qui me couta seulement huit francs par 
jour. Cette affaire & peine réglée, je courus a |’état-major, afin d’é- 
treimmédiatement enrdlé et envoyé sur le thédtre du combat. Il 
parait que je sollicitais une grande faveur, car on me recut fort 
mal et on m’envoya au dépot des isolés. Au dépdt des isolés, méme 
accueil impoli; je finis cependant par apprendre que les volontaires 
de Charette et de Cathelineau, non-seulement ne se battaient pas de- 
vant Paris, comme tous les journaux l’avaient dit, mais encore 
étaient seulement en formation, l’un a Rennes, l’autre 4 Rambouil- 
let. Presque en sortant de 1a, je rencontrai un de mes amis, qui, 
trés au courant de la situation, m’cxpliqua que, par un motif facile 
4 comprendre, les Chouans, comme on les appelait, ne donneraient 
qua la derniére extrémité. Ma perplexité fut trés-grande : je dési- 
raisardemment servir d’une facon active, mais je ne voulais pas 
cependant signer un engagement de deux ans dans l’armée régu- 
liére. Un assez grand nombre de jeunes gens que je connaissais, 
dégoutés de l’accueil qui leur avait été fait 4 Versailles, quittaient 
successivement cette ville. Sur un millier de volontaires, la plupart 
anciens officiers de la mobile, qui avaient répondu a l’sppel aux vo- 
lontaires, placardé sur tous les murs et affiché dans tous les jour- 
naux, trois cents 4 peine restérent. Ceux-la, décidés a se battre quand 
méme, s‘enrdlérent dans le bataillon des Volontaires de la Seine. 
Le nom du colonel Corbin, qui l’organisait, m’offrait toutes les ga- 
ranties; je me présentai donc a lui. Je l’avais connu en Allemagne 
lorsque, prisonnier lui-méme, il s’efforcait, avec un dévouement 
inépuisable, d’améliorer le sort des prisonniers frangais, ctil me fit 
un accueil des plus aimables. Un quart-d’heure aprés, je signais un 
engagement au bataillon des Volontaires de la Seine. On me remit 
un brassard tricolore comme signe distinctif, en attendant un uni- 
forme; je fus en méme temps prévenu qu'il y aurait appel & neuf 
heures dans la cour du quartier de cavalerie. 

le lendemain, je ne manquai pas d’arriver de bonne heure au 
rendez-vous. J’étais impatient de connaitre quels allaient étre mes 
nouveaux compagnons d’armes. La société était nombreuse, et, je 
dois l'ayouer, effroyablement mélée. Il y avait 14 bon nombre de 
figures qui n’auraient, certes, pas été déplacées au milieu des com- 
munards. Un certain nombre d’hommes portait encore le képi vert 
elrouge des garibaldiens; il est vrai que ceux-la furent depuis éli- 
minés, 4 exception d’un seul qui justifia avoir fait quatre-vingt- 
dix lieues & pied pour venir s’engager dans l’armée de Versailles. 


502 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 


D’autres, vétus de la blouse et du chapeau de franc- tireur, avaient 
une tournure qui prévenait peu en leur faveur; beaucoup, malgré 
l'heure matinale, avaient déja beaucoup bu, et leurs trognes enlu- 
minées ne promettaient rien de bon pour |’avenir. L’annonce d’une 
solde exorbitante (4 franc 50 centimes par jour et les vivres) avait 
malheureusement attiré un ramassis de vauriens; en revanche, je 
vis de suite qu’il y avait la quelques hommes appartenant, par leur 
naissance et leur éducation, 4 la meilleure compagnie, et une foule 
de braves gens de toutes les classes de la société, venus, les uns 
par conviction, les autres parce qu’ils étaient péres de famille, et 
que la misére était grande. Notre futur capitaine, Arnaud de Vresse, 
jugea 4 propos de nous adresser, de sa voix tonnante, une petite 
allocution bien sentie, & cette seule fin de nous appeler carrabi- 
niers, ce qui était sa marotte. C'est, je crois, le moment de pré 
senter au lecteur ceux de mes camarades dont le nom reviendra le 
plus souvent dans ce récit. 

A tout seigneur tout honneur. Notre colonel, M. Valette, était 
un ancien chef de bataillon qui avait bravement fait de nom- 
_ breuses campagnes en Afrique. Nommé, au commencement de la 
guerre, colonel du 7° bataillon de mobiles, il avait fait pendant le 
siége les fonctions de général de brigade et brillamment gagneé sa 
croix de commandeur. C’était une noble téte de vieillard; ses che- 
veux étaient blancs comme neige, et ses lévres ombragées par des 
moustaches auxquelles la teinture donnait un noir d’ébéne. Quand, 
en grand uniforme, sa croix de commandeur au cou, il se prome- 
nait devant son bataillon, en balangant mollement la téte et en ca- 
ressant du bout de sa cravache ses superbes bottes molles, au ver- 
nis éclatant, il était plus beau que nature — et se savait tel. C’é- 
tait, du reste, un bon soldat et un bon ceeur, s’occupant de ses 
hommes et leur donnant l’exemple. Sa politesse et son langage at- 
fecté formaient le plus parfait contraste avec les maniéres de vieux 
grognard du pére de Vresse, notre capitaine. Celui-la était brave 
jusqu’a la témérité, avec une rudesse de maniéres et un choix de 
langage a faire rougir un sous-officier 4 trois chevrons. Durant le 
premier siége, il avait commandé une compagnie d’hommes qu'll 
avait appelé les Carabiniers parisiens, et son idée fixe était de nous 
appeler aussi carabiniers. Excellent coeur aussi, sans rancune, et 
parfaitement équitable, une fois que sa colére était passée. Le lieu- 
tenant, M. de Grandpré, qui devait plus tard prendre le comman- 
dement de la compagnie, était un parfait gentilhomme. Sous les 
dehors d’une grande urbanité et d’une grande douceur, il cachait 
une volonté de fer. Il ne s’exposait pas inutilement, comme M. de 
Vresse; mais quand il fallait se montrer, il ne lui cédait en rien 


SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 303 


pour le courage. Il ne criait pas, n’injuriait pas, comme le capi- 
taine; mais quand il avait dit: « Je veux! » aucune force humaine 
n’aurait fait changer sa résolution. Il avait juré une hainea mort aux 
insurgés, qui l’avaicnt soufflcté, outragé et chassé de Paris, et, lors 
de l'entrée des troupes dans Paris, 11 se montra terrible pour eux. 
Sa compagnie I’adorait, et se serait mise au feu pour lui. Le sous- 
lieutenant, M. Lamoureux, était un assez bon officier, quoique un 
peu rageur et un peu nerveux au feu. J’ai toujours eu beaucoup a 
me louer de ses procédés 4 mon égard. Tel était le corps des offi- 
ciers de notre compagnie, corps excellent, en somme. Je n’en dirai 
pas autant de notre sergent-major, israélite de naissance, ct certai- 
nement le type le plus envieux, le plus grappillard et le plus désa- 
greable que j’ale jamais rencontré sur mon chemin. II avait su, on 
ne saitcomment, captiver la confiance de M. de Vresse, qui ne ju- 
rail que par lui. Parmi les volontaires, il y en avait quatre qui de- 
vinrent presque tout de suite mes amis et mes compagnons inst 
parables. Le premier était Albert Duruy, dont la brillante conduite 
a Weissembourg avait été récompensée de la médaille militaire, 
garcon spirituel, trés-instruit, trés-brave, d’un caractére aussi loyal 
que sympathique. Le Pylade de cet Oreste était un charmant gargon, 
A. Delacroix, ami d’enfance de Duruy, qu'il aimait avec passion. Il 
s était engagé pour ne pas le quitter, bien que son caractére doux, ré- 
veur, et un peu triste, le portat plutot vers l'étude que vers les armes. 
On le voyait toujours parmi les premiers au feu. Le troisiéme, nommé 
Ben-Aben, un beau jeune homme, avec de grands yeux noirs pétil- 
lants de malice, était certainement un des plus agréables compa- 
gnons que \’on put rencontrer : toujours de bonne humeur, il nous 
égayait sans cesse par quelque trait de son esprit fin et mordant. 
Ben-Aben était parfaitement complété par Piot, un vrai Parisien de 
vingt ans, espiégle comme un singe, nous faisant constamment en- 
rager, et ayant 4 toute minute quelque farce nouvelle dans son sac. 
C duit plaisir de se battre cote 4 cdte avec ces grands enfants, tou- 
jours les premiers 4 marcher en avant, riant et chantant de bon 
coeur dans les moments les plus terribles : émincmment jeunes de 
celte jeunesse si rarc aujourd’hui, la jeunesse de cceur. A nous se 
joignait habituellemeut M. Bourgaud du Coudray, qui était, certes, 
le volontaire le plus méritant qne je connusse : pére de famille, 
passionné pour la musique classique, antimilitaire jusqu’au bout 
des ongles, il servait 1a, et servait vaillamment, par scule convic- 
lion. Nous avions aussi dans la compagnie un M. de Berihclemont, 
type des plus réussis : vieux, grand comme un nain, portant lunet- 
tes, toujours dressé sur ses ergots, méticuleux jusqu’a cn ¢tre nau- 
tabond; comparant volontiers la Révolution 4 unc source limpide 
40 Aovr 1375, 39 


504 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 


ct claire, mais dont les ondes transparentes renfermeraient des 
scorpions. Un seul trait le peindra. Le jour de notre enrdlement, 
nous causions, le cigare aux lévres, dans la cour de la caserne. Un 
factionnaire s’approche : 

— On ne fume pas! dit-il 4 M. de Berthelemont. 

— Factionnaire, répondit celui-ci, ayant fait durant vingt-cing 
ans, comme caporal de la garde nationale, respecter la consigne, je 
ne serai pas le premier 4 la violer dans votre personne. 

Et il jeta son cigare avec un geste antique. 

Il fallait voir de quel air le petit Berthelemont était toisé par Croz, 
brigadier de la 7° d’artillerie, « qu’il ne fallait pas prendre pour le 
tambour de la 28°, » comme il disait toujours. Trente ans de cam- 
pagnes, trois chevrons, quatre fois cassé comme maréchal-des-lo- 
gis-fourrier, Croz était instruit, sachant trés-bien son histoire et sa 
géographie, bon cceur, et, au demeurant, le plus grand ivrogne de 
la terre. On l’avait nommé, en raison de ses anciens galons, capo- 
ral des volontaires; mais nous lui fimes donner sa démission, pour 
l’attacher spécialement 4 notre service. Il astiquait nos fusils, mon- 
tait des gardes pour nous, faisait une partie de nos corvées; et bu- 
vait énormément a4 nos frais. Son ami, le caporal Gervais, était 
moins instruit, quoique non moins ivrogne : au reste, son ivresse 
était toujours paisible ct inoffensive; 11 pleurait et voulait nous em- 
brasscr tous. On comprend quel ménage devaicnt faire entre eux 
tous ces hommes absolument différents par le caractére, l’éduca- 
tion et la position, et qui n’étaient pas, comme dans !’armée, nive- 
lés et rompus par une discipline de fer. Je n’en finirais pas, Si Je 
racontais tous les tiraillements et toutes les difficultés que le colo- 
nel et nos officiers furent obligés de surmonter pour arriver 4 for- 
mer une troupe réguliére et préte 4 marchier. Ils en triomphérent 
cependant. Notre compagnie eut le numéro 2; la premiére était en- 
ti¢rement composée d’anciens officiers de mobiles ou de mobilisés 
qui servaient sac au dos, comme de simples soldats. Son effectil, 
fort de trois cents hommes d’abord, se réduisit, petit a petit, a cent 
hommes environ. Notre compagnie en comptait 4 peu prés av- 
tant. 

Le 15, on nous habilla d’un uniforme presque semblable 4 celui 
des gardes nationaux. Beaucoup d’entre nous, prévoyant, dés ce 
moment, les confusions terribles qui devaient résulter de cette si- 
militude de costumes, protestérent, mais en vain : on voulait nous 
faire servir de réclame pour montrer qu’ y avait encore des gardes 
nationaux restés fidéles 4 la cause de l’ordre. Le 48, nous partimes 
pour Rueil, ot nous fimes domiciliés dans la caserne. La ligne 
nous fit le meilleur accucil; le général Grenier nous passa en re- 





SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 595 


vue, et le lendemain nous recimes l’ordre de partir pour Colombes, 
ou les gendarmes nous recurent avec un enthousiasme facile a 
comprendre : depuis trois semaines ils étaient en premiére ligne, 
se hattant sans cessc, ne se reposant presque jamais. Notre arrivée 
était pour eux le signal du retour a4 Versailles. Nous n’étions a Co- 
lombes que depuis deux heures, quand la premiére compagnie re- 
cut ordre de se porter sur Asniéres et d’y prendre la tranchée 
pendant quarante-huit heures, aprés quoi ce devait étre notre tour. 
En attendant, nous fimes assez confortablement installés dans une 
grande maison désertée par ses propriétaires. Comme nous n’étions 
commandés pour aucun service jusqu’a midi, Piot me proposa de 
prendre nos fusils et d’aller nous ouvrir l’appétit en faisant le coup 
de feu contre les insurgés. Nous partimes dans la direction d’As- 
ni¢res en suivant la ligne du chemin de fer; des sentinelles étaient 
partout échelonnées sur la voie. C'est par 1a que, quelques jours au- 
paravant, les insurgés, chassés de Courbevoie 4 la baionnette, 
avaient été refoulés dans le plus parfait désordre jusque de l'autre 
cité de la Seine. On retrouvait partout les traces d’une lutte ré- 
cente : des cartouches, des fusils brisés, des képis, etc. Bientdt ce 
fut le tour des cadavres; on avait laissé 1a ceux des insurgés, bien 
que la bataille datat d’au moins cing jours. Il y avait notamment 
un caporal de la garde nationale, affreusement mutilé, qui était 
étendu sur la route, sans que personne voultt l’enterrer. Les habi- 
tants des maisons voisines vinrent, comme s’ils ne pouvaient pas le 
faire eux-mémes, nous supplier de les enterrer. Nous nous serions, 
du reste, chargés de cette corvée, si nous avions eu une pelle et une 
pioche, tant ce spectacle nous dégoutait. En avancant un peu, nous 
commencdmes 4 entendre siffler les balles, tandis qu’un bon nom- 
bre d’obus tombaient autour de nous. Nous arrivames bientot prés 
du pont du chemin de fer, ou la ligne, abritée derriére des barri- 
cades ou derriére le talus, échangeait sans cesse des coups de feu 
avec les insurgés installés de l'autre cdté de l’eau. Malheureuse- 
ment, les officiers nous empéchérent de prendre part a ce petit di- 
vertissement. A notre retour, nous fimes envoyés en grand’garde 
dans les plaines qui avoisinent Colombes. Nous passdmes toute la 
nuit 4 yeiller sous une pluie torrentielle. Le lendemain, dans la 


_ journée, comme je connaissais le chemin d’Asniéres ou j’avais été 


la veille, je fus chargé d’accompagner I'officier payeur qui désirait 
apporter de l’argent 4 la premiére compagnie, occupée, comme Je 
Yai dit. aux tranchées. Ce jour-la, le bombardement était effroya- 
ble; les locomotives blindées, les batteries de l’imprimerie Dupont, 
celles du pont du chemin de fer et des fortifications, faisaient pleu- 
voir sur le village une gréle de projectiles, tandis que les insurgés, 


506 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 


embusqués dans toutes les maisons du bord de I’cau, tiraient sans 
cesse ct par toutes les fenétres. La premicre compagnie des volon- 
taires avait recu pour mission d’occuper l’endroit connu 4 Asniéres 
sous le nom de parc Cogniard, qui va jusqu’au bord de la Seine, a 
200 métres, par conséquent, des insurgés. Nous arrivames avec 
beaucoup de peine, l’olficier payeur et moi, cn nous faufilant a tra- 
vers les bréches ouvertes dans les murs et dans les maisons, a ga- 
gner le parc Cogniard. C’est une grande propriété en forme de carre 
long, plantée d’arbres magnifiques alors littéralement hachés par 
les projectiles. Elle longe le cliemin de fer de Versailles, et aboutit 
sur les berges de la Seine, dont elle était s¢parée par un mur asset 
élevé. C’est derricre ce mur, déja crénelé par eux, ct sur lequel lcs 
insurgés faisaicnt pleuvoir une gréle de mitraille et de balles, que 
le plus grand nombre de volontaires, aidés par quelques soldats de 
la ligne, travaillaient avec acharnement a creuser une tranchée qui 
allait bicnt6t devenir notre seul abri; car, du mur battu en bréche 
de toutes parts, il ne devait bientot plus rester trace. Quelques vo- 
lontaires, se déyouant pour détourncr le feu des insurgés, s’embus- 
quaient aux fenétres des maisons situées sur le bord de Ia Seine, et 
de 1a tiraient sans reladche sur eux. L’ennemi répondait, malheu- 
reusement, avec beaucoup de succés, car il disposait de quatre ou 
cing batteries d’artillerie, tandis que nous n’avions pas une piéce. 

Presque 4 l’entrée du parc se trouvait unc grotte en rocher, a peu 
prés 4 l’abri des bombes, nous nous y glissdmes ; 14 un triste spec- 
tacle vint frapper nos yeux : trois ou quatre blessés gémissaient 
étendus sur des matelas ; nos deux chirurgiens leur faisaient un 
premier pansement, tandis qu'un pauvre sergent de la ligne frappe 
d'une balle sous le bras expirait la téte appuyée sur les genoux de 
notre cantiniére. Trois ou quatre cents métres nous séparaient des 
tranchées, il fallait les parcourir presqu’é découvert sous le feu de 
l’ennemi : aussi l’officier payeur jugea-t-il 4 propos de m'y envoyer 
tout seul ; au bord des tranchées était unc fort jolie maison dont i 
ne resta plus trace huit jours aprés: sous la vérandah deux volon- 
taires de la 1" compagnic goutaient tranquillement comme s'il ne 
tait pas, depuis le matin, tombé cing obus sur cette maison. Au 
moment 08 j’arrivyai on emportait de la tranchée le lieutenant de 
Pouligny, griévement blessé a la téte et au bras : c’était le quatri¢me 
blessé depuis Ie malin, aussi le colonel était de fort mauvaise hu- 
meur et m’envoya au cing cent mille diables moict1'officier paycur, 
si bien que je fus obligé de lui faire observer que ce n’ était pas pre- 
cisément pour mon agrément que je venais le trouver, ce dont il 
convint du reste; je retournai ala grotte ou je servis du moins 3 
quelque chose en aidant 4 transporter les blessés a l’ambulance sous 








at ey = 


SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 997 


un feu assez vif. Je rentrai fort tard 4 Colombes et le lendemain 
toute notre compagnie partit pour Asniéres ou elle prit la place de 
la premiére qui avait été assez durement éprouvée la veille. La 
journée fut rude : tantdt dans l’eau et dans la boue jusqu’a mi- 
jambe, la pioche 4 la main creusant des tranchées dans une terre 
entiérement détrempée par la pluie, tantét construisant des barri- 
cades sous une gréle de balles, tantét enfin, et c’était 1a notre 
métier le plus dangereux, perchés aux fenétres des maisons, nous 
tirions sur les insurgés des coups de fusils qui attiraient infaillible- 
ment quatre ou cing obus sur la demeure que nous occupions. 
L'un de nous, nommeé Petit, qui était.au troisiéme, fut tout étonné 
de se trouver tout 4 coup transporté au rez-de-chaussée: nous et- 
mes beaucoup de peine 4 le tirer des platras d’ou il sortit blanc - 
comme un gargon meunier, mais sans blessure; il nous dit qu’il 
en avait vu bien d’autres du temps des Prussiens, seulement il 
était subitement devenu sourd 4 ne pas entendre un coup de canon, 
ce qui ne l’empécha pas de continuer 4 faire son service. Un obus 
tombé dans la tranchée blessa assez griévement deux de nos cama- 
rades, et le colonel, qui du reste passa toute la journée 4 son poste 
de combat, recut 4 la téte un éclat de pierre qui lui fit une légére 
blessure. La nuit vint extrémement sombre; le feu avait cessé de 
part et d’autre, la pluie tombait 4 torrent; le plus profond silence 
régnait partout : 4 chaque créneau veillait une sentinelle, tandis 
que les autres volontaires enveloppés dans leurs capotes dormaient 
vaincus par la fatigue, sur la terre mouillée. Tout 4 coup quatre ou 
cing sentinelles crient : « Halte-la! qui vive?» et les mots: « Aux 
armes! les insurgés passent le pont, » retentirent de toute part. Alors 
en une minute les deux rives de la Seine s’illuminent ; de chaque 
créneau, de chaque fenétre, de chaque abri partent des coups de 
feu, le canon se fait entendre et les obus sillonnent 1’air. Cependant 
les insurgés se voyant découverts renoncérent 4 leur tentative, et 


* au bout d’une demi-heure le calme fut rétabli ; mais comme la nuit 


était effroyable, et qu’il était probable que l’ennemi chercherait 
bientét a nous jouer quelque nouveau tour il importait de le sur- 
veiller, aussi a dix heures on demande les hommes de bonne vo- 
lonté pour un service de confiance ; une vingtaine d’entre nous se 
présentérent et furent immédiatement divisés en deux sections: 
l'une fut mise sous les ordres de M. de Vresse qui avait passé une 
partie de sa journée 4 monter tout grand debout sur les barricades 
pour faire des pieds de nez aux insurgés, elle regut pour mission de 
construire non sans danger une barricade sur le pont méme d’As- 
niéres ; la deuxiéme sous les ordres de M. de Grandpré, s’établit en 
grand’garde sous le pont et détacha sur les bords de Peau des sen- 


598 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 


linelles perdues pour surveiller la Seine; M. de Grandpré me fit 
lhonneur de me confier le poste le plus avancé, ot depuis dix heu- 
res jusqu’a quatre heures ct demie du matin je dus rester debout sous 
une pluie battante; 4 chaque instant toutes les fenétres sillumi- 
naient en face de moi et j’entendais voltiger les chardonnerets, 
comme disent les soldats en parlant des balles. Il faut rendre cette 
justice aux insurgés qu’ils n’étaient pas avares de leur poudre; je 
crois méme qu’ils en bralaient pour se tenir éveillés. Au jour je 
partis en me trainant a plat ventre ct regagnai la tranchée mouillé 
comme un vrai canard. A six heures dy matin, le feu des insurgés prit 
une extréme intensité : ils firent avancer Jusqu’a la téte du pont trois 
locomotives blindées qui tiraient sur nous 4 quatre cents métres el 
nous envoyaient des boites 4 balles qui nous causérent un mal ef- 
froyable. Nous n’avions pas d’artillerie 4 Asniéres, les batteries les 
plus rapprochécs de nous étaient au chateau de Bécon, puisa 
Courbevoie prés du rond-point. Le colonel m’envoya en toute hate 
afin de supplicr le commandant de la batterie de Bécon de diriger 
tous les efforts de ses piéces sur les locomotives blindées qui nous 
rendaicnt la position insoutenable. Je partis au pas de course; si 
J avais cu envie de flaner en route les projectiles qui tombaient tout le 
long du chemin m’en auraient dégoute ; j’arrivai bientét au chateau 
de Bécon: c’était une grande maison blanche située au milieu d’un 
parc magnifique et alors trés-fortement endommageée. Sa position 
élevéc, d’ou l’on voit une partie de Paris, lui a fait jouer un réle au 
commencement de la guerre : on se souvient de l’acharnement 
avec lequel il fut défendu et comment les’ Versaillais repoussés 
deux fois l’enlevérent enfin 4 la baionnette sous la_conduite du brave 
colonel Davoust. Sur la pelouse méme du chateau, on avait installé 
une batterie de sept qui tirait sans reldche sur Neuilly et d'autres 
points occupés par les insurgés. L’officier qui la commandait me 
recut fort bien, mais quand je lui demandai de tirer sur Jes machi- 
nes blindées, il secoua la téte: « A cette distance, me dit-il, et avec 
des piéces d’un si petit calibre, ce serait de la poudre perdue, et ce 
serait dommage quand on peut si bien l’employer. Piéce, feu!» 
cria-t-il en méme temps, et quelques secondes aprés je voyais up 
nuage de fumée et de poussiére s’élever d’unc maison qu’on aperce- 
vait dans le lointain et une douzaine d’insurgés en sortirent se sau- 
vant 4 toutes jambes. A Courbevoie, il y avait une batterie de trés- 
gros calibre ; }’y courus. Le commandant me demanda de lui mon- 
trer ol étaient ces maudites locomotives ; il est impossible de réver 
une plus magnifique position que ce rond-point de Courbebore : 

Paris était 4 nos pieds, mon Paris bien-aimé qu’il nous fallait en ce 
moment traiter en ennemi ; la Seine et le pont de Neuilly, la porte 








SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 599 


Maillot et la ligne des fortifications, tout cela tirant sans reldche et 
comme enveloppé d'une épaisse ceinture de fumée, le bois de Bou- 
logne encore occupé par les insurgés, et 4 gauche comme on voyait 
bien notre pont d’Asniéres, l’imprimeric Dupont ct la tour carrée qui 
servait d’observatoire a l’ennemi! Je montrai au commandant deux - 
petites colonnes de fumée blanche qui s’élevaient un peu en arriére 
du pont : « Voila, lui dis-je, qu’il vient des locomotives. — Ah, me 
dit-il, je m’en doutais, attendez, » ct pointant lui-méme avec le plus 
grand soin tous ses canons: « Piéces, feu! » cria-t-il 4 son tour. 
Cette fois encore pendant quelques secondes nous pimes suivre le 
sifflement des messagers de ‘mort, puis de petits nuages blancs s’é- 
levant tout & coup autour des locomotives blindées, suivis de longs 
instants aprés d’une détonation sourde, nous annoncérent que le 
pointage avait été bon; bient6t, en effet, nous vimes les locomotives 
repartir lentement, majestueusement et quitter la téte du pont : je 
poussail un cri de joie et m’en retournai gaiement croyant que nous 
en étions enfin débarrassés. Hélas ! je ne les connaissais pas encore: 
enarrivant 4 Asniéres, je fus stupéfait de voir la mitraille pleuvant 
plus dru que jamais, les infernales machines s’étaient paisiblement 
reculées de 500 métres, puis avaient immédiatement repris leur 
petit commerce! Il me fallut repartir, toujours au pas de course 
avec un petit croquis dessiné par le colonel et de nouvelles instruc- 
tions pour le commandant de la batterie de Courbevoie. Celui-ci fit 
de son mieux, sans toutefois arriver 4 un grand résultat. 

A neuf heures du soir, je partis avec vingt hommes de bonne 
volonté, sous les ordres du sous-lieutenant M. Lamoureux pour aller 
garder une barricade construite la veille sur le pont d’Asni¢res ; la 
lune qui brillait dans son plein rendait cette mission assez péril- 
leuse: nous avions 4 ce moment-la a nos képis des bandes blan- 
ches qui se voyaient de loin; peut-étre aussi les insurgés qui 
avaient la veille entendu travailler 4 la barricade nous guettaient 
pensant que nous y reviendrions cette nuit-la : toujours est-il qu’une 
de leurs locomotives blindées, qui se tenait embusquée, ses feux 
éteints, ala téte du pont, nous envoya un obus qui vint éclater en 
plein sur la barricade. Je fus ébloui par une vive lumiére et jeté 
violemment & terre : quand je me relevai une effroyable confusion 
régnait parmi nous : beaucoup s’étaicnt enfuis, trois ou quatre 
étendus sur le sol poussaient des cris 4 fendre l’dme: « J'ai la 
Jambe coupée, emportez-moi, » criait le sergent de Martonneau 
qui était gri¢vement blessé! le pauvre du Coudray se trainait pé- 
niblement en portant la main a sa poitrine! un petit clairon avait 
la jambe et le pied traversés par un éclat d’obus. Je pensai que les 
surges allaient attaquer le pont, d’ailleurs je sais par expérience 





600 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 


qu’il y a toujours’ dans de parecils moments plus de monde qu'il 
n’en faut pour se soustraire au danger en emportant les blessés; 
je ne m’occupai donc pas de mes pauvres camarades, quoi qu’il m’en 
coutat et je restai l’ceil attaché sur le pont et le fusil sur la barri- 
cade. M. Lamoureux avait recu un éclat d’obus a la joue, 11 resta 
quelque temps avec nous, puis fut obligé de se retirer en nous sup- 
pliant de ne pas abandonner le poste qui nous était confié. En ce 
moment, le sergent Bardet qui venait d’arriver nous compta et prit 
nos noms : cing seulement étaient: restés : deux francs-tireurs de la 
ligne vinrent se joindre a nous; en tout sept hommes. Nous nous 
promimes les uns aux autres de nous faire tuer s’il Ie fallait, mais 
de ne pas quitter la barricade : la nuit fut longue ct bien qu'il yeut 
deux jours que nous n’avions pas dormi, aucun de nous ne songea 
4 fermer Veil: 4 cent cinquante métres 4 peine devant nous les 
pas réguliers des sentinelles ennemies se faisaient entendre et de 
temps 4 autre nous distinguions les rondes de nuit et les patrouilles 
gui venaient les relever. La nuit était si calme qu’on pouvait enten- 
dre chacune de leurs paroles : 4 cent métres derriére le pont était la 
machine blindée, elle tirait fréquemment, mais les obus passant 
au-dessus de nos tétes allaient tomber assez loin de nous. Sans 
doute les insurgés ne croyaient plus la barricade occupée. Vers mi- 
nuit, au moment ol nous commencions a croire qu’ils avaient re- 
noncé a tout projet d’attaque, nous vimes tout 4 coup le sergent 
Bardet passer doucement son fusil par un créneau pour coucheren 
Joue et nous dire 4 voix basse : « Aux armes! les voila, ne tirez qu’a 
coup sir. » Le coeur nous battit trés-fort ; chacun de nous, un ge- 
nou en terre choisit rapidement unc embrasure par laquelle il pour- 
rait faire feu ct attendit, le doigt sur la détente....; sur le pont s'a- 
vancait une masse noire, informe..., sans doute, se disait-on, un ou 
deux d’entre eux qui viennent en rampant et précédent les autres. 
En ce moment un rayon de la lune vint éclairer l'objet de notre an- 
goisse. Malgré la solennité du moment ect la violente émotion 4 la- 
quelle nous étions en proie, un grand éclat de rire salua cette appa- 
rition : c’était un gros chien noir qui circulait paisiblement sur la 
voie! D’ou venait-il? comment était-il 1a sur un pont fermé 
par deux barricades? Je n’en sais rien, toujours est-il qu'une 
hilarité folle vint succéder 4 une résolution désespérée. Ce fut la 
derniére émotion de cette vie accidentée : quand le jour parut, cha- 
cun de nous se glissa doucement en bas du talus ; les insurgés nous 
envoyérent cn vain un obus en signe d’adieu et quelques instants 
aprés nous avions rejoint dans la tranchée nos camarades parmi 
lesquels s’était déja répandu le bruit de notre mort. 

A neuf heures du matin, nous fimes remplacés par la premiére 














SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 601 


compagnie et nous partimes pour Courbevoie qui, comme on le sait, 
esta peu prés 4 vingt minutes de marche d’Asniéres: je me suis 
étendu un peu longuement sur ces deux premiéres Journées, parce 
que, pendant prés de six semaines, que nous avons passées devant 
Paris, la plus grande partie de notre temps s'est écoulée 4 Asniéres 
dans ces mémes tranchées et dans ce méme village. Ces deux pre- 
miéres journées donneront, 4 quelques incidents prés, une idée 
exacte de la vie que nous menions la-bas. Nous entrdmes dans 
Courbevoie ot: nous fiimes accueillis avec une bienveillance dou- 
teuse : il y avait dans cet endroit beaucoup de sympathies pour la 
Commune ; mais le pére de Vresse n’y regardait pas de si prés: il 
ordonna aux trois clairons une fanfare triomphale dans laquelle ils 
n'entassérent pas moins de vingt-sept couacs et notre petite com- 
pagnie prit majestucuscment possession du parc ct du chateau La- 
riviére ; une magnifique habitation tout reécemment construite alors, 
a cause des ordures qu’avaient faites les Prussiens et qui, je dois 
Vavouer, aura sans doute nécessité quelques nouvelles réparations 
aprés ce séjour des volontaires: on ne loge pas impunément deux 
cents volontaires. On nous avait envoyé a Courbevoie en repos ct en 
réserve, mais a pcine y étions-nous depuis quelques heures les obus 
commencérent a tomber dans le parc. Il fallait s’y attendre du reste, 
au Moment of nous arrivions un monsieur fort bien mis disait phi- 
losophiquement : « Le pére Lariviére n’a pas de chance. — Pour- 
quoi cela? — Oh! parce que naturellement les Parisiens vont ¢tre 
prévenus de l’endroit ot vous étes campés et alors la maison sera 
criblée de projectiles. » Quatre heures aprés un obus éclatait sur le 
perron du chateau ; il en tomba plus de soixante dans le parc, mais 
personne ne fut atteint. Le lendemain c’était mon tour de prendre la 
garde : elle fut semée d’incidents assez grotesques ; quelques volon- 
taires ayant célébré leurs exploits par des libations aussi copieuses 
que bruyantes furent internés dans une grande voliére située prés 
du chateau. Un autre qui avait commis un fait plus grave, un vol, 
aprés avoir échappé a grand’ peine a la fureur de l’honnéte et bouil- 
lant capitaine qui voulait lui brdler la cervelle «comme a un chien » 
fut enfermé, cn attendant micux, dans la cage a pigeons 4 cdté de 
la voliére. Le poste de la garde fut installé dans un chenil entre les 
deux cages, et nous passdmes toute la journée en faction devant les 
Prisonniers ou a l’entrée du parc. Au jour nous repartimes pour 
Asniéres afin de relever dans les tranchées la compagnie des offi- 
clers; nous ne trouvames rien de changé, le feu des insurgés était 
toujours d’une extréme violence et nous n’avions pas d’artillerie 
pour lui répondre : aussi nous etimes encore plusieurs blessés ce 
jour-la. Dans la soirée, M. de Vresse nous prévint qu'il allait faire 


602 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 


une reconnaissance avec les hommes de bonne volonté; nous étions 
alignés sur deux rangs : « Que ceux, dit-il de sa voix la plus gra- 
cicuse, qui sont mal disposés ou fatigués se présentent, ils n’iront 
pas en reconnaissance. » La journée avait été rude ; un peu plus de 
cinquante hommes sortirent des rangs; le capitaine les laissa faire, 
puis quand ils furent bien rassemblés : « Fainéants! triples couards! 
poltrons qui ne veulent pas aller 4 l’ennemi! cria-t-il d'une voix 
tonnante; sous-lieutenant, dit-il 8 M. Lamoureux, vous allez me 
faire travailler ces hommes-la aux tranchées, sans une seconde de 
repos. » Et voila pourquoi lorsqu’on demanda le lendemain a ceux 
qui étaient fatigués de sortir des rangs, personne ne bougea, et le 
capitaine Arnaud de Vresse put constater avec emphase que toute 
sa compagnie se présentait comme volontaire. Dans ces excursions 
nocturnes le plus grand bonheur de notre petite bande était d’ac- 
compagner le capitaine de Vresse. On ne saurait croire, pendant 
ces longues nuits passées 4 200 métres de l’ennemi, avec dix piéces 
de canon et deux mille fusils qui liraient 4 chaque instant dams no- 
tre direction, combien de fous rires il nous a donnés. Ce soir-la, 
nous allions retrouver notre ancienne connaissance, le pont d’As- 
niéres : l’ordre d’dter les bidons et tout autre objet dont le frotte- 
ment contre les fusils pouvait faire du bruit avait été donné ; le 
capitaine avait recommandé le plus profond silence: « Le premier 
qui dit un mot, je le fais fusiller! » Tous 4 quatre pattes, nous 
grimpions le talus avec des précautions infinies : tout 4 coup M. de 
Vresse se retourne et apergoit un de ses hommes qui se tenait pru- 
demment en arriére. Il bondit sur ses pieds: « Il y a donc des 
fouinards ici? » cria-{-il d’une voix qui retentit comme un coup de 
tonnerre au milieu de la nuit....; naturellement les coups de fusils 
et les obus se mirent 4 pleuvoir dru comme gréle..... D’autres fois 
quand la nuit nous étions de grand’garde sur la berge de la Seine, 
le capitaine, aprés nous avoir fait coucher a plat ventre dans le plus 
grand mystére,'ne manquait jamais de se promener la téte haute 
frisant sa moustache et faisant des hum ! hum! sonores, et nous lui 
faisions alors une petite plaisanterie fine que nous appelions le coup 
de la redingote grise : disposés en sentinelles perdues de cent mé- 
tres en cent métres, nous entendions de loin venir le pas pesant et 
les hum! hum! du capitaine: « Qui vive? criions-nous. — C'est 
moi, mes enfants, répondait le pére de Vresse. — Qui moi! il n'y a 
pas de moi ici, le mot d’ordre ou nous tirons. — C’est bien, mes 
enfants, disait aprés avoir donné le mot d’ordre M. de Vresse dé- 
mesurément flatté : on a une consigne ou on n’cn a pas. » Une autre 
fois M. de Vresse eut l’idée baroque que le pont d’Asniéres était 
miné. Le sergent-major fut envoyé pour s’assurer du fait, il sepre- 


SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 603 


mena pendant quelque temps a quatre pattes sur le pont, aprés 
quoi il revint en déclarant qu'il n’était pas miné. Le capitaine le 
félicita du dévouement avec lequel il avait accompli cette périlleuse 
mission qui devint le sujet des éternelles plaisanteries des volon- - 
taires. « Est-il miné? criait sans cesse la moitié de la compagnie. — 
ll n'est pas miné, » répondait l’autre moitié en chceur. Le 30 avril, 
le général de Ladmirault qui commanda Ja division, publia l’ordre 
de l'armée suivant: « Les volontaires de la Seine, arrivés le 20 avril 
au premier corps d'armée ont demandé aussitdt & étre employés aux 
avant-postes. Du 20 au 25, ils ont pris part aux attaques les plus 
sérieuses 4 Asniéres et fait preuve d’audace et de dévouement; plu- 
sieurs d’entre eux ont été blessés! » Le général commandant le pre- 
mier corps, en adressant aux volontaires de la Scine les éloges 
quils méritent cite particuli¢rement le colonel Valette, le comman- 
dant Durieu ; M. Geercy, lieutenant; Watbled, lieutenant (de la 1" 
compagnie) ; de Vresse capitaine ; de Grandpré, lieutenant ; de Com- 
piégne, volontaire. Inutile de dire que cette premiére citation 4 
lordre de l’armée me causa une grande joie. 

Nous restames seize jours, alternant tous les deux jours entre 
Asniéres et Courbevoie : je ne fatiguerai pas le lecteur du récit un 
peu monotone de notre vie pendant ce temps-la. Ce qui s’était passé 
durant les quatre premiers jours se passa, 4 peu d’incidents prés, 
pendant les douze autres. Dans Jes premiers jours de mai, on nous 
accorda quatre ou cing jours d’un repos bien mérité, pendant les- 
quels nous fiimes campés dans le ravissant parc de la Malmaison; 
les murs étaient en ruines et le chateau, criblé d’obus, portait en- 
core la trace des nombreux combats qui y ont été livrés pendant la 
guerre avec les Prussiens : le parc était devenu un vaste camp qui 
renfermait cing ou six régiments de ligne. De 1a, je pus aller deux 
fois 4 Versailles; en général, nous consacrions nos journées, Ben- 
Aben, Piot et moi, au plaisir innocent de la péche @ la ligne dans 
une petite piéce d’eau, connue sous le nom de Villeneuve-!’Etang; 
nous étions frais et dispos quand nous repartimes pour Asniéres. 
Amon grand chagrin, Duruy et Delacroix ne revinrent pas : pour 

des motifs, qu’il est sans intérét d’expliquer ici, mais qui, est 
inutile de dire, étaient parfaitement sérieux et honorables, ils quit- 
térent les volontaires : ce fut avec un vif regret que je vis partir 
ces amis si intrépides et si dévoués. A Asniéres, nous ne trouvames 
rien de changé : les obus continuaient 4 pleuvoir; la population 
s'y était habituée et semblait n’y point prendre garde; elle était ce- 
pendant terriblement éprouvée : un obus tomba dans la maison 
d'un marchand de fruits au moment ou il était 4 table avec sa fa- 
mille: la mére et un enfant furent tués sur le coup; le pére eut la 


604 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 


jambe emportée et les deux enfants qui restaient furent blessés 4 
la téte. J’ai vu ces deux pauvres petits orphelins, la té'e envelop- 
pée de linge tout sanglant, pleurant tristement devant la porte de 
la maison ot se mourait leur pére! Ce jour-la surtout le bombar- 
dement fut effroyable :.onze civils périrent. La ligne perdit beau- 
coup de monde. Dans unc compagnie, qui était a la tranchée 4 cété 
de nous, quatre furent tués d’un coup et le cinquiéme cut la jambe 
détachée du corps; trois hommes emportérent le malheureux qui 
perdait tout son sang, tandis que l'un d’eux portait cette pauvre 
jambe! Nous edmes aussi plusieurs blessés parmi les volontaires. 
Mais aussi nous fimes briler énormément de poudre aux insurgés, 
et le pére de Vresse fut fameusement content. Six d’entre nous avaient 
demandé au capitaine la permission d’aller tirailler dans une tran- 
chée creusée dans le fameux parc de Crémorne, tout 4 fait sur les 
bords de l'eau et juste en face d’unc batterie ennemic. A peine 
avons-nous commencé 4 tirer que, de toutes les maisons et de 
toutes les tranchées ennemies, partent des centaines de coups de 
fusil; bientdt toutes les batteries se mettent cn mouvement et font 
un vacarme tellement grand que le général Pradié, qui était 4 Cour- 
bevoie, crut 4 une sortie. Une dizaine d’hommes vint nous rejoindre 
au bout d’une heure ou deux; c’était donc unc quinzaine d’hommes 
en tout; nous courions d'un point 4 un autre, tirant trés-vite pour 
faire croire que nous étions plus nombreux; ou bien encore nous 
grimpions dans la maison aux trois quarts démolie de Sans-Souci, 
ou dans celle non moins éprouvée, et, aprés avoir fait feu sur 
l’ennem!, nous redescendions au plus vite, car, quelques instants 
apres, trois ou quatre obus venaient tomber sur la pauvre maison 
qui n’en pouvait mais. M. Berthelemont, homme a la parole fleu- 
rie, ne se pressant pas assez, se trouva culbuté du second au rez-de- 
chausséc et recut d’assez fortes contusions dont il ne se plaint pas 
aujourd hui, car elles lui ont valu la médaille militaire. « Vraiment, 
dit-il modestement plus tard en la recevant, j’ai fait bien peu de chose 
pour unc si haute distinction. Aprés cela, je sais bien qu’il y avait de 
'audace a rester dans cette maison, que dis-je de !’audace? c’était 
méme de la témérité. » Un trés-brave garcon, nommé Hanin, eut 
les deux jambes traversées par une balle au-dessus du genou. le 
sergent Durand fut meurtri par un obus; je recus moi-méme une 
légére blessure qui fit pleurer le caporal Gervoise, parfaitement 
gris, comme de coutume, et que le capitaine de Vresse me forga de 
faire solennellement constater par le chirurgien. Cette journée fut 
pour nous une des plus amusantes de la campagne. Le capitaine 
de Vresse était dans une joie..., mais dans une joie. Je crois méme 
qu'il fit, contre ses habitudes, quelques libations pour féter le 








SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 605 


combat glorieux de ses volontaires; car, le soir, il se promenait a 
grands pas dans le petit jardin de la maison ot nous étions caser- 
nés, chantonnant des airs Joyeux et s’arrétant 4 chaque instant 
pour répéter 4 mi-voix : « Cing hommes hors de combat dans une 
compagnie! Cing hommes! On me tuc tout mon monde; cela ne 
peut pas durer... » Une nuit, 4 peine étions-nous revenus 4 Cour- 
bevoie, que nous recimes l’ordre de prendre les armes. Le bruit 
courait qu’on devait, avant le jour, entrer dans Paris par une porte 
livrée, aussi nous partimes de grand cceur; on descendit lentement 
jusqu’a Puteaux, puis jusqu’a Suresnes, ct nous fimes halte sur les 
bords de la Seine; un pont de bateaux avait été jeté sur le fleuve; 
la nuit était sombre, mais Vhorizon s’allumait, 4 chaque instant 
éclairé par les obus, et les coups de canon retentissaient sans 
relache. Echelonnés tout le long du pont, qui tremblait comme 
une feuille sous le poids de lartillerie, des soldats d’infanterie 
se tenaient immobiles, leur fusil d’une main ct une torche en- 
flammée de l’autre; a cette lueur rougedtre, on voyait défiler des 
milliers d’>hommes, sac au dos, silencieux et résolus; la marche 
était lente ct pémible; enfin nous atteignimes le bois de Boulogne; 
on nous massa dans le champ de course de Longchamps, prés de 
ces tribunes 4 moitié démolies, dont la vue évoquait en moi le sou- 
venir de tant de jours brillants, alors que tout Paris, en proie a une 
véritable ivresse, saluait de hourrahs frénétiques le triomphe de 
Gladiateur et de Fervacques. Aujourd’hui le spectacle avait changé, 
et une autre partic allait se jouer! Des milliers et des milliers 
d'hommes debout ou couchés 4 terre devant leurs fusils en fais- 
ceaux, fumaicnt, dormaient ou causaicnt 4 voix basse en attendant 
le signal de l’attaque. A quatre heures du matin, au moment ou le 
Jour commengait a4 poindre, toute la colonne s’ébranla dans la di- 
rection de la capitale. Comme le coeur nous battait fort en appro- 
chant toujours de plus en plus de notre cher Paris! Tout 4 coup 
une effroyable fusillade éclate en téte de nous: ceux qui étaient en 
avant se replient en désordre, on nous fait faire volte-face et battre 
en retraite : le coup était manqué. On avait, a ce qui a été raconté 
depuis, lésiné sur la somme de 25,000 francs comptant que de- 
mandait le commandant Cerisier pour prix de sa trahison; celui-ci, 
furieux, tout en promettant d’ouvrir une des portes de Paris, et en 
empochant le peu d’argent qu’on lui avait payé d’avance, concentra 
sur ce point les troupes de la Commune. II nous fallut revenir 
Voreille basse, honteux comme un renard qu'une poule aurait pris ; 
épuisés de fatigue, nous n’atteignimes Asniéres qu’a midi. Nous 
espérions que notre service allait étre considérablement allégé par 
larrivée d'une nouvelle compagnie de volontaires de la Seine, qui 


606 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 


était venue, sous les ordres du vaillant commandant Delclos, 
depuis, tué a Belleville, prendre part 4 la lutte; mais nous n'y 
gagnames qu’une chose, ce fut de ne plus aller nous reposer 4 
Courbevoie. Ces trois compagnies restérent pendant huit jours con- 
sécutifs 4 Asniéres; toujours méme vie; ni la fatigue, ni le danger 
ne pouvaient altérer notre gaieté; ils lui donnaient, au contraire, 
de la saveur. J’avais toujours avec moi mes deux fidéles amis, Piot 
ct Ben-Aben, dont l’entrain et la verve toute parisienne semblaient 
s’accroitre 4 mesure que le péril augmentait. Je vois encore Ben- 
Aben, une nuit que nous étions tous deux 4 cété l’un de l’autre, en 
sentinelles perdues, sur la berge méme de la Seine; 4 cent métres, 
derriére nous, les soldats du génie creusaient une tranchée; on 
apercevait, au milieu de la nuit, cette ligne sombre de travailleurs 
silencieusement courbés sur leurs pioches, et s’enfoncant, presque 
sans bruit, 4 chaque coup plus avant sous eux, jusqu’a ce qu'lls 
eussent complétement disparu, et que la terre, qu’ils rejetaient sur 
le bord du fossé, mdiquat seule leur présence. Nous étions, Ben- 
Aben ct moi enticrement 4 découyert sur les bords de l’eau. Tout 
coup, les insurgés ayant entendu le bruit des pioches qui heurtaient 
quelques pierres, ouvrent, dans notre direction, un feu enragé, et 
une gréle de projectiles vient s’aplatir tout autour de nous. En ce 
moment, Ben se léve ct va, de l’air le plus grave, ramasser trois 
cailloux gros comme le poing, il les étale devant nous, et faisant 
un grand salut du cété des insurgés : « Si vous avez votre barricade, 
dit-il, nous avons notre barricade. » On eut juré Léonce, disant 4 
papa Piter, dans Orphée : « Si vous avez votre groupe, nous avons 
notre groupe. » I] faut voir aussi comme il imitait Ia grosse voix 
du capifaine disant : « Allons gooéche, serrons goodche. » 

Un matin j’éfais allé avec Piot dans les ruines du restaurant de 
Sans-Souci ou nous avions tiraillé sur les gardes nationaux ¢ en re- 
yenant, nous passdmes devant la pauvre église d’Asniéres, qui étail 
criblée d’obus ct 4 moitié en ruine: le clocher, éventré par trois 
ou quatre projectiles, laissait passer l’échelle du sonneur qui, sus- 
pendue aux rebords, se balangait au vent et ressemblait 4 l’aile d'un 
moulin; c’était un dimanche, nous entrames, le sol était jonché 
de débris de toutes sortes! Tout 4 coup, un touchant spectacle 
vint s’offrir 4 nos yeux : dans unc toute petite crypte, située a droite 
de l’église, un prétre célébrait la sainte messe; derriére lui, debout 
ou agenouillés sur les dalles, se tenaient notre colonel, le comman- 
dant Durrieu et cing ou six autres officiers qui, le revolver 4 la 
ceinture, le visage et les mains noirs de poudre, assistaient au 
saint sacrifice de la messe, calmes et recueillis au milieu du bruit 
incessant du canon qui grondait et des obus qui éclataient. Je de- 


&” 








SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 607 


mandai au prétre, que je vis quelque temps aprés, eomment il se 
faisait qu’il restat dans un endroit aussi exposé? « Mais, me dit-il 
simplement, il y a beaucoup de gens tués ici tous les jours, je ne 
veux pas que tout ce pauvre monde meure sans moi... » 

Cependant les tranchées avancaient; on en avait creusé une im- 
mense qui s‘étendait depuis le pont du chemin de fer de Versailles 
jusqu’au grand pont de fer situé 4 gauche de l’ile des Ravageurs. 
Notre compagnie y prit position en face méme d'une batterie ennc- 
mie; un créneau permettait d’apercevoir la gueule béante d’un ca- 
non braqué justement sur nous. La lutte s’engagea acharnée entre 
nous et cette batterie : quinze ou vingt des nétres tiraient sans rela- 
che sur le créneau ; il n'est pas besoin de dire avec quelle ardeur 
hous jouions cette rude partie; chaque fois que les artilleurs par- 
venaient a recharger, un obus yenait- éclater 4 quelques pieds de 
nous et nous couvrir de terre; nos coups portérent juste, car le 
feu de la piéce se ralentit sensiblement, puis, au bout de quelque 
temps, nous vimes l’embrasure du créneau bouchée par une énorme 
plaque en tOle. Deux heures aprés, le créneau était brusquement 
rouvert, et un obus, éclatant dans la tranchée, blessait un de nos 
camarades; en un instant, tous ceux d’entre nous qui se sentaient 
le courage de se mettre en face de la piéce étaient réunis devant 
embrasure, tirant sans relache, et au bout de cing minutes, nos 
hourrahs saluaient une nouvelle apparition de la plaquc en téle. Pen- 
dant trois ou quatre jours, il nous: fallut avoir incessamment l’ceil 
au guet; aussitét qu’un homme chargé de surveiller la batterie 
apercevait la gueule du canon: « Gare la grosse piéce! » criait-il; 
chacun s’aplatissait le nez contre terre, puis, aussitét le coup 
parti, tirait sans relache dans la fumée ct dans l’ouverture. Nous 
avions aussi deux ou trois hommes qui surveillaient les batteries 
de l'imprimerie Dupont et celles situées a la sortie d'un égout, en 
fice de Sans-Souci; aussitdt qu’ils voyaient jaillir l’éclair de Pun 
des canons, ils criaient : « Gare la bombe! » ct toute la ligne de ti- 
railleurs s’abattait comme des capucins de carte. Pour répondre un 
peu a l'artilleric ennemie, on finit par nous donner quatre ou cing 
mortiers; rien de plus amusant que ces petits outils; d’abord il y a 
“installation, le fil, le petit baton, 4 l’aide desquels on vise; puis, 
quand Je coup part, on voit trés-distinctement tomber chaque pro- 
jectile, comme une sorte de boule noire, juste 4!’endroit ot l’on 
sait que sont les ennemis; la nuit on peut suivre comme une trainée 

umineuse tout le chemin que parcourt la bombe, absolument 
comme celui d'une fusée dans un feu d’artifice. Le pére de Vresse, 
en sa qualité d’ancien officier d’artilleric, voulut pointer lui-méme 
un des mortiers, et, aprés trois ou quatre coups tir¢s, il déclara 


608 SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 


triomphalement qu’il avait écraaasé une des batteries ennemies; je 
ne sais si elle était écrasée, mais nous recimes terriblement de 
projectiles. Un moment j’avais quitté mon créneau favori pour un 
autre poste qui m’avait été désigné; ce créneau restait vide; passe 
dans la tranchée un malheureux soldat de la troisiéme compagnie, 
gris comme plusicurs et ne sachant pas ou étaient ses camarades. 
La vigoureuse main du pére de Vressc l’empoigne par la peau du 
cou : «Que fais-tu 14 fouihard? mets-toi a ce créneau et observe-moi 
la lucarne de la grosse piéce. » Le pauvre diable s’installe a l’endroit 
indiqué et s’y endort profondément : il eut un rude réveil; un obus 
vint frapper le créncau, le démolit complétement et envoya livrogne 
rouler & quinze pas de la dans la tranchéc. On le crut tué cent fois; 
pas du tout, il se releva 4 peu prés en bon état et parfaitement de- 
grisé : il ya un Dieu pour les pochards... « Affreux veinard! me di 
le capitaine quand je revins, vous l’avez échappé belle, seulement 
vous allez trouver votre habitation un peu démolie. » En effet, mal- 
gré des efforts déséspérés pour remettre nos sacs a terre 4 peu pres 
en ordre, jc fus obligé de me résigner 4 occuper un débris de cré- 
neau. Quelqucs instants aprés, un brave soldat, nommeé Michel, 
paysan normand, roule 4 son tour au beau milieu de la tranchée, 
frappé au-dessus du front par une balle morte : « Je crée ben que 
suis mort, nous dit-il au moment ou nous le ramassions. — Mais 
non, Michel, ca ne scra rien. — Oh! si, je suis mort, Je crée ben 
que je suis mort. » On ne put jamais le sortir de 14; mais, malgré 
cette conviction, Michel est fort bien portant aujourd’hui, et proba- 
blement en train d’arracher des pommes de terre 4 Caudebec. Ce 
fut, si je ne me trompe, Ie 18 mai, le dernier jour que nous pas- 
simes 4 Asniéres, jour de triste souvenir pour nous, car ccst 
celui-la que notre pauvre capitaine fut mortellement blessé. 

La nuit, il m’en souvient, avait été glaciale. Rentrés a huit heu- 
res du matin, aprés onze heures passées dans la tranchée, nous 
nous étions, Piot, Ben-Aben et moi, étendus sur des matelas dans 
Yusine de la douce revalesciére Dubarry, qui nous servait de refuge 
habituel, et nous dormions d’un sommeil de plomb. Tout 4 coup la 
porte s’ouvre et le brigadier Croz apparait, en faisant un bruit .ca- 
pable de réveiller une famille de marmottes : le brigadier Cros était 
spécialement chargé de venir nous avertir en cas d’alerte; mais 
cette fois il fut accueilli par un torrent de malédictions. Quatre 
mots y coupérent court : « Les insurgés ont passé la Scine a Genne- 
villiers; cela va étre chaud! » — « Au diable les insurgés! cridmes- 
nous en cheeur ; pourquoi n’attendent-ils pas 4 demain? Nous dor- 
mions si bien! » Cependant, en une minute, nous étions debout. 

nos ceinturons bouclés; nous jetames un regard de douloureux 











SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 609 


adieu 4 un poulet qui fricotait pour nous, ct nous rejoignimes le 
capitaine de Vresse, qui, dans sa joie d’¢ire prés de se mesurer 
avec lennemi, nous appela quatre ou cing fois : Carrdabiniers!... 
Encing minutes nous avions alteint la plaine de Gennevilliers. Déja, 
en avant de nous, assez mal abritée par quelques arbres, la pre- 
mire compagnie tiraillait dans la plaine. Dés ce jour-la, on put 
voir combicn les volontaires s’élaicnt aguerris. « En avant! » cria 
le capitaine, et presque tous ses hommes s’¢lancérent derriére lui 
au pas de course au milieu des balles et des obus, sans que la 
moindre hésitation, le moindre temps d’arrét trahit que nous 
étions sous le feu de l’ennemi et que c’était folie de courir ainsi sur 
des forces vingt fois supéricures aux ndtres. Cependant les insur- 
gés, soit qu’ils ne voulussent faire qu’une démonstration, soit qu’ils 
nous crussent suivis par l’armée réguliére, se repliérent sur la 
Seine et repassérent'l’cau sans ¢tre autrement inquictés du reste. 
Le capilaine laissa tout prés de la plaine de Gennevilliers quelques 
hommes, avec mission de surveiller les mouvements de l’ennemi. 
Jen faisais partic. A huit heures du soir sculement on vint nous 
chercher pour retourner a Asniéres. Enfin! pensions-nous, nous 
allons pouvoir dormir... Comme nous allons rattraper le temps 
perdu! Nélas! nous avions compté sans notre hdle. Au moment ot 
nous entrions, nous trouvames le capitaine en train de boucler son 
ceinturon. « Dans une heure, nous dit-il, j’ai besoin de vous pour 
une grande reconnaissance dans la plaine de Gennevilliers. » I 
fallut prendre le pas de course pour aller chercher notre repas et 
remplir nos bidons de vin. Un instant aprés notre retour, le capi- 
taine rassemblait les hommes de, bonne volonté pour la fameuse 
reconnaissance. Nous n’étions guére que quarante ou cinquante, 
car toute la compaynie était bicn fatiguée. La nuit était trés-noire ; 
nous marchames quelque temps a tatons, trouvant 4 grand’ peine 
notre chemin ‘au milieu des jardins et des murs en bréche. Tout a 
coup, un sifflement se fait entendre, un éclair brille et une boite a 
balles éclate au milieu de nous! Nous entendons quelque chose 
comme un corps qui tombe lourdement 4 terre. « Qui est blessé? » 
demandérent plusieurs voix. « C’est moi, mes enfants, » répondit le 
capitaine. Pauvre homme! un biscaien |ui avait broyé la jambe au- 
dessus du genou. Son énergie ne se démentit pas un instant. Comme, 
ignorant naturellement ou il était touché, nous le prenions par les 
bras ct par les jambes pour |’emporter : « Imbécile, dit-il tranquil- 
lement 4 j’un de nous, tu prends justement ma jambe 4 l'endroit 
ou elle est cassée! » Si l'on songe a l’effroyable soutlrance qu'il 
dut endurer 4 ce moment, on trouvera comme moi que jainais 
stoicisme ne fut poussé plus loin. A la guerre, il ne faut pas regarder 
10 Aovr 1875. 40 


4 SOUVEKIRS D'UN VERSARLAB. 


derriére soi : quand quelqu’un tombe, on serreles rangs ct on ce 
tinue. M. Lamoureux et l’adjudant de la 1° compagnie, M. Darvor, 
prirent la direction de notre petite troupe ; nous batlimes teute la 
plaine de Gennevilliers, entrant dans toutes les maisons le reselver 
au poing; mais nous ne trouvames pas les msurgés ot |'on avait 
dit qu’ils étaient. Piot ef Ben-Aben se signalérent une fois de ples 
cette nuit-la en sautant, au risque de se rompre le cou cent feiset 
d’éine égorgés en arrivant, dans une earriére of l'on. nous avail 
dit qu'il y avast des gardces nalionaux eachés. Nos recherches se 
prolongérent jusqu’au jour sans plus de succés. Pour remplacer 
M. de Vresse, M. de Grandpré prit le cemmandement de la compa 
gnie. Le 18 mai nous quiltames Asniéres; 1! ¢tatt temps, car nous 
élions épuisés de fatigue. Heureusement, nous allames camper lout 
prés de Bougival : des parties dans la Grenouilldre, des pdctes de 
goujons, des fritures mangées chez la mére Souyent, nous reposé- 
ren joyeusemnent. Vers cette époque, il 7 eut plusieurs récompenses 
accordées au bataillon : M. de Grandpré fut décoré, ct j’eus le bon- 
heur de lui annoncer Ie premier cette bonne nouvelle; sa joic me 
fit plaisir a voir. M. Lamoureux recut la médaille; il espérait la 
croix; mais il n’y cut rien de perdu pour lui, car 1 lebtint plus 
tard. Du Coudray fut aussi médaillé, ainsi que plusieurs blessés 
des derniércs affaires. Nous allames deux ou trois fois voir netre 
capitaine, qu'on avait transporté 4 Nanterre; nous le trouvdmes 
dans une jolie pclife maison transformée en ambulance: il fumait 
son cigare ct nous recut gaiement. Les médecins étaient données de 
son état; jamais ils n’avaient yu chose parcitic : de blessé n'avatl 
pas méme la fiévre. « Si seulement, neous disait-il, c'étart un bras 
au lieu d’une jambe, je serais avcc vous! Mais if n'y a pas meyer; 
il faudra que mes volontaires entrent 4 Paris sans moi... Une betle 
coispagnie, mes volontaires! ja plus belle de larmée!... » Nows ne 
penstons guére, en le quittant, quc nous ne devions plus le revoir! 
Cepoendamt, cing jours aprés, il était enlevé par une congestion c- 
rébrale! 

Le dimanche 22 mai, j’avais demandé une permission de vingt- 
quaire heures pour aller 4 Versarlhes. Je dinais tranquiltement 
dans un restaurant, quand.an monsicur entra ca disant a verx 
haute: « Les troupes de Versailics entreat dans Paris! » J’avais va 
la veille des officicrs d’état-major qui m’avaient dil qa’ y en avaal 
encore pour plus de huit jours ; aussi je continuai a diner, parfai- 
tement incrédule. Cing minutes aprés arrive un second monsicar. 
« Je viens des environs de Paris, sous dit-l, ct j’ai vu be drapeau 
tricolore flotter sar la porte de Saint-Cloud » — « C'est imposst- 
ble ! » — «Je vous en donne ma parole d*honnear! » Pour le coup, 


a, 


— ee 


“."“2aws =. 


SOUVENIRS BUN VERSAILLAIS. 1 


je m'élancai comme un fou hors du restaurant, et empoignant lc 
premier véhicnle disponible que je trouvai, je lui dis d’aller cote. 
que codte, dc toute la vitesse de soa cheval, prés de Rucil, ob nous 
dlions alors campés. Toute la route, je ne cessai d’invectiver mon 
autemédon, son cheval, tes passants... Comme le coour me hattait 
en approchant ! Si mon bataillon allait étre parti! Comment le re- 
trouver? Deux meis de fatigues et de dangers pour ce seul jour de 
entrée dans Paris, et la manquer!... Il était huit heures quand 
jarrivai 4 Rueil. Tout autour de moi des troupes se meitaient en 
moavement : c’était le 3° et le 94° de ligne, qui n’étaiemt pas de 
ma division. Je commencais & désespérer, quand tout 4 coup, au 
milieu des sonneries qui retentissaient de tous cétés, je distinguai 
lair populaire : Et ta sceur, est-elle heareuse? C’était le refrain des 
volontaires. Je me précipitaé de ce cdté, ef trouvai mes camarades 
sac au dos. M. de Grandpré me serra la main. « Je savais bien que 
vous trouveriez toujours moyen d’arriver, » me dit-il. Cing minu- 
les aprés on nous donnait le signal du départ. Rien de plus lent que 
cette marche dans l’obscurité, avec des milliers d’hommes mar- 
chant devant nous, le bruit incessant du roulement de l’artillerie 
et des haltes presque 4 chaque cent ou deux cents métres. Neus 
traversimes le rond-point de Courbevote, puis Puteaux, puis la des-. 
cente de Suresnes, puis enfin le pont de Neuilly. Une vive clarté 
éclairait Paris, et a chaque pas en avant nous entendions plus dis- 
tinct le brait des canons ct des mitrailleuzes. Une heure’ avant le 
jour, on commanda halte dans le bois de Boulogne. Etait-ce vrai 
cette fois? ANions-nous enfin entrer dans Paris, ou éprouverions- 
neus encore une cruelle déception? Nes esprits étaient en proie a 
une vive anxicté. Pas celui du brigadier Croz, cependaat; il n’y 
voyait pas de si loin, et tuait le temps en nous proposant des bouts- 
rimés ou en nous posant des questions historiques comme celle-ci : 
« Je parie que vous ne savez pas comme moi le nom du professeur 
de violan de Louis X1V? » Et durant les huit jours de la prise de 
Paris, il se rejouit parce qu'il nous avait collés... 

Cependant, le jour paraissail petit 4 petit; nous nous remimes en 
marche au lever du soleil. Du bois de Boulogne, crcusé en tous 
sens de tranchées et litiéralement labouré par les projcetiles, nous 
pimes alors saluer le drapeau tricolore qui flottatt sur les remparts 
ca ruines. Nous entrames par la bréche, sur une espéce de pont yeté 
ala hate... Je n’oublierai jamais le spectacle qui s’offrit alors & mes 
Yeux : les fortifications trouécs par les boulcts, ies casemates effon- 
drées; partout sur le sol des gabions, des sacs, des paquets de car- 
louches, des morecaux de fusil, des lgmbeaux de tuniques ct d’uni- 
formes, et des hoites de conserves a demi-pleines ; des caissons qui 


612 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 


avaient fait explosion ; des chevaux éventrés, une quantité.de morts 
et de mourants; des artilleurs hachés sur leurs piéces, d’énormes 
canons aux roues brisées, couverts ct entourés d’une mare de sang, 
mais encore braqués sur |’endroit ot étaicnt nos positions ; ct pour 
encadrer ce sinistre paysage, les murs de quelques maisons debout 
encore ct fumants au milicu de tant de ruines!... Une compagnie 
de ligne gardait cing ou six cents prisonnicrs, qui, immobiles, les 
bras croisés, nous langaient des regards farouches ou de cyniques 
plaisanteries. Il y en avait la de tout age, de tout grade et de tout 
uniforme ; des enfants de quinze ans et des vieillards; des chefs de 
bataillon tout galonnés et des mendiants en guenilles ; des vengeurs 
de Flourens et enfants du pére Duchéne, des chasscurs & picd, des 
zouaves, des lascars, des turcos, des housards ; Jamais je mai Ww 
un pareil ramassis. Nous fimes halte aux Terncs; nous avions trés- 
faim, mais toutes les boutiques étaient fermécs, et nous ne pumes 
rien trouver de plus substantiel que du lait, dont nous ne fimes pas 
ti, du reste. Deux volontaires trouvant sans doute cette boisson pru 
pratique, eurent la coupable idée de descendre faire une razzia 
dans la cave d’une des maisons abandonnécs ; mal leur en prit, car 
au moment ou ils se penchaicnt sur les bouteilles, ils virent bondir 
sur cux une grande masse nuire dont les yeux brillaicnt comme des 
escarboucles, qui les einpoigna a la gorge, les jeta a terre et se 
sauva en courant! Ils crurent avoir affaire au diable en personne. 
Ce n’était pas tout a fait lui, cependant, mais un grand négre por- 
tant l’uniforme des turcos de la Commune, qui s’était caché 1a. Il 
profita de la stupéfaction générale pour s’échapper avant qu'on ait 
pu lui adresscr un seul coup de fusil... Trois quarts d'heure apres 
nous étions au Trocadéro, et Paris se déruulait 4 nos picds. La joie 
débordail sur tous les visages... Comme je le revoyais avec bon- 
heur, ce cher Paris!... Et cependant c’¢tait un triste spectacle : le 
canon, la fusillade se succédaient sans relache dans toutes les di- 
rections; la ligne de la Seine surtout était le théatre d'un combat 
acharné, dont nous pouvions presque suivre les péripétics; une 
épaisse fuméc s’élevait sur les deux rives du cdté du palais de !'ln- 
dustrie, cl prenait, en arrivyant aux Tuileries, une intensilé ef- 
frayante. Devant |’Arc-de-Triomphe nous fimes haltc ; il avait heu- 
reusement été peu endommagé; deux obusicrs étaient encore sur 
son sommiet, ot le drapeau tricolore venait de remplacer le dra- 
peau rouge. Sur le rond-point, les gardes nationaux avaient cn- 
tassé une quantité énorme de pitces de canon de tout calibre ct de 
toute forme. Nous stationnames la assez longtemps, au milicu d'un 
-grand nombre de troupes. A chaque minute se succédaicnt des dé- 
tachements amenant des prisonniers, qu’on parquait au fur et @ 








SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 613 


mesure dans un grand jardin. On cut le tort de Jes injuricr beau- 
coup, et, comme toujours, ccux qui avaient été les moins vaillants 
au feu étaient les plus ardents 4 Vinsulte....Un convoi de déser- 
tcurs, encore en uniforme, avec leurs capotes retournées, faillit 
étre écharpé. Je vis passer une enfant de quatorze ans, en costume 
de cantiniére, avee une écharpe rouge autour dc la taille, qui était 
certainement une des plus jolics filles que j’aie jamais vues; elle 
avait, du reste, le sourire sur les lévres et marchait la téte haute. 
Ce matin-la je ne vis fusiller personne ; je crois qu’on tenait a ame- 
ner des prisonniers a Versailles comme trophée de la victoire. Vers 
une heure on nous donna Ie signal du départ; nous descendimes 
du cdolé du boulevard Malesherbes : tout lc monde était aux fenétres, 
et dans beaucoup d’endroits de bruyants applaudissements nous 
saluaient au passage. J’éprouvais une sensation éirange cn passant 
ainsi l'arme au bras, souillé de poudre et de poussiére, ct mar- 
chant au combat sur cet asphalte que j’avais foulé tant de fois en 
me promenant en désceuvré ou en courant 4 quelque plaisir! Mais 
comme les bravos, les témoignages de sympathie que nous rece- 
vions nous allaient au ceeur!... Ce moment nous payait de deux 
mois de peine et de dangers. Une autre joie bien plus grande allait 
métre donnée : arrivés en face de la caserne de la Pépiniére, nous 
lournames brusquement sur le boulevard Haussmann, puis sur 
l'avenue de Messine. Presqu’en face du couvent du Carmel, nous 
fimes halte ; je me précipitai pour voir ma sceur !... Quelle joie elles 
me {émoignérent ces bonnes touriéres qui, une heure auparavant, 
avaient encore un piquet d’insurgés dans leur cour!... Pour un 
peu, elles m’auraient embrassé... Puis derriére le tour j'cnten- 
dis une voix toute tremblante d’émotion qui me disait : « Est-ce 
loi, Victor? Tu n’es pas blessé? Est-ce que tu vas te battre encore? » 
—~ « Mais non, répondis-je, tout est fini!... » Malheureusement, le 
ruit incessant de la fusillade et le craquement des mitrailleuses 
q wi retentissaicnt sans reldche, me donnaient un démentt. Je n’eus 
Pas méme le temps de voir ma sceur 4 visage découvert; je courus 
rejoidre mon bataillon. Nous fimes une longue halte au haut du 
Parc Monceaux. Dans le parc, on fusillait les prisonniers pris les 
ames 4 la main; j’en vis tomber ainsi quinze, puis une femme. 
Deja un bruit sinistre était répandu que Paris était en feu; aussi on 
redoublait de sévérité. ; 

Tandis que la premiére compagnie occupait les barricades en 
avant de nous, nous fdmes casernés jusqu’a la nuit dans des bara- 
{Wements qui avaient, pendant le siége, été faits a Courcelles pour 
les mobiles. A la nuit, les hommes de bonne volonté, et il y en eut 

aucoup, furent demandés pour relever la 1° compagnie de la 


6144 SOUVENIRS D'UR VERSAILLAIS. 


garde des barricades ; il y cn avait une que les msurgés avaient 

plusieurs: fois essayé de reprendre, et sur laquelle s’acharnaient 
en ce moment seurs obus. et leur fusillade. Dewx ou troas votontai- 
res de la {™ compagnie. y avaicnt déja été blessés ; mais, & la clarté 
de la lune, on distinguait aussi cing ou six cadavres d'msurgts 
étendus 4 quelques pas en avant: M. Lamoureux porta derriére cetic 
barricade une vingtaine de ses hommes ; dix métres plus loin, a 
intersection dc deux rwes, se trouvait une grande maisen qui ser- 
vait de cabaret ct d’estaminet : c’étart notre extréme avamt-poste. 
M. Lamoureux en confta la garde a Prot, 4 Ben-Abem et 4 moi; il 
venast de temps en temps y faire des rondes. Nous neus instal- 
lames dans. ha salle de bthlard, a plat ventre, chaeun & une fenttre, 
échamgeant de nombreux coups de feu avec la harvicade den face 
et les maisons des cnvirows. Nous avions l’ordre formel de- tirer 
parteut ou 1} y aurait uné lumiére; mais nous ne vimes pas d'aulre 
lumiére que |’éclair dic leurs fasils. Nous fimes prisonazers, durant 
cette nuit, um assez grand nombre de gardes nationaux qui winrent 
se rendre # nous; aussitét que |’um d’cux se préscatant la erosse cn 
l’air, nous tur eriions d’avameer jusque sows la fenétre, ct pour lu 
dter toute velléité de changer d’avis, deux d’entre nous le tenaient 
en jouc, tandis que le trosiéme descendait, et le faisamt mareher 
devant luz, le conduisait aw lieutenant. Vers deux heures du matin, 
au moment ou je me penchais par la fenétre pour tirer dans la rue 
4 gauche, je fws atteint dans le bas de Yoreille par une balle qui 
vint, en ricochant, m’effleurer la nwqae. Le licutenant arriva faire 
une rende quelques mimutes aprés, et comme ma blessure, bien 
que légére, saignait beaucoup, il voulut, malgré mes réckamatsons, 
que le caporal me conduisit auprés d’um chirurgicn; nous en cher- 
chames un pendant plus d’wne heure sans pouvoir en trouver, ce 
qu? promettait bien de |’agrément pour le cas o& }'on aurait une 
jambe brisée ou toute autre blessure grave ct cxigeant wn panse- 
ment immeédiat. Je revins donc paisiblement 4 mon poste, quey 0c 
cupai jusqu’a sept heures, heure @ laquelle jc pus offrir quelque 
chese en pdture @ un appétit dévorant; puis un elsirurgien de la 
ligne, installé dans une petite voiture d'ansbudance, me recolla mor 
oreille en passant au travers. deax kengues épingles naires, ef je 
rejoignis le bataillon, qui s’étast déja remis.cn mavche. Ce jeardiail 
le mardi 25 mai, qui s’est profondément gravé dams mea mémoire- 
La division Grenier, du corps Ladmirault, devait premdre Moat 
martre: @'assaut, et ’honreur de mercher en téte était néservé aux 
volontaires de la Seine. Mais auparavant il fablait débbayeg l’énerme 
paté de maisons qui se trouve entre Montmartse ct Coureelles, ¢t 
qui était encore au pouvoir des gardes nationaux. Alors eommen¢® 








SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 615 


cette guerrc terrible qu’en appelle guerre des rues, ou l’en se bat 
chacum pour sor, homme & homme ; oit il faut lutter pted a picd, 
prendre maisos par maison, sauter le revolver & la main dans #es 
caves ou grimmper par quelquc escalier étroit dans bes greniers; ov 
'emmem: Ure par derriére, et le plus souvent re porte méme pas 
duniforme. Deux ow trois coups de fasib, tirés presqu’a coup str, par- 
lent dune maison, et chacan d’eux. fait.une victime parmi vos ca- 
marades. Exaspéré, vous briser ka porte, vous bondissez dans la 
maison : il faut que le crime so poni, que ke meurtrier soit fu- 
sulé immédiatemcnt; mais il y a ka dix hommes, tous jurent 
qw ils som innoecnts! Alers il faut que chaque soldat se transforme 
en juge supséme, qu’il regarde si le fusil a été récesament déehargé, 
si les mains sont moires de poudre, si 4a blouse et le pantalon du 
civil ne recemvrent pas l’uniforme dw garde national! Nul ne lui 
demandena comple du.droit de vie et de mort qu'il va exerccr au 
malicu des femmes et des enfants qui se trainent en suppliant; 
dams toute la maison on n’entead que gémissements, eris. et déte- 
nations d'armes 4 feu! Au coin de chaque rue on voit des cadavres 
élendus ow des. hommes qui vont meurir fusillés! J’ai assistd ce 
your-la a un spectaele affreux ct j’ai senti un poids énornme se sou- 
lever de mon cceur quand est venu le mement de lassant, de la 
gucrre framche et belle avec l’élan du combat, les trompettes qui 
sonnent da charge et l’cnnemi en face. Netre oniforme’ donnait sea- 
vent liew a des méprises sanglantes = une fess, un, des volomtaires 
de la 4" compagnie, qué avait des galons de lieutenant, entre dans 
une maison ; up hommes’ ytrouvait. « Vouls! voila! mon heutenant! 
s'écriat-il em le voyanf entrer. Mon fils yest déja cm train d’cxpédier 
les Versaillais ; jc prends mon fusil et jc viens. » Un instant aprés, 
le panvre diable était aux mains de la prévété. Dans un autre me- 
mem, on venait de tirer par wnc fenétee et de nous tuer um ser- 
gem. Nows faisons voler la porte en éclats: M. de Grandpré entre le 
premies ; je le suis et fouille la maison en tout sens. Dame um cou- 
loir eescur je me sens saisir bes deux mains par unc femme en 
chemise toat éehevelée. « Je me:veux pas, criast-elke d'une voix. dé- 
chiraste, que l'on tise pas ma fendtre! » Jc ne pus jamais lox fare 
contprendre que je n’étais pas un insurgé; il me faut la renverser 
et. passer outre. Dans cette maison, nous ne trouvames qw ull 
hemenc: il y avait dans sa chambre un fasil fraichcment-déchssge : 
lai, sa fesame ct ses enfants se trainaient 4 nos genouz, yurans 
qu'il n'étais pas coupable, que le meurtrier s’étaié enfai apres avosr 
tiré. Je m’cfforeai en vaiw de le sauver; les présevaptions ebasent 
trop grandes, et mon intereession ne fat pas écoutée : i fut passé 
par les armes au pied méme de sa maison... 





616 SOUVENIRS D'UN VERSAILLATS. 


Le général Pradié, notre général de brigade, marchait en téte 
de nous; toujours Ie premier, bicn que son uniforme 1|’exposit ter- 
riblement, dans unc gucrre de désespérés qui visaient surtout les 
chefs. Un insurgé, que nous venions de prendre, s’arrache de nos 
mains, saisit la bride du cheval du général, et le menace d'un 
revolver qu'il avait encore a la ccinture. Le général, ivre de fu- 
recur, criait : « Fusillez-le! fusillez-le! » Mais c’était impossible: 
ils étaient trop prés Pun de l'autre; tout a coup, linsurgé fait un 
bond énorme, se dégage et s’élance dans une petite rue tortucuse 
qui se trouvait prés de la : vingt d’entre nous se pressent et se 
poussent 4 la fois pour le tirer, mais avec tant de précipitation, 
que le communeux, qui sautait comme un cabri, aprés avoir essuyé 
plus de vingt balles presque 4 bout portant, finit par s’échapper. 
Le général était vert de rage. Cependant, nous avancions pied a 
pied, lentement, mais sans reculer jamais; a trois cents métres en 
avant de Montmartre, dans les maisons en construction et dans 
des chantiers qui se trouvaient par 1a, s’étaient réfugiés un nombre 
considérable d’insurgés, qui faisaicnt pleuvoir sur nous unc gréle 
de balles; les chasscurs 4 pied grimpérent sur le toit des maisons ; 
nous fimes déployés en tirailleurs derriére des murs que nous 
crénelames en un instant, et aprés une lutte de fusillade assez 
vive, nous arrivames 4 éteindre le feu de !’cnnemi ct a occuper ses 
positions. Il y cut alors environ deux heures d’arrét, pour faire 
les préparatifs suprémes au moment de l’assaut. Nous cdmes un 
repos relatif : les uns échangeaient des coups de fusil avec les 
ennemis placés sur les hauteurs; les autres fouillaient les maisons 
et ramenaient de nombreux prisonnicrs; d’autres cherchaient a 
manger, ce qu’ils ne trouvaicnf pas, du reste. En conduisant des 
prisonniers 4 la prévdté, je trouvai 4 acheter douze harengs saurs, 
quatre litres de lait, neuf livres de pain, des prunes, du sucre 
d'orge, et une livre de saindoux; je pris tout ce qu’il y avait, selon 
ma louable habitude. Ce fait énormément débrouillard me valut 
des félicitations chaleureuses du corps des officiers; colonel en 
téte, ils mouraient de faim, et furent tout heureux et tout aises de 
partager mes provisions; tandis que j’étais paisiblement assis sur 
unc poutre, a déjeuner avec eux, les insurgés n’étaient pas sur un 
lit de roses : la butte Montmartre était devenue comme une im- 
mense cible sur laquelle le Mont-Valérien, Montretout, les forttfi- 
cations et tous les autres points ot nous avions des batteries ti- 
raient sans relache; l’artillcrie de notre division avait installé- 4 
cété de nous, sous un hangar, deux amours de petites piéces de 7, 
dont pas un coup n’était perdu : chaque fois qu’un obus éclatait 
dans les tranchées ennemies, on voyait sortir de dessous terre une 














SOUVENIRS v'UN VERSAILLAIS. 617 - 


veritable fourmiliére d’étres humains qui se sauvaicnt des tran- 
chées comme des lapins d’un terricr. Nos chassepots les accom- 
pagnaient dans leur fuite, et ne contribuaicnt certes pas a la 
ralentir. 

Cependant, l’heure de l’assaut approchait, nous ne savions pas 
encore que notre bataillon était désigné pour téte de colonnc, mais 
nous marchions toujours en ayant. Arrivés a la rue Mercadet, le 
feu des insurgés devint terrible; une barricade dominait la rue et 
nous barrait entiérement le passage; nous nous arrétaémes un 
instant, nous mettant a l’abri dans une ruelle. En ce moment, le 
commandant Durieu, capitaine de la 1° compagnie, vint 4 moi : le 
commandant Duricu était un vaillant soldat et un excellent coeur, 
mais il avait un caractére trés-vif; cing semaines auparavant, a la 
suited’un malentendu, nous avions eu ensemble unc querelle trés- 
violenle qui, sans linteryention de sa compagnie et les ordres for- 
mels du colonel, se serait dénouée par un duel; je fus donc trés- 
surpris de le voir m’adresser la parole. « M. de Compicgne, me 
dit-il, votre capitainc vous a recommandé a moi; il ne peut étre 
question, en ce moment, de nos petites rancunes personnelles; je 
vais prendre dix hommes de ma compagnie, si vous voulez venir 
avec dix hommes de chez vous, nous donncrons I’assaut de la bar- 
ricade. » Je lui serrai les mains avec effusion en le remerciant de 
Vhonneur qu’il me faisait; tous ceux de mes camarades qui se 
trouvaient 1 s’offrirent 4 m’accompagner. Un instant, nous cher- 
chimes, cn passant par les jardins, & tourner la barricade; mais 
ii fallait faire deux ou trois bréches dans les murs et un asscz 
grand trou; nous n’cdmes pas la patience d’attendre. « Baionnctte 
au canon! » cria le commandant Durieu en agitant son képi en 
lair; nous courdmes droit 4 la barricade; grace 4 mes longues 
jambes, j'eus la chance d’arriver le premicr dessus. Les insurgés, 
stupéfiés, ne firent qu’un simulacre de résistance et, deux minutes 
aprés, le drapeau tricolore y avait remplacé le drapeau rouge. 
Jétais trés-excité; je voulus crier : Vive la France! mais il me fut 
impossible de faire sortir un son de ma gorge. 

lly avait, autour de la barricade, quelques maisons dans les- 
quelles s’étaient réfugiés pas mal de gardes nationaux, nous les enle- 
vames el les fouillames toutes l'une aprés l'autre; tous les hommes 
pris les armes & la main étaient immédiatement fusillés. M. de 
Grandpré avait fait, a la téte de volontaires frangais, sous le drapeau 
du Sud, la guerre de sécession en Amérique, ct dans cetle guerre- 
rs on ne faisait pas de prisonniers. Du reste, les ordres ¢talent 
ormels, 


Je vais avoir a raconter Ja mort du commandant Durieu : on a 


618 SOUVENIRS D’GN VERSAILLASS. 


donné, & ce sujet, dans les journawsx, beaucoup de détails dont plu- 
sieurs somt controuvés, je puis le ecrtifier, car jc ne l’ai pas quitté 
un instant depuis Passau de la barricade Mercadct jusqu’au me- 
ment ou il est tombé en haut de Montmartre, 4 quatre ou cing me- 
tres de moi. Du restc, sa mert n’a pas besoin d’embelhssements 
pour étre héroiquc. Aprés que nous avons eu enlevé Ia barricade 
de la rue Mereadet, nous sommes entrés um instant dans ume serte 
de cabaret borgne pour étaneher la soif qui nous dévarart ; le eom- 
mandant Duricu, aprés m’avorr domné une chaleurense poignée de 
Main, ct m’aveir exprimé tous ses regrets du différend qui sétart 
élevé entre nous, se tourma vers. ceux qui étaient présents ef leer 
dit qu'il avait pris avec lui l’élite des volontaires et qu'il comptait 
sur nous & ke vic, 4 ba mort, pour l'assaut de Montmartre. Neus ha 
répondimes par les cris de : « A Montmartre! 4 Montmartre! » 
Mais if neus dit qu’tl fallait attendre encore un peu et eceuper nos 
leisirs en déblayant les masons environmantes. Comme jentrais, 
avec Ben-Aben, dans une de ces maisons, fermée par une grande 
porte cochére, j’apercus, dans la cour, um assez beau chevat tout 
sellé, avee des fontcs et une seble militarre; il appartenait évidem- 
meat & quelque insurgé; je me précopitai daws-. la maison, pour 
trouver le proprictaire: ou pbutde le détenteur de la béte, lorsque 
tout a coup je fos assaslli par une nuée de fermmes, de jeunes filles, 
de vieilles, pleurant, wurlant, me saisissant par mes gcneux, par 
ma tunique, par mes bras. « Monsieur, mon fils! monsfeur, mon 
petit-fils! monsicur, mon friére!. » criaient-clles 4 qui mieux. mieux; 
e’etait 4 fondre la téte. « F...-moi la paix! Ou est le chef insargé? » 
eriai-ge de toutes. mes forces. « Monsieur, il est parti il y a une 
heure vers Montmartre; mais monsiewr, mon fils! mon petit-fils! 
mon frire! Un si bon jewne homme! si iwnecent! si doux! jaca- 
pable de tuer une mouche. » — C’étaié a ne plus saven- que de- 
venir! — « De qui pariez-vous? OU est-il? » demandai-je ahuri. 

Enfin, toutes ces pleureuses m’amenérent un grand jeune hemme 
de dix. ‘sept ans en uniforme de garde national et plus mort que vil. 
Il avait une grande figure de mouton ef l’air st béte qu "i semblait 
tmpossible qu'il edt commms qucique méchenesté; j'eas pitié de 
lui: d’un vigourcux coup de poing dans le das, je le poussai dans 
une petite chambre devant laquelle je montas la garde, et chaque 
Seis qu’tl se présentait quebque sobdat, je disais que javars déya 
wisité la maisen. et qw'il n’y avait riew de suspect. Cepoendant: Ben- 
Abcn s'ciatt occupé 4 cmporgner le cheval de Pinsurgé; on l'amena 
ea grande pompe au commandant Dueten, qui s’élanga dessus avet 
son chassepot en bandouillére. Nous étions au pied de Montasastre, 
demandant Passaat 4 grands cris; 4 mi-chemm de la butte, # 

















SOUVENIRS D'UN VEBRSAHLAIS. 64 


trouvait un petit mur. « Allez jusque-la avec deux ow trois hom- 
mes, dit le général Pradié & M. Duriew, mais surtout arrétez-vous 
ace mur ci n’allez pas plus loin. » Le commandant partit au 
tret; un de mes camaradcs, nommé Robitaillé, et moi, nous le 
suivimes courant & toutes jambes, agitant nos képis en )’air et 
criant: « Vive laFranee! » bt. Durieu atteignit le mur, et, oubliant 
les ordres donnés, continua & gravir ja colline; naturellement, 
Robitaillé et moi de courir derriére lui. Les insurgés, saisis d’une 
panique folle, pensant que toutes les troupes nous suivaient, se 
sauvcrent de fous cétés sans tirer un coup de fusil; en méme 
temps, les volontaires, M. de Grandpré en téte, nc pouvant contenir 
leur impatience, s’élancérent 4 Vassaut; ils cntrainérent les chas- 
seurs 4 pied, ct toute la ligne suivit. En un instant, le comman- 
dant Duricu était au sommet de Montmartre, ct nous |’y rejoi- 
gnions. Il mit pied a terre, attacha son cheval et, sans rien vouloir 
altendre, s’élanca 4 la poursuite des insurgés, qui fuyaient dans 
la direction de la Tour Solférino; naturcilement, nous ne le quit- 
lames pas. Cependant, les insurgés en déroute vinrent tomber dans 
la division du général Douai, qui avait tourné la butte Montmartre, 
et la gravissait de l’autre coté. Accueillis par une fusillade meur- 
inére, ils s'apercurent qu’ils étaient pris entre deux feux et que 
loule retraite leur était coupéc, ils revinrent alors de notre cdté et, 
avec le courage du désespoir, s'apprétérent 4 se frayer un chemin 
par la. Je les vis qui se reformaient dans toutes les directions; vai- 
hement, Robitaillé et moi,-nous criames au commandant Durieu 
de s'arrdicr; il était comme grisé par la poudre, il continuait a 
courir, ne s’arrétant que pour tirer. Il avait sept ou huit métres 
d’avance sur nous et venait de faire feu sur la fenétre d'une mai- 
son, lersque nous le vimes tout & coup tomber comme uae masse 
inerte. Deux balles l’avaient atteint mortellement. Je me retournai 
et vis unc dowzaine de volontaires qui arrivaient avec M. de Grand- 
pr. Je eriai au capitaine Paurée, de la 1 compagnie, qui était le 
plus prés de moi: « Le commandant est tué, il faut l’emporter. » 
« Oecupez-vous des yivants, me cria-t-il, revenez vite, la position 
est mauvaise. » En un instant, je fus prés de lui; la position état 
on effet terrible, nous n’étions que seize sur ce point; le reste des 
Velontaires s’était jelé en avant, d’un autre cété des buttes Mont- 
Martre. De l’endroit of nous élions, nous dominions deux rues, 
Situées 4 soixante metres l'une de l'autre; Pune d’elles était la rue 
Fontaine. Une barricade, abandonnée par les insurgés, formait la 
tte de ces deux rues; en allant a la barrieade de larue Fontaine, 
Japereus, au bas de la rue, 2 cent métres de nous, frois ou quatre 
cents gardes nationaux rassembiés : il y en avait déj& qui circu- 


600 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 


laient dans toute la rue. « Ils arrivent de tous cétés 4 cette barri- 
cade, » criai-je 4 M. de Grandpré. — « Alors, il ne faut pas vous 
en aller, » me dit-il de l’air le plus tranquille du monde. Ces pa- 
roles me firent monter le sang au visage; avec Ic capitaine Paurée, 
Robilaillé et cing autres, nous occupdmes cette barricade, tandis 
que M. de Grandpré ct huit hommes défendaient l'autre rue. Nous 
tinmes ainsi pendant (trots quarts d'heure, montre en main, re- 
gardée, minute par minute, par M. de Grandpré, qui m’a avoué 
que c’était un des mauvais moments qu’il a jamais passés. Heu- 
reuscment, le éceur manqua aux insurgés: eu face de nous, au 
bout de la rue qui n’avait pas plus de cent métres de longueur, il 
y avait une tranchée assez profonde, dans laquelle ils s’étaicnt 
tous massés; au lieu de nous charger en masse, et d’enlever notre 
barricade, ve qui, vu leur immense supériorité numérique, eut 
été l’affaire d’un moment, ils s’élancaient hors de leur tranchée 
par groupe de quatre, cing ou six au plus; chaque fois qu’un 
de ces groupes se produisait, nos coups de fusil, tirés presqu’a 
coup sir a une si courte distance, l’abattaient en entier; alors 
ceux qui s'apprétaient a les suivre s’arrétaient immédiatement, 
hésitant, tiraillant, ou essayant de parlementer, en criant : « Vive 
la Commune! nous sommes tous {réres! » ils espéraient ainsi nous 
engager 4 nous rendre. Au bout de quclques minutes, une dizaine 
d’hommes marchaient de nouveau sur la barricade, cing ou six 
tombaient sans entrainer les autres; bientét il y cut, devant leur 
tranchéc, un tel amas de cadavres, que plusieurs gardes nationaux 
se glissérent derriére les morts ct s’en firent un abri pour tirer sur 
nous plus 4 leur aise. Quelqucs-uns, il faut le dire, se firent tuer 
avec une bravoure intrépide, criant : « Vive la Commune! » et 
appelant les autres qui ne venaicnt pas. Un enfant de quinze ans 
sortit d’une maison, agitant un drapeau rouge, cl excitant, de la 
voix et du geste, les insurgés 4 le suivre : il resta ainsi pendant 
prés de deux minutes, nous lui tirames plus de trente coups de 
fusil, et, chose incroyable, nous ne le tudmes pas. Cependaat, le 
nombre des gardes nationaux allait sans cesse en augmentant, leur 
feu devenait trés-vif et notre position de plus en plus insoute- 
nable. Robitaillé recut une balle dans Veil droit. « Mon pauvre 
ami, me cria-t-il, je suis fichu. » Je l’aimais bien, car c’était un 
brave et loyal soldat. Pourtant, je ne pus que lui serrer la main, 
sans m’occuper de lui. Il descendit la colline comme un fou, te 
nant sa téte entre ses mains ct tournant sans cesse sur lui-méme, 
ainsi que j'ai vu faire souvent au liévre atteint d’un grain de 
plomb dans !’ceil. Sa bonne étoile le conduisit du cété des ndtres, 
il aurait aussi bien pu sc jeter dans les insurgés, car il ne savait. 








SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 621 


plus ce qu’il faisait; pour moi, le terrible se mélait au grotesque 
dans cette situation critique : dans les provisions que j’avais ache- 
tées une heure avant l’assaut, se trouvait une livre de graisse 
blanche qui avait été le dessus d’un paté de foie gras : je l’avais 
mise dans la musctte qui mc tenait licu de sac; malhcureuscment, 
dans la chaleur de l'action, ce comestible s‘était entiérement li- 
quéfié, puis mélé 4 mes cartouches, ct 4 mesure gue celles-ci de- 
venaient plus rares, j’étais obligé de les pécher dans un marécage 
de graisse, cn sorte que mcs mains, mon uniforme, mon ltusil, en 
étaicnt tout couverts. Pour comble de disgrace, 4 un moment 
donné, mon fusil, qui avait déja tiré plus de deux cents coups, 
me refusa tout service! I] me fallut donc rester 1a, inactif, tirant 
seulement de temps & autre quelques coups de revolver 4 diffé- 
rents points de la barricade pour faire constater ma présence a 
ennemi; je réfléchissais mélancoliquement que cela ne pouvait 
durer et je songeais 4 ce que les insurgés feraient de nous, si par 
malheur nous n’étions que blessés au moment de tomber entre 
leurs mains. Ajoutez 4 cela qu’un coup de fusil, tiré trop prés de 
mon oreille, m’avait pour ainsi dire crevé le tympan, et qu’en 
conséquence chaque coup de fusil tiré prés de moi me faisait atro- 
cement mal. 

Cependant, M. de Grandpré avait envoyé Bourgaud du Coudray, 
qui n’avait plus de cartouches, chercher du renfort; pendant prés 
d'une demi-heure, il attendit.sans rien voir venir; il se décida 
alors 4 détacher encore un homme; c’était dur, car il n’en avait 
plus que douze valides pour les deux barricades ; quelques instants 
apres, le secours arriva : ce ne furent d’abord que deux soldats, 
Ben-Aben ef du Coudray; je ne saurais dire quelle joie j’éprouvai 
en voyant ces dcux amis et quelle énorme poignée de main je 
donnai a Ben-Aben, quand il s’agenouil:a 4 cOté de moi derriére 
la barricade. L’ingrat me récompensa cn tirant un coup de fusil 
si prés de mon oreille, que je crus qu'il ne restait rien de ma 
pauvre tate, déja si endolorie; je ne pus m'empécher de lui don- 
ner un grand coup de poing dans le dos. Trois ou quatre minutes 
aprés, unc compagnie de francs-tireurs de la ligne arrivait au 
pas de course et prenait position prés de nous; nous étions sau- 
vés! — Néanmoins, la lutte ne s’arréta pas 1a : les insurgés, voyant 
les képis rouges, perdirent tout espoir d’enlever d’assaut la barri- 
cade, mais, enveloppés dans un cercle de feu qui allait se rétrécis- 
sant, ils voulurent 4 tout prix sortir de la. — Aussi, un instant aprés, 
nous vimes paraitre au bout de la rue la gueule d’une mitrail- 
leuse qui se remuait comme par enchantement, poussée par des 
hommes cachés dans la tranchée. Tous nos efforts se concentré- 


622 SOUVENTRS D'UN VERSAILLAIS. 8 


rent sur cette terrible mécanique, qu’sl s’agissait de ne pas fatsser 
pointer sur nous. Chaque fois qu’un artilleur ou un soldat de la 
Commune essayait de remucr linstrument, quarante coups de 
feu l’étendaicnt mort 4 cété desa piéce : ils y mirent une énergie 
dont le désespoir seul pouvait tes rendre capables; tantét l'un 
d’eux se sacrifiait, se découvrait entiérement ct ne tombatt qu’s- 
pris avoir donné une assez forte impulsion 4 la mitraillense; 
taniét un autre, se glissant au milicu des morts, poussait a fa 
roue; nous fimes alors obligés de tirer sans relache dans le tas 
des cadavres; enfin, Véclair jaillit; le coup partit. Mais il dart 
pointé avec trop de précipitation, ct les projectiles passérent en 
siffant bien au-dessus de nos tétes. Quelle ne fut pas notre sur- 
prise, quand l’épaisse fumée qui obstruait toute la rue se dis- 
sipa, de voir une sorte d’énorme paravent qui nous masquail 
la mitrailleuse! les insurgés avaient poussé devant une grande 
porte arrachée 4 quclque maison voisine et rechargeaicnt mamte- 
nant tout 4 Icur aisc. Ileureusement, quelques-uns de nous eurent 
la bonne idée de tirer dans ce rempait improvisé, et quelques 
petits jours apparurent immédiatement, qui nous montrérent 
qu'il n’était pas 4 Vabri de la balle; cn un instant, id fut criblé 
comme un écumoir. Les insurgés purent pourtant encore faire 
partir trois ou quatre fois ‘cur mitrailleusc, mais sans plus de 
succés que la premiére. Notre nombre augmentait a chaque 
instant, et le feu de l’ennemi se ralentissait en proportion. A quel- 
ques.métres devant notre barricade, sur le coté, ect le cdté droit de 
ja rue Fontaine, il y avait une grande maison d’ou étaient partis 
bon nombre de coups de fusil 4 notre adresse. Un des volontuatres, 
nommé Simon, s’élanga par-dessus notre barricade ct; sans souci 
des coups tirés sur lui deja tranchée, sc mit en devoir d’enfoncer 
la porte en question. Quatre ou cing d’entre nous vinrent fe re- 
joindre, et un instant aprés, le revolver au poing, nous fouillions 
la maisen en tous sens. Une petite pancarte, collée sur la porte 
d'une chambre et surmontée d’unc inscription, attira bientél au 
plus haut degré notre attention. fl y avait la-dessus un nom que 
je ne me rappelle pas exactement, mais qui était accompagné de 
ia mention suivante : « Ancien quartier-maitre du Louis Quatorte; 
potnteur de la Joséphine et de 1a Valérie; » puis les états de service 
trés-brillants de ce marin dont on a beaucoup parté pendant te 
premier siége, et enfin : « Chargé par la Commune des siqnewx 
entre Asniéres et Montmartre, et de la surveillance des batteries 
de Montmartre. » Un coup de crosse fit voler la porte en éelats. 
un horame était couché dans un Ht, s‘étirant et élendant les bras 
comme quelqu'un qui se réveille; notez que, depuis une heure, 











SOUVENIRS D'UK VERSAILLAIS. 25 


en enfendat uB vaearme a ressusciter plusieurs morts : « De- 
bout! » lui crions-nows; i4 se idve; il étast encore teut habillé 
d'un wniforme de marm. — « Que faites-vous 14? — Vous ie 
voyez, j Htais fatigué ct je dormais. — Ga suffit, descendez. » Noirs 
Je fimes descendre en lui appuyant notre revolver sur la tempe, et 
nous Je cemduisimes 4 N. de Grandpré. En chemin, il criait ot 
suppliaié : « Vous. ne me fusillerez pas! je suis un maria; wn 
mana rerosamé pour la mandére dont je tire; je suis un quartier- 
maitre da Louis Quatorze. —(C’cst votre condamnation, » lus dis-je 
froidermment. Nous trouvdmes M. at Gramdpré, qui s’amusait beau- 
cowp; il avart pris, dans unc matson située auprés de la barr 
cade, quutre ou cing individus plus que suspccts, mais ils avaient 
juré, au moment ou als furent faits prisonniers, qu’ils étaient dé- 
voués pisqu’a la mort a l’'arméc de Versailles. « Trés-bien, leur 
dit M. de Grandpré, alers vous allez avoir une magnifique occa- 
sion de prouver votre dévouement. » Et al jes oblicgea 4 travailler 
immédiatement a une barricade trés-expesée au feu de l’ennemi. 
Rien de plus extraordinaire que Ics figures de ces harricadiers 
malgré eux, dont deux éetaemt en chapcaa et en redingotc noire. 
Je dois dire, da reste, qu’aucum d’cux ne ful atteint, ct on finit 
par les remvoyer chez cux, ce dont ils témoignérent une joie 
bruvante. M. de Gramipré sous demanda quel était le prisonnicr 
que nous lui amenioas. « Men capitaine, iwi répondis-je, vous me 
reprochez toujoms d'étre trop bon pour les communeux, mais en 
voici ua que je vous abandonne. C'est un marin qui a déshonoré 
son uniforme; da reste, c'est le fameux pointcur de ia Vaiérie, et 
ll est beaucoup trop adroit pour ne pas avoir tué plusieurs des 
aéires.a Asniércs. » Le capitaine tira son revolver de sa ceinture et 
lai bréla la cervelle de sa main. 

C'est seulement vers ce moment que nous pimes aller chercher 
le paayre commandant Duriew ; il n’était pas encore mort, mas 
déja il ralait sans comnaissamce : une bal‘e lav avait fendu la téte 
et mis le crane 2 découvert, et unc autre l'avait frappé dans les 
Fems. Il n’avait que trente ans, avait été décoré la veille et était 
marié! Notre second docteur, M. Quéval, qui était toujours 1a peur 
*digner les bless¢s, sows le feu méme de l’cnnemi, lava secs plaies 
e1 4 un pansement qu'il savait lui-méme étre inutile. Comme nous 
m’avions pas de civiére pour l’emporter, on m’envoya en demander 
ae 4 des soldats d’un régiment de ligne qui se trouvait 4 deax ou 
{reais cents macires de a, sur l’autre rewers de la butte. La je faéllic 
Paw la premizre fois, mais non pour la dernsére, étre tué comme 
*DSurgé. Tandis qme je traversais 4 mi-cdte la butte Montmartre, des 
S0ldats qui étaient de ta butte me prenaient pour un garde national 








624 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 


et me tiraient dessus, tandis que ceux vers lesquels j‘allais, croyant 
que jélais un ennemi qui venait se rendre, me tenaient tous en 
jouc, afin de ne pas me manquer si par hasard il me prenait une 
yelléité de rebrousser chemin. J’étais donc obligé de marcher la 
téte haute, le fusil en bandouliére, sans méme saluer les balles, 
car un faux mouvement m’aurait couté la vie! Au moment ou j'ar- 
rivais 4 eux, les lignards me criérent : « Eh bien, citoyen! com- 
ment vont les affaires de la république? » Heureusement, mon ba- 
taillon n’était pas loin et je n’eus pas de peine a leur faire com- 
prendre leur crreur et le but de ma mission; mais ils n’avaient pas 
de civiere et il nous fallut attendre longtemps avant d’en trouver 
une : nous finimes cependant par pouvoir transporter le pauvre 
commandant dans une maison peu éloignéc, qui était justement 
cclle de la rue des Rosiers dans laquelle avaient été fusiblés les gé 
néraux Lecomte et Clément Thomas; je ne |’ai su que depuis, en 
sorte que jc ne l’examinai pas avec beaucoup d’attention dans le 
moment, mais il me souvient que c’était une belle habitation, avec 
un grand jardin et une serre; le propriétaire demanda avec une 
grande bonté qu'on laissdt le commandant chez lui, promettant 
d’en avoir grand soin: au reste, il était déja a l’agonie et expira 
quelques heurcs aprés. Ce fut vers huit heures environ que les 
dernicrs coups de fusil furent tirés 4 Montmartre, le drapeau trico- 
lore flottait déja depuis plus de quatre heures sur le Moulin de la 
Galette et sur la tour Solférino. Nous couchdmes sur la butte méme, 
aupres du moulin, au milicu d’une immense quantité d’artillerie 
qui, sans la promptitude des Versaillais, aurait ravagé Paris: 
Mais, comme si les pertcs que notre bataillon avait faites dans cetle 
glorieuse journée n’étaient pas assez douloureuses, un cruel acci- 
dent vint encore nous attrister : un coup de chassepot parti par 
imprudence des mains d’un sergent de notre compagnie, nommé 
C..., vint tuer raide deux jeunes gens d'un grand avenir, officiers 
de mobiles, qui servaient dans la premiére compagnie. 

Telle fut cette journée du 24 mai dans laquelle les volontaires 
de la Seine curent, comme le constate officicllement dans son rap- 
port le maréchal de Mac-Mahon, I’honncur de planter le drapeau 
tricolore sur les buttes Montmartre, un des plus redoutables re- 
paires de l’insurrection : je l’ai racontée telle que je l’ai vue avec 
un petit groupe dans lequel je me trouvais ; mais comme, pendant 
lassaut, les volontaircs furent divisés sur plusicurs points, il s'ac- 
complit naturellement de trés-beaux faits d’armes dont je ne pus 
étre témoin; ainsi, tandis que lc capitaine Pauréc se battait comme 
un enragé a cdté de nous, ruc Fontaine, son fils, un enfant de 
quinze ans, qui était arrivé, pendant la premiére guerre, 4 ¢tre 














SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 625 


nommé sergent de chasseurs, et servant alors de clairon a la pre- 
mitre compagnie, accomplit des prodiges de valeur, courant sur 
toutes les barricades, son clairon d’une main, son fusil de l’autre 
et sans que ricn put l’arréter. 

Sile mardi 24 mai a été un des plus beaux jours de ma vie, je 
n'en dirai pas autant du mercredi 25 ot je faillis étre fusillé comme 
communeux! Mais n’anticipons pas. Vers dix hcures du matin, 
aprés quelques perquisitions et pas mal d’arrestations d’insurgés 
aux alentours de Montmartre, nous descendimes dans Paris par la 
rue des Martyrs : quelques obus tombaicnt encore envoyés par Bel- 
leville; nous eimes méme deux blessés cl un homme du nom de 
Thomas fut tué : tout en cheminant, nous défaisions les innombra- 
bles barricades que nous rencontrions sans cesse et sur lesquelles 
fottait déja, au milicu de beaucoup de cadavres, le drapeau trico- 
lore planté par la ligne. Nous primes la direction du boulevard Ma- 
genta et de la gare du Nord ou !’on entendait une fusillade et une 
canonnade des plus violentes; nous croyions qu’on allait encore 
nous faire donner, mais il n’en fut ricn, heureusement, car nous 
élions épuisés de fatigue. On nous mit en réscrve derriére l’église 
Suint-Vincent-de-Paul, tandis qu’en avant de nous les troupes atta- 
quaient la gare du Nord et Iles barricades qui barraient le boule- 
vurd Magenta, défendu ‘par les insurgés avec une grande énergie. 
Notre colonel nous dit que nous couchcrions 1a, ct ceux qui avaicnt 
encore des sacs commencérent a établir leurs tentes sur le trottoir. 
Aprés avoir longtemps cherché en vain un endroit of nous puis- 
sions trouver quelque chose 4.manger, nous finimes par trouver, 
Piot, Ben-Aben et moi, un petit restaurant, le scul ouvert a trois 
kilométres 4 la rondce. Le propriétaire, tout en se livrant 4 quelques 
considérations sur la politique, dans un sens un peu trop libéral, 
nous servit avec empressement a diner. Cependant je savais qu'on 
s était énormément battu sur la place de la Trinité et dans tous les 
environs ; j’étais trés-inquiet d’une maison qui appartenail 4 un de 
mes oncles et que j’habitais avec toute ma famille rue de Clichy; 
J avais aussi besoin de faire panscr ma blessure 4 J'oreille qui me 
faisait un peu souffrir; je résolus donc de m’en aller voir ce qui se 
passait rue de Clichy. Je n’avais aucune inquiétude, car je savais 
que Paris était 4 nous depuis Montmartre jusqu’au boulcvard Ma- 
genta. Aussi jc partis tranquillement les deux mains dans mes poches 
et le revolver 4 la ceinture. Jusqu’a la rue de Clichy, tout alla bien; 
mais au moment ou j’étais déja cn vue de chez moi, je rencontrai 
un officier d’artillcrie qui se mit 4 me regarder d’un air singulier. 
Jele saluai militairement en passant. [] me répondit par un « bon- 
jour monsieur » légérement ironique, et, quelques secondcs aprés, 

10 Aour 1875. H 


626 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 


j‘entendis derriére moi des: psitt! psitt! qui me firent retourner : 
c’étaicnt quatre lignards qui m/invitaient a les suivre. « Ow sont 
vos papicrs? » me dit l’officier d’artilleric? Je répondis que je 
n’avais pas de papicrs, qu’un soldat n’en portait généralement pas 
sur lui, mais que ma compagnie était tout prés de la, a l'église 
Saint-Vincent, qu’il était facile de m’y envoyer avec quatre hom- 
mes et un caporal et de vérificr que j’'appartenais aux volontaires de 
la Seine : Vofficier hésitait, lorsqu’un monsicur qui écoutait ce 
dialogue s’avanca d’un air aimable et dit au lieutenant : « Mon lhicu- 
tenant, c’est un traquenard que vous tend ce garde national : \’é- 
glise Saint-Vincent est encore aux communeux!... » Du coup je 
partis pour le poste de la gare Saint-Lazare entre trois soldats donl 
un négre. Telle était la terreur qui pesait alors sur Paris que plu- 
sicurs personnes du quarticr qui me reconnurent parfaitement n'o- 
scrent pas faire la moindre démarche pour me réclamer. En passant 
devant la boutique d’un fruitier de la rue de Londres, dont la fille 
était sur la port¢ du magasin, je lui criai : « Soyez donc assez 
bonne pour aller dire, 10, rue de Clichy, que M. de Compiégne est 
arrété. » En arrivant & la gare Saint-Lazare, j’eus @ subir quelques 
douccurs des curicux : « Comment! criait un grand monsieur qui, 
probablemcnt, s’était tenu caché dans sa cave tout le temps que du- 
rait le danger, comment ! vous faites encore des prisonniers parmi 
ces bétes féroces ? Mais il faut les fusiller tous!... » Quand je fus 
introduit auprés du lieutenant du poste, un jeune officier du 94", 
il regarda d’abord, et sans écouter ce que je pouvais lui dire, ma 
téte enveloppée d'un linge tout saignant. puis mes mains noires de 
poudre : « Pris les armes a la main! » dit-il aux soldats qui me 
conduisaient. « Mais oui, dit l’affreux négro, voila son revolver! » 
Justement il y avait trois cartouches brilécs dans mon revolver !... 
« C'est bien, me dit simplement l’officier, mettez-vous le long du 
mur!» Je savais ce que ccla voulait dire: j’en avais vu fusiller 
cing ou six cents, auxquels on avait dit aussi : « Mettcz-vous le long 
du mur! » Heureusement, je restai calme, car si j’avais crié ou st 
je m’étais débattu, mon affaire était claire ; je fis observer au lieu- 
tenant, avec beaucoup de loquacité, que j’étais un volontaire de la 
Seine, que c’était une grosse affaire de fusiller un innocent: « Yous 
étes fa quarante ou cinquante autour de moi, ajoutai-je, attaches- 
moi les pieds et les mains, vous aurez toujours le temps de me 
tuer demain. » Enfin on finit, aprés m’avoir fouillé et refouillé, par 
me fourrer dans un wagon & bestiaux, o je me trouvai avec sept 
ou huit fréres et amis de la Commune. L’officier daigna me préve- 
nir que la sentinelle avait ordre de tirer sur le premier qui met- 
trait le nez a la portiére. Il y avait 1a sept ow huit prisonniers, lows 


SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 621 


jarant qu’ils étaient innocents. De temps en temps on poussait un 
nouveau venu dans le wagon. Le premier qui entra ainsi n’était 
autre que lc restaurateur chez lequel j’avais mangé dans la journée 
et que sa langue un peu trop longue avait fait arréter par des soldats 
un peu trop zélés. [1 me reconnut parfaitement, mais son témoi- 
gnage m’aurait plutdt nui que servi; on aurait dit que nous nous 
entendions comme larrons en foire. 

Au bout d'une heure le wagon s’ouvrit et je vis passer la téte 
complétement effarée du concierge de ma maison qui, prévenu par 
la fruitiére, était accouru en toute hate. « Comment! c’est vous, 
monsieur le marquis? ¢a n’est pas possible? — C’est trés-possible 
puisque me voila. — Monsieur sait que j'ai perdu ma femme cet 
hiver? » — Au diable sa femme! Jc le priai de courir de toute la 
vitesse de ses jambes prévenir mon capitaine ; 11 me le promit et 
partit... Je m’assis alors dans un coin tout 4 fait tranquillisé et ne 
doutant pas que mon capitaine ne vint immédiatement me cher- 
cher. Au lieu de lui, ce fut encore mon pipelet, pale comme un 
mort: a Monsieur, me dit-il, 11 tombe une gréle de mitraille et de 
balles du cété de Saint-Vincent-de-Paul, impossible d’y aller! — 
Imbécile ! j'en viens ; donnez cent sous 4 un commissionnaire. — 
Est-ce que monsieur croit qu’un commissionnaire ferait pour de 
l'argent ce que je ne ferais pas par dévouement pour la maison. 
me dit en fondant en larmes ce subalterne aussi honnéte que pol- 
tron; pour dix mille francs, pas une 4me n‘irait. — Alors, reve- 
nez demain matin 4 six heures. » I! me le promit et s’en alla pleu- 
rantcomme une Madelcine... Je m’étendis philosophiquement sur 
le plancher, tandis qu’un de mes collégues en détention, un mon- 
sleur paraissant fort au courant, nous expliquait qu’en supposant 
que nous ayons la chance de ne pas étre immédiatement dirigés 
sur Versailles, nous irions, & dix heures du matin, au dépét du 
boulevard Malesherbes ov l’on pourrait s’cxpliquer. L’officier vint 
deux ou trois fois faire des rondes, mais comme, a chacune de mes 
réclamations, il me répondit que je l’em...bétais et que j’avais le 
droit de me tairc, je pris le meilleur parti qui était de m’endormir. 
Vers minuit, jc fus réveillé par l’intruduction dans notre comparti- 
ment d'un vicillard qui geignait beaucoup; j’entendis un des sol- 
dats qui venaient de l’amener dire qu’il fallait qu’il s’en retournst 
ruc de Maubeuge. Alors je lui adressai quelques paroles éloquentes 
qui, avec une picce de cing francs, le déterminérent de se charger 
pour mon capilaine d’un billet qui contenait ces seuls mots: « Jc 
Sus arrété, vencz me dégager. » Vers sept heures du matin, en 
effet, M. Lamoureux, notre licutenant, accourait me serrer la main 
él me réclamer; je me croyais délivré cette fois, pas du tout : Ie 


628 SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 


capitaine commandant le poste déclara que tout cela ne le regar- 
dait pas, qu'il avait vingt-six prisonniers 4 rendre ct que tout ce 
qu iil pouvait faire, c’était de m’expédier au dépdét du boulevard 
Malesherbes, que mon lieutenant allat m’y attendre, et que la il 
me ferait aisément dégager. On attacha deux par deux les prison- 
niers; nos conducteurs voulaient m’attacher aussi, mais M. La- 
moureux, qui était encore 1a, dit qu'il avait quatre hommes avec 
lui et qu’il emploierait plutdt la force que de me laisser mettre les 
menottes. On lui fit cette concession et il partit en avant : au reste, 
comme nous élions cinq, j’avais lair de ne pas avoir été lié, parce 
qu’on ne pouvait pas en licr trois ensemble. Je me mis en marche 
pour le boulevard Malesherbes, suivant larue delaPépiniére ct traver- 
sant ainsi, au milieu des huées de la foule et des soldats, mon propre 
quartier. Je m’en consolai aisément, du reste, pensant que, dans 
dix minutes, j’allais recouvrer ma hiberté. Quatre hommes et un 
caporal nous conduisaient ; au moment ot nous ventions d’atteindre 
le rond-point qui est devant l’église Saint-Augustin, nous rencon- 
trons un convoi d’environ deux cents prisonniers, attachés deux 
par deux pour la plupart et gardés par une quantité de sergents de 
ville ct de gendarmes qui les menaient a Versailles. Jugez de ma 
satisfaction en entendant le dialogue suivant s’engager entre notre 
escorte ct le commandant de la gendarmerie : « Ou menez-vous ces 
cochons? — Boulevard Malesherbes, mon capitaine. — Qu’est-ce 
quwils ont besoin d’aller a Versailles ? F...-moi toutes ces canailles- 
la avec Ics autres. Fusillés tout de suite ou 4 Versailles, voila ce 
qu'il Icur faut!» Ainsi ful dit, ainsi fut fait, me voila incorporé 
dans le groupe partant pour Versailles. « Mais, mon commandant, 
hasardai-je, j'ai été arrété par crreur; mon capitaine & moi m’at- 
tend pour me faire délivrer boulevard Malesl:erbes. — Brigand! 
cochon! assassin! il est en uniforme encore tout saignant ei oul 
noir de poudre ! Il n’est pas fusillé et il ose parlcr! Sergent de ville. 
mettez-moi votre revolver sur la tempe de ce grand 1A ct bralez-lui 
la cervelle au premier mouvement... » Me voila marchant avec un 
revolver tenu 4 la hauteur de mon ncz! Partout sur mon passage 
j'entendais dire : « Oh! la béte féroce! la béte venimcuse! ¢a doil 
étre un pétroleur !... » Quand j’essayais de parlcr 4 un sergeant de 
ville ou 4 un gendarme, je recevais de grands coups de poing. Un 
insurgé qui marchait 4 coté de moi insulta un sergent de ville, ce 
lui-ci lui fend le nez d'un coup de coupe-chou, et, comme pout ap- 
puyer cette manifestation, le sergent de ville qui marchait derniere 
moi m’allonge un grand coup de pied quelque part... J’avouc que 
mon flegme commengait 4 se démentir! La perspective de faire 
ainsi cing lieues 4 pied pour étre ensuite fourré avec vingt-cing ou 





La 


Vit oe “nee. se. 


SOUVENIRS D’'UN VERSAILLAIS. 629 


trente mille communeux, dont je me scrais dépétré Dicu sait quand! 
me flattait fort peu : une lueur d’espoir me restait : nous suivimes 
larue de la Pépiniére, puis la rue Lafayette, puis la rue de Mau- 
beuge dans la direction de Saint-Vincent! Si j’allais passer devant 
ma compagnie!... le coeur me battait bien fort !... Nous étions en 
vue de l’église quand nous tourndmes brusquement 4 droile!... Ma 
dernitre espérance s’évanouit... et cependant j’approchais de ma 
délivrance. — Nous fimes halte dans la caserne de la Nouvelle- 
France, ot nous fimes bien hcureux de ne recevoir que des injures 
des soldats qui étaient la. A cété de moi se trouvait un gendarme 
qui avait |’air moins méchant que les autres. Au risque de recevoir 
encore des coups de poing : « Mon ami, lui dis-je, ce n’est pas ainsi 
que vous nous avez recus quand nous sommes venus vous dégager 
a Colombes? — Comment cela, & Colombes? — Oui, lui dis-je, 
avez-vous oublié les volontaires de la Seine?... » Ce détail intime 
fit réfléchir Phonnéte représentant de la force publique..., il alla 
trouver son commandant qui, pendant quelque temps ne voulut 
rien entendre ; & Ja fin cependant il me fit comparaitre devant lui : 
« Quel est votre capitaine? » me dit-il. Je répondis que c’était M. de 
Grandpré, en remplacement de M. A. de Vresse. « Cela suflit, me 
dit-il, je connais M. de Grandpré. Gardien de la paix ! menez-moi 
cet homime-la jusqu’a l’église Saint-Vincent; si sa compagnie y est, 
vous le relacherez. » Le cceur me battait encore bien fort en arri- 
vant a l’église : si le malheur voulait que ma compagnie ait démé- 
hagé au point du jour, c’était 4 recommencer. Aussi, dés que j’a- 
percus sur les marches de I'église le ruban bleu d’un volontaire de 
la Seine qui montait la garde, je ne pus m’empécher de crier de 
toutes mes forces, malgré les gardiens : « A moi les volontaires ! » 
ils accoururent en foule ct j’eus grand’peine 4 les empécher d’as- 
sommer les deux sergents de ville qui me conduisaient, en leur ex- 
pliquant que ce n’était pas eux qui m’avaient arrété. Le colonel et 
le capitaine faillirent mourir de rire au récit que je leur fis de cette 
mésaventure qui est pourtant classée dans ma mémoire parmi les 
incidents les plus pénibles d'une vie fertile en incidents pénibles. On 
attendit jusqu’au milieu de la journée M. Lamoureux qui, avec 
mes fidéles amis Piot, Ben-Aben ct Ducoudray, avaient battu tout 
Paris, désespérés de ne pouvoir me retrouver. Le colonel me céda 
trés-aimablement un lit et unc chambre qu’on avail mis 4 sa dispo- 
sition, dans une papeterie religieuse qui se trouvait en face de !’é- 
glise; je me jetai dessus tout habillé et pris quelques heures d'un 
repos dont j’avais absolument besoin. Vers sept heures du soir, je 
fis partie d'une patrouille qui ne manquait pas d’intérét au milieu 
de Paris en flammes ; M. Lamoureux nous commandait : nous sui- 


650 SOUVENIRS D'UN YERSAILLAIS. 


vimes d’abord les boulevards; je n’ai rien vu d’aussi triste! Toutes 
les naisons étaient pavoisées de drapeaux comme pour un jour de 
féte, et cet aspect de réjouissance formait un contraste aavrant avec 
la morne solitude de ces Jongues avenues dont la monotonie n'était 
rompue que par des barricades a demi détruites, des armes brisées, 
des cadavres de gardes nationaux; autour de nous étaicnt allumés 
d’imimenses incendics. Nous allames d’abord dans. le quartier des 
Champs-Elysées ; nous avions a y opérer l’arrestation de phusicurs 
individus désignés comme communeux. La plus amusante fut celle 
de l’ancien pipclet de M. de Grandpré et de sa digne moitié. Ce resper- 
table couple, pendant la Commune, n’avait cessé d’injurier madame 
de Grandpré a Paris, la traitant de chouanne, femme d’assas- 
sin, ctc., etc. Madame Pipelet avait méme poussé la vivacité jusqu’a 
la griffer au moment ot elle déménagcait pour se sauver de Paris. — 
C’était impayable de les entendre : « 0 ma femme! criait le concierge 
a son épouse en pleurs, c’est-il possible qu’il soit venu dans la 
malice des hommes de t’arréter, 6 ange d’innocence! toi qui es c¢ 
qu'il y a de plus pur au monde. » On chercha quatre ou cing fois 
a ics faire taire, mais ils se seraicnt plutdt fait couper la langue... 
Nous arrétdames ainsi sept ou huit bonnes pratiques, males ou 
femelles. 

Des patrouilles de gardes nationaux de l’ordre se pavanaient ces 
jours-la dans toutcs les rues, avec d’énormes brassards tricolores 
au bras; ils étaient forts pour injuricr les prisonniers. A chaque 
instant, leurs officiers supéricurs, tout galonnés d@’or, passaient A 
cheval d’un air superbe. Tout ce monde aurait micux fail de se 
montrer au moment ot on sc baitait, et maintenant qu'on ne sé 
battait plus, d’aller faire la chaine aux incendies, oi l’on manquail 
absolument de mondc. Quand nous arri\dmes rue Royale, il ny 
avait personne pour aider les quelques soldats qui travaillaient. 
On nous supplia de rester 1a; mais il nous fallait d’abord mettre nos 
prisonniers en licu sir. Tout Paris en était encombré : on n’en you- 
lut pas place Vendéme, ct nous dimes les conduire au Chitelet. 
Nous suivions lentement la rue de Rivoli, nos armes chargées, !’ail 
fixé sur nos prisonniers. Derriére nous, le ministére des finances 
brulait; 4 notre droite les Tuileries brdlaient; devant nous s’éle- 
vaient jusqu’aux cieux les-flammes.de l’Hétel de Ville, du -Thédtre 
Lyrique, et de tant d’autres incéndies; les rues étaient hérissées de 
baricades gardées par des sentinelles qui nous envoyaient sans esse 
leur : Qui vive? Les cadayres a’étaicnt pas enlevés! [ls étaient li, 
hideux, sinistres, étendus péle-méle au milieu des lignards qui, 
épuisés de fatigue, dormaicnt sur les trottoirs et au milieu de Ja 
rue. Belleville et le Pére-Lachaise tiraient sur Paris, Montmartre tL 





SOUVENIRS D'UN VERSAILLAIS. 631 


rait sur Beflevitle. De temps 4 autre, quelque obus venait méler sa 
détonation au fracas de l’incendic, ou une balle, tirée du haut des 
maisons par quelque desperado de la Commune, sifflait 4 nos oreil- 
les. Nous atteignimes enfin le Chatclet. De tous cétés arrivaient des 
prisonnicrs; le thédtre en était rempli. Dans le café du théatre 
était installée une cour martiale devant laquelle se succédaient 
tous les prisonniers qui arrivaient. Quelques-uns étaient condam- 
nés 4 dtre passés immédiatement par les armes, les autres étaient 
divisés, de prime abord, en trois catégories, selon leur ‘degré de 
culpabilité. De cette prison provisoirc, ils pouvaient de temps a au- 
' tre entendre les feux de peloton : on fusillait 4 gauche du théatre, 
sur les rives de la Seine. Nous nous en allames aprés avoir remis 
nos prisonniers en bonnes mains et pourvu nos pipelets d’une bonne 
recommandation qui ne les a pas empéchés d’étre relachés quelque 
temps aprés. 

Nous rejoignimes notre bataillon vers minuit. Nous le trou- 
vames sommeillant dans un grand manége situé non loin de Fé 
glise Saint-Vineent. Je me laissai tomber plutét que je ne me cou- 
chai dans le sable destiné au cavalier maladroit. Le lendemain, 
mum de panters et de brassard, je me donnai la trés-grande satis- 
faction d’aller déjeuner chez moi avec mes trois amis. J’allai en- 
suite voir une de mes tantes et lui, annoncer que je viendrais lui 
demander & diner le soir. Mais l’homme propose et-Dicu dispose. 
En me rendant, vers deux heures, a la gare du Nord, of mon batad- 
lon était installé depuis le matin, je trouvai qu'une autre division 
nous avait remplacés, et que les volontaires étaicnt partis Dieu 
savait ob. Heureusement leur passage faisait une certaine impres- 
sion, et je pus les suivre 4 la trace. Je les rejoignis prés des rem- 
parts, sur le boulevard extéricur qui méne 4 la Villette, dont les 
docks, par parenthése, brdlaicnt encore. Il avait plu a torrents 
toute la journée; mais le mauvais temps cessait, et un rayon de se- 
lel commencait & percer les nuages, comme pour éctairer l’assaut 
qui se préparait. Presque au pied des remparts de l'autre cété de 
Paris, on pouvait voir tous les soldats prussiens rangés en bataille, 
l'arme au pied, attendant que messieurs les Francais s'égorgeas- 
sent sous leurs yeux! Sur le sommet de Belleville tombait unc pluie 
dobus, et plusieurs maisons étaient en feu. Plusieurs drapeaux 
rouges flottaient au vent, et on en voyait deux se promenant sans 
cesse sur les hauteurs occupées.par les insurgés. Nos troupes dé- 
houchaient de partout et se rangeaient au pied des buttes, tandis 
que les colonnes d'assaut, en téte desquelles marchaient les volon- 
taires de Seine-ct-Oise et la deuxiéme brigade de notre division, 
grevissaient sileacieusement 1a colline et faisaient halte 4 mnt-céte, 


@2 SOUVENIRS D’'UN VERSAILLAS. 


attendant, derriére des épaulements qui les rendaient invisibles a 
I’ennemi, le signal de l’attaque. — Nous étions rangés sous des 
hallcs situées auprés du bastion; tout 4 cdté de nous, plusicurs bat- 
teries tiraicnt sur les insurgés, dont l’artillerie ne répondait plus 
que faiblement. Un de leurs obus vint cependant tomber dans nos 
battcries et tua deux officiers. Nous étions admirablement placés 
pour ne pas perdre un détail du drame sanglant qui allait se jouer. 
D'abord, un drapeau tricolore ct un drapeau rouge s'avancérent 
Yun vers l'autre ct parlementérent. Leur entretien fut long, et un 
instant le bruit se répandit que Ics gardes nationaux s'étaient ren- 
dus 4 discrétion. Mais bientét nous vimes le drapeau tricolore et le 
drapeau rouge s’éluigner & toute vitesse l’un de l'autre; un instant 
aprés, une épaisse ligne de fumée enveloppait toutes les hauteurs 
occupécs par les insurgés, et l’on entendit le roulement incessant 
de la fusillade. Les Versaillais s’étaient élancés hors de leur abri, et 
l’assaut commengait. Bien qu’acharnéc, la lutte ne fut pas longue, 
et bientét le drapeau tricolore, planté par un volontaire de Seine- 
et-Oise, flottait sur les murs d'un parc qui dominait la colline. 
Mais ce n’était pas tout que d’étre arrivé en haut; chaque rue, 
chaque maison élait défendue pied a pied par les insurgés, réduils 
au désespoir. De plus, il leur restait un bastion de fortification sur 
Iequel ils furent, par parenthése, cernés et fusillés en masse. Les 
colonnes d’assaut avaient beaucoup souffert; de tous cdtés on rap- 
portait des morts ct des mourants : nous partimes’ au pas de course 
pour aller remplacer les volontaires de Seine-et-Oise. Le terrain 
était détrempé par la pluie, la montéc rude, et le feu de leanemi 
trés-meurtrier. Je me souviens d'avoir, en ce moment, admire le 
courage d’un lieutenant d’artilleric, volontaire dans la premiére 
compagnic. Ce jeune homme, blessé assez griévement 4 |’armée de 
Faidherbe, ne pouvait marchcr que sur des béquillcs; néanmoins, 
il avait employé son congé de convalescence a s’engager aux volvn- 
taires de la Seine, dans les rangs desquels il avait fait toute la cain- 
pagne. En ce moment, son fusil en bandouillére, appuyé sur >: 
deux béquilles, il gravissait la butte, Dicu sait avec quelle peine: 
mais presque aussi vite que les autres. Il a eu la médaille militaire. 
et l’a bien méritée. | 

Arrivés 4 grand’peine au haut des buttes, nous commengdmes a 
déblayer, maison par maison, Belleville, dans laquelle la résistance 
fut plus acharnéc encore qu’é Montmartre. Cette nuit-la, et le jour 
qui l’a suivi, ont été remplis de scénes si tristes et si horribles, que 
Jaime mieux ne pas en parler. C’est une horrible chose que cette 
guerre de rue! Les ordres de fusiller tout ce qui serait pris étaient 
formels, et les soldats étaient exaspérés par les incendies de Paris 














.- ape poe 


SOUVENIRS D’UN VERSAILLAIS. 635 


et par cette derniére résistance sans espoir et sans but. Certes, je 
ne suis pas suspect pour les insurgés; j’aurais vu fusiller avec joie 
tous ceux qui ont été les meneurs de la révolte, qui l’ont préparée 
de parti pris, froidement, dans le seul but de satisfaire leur ambi- 
tion ou leur vengeance; ceux dont les écrits et la parole ont, sans 
tréve ni relache, pendant de longucs années, miné le peuple, cor- 
rompu son esprit, fait appel a ses plus mauvaises passions; ceux 
qui ont profité des désastres de la patrie et des miséres récemment 
endurées pour pousser tant de malheureux dans l’abime. Mais ces 
gens-la, les Pyat, les Rochefort, les Paschal Grousset, ne se trou- 
vaient pas sur les barricades; et quand je vois des hommes comme 
Courbet, membre de la Commune, destructeur de la colonne Vén- 
dime, d’autant plus coupable qu’il est plus intelligent, s’en tircr 
pour six mois de prison, je ne puis m’empécher de me sentir pris 
d'une pitié profonde pour cette foule d’ouvriers qui, exaspérés par 
le besoin, n’entendant, depuis leur enfance, que des injures et des 
calomnies contre les classes élevées de la société, font comme leurs 
péres ont faiten juin 1848, prennent un fusil et payent de leur per- 
sonne. Mais ce n’est pas le moment de revenir sur ce qui s'est passé 
dans ces jours-la; qu’il nous soit seulement permis de prier Dieu 
qu'il nous préserve d’en revoir de semblables! 
le jour de la prise de Belleville fut le dernier jour militant du 
corps auquel j’appartenais. Elle couta encore la vie 4 un de nos 
meilleurs ofticiers : le capitaine de Pouligny, qui commandait la 
\roisitme compagnie, trouva sur la place des Fétes, 4 Belleville, 
une mort glorieuse. Ainsi, dans cette guerre, ngs trois compagnics 
eurent le malheur de perdre leurs chefs. La part qu’eurent les vo- 
lontaires de la Seine dans la prise de Paris leur valut individuclle- 
ment de nombreuses citations 4 l’ordre de l’armée, parmi lesquelles 
Jeus encore le bonheur de figurer; et, avant de se séparcr de nous, 
hotre vaillant général de brigade, le général Pradié, que la mort 
nent récemment d’enlever a sa brillante carriére, adressa 4 notre 
bataillon un ordre du jour qui restera gravé, avec un légitime or- 
gueil, dans le souvenir de tous ceux qui en ont fait partie. 


Marquis pe Compitene. 


LES POETES CONTEMPORAINS 


Nouvelles poésies, par Achille Millien. — 1 vol. grand in-8. Paris, 1875. — ls 
Maison, par le comte de Ségur. — Sursum corda, par le méme. — Réves a 
Devoirs, par Th. Froment. — Fleurs d'été, par madame Barutel. — Nowselles 
Elévations, par Marie Jenna, etc. 


Le Tasse disait en son temps : 


Sai che la corre il mondo ove piu versi 
Di sue dolcezze il lassinghier Parnaso. 


(Tu sais que 14 court la foule ot Ie Parnasse trompeur verse ses douceurs 
avec plus d’abondance.) 


Le Tasse ne dirait plus cela aujourd’hui. Il verrait la foule 
prendre un chemin tout différent et courir non vers le Parnasse 
trompeur, mais vers la Bourse bien plus trompeuse encore. Notre 
siécle est dur pour la poésie. Ce n’est pourtant pas que les poétes 
lui manquent; mais a-t-il le temps de les lire? Il va & ses affatres; 
ou plutét non, il n’y va pas, et peut-étre le souci des affaires est 
aprés tout ce qu’il faut le moins reprocher & notre siécle. Tout 
simplement il a bu son petit verre, il achéve de fumer son cigare, 
il lit ou il est censé lire son journal, et il baille. Voila la vraie 
peinture de ce siécle de progrés. L’eau-de-vie, le cigare, le journal, 
sont trois excellents moyens pour s’exempter de penser & quot que 
ce soit, méme aux affaires! 

Dans ces esprits-ld, par ot voulez-vous qu’aborde la poésie? Elle 
est femme, I’odeur du tabac lui répugne; son palais est délicat et 
V'absinthe lui fait mal; elle a l’esprit vif et les éternelles redites du 
journal }’ennuient a la mort. L’ivresse du vin chante (tant bien que 
mal); Vivresse de l’eau-de-vie ne chante pas. Horace a célébré le 











LES POETES CONTEMPORAINS. 635 


Cécube et le Falerne; il s’est trouvé des Allemands et des Flamands 
pour poéliser méme leur triste biére; un latiniste hollandais du 
dix-septiéme siécle a glorifié le thé dans un poéme qui commence 
ainsi : . 

I, puer, I; theam confestim in pocula misce 


et ses confréres hellénistes déclaraient a — thée l'homme quin’aime 
pas le thé‘; Qlivier Basselin, le poéte normand, a écrit en vers 
son Apologie du cidre; l’abbé Delille a chanté le café; Schiller a 
pu faire une ode en l’honneur. du punch; mais qui donc a jamais 
composé une ode en !’honneur du trois-six? 

Et le journal donc! Mais lire un journal, ce n’est pas lire, c’est 
parcourir, quelquefois avec une curiosité fiévreuse, le plus souvent 
avec une indolence ennuyée, ces longues colonnes qui nous pro- 
metient toujours quelque chose de nouveau, et qui, le plus sou- 
vent, ne nous donnent ricn; cette lanterne magique (sauf cependant 
que I’éclat des couleurs lui manque) qui fait passer devant vos 
yeux un peu de tout et pas assez de quoi que ce soit; ce papier, 
docteur universel, qui parle. politique, littérature, finances, arts, 
religion, sans avoir le temps de vous instruire de rien; cet éternel 
réveille-matin qui, chaque jour, vous tire de votre sommeil et vous 
donne l’alarme, et, lorsque vous demandez : Qu’y a-t-il? Le plus 
souvent, il vous répond : rien; cette lecture préoccupante et jamais 
salisfaisante, qui coupe court 4 toute autre lecture, vous fait quit- 
ter le roman qui vous amusait, ou le livre d’histoire qui pouvait 
vous instruire, vous en dégoute et ne les remplace pas. 

Un peuple qui lit des journaux ne lit plus. Un peuple qui saurait 
sabstenir d’cau-de-vie, de tabac et de journaux, serait, avant dix 
ans, le premier peuple du monde. 

Ainsi pourchassée par la fumée du cigare et par la prose du jour- 
hal, la pauvre poésie s’en va. 

« Aimable vierge, a dit un poéte, elle est la premiére a s’enfuir 
devant invasion des joies sensuelles. » | 


\ 


Thou, loveliest maid, 
The first to fly when sensual joys invade. 


Elle s'en va, ek vous croyez sans doute qu’elle s’en va morfondue; 
expulsée, comme elle l’est du club, du cabaret, du cercle, et méme 
du salon. Pas le moins du monde : la poésie n’a pas besoin de la 
loule, elle 1a craint bien plutét ou elle la méprise : avec Horace, 
elle « éloigne d’elle le vulgaire profane. » Avec la Fontaine, elle 


‘ Atheum interpretabantur hominem ab herba the aversum. 





656 LES POETES CONTEMPORAINS. 


« hait les pensées du vulgaire. » Avec une femme poéte de ce temps, 
loin d’avoir besoin dela multitude et de lui faire la cour : « Qu’est-e, 
dit-elle : 


Qu’est-ce de plaire 4 tous et d’étre leur élu 
Si tu n’as jamais fait que ce'qu’ils ont voulu?! 


Elle est indépendante; j’aime cela d’elle, en ce temps ow 81 peu 
de gens sont réellement indépendants, et, moins que personne, ceux 
qui parlent le plus d’indépendance. Ne la consolez donc pas de sa 
disgrace. Elle s’en console, et c’est elle, au contraire, si vous voulez, 
qui vous consolera de bien des peines. L’>homme qui la comprend 
et qui l’aime, trouve, dans son commerce, bien de douces et secrétes 
joies. Il la porte dans le monde, tout en la cachant, parce qu'll la 
sait impopulaire; mais, de retour chez lui, dans sa paisible soli- 
tude, il la revoit avec bonheur, comme un précieux diamant, et se 
réjouit 4 la contempler : 


My shame in courts, my solitary y pride, 


dit le méme poéte anglais que je citais tout 4 l’heure®. Prét a subir 
les longs ennuis du voyage, et l’insipide monotomie du chemin de 
fer, le favori de la poésie la prend avec lui, et, en devisant avec 
cette douce compagne, il se console de tout, méme de la puanteur 
du charbon, de l’absence de paysage et de l’éternelle ressemblance 
des gares. Il n’en est pas ainsi de ses prosaiques compagnons de 
voyage : 

: . Accablés, nos compagnons moroses 

Trahissent leur ennui par d‘indolentes poses ; 

On fume, on baille, on dort, on cause tristement ; 

Notre corps est noyé dans la prose : qu’importe? 


Tandis que vers son but le train glisse et l’emporte, 
Notre ame bat de l’aile et vole au firmament*? 


AY 


Done, si notre siécle n’aime pas la poésie, ce n’est pas la poésie 
qu'il faut plaindre, c’est notre siécle. 

Aussi ne croyons pas que la poésie soit éteinte. Les dédains de 
notre siécle, la toute-puissance du progrés, ne sont pas encore pal- 
venus 4 la tuer. Loin de la. — C’est presque un secret que je vals 
vous dire, un secret, non pas pour les gens qui lisent, mais si peu de 
gens lisent! Loin de la, c’est qu’autour de nous et de bien des cbtés. 
il se fait des vers charmants. Je suis du bien petit nombre de ceus 


* Madame Barutel, Fleurs d été. 
* « Ma honte dans le monde, mon orgueil dans Ia solitude. » (Goupsmrt.) 
> Grimaud, Chants du bocage. 





LES POETES CONTEMPORAINS. 631 


qui survivent encore, témoins du grand mouvement littéraire de la 
Restauration. La poésie était gloricuse alors et presque populaire. 
On sortait, on croyait étre sorti pour jamais de la révolution, cette 
époque hideuse et antipoétique, qui n’eut jamais d’autre hymne 
que sa plate Marseillatse qui, en guillotinant André Chenier, sem- 
blait avoir guillotiné d’avance la poésie moderne. On était libre 
et on chantail. Cette paix intéricure et extéricure des peuples, ce 
rafraichissement de la vie européenne, ce réveil de la pensée ct du 
veritable progrés, faisait partout naitre des poétes. Q’avaient été 
Geethe et Schiller, pour Allemagne; c’étaient, pour I’Angleterre, 
Byron, Moore, Wordsworth, Coleridge: c’était chez nous, Lamar- 
tine, Hugo, Guiraud, Soumet, et d’autres encore, méme des de- 
meurants de cette grande époque qui sont encore debout au milieu 
de nous, tels qu’Auguste Barbier. Ceux-14, on les lisait et on les 
admirait; il y avait pour eux des triomphes; que voulez-vous? On 
n'était pas encore parvenu & ce degré de perfection sociale ot le 
Rappel, éclairé par un verre d’eau-de-vie, le Figaro, commenté par 
la fumée d’un londrés, forment le nec plus ultra de la satisfaction 
intellectuelle, et ot l’on garde de l’activité de la penséc, tout au 
plus juste ce qu’il faut pour joucr a la Bourse. En un mot, on 
était alors assez enfant pour lire des vers; mais méme aujourd’hui, 
ces poétes du premier age ont des disciples ct des disciples qui ne 
sont pas indignes d’eux. Comment le Correspondant ne citerait-il 
pas son ami ct l’'ami de tous ses lecteurs, M. de Lapradv, dont la 
poésie, elle, est toute séricuse, ne part pas sculement de l’imagina- 
lion, mais du coeur; ne se joue pas avec des fleurs, mais se débat 
contre des fers, et qui peut dire, avec autant, sinon avec plus de 
vérité, que Juvénal : Facit indignatio versum? Comment oublie- 
rait-il M. Autran dont les vers sont encore dans la mémoire de tous 
nos lecteurs, que dis-jc? de tous les lecteurs? comment oublicrait- 
on que, sur les planches méme de nos théatres, habituées a d’autres 
suceés, la muse patriotique de M. Coppée, sans drame et sans mise 
en scéne, s’est fait applaudir 4 cette heure solennelle, cette pre- 
miére heure aprés nos revers, lorsqu’il semblait que notre nation 
sentit sa douleur et fut préte 4 s'unir pour s’en relever? Et bien 
d'autres noms qui me viennent a la penséc! 

Mais, prenons-y garde, contre ces imprudents chantcurs, le 
siécle qui ne veut pas les entendre, a ses gricfs. (Quand je dis le 
siécle, je veux dire les gens qui parlent en son nom, les grands 
pontifes du progrés, les panégyristes des révolutions passées et les 
prédicatcurs des révolutions futures.) D’abord, disent-ils, tous ces 
poétes, tous, sans exception, ont un grand tort, qui en améne 
aprés lui beaucoup d'autres; plus ou moins, la pensée de Dieu 


638 LES PORTES CONTEMPORAINS. 


perce dans leurs vers; ils sont, plus ou moins, ou chrétiens ou 
croyants. Ils ne savent donc pas étre dignes d'un siécle qui a db 
capité la création et se déclare produit du singe pour éviter de se 
croire enfant de Dieu. Le progrés, la libre pensée (qui n’admet en 
général de liberté pour personne), l’athéisme officiel les condamne. 
Mais aussi, répondent les poétes, comment faire de la poésic sans 
Dieu? Qui dit poésie, dit idéal; qui dit idéal, suppose un Dieu. Avec 
l'homme arriére-petit-neveu du gorille, avec l'homme « tube di- 
gestif perforé par les deux bouts, » avec le cerveau qui secrdle la 
pensée comme le foie secréte la bile, ou comme les reins seeré- 
tent..... autre chose, vous n’aurez jamais un Homére ni un Pir 
dare. Les anciens, il est vrai, nommaient, dans leur mythologie, 
une .déesse Cacina, et un dieu Cloremitus; mais, s'il n’y eu pas eu 
d’autre divinité dans leur Olympe, jamais ils n’eussent fait d'lliade 
ni d’Enéide. Lucréce a fait un tour de force qui ne se renouvellera 
pas, et encore, qu’est-ce que la poésie de Lucréce? Le matéria- 
liste n’est pas poéte; il est trop occupé de ce qui se passe en bas 
pour regarder ce qui est en haut. Il contemple la boue qui est a 
ses pieds; voulcaz-vous donc qu'il compte les étoiles qui sont au- 
dessus de sa téte? Ce n’est pas 4 lui qu'il arrivera, comme 4 l'as- 
trologue de la fable, pour avoir trop regardé les astres, de tomber 
au fond du puits; il y est déja. . 

La poésie a donc le tort de ne pas étre incrédule, ct, par suile, 
elle a un autre tort. Elle n’est pas socialiste. Elle a toutes les fai- 
blesses de la famille. Elle aime les enfants; elle est mére, je 4i- 
raivvolonticrs, elle est grand-meére. 

Je dis grand-mére, parce que j’ai 1a un charmant volume dc 
poésies enfantines adressé, par une grand-mére, a son petit-ils, 
qu’clle prend au premier age, depuis l’époque ot, le tenant sur ses 
genoux, elle lui conte des histoires, et elle le conduit jusque vers 
l’époque ov le collége va s’ouvrir pour lui, ce triste collége ou il 
n'y a plus de grand-mére, plus de. mére, plus de famille, plus 
d’innocence, plus de cette poésie du toit paternel que l'on appréac 
tant lorsqu’on n’y est plus. Elle dit 4 cet enfant : 

Poor toi, j'ai fait ce livre, 6 mon ange que j’aime, 
Souvent, petit poéte, ignoré de toi-méme, 
Souvent tu I'as dicté sans en soupgonner rien 
C'est le sourire ému de ma vieille sagesse, 


C’est le livre de ta tendresse 
C’est ton livre autant que le mien '. 


Or le siécle (j’ai dit ce que j’entends par le siécle) n’aime pas 
les grand-méres, ni méme beaucoup les péres et méres. Yoyét 
‘ Les Maternelles, par Madame Sophie Hue. 








LES POETES CONTEMPORAINS. 630 


comme il habitue les enfants 4 les traiter et comme il repousse 
toutes les innovations législatives qui tendraient 4 fortifier quelque 
peu le pouvoir paternel. Il n’aime pas la famille; car il est socia- 
liste, c’est-a-dire ennemi de la propriété, et il comprend bien que 
cest surtout sur le principe de la famille que le droit de propriété 
repose. Le foyer domestique, le home, la maison lui déplait. Et 
justement, voici l’impertinente poésie qui se met a chanter, & em- 
bellir, 4 enguirlander la maison. Elle charge un de ses plus ar- 
dents zélateurs de parer de ses vers la maison au détriment du 
club et de la taverne. Ces vers, les plus délicieux peut-étre d’un 
écrivain qui en a fait de si beaux‘, ces vers qui, 4 eux seuls, nous 
feraient aimer, si nous ne l’aimions déja, la demeure de notre 
famille, ces vers, qui nous rappellent les plus vives joies de notre 
enfance et les plus douces consolations de notre vieillesse, ne sont- 
ils pas un crime contre notre siécle? 


Salut, toit paternel, maison qui m’a wu naftre; 
Salut, bois et chemins tant de fois parcourus, 
Lieux ov je fus enfant, ou je reviens en maitre, 
Heureux des biens laissés, triste des biens perdus. 


Et plus loin, ce qui sanctifie et, pour ainsi dire, divinise la 
maison : 
Dans la maison, il est une chambre bénie 
Qu’une lampe fidéle éclaire nuit et jour, 


Maitres et serviteurs y viennent tour a tour 
Désaltérer leur 4me 4 la source de vie. 


Est-il en ¢e bas monde une gloire plus haute? 
Tout le ciel est chez moi. Le Seigneur est mon héte : 
La maison du pécheur est la maison de Dieu. 


Le siécle qui n’aime pas la maison, par suite, n’aime guére les 
eafants. Il a inventé contre eux ces vilains mots de voyou et de 
moward, que le siécle passé ne connaissait pas. Cependant, comme 
ce peuvent étre de futurs clubistes, la démagogie voudrait les acca- 
parer. Les enfants, dit-elle, appartiennent a |’Etat, et elle ajoute, 
avec plus d’arrogance que n’en eut jamais Louis XIV: « L’Etat, 
Cest moi. » Elle a donc dressé contre eux ce systéme, hostile & 
la famille, tyrannique envers l'enfant, d'enseignement obligatoire, 
gmidurt (dit-elle, il ne sera jamais gratuit) ef laigue (lisez athée). 
Ce systéme, qui destitue le pére de famille, et, bon gré mal gré, 
Rousse du pied |’enfant a |’école, dont on a eu soin d’dler tout ce 


‘ La Maison, par M. le marquis de Ségur. 


640 LES POETES CONTEMPORAINS. 


qui peut purifier, élever, embellir !'dme de l’enfant, faisant ainsi 
de Vécole Pantichambre du cabaret. 

Cette révolution, prosaique s'il en fut jamais, ne plait pas la 
poésie. Quand on aime les enfants, on aime sans doute l'école oi 
ils s’instruisent; mais on l’aime avec discernement, et surtout on 
n’aime pas l'école ou ils se dépraveraient. On n’aime pas I'école 
qui prétend tuer le fuyer domestique. Sil n’est possible d’appren- 
dre 4 lire qu’a de telles conditions, mieux vaut ne pas savoir hire. 
Dans ma maison, nous dit la poésie. 


Dans ma maison demeure une bonne servante, 
Qui jamais ne lira Renan, ni Michelet; 
Elle ne sait pas lire et n’en a, linnocente, 

Pas le moindre regret, 
Ses parents ne pouvaient l’envoyer a |’école 
(Enseignement obligaloire, ox élaistu?) 
Pauvres simples Bretons, courageux, n'ayant rien, 
Sans cesse travaillant pour gagner une obole 

Et le pain quotidien. 


Je n’ai besoin de rien. 

C’est ainsi qu'elle parle avec un franc sourire, 

Et puis elle s’en va, disant son chapelet. 

Quel malheur, n’est-ce pas, qu’elle ne puisse lire 
Renan ni Michelet ? 


Qui a écrit cette monstruosité? Qui a commis cet attentat a la 
majesté de l’instruction primaire? Je ne veux pas nommer le cou- 
pable; je l’aime trop. 

Mais ici il faut révéler un attentat vraiment intolérable de la 
poésic contre l’instruction primaire, secondaire, tertiaire, comme 
vous voudrcz l’appeler. Nous avons certes taché de faire de fos 
colléges ce qu’il y a de plus anti-poétique au monde; I’école, elle, 
du moins, a jour sur la ruc et sur la campagne; le collége n’a jour 
que sur ses cours aux muraillcs sombres et grises; de plus, nous 
avons peuplé le collége de maitres d’étude, de pions, comme on dit, 
de chiens de cour, de pensums, de longs bancs de bois bien uni- 
formes, sur Iesquels il faut passer des heures sans jouer et, le plus 
souvent, sans étudier; aussi avons-nous fini par changer son nom. 
et l’avons-nous appelé lycée, d’un mot grec qui veut dire caverne 
aux loups; nous en avons méme voulu expulser le vers latin 
comme étant quelque chose de trop poétique. Et voila qu'un des 
ndtres, maitre d’étude ou professeur lui-méme, paryient 4 y glisser 
la poésie; il prétend idéaliser la classe, le pensum, le pion, et, s'il 
n’y réussit pas tout a fait, sa tentative nous vaut des vers charmants 
intitulés Réves et Devoirs, joli volume qu'il ne faut cependant pas 











LES PORTES CONTEMPORAINS. 641 


que ses écoliers lisent; car, la of les devoirs soat ennuyeux, les 
réves sont bien dangereux. Ce coupable-la, il faut que je le nomme, 
il s'appelle M. Fromenty il a fait un charmant livre; mais le livre 
le moins universitaire qui soit au monde’. 

Voila bien des torts, et la poésie en a encore un autre, ou, du 
moins, il existe une autre divergence entre elle et le siécle.: Elle 
aime la campagne, ct le siécle ne l’aime pas. Qu’il le veuille, ou 
qu'il ne le yeuille pas, il attire de la campagne vers la ville, et de 
la France vers Paris, les coeurs, les bras, les intelligences; il ne dit 
pas, comme Virgile, 


Rura mihi et rigui placeant in vallibus omnes ; 


mais, comme madame de Staél, dans l’amertume de son exil, il 
préfére, non-sculement au lac Léman, mais a tous les ruisseaux des 
plaines virgiliennes, le ruisseau de la rue du Bac. 

Eux, au contraire, les poétes, tiennent bon. Lamartine ne peut 
pas oublier son Milly, et M. Millien, dont j’ai le livre sous les 
yeux, ne se sépare pas de ses bonnes plaines du Nivernais; il nous 
parle de sa vigne, de son champ, de ses rustiques paysages; il 
nous donne la Légende du hétre et la Légende de la charrue; il 
nous donne aussi, il est vrai, la Légende de la vapeur. Mais yoycz 
comme il l’idéalise! La vapeur pour lui, c’est un instrument que 
Dieu a donné & l'homme pour amener la paix universelle,. et, dans 
un avenir (trop idéal, hélas!), il entrevoit une autre conquéte que 
celle des richesses, un but plus noble que celui de la satisfaction 
matérielle, un jour 


Ou les races que vit se disperser Babel 

Les enfants de Cain et les enfants d’Abel, 
Oubliant leur haine stérile. 

Jurérent alliance, et la main dans la main 

Scelleront 4 jamais un fraternel hymen. 


M. de Bismark, ce roi de notre siécle, trouverait M. Millien bien 


Un autre rural, c’est M. Calemard de la Fayette; non-seulement 
habitant de la campagne, mais cultivateur, habile, zélé, intelli- 
gent, couronné dans les concours et lui-méme juge des con- 
cours et appelé par le suffrage de l’agriculture son amie, 4 siéger 
dans I’Assemblée nationale. Lui, c’est l’agriculture sérieuse, sa- 
vante, réfléchie, qu’il enseigne dans de beaux vers, comme Virgile 


1 Réves et Devoirs, par Théodore Froment, Paris 1873. 
40 Aour 1875, 42 


642 LES POETES CONTEMPORAINS. 


les faisait pour les ruraux de son temps; en les prémunissant, ce 
que Virgile n’avait pas besoin de faire, contre les ennemis de I’agri- 
culture, du travail, de la paix sociale. 

Mais il faut que je vous présente M. Matabon; lui n’est pas rural, 
et je ne suppose pas qu'il ait lu Virgile. Il est, dans une grande 
ville commercante, non pas commercant ni manufacturier, mais 
ouvrier, simple ouvrier imprimeur. Seulement, lorsqu’1l n’était 
guére qu’apprenti, ct cmployé surtout 4 porter des épreuves, en 
cheminant il lisait quelque peu ces épreuves. C’étaient parfois des 
vers, et il était tenté de faire des vers; puis il lisait ses propres 
vers 4 ses camarades, au sortir de l’atelier, ct ses vers plaisaient a 
ses camarades. Puis il les lisait dans un cercle de Marseille, ou ils 
étaient applaudis ; puis il les portait 4 une revue, et cette revue les 
imprimait (au profit des pauvres, dois-je ajouter, car tous les béné- 
fices de cette revue vont aux pauvres); puis il les envoyait aux Jeux 
Floraux, et Clémence Isaure lui donnait une de ses couronnes. C'est 
ainsi que cet ouvrier est devenu poétc, restant toujours ouvrier, 
travaillant avec courage et avec intelligence, ayant amélioré sa po- 
sition dans |’état qu’il a embrassé, mais ne voulant pas sortir de 
son état. Ce n’est certes pas 14 un rural; et cependant lisez sa piéce 
intitulée l’Usine, la plus remarquable peut-étre de son recueil, ct 
voyez comme il rappelle 4 la campagne ceux qui sont tentés de la 
quitter; comme cet ouvrier-la est différent des soi-disant ouvriers 
hommes de lettres ct hommes de tribune qu’on nous exhibe parfois. 
Tout en louant la campagne, il a bien travaillé 4 la ville; il aime sa 
famille et il aime son Dieu; ce n’est pas un homme de son siécle. 

Je nommce plusieurs poétes et j’en pourrais nommer davantage. 
{eux que j’oublie nc sont pas les moindres. J’ai prononcé deux noms 
de femmes et j’en pourrais ajouter d’autres encore : la poésie, a cette 
heure, tend a devenir le privilége du meilleur sexe. C’est une malen- 
contreuse idée de M. Duruy, ce ministre du temps passé, qui, de 
peur de manquer d’idées, acceptait au hasard toutes celles qui se 
présentaient 4 lui, que l’éducation des femmes est, en notre siécle, 
inférieure a celle des hommes. Il plaignait ces pauvres petites filles 
que l’on éléve sans thémes et sans pensums, parfois méme sans 
géographic et sans grammaire; et il s’apprétait, et il n’avait déja 
que trop bien commencé, a construire pour elles un beau systéme 
d’éducation savante, bicn pédantesque et bien renfrognée, armée 
d’examens et de diplémes. S’il edt voulu prendre la peine de regat- 
der autour.de lui et de juger par les résultats au lieu de juger pat 
sa logique, il edt pu voir qu’en ce siécle-ci surtout la femme est, 
intellectucllement parlant, supérieure a l"homme; je ne dirai pas 





| 
| 








LES PORTES CONTEMPORAINS. 643 


plus savante, mais plus distinguée. Que de ménages ot le mari 
a appris le latin et le grec, mais les a complétement oubliés; on n’a 


enseigné & la femme que le francais, plus son catéchisme, les bons . 


sentiments du coeur et le savoir-vivre; mais tout cela, elle ]’a par- 
faitement retenu ! Dans nos habitudes actuelles d’éducation, l’homme 
apprend plus, la femme apprend mieux. 

Faut-il s’étonner alors que la poésie sourie aux intelligences fé- 
minines? Le triple ennemi dont je parlais tout 4 Vheure ne se ren- 
contre pas dans le gynécée. Il n’y a 1a ni cigare ni petit verre; il y 
a méme peu de journaux. Je ne voudrais pour preuve de cette 
atmosphére plus pure et plus poétique ot vivent les femmes que les 
poésies de madame Jenna, si tendrement et si héroiquement chré- 
tennes. Ces paroles, qu’elle fait adresser 4 un Jeune missionnaire par 
sa mére a la fois déchirée et ravic, qui pleure son fils partant pour le 
martyre, et qui cependant, pour rien au monde, ne voudrait le rete- 
nir! Et cet enfant ressuscité, qui, avant le miracle qui l’a rendu 4 la 
vie, a vu le Paradis et les gloires du ciel, et qui, revenu en ce monde, 
4 toutes les caresses de sa mére, 4 toutes les offres de joies enfantines 
qu'elle lui fait, répond en lui demandant... « des ailes pour s’en- 
voler'! » Grande et belle pensée qui, il y a bicn des années, sous la 
plume d’une autre femme, se produisait en un roman idéal, sur- 
humain, je dirais volontiers paradisiaque, que toute une généra- 
tion aconny et aimé?*. 

C'est M. Millien qui m’a donné Il’occasion de parcourir ainsi, non 
sans commettre bien des omissions, le cercle de ses rivaux. Il est 


temps de revenir & lui. Lui, du moins, n’a pas trop a se plaindre de - 


la haine du siécle pour la poésie. Aprés avoir publié successivement 
diverses ceuvres poétiques, il les réunit aujourd’hui pour la plupart 
dans un magnifique volume. L’impopularité de la poésie n’a pas été 
telle que, pour ce poéte-la du moins, la main de l’artiste ne vint 
compléter la parole du poéte, au fond toujours inégale en quelque 
chose a la pensée, et que le burin ou le pinceau compléte si bien. 
Les eaux-fortes qui, elles, nous transmettent la pensée de l’artiste 
sans emprunter l’intermédiaire du graveur, sont bien le digne ac- 
compagnement de cette ceuvre si spontanée de intelligence hu- 
maine que l'on appelle la poésie. Figurez-vous ce que serait pour 
hous un Homére avec des eaux-fortes de Zeuxis ou d’Apelles ! 

Du reste, j’ai déja parlé de M. Millien par cela seul que j’ai parlé 
de la poésie. Il a tous les mérites, ou, si vous voulez, il a tous les 


' Nouvelles élévations poétiques et religieuses, par Marie Jenna. Paris, 1869. 
* L'Ame exilée, par Anna-Marie (comtesse d’Hautefeuille). 


644 LES POETES CONTEMPORAINS. 


torts que le siécle impute aux poétes. Il est chrétien; il n'est pas 
du nombre de ceux qui du paysage antique effacent le clocher de 
l’église; ses paysans ont une tombe bénic; ses morts reposent sous 
la croix. Il ne ménage pas aux oreilles délicates de notre temps la 
salutaire legon de la souffrance : 


Et, si quelqu'un de nous, dans son dme inquiéte. 
Sent le souffle du Verbe et brile d’acquérir 

Le droit de parler haut et le nom de poéte, 

Il doit, le premier, croire, aimer, prier, souffrir, 
Souffrir, afin qu’ayant dompté |’épreuve insigne 
Qui, contre tout essor, dresse son bras fatal, 

Hi ait la majesté du vainqueur, et soit digne 

De marcher devant vous au supréme idéal. 


i] est rural, je l’ai déja dit; quelquefois méme, nous, citadins, 
nous sommes tentés de trouver qu’il l’est trop, et que son langage 
est un peu trop spécial. 

Ainsi : 

Vaguement s’exhale un chant de sarcleuse. 
Et: 

Le large foyer rempli de chenevottes... 
Et : 


Autour du chanteau noir et du pichet-d’eau claire. 


Lui aussi, tranche cette éternelle question du départ pour ka ville 
par une sorte de petit roman versifié, roman hélas! trop vrai. La 
vieille Germaine était veuve avec un fils. A force de travailler, ils 
trouvaient le moyen de vivre. Le fils devient méme tournenr, et 
gagne a ce métier. Mais que peut-on gagner au village? Ce sera bien 
autre chose, s’il va 4 la ville! La pauvre mére pleure et le laisse 
partir. Bient6t une premiére lettre arrive et la réconforte; une 
seconde lui dit que tout va bien, et que la vie de la cité est char- 
mante; mais il faut un peu d’argent. La mére envoie le fond de son 
escarcelle. — Troisiéme lettre : tout va de mieux en mieux, mats 
il manque cependant quelques louis. La mére vend ses pauvres 
meubles. — Quatriéme lettre : on est malade, 4 l’hépital; il fau- 
drait une bonne somme pour se bien faire soigner et revenir. La 
mére vend sa derniére escabelle, reste sans ressources, attend son 
fils qui ne vient pas, et, au bout de quelques années, meurt men- 
diante, « vieille de chagrin plus que d’age. » Et comme on I'enterre, 
voici venir un voyageur, qui semble inconnu, pale, ridé, vouté, mal 
vétu, couvert de poussiére. C'est le fils qui se rencontre 1a avec le 














LES POETES CONTEMPORAINS. 645 


cercueil de cette mére tuée par lui. Ce n’est pas ]4 un roman, c’est 
une histoire trop vraie, et qui a dd se répéter bicn des fois. 

Etenfin, il est un éloge qu’il faut bien donner aux poétes, et que 
le sitele lui-méme sera forcé d’accepter : ils sont bons Frangais. 
Quand je dis le siécle, je ne dis pas tout le monde; car il y a en 
ce pays-ci des réserves contre le patriotisme, soit de la part de ces 
excellents communards, qui se sont montrés si aimables envers les 
Prussiens jusqu’a abattre la colonne Venddme pour leur faire plai- 
sir, soit de la part de ces dévoués internationaux, Garibaldiens et 
autres, qui tig¢nnent les intéréts de la France pour peu de chose, en 
face du supréme intérét de la république universelle. Ces gens-la 
ne sont pas poétes, et les poétes n’ont ricn de commun avec ces 
gens-la. Les poétes, eux n’ont jamais sacrifié la France ni a |'Inter- 
nationale, ni 4 la république, ni & M. Garibaldi, ni 4 un Nicois, ni a 
un Génois quelconque, ni 4 personne, ni surtout 4 cette haine de 
Dieu qui rend tant d’hommes ennemis de la France. 

Ainsi voyez M. Ducros de Sixt, un poéte depuis longtemps connu, 
mais dont je n’ai pas encore parlé; un poéte chrétien, lui aussi, et 
hardiment chrétien, mais non moins hardiment Francais; lisez ses 
Chants du droit et de 'épée, ot: il reprend 4 son tour le glaive poé- 
tique dont Koerner se servit contre nous en 1843, et qui a contribué 
pour sa bonne part 4 mener l’Allemagne sur le champ de bataille. 
Voyez encore M. Albert Delpit, se faisant Francais au moment méme 
ouil yoyait la France dans la douleur, et poussant jusqu’a I’hyper- 
bole, ce qui ne semble pas possible, l'invective contre nos ennemis. 
Voyez enfin M. Millien, dans cette partie de son oeuvre intitulée : Voix 
des ruines, et dans ce morceau de la Taverne de Metz que je veux 
citer tout entier, 4 cause de ce qu’il a de vrai, de simple et d’éner- 


giquement patriotique : 


Its sont trois, céte a cdte, assis non loin de |’4tre; 
Trois hommes au front brun, sur la table accoudés ; 
De leurs pipes s'éléve un nuage bleudtre 
Et leurs brocs sont remplis aussitét que vidés 
Crest 4 Metz, ils sont seuls restés dans la taverne 
Par la vitre enfumée, une lumiére terne 
Descend d’un ciel brumeux ow s’affaiblit le jour. 
Un silence de mort enveloppe la rue, 
Que ferment aux regards une muraille nue 

Et le noir profil d'une tour. 


Ils sont trois ; le premier, robuste garde chasse, 
Tient son fusil, Iuisant comme de l’argent fin; 
Un autre, prés de lui, compére a large face, 





646 LES POETES CONTEMPORAINS. 


Roule un fouet de roulier sous sa blouse de lin: 

Posant sur le vieux banc la cognée au long manche 

Du bicheron qui vit en plein air, sous la branche, 

Le troisiéme est sorti pour un Jour des grands bois. 

Du méme régiment tous les trois, fréres d’armes, 

Par le méme triomphe et les mémes alarmes 
Passérent ensemble autrefois. 


Quel bonheur de revoir, aprés dix ans d’absence, 

Ses amis dispersés au hasard des destins! 

Adieu l’ennui présent! C’est une renaissance 

Du temps passé, des beaux espoirs, hélas éteints ! 

Périls bravés jadis, victoires partagées, 

Tout revit, douce erreur, aux dmes allégées!... 

— Ainsi les compagnons pour I’instant réunis, 

Des jours qui ne sont plus évoquant la mémoire, 

Raménent ‘un foyer d’orgueil male et de gloire 
Dans leurs cceurs soudain rajeunis. 


— Rappelle-toi, dit l'un, cette lutte acharnée 
Ou nous fumes blessés, non loin de Mascara! 
— Et ce rude combat (fut-ce la méme année 2) 
— Et le pont de Traktir ot lon te décora! 
Ah! le fier regiment que le ndtre! L’histoire 
N’enregistre son nom qu’aux pages de victoire. 
— Et les anciens soldats racontaient tour a tour 
Les prouesses sans fin de leur troupe vaillante... 
Tout 4 coup apparut, par la porte béante, 

Le drapeau fixé sur la tour! 


Le drapeau noir et blanc de la triste conquéte, 
Flottant dans l’air, chargé d’une lourde vapeur, 
Semblait vouloir jeter son ombre sur la téte 
Des trois amis frappés d’une morne stupeur. 
Les pleurs aux yeux, les poings crispés, la pipe éteinte 
lis se taisaient. Chacun, frémissant, mais sans plainte, 
Sous la déception courbait son front pali; 
Rendu violemment 4 I’épreuve réelle 
Chacun payait au prix d’une angoisse cruelle 

Un rapide moment d’oubli. 


Et moi, qui médisais tout 4 ’heure de la pipe et de la taverne: 

En{finissant, il faut que je demande pardon au lecteur. M. Mill 
lien (c'est un peu sa faute; pourquoi tous ces poétes ont-ils un tel 
air de famille?) m’a entrainé 4 parler des poétes, ses rivaux. ll en 
est résulté que je n’ai pas assez parlé de M. Millien et que jen4! 
pas non plus assez parlé de ses rivaux, et que, somme toute, J 4 
trop parlé. Il faut cependant que je reproche a M. Millien certaines 
libertés un peu trop grandes que l’école moderne prend avec !2 


LES PORTES CONTEMPORAINS. 647 


rime. Comment fait-il rimer atomes avec hommes? Ne rimons plus 
pour les yeux, comme nos prédécesseurs; mais rimons bien et plei- 
nement pour I’oreille. Il faut aussi que je revienne sur ce que j’ai 
dit de ses rivaux, j’aime mieux dire, de ses fréres, en poésie. J'ai 
nommé M. de Ségur, et je n‘ai pas dit, qu’outre l’injure qu'il a fait 
au socialisme de notre siécle en écrivant sa Maison, il calomnie 
encore le matérialisme et le positivisme de notre siécle par un 
Sursum corda (c'est le titre de son livre), ot tout ce qui éléve le 
ceur de l’homme, foi, piété, amour de la famille, amour de la 
patrie, est opposé 4 tout ce qui, autour de nous, travaille 4 le 
rabaisser. Noble labeur poétique, dont notre siécle avait besoin, ~ 
et que notre siécle ne saurait trop apprécier! Et, d'un autre cété, 
je n’ai pas nommé le soldat poéte, M. Déroulede, qui chante la 
guerre aprés l’avoir faite, et qui, de ses souvenirs de combattant, 
de vaincu hélas! et de prisonnier, compose un hymne qui com- 
mence par ce cri: Vive la France’! | 
Mais je n’en finirais pas si jc voulais no mmer toutce quil y< d 
poétes en ce siécle de prose, d’autant plus poétes peut-étre, que le 
monde n’est pas avec eux. Le monde romain, aprés ses soixante- 
dix ans de guerres civiles, revint écouter Virgile et Horace. Le monde 
moderne, quand il sera las de ses quatre-vingts ou cent ans de révo- 
lutions, reviendra peut-¢tre écouter les poétes, et trouvera qu’ils ont 
plus de charme et méme plus de bon sens que les tribuns. 


Comte pE CHAMPAGNY. 
1 Les Chants du soldat. 1875 


REVUE SCIENTIFIQUE 


I. L'Exposition de géographie. — JI. Premier groupe : géographie mathématique, 
" géodésie, topographie. — III. Deuxiéme grovpe : hydrographie, géographie m- 
ritime. 


I 


A l'occasion du Congrés international des sciences géographiques, qui 
se tient en ce moment 4 Paris, la Société francaise de géographie a orga- 
nisé, dans le pavillon de Flore et dans la partie sud des Tuileries récem- 
‘ment reconstruite, une vaste Exposition de tout ce qui touche, de prés ou 
de loin, & l'étude de la terre. Le Correspondant publiera, dans un de ses 
plus prochains numéros, une appréciation d’ensemble de 1’Expositian et 
des travaux du Congrés, due 4 une plume plus compétente et plus auto- 
risée que la mienne. Je veux seulement aujourd'hui signaler awx Jec- 
teurs de la revue ce qui, au point de vue scientifique proprement dit, 
m’a paru le plus digne de fixer l’attention des visiteurs. 

Le nombre des objets qui peuvent se rattacher plus ou moins directe- 
ment a |'étude ou a la pratique de la géographie est trés-considérable. 
Aussi, pour introduire de l’ordre dans l'Exposition et pour faciliter les 
recherches des visiteurs, la commission exécutive chargée de |’organis®- 
tion a-t-elle adopté un systéme rationnel de classification des produits 
exposés. Tous les objets sont répartis dans sept groupes correspondant 
aux sept grandes branches dont la réunion peut étre considérée comme 
constituant la géographie générale. 

Le premier groupe, consacré a la géographie mathématique, la géodesie 
et la topographie, comprend les instruments de géométrie pratique, les 
appareils qui servent 4 l'arpentage, au levé des plans, aux triangulations 
et aux grandes opérations géodésiques, telles que détermination des ba 
ses, mesure des arcs de méridien ou de paralleéle, etc. 

Tout ce qui a rapport 4 l’hydrographie et 4 la géographie maritime col- 
stitue le deuxiéme groupe : instruments portatifs et de précision relatifs 
4 l’hydrographie, appareils de tous genres pour !'étude de la mer et l’et~ 
ploration des fonds, cartes marines et hydrologiques, tels sont les princi- 
paux objets réunis dans ce groupe. 








REVUE SCIENTIFIQUE. 649 


Le troisiéme comprend la géographie physique et les sciences qui s'y 
rattachent, a savoir : la géologte, la metéurologie, la botanique, la zoologie 
et l'anthropologie. Les objets exposés dans ce groupe consistent en instru- 
ments météorologiques, cartes, atlas et globes représentant la distribu- 
tion des différents terrains, des phénoménes météorologiques, des 
plantes, des animaux,-de l’homme a la surface de la terre. 

Le quatritéme groupe embrasse la géographie historique et I’ histoire de 
la géographie, \'ethnographie et la philologie; le cinquiéme groupe: la 
géographie économique, commerciale et statistique; le sixiéme groupe : 
l'enseignement et la diffusion de la géographie, et enfin le septiéme groupe : 
les explorations, les voyages scientifiques, commerciaux et pittoresques. 

Ainsi que nous l'avons dit tout 4 lheure, nous aborderons seule- 
ment la partie plus spécialement scientifique de ce vaste programme: 
nous himiterons done nos excursions au terrain qui comprend les trois 
premiers groupes et une portion du septi¢me. Nous examinerons d'ail- 
leurs successivement la maniére dont les différents pays qui ont pris 
part 2 l’Exposition sont représentés dans chacun de ces groupes. 


IT 


Quand on pénétre dans la salle réservée 4 la Russie, on est de suite 
frappé de nombre et de l'importance des travaux géodésiques et topogra- 
phiques qui ont été exécutés dans ce pays : tout l'immense territoire qui 
sétend du centre de l'Europe a l'empire chinois, d'une part, et des mers 
polaires aux frontiéres de l'Inde, d’autre part, est aujourd'hui parfaite- 
ment connu et déterminé dans tous ses détails. Les cartes de la Russie 
d'Eurepe et de la Russie d'Asie ont élé dressées par les officiers de la sec- 
lion: topegraphique de l'état-major, d’aprés des levés topographiques 
basés sur des points dont la position a été déterminée par les méthodes 
astronomiqques et trigonométriques les plus précises. 

Indépendamment de ces travaux géographiques proprement dits, ‘ica 
grandes opérations géodésiques ont été exécutées en Russie. La premiére 
est la mesure d'un arc de méridien d'une longueur de 25° 20’, qui s’é- 
lend d’un point situé ‘sur le bord de la mer glaciale jusqu’aux bouchesdu | 
Danube, en traversant le nord de la Norwége, une petite partie de la 
Nuéde, la Russie occidentale et une partie de la Turquie d'Europe. Cette 
immense opération, qui a demandé quarante années de travail (de 1846 a 
1855), a été exécutée sous la direction de C. de Tenner, aujourd'hui gé- 
néral d’infanterie de l’état-major impérial de Russie, et avec la collabora- 
lion de W. Struve, directeur de l’Observatoire-Central-Nicolas de Russie, 
de N.-H. Selander, directeur de l'Observatoire royal de Stockholm et de 
Chr. Hansteen, directeur du département géographique royal de Nor- 
wege. 





650 REVUE SCIENTIFIQUE 


Une autre ceuvre géodésique due principalement a la Russie est la me- 
sure d'un arc de paralléle, situé sous le 52° degré de latitude nord, et 
partant de l’ile de Valencia (Irlande) pour aboutir 4 Orsk, en Russie, eu 
passant successivement sur les territoires anglais, belge, allemand et 
russe. La longueur totale de l'arc mesuré est de 69°, dont 40° appartien- 
nent 4 la Russie. L’idée primitive de cette entreprise scientifique appar 
tient 4 l’astronome russe W. Struve; le plan des travaux a été élaboré 
par-W. Struve, l’astronome anglais Airy et le général prussien de Beyer. 
Quant aux opérations sur le terrain, elles ont été exécutées sur toute 
létendue du paralléle, de 1861 4 1868, par des astronomes prussiens et 
des géodésistes russes, sous la direction du général russe Forsch et du 
colonel Zilinsky. Les calculs qui doivent conduire au résultat définitif se- 
ront achevés seulement en 1877. 

Le lever topographique de la Suéde, qui n‘est pas encore complétement 
terminé, est fait par un corps spécial d’ingénieurs militaires créé en 1805, 
et qui porte le nom:de section topographique de l'état-major général. Le 
créateur et le‘premier chef de ce corps fut un officier suédois de I’école 
de Napoléon, le général Tibell, qui, en sa qualité de chef du corps du 
génie italien, avait recu la mission de travailler 4 la confection d'une 
carte topographique de I'Italie. 

La méthode de projection adoptée pour 1'Atlas topographique de la 
Suéde est celle dite conique crowssante, qui a été proposée au commence- 
ment du siécle par le comte G. Spens. Ce systéme de projectien a pour 
but de donner au terrain, pourvu qn’il ne soit pas trop vaste, sa forme 
absolument vraie. On obtient ce résultat en adoptant une échelle crois- 
sante, tant vers le nord que vers le sud, 4 partir du paralléle moyen de 
la contrée 4 représenter. Le céne par le développement duquel on obtient 
la surface des cartes coupe le sphéroide terrestre suivant deux paralléles 
qui sont situés 4 égale distance entre le paralléle moyen et les deux p2- 
ralléles extrémes de la contrée. Les méridiens sont indiqués par des 
lignes droites convergentes, et les paralléles par des cercles concemr- 
ques. Le méridien principal adopteé par les officiers suédois est celui qui 
passe 45 degrés 4 l’ouest de l’observatoire de Stockholm, et qui coincide 
assez exactement avec le méridien moyen de la Péninsule scandinave. 

La Norvége est représentée, dans le premier groupe, uniquement pat 
U' Institut géographique de Norvége, établissement de |’Etat, dirigé per le 
lieutenant-colonel L. Broch, et qui est chargé de Ja confection et de la 
publication des cartes topographiques et hydrographiques de ce pays. Les 
objets exposés dans ce groupe consistent principalement en photogra- 
phies d'instruments de géodésie et en quelques appareils de nivellement. 
construits par un habile fabricant de Christiania, G. Olsen. 

Dans le Danemark, la topographie et l’arpentage du pays sont partages 
entre le corps d’état-major général de l'armée et l'administration du 








REVUE SCIENTIFIQUE. - 631 


cadastre. La mesure d’un are de méridien danois a été effectuée, dans 
ces derniéres années, sous la direction de M. Andree, chef du cadastre. 

L'Inde est aujourd'hui, pour les Anglais, le thédtre de travaux géodé- 
siques et topographiques, aussi importants par la superficie du pays ex- 
ploré que par le soin et l'exactitude apportés dans les opérations. Le 
Bureau trigonometrique et topographique de [' Inde a exposé au pavillon de 
Flore les cartes générales et les cartes détaillées des différents districts, 
qui ont été établies sur la base de la grande triangulation commencée 
en 1847, et d'’aprés les arpentages topographiques et les opérations du 
cadastre qui se poursuivent encore actuellement. Les immenses travaux 
dont ces cartes sont le résultat ne peuvent étre comparés qu’d ceux exé- 
cutés par les officiers russes sur toute la surface du vaste empire mos- 
covite. 

Les colonies néerlandaises sont également l'objet d’opérations géodé- 
siques entreprises par le gouvernement de la métropole. La Société de 
geographie d’Amsterdam a exposé le calque d'une carte qui fait connaitre 
état d’avancement, en 4874, de la triangulation de l'ile de Java. 

Parmi les objets exposés, dans le premier groupe, par l'Autriche-Hon- 
erie, hous avons remarqué les plans et les instruments de M. Alexandre 
Halacsy, chef de la section de géodésie de la municipalité de Buda-Pesth. 
Le conseil municipal de Buda-Pesth est en train, depuis quelques années, 
dhaussmanniser la capitale de la Hongrie, et M. Halacsy a effectué tous 
les travaux de triangulation, de nivellement et d'arpentage nécessaires - 
pour létablissement des projets et leur exécution. Cet ingénieur a ima- 
giné, pour ces différents objets, des appareils spéciaux qui nous ont paru 
reunir une trés-grande exactitude de mesures a une suffisante commodité 
d'emploi. | 

Nous avons de méme a signaler, dans l’exposition de la Suisse, les beaux 
instruments de géodésie et d'arpentage fabriqués par M. Kern, d’Aarau, 
et particuli¢rement son théodolite altazimuthal, répétiteur dans les deux 
sens, et ses planchettes avec alidade nivellatrice, etc. 

L'éspagne posséde, dans le général Ibafiez, le premier peut-étre des 
géodésistes de l'Europe. Ce savant officier, qui est général du génie et 
directeur de l'Institut géographique et statistique de Madrid, a été élu 
comme président par la Commission internationale du métre. Ses princi- 
paux travaux relatifs 4 la mesure des bases, aux nivellements géodésiques 
et de précision, etc., figurent parmi les volumes exposés dans le premier 
eToupe. C’est actuellement, sous sa direction, que se publie la grande carte 
de I'Espagne, 4 l’échelle 1/50,000°, avec courbes de niveau espacées de 
20 en 20 metres, pour la représentation du. relief du sol. 

La grande carte de la France, au 80,000°, dite carte de l’état-major, est 
enfin terminée, aprés cinquante-sept années de travaux incessants consa- 
Cres & sa publication : elle occupe, a l'Exposition, le mur du fond tout 


652 REVUE SCIENTIFIQUE. 


entier de la grande salle des Etats, et l'on peut se faire une idée de la 
somme de travail qu'a dd couter l'exéculion de cette ceuvre, par leffet 
que produit cette immense surface gravée, dont on peut méme étudier 
les détails au moyen d’une lunette placée au milieu de la salle. 

Le Dépét de la guerre a, en outre, exposé quelques spécimens des ni- 
nutes manuscrites établies par les officiers d’état-major, 4 l'échelle de 
1/40,000°; c’est en réduisant ensuite de moitié ees minutes pour la gra- 
vure qu’on obtient les différentes parties qui, rassemblées, constituent 
chacune des feuilles de la carte. 

. Nous devons encore signaler, dans la salle des Ktats, la collection des 
instruments qui ont servi 4 |’établissement de la nouvelle méridienne et 
et de ceux employés aux opérations topographiques exécutées par les 
officiers du corps d’état-major. 

On se rappelle que, l'année derniére, M. le capitaine d’état-major Rou- 
daire a signalé la possibilité de créer, dans le sud de l’Algérie, une mer 
intérieure en mettant en communication, par le percement de l'isthme 
de Gabés, les chotts algériens et tunisiens avec la Méditerranée. Cette pro- 
position avait paru assez importante pour que l'Assemblée nationale votat, 
sur l'initiative de M. P. Bert, un crédit de 10,000 francs destiné aux étu- 
des préliminaires. Le ministre de la guerre et le gouverneur général de 
l’Algérie organisérent alors une mission dont le commandement fut confié 
au capitaine Roudaire, et qui devait avoir pour but de déterminer par des 
nivellements de proche en proche le périmétre du bassin inondable. La 
minute 4 1/100,000° des travaux de niyellement exécutés par cette mis- 
sion, du 5 décembre 1874 au 42 avril 4875, est exposée sous le n° 361 du 
Catalogue. Cette carte prouve qu’il existe dans la région sud de la pro- 
vince de Constantine, un bassin inondable, occupant une superficie de 
prés de 6,000 kilométres carrés, et dont la profondeur varie, dans les 
parties centrales, entre 20 et 27 métres. Mais la région des chotts se pro- 
longe vers le sud de la Tunisie jusqu’a la Méditerranée. La mission fran- 
caise ne devait pas franchir la fronti¢re tunisienne; cependant elle a pu 
s'assurer qu'un second bassin inondable existe dans cette qontrée, et 
qu'il n’est séparé du bassin algérien que par un isthme de sable d'une 
vingtaine de kilométres de longueur, et dont l’altitude ne dépasse pas 
6 47 métres. Ce passage pourrait donc étre franchi par un canal, dont le 
percement he serait pas trés-difficile. Mais Vincertitude existe encore 4 
lrégard de la possibilité de mettre le bassin tunisien lui-méme en cont 
munication avec la Méditerranée. M. Fuchs, ingénieur des mines, qui a 
exploré cette contrée, assigne a la partie de |'isthme de Gabés voisine de 
la mer, une hauteur de 40 450 meétres, ce qui rendrait le projet absolu- 
ment irréalisable. Le capitaine Roudaire conteste l’exactitude des déter- 
minations de M. Fuchs. Il est done indispensable de fixer, par un nivel- 
lement précis, analogue 4 celui qui vient d’étre fait en Algérie, la pro- 








=2 oe pee “ 


sonny <a ogee 


REVUE SCIENTIFIQUE. 633 


fondeur du bassin tunisien et le relief de l'isthme de Gabés dans toute 
son étendue. li parait qu'une Commission italienne a entrepris cette tache; 
i] serait 4 désirer cependant que le gouvernement frangais s‘occupat de 
terminer les études relatives 4 une question qui l'intéresse si directe- 
ment et dont 11 a pris l’initiative. 

L’emploi de la photographie pour les levers tonaprapmigiea. qui a été 
proposé d’abord par M. le colonel Laussedat, a été l'objet d'études ap- 
profondies de la part du capitaine du génie Javary. Grace aux perfection- 
nements que cet officier a apportés 4 la méthode du colonel Laussedat, ce 
mode de lever des plans est entré complétement dans la pratique. Le Dé- 
pot des fortifications, qui l’a adopté pour les cas ot l'on doit opérer 
avec rapidité, a exposé l’appareil photographique tel qu'il a été modifié 
parle capitaine Javary, et une collection de vues ayant servi a l'exécu- 
tion des levers. Ainsi utifisée, la photographie peut rendre de grands ser- 
vices A une armée en campagne, soit pour effectuer des reconnaissances 
de places fortes ou des reconnaissances d'itinéraires, soit pour reproduire 
rapidement et en grand nombre les cartes des pays successivement par- 
courus. 

Nous avons encore remarqué, parmi les objets exposés par le Dépot 
des fortifications, les appareils de MM. Peaucellier et Wagner (boussole 
auto-réductrice, stadiométre, homolographe). Ges différents instruments 
sont des applications des magnifiques découvertes de M. le heutenant-co- 
lone! du génie Peaucellier, relatives aux propriétés des systémes de tiges 
articulées. 

Pour achever l’examen des objets classés dans le premier groupe qui 
nous ont paru présenter le plus d'intérét, il nous reste 4 parler de lex- 
position organisée par le ministére de l’instruction publique, dans le but 
de donner une idée des travaux exécutés par les missions frangaises du 

passage de Vénus. Nos lecteurs savent‘! que six expéditions, dont trois 
pour l’hémisphére austral et trois pour l’hémisphére boréal, ont été or- 
ganisées par la commission de !’Académie des sciences. Les quatre mis- 
sions de premier ordre avaient emporté un matériel identique, dont la 
composition est représentée 4 peu prés complétement a l'Exposition géo- 
graphique. Les instruments destinés 4 l’observation directe des contacts 
comprenaient deux lunettes équatoriales, l'une de 8 pouces et l'autre de 
6 poucds d'ouverture, munies de régulateurs isochrones de Foucault, et 
un appareil photographique, constitué par une lunette horizontale munie 
d'un écran spécial pour l'exposition instantanée de la plaque sensible a 
Vimage solaire, et par un miroir plan en verre argenté, vérifié par 
M. Martin d’aprés les méthodes de Foucault, et destiné a renvoyer l'image 
du soleil suivant l’axe optique de la lunette. Outre ces instruments, la 
mission du Japon avait emporté une lunette spéciale, munie du revolver 


" Yoir les numéros du Correspondant du 10 septembre 1874 et du 10 mars 1875. 


654 REVUE SCIENTIFIQUE. 


photographique de M. Janssen, que ce savant astronome, chef de la mis- 
sion, a employée lui-méme 4 I’observation directe des contacts. Enfin, 
pour la mesure du temps et la détermination des coordonnées géographi- 
ques, chaque mission possédait une lunette méridienne, un pendule as 
tronomique muni d'un interrupteur électrique, et un chronographe ex- 
registrant automatiquement les observations de chacun des appareils. 

De nombreuses photographies représentent I’installation des observa- 
toires de l'ile Campbell, de Vile Saint-Paul, de Nagasaki et hobé (Japon), 
et de Nouméa: elles permettent de se rendre compte des difficultés de 
tous genres qu’ont eu 4 surmonter nos courageux et habiles mission- 

naires. 

L’observation du passage et les mesures astronomiques accessoires ne 
furent pas d’ailleurs leur seule occupation. Ainsi, la mission de Chine, 
retenue 4 Pékin, par les glaces du Pei-ho, plusieurs mois aprés le pay 
sage, en profita pour dresser, malgré les démonstrations peu sympathi- 
ques des habitants, un plan géométrique et détaillé de la capitale du (e- 
leste-Empire. 

Des cartes topographiques des iles Saint-Paul et Amsterdam, 4 peu 
pres inconnues jusqu’alors, dressées par MM. Turquet, lieutenant de 
vaisseau, et Ch. Vélain, géologue, sous la direction du commandant 
Mouchez, chef de la mission; d'intéressantes observations meétéorologi- 
ques et magnétiques dues 4 MM. Rochefort et Cazin; enfin de précieuses 
collections zoologiques, botaniques et géologiques recueillies par MM. Ro- 
chefort, de I'Isle et Vélain; tels sont, indépendamment d’une réussite 
complete au point de vue astronomique, les principaux résultats de | ex- 
pédition dirigée par le savant commandant Mouchez, qui, pour dermeére 
récompense de ses travaux, vient d’étre tout recemment élu membre de 
"Académie des sciences. 

La mission de Vile Campbell, qui avait pour chef M. Bouquet de Ja 
Grye, ingénieur hydrographe de la marine, n’a pas été aussi heureuse au 
point de vue de I'objet principal de ses efforts : le soleil est resté caché 
par des nuages pendant toute la durée du passage de la planéte. Pour se 
dédommager de cet insuccés, que le climat détestable de la station leur 
avait fait prévoir dés leur arrivée, les membres de la mission ont recueilli 
des observations de physique du globe et de météorologie, et des collec- 
tions d’histoire naturelle tras-intéressantes et trés-précieuses, en raison 
du peu de documents que la science possédait sur cette partie de I’hémi- 
sphére austral. Citons, en particulier, les observations des microséismes 
ou petites secousses terrestres, faites par M. Bouquet de la Grye au moyen 
du pendule enregistreur électrique qu'il a imaginé dans ce but, et que 
l'on peut voir fonctionner dans la salle XXX! de l'Exposition de géogra- 
phie. 


REVUE SCIENTIFIQUE. 655 


Il 


Les travaux hydrologiques russes ne sont ni moins nombreux ni moins 
importants que ceux exécutés par la section topographique de |’état-major 
impérial. Les cartes particuliéres des nombreuses mers qui avoisinent.le 
vaste empire russe, ainsi que celles des mers intérieures et des grands 
lacs qui couvrent une partie de son sol, prouvent que le département 
hydographique du ministére de la marine posséde un personnel considé- 
rable, et 4 la hauteur de sa tache. 

Les objets exposés dans le second groupe par la Suéde se rapportent 
plus particuliérement a la pratique de l'art naval et 4 l'étude physique 
dela mer, et consistent surtout en lochs de divers systémes pour la me- 
sure de la vitesse en mer, et en appareils de draguage et de sondage, 
parmi lesquels nous avons remarqué spécialement la sonde 4 emporte- 
piéce du docteur Wiberg. Signalons dans |'exposition de la Norvége le ba- 
thothermomeélr-e, ou.thermométre sondeur, du docteur Dietrichson, au 
moyen duquek on peut, par la rupture de la tige au moment voulu, dé- 
termmer la température de la mer, dans le cas ot cette température n’est 
pas constamment décroissante avec la profondeur, et ou, par suite, les 
thermométres a minima ordinaires ne peuvent plus étre utilisés. 

Quill nous soit permis, 4 propos de |’exposition anglaise, de regretter 
absence compléte d’appareils ou documents quelconques. relatifs a la 
grande exploration scientifique des mers par le Challenger, dont nous 
avons récemment signalé l’importance aux lecteurs du Correspondant. 

Les appareils de recherches au fond des mers, et, en particulier, la 
sonde prenante, pour extraire le sable, la boue, les herbes, et autres ob- 
jets qu'on peut y rencontrer, exposés dans Ia section italienne par 
M. Toselli, nous ont paru ingénieusement imaginés et habilement con- 
struits. 

Recommandons enfin aux visiteurs que ces matiéres intéressent, la 
trestompléte et trés-remarquable exposition du Dépdt des cartes et plans 
de la marine francaise. Ce n'est, évidemment, qu’en en faisant un fré- 
quent usage, que l'on peut apprécier le mérite d'une carte, et surtout 
d'une carte marine. Mais il n’est pas besoin d’avoir recours 4 ce moyen 
de contrdle, quand on connait toute la valeur scientifique du corps de 
nos ingénieurs hydrographes, et quand, en méme temps, on peut con- 
slater de visu la perfection des instruments de toute sorte que I’Etat met 
‘leur disposition. C’est ld une occasion qui ne se représentera peut-ctre 
jamais, et dont les marins doivent le bénéfice a l"heureuse initiative de la 
Société de géographie. 

Limite par l’espace, nous remettons a un prochain article l'examen des 
objets classés dans les troisiéme et septiéme groupes. 

P. Sainre-Ciatre Devitte. 





MELANGES 





Appelé dans le Midi pour présider la distribution des prix du 
Collége d’Orange (Vaucluse), M. Léopold de Gaillard a ouvert la 
séance en prononcant le discours suivant : 


Chers éléves, 


En venant occuper ce fauteuil, of tant d’autres que je vois dans cette 
enceinte devraient étre assis 4 ma place, j’obéis 4 l’appel du digne chef 
de cet établissement et 4 la confiance des autorités universitaires. Lasser 
moi vous dire tout de suite que cet appel est pour moi un honneur et une 
joie. 

Au moment méme ow nous nous trouvons réunis ici, une réunion plus 
imposante encore et plus solennelle a lieu dans l‘amphithéatre de la vieille 
Sorbonne de Paris. C'est le jour, c’est l'heure de la distribution des prix 
du concours général. Aucun des amis de la jeunesse et des fortes études 
n’a garde de manquer A ce rendez-vous anruel, donné et présidé par le 
ministre de l’'instruction publique. Vous ne me demandez certainement 
pas de tenter une comparaison entre cette féte A part dans la ville des 
fétes, et notre humble féte de collége de province: mais je tiens % vous 
affirmer que je me trouve plus 4 ma place, et le cceur plus A I'aise, a0 
milieu de vous qu’a la Sorbonne. Pourquoi cela? Parce que nous sommes 
ici entre compatriotes, sous le ciel bien-aimé de notre Midi, et que je 
vois en face de moi cette belle jeunesse vauclusienne qui, par sa bonne 
conduite et ses succés, me parle si éloquemment de l'avenir de notre 
cher pays. , 

Outre ce lien sacré de la terre natale, qui se fait sentir d’autant plus 
qu’on est plus éloigné et qu’il est plus tendu, je trouve dans le caractére 
méme de cette maison un attrait nouveau et puissant, I'attrait d'une 
grande question scolaire qui est 4 l'étude, et d’une grande expérience 
qui réussit. Vous étes, en effet, un établissement d’instruction publique 
ala fois classique et professionnel, c’est-’-dire, pour parler le langage 
de l'Université, un collége ot l'on donne tout ensemble l’enseignement 








MELANGES. 657 


secondaire et l'enseignement spécial. Votre maison, chers éléves, s’ouvre 
sur le monde par deux issues : d’un cété, la porte étroite des carriéres 
libérales, par ot passe et ne doit passer que le petit nombre; de l'autre, 
la porte plus large, mais toujours encombrée, des carriéres industrielles 
et commerciales. 

Quoi qu’on dise, il y aura toujours lieu de compter sur ce partage 
entre les jeunes gens au sortir du collége.—Dés lors, pourquoi ne pas le 
faire avant le collége, ou dans le collége méme, comme vous I’essayez 
ici? 

Sachons enfin ne pas abuser jusqu'a l’absurde du principe juste et neé- 
cessaire d’égalité. Nous ne pouvons pas tous étre avocats, médecins, ma- 
gistrats, fonctionnaires ou littérateurs, pas plus que nous ne pouvons tous 
étre, comme on dit, dans les affaires. Les uns ont le temps; les autres 
sont forcés de se rappeler, suivant le proverbe anglais, que le temps 
est de I'argent, et que cela est deux fois vrai pour le temps du collége, 
puisqu’au lieu de rapporter de Il’argent, il en codte. Vouloir imposer a 
tous le méme pas, les mémes études, c’est abaisser fatalement le niveau 
général de l’enseignement, c'est tenter un compromis désastreux entre 
la théorie que les uns viennent chercher, et la pratique dont les autres 
ont besoin : théorie et pratique s’en trouvent également mal. 

Je ne serai certes jamais de ceux qui vont répétant partout : « A quoi 
bon tant de latin, tant de grec, tant de philosophie, tant d'histoire, tant 
d’années perdues pour les enfants, tant de sacrifices perdus pour les famil- 
Jes? » — C’est exactement comme si vous disiez: « A quoi bon tant de 
degrés a cette échelle? » — Eh! mon Dieu! c'est tout bonnement pour 
Monter plus haut. Le tout est de savoir Jusqu’ou vous voulez monter. 

Mais j’ai toujours pensé qu’en fait d’instruction publique comme de 
Politique, il importe avant tout de connaitre son époque et de lui accor- 
der sans marchander non pas tout ce qu'elle exige, mais tout ce qu'elle 

4 droit d’exiger. Or, en un temps de civilisation démocratique comme le 
Q&tre, ou chacun doit se faire par le travail sa place au soleil, il est natu- 
Tel, il est méme inévitable que la culture intellectuelle soit recherchée 
M€oins pour elle-méme que pour les fruits qu'on en peut tirer. I] en est 
"aéme qui oublient que la saison des fleurs — qui est la votre, chers en- 
=anis! — doit précéder la saison des fruits, et qui voudraient recueillir 
& moisson dés les premiers mois du printemps. L'Amérique offre, sous 
“= rapport, des exemples que nous devons nous garder de suivre, mais 
T ®y'ill est bon de connaitre. 
Au milieu de cette crise d’idées qui est au fond une crise d’intéréts, 
1 Wa'y atil 4 faire pour sauvegarder ce premier des intéréts nationaux, 
 Xnstruction publique? I] y a, messieurs, 4 mettre en pratique I’art su- 
b m~tme de la politique, qui se résume en deux mots : résister et céder. 
“sister A tout ce qui est inique ou déraisonnable; céder a tout ce qui 
10 Aovr 1875, 45 


658 MELANGES. 


parait juste et possible. En d’autres termes, mettons de cété, abritons avec 
un soin jaloux et pour le plus grand nombre d’écoliers possible, le trésor 
sacré de nos vieilles études classiques. Elles seront toujours, en dépit des 
novateurs, l’honneur et la force de l'esprit francais, et elles auraient vite 
péri 4 ce régime d'instruction 4 la vapeur qui, suivant le mot d’un pen- 
seur illustre, ne laisse pas le temps au temps. Mais, du méme coup, 
ouvrons aux besoins nouveaux, depuis le collége jusque dans les rangs 
les plus serrés de la concurrence sociale, de nouvelles issues, de grands 
horizons ot il leur soit facile de se caser, et en se casant de se disci- 
pliner. 

Pour ma part, tout en accordant hautement aux lettres ce droit de se 
gneurie qui est le droit méme de la civilisation, je n’hésite pas a recon- 
naitre que les sciences doivent prendre une plus grande part que jadis 
dans l'instruction de la jeunesse, et que pour un certain nombre de pro- 
fessions, cette part doit devenir prépondérante. 

Remarquez, messieurs, que ce probléine d'un enseignement nouveau 
4 instituer pour les temps nouveaux ou nous sommes, ne date pas d’ajr 
jourd’hui, et que la plupart des remaniements de programmes, parfois st 
malheureux, que l'instruction secondaire a eu 4 subir depuis cinquante 
ans, n’ont eu d’autre prétexte que de chercher a le résoudre. Que cher- 
chait en effet M. Guizot, lorsqu’aprés avoir, 4 son immortel honneur, re- 
levé l’instruction primaire en France par sa loi de 1853, il essayait de 
fonder dans les lycées ce quil appelait si justement l’enseignement pri- 
maire supérieur ? Que cherchait M. Villemain en décrétant a son tour |'en- 
seignement annexe? Que cherchait M. Saint-Marc-Girardin en recomman- 
dant l’enseignement intermédiaire? Et dans un moment ow le pouvoir se 
donnait pleine licence, que cherchait M. Fortoul en imaginant la bifurea- 
tion? On ne savait, vous le voyez, de quel nom baptiser cette innovation 
dont s’indignait l’esprit de routine, mais on la sentait de jour en jour 
plus proche et plus inévitable. 

Et maintenant, me demanderez-vous, pourquoi le succés, um succes 
définitif s’est-il refusé jusqu’ici 4 couronner tant d’effurts sincéres, tant 
de hautes et puissantes bonnes volontés? Uniquement, 4 mon humble avis 
parce qu’on a reculé devant toute la vérité & dire et devant toute la réforme 
4 faire. On s'est obstiné 4 confondre et brouiller les deux enseignements, 
non-seulement dans le méme collége — ce qui est un essai tout naturel et 
trés-louable — mais dans les mémes programmes. I] en est résullé une 
invasion, une série d'usurpations de l’accessoire sur le principal qui fait 
qu’on n’a plus l’air de savoir aujourd’hui quel est le principal et quel est 
l’accessoire, et qu’en définitive le principal, c’est-d-dire les études litte 
raires, a subi un déplorable affaiblissement. On n’a pas osé dire que 
s'il n’est pas possible A tout le monde d’aller 4 Corinthe, non omnibus 
licet adire Corinthum, ce n'est pas une raison pour détruire Corinthe- 








MELANGES. 659 


Fortifions, au contraire, embellissons encore ce noble asile des hautes 
études et du travail désintéressé, et montrons-le de Join 4 ambition des 
familles, au courage des jeunes gens comme le but glorieux et désiré du 
pelerinage scolaire. 

Jentendais raconter naguére qu'un professeur de rhétorique qui avait 
a diriger une classe nombreuse dans un des premiers lycées de Paris, 
commenca par éprouver un 4 un ses éléves pendant quelques semaines, 
puis fit passer sur les bancs les plus rapprochés de sa chaire les dix ou 
quinze qu'il avait distingués, et dit aux autres: « Cuant 4 vous, mes- 
Sieurs, tout ce que je vous demande, c'est de ne pas faire de bruit et de 
me pas nous empécher de travailler! » 

Franchement, messieurs, cela suffit-il? Est-ce 14 résoudre le prc- 
bléme? Et mettons-nous nos enfants au collége seulement pour qu'ils ne 
fassent pas de bruit? Eh bien! vous pouvez m’en croire sur parole, ce 
que disait, il y a une trentaine d’années, ce professeur d'ailleurs des 
plus renommés, beaucoup de professeurs le pratiquent sans le dire. Et 
comment fe leur imputer 4 crime? Connaissez-vous un moyen d’obtenir 
travail de la part des enfants, aide de la part des familles, lorsqu’en- 
fants et families n’ont aucun goit et ne voient aucun profit aux études 
qu'on leur impose? Forcément, la classe ne se fait que pour ceux qui 
sont capables de la suivre; le reste tratne et végéte, depuis la sixiéme 
jusqu’a la philosophie, dans la plus honteuse et bientét la plus incu- 
rable fainéantise. Ne vaudrait-il pas mieux avouer une bonne fois que 
fous les Francais ne sont pas destinés 4 étre bacheliers, désencombrer 
0s classes de latin et multiplier soit les établissements proprement 
dits d'enseignement spécial, soit les établissements mixtes, comme le 
col lége d’Orange. De ce jour, le mérite des écoles, publiques ou libres, 
ne serait plus d'avoir beaucoup d’éléves, mais beaucoup de bons 

C16 ~yeg. 

(hers compatriotes, en évoquant pour un moment devant vous cet utile 

et seprave débat de l’enseignement classique et de l’enseignement profes- 
SlQmennel, c’est toujours de vous que j'ai parlé, car il s’agit de votre collége 
Cl emades lecons de vos excellents maitres. A Orange, d’ailleurs, vous étes, de 
loL_ite facon, des écoliers privilégiés, car, dans cette antique petite 
“aE itale, tout vous est enseignement et profit. Depuis l’époque gallc- 
or maine jusqu’A nos jours, les pierres parlent et vous racontent lhis- 
Oimmere locale la plus variée et la plus souvent mélée 4 la grande histoire. 
“Wai, quand on est, comme Orange, une des rares cités ou la grandeur 

} mmaine a laissé son empreinte, non sur des vestiges a peine reconnais- 
| ‘itmmeles, mais sur des monuments entiers et superbes; lorsqu’on a eu, 
‘am |e temps de la primitive Eglise, ses saints, ses docteurs et ses con- 
""==5; lorsqu’on a, comme Orange, écrit son nom dans l’épopée ces 
Timm isades par l'épée d’un héros; quand on’ a été, pendant de longs 





660 MELANGES. 


siécles, un petit Etat indépendant, et qu'on peut montrer, parmi ses 
princes, des conquérants de royaumes et des fondateurs de dynasties; 
quand on a eu, jusqu’a la veille de 1789, son parlement, ses évéques, 
son université; quand on a cdétoyé ainsi les destinées de la France 
jusqu’au jour ow le ruisseau devail se perdre dans le grand fleuve qui, 
de ce temps, élargissait ses rives 4 chaque régne; alors sans doute, mes- 
sieurs, on a droit d’étre fier et de porter haut son écusson parmi ceux de 
nos premiéres villes historiques. 

Mais pourquoi faut-il que sur ce noble écusson apparaissent deux taches 
de sang: la tache de sang des guerres de religion, la tache de sang du 
tribunal révolutionnaire? — Ah! ne remuons pas cet affreux passé, ‘en 
suis bien d’'accord; mais ne l’ignorons pas non plus! Puisqu’on a voulu 
que l'histoire d’hier soit enseignée dans les colléges, que du moins 
elle serve & nous rendre meilleurs; qu’il n’en sorte que des conclusions 
de tolérance et de pressants conseils de réconciliation; qu'elle nous ap- 
prenne dans quel pays nous sommes destinés 4 vivre et combien sont 
dangereux et coupables, ici plus qu’ailleurs, ceux qui soufflent sur les 
passions populaires! Que la politique ne franchisse donc jamais, chers 
enfants, les murailles de votre cour de récréation! Une seule politique 
est permise a votre age, — et ne vous en plaignez pas, car c’est la 
meilleure de toutes, celle qui devrait régner seule partout, — c'est le 
patriotisme! Aimez de tout votre coeur cette pauvre patrie déja si cruel- 
lement dépecée par l’étranger, et que les partis continuent 4 se disputer 
comme une proie! Jurez de lui rester 4 jamais fidéles et de donner votre 
sang, s'il le faut, pour la relever de son humiliation passagére! Portez 
dans vos familles, portez dans vos villages, la paix qui régne dans cette 
heureuse maison! Portez-y aussi cet esprit d’ordre et de subordination 
aux autorités, sans lequel il n’y a ni peuple, ni société, et de république 
moins encore que de monarchie! Portez-y surtout cette flamme de pa- 
triotisme que vos dignes maitres ont su allumer dans vos Ames et qu'on 
nous reproche si fort de laisser s'éteindre dans la bourrasque des que- 
relles locales et des passions de parti. 

En résumé, chers éléves, — et ce sera 14 mon dernier voeu de cox 
patriote et de vieil ami, — soyez ici de bons écoliers, et vous seret 
dans le monde de fermes chrétiens, de courageux citoyens, et pour tou! 
dire en une parole, vous serez toute votre vie, de bons Francais. 


LéovotD pe GalLUARD. 





MELANGES. 664 


VIE DE LA REVERENDE MERE MARIE DE L'INCARNATION 
xée Manse Guyarp 


Premitre supérieure des Ursulines de Québec, par l’abbé P. F. Ricuavpgav, aumdnier 
des Ursulines de Blois. — Un vol. in-8. 


Ce serait, selon nous, une erreur de croire que les biographies de 
personnages renommeés par la perfection de leurs vertus, les vies de 
saints, pour les appeler par leur nom, ne sauraient étre lues que par les 
gens d'Eglise. 

On peut classer ces sortes d’écrits en trois catégories. Il y a ceux qui 
ont été composés effectivement 4 destination principale, sinon unique, 
des ecclésiastiques ou des maisons religieuses, et dont les auteurs se 
sont placés exclusivement au point de vue mystique, ascétique ou de la 
théologie; —- ceux, au contraire, dans lesquels on a cherché a grouper 
autour d'un saint personnage les faits historiques auxquels il a été mélé, 
ou a faire ressortir l’action politique ou sociale qu'il a pu exercer sur 
son époque. Enfin, il y a les ouvrages en quelque sorte intermédiaires, ou 
les événements publics sont relatés plus accessoirement, et ou la part 
est faite plus large a la vie intérieure du héros. 

Sidonc les écrits de la seconde catégorie, plus historiques qu’hagiogra- 
phiques, sont particuliérement destinés aux gens du monde, aux lecteurs 
sculiers, on peut dire que les derniers, précisément en raison de leur 
caractére mixte, s’adressent aux lecteurs laiques aussi bien qu’aux ecclé- 
slastiques. Cependant, comme entre deux termes donnés les intermé- 

diaires peuvent varier et se succéder en plus ou moins grand nombre, on 
concoit aissment que les vies de saints du troisiéme genre conviennent 
plus particuligrement a l'une ou A I’autre de ces deux classes de lec- 
teurs, suivant qu’ils se rapprochent davantage du premier ou du deuxiéme 
ferme. ° 

Le dernier ouvrage de M. l’'abbé Richaudeau se rattache évidemment 
au troisiéme, en inclinant toutefois vers le premier. Mais, étant donné 
un laique chrétien instruit des choses de la religion, comme tout chré- 
tien devrait l’étre, et par conséquent dépourvu de préjugés aussi bien fa- 
vorables qu’hostiles aux ordres monastiques, il est certain que la Vie de 
la révérende Ursuline Marie de |’Incarnation sera pour lui tout aussi rem- 
plie d'intérét, lui offrira tout autant d’objets d’admiration, tout autant 
d’exemples de sentiments atteignant a l’idéal et au sublime, qu’au moine 
le plus austére ou a la religieuse la plus mystique. 

Cette Vie est l'histoire d’une jeune Tourangelle du commencement du 
dix-septiéme siécle, qui, aprés deux années de mariage, veuve et mére 
d'un enfant de six mois, lutte pendant douze ans pour sa propre existence 

et pour subvenir 4 l'éducation de son fils, entre ensuite en religion, 
malgré la plus active et la plus énergique opposition de sa famille, et 


662 MELANGES. 


bientét, guidée par une impulsion divine, quitte la France et s'embarque 
pour le Canada, qu'elle ne connaissait pas méme de nom, et concourt 
d'une manieére aussi efficace qu'humble et modeste 4 la prospérité et a la 
consolidation de la jeune colonie. 

Il faut étudier l'influence étonnante acquise en peu de temps par la 
Mére Marie de I’Incarnation et ses religieuses sur toutes les fribus indi- 
génes (les farouches Iroquois exceptés), influence mise tout entiére au 
service de la gloire de Dieu d’abord, de celle de 1a France ensuite; ou 
plutét au profit de toutes deux en méme temps, car la, comme dans tout 
le cours de notre histoire, l'intérét de I'Eglise et celui de la France, de 
la société chrétienne et de la nation des Francs, ne sont-ils pas indissolu- 
blement liés entre eux? 

Le mérite principal du livre de M. l’abbé Richaudeau consiste dans un 
choix judicieux de citations remarquablement agencées et parmi les 
quelles se rencontrent de trés-belles pages. Avec une abnégation et une 
modestie qu’on ne saurait trop louer, l’auteur s’efface le plus posstble 
pour laisser la parole tantét 4 Marie Guyard elle-méme, dont il publie 
beaucoup de fragments inédits; tantét 4 dom Claude-Martin, son fils, bé 
nédictin de la congrégation de Saint-Maur, ou 4 dom Edm. Marténe, dis- 
ciple et historiographe de ce dernier, et dont les écrits, réduits @ un 
nombre extraordinairement restreint d’exemplaires, sont aujourd'hui 
introuvables; tantét au P. de Charlevoix, jésuite (1624); tantdt a 
M. l'abbé Casgrain, prétre de Québec, auteur estimé au Canada. Souvent 
aussi il fait d'habiles et sagaces emprunts aux Relations des Jésuttes du 
Canada, et a l’Histoire du monastére des Ursulines de Quebec, publicc 
en 1863, dans cette derniére ville, par une religieuse du couvent. 

On voit que l’auteur a puisé aux sources les plus authentiques et le: 
plus respectables; et — redisons-le, car c’est l4 un vrai mérite — il a su 
srouper et disposer ses citations de maniére 4 en former un tout homo- 
géne et suivi. De telle sorte que si quelque prise était laissée ici a la 
critique, ce pourrait étre sur le ciment a ]’aide duquel l’auteur a scelles 
ensemble et jointoyé ces magnifiques matériaux, non sur ces matériau’ 
eux-mémes. 

On en citera un exemple: l’auteur nous apprend que, entre 164 ¢! 
{648, madame de la Peltrie, une riche veuve qui, sans entrer elle-méme 
en religion, s'était vouée de sa personne et de ses biens & l’ceuvre entre 
prise et poursuivie par les Ursulines, les quitta tout 4 coup, ayanl, par 
un revirement inexplicable, passé du respect le plus tendre et de la plus 
profonde vénération pour la Mére de I'Incarnation, « 4 des sentiments 
qui étaient plus que de l'indifférence. » Le lecteur est done fondé 4 
croire que cette précieuse auxiliaire est & jamais perdue pour la jeune 
communauté, car de longues pages suivent sans qu'il soit plus questiol 
delle. Arrive le récit, d'ailleurs si pathétique et si émouvant, de I'mcer 
die subit du monastére en 1650, au milieu d'une nuit glaciale de 4 





° “seme eases 


MELANGESS 663 


cembre; et voild que madame de la Peltrie se retrouve mentionnée 
incidemment et dans un simple membre de phrase, comme se trouvant 
parmi les religieuses, comme elles privée de vétements et pieds nus dans 
la neige. Puis une petite maisonnette, qu'elle avait antérieurement fait 
construire pour elle et sa suivante, sert de refuge provisoire 4 la commu- 
nauté, en attendant la reconstruction de l’édifice incendié. Le lecteur 
est bien contraint de conclure de 14 que madame de la Peltrie était 
revenue auprés de Marie Guyard. Quand, comment, par suite de quelles 
circonstances? Pas un mot qui en donne le moindre indice. 

Ailleurs, aprés avoir retracé la mort héroiquement édifiante de la Soeur 
SaintJoseph, l’une des compagnes de la Mére de I'Incarnation, M. l’abbé 
Richaudeau nous apprend qu'elle était fille d’un chatelain millionnaire, 
mais il omet de nous dire quel était ce chdtelain. Or, en aucun siécle, 
méme au dix-septiéme, les chatelains millionnaires ne sont gens absolu- 
ment inconnus, et il edt été intéressant de nommer celui dont on fait 
connaitre la fille. . 

Qn trouverait encore quelques-unes de ces critiques de détail qui s’a- 
dressent 4 l’historien. On en ferait peut-étre aussi a l’endroit du littéra- 
teur dont les comparaisons pourraient parfois étre plus heureuses. Ce 
sont la des taches secondaires, et de l'ensemble du travail de M. l’abbé 
Richaudeau, l'on peut dire avec le critique de }’antiquite : 


Ubi plura nitent in carmine 
Non ego paucis offendar maculis. 


Qn aime 4 suivre dans ce récit les efforts patriotiques de nos natio- 
naux et de nos soldats ; la sage et habile administration de gouverneurs 
tels que MM. de Champlain, de Montmagny, d’Argenson, de Tracy; la 
sympathie croissante pour nous des pauvres sauvages, Hurons, Algon- 
quias, Montagnais, etc., qui savaient apprécier et reconnaitre le dévoue- 
ment des filles vierges, comme ils appelaient nos Ursulines, pour leurs 
enfants et pour eux-mémes. Et lorsque, en 1672, aprés trente-trois ans 
de séjour, on voit Marie Guyard mourir & Québec, au milieu de ses filles, 
on éprouve un sentiment de fierté patriotique a voir ]’immense et publi- 
que douleur dont cette mort est la cause, non-seulemet parmi tous les 
Franeais de la colonie, mais surtout de la part des indigénes, y compris 
méme un grand nombre de familles iroquoises qui, depuis la derniére 
victoire remportée, sur leur nation par M. de Tracy, étaient venues se 
fixer 4 Québec. 

On dit que le procés de béatification de la Mére Marie de I'Incarnation 
du Canada est pendant A Rome. S’il est vrai qu'il en soit de méme pour 
Jeanne d’Arc, la rédemptrice de la France au quinziéme siécle, et pour 
Louis XVI, notre roi-martyr, n’est-il pas permis d'espérer encore dans 
Vavenir de la France, qui comptera de tels avocats auprés de la misé- 
Ficorde divine? Jean D'ESTIRNNE. 





QUINZAINE POLITIQUE 


9 aott 1875. 


Voici l’Assemblée séparée pour trois mois. En interrompant ses 
travaux, elle a laissé, le 4 aout 1875, le gouvernement muni de 
pouvoirs réguliers dont chacun a désormais la force d’un droit: 
e'le l’a établi sur des lois constitutionnelles; il ne vacille plus, et 
avec lui ordre, dont il est la sauvegarde, dans l’incertitude d'un 
vague provisoire. C’est la une raison qui rend plus légitime et plus 
confiant que l’an passé l’espoir de sentir dans le pays, pendant cette 
paix parlementaire, une tranquillité sire et un repos fécond. Sans 
doute, il y a d'inquiétes et tumultueuses volontés qui trouvent tou- 
jours en elles-mémes un motif de s’agiter; nous n’avons pas la nai- 
veté de croire que M. Gambetta et ses amis veuillent bien enchainer, 
trois mois, la fiévreuse et bruyante activité de leur parti : le radi- 
calisme ne connait pas de tréve. Mais, au moins, l’Assemblée a-t-elle 
mis fin 4 cette dispute incessante qui, violente ou subtile, a, du- 
rant quatre années, fatigué la France avec les mots de République 
et de Sénat, de défini et de définitif, etc. Les mots qui restent au 
journalisme, pour ses querelles, ne suffisent que trop, nous le sa 
vens, 4 tenir en haleine ses polémiques et a troubler le sommeil 
du pays. Pour l’heure, toutefois, on est las d’entendre parler de dis- 
solution, de loi électorale, d’état de siége, de loi de la presse. Les- 
prit public, comme ]’Assembiée, est avide d’un peu de loisir: ce 
besoin va, pendant quelque temps, le rendre insensible aux cris 
habituels des partis; et plat & Dieu que, jusqu’au 4 novembre, le 
silence de Versailles régnat dans toute la France! 

Aux derniers jours de cette session, nous avons vu le ministére 
présidant 4 une majorité plus constante et plus compacte. La gau- 
che avait comme perdu sa direction ordinaire : elle se concertail 








QUINZAINE POLITIQUE. 665 


mal; elle se divisait méme; ses trois groupes se résistaient l’un a 
l'autre. M. Madier de Montjau ne trouvait que quatre-vingt-quatre 
républicains pour dissoudre l’'Assemblée : faute d’en trouver davan- 
tage, M. Brisson ne pouvait proposer la suppression de la loi Cour- 
celle, ni M. Pascal Duprat la levée de |’état de siége. La gauche ou- 
bliait jusqu’aux secrets de sa vieille logique, Jusqu’aux préceptes 
les plus simples de la vie parlementaire : clle ne savait plus accor- 
der ses votes avec ses discours; elle approuvait, au scrutin, les lois 
qu'elle critiquait 4 la tribune : comédie un peu ridicule o& M. Chris- 
tophle et M. Ernest Picard ont joué un réle qu’ils ont dd regretter. 
On sait enfin que la gauche, érigeant son impuissance en sagesse et 
voulant que les radicaux lui pardonnassent le crime de rester inac- 
tive et silencieuse, a imaginé de démontrer, dans un de ses pro- 
cés-verbaux, que sa politique méme lui commandait de ne rien faire 
n de ne rien dire; elle avait peur « d’une crise ministérielle; » 
elle ne voulait pas « de manifestations stériles! » C’est une délicate 
prudence, en vérité; et si cet abandon de ses traditions n’était que 
volontaire, om en pourrait féliciter la gauche. Mais personne 
Nignore comment cette vertu inespérée lui était devenue obliga- 
loire, et c’est surtout M. Buffet qui mérite honneur d’étre loué de 
la pacifique résignation a laquelle la gauchc s’est réduite : il a su 
'vcontraindre par sa vigueur ct sa fermeté. 

M. Laboulaye, il est vrai, juge que M. Buffet n’a pas eu l’attitude 
assez « républicaine : » il l’a déclaré dans ce manifeste de la der- 
niére heure ou il a glorifié le centre gauche avec une bonhomie si 
lyrique. Mais si M. Buffet n’a pas cu l’air assez « républicain, » 
c'est précisément le défaut que certains des moniteurs du radica- 
lisme remarquent eux-mémes dans la personne politique de M. La- 
boulaye, dont le républicanisme leur parait inerte et pale: « On 
n'a pas agi, on parle, » disaient, au lendemain de ce manifeste, ces 
farouches contempteurs de la rhétorique professée par M. Labou- 
laye au centre gauche. Oui, les reproches que M. Laboulaye adresse 
iM. Buffet et qui vont frapper M. Dufaure aussi, s'ils ne sont pas 
le pur amusement d’un grondeur débonnaire, s’ils ne sont pas les 
feintes d’une parade faite pour contenter de loin les yeux de la 
Masse, ce sont au moins des coups bien tardifs et inutiles. Pour- 
quoi M. Laboulaye et le centre gauche soupirent-ils aprés une dis- 
solution, qu’ils ont pu et qu’ils n’ont pas voulu demander avec 
M.Madier de Montjau? Pourquoi gémissent-ils d’un état de siége 
qu’ils ont pu et qu’ils n’ont pas voulu, avec M. Pascal Duprat, pro- 
poser de lever immédiatement? Pourquoi se plaignent-ils de len- 
leurs qu’ils n’ont pas abrégées eux-mémes? Pourquoi M. Ricard et 


666 QUINZAINE POLITIQUE. 


M. Jules Favre n’ont-ils apporté qu’a la derniére minute, l'un son 
rapport sur la loi électorale, l’autre ce projet de loi sur la presse 
qu’il n’a pas méme eu la peine d’élaborer? Ces impatiences, dont 
on frémit déja pour le 4 novembre, pourquoi n’en avoir pas senti 
Vaiguillon avant le 4 aot? Et, de bonne foi, les radicaux n’ont-ils 
pas raison de trouver singuliérement platoniques ces récriminz 
tions, ces regrets et ces promesses du centre gauche. 

Le discours de M. Laboulaye n’est guére qu’une redite des doc- 
tries bien connues par lesquelles le centre gauche se justifie ou 
se console d’étre républicain. M. Laboulaye commet toujours ke 
méme sophisme : il continue de vanter la République comme le 
seul gouvernement qui permette au pays de se gouverner lu: 
méme. On dirait que le savant publiciste ne sait plus ot est né le 
mot de self-government, ce mot qui est la loi de dix monarchies 
constitutionnelles formées sur l’exemple de ]’Angleterre, ce mot 
dont la France a, dans ce siécle méme, éprouvé la glorieuse ¢t 
bienfaisante vérité pendant plus de trente années d’état monar- 
chique. M. Laboulaye n’est pas plus heureux dans la définition par 
laquelle il essaie de caractériser la république du 25 févner. 
Voyez, dit-il 4 la droite, c’est «-une république parlementaire; » 
voyez, dit-il 4 la gauche, c’est une république « démocratique, » 
puisqu’elle a un président et qu’elle garde le suffrage universel. 
Or, si cette « république parlementaire » est trop peu monarchique 
pour la droite, elle l’est trop pour la gauche : la gauche, qui 
seule a compétence pour bien connaitre les qualités dune wraie 
république, doit trouver peu de rigueur scientifique dans la défini- 
tion de M. Laboulaye. Car, que valent les deux signes qu’il a spéci- 
. fiés? Non-seulement toute république a pour condition supréme 
_ Lélection de sa présidence, et, sans ce trait constitutionnel, elle 
ne serait pas unc république; mais tous les républicains ne sac- 
cordent pas sur la nécessité ou sur le mode de cette présidence: 
M. Grévy, M. Louis Blanc, M. Gambetta et M. Thiers ont chacun, 3 
ce sujet, une opinion différente. Quant au suffrage universel, pat 
quelle vertu propre pourrait-il donner 4 un Etat républicain une 
marque particuliére de démocratie? Est-ce que Napoléon Il 13 
pas accommodé le suffrage universel au césarisme? Est-ce qué 
l’Espagne ne I’a pas accepté dans la constitution de sa monarchie! 
Est-ce que M. de Bismark n’a pas combiné l’usage du suffrage unl- 
versel avec les lois de l'empire allemand? 

On ne saurait nier qu’il ne respire dans le discours de M. Labou- 
laye une aimable honnéteté, nous allions dire le charme des illu 
sions. Si Salente, au temps de Fénelon, avait eu des journaux, S* 


QUINZAINE POLITIQUE. 667 


lente n’aurait pas recu de lui pour la presse des lois plus bénignes 
que celles dont M. Laboulaye concoit lidée. Les journaux, pour 
M. Laboulaye, doivent se reconnaitre, comme les femmes de Salente, 
au costume, a la ceinture, 4 la couleur de la robe; il estime que ce 
moyen de les distinguer suffit A la morale publique. Car, 4 l’enten- 
dre, les uns sont honnétes : ils ont donc le droit d’étre libres. Les 
autres « ne se respectent pas: » mais, attendu que « personne ne les 
respecte » non plus, attendu que « le mépris » de la nation ct « le 
dédain de ceux qu’ils injurient » les réduisent « 4 l’impuissance, » 
M. Laboulaye estime que ces journaux-la aussi doivent étre laissés 
libres. Quelle facile et douce législation! Comme M. Thiers, aux 
jours d'un de ses ministéres et surtout pendant son principat, edt 
complaisamment souri a celte sereine philosophie de M. Laboulaye ! 
Peut-¢tre M. Thiers, au souvenir de M. de Rémusat accueilli comme 
on sait dans la république de M. Barodet, a-t-il entendu, en souriant 
aussi, ces paroles ot: M. Laboulaye célébre l’hospitalité fraternelle 
que la République donne a tout le monde, passant curieux ou voya- 
geur fatigué : a Notre république est ouverte 4 tous, ct, comme dans 
la vigne de I’Evangile, les ouvriers de la derniére heure n’y sont pas 
les moins bien venus. » Jusqu’é ce moment, on savait, comme 
M. Laboulaye, que la République recoit dans « sa vigne » tous les 
travailleurs de bonne vulonté; mais on y avait compté trop de bu- 
veurs rougis de son vin et plus d’un parasite mangeant le raisin 
d’autrui ; et puis l’on avait toujours vu les ouvriers de la premiére 
heure jaloux de garder pour ceux la meilleure part de la vendange, 
parfois méme la vendange tout entiére. Au dire de M. Laboulaye, les 
moeurs sont devenues évangéliques dans le vignoble républicain. 
Nous attendrons, pour l’en croire, le printemps de 4876. 

M. Laboulaye n’augure-t-il que paix et fraternité dans la Répu- 
blique? Croit-il que le centre gauche puisse éternellement jouir de 
Vamitié de ses, « fidéles alliés? » Quoi qu’il en dise au public, nous 
le soupconnons d’en douter. Nous en avons pour preuve la raillerie 
méme avec laquelle, le regard tourné vers M. Louis Blanc, il traite 
les chimériques qui révent l’absolu et qui songent a l’impossible. 
Nous en avons pour preuve encore ces mots mémes de son discours : 
« I! n'est pas impossible qu’une fois en pleine possession de la répu- 
blique, les partis ne se classent autrement qu'ils ne sont aujour- 
d’hui. » Ce pressentiment est juste. L’union des gauches périra 
dans la victoire : on se séparera en face du butin. L’histoire l’en- 
seigne et les grondements des radicaux !’annoncent déja. Oui, il 
adviendra, cet événcment tant de fois prédit au centre gauche. Nous 
lui donnons rendez-vous pour ce jour-la, nous autres conservateurs 


~ 


668 QUINZAINE POLITIQUE. 


et libéraux, qui n'avons jamais voulu, comme M. Christophle et 
méme comme M. Laboulaye, admettre dans nos rangs des alliés 
qui s‘appellent Gambetta ou Marcou, et c'est dans cette prévision, 
dans cette attentc, que, malgré bien des regrets, nous disons aux 
honnétes gens de tous les partis modérés : « Ne nous décourageons 
pas les uns les autres en nous rendant irréalisables, par les dis- 
cordes du présent, les alliances de l’avenir! » 

Avant de se séparer au bruit de ce panégyrique du centre gauche, 
l’Assemblée avait activement travaillé : elle achevait la loi du Sénat; 
elle opérait, dans la loi des conseils généraux, la correction de l’ar- 
ticle qui concerne la vérification de leurs pouvoirs; elle réglait le 
budget. 

Tout a été dit sur le Sénat. Il ne nous reste plus qu’a faire l'er- 
périence de la nouvelle Assemblée que la loi décore de ce vieux 
nom, tout en la créant par des procédés jusqu’a ce jour inconnus. 
Nous reconnaissons volontiers que les conservateurs ont placé dans 
cette loi autant de.garanties qu’ils ont pu. M. Buffet a eu raison de 
ne pas vouloir, dans les réunions électorales du Sénat, unc liberte 
si publique que tout le monde y cut été convié ou admis, meme 
ceux quin’ont ni a élire ni a étre élus. Il était non moins raison- 
nable de ne pas proclamer |’incompatibilité absolue qui, au gré de 
la gauche, devait proscrire du Sénat tous les fonctionnaires : c’eut 
été en écarter bien des capacités spéciales, bien des talents utiles ; 
M. Dufaure a parfaitement indiqué la juste mesure, celle que Léon 
Faucher précisait jadis. Mais nous regrettons que, « dans les com- 
munes oi il cxiste une commission municipale, » on ait remis 4 
« Pancien conscil » le choix du délégué : rien de plus anormal et 
de plus illogique ; le gouvernement a frappé d’indignité un conseil 
rebelle & la loi ou ennemi de I’ordre, ct voici que, pour un des in- 
téréts supéricurs de I’Etat, il lui rend plus de pouvoir qu’il ne lui 
en avait 6té dans la commune! Nous croyons également qu’en sala- 
riant les délégués, on a fourni 4 une démocratic de jour en jour plus 
« athénienne » 4 la maniére de M. Gambetta, de jour en jour plus 
disposée au socialisme, l’autorité d’un exemple dont elle s’armera 
pour pratiquer sa doctrine de la rémunération égalitaire et univer- 
selle. Puissions-nous nous tromper, et puisse, avec cette loi ot tout 
est transaction ou expédient, se former un Sénat capable des grands 
services que les conservateurs attendent de lui! 

On ne saurait qu’applaudir a la loi qui, rectifiant celle du 10 
aot 1871, reprend aux conseils généraux le droit de vérifier eux- 
mémes leurs pouvoirs. Ce droit, on a vu, dans |’Hérault, dans 
Vaucluse, dans la Loire, la Corse et les Bouches-du-Rhdone, les opi- 














QUINZAINE POLITIQUE. 669 


niatres et scandaleux abus que les radicaux avaient l’art d’en faire, 
soit en sophisticant les nombres, soit en répudiant la volonté des 
électeurs. Quand, en 1874, la droite sanctionna cet article 16, ce 
ne fut pas sans hésitation : il y avait quarante ans que le conseil 
de préfecture s’acquittait convenablement de cette vérification. Au- 
jourd’hui la réforme est devenue nécessaire : la droite corrige ce 
quelle avait innové, tandis que la gauche, maintenant si zélée pour 
celte méme loi du 10 aout 1874 a laquelle alors elle refusait son 
vote, edt voulu garder ce qu’elle rejetait en ce temps-la. L’Assem- 
blée, entre dix ou douze systémes différents, a choisi celui qui confie 
au conseil d’Etat le droit que l’expérience 1|’a contraint de retirer 
aux conseils généraux. Peut-tre est-il facheux d’accroitre ainsi les 
charges accumulées sur le conseil d’Etat. Mais c’est une juridic- 
tion aussi impartiale que haute : on n’en pouvait désigner une plus 
digne. Que les radicaux ne s’en plaignent pas : eux sculs ont vrai- 
ment aboli l’article 16 de la loi du 10 aout; ils changent la liberté 
en tyrannie : quoi d’étonnant que !’ordre réagisse a la vue de leurs 
exces? 

Parmi tant de difficultés et aprés tant de désastres, l’Assemblée 
aura eu la gloire de rétablir |’équilibre dans nos finances : elle aura 
eu la joie, avant sa séparation définitive, de pouvoir constater les 
heureux effets de ses efforts, Empire avait laissé un découvert de 
628 millions dans ses guerres et, dans les calamités de l’invasion, 
il avait détruit en France 40 milliards de capitaux. Grace au ciel, 
grace a la terre fertile de notre patrie, grace au travail et a l’écono- 
mie de notre nation, grace aux sages. mesures de l’Assemblée, si 
hous avons pour 4876 a dépenser 2 milliards et 569 millions, nous 
avons pu nous créer des ressources égales. Il y a plus : comparées a 
celles de 4875, ces dépenses auront diminué de 15 millions et 
demi ; ct, d’autre part, malgré l’inclémence du temps et la défaveur 
des circonstances, le Trésor a déja recu, cette année, prés de 
30 millions de plus qu’on ne l’avait espéré dans l’évaluation des im- 
pots. C’est une premiére satisfaction que de pouvoir nous dire avec 
lerapporteur, M Wolowski : « Le budget de 1876 pourvoit a l’indis- 
pensable ct ne demande aucun impét nouveau. » Sans doute, il est 
eflrayant de penser que, sur une somme de 2 milliards 569 mil- 
lions, la dette publique et les frais de régie absorbent presque la 
moitié du total, et que, de l’autre moitié, les services de la guerre 
ede la marine nous prennent les trois cinquiémes ; la France dé- 
pense pour son armée 44 francs par téte d’habitant, pour les travaux 
publics 4.francs 45 centimes, et seulement 4 franc pour l’instruc- 
tion. Comme ces chiffres nous rappellent cruclicment notre histoire! 





670 QUINZAINE POLITIQUE. 


Et si on songe que, dans quelques années, toutes les améliorations 
que l’état de la France rend obligatoires, nous forceront d’ajouter 
encore 4 nos dépenses une centaine de millions, que de raisons 
pour restcr un peuple laborieux et probe, pour étre un peuple mo- 
deste et sage, pour aimer l’ordre et: pour garder la paix! 

- Les vacances de l’Assemblée suspendent, a Versailles, ce mouve- 
ment de nouvelles incessantes qui vont tous les jours émouvoir la 
curiosité de la France. Cette curiosité pourra se tourner vers l’Eu- 
rope ; le spectacle qu’en ce moment elle offre 4 nos regards a pour 
nous un intérét presque exceptionnel. 

Des événcments importants out commencé 4 nos frontiéres ou 
non loin d’elles. Prés des Pyrénées, la guerre civile qui dévaste le 
nord de |’Espagne est plus violente que jamais : ses coups sont de 
plus en plus serrés. Nous ménage-t-elle, comme d’habitude, quel- 
que dramatique surprise? Que peut-on prévoir sur cette terre de 
Vimprévu? Par dela les Alpes, les élections municipales ont eu, 
dans toute I’'Italie, un caractére qui attire l’attention non-seulement 
de ses hommes d’Etat, mais de |’étranger : les catholiques ont été 
victorieux. Cette victoire aura-t-elle 4 Rome des effets marqués, des 
résultats prochains? C’est une question qui déja se pose en Allema- 
gne et qui doit se poser en France aussi. De méme, les catholiques 
et les particularistes, c’est-a-dire les ennemis de la politique qui 
régne 4 Berlin ct qui dominel’empire allemand, ont cu |’avantage 
dans les élections de la Baviére : leur majorité, qui n’est que de 
deux voix, restera-t-clle unic? Aura-t-elle une force suffisante pour 
changer la direction du ministére? Que pourra-t-elle 4 Munich? 
que fera-t-elle vis-a-vis de M. de Bismark? L’Autriche enfin a vu 
se renouveler le Parlement hongrois : l’union des deakistes et de 
la gauche modérée, dont M. Koloman Tisza était naguére le chef, 
a formé dans ces élections un parti puissant qui apporte au dua- 
lisme de l’empire austro-hongrois l’appui le plus assuré que le 
gouvernement put souhaiter. Cette majorité, toutefois, consentira- 
t-elle au sacrifice que réclame 4 Vienne le ministére de la guerre? 
Refusera-t-elle de voter les dix-huit millions dont l’Autriche a be- 
soin pour son artillerie et pour son état-major? Peut-elle laisser, 
sans compromettre les destinées de l’empire, l’Autriche impuis- 
sante et désarméc entre l’Allemagne et la Russie, d’un cdté, et 
l’Orient qui s’agite, de l’autre? 

La France aura a suivre du regard ces événements ct leurs con- 
séquences : dans la solidarité actuelle des choses européennes, au- 
cun ne lui est indifférent. Mais aucun non plus, malgré certaines 
conditions d’éloignement, n’a plus de gravité pour elle que les 











QUINZAINE POLITIQUE. 674 


troubles de l’Herzégovine. Si cette insurrection, en dépit de tous les 
efforts et contrairement a nos veeux, ¢branle la Turquie et met en . 
mouvement toutes les causes qui menacent de ruine le caduc em- 
pire du sultan; si toutes ces religions opprimées et toutes ces natio- 
malités impatientes du Joug se soulévent, des monts de |’Albanie 
aux bords du Danube, on ne peut savoir ce que cette nouvelle 
guerre d’Orient jetterait de périls et de maux en Occident. Quelle 
est la main qui remue tout cela? Nous lignorons encore. I faut 
d ailleurs fairc taire nos soupcons. Mais 1 est facile de comprendre 
que, si ces affaires d’Orient occupaient 4 Constantinople l’inquié- 
tude de l’Angleterre, si l’activité de l’Autriche et de la Russie était 
engagée dans la vallée du Danube, il resterait au pied des Vosges, 
face 4 face avec Ja France, unc puissance gigantesque et libre, que 
ses vicloires n’ont pas satisfaites, dit-on, et dont les moindres que- 
relles nous sont devenues redoutables. 

Le paix de l'Europe nous est doublement chére: c’est la nétre. 
Comment supposer que la France put vivre une heure dans un cer- 
cle de flammes, sans que lec souffle de Vincendie se répandit sur 
son territoire? Nous le répétons donc: chacun des changements 
qui peuvent survenir en Europe a pour la France un intérét parti- 
culier, un intérét d’autant plus grave qu'elle est plus faible. Le len- 
demain du jour ou l’Assemblée a prorogé ses travaux, nous n’avons 
pas seulement 4 souhaiter qu’un peu de repos calme les passions 
de nos partis et laisse la France continuer heureusement, pendant 
ces trois mois, le travail de sa réparation intéricure; nous avons 
encore a désirer vivement que l'Europe voie bientét s’éteindre tous 
les feux qui s’allument et toutes les étincelles qui volent aujourd'hui 
a sa surface. 


Avcuste Bovcuer. 


L’un des gérants ; CHARLES DOUNIOL. 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE 


Conférences sur les connaissances les plus 
utiles aux habitants des campagnes, par 
M. Howserc, conseiller honoraire & la 
Cour de Rouen. — 1 vol. in-12, Douniol. 


On dirait, en vérité, qu'il n’y a, chez 
nous, de peuple que dans les villes; c'est 
pour lui que l'on fait tout, que l'on écrit 
lout. Du peuple des campagnes, qui s’en 
occupe? Voici pourtant un petit livre fait 
exclusivement a son adresse et bien fait. 
Ce livre a un double but : prévenir les gens 
de la campagne contre les idées subver- 
sives qui se répandent aujourd'hui partout 
en Jeur donnant de justes notions de la 
chose qui les intéresse le plus, — la pro- 
priété,—et leur fournirjles indications les 
plus précises et les conseils les plus sages 
sur les moyens a prendre pour l’acqué- 
rir, la gérer, J’améliorer et la trans- 
mettre. I) débute par un excellent chapitre 
sur le mariage, qui est pour beaucoup 
d’hommes, au village, le commencement 
de la fortune. Celui de l'épargne qui suit 
naturellement explique avec beaucoup de 
clarté les moyens nouveaux et sirs qu'a 
maintenant le peuple de faire fructifier ses 
économies ;: caisses d'épargne, tontines, so—- 
ciétés de secours mutuels, assurances de 
toutes sortes, contre lesquelles régnent 
encore au village plus d'une prévention. 
Quelques observations sommaires, mais 
étincelantes de bon sens sur le socialisme 
et le communisme servent de prélude au 
long chapitre sur la propriété fonciére qui 
fait, A proprement parler, le corps et le 
sujet propre de l'ouvrage et qui témoigne, 
chez l'auteur, d'une connaissance trés- 
pratique de l’esprit des lecteurs pour les- 
quels il écrit. Suivent, comme conséquence, 
de bonnes pages sur la médecine au village 
pour les hommes et les animaux, couron- 
nécs a leur tour par de bons avis sur les 


avantages de l'éducation rurale et le carac- 
tére qu'il convient de lui conserver. Ces 
pages portent l’empreinte d’une grande 
expérience de la vie en général et de celle 
des paysans en particulier et respirent ce 
chaleureux amour des hommes dont la 
source n'est que dans |'Evangile. 


Les Crotsades, par M. E. Léotanp, ancien 
éléve de |'Ecole normale, professeur d'bis- 
toire. — Lyon, imprimerie Pitrat. 


Cette brochure est la lecon d’ouverture 
et le programme d'un cours public qui 
deviendra sans doute un livre. Nous en 
faisons du moins bien sincérement le veu. 
Il y a, en effet, bien des choses 4 dire en- 
core sur les croisades, méme depuis qu'elles 
ne sont plus a4 justifier, et M. Léotard 
nous parait plus prét que personne 4 en 
parler comme il convient. Son discours 
d'introduction en présente, en effet, use 
vue d’ensemble plus large et plus comi- 
pléte que celles qu'on en a données jus- 
qu'ici, et il en signale des aspects quon 
n’avait pas encore mis ea lumieére. L'éten- 
due et la durée de leur influence est du 
nombre de ces apercus véritablement 
neufs et qui garantissent au livre, pour le 
jour ou il paraitra, le succés qu'il obtient, 
nous n‘en doutons pas, sous la forme ov il 
se produit aujourd hui. 


Accord de TEglise et de UEtat dans le 
temps présent, Lettres & un catholique, 
par J.-B. Jaucer, prétre, docteur en théo- 
logie. — Paris, chez Douniol. 


Voici en quels termes l’auteur de cet 
ouvrage expose lui-méme le but de son 
travail : : 

« Mon desscin, dit-il, est de montrer 
comment un catholique peut concilier les 


| dogmes de sa foi religieuse avec les dé- 


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 675 


plorables nécessités du temps présent, et 
par quels moyens il lui est possible de 
garantir, dans une mesure suffisante, les 
droits et l'indépendance del’Eglise au mi- 
lieu des sociétés modernes. Dieu, qui nous 
a fait naitre dans un siécle ot la foi «st 
faible, ou Jes bases de l’autorité civilc et 
religieuse sont violemment ébranlées, veut 
que nous soyons de notre temps; i! veut 
que nous nous mélions aux affaires de ce 
monde, dans la mesure compatible avec 
les exigences de notre foi, afin de travailler 
plus efficacement 4 ramener dans le droit 
chemin nos fréres égarés. C'est ce que fait 
la sainte Egiise, et c'est ce que nous devons 
tous faire selon nos moyens. 

« Mais la sagesse nous commande de 
prendre garde 4 ne pas nous perdre nous- 
mémes, en voulant sauver nos fréres, et a 
ne pas tomber dans l’abime, en essayant 
d'en retirer les autres. Il est donc néces- 
saire que nous sachions bien ce que nous 
pouvons accepter, en sdreté de conscience, 
dans ce qu'on appelle les institutions mo— 
dernes, ce*que nous devons rejeter, et 
d'aprés quels principes nous devons régler 
notre conduite. Le lecteur, je l’espére, 
trouvera dans ces lettres un exposé suc- 
cinct de ce qu'il lui importe de savoir a ce 
sujet. » 

Nous aurons suffisamment fait I’dloge de 
ce livre en disant que l'auteur a pleine- 
ment atteint le but qu'il s'était proposé. 
Ajoutons seulement que M. l'abbé Jaugey 
n'a pas fait une ceuvre de polémique, mais 
une wuvre d'union, et que ses Jelires a 
un catholique, écrites avec un grand esprit 
de justice et de charité, ne peuvent blesser 
aucun de ses fréres dans la foi. 


Une Semaine de vacances en Suisse. — 
1 vol. in-12 avec carte et gravures. — 
Librairie Hachette. 


Vfallait autrefois des mois pour visiter, 
non pas la Suisse, mais un de ses can- 
4ons. Grace & la vapeur et aux rails qui 
franchissent ses vallées et ses riviéres et 


grimpent jusqu’a ses sommets hantés jadis 
par les chamois, on peut la voir dans ce 
qui ta constitue essentiellement, en une 
semaine, C'est ce qu’atteste le petit livre 
que voici. « Il a pour but, dit l'auteur, de 
retracer une excursion sur le lac des Qua- 
tre-Cantons et dans l'Oherland, les joyaux 
de la Suisse.» Ces joyaux gagnent-ils beau- 
coup a étre sertis comme ils le sont chaque 
jour de plus en plus par l'industrie mo- 
derne? Ses glaciers ne perdent-ils pas de 
leur éclat 4 la fumée des locomotives? Et 
les pentes vertigineuses du Rigi font-elles 
éprouver 4 qui les monte en chemin de fer 
les mémes sensations qu’au voyageur qui 
les gravissait le baton a la main? Sans 
doute, & en juger par le ravissement de 
auteur d’Une Semaine en Suisse, i) reste 
encore quelque chose du plaisir que don- 
nait l’ancienne maniére de voyager. Mais, 
évidemment, le charme physique de ces 
contrées s'en va. Ce qui ne s’en va pas 
moins, c'est le charme moral qui provenait 
du tableau des libres expansions de la 
piété catholique des habitants. La régne 
aujourd’hui la plus odieuse des oppres- 
sions, l'oppression religieuse, — décrétée 
au nom de la liberté. Comme le dit l'auteur, 
ces violences hypocrites sont un moyen, 


- non-seulement de dépoétiser la Suisse, mais 


de la tuer comme Etat, en brisant sa vieille 
unité. « Combien de temps encore se main- 
tiendra }'unité? Tusques 4 quand la natio- 


. nalité résistera-t-elle aux coups acharnés 


que lui portent les sectaires’ placés a la 
téte du gouvernement bernois, ces hom- 
mes qui persécutent avec un veéritable fa- 
natisme leurs compatriotes catholiques, et 
qui subissent servilement l'influence étran- 
gére? Dieu seul le sait : le calme renaitra 
quand il aura commandé aux vents et a la 
mer. Quant 4 présent, la tempéte est vio- 
lente et le péril est grand, non pour la foi 
religieuse qui sortira plus vive de cette 
rude épreuve, mais pour la patrie tant 
vantée, exposée aujourd hui au démembre- 
ment-ou 4 de honteux abaissements » 


Pour les articles non signés : LEROUX. 


PARIS. —— IMP. SIMON RACON ET COMP., RUE D'ERFUATH, 1. 


10 Aovr 1875. 


44 


INDUSTRIE, LIBRAIRIE, BEAUX-ARTS 


Bulletin de Commerce du Correspondant, paraissant le 19 et le 25 de chaque mois, 


LIBRAIRIE HACHETTE ET C", BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79; A PARIS | 





EN VENTE. 


L’ ODYSSEE D’ HOMERE 


TEXTE GREC 


REVU EY GORAIGH D’APRES LES DIORTHOSES ALESANDRESES, ACCOMPACHE D'UN COMMENT ARE 
CRITIQUE ET EXPLICATIF 


PRECEDE D°UNE INTRODUCTION 


ET SUIVi 
DE LA BATRACHOMYOMACHIE, DES HYMNES HOMERIQUES 7 ETC. 
PAR ALEXIS PIERRON 
Deux volumes grand in-8, brochés. — Prix. . . 416 francs. 


Cet ouvrage fait partie de la collection d’éditions savantes des principaux classiques latiws et grecs. 


Pe oS a] 


OUVRAGES DEJA PUBLIES 


VIRGILE, par M. E. Bexoist, professeur sappléant & la Faculté des lettres de Paris. — 
PTS a ee vas se: a 0 ie es es a ee Se Se ey ae eS 
On vend séparément : Les Bucoliques et les Géorgiques. 2° édition. — 1 vol. — Prix. 7 
wiEndide. — 2 vol. — Prix. . 2. 2.2 oS Sw ee 5 
CORNELIUS merce, , par M. Mosauor, ancien éléve de l’Ecole normale, professeur au lycée — 
eee Al WO) se PISS eo oe i: cass te ae a i RH Ries HO Sw ES. Re r.? 
TACITE : Annales, tivass I-VI, par Emile Jacos, professeur de rhétorique au lycée Saint-Louis. - 
A vOl as PEig ne! 50 fee 15 aony: ae ee es ve des saw SS), Se eae Be ee au eH weed ifr. 3 
DEMOSTHENE : Les Harangues, par M. H. Wei, correspondant de |’Institut, doyen de la | tig 
des lettres de Besancon. ed WOls —— PPIKG 6 5st oc ee eS ee Re A Se SS fr. 8 
EURIPIDE : Sept tragédies, par M. H. Wen. — 1 fort vol.— Prix... .....-.. ae , 
HOMERE : Ulade, par Alexis Puanos. — 2 vol. — Prix. .... 2. - eee ee ew ee 16 fr. 
SOPHOCLE : Tragédies, par M. E. Tovnumar, docteur és lettres, maltre de conférences a rar ww 
male supérieure. — 1 fort vol, — Prix. 2. 2. 2 0 we eee ee ee ee wee ewe 


SOUS PRESSE 


TACITE, tome II et suivants; CESAR, par M. . Resour DEMOSTHERE : Marangues politiq. 
par H. Wer. 


ws 


vol. 
fr. 
fr 
fr. 


wi 
esl 


LES CONSOMMATIONS DE PARIS 


PAR ARMAND HUSSON 
DEUXIEME EDITION, ENTIEREMENT REFONDUE 
Un volume in-8, broché. ........-0c0.50 ce ce eeavaeee 9 fr. 
LE CORRESPONDANT DU 10 AOUT 41875. 


M. ODILON BARROT 


ET L’OPPOSITION SOUS LE REGNE DE LOUIS-PHILIPPE | 





Hémoires posthumes de Odilon Barrot. — Charpentier, éditeur. 


Lorsqu’aprés la révolution de Juillct, M. Odilon Barrot se fit pré- 
senter, dans les couloirs de la Chambre, 4 M. Royer-Collard, celui-ci 
lui dit, avec le sourire ironique et hautain qui lui était habituel : 
« Ah! monsieur, c'est inutile ; il y a quarante ans que je vous con- 
nais ; alors vous vous nommiez Pétion ! » 

Adressé 4 un homme récemment honoré des remerciements du roi 
Charles X partant pour l’exil, le mot était dur et certainement injuste. 
Le préfet de la Seine de 1830 ne rappelait aucunement le maire de 
Paris de 1792, car l’apologiste trop confiant du gouvernement des 
classes moyennes différait, par la nature de ses idées comme par la 
dignité de son attitude, de l’ambiticux vulgaire toujours incliné 
devant Ja populace plus bas que Dangeau ne le fut jamais devant 
Louis XIV. Si tous les deux eurent le gout périlleux de 1a popularité, 
l’un n’hésita pas a l’acheter par des crimes, tandis que le principal 
tort de l'autre fut de délayer des généralités imprudentes dans une 
phraséologie assez vague pour aller a toutes les nuances de l’opposi- 
tion en n’y décourageant aucune espérance. Pétion fut l'un des 
étres les plus médiocres que le drame révolutionnaire ait hissés 
pour un jour sur le thédtre de V’histoire : complice silencieux 
du 20 juin et du 40 aout, il ne racheta ses actes coupables ni par 
Véclat du talent ni par celui du courage; et le piétre avocat de 
Chartres ne saurait étre comparé 4 l’oratcur éminent demeuré le 
partisan obstiné dela monarchie parlementaire, lors méme que, 
dans son imprévoyance, il frappait des plus terribles coups l’édifice 

NM. Sm. T. LXxrv (c* DE LA comect.). 4° uv. % Aoor 1875. 4d 


674 M. ODILON BARROT. 


4 la fondation duquel il avait concouru. Chargé par |’Assemblée 
constituante de ramencr Louis XV1 de Varennes a Paris, Pétion 
avait uni, durant ce sinistre voyage, les violences de l'homme 
de parti & toutes les indélicatesses de homme mal élevé. Lors 
donc que M. Barrot, qui venait d’accompagner a Cherbourg le roi 
Charles X tombé du tréne, aprés avoir déployé dans cette mission 
délicate la plus respectueuse déférence, entendait un personnage 
tel que M. Royer-Collard placer son nom 4 cété d'un nom aussi 
compromis, il aurait pu et dd protester contre un pareil rappro- 
chement. 

On peut douter cependant que le chef de l’opposition s’en soil 
tenu pour blessé, et je ne serais pas surpris qu'il edt vu dans ces 
paroles une sorte d'’éloge. Le tort principal de M. Odilon Barrot 
fut de n’avoir guére étudié l’histoire avant d’entrer dans la vie pu- 
blique. Un autre malheur, plus imputable 4 sa situation domesti- 
que qu’a sa volonté réfléchie, c’est d’avoir tout accepté de la révo- 
lution frangaise, sans porter dans l’observation des faits complexes 
qui s’y enlacent le sérieux discernement du bien et du mal, con- 
stamment mélés et confondus dans tout le cours de cette longue 
crise. Elevé par un pére ancien conventionnel dans le culte de la 
Gironde, grandi sous l’Empire, durant Icquel il vit le génie, enivré 
par usage du pouvoir absolu, se précipiter sans résistance vers 
l’abime, le jeune avocat, dont le tempérament était bien plus ora- 
toire que philosophique, fut conduit 4 se faire de |’époque révolu- 
tionnaire une sorte d’idéal, et la jugea surtout par ses débuts si ri- 
ches en espérances. Son imagination se jouait dans ce large horizon 
ou elle admirait tout, hommes et choses, & moins que de sinistres 
souvenirs ne vinssent, comme des ombres sanglantes, s’interposer 
entre lui et les acteurs, la plupart trés-vulgaires, de ce drame le 
plus souvent odieusement travesti. Dans sa naive honnéteté, M. Bar- 
rot eut certainement toujours horreur de Robespierre Pincorrup- 
teble, mais je n’affirmerais pas qu’il n’ait point un peu cru a Pétion 
de vertueux. Il acceptait les yeux fermés toute la légende de 1792, 
ne doutant pas plus de l’héroisme des enrdlés volontaires que de 
esprit conservateur de la garde nationale; confondant enfin de la 
meilleure foi du monde les généreuses aspirations de la France vers 
légalité civile et la liberté constitutionnelle avec les stériles agita- 
tions qui, durant quatre-vingts ans, lont si tristement ballottée 
entre le’ despotisme et l’anarchie. 

Depuis les journées de Juillet 1830 jusqu’a celles de Février 1848, 
le chef de l'opposition dite dynastique professa 4 la tribune, avec 
une chaleur d’ailleurs assez peu contagieuse parmi les siens, toutes 
les doctrines de 1791, sorte de Credo que la bourgeoisie dans la 





M. ODILON BARROT. 675 


nation et l’opposition dans les Chambres continuaient & répéter, 
quoique ces croyances y fussent déja singuliérement altérées par 
les influences sceptiques auxquelles n’échappe jamais un peuple ou 
les révolutions ont passé 4 l’état chronique. Au lendemain d’un 
triomphe dont il n’avait soupconné ni la proximité ni la plénitude, 
M. Barrot ne tarda pas 4 en faire Ja cruelle expérience. Lorsqu’en 
1848 il demeurait noblement fidéle 4 son vieux symbole politique, 
plusieurs de ses amis parlementaires s’empressérent de le quitter 
pour gravir les pentes les plus abruptes de la nouvelle montagne, 
et deux ans plus tard un bien plus grand nombre encore prenait 
congé afin d’aller sur les bancs du nouveau Sénat se reposer de 
tant de vicissitudes. 

Le chef de la gauche parut fort surpris de la désertion 4 peu prés 
générale qui suivil de si prés la crise qu’il avait ouverte sans le 
vouloir. Rien n’était pourtant moins difficile 4 expliquer. La sur- 
prise de M. Barrot provenait, 11 faut bien le dire, de son peu d’esprit 
politique. L’absence de cette qualité-la chez un homme aussi heu- 
reusement doué d’ailleurs demeurera, en effect, le trait saillant de 
sa physionomie. Jurisconsulte disert, orateur abondant n’appor- 
lant rien 4 la tribune des habitudes du barreau, ce personnage 
imposant manquait de la qualité fondamentale des hommes d’Etat, 
car il ne mesurait guére mieux la portée des événements que celle 
de ses propres paroles. Ce défaut lui était tellement congénial 
qu'il a résisté chez lui aux plus rudes lecons de l’expérience et 
du malheur. La lecture de ses Mémoires posthumes constate que 
tant de déceptions éprouvées depuis vingt-cing ans par tous les 
partis n'ont guére modifié ses jugements, ni sur les personnes ni 
sur les choses. Trés-sévére, malgré un grand fond de bienveillance 
naturelle, pour d’anciens adversaires auxquels il persiste 4 impu- 
ter tous les désastrcs de son pays, il ne consent 4 prendre aucune 
part dans la responsabilité commune. L’homme qui commenga sa 
vie parlementaire par une lutte violente contre le ministére répa- 
rateur de Casimir Périer et l’acheva par la campagne des banquets, 
se contemple avec une sorte d’impassible béatitude dans le miroir 
du Moniteur, et emprunte 4 ses colonnes la moiltié du texte de ses 
Mémoires. C’est ainsi que s'est trouvé composé, sans beaucoup 
d’efforts, ce livre écrit avec une naiveté désespérante, et pour le- 
quel il aurait fallu réserver cet heureux titre : Mémoires d’un 
homme qui ne s’est jamais trompé! 

Si M. Barrot avait vécu lors de cette publication, il s’étonnerait 
et se blesserait probablement de m’entendre dire que, dans le long 
plaidoyer consacré A l’apologie de sa vie politique, la seule partie 


676 M. ODILON BARROT. 


qui satisfasse pleinement I’esprit, parce qu’elle va droit au ceur et 

ne saurait provoquer aucun dissentiment, c'est la portion du livre 

consacrée 4 |’évocation des joies tranquilles de sa vie domestique. 

Au lieu et place du personnage que nous avons tous vu a la tribune 

dans une attitude emphatique et toujours un peu gourmée, on est 

agréablement surpris en rencontrant la un homme droit et simple, 

dont l’enfance et 1a jeunesse sc révélent sous un aspect naturel et 
charmant. Aprés le saint-cyrien condamné 4 porter le mousquet et 
l’uniforme malgré lui, et contractant sous une discipline mil- 
taire qu’il abhorre la haine du despotisme et l'amour de I'inde- 
pendance, on voit apparaitre l’avocat débutant au barreau avec un 
succés inespéré. Il se montre sans robe et sans rabat, a cété de 
Berryer, de Dupin ainé, de Mauguin et d'autres encore, tous prédes- 
tinés 4 la vie pariementaire, et dont il esquisse le portrait avec une 
verve spirituelle, cn les observant dans la famuiliarité de leurs 
meeurs professionnelles. Avocat au conscil d’Etat et a la cour decas- 
sation presque au lendemain de sa majorité, Odilon Barrot ne ren- 
contre devant ses premiers pas aucun obstacle. Il voit venir 4 lui, 
comme 4 l’appel d’une fée bienfaisante, le succés et la renommée, 
suivis bient6t aprés d’un don qui compleéte et couronne tous les 
autres, un mariage selon son coeur. Infatigable au travail, il se dé- 
lasse des labeurs toujours croissants imposés par la faveur publi- 
que, en goutant les joies calmes et profondes d'une union bien 
assortie. 

Ce fut dans ces conditions si saines pour l’esprit qu'il avait vu 
tomber |’Empire sous les coups de l'Europe, armée tout entiére 
contre la France par la démence d’un seul homme. A la chute de 
Napoléon, auteur de sa propre ruine, il respira comme délivré d'un 
lourd cauchemar, et consacra 4 la liberté un culte auquel il est 
.demeuré fidéle. En élevant deux tribunes et en proclamant le gou- 
vernement représentatif, la Restauration venait d’ouvrir des perspec- 
_ lives qu'il accepta sans hésiter pour son pays comme pour lui-méme, 
malgré la situation difficile ot le plagait le retour de la vieille 
royauté. Le nom de son pére et le souvenir d’un vote fatal séparait 
en effet M. Odilon Barrot de la branche ainée des Bourbons, ce qui 
ne l’empécha pas d’applaudir, avec toute la bourgeoisie parisienne, 
a l’établissement de la monarchie constitutionnelle, cette Ithaque 
entrevue et si vainement poursuivie depuis 1789. 

Il s’associa donc sans réserve, en 1814, & des espéramces 
alors 4 peu prés unanimes au sein de la nation. Dans la nuit du 
19 mars 1845, le fils de l’ancien conventionnel montait la garde 
aux Tuileries, 4 la porte de Louis XVIII partant pour un nouvel exil, 





M. ODILON BARROT. 677 


«> poussait le cri de Vive le Roi! comme une derniére protestation 
«les amis de la liberté contre l’audacieux violateur d’un traité au 
mmainlien duquel se rattachait la paix du monde. 

Mais la situation changea complétement en 1815, quelqu’effort 
que fit !'auguste auteur de la Charte pour maintenir a son gouver- 
mement le caractére transactionnel qu’il s’était efforcé de lui donner. 
Trop justement exaspéré par le crime des Cent-Jours, le parti roya- 
liste se crut le droit et la force de réclamer le bénéfice d’une vic- 
toire 4 laquelle il n’avait pas concouru. Il entreprit d’exercer sur 
tout le passé de la Révolution unc justice rétrospective, et M. Odi- 
lon Barrot eut 4 redouter pendant plusieurs mois de voir le nom de 
son pére inscrit sur la liste des exilés. Ses sentiments s’aigrirent 4 
mesure que se transformaient ceux de ces classes moyennes dont il 
était déja l'un des orateurs les plus écoutés. L’homme qui le 
20 mars avait son sac de volontaire tout fait pour se rendre a 
Gand, ne tarda pas 4 s’engager dans toutes les voies ouvertes a la 
résistance légale, soit au barreau, soit dans la presse ou dans les 
associations politiques. Je m’empresse d’ajouter que la droiture de 
Sa conscience ct le respect de son serment professionnel Ic laissérent 
d’ailleurs étranger aux conspirations si nombreuses sous la seconde 
Restauration, et l'éloignérent constamment des sociétés secrates, 
dont l’action fut alors si considérable. . 

Les membres de ces sociétés, profondément divisées par leurs 
tendances, mais réunies par le lien d’dne haine commune, poursui- 
vaient un double but, également antipathique au jeune avocat libé- 
ral, le rétablissement de l’Empire, dont ils cultivaient la légende, et 
l"avénement d'une république démagogique greffée sur le vieux 
tronc jacobin. Ses moeurs douces, sa parfaite droiture, ‘et plus 
encore peut-étre les impressions de son enfance, écoulée dans le 
culte de la Gironde, lui inspiraient un repoussement invincible 
contre les hommes de la Terreur, et les tristes imitateurs qui, de 
sang-froid, s’efforgaient, aprés un demi-siécle, de réveiller d'odieux 
souvenirs pour se donner la fiévre du crime. Si opposé qu’il fut au 
fouvernement de la branche ainée, M. Barrot ne voyait alors dans 

le parti républicain, avec lequel son ministére d’avocat I'appelait 
si souvent & communiquer, qu’une cohue de sectaires, incptes 
ou fanatiques, incapables de formuler jamais un programme sé- 
reux ct de le faire accepter par la France. Il faut reconnaitre, en 
effet, que pendant tout le cours de sa vie parlementaire, le repous- 
sement contre la forme républicaine a été une idée fort arrétée chez 
le chef de la gauche dynastique, idée de laquelle il ne s'est pas dé- 
parti un scul jour. Ce sentiment s’était déja révélé sous la monar- 
chie légitime, quelque repoussement instinctif que lui inspiral la 


678 “M. ODILON BARROT. 


royauté de la ‘maison de Bourbon; il est donc naturel qu'il se soit 
manifesté d’une maniére moins équivoque encore sous la monarchie 
de 1830, 4 laquelle V’attachaient de vives et persistantes sympa- 
thies. 

Mais si, durant le cours de la Restauration, l’avocat aux conseils 
du roi et & la Cour de cassation demeura parfaitement étranger de 
sa personne aux complots dont il défendait les auteurs devant tou- 
tes les juridictions, M. Barrot, par une conséquence & peu pres 
forcée du réle que lui avait créé ce ministére de défenseur attitré 
de tous les accusés politiques, se trouvait engagé: dans un monde 
interlope ott V'hostilité contre le pouvoir établi était générale, les 
conspirations bonapartistes ou démagogiques y demeurant perpé- 
tuellement 4 l’ordre du jour. Dés sa jeunesse il contracta donc la 
périlleuse habitude de tenir un langage calculé pour ménager des 
passions qu'il ne partageait point. Aussi se trouva-t-il constamment 
obligé, méme aux heures décisives de sa vie politique, de compter 
avec des hommes dont la pensée ne correspondait point 4 la sienne. 
et qui ne demeuraient pas moins étrangers 4 ses vues qu’a ses scru- 
pules. La fut Virréparable malheur de sa carriére et linfirmité 
originelle dont il ne triompha jamais. 

Une singuliére coincidence semble avoir encadré la partie prin- 
cipale de la vie publique de M. Barrot entre deux banquets restés 
célébres. Ces manifestations, ot le réle principal lui appartint 
comme orateur, lui fournirent occasion d’affirmer avec un incon- 
testable courage son respect permanent pour la légalité; mais il 
dut le faire devant de redoutables alliés appelés 4 avoir bientot 
aprés le dernier mot dans des luttes ot la puissance de la force 
était 4 la veille de prévaloir sur celle de la discussion. Au mois de 
mai 1830, la bourgeoisie parisienne offrit un banquet aux 221 dépu- 
tés signataires de l’adresse provoquée par l’avénement du ministtie 
Polignac. Chargé d’y porter la parole au nom de l’ordre des avocats, 
M. Barrot demanda et obtint que le toast d’usage au roi y fut portéen 
des termes qui ménageaient d’ailleurs toutes les susceptibilités de 
l’opposition la plus vive. Toutcfois ce ne fut pas sans un débat des 
plus violents que cette rédaction strictement réguliére fut acceptée, 
M. Godefroy Cavaignac, alors ’homme principal du parti républi- 
cain, ayant déclaré que lui et ses amis se léveraicnt immédiatement 
pour protester contre toute mention faite de la royauté. Dans cetle 
crise intérieure 4 laquelle les Mémoires de M. Barrot nous font as- 
sister, celui-ci l’emporta par une fermeté digne de tous les respects. 
comme il l’emporta une seconde fois en 1847, a Lille, lors du ban- 
quet présidé par lui, malgré les efforts de M. Ledru-Rollin, hér- 
tier du role de M. Godefroy Cavaignac, qui se refusait, commic 


M. ODILON BARROT. 679 


Yavait fait celui-ci, a rendre hommage 4 la royauté constitution- 
nelle. Mais ces deux victoires demeurérent stériles, et les événe- 
ments suivirent leur cours fatal, M. Barrot ne disposant d’aucun 
moyen pour faire reculer le flot révolutionnaire aprés l’avoir sou- 
levé. Chez lui l’imprévoyance politique rendit toujours l’honnéteté 
inutile. Les habitudes d’csprit contractées durant sa jeunesse étaient 
devenues si indestructibles, qu’elles furent 4 peine modifiées par 
l’événement qui semblait appelé 4 donner un autre cours a sa pensée 
avec une direction toute nouvelle a sa vie. 

La révolution de 1830 éclata. Aux ordonnances de juillet, dont la 
résistance légale n’aurait pas tardé 4 triompher, tant le sentiment 
du pays était unanime, Paris répondit par une insurrection, dans 
laquelle les partisans de la Charte eurent tout d’abord pour auxi- 
haires, et bientét aprés pour dominateurs, les anciens révolution- 
naires de toute provenance, provisoirement groupés autour du 
méme drapeau. La monarchie élective, 4 laquelle on ne songeait 
point la veille, sortit de cette périlleuse extrémité, et se trouva sou- 
dainement acclamée, parce qu'elle fut jugée la seule transaction 
alors possible avec le parti républicain, qui, bien que représentant 
une évidente minorité, suppléait 4 sa faiblesse numérique par une 
indomptable énergie. Improvisée, bien moins par des théoriciens 
préoccupés d’analogies historiques, que par la bourgeoisie pari- 
sienne affolée de terreur, cette monarchie s’éleva par le concours, 
ou tout au moins par la tolérance de démocrates de profession, 
pour la plupart fonciérement hostiles 4 |’idée qu’elle représentait ; 
et durant les trois fiévreuses journées, les faits conspirérent plus 
que les hommes. 

Les personnages principaux, ralliés au nouveau gouvernement, ne 
cachaient point leurs regrets d’avoir été conduits, par la pression 
des circonstances, 4 sacrifier la garantie de l’hérédité royale, dont 
le maintien aurait beaucoup fortifié le nouvel établissement poli- 
lique; et, conséquents avec eux-mémes, ils s’efforcérent de cir- 
conscrire les changements organiques reconnus inévitables dans les 
plus étroites limites. Cette politique de résistance, appliquée 4 tous 
les intéréts du dedans comme du dehors, venait se résumer dans 
le maintien de l’ordre et de la paix. Elle s'inspirait, a bien dire, 
d'une seule penséc : éviter une guerre générale ot la révolution 
cosmopolite était le seul allié possible pour la France, a l’heure ot 
l'Europe entiére, depuis le Tessin jusqu’a la Vistule, était troublée 
par le bruit sourd des insurrections. 

En face de l’école conservatrice, une autre s’était élevée dés le 
lendemain du 9 aout. Toujours flottante entre la monarchie con- 
Suilutionnelle et les institutions républicaines dont elle aspirait 4 


680 M. ODILON BARROT. 


entourer celle-ci, embrassant des horizons peu définis, cette éeole 
résumait son ceuvre dans une guerre de propagande immédiatement 
déclarée. Elle s’efforcait de grouper, afin de provoquer un confit 
appelé a devenir européen, les vétérans de la Révolution et de l'Em- 
pire, animés de vues les-moins concordantes, mais tous surexcités 
4 un degré égal ou par d’ardentes convoitises ou par des haines 
implacables. 

M. Barrot ne pouvait manqucr d’adhérer de grand coeur 4 la mo- 
narchie nouvelle. L’établissement du 9 aout 1830 correspondait, en 
effet, 4 toutes ses idées, cette royauté étant appelée 4 servir les 
intéréts de sa juste ambition, en méme temps qu’clle le protégeait 
contre de trés-pénibles souvenirs. La solution sortie des événements 
avait fait écarter la République, vers laquelle rien ne I’attirait, 
quelque ménagement qu’il edt toujours gardé pour le personnel du 
parti républicain; au droit inamissible de la monarchie légitime, 
cette solution avait substitué une origine purement contractuelle; 
elle avait enfin placé sur la téte d’un prince d’Orléans la couronne 

qu’avaient successivement portée les deux fréres de Louis XVI. 
' Mais appelé a la préfecture de la Seine, et bientét aprés nommé 
député par le département de |’Aisne, M. Barrot entreprit de servir 
4 sa maniére et par des moyens que les relations antérieures de 
l’avocat pouvaient déja laisser pressentir, le gouvernement auquel 
le rattachaient ses convictions les plus sincéres, et dont l'avenir 
garantissait sa fortune politique. Repoussant systématiquement 
Yappui donné 4 |’établissement de 1830 par les esprits pratiques 
qui en avaient été les adhérents les plus utiles, il crut que le nou- 
veau régime serait plus efficacement servi par les hommes qui 
n’avaient vu, dans cette monarchie hybride, qu'une étape vers la 
République, parti bien moins puissant qu’agité, mais dont il lui 
paraissait habile de conjurer a tout prix l’hostilité bruyante. 

Ce ne fut pas en secondant MM. Casimir Périer, de Broglie, 
Molé, Thiers ct Guizot, chefs des divers cabinets formés par le ro! 
Louis-Philippe, qu’il entreprit de fonder un édifice élevé sur un 90 
tremblant encore, et qui rencontrait en face de lui, 4 ses débuts, 
l'Europe de la Sainte-Alliance toute pleine encore des passions ¢t 
des souvenirs de 1845. Non-seulement il refusa son concours 4 ces 
hommes de haute expérience, mais il crut devoir se séparer méme 
de M. Laffitte, non parce que ce dernier hésitait dans la répression 
de désordres devenus intolérables, mais parce qu’il le jugeait sus- 
pect de faiblesse pour le prince, que ce ministre, dans la crise de 
Hotel de Ville, avait nommé la meilleure des républiques. Ce fut 
4 MM. de Lafayette et Dupont (de l’Eure), dont les liens avec le parti 
républicain étaient notoires, que le préfet de la Seine, aux jours 








M. ODSLON BARROT. 681 


orageux qui suivirent l’avénement de !a royauté de 1830, souhai- 
{ait en voir confier l’avenir; et bien loin de travailler 4 sauvegarder 
la paix du monde, seule garantie sérieuse de tous les intéréts alar- 
més, le député de l’Aisne adopta, avec une simplicité qui confond, 
les conceptions stratégiques du général Lamarque, faisant manceu- 
vrer nos armées sur le Rhin et sur |’Escaut aussi lestement que sur 
un échiquicr des piéces duquel i! aurait été maitre; ajoutons que 
l’écrivain, qui a tracé de son confrére Mauguin un portrait des 
moins flatteurs, sembla fasciné par les plans fantastiques de ce 
diplomate improvisé, et parut croire avec lui qu’au premier coup de 
canon, les grandes monarchies continentales tomberaient comme 
des chateaux de. cartes au chant de la Marseillaise, entonné par 
nos nouveaux volontaires; il restait, en effet, bien convaincu que 
esprit de la Révolution leur infuserait l’enthousiasme de Jem- 
mapes, et par surcroit, sans doute, la savante discipline d’Austerlitz. 

Répudiant comme impuissante et rétrograde l’école de la résis- 
lance, laquelle s’efforcait de restreindre la portée de la révolution 
de Juillet au lieu de I’étendre a toutes les questions soulevées dans 
les deux mondes, l’éminent orateur, que le barreau avait préparé 
pour la tribune, entreprit de persuader 4 la France, dans de nom- 
breuses harangues ov la droiture du but contrastait avec la témé- 
nité des moyens, que la voie la plus sire pour fonder une nouvelle 
dynastie, c’était d’attirer 4 soi les partisans de la guerre, issus du 
commerce du césarisme avec la démagogic, agitateurs sans but 
comme sans responsabilité, qui voyaient dans un conflit européen 
une sorte de loteric dont le résultat incertain laissait 4 tous la 
chance d’en profiter. 

L’honorable député de l’Aisne était comme possédé par cette idée 
fixe que la royauté nouvelle devait prendre, en toute chose, le con- 
trepied de la Restauration, afin de se créer, tout d’une piéce, une 
politique sans aucun lien avec le passé. I] oubliait, dans son mex- 
perience, qu’il n’y a pas deux maniéres pour bien gouverner un 
pays, et que durant quinze ans de monarchie représentative, la 
France, aprés avoir réparé tous les désastres de l’Empire, s’était 
sentie tranquille, prospére et libre. I) paraissait pleinement ignorer 
que telle était, au fond, l’opinion de ces classes moyennes dont il se 
croyait l’organe, et ne soupcgonnait pas que, si vive qu’edt été leur 
résistance au fatal ministére Polignac, la grande majorité de celles-ci 
aurait vu avec plaisir, sur toute la surface du royaume, Paris peut- 
€tre excepté, le cours de l’insurrection commencée le 25 juillet 
S'arréter & l’abdication du roi Charles X et 4 la formation du mi- 
tistére Mortemart. 


682 M. ODILON BARROT. 


Sous l’empire de cette préoccupation, il aspirait a faire du nov- 
yeau 4 tout prix : parlant un jour de la décentralisation administra- 
tive, une autre fois de la séparalion de I’Eglise et de I’Etat, étudiant 
surtout notre systéme électoral, afin d’arriver 4 faire substituer le 
droit de la capacité 4 celui du cens, sans prétendre jamais, d’ail- 
leurs, y associer le droit du nombre; c’est un juste hommage qu'll 
faut rendre 4 sa mémoire. Mais quand i) arrivait au brillant avocat, 
devenu chef de l’opposition, d’aborder ces redoutables problémes 
qu’il n’avait pas eu le loisir d’approfondir, il se tenait le plus sou- 
vent dans ces régions brumeuses ou la phrase se déroule avec am- 
pleur, comme ces belles plantes, d’autant plus riches en fleurs 
qu’elles ne sont point appelées 4 porter des fruits. 

Si, dans les premiéres années du régne de Louis-Philippe, le chef 
de la gauche avait été appelé au ministére, il aurait nécessairement 
partagé le pouvoir avec des hommes bien moins sincéres que lui 
dans leur dévouement dynastiquc, et trop ménagers de leur popvu- 
larité pour engager jamais contre les factieux la lutte, dont le sou- 
venir restera élernellement uni au nom du seul ministre qui, du- 
rant la monarchie de 1830, ait été assez résolu pour les faire reculer. 
Un cabinet de gauche, formé sous la présidence de M. Odilon Barrot, 
avant la solution des grandes difficultés diplomatiques alors pen- 
dantes, aurait été bientst conduit, soit par les affaires de Belgique, 
soit par l'mtervention autrichienne en Italie, & une guerre dans 
laquelle était venu se résumer tout le programme de Il’opposition, 
guerre d'une issue plus que douteuse, malgré le concours d'une 
propagande qui, en 1831, tout aussi bien qu’en 1870, se serail 
beaucoup plus occupé d’organiser la République que d’organiser 
la victoire. 

Le désaccord, toujours persistant entre les doctrines personnelles 
et les liaisons politiques de M. Barrot, ne pouvait manquer d’en- 
trainer un trouble profond dans la vie administrative et parlemen- 
taire du magistrat député. On en eut, pendant six mois, des preuves 
surabondantes, car il resta démontré que M. Barrot appartenail 
beaucoup plus 4 l’opposition, dont il était déja l’organe, qu’aa 
pouvoir dont i] restait encore l’agent. 

Durant le procés des ministres, si ardents que fussent ses veux 
pour sauver.ceux-ci, il voulait qu’on s’en remit 4 la générasité du 
peuple et 4 la seule intervention de la garde nationale, que s@ 
vieille foi le faisait considérer comme toute-puissante et infaillible. 
Plein de confiance dans cette force: morale, ii déclina toute partici- 
pation dans les dispositions 4 prendre, et alla jusqu’a se croire au- 
lorisé, comme préfe¥ de la Scine, 4 blamer publiquement une dis- 














M. ODILON BARROT. 6835. 


position, votée par la Chambre des députés avec le concours du 
cabinet, cn la qualifiant de mesure znopportune dans une procla- 
mation affichée sur tous les murs de Paris. Lors des scandales de 
Saint-Germain-l’Auxcrrois, suivis de la mise & sac de l’Archevéché, 
il crut devoir, quelque dégout que lui inspirassent ces sauvages 
saturnales, se désintéresser aussi de l’événement, par ce seul motif 
quc le ministre de l’intérieur avait, au début de la crise, omis de 
réclamer directement son concours! Personne n’a oublié que, lors- 
que cette triste affaire fut évoquée devant la Chambre, M. Barrot 
répondit 4 M. de Montalivet, son chef hiérarchique, qui se refusait 
a comprendre une pareille susceptibilité dans un moment sembla- 
ble, en lui jetant dédaigneusement sa démission du haut de la tri- 
hune : étrange procédé pour asseoir un gouvernement, et singuliére 
maniére de comprendre la distinction des pouvoirs ! 

Quand M. Barrot croyait devoir se séparer du cabinet de M. Laf- 
fitte, en accusant celui-ci de méconnaftre l’esprit de la révolution 
de Juillet, ct de lui refuser ses conséquences, on pouvait prévoir 
quil ne comprendrait rien a la salutaire mission que se donna 1’é- 
minent successeur de ce ministre, lorsqu’il vint enfin opposer son 
fier courage 4 l’anarchie, pour lui arracher une victoire qu’un pou- 
vor toujours hésitant semblait avoir renoncé 4 lui disputer. En- 
core moins préparé que M. Barrot 4 l'étude des grandes affaires, 
M. Casimir Périer avait sur celui-ci l’avantage de posséder & un de- 
grérare ces aptitudes natives sans lesquelles il est interdit de gou-— 
verner les hommes, car il avait l’esprit sur et le coeur résolu. Une 
logique intrépide, dont aucune influence débilitante ne venait ar- 
réter l’essor, le conduisait toujours droit au but, soit qu’il fat ques- 
ion d’opposer la force a l’insurrection, ou de garantir la paix du 
monde, constamment menacée par les perturbateurs du repos pu- 
blic. Mais, plein de confiance dans la toute-puissance de la loi, il 
repoussait comme inutiles toutes les mesures d’exception que lui 
offrait une majorité effarée, et s’il s’inclinait devant les traités, 
c’était en exigeant de tous le respect qu’il entendait leur porter lui- - 
méme. Ainsi se fonda la politique qui répondit 4 l’invasion des 
[égations par l’occupation d’Ancdne, et bientét aprés, aux menaces 
contre la Belgique par le siége d’Anvers. 

Plus parlementaire que personne, M. Périer entendait n’exercer 
le pouvoir qu’avec I’énergique adhésion des Chambres, mises cha- 
que jour en mesure de se prononcer entre ses adversaires et lui. 
Pendant que l’opposition reprochait au roi Louis-Philippe une pres- 
sion constante sur les actes de son gouvernement, son premier 
Ministre faisait mieux que de formuler des théories 4 la tribune ou 


684 NW. ODILON BARROT. 


dans la presse; il déclarait respectueusement chaque jour au mo- 
narque, au sein du conseil, que le cabinet, seul constitutionnelle- 
ment responsable, entendait diriger les affaires en dehors de toute 
influence, et jamais, durant le cours du régne, la Couronne ne fut 
aussi efficacement ramenée au rdéle que lui avaient tracé les insti- 
tulions. 

Qu’opposait la gauche 4 ces actes si sensés, & ces déclarations si 
précises? Quelle était l’attitude de M. Odilon Barrot, pendant que 
M. Casimir Périer grandissait chaque jour dans l’opinion de l'Eu- 
rope, et qu'il assurait ala France, sans aucun préjudice pour ses 
libertés, le bien que ce pays fait passer avant tous les autres, un 
gouvernement sachant ce qu’il veut, et ne doutant jamais de lui- 
méme? Ses Mémoires posthumes mettent en mesure d’apprécier au- 
jourd’hui, sous le reflet de nos déceptions récentes, la portée de la 
politique rétrospective qu’avaient entrepris de réchauffer au sein 
d’une société riche, tranquille et libre, les orateurs du genre hu- 
main et les Tamerlans de propagande, escaladant chaquc jour la 
tribune dans l’intérét de la Belgique, de I’Italie ou de 1a Pologne. 
Cette lecture, contrairement 4 la penséec persistante de l’écrivan, 
suffit pour révéler 4 tous les esprits droits )’abime ota de pareils 
projets auraient jeté la France, si l’expérience personnelle du mo- 
narque, servie par celle de ministres résolus, n’avait alors détourné 
le péril d’une dutte contre l'Europe, beaucoup plus unie, aprés la 
révolution de Juillet succédant aux traités de 1815, qu’elle ne l’était 
aprés celle du 4 Septembre, succédant aux traités de Prague. 

On croit vraiment assister aux débats de la délégation de Tours, 
lorsqu’on lit le discours prononcé en 1834 par M. Barrot, pour dé- 
fendre )’étrange projet d’ Association nationale élaboré 4 Metz, sorte 
de fédération départementale, patronnée par l’honorable membre 
ct quarante de ses collégues, dans le but d’imprimer directement @ 
la nation, en vue d'une guerre réputée certaine, l’initiative a le 
quelle résistait le gouvernement central par l’instinct manifeste de 
sa propre conservation. Ge qui confond dans cette partie des Mémot- 
res, c’est que tant d’événements aujourd’hui accomplis, et tant de 
récentes legons si chérement payées, aient aussi peu profité a l'é- 
ducation politique de l’écrivain. Durant quatre ans, toute la con- 
duite du parti dont M. Barrot fut l’organe principal reposa sur 
cette double illusion, qu’il était donné & quelques hommes d’ino- 
culer a volonté la fiévre chaude & tout un pays, et qu’en évoquant 
Vesprit de 92, la France serait toujours invincible, méme en com- 
hattant 4 un contre trois. ) 

Durant cette premiére période du régne de Louis-Philippe tous 





M. ODILON BARROT. 685 


les efforts de l’opposition demeurérent stériles, parce qu’elle per- 
sistait 4 parler la langue de la Révolution conquérante 4 un peuple 
quien avait pour jamais traversé le cycle fatal. Etrange aveugle- 
ment, qui n’était guére moins profond en matiére administrative 
que dans les questions diplomatiques. A chaque insurrection dé- 
magogique qui éclatait soit 4 Paris, soit a Lyon, l’opposition répé- 
tait que les insurgés étaient trés-coupables, sans doute; mais que le 
pouvoir ne l’était pas moins, puisque les mimistres se refusaient a 
faire droit aux griefs signalés par les classes laborieuses. Aux ten- 
tatives d’assassinat périodiquement reproduites sur la personne du 
monarque, on protestait avec-une indignation parfaitement sincére 
assurément, mais en laissant bien comprendre que ces attentats 
pouvaient s’expliquer par ]’intervention personnelic du prince dans 
les choses du gouvernement. Aux contradictions de la tribune ve- 
haient se joindre celles des manifestations parlementaires. Celles-ci 
rappelaient parfois la harangue en partie double du candidat pro- 
mettant aux ouvriers de Birmingham, groupés d’un cété des hus- 
tings, que le pain serait toujours & bon marché, et aux fermiers 
rassemblés de l’autre, que le blé serait toujours cher. Aprés la clé- 
ture des sessions, la gauche adressait, en effet, 4 ses commettants 
de solennels comptes rendus ot l’on établissait lurgence de fon- 
der, dans l’intérét des populations, un vaste systéme de travaux 
publics et d’enseignement gratuit, en méme temps qu’on y récla- 
mait l’abolition de l’impot du sel et le dégrévement des petits 
patentés. 

les choses se passérent ainsi de 1832 41836, sous le cabinet du 
11 octobre, qui riva d’une main résolue la France 4 Vordre et a la 
paix. Les ministéres du 22 février et du 6 septembre suivirent la 
voie o le pouvoir s’était engagé, soutenu par le sentiment du pavs 
dans sa lutte contre |’opposition, sous les pas de laquelle le terrain 
semblait manquer. Aux griefs rarement précisés de la gauche, qui 
se résumaient presque toujours dans des demandes de destitutions 
dirigées contre les fonctionnaires du régime précédent, a ses plain- 
tes contre l’abaissement de la France, M. le duc de Broglie répon- 
dait en terminant honorablement les affaires de Belgique et en si- 
guant le traité de la quadruple alliance; M. Guizot donnait a la 
France la grande loi sur l’instruction primaire, pendant que le 
gouvernement préparait et faisait voler 4 des majorités toujours 
croissantes les lois*relalives 4 l’organisation municipale et aux at- 
tributions des conseils généraux, en les fondant l'une et l'autre sur 
Vapplication, toute nouvelle alors, du principe électif & l’adminis- 
tration du pays. En respectant le droit commun, méme au milicu 


e® 





686 M. ODILON BARROT. 


des crises les plus graves, la politique libérale avait manifestement 
triomphé de la politique révolutionnaire, et 4 ce point qu’au con- 
mencement de 1857 l’opposition était vaincue dans la conscience 
publique aussi bien que dans les Chambres. 

Cet état de choses ne tarda point 4 changer. Sous le cabinet du 
45 avril, présidé par M. le comte Molé, on put remarquer un cer- 
tain ébranlement dans l’esprit de cette bourgoisie sur laquelle s’ap- 
puyait la monarchie de 1830. Les conséquences lointaines de ce 
mouvement, tout d’abord peu sensibles, n’étaient pas méme soup- 
connées par les hommes auxquels i] faut bien en faire remonter la 
responsabilité premiére; mais la perturbation des idées ne tarda 
pas 4 suivre dans le pays celle qui s’était opérée dans la situation 
des personnes, lorsque le pouvoir fut attaqué par ceux-la mémes 
qui, aprés l’avoir établi 4 force de luttes et de talents, semblaient 
pouvoir seuls en garantir la durée. 

L’agression inattendue contre laquelle eut 4 se défendre le mi- 
nistére du 15 avril fut d’autant plus périlleuse qu’elle ne poriail 
sur aucun grief défini, et que la coalition ne fit guére au chef du 
gouvernement qu’une sorte de procés de tendance. Ni M. Nole, ni 
la plupart de ses collégues, n’étaient d’humeur aventureuse. Aprés 
une crise ministérielle qu’aucun de ses membres n’avait concouru 
4 provoquer, ce cabinet n’avait pris le pouvoir qu’afin de continuer 
sans innovation la politique pratiquée par les cabinets précédents. 
Doué d’une rare habileté dans le maniement des hommes, M. Molé 
était plus propre que nul autre 4 conjurer les difficultés. Durant 
dix-huit mois d’ailleurs, il ne s’en produisit 4 peu prés aucune, 0 
dans l’administration intérieure, ni dans les relations diplomali- 
ques. Et pourtant jamais lutte parlementaire ne fut aussi vive, 0 
poursuite plus implacable, quoiqu’on n’evt guére a imputer a - 
crime 4 ce ministére que le fait de sa propre existence. Ne pouvaal 
l’attaquer sur ses actes, on déclara que M. Molé « ne couvrait pas 
assez la Couronne. » Le gouvernement personnel, dont le pays ne 
se préoccupait guére, lorsqu’il ne constituait encore que l'un des 
thémes préférés des orateurs de la gauche, lui apparut dés lors 
comme un danger. Les spéculateurs politiques tirérent le plus heu- 
reux parti de cette imputation, lorsqu’ils eurent la bonne fortune 
de voir cette élastique formule commentée par des glossateurs au 
premier rang desquels figuraient les personnages les plus considé- 
rables des deux cabinets précédents. 

A dater de la coalition, ct jusqu’a la fin du régne, opposition 
se trouva donc fortifiée de tout ce qu’avait perdu le pouvoir, et une 
impulsion toute contraire 4 celle qui avait longtemps prévalu ful 








-M. ODILON BARROT. 687 


imprimée tout & coup a l’opinion publique. Ayant 4 ses cétés 
M. Guizot et M. Thiers, M. Odilon Barrot sembla transfiguré par 
l’éclat de ces alliances. L’orateur de la gauche fut, en effet, durant 
quelques mois, le chef véritable d’une armée 4 laquelle il avait 
fourni son plus gros contingent, et ot lui seul occupait sa place 
naturelle. Cet état de choses, qui semblait rendre possible l’accés 
prochain de l’opposition aux affaires, exerca une influence pronon- 
cée sur l’attitude de celle-ci. Alléchée par la perspective de partager 
les avantages du pouvoir, la gauche prit des allures plus discrétes, 
renonca aux vaines déclamations, afin de poursuivre des résultats 
plus effectifs. M. Barrot parvint 4 la discipliner, au point d’y étre 
trompé lui-méme et de la tenir pour inspirée par sa propre pensée 
politique, sincérement renfermée dans la limite des institutions 
existantes. Mais, au fond, le langage ct la conduite se modifiérent 
bien plus que les instincts, et l’opposition se montra trés-disposée 
adevenir ministérielle, sans abdiquer d’ailleurs aucune de ses ten- 
dances propres, cn demeurant cn pleine disponibilité pour toutes 
les révolutions de l'avenir, ainsi que |’événement ne tarda point a 
le prouver. 

Des attaques au Gouvernement personnel étant le terrain sur le- 
quel les coalisés pouvaient le plus facilement s’entendre, celles-ci 
défrayérent 4 peu prés seules la session si passionné de 1858. Aprés 
que le succés de l’opposition aux élections générales eut amené la 
retraite de M. Molé, scul résultat sur lequel concordat la coalition, 
le parti conservateur fit sans doute les plus grands efforts pour se 
reconstituer, mais s'il y parvint dans le parlement, il n’y réussit 
aucunement dans le pays. Avec une autorité fort amoindrie, ses 
chefs vinrent reprendre le poste qu’ils avaient quitté, mais trop 
divisés et trop compromis pour présenter désormais une résistance 
bien compacte A des adversaires qui venaient de jouer le réle d’al- 
liés. On vit passer d’abord le ministére du 13 mars 1840, formé par 
M. Thiers avec une adjonction notable du centre gauche; puis, 
aprés la crise diplomatique ouverte par le traité du 15 juillet, se 
constitua, sous la direction de M. Guizot, le ministére du 29 octobre, 
appelé 4 durer sept années, et 4 disparaitre, entouré d'une armée 
fidéle, devant une bande d’émeutiers, dans tout l’éclat du talent et 
du succés parlementaire. Le parti conservateur retrouva sans doute 
la majorité dans les Chambres et méme dans le corps électoral, 
mais il ne la retrouva point dans |’opinion, de plus en plus incer- 
‘tame, et la modération calculée des amis politiques de M. Barrot 
contribua plus que toute autre cause a la terrible victvire sous 
laquelle sombra la monarchie de 1830, victoire dont nul moins 


« 


688 M. ODILON BARROT. 


que le chef de la gauche dynastique n’avait soupconné la nature et 
la portée. 

Deux questions soulevées, dans l’intérét des professions libérales 
et des classes moyennes par les organes autorisés de celles-ci, suf- 
firent pour renverser le seul gouvernement qui pdt en assurer la 
suprématie politique. Ges deux questions se rapportaient a Ia ré- 
forme parlementaire et a la réforme électorale. 

Le nombre des fonctionnaires allait toujours croissant dans la 
Chambre élective, et quoique ces députés siégeassent en proportion 
& peu prés égale aux divers cétés de |’Assemblée, un pareil état de 
choses offrait tout au moins un spécieux prétexte pour mettre en 
doute leur parfaite indépendance en face du pouvoir dont ils étaient 
les agents salariés. Plusieurs causes, parmi lesquelles i! faut faire 
figurer au premier rang la gratuité d’un long mandat, avaient con- 
couru 4 cette extension, dont les avantages balangaient peut-étre 
les inconvénients, mais qui fournissaient un texte redoutable aux 
débats de la tribune et de la presse. Des intéréts plus nombreux, 
servis par des passions plus ardentes, se rattachaient a I’adjonc- 
tion de la seconde partie de la liste du jury 4 la liste électorale. 
Cette seconde partie embrassait, sans aucune condition de cens, 
les membres des corporations lettrées, citoyens qu'il était impos- 
sible de repousser sous un régime ot la capacité, légalement pré- 
sumée, constituait le principe méme du droit constitutionnel. En 
présence des sourdes agitations déja provoquées par les prophétes 
du suffrage universel, se donner un tel tort aux yeux de la logique, 
et refuser de se fortifier par un pareil rempart contre les préten- 
tions du nombre et de la force, était un acte d’imprévoyance que 
la monarchie de 1830 a payé de sa déchéance, et qu'il faut bien 
faire remonter jusqu’au monarque lui-méme. Originairement pro- 
posée en 1832, par un ministre trés-conservateur, cette mesure 
n’avait été repoussée que par suite d’un malentendu. Aux derniéres 
élections générales, un trés-grand nombre de membres de la ma- 
jorité ministérielle s’y étaient montrés favorables, et n’auraient 
pas manqué d’en réclamer l’accomplissement, si une pression vio- 
lente ne s’était malheureusement exercée pour les en détourner. 
Il arriva au roi Louis-Philippe de mériter, aux derniers temps de 
son régne, des reproches originairement peu fondés, et de provo- 
quer, par une persistance opiniatre, une catastrophe encore plus 
funeste & la France qu’a lui-méme. Dans les négociations diplome- 
tiques 4 ’issue desquelles se rattachait la paix du monde, Vinter- 
vention personnelle du monarque avait sans doute obtenu des suc- 
cés trés-profitables 4 son pays. lls lui avaient assuré en Europe une 


st 


M. ODILON BARROT. 689 


situation dont l’importance ne tarda pas 4 troubler son sens politi- 
que trés-droit et son esprit d’ordinaire fort dégagé. Il voulut, dans 
les affaires du dedans comme dans celles du dehors, étaler une 
influence qui aurait gagné a étre exercée avec moins d’éclat. Sur 
l'extension du droit électoral, le roi s’engagea dans la lutte au point 
de rendre une transaction 4 peu prés impossible, et son cabinet crut 
devoir le suivre, quoique lillustre chef du ministére, en _persis- 
lant, sur 'insistance du souverain, 4 restreindre un droit que les 
menaces de l’avenir auraient commandé d’étendre, fit un acte aussi 
contraire 4 ses théories historiques qu’aux tendances naturelles de 
son esprit. 

La politique royale, engagée dans une résistance a4 outrance con- 
tre toutes les innovations, remporta donc, au sein du Parlement, 
de 1845 4 1847, des victoires qui concoururent 4 tromper la Cou- 
ronne sur l’état véritable de l’opinion. Ces succés portérent le 
monarque 4 confondre la parfaite tranquillité du pays, expliquée 
par les intéréts satisfaits, avec cette adhésion morale qu’il ne ren- - 
contrait plus, surtout a Paris dans ces classes moyennes dont la 
garde nationale formait la représentation armée, et qui constituait 
la force vive de l’établissement de 1830. 

Dans les débats concernant la double réforme de la Chambre et 
du corps électoral, M. Odilon Barrot, qui croyait toucher au pou- 
voir, déploya, avec un talent oratoire dont il avait souvent donné 
des preuves, une autorité qui lui avait manqué jusqu’alors. Mais soit 
impatience provoquée par une attente trop prolongée, soit défé- 
rence pour des esprits ardents auxquels sa nature molle résistait 
peu, il ne tarda pas 4 faire appel, pour triompher de la majorité 
législative, 4 des moyens cxtra-parlementaircs, moyens dont la léga- 
lité lui paraissait démontrée, mais desquel!s son imprévoyance poli- 
lique ne lui laissait pas soupconner l’extréme péril. 

S'il faut blamer la résistance obstinée de la Couronne a ces nou- 
veautés, en mesure peut-étre de retarder dans I’avenir le néfaste 
avénement du suffrage universel, il est juste d’étre plus sévére 
encore pour les hommes qui jouérent une pareille partie dans le 
seul but d’avancer d’une ou deux années une réforine d’un succés 
déja assuré. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent en Angle- 
lerre. L’emancipation catholique, la suppression des bourgs pourris, 
le changement des lois céréales, ces grandes conquétes ont été con- 
testées durant un demi-siécle avant d’arriver a se voir sanctionnées. 
Quoiqu’elles aient rencontré durant deux régnes l'hostilité de la 
couronne et la résistance persistante de la pairie, aucun homme 
Politique n’imagina de les hater au prix d’une crise menagante 

25 Aour 1875, 45 


690 M. ODILON BARROT. 


pour les institutions britanniques. En France, ou les meeurs publi- 
ques sont si peu formées, un pareil souci ne vint 4 personne, et 
depuis la Cour jusqu’a la gauche chacun crut pouvoir se passer ses 
fantaisies. 

Sous l’empire d’une irritation, suite presque nécessaire de décep- 
tions réitérées, le chef de l’opposition entreprit cette campagne des 
banquets, 4 laquelle son nom reste si malheureusement attaché. 
Durant sept mois il parcourut la France, prodiguant son éloquence ' 
dans de démocratiques agapes, avec aussi peu de profit pour sa 
gloire que pour son pays, inspiré par une scule pensée, celle de 
répondré, 4 laide de bruyantes manifestations, 4 l’objection spé- 
cieuse que la tranquillité du pays constatait la plus parfaite indif- 
férence en présence des questions de réforme alors si ardemment 
débattues 4 la tribune. 

Les banquets successivement organisés dans les villes les plus 
populeuses du royaume suscitérent, en effet, une agitation géné- 
rale; mais, comme il aurait été trés-facile de le pressentir, cette 
agitation passa bientot du pays légal, le seul auquel M. Barrot enten- 
dait s’adresser, 4 ces nouvelles couches sociales, déja groupées 
derriére une bourgeoisie mécontente mais inerte afin de combat- 
tre sous son abri pour mieux la supplanter. Le mouvement échappa 
donc trés-vite 4 M. Barrot ct 4 ses amis, qui, selon le sort ordinaire 
des chefs de parti, en portérent la responsabilité aprés en avoir 
perdu la direction. 

Si ceux-ci purent en douter, 4 toute rigueur, tandis que cette 
campagne se poursuivait dans les départements, l illusion devint 
impossible quand le moment fut venu de donner son complément 
. au sein de la capitale a une entreprise ot la légéreté le disputait 
a Vaudace. Le programme du banquet projeté dans le douziéme 
arrondissement ful imposé par les agitateurs de la presse aux dé- 
putés, auxquels la puissance légale était a la veille d’échapper. Des 
écrivains sans mission convoquérent, de leur seule autorité, la 
garde nationale de Paris, pour qu'elle vint, en uniforme et le sabre 
au cété, faire cortége a cette formidable manifestation populaire, 
afin d’assurer |’ordre public et le respect des lois 4 la maniére 
dont cette milice était depuis cinquante ans accoutuméce 8 les ga- 
rantir. Devant cette conséquence, imprévue quoique naturelle de 
leur ceuvre, M. Odilon Barrot et ses honorables amis ouvrirent en- 
fin les yeux, et comprirent qu’au cri de : Vive la réforme! on 
les conduisait tout droit 4 une révolution démagogique précédée d'un 
conflit sanglant. Mais tous les repentirs comme tous les courages 
se trouvérent inutiles. Si le pouvoir avait manqué de sagacité pour 








M. ODILON BARROT ie ” 691 . 


prévenir la crise, l’opposition dynastique manquait de force pour 
la détourner ; pour elle aussi, ze étazt trop tard ! 

Le ferme refus de M. Barrot d’assister 4 une manifestation diri- 
gée contre des institutions dont il demeurait le défenseur convaincu, 
empécha le douziéme arrondissement d’étre le foyer d'un vaste in- 
cendie. Mais Paris n’y gagna rien, car, durant la plus longue et la 
plus violente discussion d’adresse qu’eut jamais entendue la Cham- 
bre, un feu souterrain s’était allumé dans les bas-fonds de l'immense 
ville, 8 l’ardeur de toutes les convoitises et de toutes les espérances 
quotidiennement surexcitées. Dans les rues et les carrefours, la 
résistance armée s’organisa pour ainsi dire d’elle-méme, a la voix 
de ces professeurs attitrés de barricades dont l’opposition consti- 
tutionnelle avait ignoré l’existence. La surprise venant d’heure en 
heure aggraver le danger, toutes les ambitions firent silence, et le 
pouvoir, soudainement abandonné par le monarque, ne put. se 
fixer dans la main d’aucun ministre, ni l’épée du commandement 
dans celle d’aucun général. Dans cette effroyable confusion, le 
nom encore respecté de M. Barrot était le seul auquel put se 
rattacher une derniére chance de salut, la garde nationale tout en- 
liére s’anclinant alors devant lui, et conservant, comme l’honora- 
ble député, Pillusion que le cri de : Vive la réforme! pourrait en- 
core étouffer celui de : Vive la République! Le chef de la gauche 
dynastique le comprit a l’instant parce que tous les voiles étaient 
enfin tombés; et dans une situation désespérée, il accepta, sans hé- 
siter, le fardeau du gouvernement comme un devoir, ct peut-étre 
comme une expiation : dévouement inutile, puisque, porté un 
moment dans un hdétel ministériel par un premier flot populaire, 
M. Barrot fut bientdt rejeté par un autre dans la retraite. 

Si funeste qu’elle ait été pour la France, la journée du 24 Fé- 
vier demeurera pourtant, pour M. Odilon Barrot, la grande date 
de sa vie, car il retrouva soudainement, devant les périls publics, 
la perception lucide et prompte des obligations qu’ils venaient de 
lui imposer. On le vit, durant les courtes heures ou le pouvoir re- 
posa sur sa téte au soin de la ville en détresse, allant de barricade 
en barricade rappeler au respect des lois les hommes égarés ; on 
rentendit confesser 4 la tribune sous le fusil des émeutiers sa foi 
persistante dans la monarchiec constitutionnelle, alors représentée 
par une femme et par un enfant; enfin l’histoire dira que, tandis 
que d’autres personnages associérent leur fortune 4 la cause de la 
République dont semblaient devoir les détourner toutes leurs tra- 
ditions, le fils d’un conventionnel s’inclina devant la royauté abat- 
tue plus profondément qu’il ne l’avait jamais fait devant la royauté 
triomphante. 


692 M. ODILON BARROT. 


Je termine avec joie cctte étude en rappelant ce noble souvenir 
qu’aucun acte de la vie publique de M. Barrot n’est depuis lors venu 
infirmer. Je ne pense pas que le dernier volume promis par les 
éditeurs des Mémoires posthumes soit de nature a modifier d’une 
maniére sensible le jugement 4 porter sur cette carriére éclatante 
quoique stérile. Chef de l’opposition sous le roi Louis-Philippe ou 
premier ministre durant la présidence de Louis-Napoléon, M. Odilon 
Barrot, dans ses paroles comme dans ses actcs, demeura toujours 
fidéle 4 ce gouvernement parlementaire qui fut sa seule religion 
politique. Mais, en gardant a ses doctrines un dévouement qui I’ho- 
nore, il ne devint ni plus sagace ni plus prévoyant, et peu d’ hommes 
ont moins profité de l’expérience. Le césarisme le dégut comme 
l’avait fait la démagogic; et ne soupconnant guére la- formidable 
conspiration ourdie 4 ses cétés pendant qu’il occupait le pouvoir, 
il ne ‘se mit pas plus en garde contre le 2 Décembre qu’il ne l’avait: 
fait trois années auparavant contre le 24 Février. 

Le gouvernement n’était pas le fait de M. Barrot, qui ne fit guére 
de politique que du haut de la tribune. Coeur élevé, esprit confus 
quoique dogmatique, caractére facile et souvent dominé, il a eu, 
dans les affaires publiques, une action plus brillante qu’efficace, 
et son pays gardera un meilleur souvenir de ses qualités que de 


ses services. 
Comte pe Carné. 





L°’ILE DE SUMATRA 


ET LA GUERRE D°ATCHIN 


Les lecteurs assidus du Correspondant, ou du moins ceux d’entre 
eux qui s’intéressent au mouvement colonial des Etats européens, 
4 histoire des pays exotiques, si obscurs et si éloignés qu’ils soient, 
se souviennent peut-étre des études publiées dans leur revue! a 
propos des graves événements survenus dans le golfe de Guinée a 
la fin de 1873 et au commencement de 1874 : nous voulons parler 
de la guerre des Achantis, qui jeta tant d’éclat sur les armes an- 
glaises et qui mit en relief le beau talent militaire du major-général 
sir Garnet Woolseley. 

La guerre des Achantis cut pour cause déterminante la substitu- 
tion du pavillon anglais au pavillon hollandais dans les comptoirs 
et les forteresses que le gouvernement des Pays-Bas occupait 4 la 
Céte-d’Ur, depuis le dix-septiéme siécle. En cédant ses établisse- 
ments de Guinée, Ja Hollande avait obtenu de l’Angleterre de se 
substituer 4 elle dans le nord de Sumatra, et c’est 1a l’origine de 
celte guerre d’Atchin, longue et implacable, dont nous voudrions 
faire connaitre les phases diverscs et les résultats. 


Et d’abord ot se trouve au juste ce pays d’Atchin dont le nom, 
inconnu naguére, s'est trouvé répété, pendant plus de deux ans, 
par tous les organes de la presse européenne? D’ou partaient ces té- 

légrammes annoncant successivement : débarquements de troupes, 


4 Voir les numéros du Correspondant des 25 janvier et 10 avril 1874. 


694 VILE DE SUMATRA 


bombardements, négociations, batailles, siéges, assauts, revers 
momentanés, succés plus fréquents et finalement victoire? 

Pour étre bien rensecignés, géographiquement parlant, mettons- 
hous un instant en campagne et parcourons & vol d’oiseau la route, 
moins longue qu’on ne le pense, qui sépare la France du théatre de 
la guerre’. : 

Rendons-nous 4 Marseille et prenons-y l’un de ces magnifiques 
paquebots des Messageries maritimes qui desservent notre Cochin- 
chine. Traversant rapidement toute la Méditerranée, nous sommes 
bientdét 4 Port-Said, a l’entrée du canal de Suez. Cent soixante-quaire 
kilométres franchis commodément, en douze ou quinze heures, et 
nous arrivons 4 Suez, tout prés de )’endroit ot les Hébreux‘traverse- 
rent la mer Rouge. La, continuant pour Aden, nous voyons succes- 
‘ sivement défiler sur notre gauche : le Sinai-et ses cimes radieuses; 
les cotes de ’'Hedjaz et de l’Yémen; Djeddah, le lieu de concentra- 
tion des pélerins de la Mecque; Hodeidah, qui a supplanté Moka. 
Sur notre droite, ce sont les rivages arides de la Nubie et de l’Abys- 
sinie, tristes, en général, mais bien animés du temps ot les Anglais 
combattaient le Négus. Puis voici le port d’Obock, ot la France fit, 
en 1862, un essai de colonisation si intéressant. Enfin, ce promon- 
toire of flotte, orgueilleusement campé, le pavillon britannique, 
c’est Aden, la ville aux citernes gigantesques, ceuvre présuméc des 
Romains, Aden, l’avant-poste des possessions anglaises de I'Océan 
indien. 

D’Aden, le paquebot se dirigera sur Pointe-de-Galles, en passant 
entre le cap Guardafui et l’tle de Socotora, terre inhospitaliére ; puts 
il entrera dans une grande mer, l’Océan indicn, que nous parcou- 
rons jusqu’a Puinte-de-Galles, un bouquet de cocotiers émergeant 
de la mer. Encore trois jours, et nous verrons 4 la fois la terre sur 
notre droite et sur notre gauche; 4 gauche, ce sont les fles Nicobar; 
a droite, c'est notre point d’arrivée : la pointe N.-O. de Sumatra, 
le royaume d’Atchin. Partis depuis vingt-cing jours, nous pouvons 
avoir tracé sur la mer un sillon de quelques douze mille kile- 
métres. 


i] 


Atchin, c’est l'un des rivages qui forment le détroit de Malacca, ce 
long canal qui, de la mer des Indes, conduit aux mers de Chine ct 
dans ce vaste bassin ot la petite Hollande, trop 4 l’étroit chez elle, 


‘ Nous pensons que le lecteur suivra moins difficilement notre travail s'il veut 
bien se munir d'un Atlas. 








ET LA GUERRE D’ATCHIN. 685 


sétend et s’enrichit dans ses splendides colonies de l’archipel in- 
dien. Mais il nous est interdit de pénétrer trop avant dans ce ma- 
gnifique domaine. Nous n’avons & parler ni de Java et de ses cul- 
{ures si variées, ni de Bangka et de ses richesses minicres, ni de 
Bornéo, ni de Bali, ni des Célébes, ni d’aucune de ces innombra- 
bles iles dominées par la Hollande. Tout ce qui nous est permis, 
c'est d’en examiner superficiellement |’ensemble, juste assez pour 
concevoir l’organisation politique et pour expliquer comment Su- 
matra se rattache a cette vaste confédération. 

Ce n'est pas absolument en propre que la Hollande posséde toutes 
ces colonies de Malaisie, aussi vastes que la France, l’Allemagne et 
I'ltalie réunies. L’autorité de la métropole s’exerce 4 des degtés di- 
vers. Au faite de la hiérarchie, nous trouvons les ferritotres sou- 
mis, ou les Hollandais sont maitres en personne et ont pris cn main 
tout ce qui tient au gouvernement et a l’administration. Viennent 
ensuite les terres princiéres, Etats indigénes dont les chefs regoi- 
vent l’investiture de la Hollande et gouvernent eux-mémes le pays, 
sous la surveillance d’un résident hollandais dont ils s‘engagent, 
en montant sur le trone, a suivre les inspirations et les conseils. En 
dernier lieu viennent les ¢erritoires insoumis, dont les chefs regoi- 
vent aussi, pour la plupart, l'investiture de la Hollande, sont hiés 
par des traités leur imposant de gouverner dans un sens déterminé, 
mais ne sont pas assujeltis & la direction de tous les instants par 
un résident nécrlandais. 

Toute cette administration, l’unc des plus distinguées qui soit au 
monde, est dirigée par un gouverneur général civil, véritable vice- 
roi, qui réside tantot a Batavia, tanlét 4 Buitenzorg, ville de 
150,000 habitants, trés-voisine de la premiére. Vingt millions de 
Malais fougueux et passionnés, des Chinois et des Arabes, telle est 
la population de couleur que le gouverneur doit maintenir dans le 
devoir, tout en n’ayant A ses ordres qu’une trés-petite armée. Il 
nous faut dire quelques mots de cette force militaire, car son orga- 
nisation est tout a fait spéciale, et c’est elle que nous verrons tout 
a l'heure a I'ceuvre en face du sultan d’Atchin. | 

Sur les 30,000 hommes dont le gouverncur général dispose pour 
appuyer sa politique, il n’y a que 13,000 blancs, dont 1,300 offi- 
ciers et assimilés; enfin, sur les 14,700 sous-officiers et soldats 
restants, 5,800 seulement sont des Hollandais, tous les autres sont 
des étrangers : Francais, Suisses, Allemands, qui se rangent sous 
le pavillon néerlandais, gagnés par l’appat des primes offertes lors 
de engagement. Les 17,000 soldats de couleur sont de deux na- 
tionalités : des Malais, d'une part, et des négres de Ja cdéte de Gui- 
née, de l’autre. Il va sans dire que les réglements maintiennent in- 


606 L'ILE DE SUMATRA 


tact et méme grandissent, autant que possible, le prestige du soldat 
européen. Par exception, la cavalerie, peu nombreuse d’ailleurs, ne 
se compose que d’EKuropéens. 

Cette armée bigarrée est commandée par des officiers d'étite, 
trés-richement rémunérés. Constamment, elle est tenue en haleine, 
soit par des marches militaires et des manceuvres de campagne, 
soit par des expéditions particlles dirigées contre des radjahs en ré- 
bellion. | 


itl 


- 


Avant que les divisions de Sumatra aient été modifiées par les 
événements qui nous occupent, en 1870 par exemple, cette ile im- 
mense (grande comme les huit dixiémes de la France) comprenait 
six régions ‘distinctes au point de vue politique. Au nord toute une 
tranche, donnant sur les deux mers, était occupée par les Atchi- 
nois, dont les Anglais garantissatent l'indépendance; leur royaume 
pouvait valoir neuf départements francais. 

Au sud d’Atchin, et sur la céte est, les peuplades malaises étaient 
groupées en deux résidences hollandaises, celle de Riouw et celle 
de Palembang, avec un haut fonctionnaire 4 la téte de chacune 
d’elles. A Popposé d’Atchin était la résidence de Lampongsche, et 
toute la céte occidentale se partageait entre la petite résidence de 
Benkoolen et le grand gouvernement de Sumatra’s West Kust, avec 
Padang pour capitale, Padang, grand centre administratif et com- 
mercial. 

Au résumé, les sept huiti¢mes de l’ile dépendaient de la Hol- 
lande, et le dernier huitiéme était Atchinois. Il faut cependant ajou- 
ter, pour étre tout 4 fait exact, qu’entre le royaume d’Atchin et. les 
dépendances hollandaises existaient des territoires vagues, soit ha- 
bités par des tribus sauvages, soit possédés par de petits radjahs 
oscillant constamment entre la suzeraineté hollandaise et la suzerai- 
neté atchinoise. 

Au point de vue géographique, les divisions ne sont pas moins 
accentuées. A cheval sur l'équateur, l’ile est parcourue d’un bout 4 
l'autre par une puissante chaine de montagne, le Boukit-Barisan, 
qui la divise en deux régions distinctes. La bande orientale est beat- 
coup plus large que la bande occidentale, et la différence des deux 
bassins est caractérisée par la masse des eaux qui, de chaque ver- 
sant, se jettent dans la mer; on en compte un cinquiéme pour la 
partie occidentale et quatre cinquiémes pour l’autre. 

Le climat de I’ile est variable. Les provinces basses, prés du bord 


‘ET LA GUERRE D’ATCHIN. . 697 


de la mer, sont généralement trés-chaudes. En allant vers |’inté- 
rieur, les maladies sont moins fréquentes et la température heau- 
coup plus supportable. On cite des plaines ou l’on est obligé d’allu- 
mer du feu pendant une bonne partie de la matinée. Les orages sont 
frequents et d’une violence excessive. La céte orientale est la plus 
habitable pour les Européens. A Palembang, ville de 50,000 habi- 
tants, l'un des centres les plus importants, le climat est considéré 
comme excellent, et c’est la que les soldats convalescents des gar- 
nisons voisines sont envoyés pour se refaire. 

La cote ouest est fort malsaine. On l’appelle quelquefois la Céte 
du potvre, 4 cause des nombreux ports ow les navires font la cueil- 
lette; mats on l’appelle aussi la Céte de la peste, & cause des mias- 
mes dégagés par ses nombreux marécages. On a conservé le souve- 
nrd’équipages empoisonnés presque en entier pour avoir bu, sans 
Passainir, eau fétide des lagunes. Au nord de )’équateur, le littoral 
decette cdte est bordé d’ilots et semé de rochers. De l’équateur a la 
pointe Buffalo, ce ne sont que plages de sable ow le ressac est dan- 
gereux, ol, sans cesse, de grosses lames viennent rouler bruyam- 
ment a terre. 


IV 


L'ile est peu peuplée, et l’'ardeur au travail n’est pas précisé- 
ment ce qui distingue les habitants clairsemés; on comprendra 
donc que, malgré la fertilité du sol, les exportations soient faibles. 
Elles ne s’élévent pas 4 plus de 40 millions pour la partie hollan- 
daise, et de 5 a6 millions, peut-étre 8 millions, pour la partie 
atchinoise. 

Toutefois, la variété des produits permet de croire que Sumatra, 
pacifiée ct peuplée, ne le cédera pas 4 Java comme importance com- 
merciale. C’est l’ile la plus riche de l’Archipel, au point de vue mi- 
néral. On y trouve de l’or et des minerais de fer ; il s’y fabrique un 
acier de qualité tout a fait supéricure! L’étain, bien qu’inférieur 4 
celui de Banca, s’exporte dans l'Inde, en Chine, et méme en Europe. 
On adécouvert du soufre, du salpétre, de l’alun, de l'arsenic, diver- 
ses terres colorées et de l’anthracite trés-inflammable, mais don- 
hant peu de chaleur et peu de gaz. 

les indigénes cultivent diverses espéces de grains, mais surtout 
le riz, qui y est cependant de mauvaise qualité et ne se conserve 
pas. On y rencontre du camphre d’une qualité particuli¢re ; de la 
casse (plante médicinale), du benjoin, de l’aloés, du gambier, de 
Vigname, de la pistache, du ricin, du sésame, de la canne a sucre, 





698 L'ILE DE SUMATRA 


de la cannelle; le poivre, qui se récolte deux fois l’an; le café, le 
tabac, le coton, des noix de bétel et de coco, du sel, de la térében- 
thine, des gommes rares, de magnifique ivoire dont l’exportation va 
sans cesse diminuant, des nids d’oiseaux, l’arbre & pain, |’ananas, 
la goyave, le limon, le citron, l’orange, etc. La gutta-percha a été 
abondante, mais devient rare. Dans les foréts, il y a du bois de teck, 
de trés-bel ébéne, des bois d’aigle, de fer, de sandal, et dans les jun- 
gles des joncs comparables 4 ceux de Malacca. 

Nous mentionnerons, avec un peu plus de détails, le sagoutier ou 
palmier-amou, dont les feuilles servent pour la construction des 
habitations et pour les clétures; les cétes pour la confection des 
sagaies, dont le bourgeon terminal est aussi délicat que le chov- 
palmiste, dont la séve, s’écoulant par des incisions faites au tronc, 
devient une boisson alcoolique aussi estimée que le vin de palme; 
la moelle, enfin, est un aliment nourrissant et sain. Sur le méme 
sol croit la plus grande fleur du monde le Rafflesta-Arnoldi, qui 
a un métre de diamétre, plus de trois de circonférence, et dont le 
calice peut contenir huit litres d'eau. 

Dans l'état actuel. de la colonisation, le produit le plus lucratif 
est la noix d’arec. C’est la graine du:palmier-arec, dont on mélange 
l'enveloppe avec la feuille de bétel et un peu de choux pour former 
un masticatoire qui excite les facultés digestives affaiblies par la 
chaleur. Les indigénes en ont constamment a la bouche, et cet abus 
nuit, dans une large mesure, 4 leurs facultés intellectuelles. En 
méme temps, ce bétel altére les dents, les noircit, les gate et les 
fait tomber. Au sud d’Atchin, dans le Pédir, la céte est hérissée de 
ces précicux palmiers, et c’est pour cela qu’on l’appelle la Céte du 
Bétel. 

Les produits si variés que nous venons de nommer croissent pres- 
que tous a létat sauvage, et les essais de culture perfectionnée 
n’ont porté que sur Ie sucre, le tabac et le café. Les deux premiers 
de ces produits sont aujourd’hui un peu abandonnés, tandis que le 
café est de plus cn plus en faveur; le meilleur vient de l’intérieur 
et de la cdte occidentale, il est d’une trés-grande légéreté et est 
cependant fort estimé en Amérique ov il prime celui de Java. 

Citons, parmi les animaux, les volailles de toutes sortes, le gros 
gibier ; des oiseaux au magnifique plumage; des chevaux petits, 
mais bien faits, patients et admirables pour le service des monta- 
gnes ; des beeufs; des buffles et des chévres; des singes de grande 
espéce, dont unc variété est, assure-t-on, employée avec succés 
pour la récolte des noix de coco. Les animaux nuisibles sont repré- 
sentés par le tigre et par de trés-nombreux reptiles. 





ET LA GUERRE D'ATCHIN. G90 


iV 


Au point de vue de la guerre, ce qui nous importe le plus, c’est 
de connaitre le moral des habitants. 

Rejetons les quelques tribus sauvages du genre des anthropopha- 
ges Battaks, écartons les quelques milliers d’Européens, de Chinois 
et d’Arabes mélés 4 la population indigéne, et nous nous trouvons 
en présence de deux races distinctes : les Malais, qui, au-nombre 
de deux millions et demi ou trois millions, sont disséminés sur 
l'immense espace qu’occupe la Hollande, et les Atchinois, dont on 
estime le nombre 4 300,000 ou 400,000. 

Les Malais, on le sait, sont originaires de la presqu’ile de Ma- 
lacea; mais, depuis longtemps déja, les rejetons de la presqu’ile sont 
beaucoup plus nombreux que les habitants de la mére-patrie, et 
nétait le témoignage de Vhistoire, on croirait bien volontiers que 
les habitants de Malacca ne sont que la colonic du grand archipel 
indien. 

Quoique trés-voisins de Malacca et des iles de la Sonde, les At- 
chinois sont absolument différents des Malais ; l’ceil le moins exercé 
les discerne au milieu des habitants de la partie sud. Ils sont plus 
grands, plus beaux, leur peau est plus foncée, tirant sur le noir ; 
mais s'il est aisé de les distinguer de leurs voisins, il l’est beau- 
coup moins de les ratfacher d’une maniére certaine 4 quelque bran- 
che bien définie de la famille humaine. 

Certains ethnographes en font les rejetons de Singhalais, popu- 
lations originaires de la céte de Malabar, qui auraient émigré a 
Sumatra vers le premier siécle de l’ére chrétienne et s’y scraient 
mélangés avec les Battaks, plus nombreux qu’a l'heure actuclle. 
D’autres veulent qu’ils soient d’origine chinoise; d'autres d'origine 
siamoise. Un savant Anglais, Logan, quia longtemps dirigé le Jour- 
nal of the Indian Archipelago, et quia passé sa vie dans |’étude 
de Yextréme orient, était d’avis qu’il y a, dans l’Atchinois, du Ma- 
lais et de l’Annamite. Nous ne voyons pas, du reste, en quoi tou- 
les ces opinions sont inconciliables et comment un pays presque 
inhabité, offrant les meilleures conditions pour la colonisation par 
les gens de couleur, situé a mi-distance, cxactement, entre-!’Inde et 
la Cochinchine, tout voisin de la presqu’ile de Malacca et de la Ma- 
laisie, n’aurait pas recu, A diverses époques, des essaims de tou- 





700 VILE DE SUMATRA | 


tes ces contrées, que le temps aurait fondus et qui formeraient 
aujourd’hui le peuple qui nous occupe. 

Les Atchinois ont le plus détestable caractére, et le récit qui va 
suivre en donnera, hélas ! des preuves surabondantes. De tout temps 
les navigateurs et les marchands les ont dépeints comme insolents, 
altiers, perfides, cruels, et cupides. Pourtant ils ne sont pas abso- 
lument dénués de loi morale et punissent avec une énergie sauvage 
le vol et l’adultére. 

Le propriétaire victime d'un larcin a le droit de tuer le voleur 
s'il le surprend, chez lui, en flagrant délit. Dans les autres cas, le 
voleur comparait devant la justicc, et méme, pour des soustractions 
de peu d’importance, on lui coupe une main. Lorsque l'objet volé 
est de valeur plus grande, on coupe les deux mains; en cas de réci- 
dive, on s’altaque aux deux pieds. C’est 4 peu prés la pénalité en 
usage au Japon, renforcée comme cruauté, si cela est possible; 
mais si, dans ce dermer pays, la sévérité sans pitié du code a pro- 
duit des résultats merveilleux, quant au respect scrupuleux de la 
propriété, il n’en est pas de méme chez les Atchinois ow les larcins 
sont, malgré tout, extrémement fréquents. Toutes les victimes des 
lois de fer dont nous venons de parler sont reléguées dans l’ile de 
Way, avingt kilométres au large du cap Atchin, ot elles y périssent 
misérablement, soit de faim, soit par suite des mutilations hideuses 
du supplice légal. 

Les manquements 4 la fidélité conjugale ne sont pas réprimés 
avec moins de sévérité quand il s’agit d’une femme mariée sé- 
duite par un homme marié. Contrairement 4 ce qui se passe 
dans bien des pays, ce n’est pas l’épouse séduite qu’accablent 
les rigueurs de la loi et de l’opinion publique, c’est l’époux séduc- 
teur. Et quoi de plus original que le chatiment trouvé? Le séduc- 
teur est livré aux parents de sa premiére femme, de celle qu'il a 
déshonorée, ridiculisée en la trahissant. Les dits parents rassem- 
blent aussitdt leurs amis ct tous prennent leurs meilleures armes. 
Formant le cercle, au milieu du village assemblé, ils placent seul, 
au centre, linfidéle dont le dévergondage a terni l’honneur de leur 
famille. lls lui donnent une arme dont il doit se servir pour 
faire une trouée dans la muraille qui l’entoure, et s’il sait ga- 
gner les champs en sabrant 4 droite et 4 gauche, sa faute est par- 
donnée ; il peut reparaitre dans sa tribu, s’y présenter le front 
haut, y vivre non-seulement tranquille mais encore honoré. Si, au 
contraire, sa rage n’est pas assez intense pour qu’il l‘emporte sur 
tant d’ennemis, si ses charges ne sont ni assez véhémentes, ni assez 
imprévues pour qu’il trouve en défaut l’un des points de la circon- 





ET LA GUERRE D’ATCAIN. 701 


ference, il est percé de coups de lances, lacéré, mis en lambeaux, 
par ses bourreaux en délire. C'est la glorification du courage, de 
lintrépidité, effacant par leur vertu le crime réputé comme entrai- 
nant a sa suite la plus grande dose d’infamie. 

La valeur militaire ct la fougue dans Ics combats sont, d’ailleurs, 
avec l'amour de l'indépendance, les seuls cétés séduisants du carac- 
tére atchinois. Leur plus grand luxe réside dans leurs armes, sans 
lesquelles ils ne sortent jamais. Ils ont des mousquets, des fusils ct 
des pistolels, mais les prisent beaucoup moins que les armes blan- 
ches. Par un contraste assez bizarre, ils n’ont plus la. moindre 
énergie dés qu’on les sort des travaux de la guerre ou de la mer; ils 
passent lear temps 4 fumer l’opium, a jouer, 4 chiquer du bétel et 
aregarder les combats de cogs pour lesquels ils ont une passion 
lout aussi prononcée que les Anglais d’'autrefois. ls laissent aux 
femmes.la plupart des travaux, méme ceux de la terre. Pour étre 
tout a fait juste, cependant, il faut mettre a leur actif une trés- 
grande sobriété, qualité qu’ils partagent avec la plupart des habi- 
tants de l’Asie. Gomme en Chine, comme au Japon, comme dans 
Inde, le riz, les legumes et le poisson constituent l’ordinaire, d’un 
bout a l'autre de l’année, chez les riches aussi bien que chez ics 
pauvres. 

Comme vétements, ils sont assez couverts pour qu’on puisse les 
ranger parmi les peuples décents. Au point de vue de la construc- 
tion et de la propreté de l’habitation, ils sont aussi au-dessus des 
' négres de la cdte d'Afrique et du pays des Achantis qu’au-dessous 
des Indiens, des Chinois ct des Japonais. Ils sont trés-habiles pé- 
| Cheurs et fort experts dans la construction et la manceuvre des 

Mavires. | 
Au point de vue des ceuvres littéraires, nous arrivons au 
méme classement. Chez les négres pas de documents écrits et 
méme absence presque absolue de traditions; chez les Atchinois, 
au contraire, ilse trouve plusieurs chroniques et quelques ouvra- 
ges assez intéressants comme les Coutumes du Port d’Atchin et les 
Devoirs du Prince, le dernier, décrivant le cérémonial de la cour. 
Le dix-septiéme siécle a méme donné le jour 4 des livres de propa- 
gande religicuse dans le sens musulman. L’histoire a conserveé le 
nom d’un certain Shamsuddin-Ibn-Abdallah-Shamatrani, dont les 
écrits, poursuivis aprés son décés, eurent l’honneur d’étre brilés 

publiquement devant la mosquée principale. 

La religion n'est pas moins difficile 4 qualifier que la race. On y 
j Youve trace du bouddhisme qui pénétra dans le royaume vers le 
Sixitme siécle, et que développérent des relations actives avec la 
hine. A cdté, c’est l’islamisme importé au treiziéme siécle par des 


» 





702 LILE DE SUMATRA 


marchands arabes; il a développé dans le pays les propensions déja 
trop grandes vers la guerre et la traite. Des superstitions paicnnes se 
greffent sur le tout. Le résultat n’est qu’un mélange bizarre et inco- 
hérent. | 

On affirme que l'islamisme pura fait de grands progrés depuis 
une vingtaine’ d’années et que la, comme ailleurs, il est en recrv- 
descence d’exaltation et d’hostilité contre les sectateurs des autres 
religions. On a méme signalé comme un véritable revival musul- 
man gagnant les peuples malats et grandissant, chaque année, sous 
l’influence des pélerins qui profitent des facilités de la navigation 
pour aller se retremper 4 la Mecque, aux sources mémes de leur 
foi. C'est a ce réveil qu’il faut attribuer l'acharnement inoui dé- 
ployé contre les Hollandais pendant la guerre de deux ans qui 
s’achéve en ce moment, et qui a été dirigé par le parti arabe. - 

La constitution politique est assez curieuse. A la téte de chaque 
village est placé un chef nommé Panghoulou ou Radscha. Les ter- 
ritoires de plusieurs villages réunis forment un district ou une 
province (sagi) a la téte de laquelle est placé un chef héréditaire, 
un noble qui porte le nom de panglima. I] ne restait au commence- 
ment de la guerre, que six provinces réellement soumises au sul- 

tan d’Atchin. 

Les panglimas sont les plus importants des personnages atchi- 
nois. Ils ont une grande autorité sur les chefs de village, et c'est 
dans leur réunion, en conciliabule, que réside la véritable souve- 
raineté. Ce sont eux qui nomment le sultan ; ils conservent le droit 
de le révoquer, s'il ne gouverne pas sclon la coutume, ou sil trahit 
les intéréts du pays. Souvent tracassé par ses panglimas qui lui mar- 
chandent leur concours, le chef du pouvoir exécutif n’a, en réalité, 
qu’une médiocre situation, et son seul dédommagement du souci des 
affaires, c'est un pauvre traitement, prélevé sur les droits de douane, 
et qui ne monte guére, maintenant, 4 plus de 100,000 francs, 
somme qui s’ajoute aux revenus beaucoup plus considérables qu’a, 
sur ses propres domaines, le seigneur élu sultan. 

A n’en juger que par ses effets, cette constitution laisse a désirer, 
car il y a souvent lutte entre le sultan et ses panglimas. Tantot le 
premier trouve des points d’appui et trame des coalitions qui lui 
permettent de dominer les chefs de district, de les écraser sous son 
despotisme ; tantdt l’assemblée des panglimas contrecarre le pou- 
voir exécutif central et l’annule assez pour que le pays soit livré a 
l’anarchie. 





ET LA GUERRE D’ATCHIN. 703 


VI 


C’est par les Portugais, ces pionniers de l’extréme orient, que 
les Européens ont eu, pour la premiére fois, connaissance de ce 
pays d’Atchin, qui vient d’acquérir jusque dans nos contrées une 
célébrité momentanéc. Dés 1511, des marins portugais s’emparé- 
rent de Malacca, qu’ils fortifiérent solidement ; c’est par leurs rap- 
ports qu'on eut des notions exactes sur Sumatra. Depuis lors, les 
marins de tous les pays sont venus y commercer. 

Beaucoup de documents historiques sommeillant d’ordinaire dans 
les archives et dans les bibliothéques ont été exhumés a I’occasion 
de la guerre d’Atchin, les communications les plus détaillées ont 
été faites aux Chambres néerlandaises. Les récits les plus circon- 
stanciés ont été publics en France et a |’étranger, de sorte qu'il 
serait aisé de faire, en ce moment, unc histoire compléte du 
royaume d’Atchin ‘. 

Nous restreindrons, cependant, cette partie de notre travail aux 
simples apercus nécessaires a |’intelligence de la question, laissant 
a d'autres le soin d’entrer dans les détails du sujet et d’élucider 
complétement les origines et le développement de cette branche 
originale de la race asiatique. 

Au moment ot les lieutenants du grand Albuquerque s’établis- 
saient & Malacca, Atchin dépendait du royaume de Pédir, lequel 
élait, 4 son tour, sous la suzeraineté de Pasei. Le chef d’Atchin des- 
cendait d’un musulman, venu dans le nord de Sumatra, au com- 
mencement du treiziéme siécle, pour y répandre |’islamisme. Ayant 
acquis une grande influence, ce personnage se fit acclamer par la 
population ; le sultan de Pédir ratifia le choix du peuple, et l’étran- 
ger fitsouche de rois. L’un de ses descendants, nommé \brahim, se 
révolta contre son pére (1524) et résolut d'user de son énergie 
pour s'affranchir de la tutelle de Pédir. 

Les Portugais étaient venus de Malacca pour venger le pillage d’un 
navire et le massacre de l’équipage. Ibrahim les battit, s*empara de 
leur artillerie, et les poursuivit jusque chez le roi de Pasei, ou ils 
étaient allés se réfugier dans une ville forte. Cette manceuvre ne 


* Parmi les travaux francais, nous recommandons surtout les études publiées 
par la Revae militaire de Uétranger (numéros 144, 145, 148 et 153), par la Revue 
Politique et littéraire (numéro 40, 1874), par la Revue des Deux Mondes (numéro 
du 4 juillet 1874). Nous avons nous-mémes consulté ces recueils avec fruit. 


706 L'ILE DE SUMATRA 


sauva pas les Portugais ; assiégés par les Atchinois, ils voulurent 
se retirer a bord de leurs navires, mais les troupes d’[brahim leur 
couptrent la retraite et en tuérent un grand nombre. Ce fut ensuite 
le tour des rois de Pasei el de Pédir a se soumettre & son joug : le 
vassal était devenu suzerain. 

De 1528 4 1556, régne Alla-Eddin-Shah, qui étend encore ses 
frontiéres vers lec sud, mais qui échoue dans ses attaques contre 
Malacca. Il cherche 4 nouer des relations amicales avec le sultan de 
Constantinople. Son successeur, type de férocilé bestiale, n’avait 
d’appétit qu’é la condition d’avoir vu couler du sang. 

En 1567, la couronne change de famille, et est donnée a un indi- 
géne de Pérah (détroit de Malacca). Il se nommait Mansour-Shabh et 
se fit remarquer par sa haine des Portugais. Il se ligua contre cux 
avec diverses peuplades de l’archipel et fit équiper, en trés-peu de 
temps, une armée de 15,000 Atchinois, ayant 200 piéces de canon. 
Quatre cents Turcs se trouvaient dans cette armée, dont les efforts 
furent absolument stériles. 

Quoique ayant victorieusement résisté dans Malacca, les Portu- 
gais se reconnurent incapables d’aller attaquer leur ennemi sur son 
propre terrain, et le sultan d’Atchin utilisa ses armements en con- 
solidant sa puissance. Son pays acquit une grande renommée, ct fil 
un commerce considérable avec tous les pcuples de Asie, depuis 
lArabic jusqu’au Japon. 

Bientdt, de nouveaux pavillons européens vinrent augmenter Ics 
profits, mais aussi les préoccupations des peuples de Sumatra. En 
1599, apparaissent deux navires nécrlandais, le Lion et la Lionne, 
équipés par de Moucheron, le plus fameux des armateurs de ce 
temps. De véritables drames se déroulent alors. Les Portugais exci- 
tent les Atchinois contre les nouveaux venus, dont les baliments 
sont traitreuscment attaqués. Les Hollandais se défcndent avec 
acharnement. L’un des capitaines, Cornélis Houtman, perd la vic: 
Pautre, son frére Frédéric, est. fait prisonnicr. 

L’année suivante, nouvelle arrivée de Hollandais ; nouvelles in- 
trigues des Portugais. Le chef hollandais se venge en brulant plu- 
sieurs navires portugais et atchinois chargés de poivre. Frédéric 
foutman est toujours prisonnier, et si nous en avions le loisir, nous 
conterions un trait de sa captivité, qui le met tout 4 fait 4 la hau- 
teur du Régulus des classiques. En 1604, de Moucheron expédia de 
Hollande quatre grands navires fortement armés ; en dehors deleur 
mission commerciale, ils devaient tout faire pour délivrer les pti- 
sonniers, et pour conclure avec Atchin un traité avantageux. Le 
chef de l’expédition, Gérard de Roy, était porteur d’une Ictire auto- 
graphe du stathouder de Hollande, le prince Maurice de Nassau. 





ET LA GUERRE D'ATCHIN. 705° 


Nous regrettons vivement de ne pouvoir reproduire ce curieux 
monument du style épistolaire de l’époque. Les Portugais n’y sont 
pas ménagés, ct les motifs de leur hostilité sont clairement dé- 
voilés. 

Cette fois, les Hollandais se firent entendre et ils obtinrent méme 
de ramener avec eux une ambassade atchinoise. C’est en revenant 
en Europe, avec les ambassadeurs, qu’'ils firent, prés de Sainte- 
Héléne, la capture d’un navire de guerre portugais, le San-lago, 
chargé d’une cargaison de perles, valant trois millions. | 

Depuis l’envoi en Hollande de l’'ambassade atchinoise, c’en fut fait 
4 Sumatra de Vinfluence portugaise. En 1615, Malacca fut méme 
l'objet d'une nouvelle attaque, encore plus Turieuse que les précé- 
dentes. Trois cents navires et soixante mille hommes étaient aux 
ordres du sultan, qui commandait l’expédition en personne. Il y eut 
une bataille navale qui dura plusieurs jours et plusicurs nuits. Le 
détroit de Malacca était parsemé d’épaves, brilant pendant la nuit 
en répandant de vives clartés; c’étaient des navires pris 4 l’abor- 
dage et aussit6t incendiés. L’action fut indécise, car les Atchinois 
se relirérent, ayant perdu plus de cinquante batiments et des mil- 
liers d’hommes ; mais les Portugais n’osérent les poursuivre, tant 
ls étaient eux-mémes fatigués et éprouvés. 

En 14624, une escadre portugaise, commandée par Martino 
Alfonso, se présenta devant Atchin pour poursuivre les hostilités. 
le corps de débarquement prit un fort aux indigcnes, mais fut en- 
suite mis en piéces. 

Dés lors, et pendant de longues années, les Hollandais prédomi- 
nent. D’ailleurs les vertus guerriéres d’Atchin s’obscurcissent pour 
quelque temps, et tout ce qui tient au harem occupe beaucoup 
plus les sultans que le gouvernement. C’est alors que régnait Ali- 
Mag-Hayat-Shah, qui imagina de faire faire le service du palais par 
une garde de trois mille femmes. 

Cependant, en 1628, le sultan voulut une fois de plus se lancer 
contre Malacca; mais ses troupes essuyérent une défaite compléte 
Aussi nombreux que dans |’expédition de 1615, les Atchinois per- 
dirent presque toute leur flotte et une grande partie de leurs hom- 
mes. Ce fut un coup terrible porté & leur puissance, qui s’en est 
toujours ressentie depuis. 


Vil 


' Aux Portugais évincés, aux Hollandais progressant, se joignirent, 
sur un plan secondaire, les Anglais et les Frangais. L’Angleterre fut 
25 Aovr 1875, , 46 


706 L'ILE DE SUMATRA 


représentée en 1621 par l’amiral Lancaster, qui portait une lettre 
des plus flatteuses du roi Jacques I". L’envoyé anglais fut accueilli 
avec courtoisic, et l’on rapporte que le sultan lui demanda, comme 
une grande faveur, de chanter devant lui un psaume de David. L’a- 
miral fit appel 4 la bonne grace de ses officiers, et tous ensemble 
entonnérent I’'hymne réclamée. Avant que le batiment anglais re- 
partit, le sultan répondit lui-méme 4 la lettre de Jacques I*'. Il lui 
demandait deux Anglaises, et s’engageait, si l’une d’elles lui don- 
nait un héritier, 4 le nommer roi de la Céte du poivre, et & donner 
liberté de commerce & tous les navires anglais qui n’auraient plus 
4 venir dans la partie de ses Etats qu’il garderait pour lui. Le roi 
d’Angleterre répondit que, dans son pays, on ne disposait pas des 
femmes comme on le faisait 4 Sumatra, et il fit don au sultan, 
comme compensation, de deux belles piéces de canon qui furent 
fort bien accueillies. 

De France, le roi Louis XIIf envoya l’amiral de Beaulieu, qui ré- 
sida assez longuement 4 la cour du sultan, vers 1625 ou 1630. Cet 
officier fit, dans ses rapports, les descriptions les plus pompeuses 
de la cour d’Atchin. [l rapporte que le sultan Iskander possédait 
dans son trésor 18 millions de livres, quantité de pierres précieuses 
et de gros lingots d’or. Ses danseuses ¢taient couvertes d'or et de 
diamants. Sa flotte comportait trois cents voiles, ct possédait le se- 
cret de l'utilisation d’une huile minérale (le pétrole, pense-t-on) 
pour incendier les navires ennemis. Le sultan daigna confier a la- 
miral qu’il pensait un peu a faire détruire tous les poivriers de son 
royaume. « Cet arbuste, disait-il, attirait trop d’étrangers, et lui 
causait beaucoup d’ennuis. » Le méme témoin dépeint Iskander 
comme un type d’avarice, et rapporte qu'il fit écorcher vif un de 
ses courtisans, dont le coq, ayant été battu par un rival, avait oc- 
casionné 4 Son Altesse une forte perte d’argent. De Beaulieu s‘étend 
aussi sur la capacité militaire des Atchinois, qui lui semblent les 
meilleurs soldats de l’Océan indien, montrant le plus grand mépris 
de la mort. Les éléphants de guerre étaient aussi fort admirés par 
notre enyoye. 

Ii ne semble pas que ces deux ambassades aient eu des résultats 
commerciaux importants; car, en 1637, les Hollandais avaient, a 
l’exclusion des autres étrangers, le monopole du commerce sur la 
cote occidentale. C’est parce que Ics indigénes ne respectérent pas 
leurs priviléges, qu’ils s’emparérent, en 1660, de Padang et de di- 
vers autres points. ; 

En 1644 commence.une dynastie de femmes qui ont grand’peie 
4 ‘se déméler au milicu des traités faits avec les étrangers et des m- 
trigues de toutes sortes auxquelles ils donnent lieu. En 1699 finit 





ET LA GUERRE D’ATCHIN. 107 


cette bizarre anomalie, par suite de l’incapacité de Kramalat-Shah, 
qui est déposée sur les représentations d’un envoyé de la Mecque. 
Les femmes, d’aprés le Coran, ne sont pas aptes 4 gouverner, et il 
importe de faire cesscr au plus tot un scandale aussi contraire aux 
rites. 

Pendant tout ce temps, les Hollandais gagnent toujours du ter- 
rain, non sans payer leurs progrés de la vie de bien des leurs, et 
méme de résidents, tués pendant les émeutes, qui ne leur sont pas 
ménagées. En 1704, le commerce avait assez d'extension pour 
qu Atchin comptat bon nombre de belles maisons de pierre, habitées 
par des négociants étrangers de l'Inde, de la Chine et de l'Europe. 

Le dix-huitiéme siécle n’offre que peu d’intérét. C’est la déca- 
dence de plus en plus grande de Yempire d’Atchin. Le parti arabe 
reprend le dessus. Chaque élection de sultan donne lieu & des guer- 
res civiles, et le commerce entre Européens et indigénes est de 
moins en moins sur. La piraterie exerce ses ravages. Successive- 
ment, une foule de vassaux se séparent d’Atchin. 

Vers la fin de ce méme siécle, la Hollande, conquise par la France, 
est englobéc dans l’anéantissement maritime et colonial qui fut 
pour nuus le résultat des guerres de la république et du premier 
empire. Les Anglais en profitérent pour s’emparer de tout l’empire 
colonial échafaudé avec tant de peine en Orient par le gouvernement 
néerlandais. Ils n'échouérent que devant l’ilot de Décima, au Japon, 
le seul coin du monde ou le pavillon hollandais put flotter sans in- 
terruption, oublié qu'il était au milieu de la conflagration géné- 
rale. 


Vill 


Survint la paix de 1845. L’Angleterre, se retrouvant sans rivale 
dans l'Inde, consentit a rendre 4 la Hollande ses possessions de la 
Malaisie. A la Grande-Bretagne |’immense bassin formé de la réu- 
nion du golfe d’Oman et du golfe du Bengale; 4 la Hollande tout ce 
continent émietté qui s’étend entre |’Australie et l'Indo-Chine, entre 
lamer des Indes et la Polynésie. Mais les deux domaines étaient sé- 
parés par un mur mitoyen : Sumatra. L’Angleterre voulut s’y réser- 
ver la prépondérance : elle conserva le fort Marlborough, sur la céte 
occidentale de l’ile, et interdit aux Hollandais de traiter sans son 
asscntiment avec les chefs indigénes. Elle se montra méine jalouse 
de dominer a Atchin, et conclut en 1819, avec le chef de cet Etat, 
une convention qui assurait aux négociants anglais un comptoir 
dans la capitale; un résident britannique aurail été accrédité prés 








7108 - VILE DE SUMATRA 


du sultan; aucune autre puissance ne pouvait jouir du méme privi- 
lége. 

‘I y eut alors enchevétrement d’intéréts. Les Anglais possédaient 
dans le détroit Poolo-Penang et la province de Wellesley; en 1819, 
ils acquirent l’ile de Singapoor, qui devint en peu de temps un port 
important. D'un autre cété, les Hollandais prétendaient qu’aux ter- 
mes du traité de Vienne, le port de Malacca leur appartenait, comme 
étant une de leurs anciennes possessions sur laquelle ils avaient ré- 
gné sans conteste de 1641 4 4795. En cela ils avaient raison. En 
méme temps ils ressaisissaient un 4 un tous les fils qui leur avaient 
permis de gouverner énergiquement et de faire rentrer dans l’ordre 
cette race malaise, remuante et ‘pirate. 

Entre Java et Sumatra il n’y a que le détroit de la Sonde, et sans 
cesse les populations des deux files étaient en contact. Un jour ou 
l’autre, des conflits devaient éclater, et lorsqu’en 1824, les Hollan- 
dais durent déclarer la guerre au sultan de Palembang, pour ven- 
ger un affront fait 4 leur pavillon, les Anglais comprirent qu'empé- 
cher la Hollande de s’établir dans les régions qu’elle venait d’occu- 
per, c’était faire le jeu des pirates de la cdte et préparer des embi- 
ches aux navires de commerce. 

Ayant par ailleurs beaucoup 4 faire pour assurer la prospérité de 
ses propres colonies du détroit, Angleterre ne pouvait avoir sur 
les immenses cétes de Sumatra qu’une action tout & fait insuffi- 
sante. Les entraves qu’elle mettait aux progrés de la Hollande ne 
servaient donc qu’a entretenir chez les chefs indigénes le mépris de 
l’Europécn, ct chez les pirates une hardiesse désastreuse. D'ailleurs 
4 la place de l’Angletcrre, qui ne pouvait pas assez, et de la Hol- 
lande, que les traités liaicnt, surgissaient les Etats-Unis, qui parais- 
saient tout disposés 4 profiter d’une improductive rivalité. 

Menacé d’une ingérence qui ne lui était rien moins qu’agréable, 
le cabinet anglais se ravisa. En 1824, il conclut & Londres, avec le 
gouvernement des Pays-Bas, un traité dénotant un revirement com- 
plet dans la politique relative au détroit de Malacca. La Hollande 
abandonnera toute prétention sur une portion quelconque de la 
presqu’ile; mais, en revahche, l’Angleterre ne revendiquera plus 
aucun droit sur Sumatra et ne s'immiscera en rien dans les démé- 
lés qui pourront surgir entre le gouverneur général des Indes néer- 
landaises et les divers chefs de Vile Sumatra. 

Pourtant le gouvernement anglais ne put se résoudre a pousser 
la doctrine absolument jusqu’au bout. Laisser les Hullandais s éla- 
blir dans le nord de Sumatra, c’était partager avec eux la posses- 
sion du détroit, la garde du passage conduisant a l’empire @An- 
mam, 4 l’empire chinois, 4 l’archipel japonais. Ne pouvoir se trouver 








ET LA GUERRE D’ATCHIN. 799 


sur les deux cétés a la fois, c’était bien facheux déja; mais instal- 
ler de son plein gré la Hollande en face de soi, c’était trop cruel. 

C'est pour cela que fut imaginée la neutralité du sultan d’Atchin. 
Comme influence maritime et politique, ce personnage était nul; 
mais, au demeurant, c’était un occupant. En sauvegardant son in- 
dépendance, |’Angleterre était certaine de ne pas voir un Etat @ ma- 
rine partager avec elle la clef d’un détroit appelé, dans l'avenir, a 
étre sillonné par les navires marchands de toutes les puissaaces. 

Donc, aux Hollandais la haute main sur tout le sud et sur l’ouest 
de Sumatra; libre & eux de batailler, de conquérir, d'annexer, 
pourvu qu‘ils garantissent contre les pirates la sécurité des routes 
de lamer; mais s'il venait a s’agir du royaume d’Atchin, alors 
plus de prudence, plus de ménagements; pas de conquéte surtout, 
et s'il se produisait des contestations, employer, pour en empécher 
le retour, « l’exercice modéré de l'influence européenne. » 


IX 


Le traité de 1824 eut des conséquences de deux sortes. Libres a 
l'égard de Vile entiére, excepté la partie nord, les Hollandais s’y li- 
wrérent avec succés 4 la reconstitution de leur empire colonial. Ils 
débutérent par la reprise de leurs anciens comptoirs de Ben-Kou- 
len, de Padang et de Sibogha, mais ne s’en tinrent pas & cette res- 
tauration du passé : une guerre de quinze ans leur donna I’Etat de 
Menang-Kabau, au centre méme de I’ile. L’armée eut de grandes 
difficultés 4 vaincre; elle luttait contre des musulmans fanatiques 
défendant un de leurs principaux sanctuaires. Puis vint l'occupa- 
tion, sur la cote nord-ouest, de Baros, de Tapou et de Singkel. Deux 
de ces postes avaient appartenu, avant la débdcle des Hollandais, 
a la Compagnie néerlandaise, dont le pavillon avait été remplacé 
par les couleurs atchinoises. Les Atchinois firent les plus grandes 
difficultés pour rendre ces positions aux Hollandais; ils invoqué- 
tent l’appui de |’Angleterre, se basant sur le traité de 1824, mais 
rm he pensa pas qu'il s‘appliquat 4 d’anciens comptoirs hollan- 


A mesure qu’ils s’établissaient sur un point, les agents du gou- 
.Verneur général attiraient & eux les chefs du voisinage, se les 
liaient par des traités; et c’est par suite de leur politique, tout a la 
fois habile et énergique, qu’en moins d’un démi-siécle, les sept- 
huitidmes de l’ile étaient rangés sous la domination hollandaise, et 


740 L'ILE DE SUMATRA 


formaient les cing résidences on gouvernements dont nous avons 
parlé ci-dessus. 

Dans le nord, les affaires étaient moins brillantes. Ainsi qu'il 
convenait, les Etats européens laissaient 4 ta Hollande la haute po- 
lice de ces mers qu’elle avait avec tant de succés purgées de la pi- 
raterie. Cette police s’améliorait chaque jour dans tout le centre de 
l’archipel malais; mais elle était bien insuffisante dans Ie voisinage 
d’Atchin. Se basant sur l’appui des Anglais, les sultans faisaient 
bon marché des représentations de la Hollande, et celle-ci mettait 
dans ses relations avec ses voisins du nord une circonspection, 
une timidité qui enlevaient toute valeur 4 son action diploma- 
tique. 

fl ne faudrait pas croire que la piraterie malaise ait été, de toul 
temps, ce qu'elle est aujourd’hui, une simple géne pour le com- 
merce. Depuis la découverte de l’archipel, et jusqu’a ces derniéres . 
années, on ne pouvait naviguer dans ces mers qu’a Ia condition 
d’étre bien armé et de veiller constamment. 

Longs et pointus, montés par cent rameurs, ordinairement es- 
claves, les navires pirates portaient, en outre, trente, quarante el 
méme quatre-vingts combattants. Leur avant était blindé. Pour le 
combat, les équipages s’habillaient en rouge, se distinguant ainsi 
des simples commercants, dont les vétements étaient de ces nuan- 
ces sombres que préférent les manufactures indigénes. 

Ces pirates étaient trés-rapides et manceuvrés avec adresse. 
Leurs croisiéres duraient quelquefois plusieurs années. On en a vu 
faire le tour de la Nouvelle-Guinée par 1’est, continuant par les dé- 
troits et par la céte sud de Java, allant méme jusqu’a Rangoon, 
longeant la presqu’ile malaise, allant porter le trouble dans I'tle 
Bintang, dans les groupes voicins de la mer de Linga, puis dans 
les iles de V’entrée de la mer de Chine, et enfin dans les Philip- 
pines. 

Pour les expéditions de moindre importance. la période d’actt- 
vité s’étendait du 4° mai a la fin de novembre. Le détroit de Macas- 
sar était le lieu de passage des plus grandes flottes. Quelquefois les 
croiseurs de Java; dont l’habileté est cependant connue, ont été obli- 
gés de fuir pour ne pas tomber sous les coups de ces nuées d’en- 
nemis. 

En 1847, une flotte de quarante 4 soixante prawhs ravagea une 
grande portion de l’archipel et les cétes du détroit de Banca, bréla 
un village tout voisin du grand établissement anglais de Singapoor, 
emmena en esclavage un trés-grand nombre d’habitants, et tira 
méme sur un fort hollandais de la céte de Bornéo. En mai de la 
méme année, le vapeur de guerre anglais, Némésis, eut 4 combattre 


ET LA GUERRE DATCHIN. Mi 


onze prawhs 4 la fois : l’action dura huit heures et six bateaux ma- 
lais purent s’échapper. 

Dans les fles de l’est il existait aussi de nombreux centres de pi- 
rateric. Mais depuis 1850, depuis que les croiseurs 4 vapeur ont 
commencé & sillonner ces parages, cette plaie va se guérissant, soit 
par suite de la destruction des hordes et des villages les plus com- 
promis, soit 4 cause de la frayeur inspirée aux chefs par les exem- 
ples de répression. En outre, l’occupation européenne, en créant et 
en développant des industries indigénes, en donnant des moyens 
d’existence 4 ces populations malfaisantes, change peu & peu le 
cours de leurs habitudes et de leurs idécs. 

C’est dans les criques inhabitées de la céte N.-E. de Sumatra que 
ces brigands de la mer ont trouvé leurs derniers refuges, et c’est 
pour s'étre mélé 4 leurs méfaits, pour avoir entravé, eux aussi, la 
liberté de la navigation, que les Atchinois ont été privés de |’ap- 
pui de l’Angleterre et livrés, sans restriction, 4 leurs propres res- 
sources. 

C'est ce que va nous prouver, d’une maniére surabondante, la 
courte revue des principaux actes de vandalisme des vingt derniéres 
années. 


X 


Le quartier général des pirates du nord était aux iles Nias, et de 
Ja sortaient continuellement des prawhs courant sus aux bateaux 
arabes ou malais, quelquefois méme aux batiments européens. Ces 
iles servaient en méme temps d’entrepét pour les esclaves capturés 
par les brigands sur toutes les cdtes du voisinage. 

En 4834, le navire américain Friendship fut pillé par la popula- 
tion de Qualla-Batou. En 1836, une goélette, frétée par le gouverne- 
nement de Batavia pour {ransporter des fonds, fut saisie et bralée. 
La Hollande ne put obtenir réparation complete de ce vol outrageux. 
Dans la seule année de 1844, quatre navires anglais furent pillés. 
En 1854, ce fut le tour du trois-mats napolitain, Clementina. Un 
de nos navires de guerre, le Cassini, essaya d’obtenir justice, mais 
ce fut peine inutile. En 1852, un autre navire anglais, le Country- 
Castle, fut odieusement dévalisé. 

Chaque pillage était accompagné de luttes, d’assassinats, de scénes 
de carnage et « l'usage modéré de l’influence européenne » ne cor- 
rigeait en rien les détestables habitants de la céte. Loin de se re- 
pentir de leurs déprédations, ils se considéraient comme trés-bicn- 


42 LILE DE SUMATRA 


veillants par ce fait seul qu’ils n’attaquaient pas tous les navires. 
Selon eux, chaque pillage n’était que représaille; dans chaque cas, 
les naturels avaient attaqué pour se venger de vols, de meurtres ou 
‘de désordres commis par les équipages européens. Il est hors de 
doute que les torts n’étaient pas toujours du cété des Atchinois, mais 
l'Europe voulait les déshabituer de ces procédés sommaires et les 
-amencr a se faire rendre justice par la voie consulaire. ll était done 
urgent d’obtenir un traité sérieux, afin d’étre en droit de chatier 
sévérement lors de tout manquement un peu grave au respect du 
droit des gens. 

Plus la Hollande était pressante, plus les Atchinois essayaient de 
se dérober, et ne voyant plus l’Angleterre se mettre avec autant de 
zéle en travers des démarches de Batavia, sentant de ce cété-la l’ap- 
pui faiblir un peu, ils recherchérent d’autres alliances et envoyérent 
en Europe un agent secret. Leur choix se porta sur un aventurier, 
du nom de Sidi-Mohamed, qui joua plus tard un grand role dans le 
pays et dont l'histoire est curieuse : 

Né en 4828, Sidi-Mohamed avait, pendant son adolescence, ou- 
vertement manqué 4 son pére, ct celui-ci, usant du droit que lui 
donnaient les coutumes, avait condamné son fils 4 périr. Il le mit 
donc dans une pirogue, le fit conduire, par un autre bateau, en 
pleine mer, loin de toute terre, sans vivres et sans vétements. Le 
jeune Atchinois était 4 l’agonie, lorsqu’un navire frangais, passant 
dans ces parages, apercut le fréle esquif ballotté par l’Océan. [I s’en 
approcha, recueillit le moribond qui se rétablit 4 bord et continua 
pour la France. Le capitaine, désireux de compléter son sauvetage, 
et ayant trouvé Penfant intelligent, lui fit donner, & son arrivée, 
une éducation convenable. Devenu homme, Sidi-Mohamed voulut 
retourner chez lui; il éblouit ses concitoyens par ses dehors vernis, 
et donna a entendre qu’il avait en France les plus hautes relations; 
-il se fit fort de contrebalancer l’influence hollandaise par influence 
francaise. | 

Pris au sérieux, plus qu'il ne.le méritait, le sauvé des eaux se 
mit bientot en route et arriva 4 Paris en 1852. Napoléon Ill, alors 
.prince-président, le regut avec bienveillance au palais de Saint- 
Cloud et Sidi-Mohamed, exagérant la portée de paroles amicales, 
qui n’étaient sans doute que courtoisic d’étiquette, quitta la France 
en se vantant d’avoir obtenu pour son pays une trés-puissante al- 
liance. — L"heureux ambassadeur se rendit.ensuile & Constantino- 
ple, ou il vit le sultan, et de la & la Mecque ow il fut regu par le 

chérif. 

De retour 4 Atchin, Sidi-Mohamed devint un personnage impor- 
tant, dont le rdle spécial fut de s’opposer a l'influence hollandaise. 








ET LA GUERRE D’ATCHIN. 73 


Ce n’était pas une mince besogne, car |’action diplomatique était 
engagée et les agents de Batavia comptaicnt la poursuivre avec cette 
prudence, cette méthode et cette persistance qui assurent le succés 
des négociations. 

Le premier envoyé de Batavia fut un officier de marine, le capi- 
taine Courier, qui commandait le brick de guerre, le Haai. Le sultan 
le trouva trop petit personnage pour traiter avec un personnage de 
son importance et faillit lui faire un mauvais parti. Le rapport de 
lofficier hollandais est extrémement intéressant. Les détails d’éti- 
quette, la réception solennelle dans le palais de Kraton, les discus- 
sions avec le sultan et le récit des dangers courus par le navire et 
par l’équipage, mériteraient d’étre reproduits, mais ils sortiraient 
du cadre qui nous est imposé. Détachons-en cependant quelques 
lignes qui prouvent jusqu 4 quel point Sidi-Mohamed avait spéculé 
sur ses relations avec la Frdnce et avait brodé le chapitre de ses 
réceptions 4 la cour. L’un des griefs du sultan était que le gouver- 
neur de Batavia edit eu l’'audace d’entrer en relations avec lui sans 
lui faire au préalable quelque cadeau gracieux. On se basa sur la | 
bienveillance de Napoléon III pour réclamer une entrée en matiére 
plus cordiale, plus généreuse. On tenait surtout 4 de beaux présents. 

« Ainsi avait fait Pempereur Napoléon Ill, fut-il dit au capitaine 
du Haai, dans son désir de nouer avec le sultan des relations ami- 
cales; il avait envoyé, en méme temps que sa lettre, un sabre ma- 
gnifiquement orné de diamants, beaucoup d’autres présents, ct 
avait méme offert au sultan de le nommer capitaine de vaisseau 
dans la marine francaise, et de lui faire cadeau d’une frégate de 
guerre, ce qu'il avait refusé!. » 

En 1856, la mission du Haai fut reprise par la frégate Prinz Fre- 
derik der Nederlanden, ayant 4 bord un officier de rang élevé. Le 
sultan fut plus traitable que l’année précédente; mais la conclu- 
sion du traité ne fut cependant que pour 1857. Par une convention, 
passée cette année-la avec le général Van Swieten, gouverneur de 
la céte ouest, il fut convenu que les Européens auraient droit au 
commerce, qu’entre Atchinois et Hollandais il y aurait protection 
réciproque des sujets des deux nations, que tous les griefs ante- 
rieurs étaient oubliés; mais que c’en était fait pour jamais de la 
traite, de la piraterie et du vol d’épaves. 


' Extrait du rapport du capitaine du Haaz. 





144 LILE DE SUMATRA 


XI 


Armés de cet engagement écrit, les Hollandais vont maintenant 
surveiller de prés les agissements d’Atchin, et tout manquement au 
traité sera l’objet soit de représentations sévéres, soit de répression. 
Les griefs furent assez nombreux pour que nous n’en fassions con- 
naitre qu’une faible partie. C’est, par exemple, en 1861, la saisie 
par le radjah de Kloewang de deux navires du port de Siak, navi- 
- guant sous pavillon hollandais. En 1863, les Atchinois bombardent 
Batoe-Bara ow flottait le pavillon hollandais; les réparations sont 
insuffisantes. « Le sultan ignorait, dit il, la présence du pavillon 
hollandais 4 Batoe-Bara. » En 1864, quelques Chinois de Poolo-Pe- 
nang, sujets anglais, sont assassinés 4 Tamrang par des Atehmois. 
La traite continue comme par Je passé, surtout sur la cdte ouest. 
Les Hollandais sont obligés d’entreprendre trois expéditions sacces- 
sives contre l’ilc Nias, et d’entretenir une croisi¢re constante pour 
protéger la céte. En 1868, un navire anglais, le Good-Fortune, est 
de nouveau attaqué, et les dispositions des indigénes sont partout 
$i mauvaises que le gouvernement de Singapoor doit lancer une pro- 
clamation pour avertir les commergants européens du danger qu'il 
y avait a trafiquer sur les cétes atchinoises. De son cédté, le gouver- 
nement francais multipliait les avertissements dans les instructions 
aux navigateurs, publiées en 1867 par le département de la marine 
et des colonies, sur les iles et passages du grand archipel d’Asie. 

Tout le mécontentement retombait sur la Hollande qui avait si 
admirablement pacifié tout le reste de l’archipel; mais celle-ci se 
rejetait sur l’Angleterre qui lui liait les bras par son traité de 4824. 
Touché au vif dans ses intéréts les plus directs, le commerce de 
Singapoor, de Penang et de Malacca s’insurgeait contre la protec- 
tion inconsciente accordée aux pirates d’Atchin, et demandait a 
grands cris qu’on abandonnat une politique aussi contraire a |'n- 
térét du commerce. 

Aprés de longues hésitations qui nous conduisent jusqu’en 41870, 
deux traifés connexes furent conclus. Par celui d’Elmina, la Hol- 
lande abandonne a ]’Angleterre ses établissements de la Céte-d’Or. 
Par celui de Siak, l’Angleterre cesse toute protection au sultan d’Al- 
chin et reconnait 4 la Hollande le droit d’agir 4 Sumatra exacte- 
ment comme elle l’entendra. Elle demande seulement que les navires 
anglais soient traités sur le méme pied que les navires hollandais 











ET LA GUERRE D'ATCHIN. 715 


dans tous les ports soumis au contrdle du gouverneur de Batavia. 

Libre d’Atchin, la Hollande aurait pu débuter dans ses relations 
nouvelles par des menaces et des ultimatums, mais elle agit beau- 
coup plus sagement. Peu lui importait la manicére dont elle exer- 
cait ’autorité, pourvu que son influence fat réclle. Si elle parvenait 
a diriger le sultan d’Atchin et que celui-ci fut obéi par son peuple, 
c'était tout ce qu'il lui fallait, c’était ce qu’elle préférait, car ses 

domaines sont déja si vastes qu’elle n’est pas absolument désireuse 
de les étendre encore. Tout ce qu'elle voulait, c’était d’avoir des 
yoisins pacifiques et srs. Le moment était bien choisi pour chan- 
ger de politique, car le sultan Mantsour Shak venait de mourir, et 
son successeur Mahmoud-Aladin-Iskander, jeune homme de seize 
ans, pouvait étre accessible 4 des idées de bon accord. 

Cet espoir fut bien cruellement décu : l’enfant tomba sous I’in- 
fluence du chef des patriarches, le plus hostile aux Européens, et 
du fameux Sidi-Mohamed qui préchait la guerre sainte avec ardeur. 
Quoique n’osant plus se vanter d’aller prendre Batavia avec l'aide 
de la France, cet intrigant exaltait la valeur guerriére de ses con- 
citoyens et leur promettait la destruction compléte de l’armée hol- 
landaise si elle se hasardait 4 venir débarquer sur le sol atchinois. 
S'il ne parlait plus de nous, car alors les Orientaux nous croyaient 
bien plus malades que nous ne |’étions réellement, encore faisait-il 
sonner bien haut ses relations avee son ami, le sultan de Constan- 
tinople, qui ne manqucrait pas de l’assister en cas de conflit. 

Done en 1874, le contréleur Krayenoff se présenta devant Atchin 
pour faire des communications importantes, pour rappeler le mé- 
pris constant du traité de 1857 et pour demander qu’il fat exécuté 
d'une maniére un peu plus sérieuse. A ses réclamations, le mt- 
nistre des relations extérieures (c’était Sidi-Mohamed) répondit, 
hon par des promesses, mais par la réclamation de Singkel et de 
Baroes que les Hollandais avaient repris en 1840! Ce n’était pas la 
le moyen de s’entendre. Aussi le contréleur retourna-t-il avec la 
corvette le Djambi pour demander une nouvelle entrevue. Elle 
lui fut refusée, les ministres s’étant fait excuser pour cause d’ab- 
Sence et de maladie. Une lettre personnelle du gouverneur général 
des Indes néerlandaises ne fut pas recue moins cavaliérement : 
elle arriva le 1" novembre, et pour toute réponse le ministre fit 
Savoir que le Ramadan interrompant les affaires, la lettre ne serait 
ouverte que le 7 décembre. 

Puis on donna aux Hollandais quelques bonnes paroles, de véri- 
table eau bénite de cour. Tout en gagnant du temps, on entama 
simultanément des démarches auprés du sultan de Constantinople, 
des gouvernements anglais et frangais, de ce dernier surtout l’exis- 


116 LILE DE SUMATRA 


tence duquel on recommengait acroire. Informé de ces menées, le 
roi de Hollande demanda aux cabinets européens de le laisser ab- 
solument libre dans le réglement de ses affaires avec Atchin. Nulle 
opposition ne fut faite 4 cette requéte, et aussitét commenga un jeu 
plus serré, plus énergique, dont les diplomates atchinois eurent 
peine a parer les coups. Il n’était que temps, du reste, ou d’avoir 
la paix séricuse ou de faire la guerre, car on remarquait depuis 
six mois, dans le commerce des armes et des munitions, un re- 
doublement de fort mauvais augure. 


XII 


Sans perdre de temps, le gouverneur de Batavia nomma commis- 
saire extraordinaire le vice-président du conseil des Indes, M. Nieu- 
wenhuizen ; on le fit accompagner par une division navale portant 
3,000 hommes de débarquement, et ordre lui fut donné d’arra- 
cher du sultan des excuses et des garanties ou de lui déclarer im- 
médiatement la guerre. Ses troupes étaient commandées par le 
général Keehler. Le 22 mars 1873, la Citadelle d’Anvers qui portait 
le négociateur jettait l'ancre devant Atchin et les espérances de 
solution pacifique s’évanouirent ce jour-l4 méme. La population 
était toute surexcitée ; des gens armés parcouraient la ville; on éle- 
vait des retranchements. Aux demandes catégoriques de M. Nieu- 
wenhuizen, le sultan répondit qu’il ne pouvait rien prom: ttre avant 
d’avoir regu une réponse qu’il attendait de la Turquie, et que si 
l'on voulait revenir dans six mois, il y aurait peut-étre, alors, 
moyen de régler les questions pendantes. Impossible d’obtenir d’av- 
tres explications. 

Le 26 mars, la guerre est déclarée; les 8 et 9 avril a lieu le dé 
barquement. Nous pouvons le suivre dans tous ses détails, ayant 
eu la bonne fortune de consulter 4 loisir un croquis du terrain 
communiqué par le ministre des colonies de La Haye 4 M. le duc 
Decazes. 

La mise a terre des troupes se fit 4 l’ouest de la capitale, 4 envi- 
ron 4 kilométres de Kraton, résidence du sultan et principale for- 
teresse du pays. En mettant pied a terre les troupes furent accueil- 
lies par un feu épouvantable, mais heureusement sans justesse, 
partant d’ouvrages invisibles. Sortant méme de leurs abris, les 
Atchinois s’élancérent 4 la baionnette, et il ne fallut rien moms 
que la mitraille des chaloupes 4 vapeur, pour les rejeter dans leurs 











ET LA GUERRE D’ATCHIN. 47 


lignes. La marche dans la direction de Kraton fut extrémement dif- 
ficile. Le sol, trés-marécageux, entrecoupé de flaques d’eau, empé- 
chait de se servir de l'artilleric; les ennemis fourmillaient ca- 
chés dans des bosquets de bois, abrités par des haies de bambou 
et méme par des redoutes. Leur tir était un pétillement continu. 
Bientdt on reconnut qu'ils se servaient des chassepots : c’étaient nos 
armes, les propres fusils tombés des mains de nos soldats 4 Metz et 
a4 Sedan. Ils avaient été vendus au commerce allemand et aboutis- 
saient, comme derniére étape, a l’ile de Sumatra! 

Mais les troupes hollandaises étaient vaillantes, la fusillade ne 
les arrétait pas; doucement, pied-a-pied, elles s’emparaient du 
terrain; n’ayant plus pour elles toute la supériorité d’armement 
sur laquelle on avait compté, elles écrasaient néaninoins ]’ennemi 
par la justesse de leur tir. Le 441, le 12 et le 13 on avance pénible- 
ment; le 14 on s‘empare d'une mosquée, le Missigit, servant d’ou- 
vrage avancé au Kraton. Cette conquéte, hélas! était bien éphé- 
mére! Les Hollandais n’y étaient pas installés depuis une heure, 
qu'ils s’y trouvaient eux-mémes attaqués! Un feu épouvantable 
partait de l’invisible Kraton et massacrait les compagnies établies 
dans le Missigit! Dés les premiéres balles, le général Koehler de- 
mande une longue-vue pour examiner, avec plus de certitude, d’ou 
vient cet ouragan de fer; mais, au moment oi il la braque vers 
l’ennemi, une balle le frappe droit au coeur et le foudroie sur place. 

Le colonel van Dalen, prit aussitét le commandement, il abrita 
ses hommes de son mieux et résolut d’attaquer sans plus tarder 
la place forte de l’ennemi, le redoutable Kraton. [1 ne prit que le 
temps de faire venir quelques piéces d’artillerie légére et prépara 
son attaque pendant la journée du 15. 

Rien de plus original que le chateau fort du sultan. Il est défendu 
par des enceintes successives de brique; chaque muraille est do- 
minée par la suivante et surmontée par des terrasses avec embra- 
sures et créneaux. On réalise ainsi un triple ou quadruple étage 
de feux. Mais ce qui fait surtout la force de l’ouvrage, c'est d’étre 
absolument invisible, dissimulé qu’il est derriére un impénétrable 
rideau de végétation. En avant des fossés s’étendent des haies en 
bambou et en aloés dont les tiges piquantes sont encore renforcées 
par des pointes de fer. [Il y a la un obstacle'difficile a franchir et 
que le boulet traverse sans lui faire ombre de mal. 

Le 46, deux bataillons s’élancent a l’assaut, mais ils sont recus 
a 500 pas par d’affreuses décharges; 105 hommes sont couchés par 
terre. Pendant deux heures on renouvelle les efforts, mais on n’a- 
vance pas et la retraite est ordonnée. On se replie vers le rivage en 
bon ordre, et sans étre inquiété par ’ennemi, mais malgré tout, 


718 LILE DE SUMATRA 


c’est plus qu’un insuccés, c’est un désastre. En effet les premiers 
souffies de la mousson de N.-Q. vont se faire sentir, la cdte sera 
intenable, le soleil va devenir insupportable, les maladies vont faire 
rage. li n’ya qu’une chose 4 faire : partir et revenir dans la bonne 
saison, en plus grand nombre et avec de gros canons qui ruineront 
le Kraton, qui le feront succomber sous le bombardement. Ce n’est 
pas une courte expédition qui aura raison du sultan et de son 
peuple guerrier, c’est une véritable guerre. 


MII 


Donec, au milieu de la consternation des Hollandais ct de lallé- 
gresse des Atchinois, le corps expéditionnaire regagna tristement 
ses navires. Etre battu par des Européens, c’est pénible assurément, 
mais plus grande est la doulcur, lorsqu’on est Hollandais et qu’on 
bat en retraite devant des Noirs qui n’étaient que quatre contre un. 
10,000 Francais et 10,000 Anglais ont soumis la Chine, empire 
de 300 millions d’habitants; 5000 Frangais ct 600 Espagnols ont 
conquis la Cochinchine, et 5,000 Hollandais venaient d’échouer con- 
tre un misérable peuple comptant 500,000 ou 400,000 ames et 
n’ayant mis que 20,000 hommes en ligne! Frappante contradiction 
qui montre combien les Atchinois sont supérieurs a leurs voisins 
comme valeur militaire et combien, 4 mesure que le temps mar- 
che, il devient nécessaire de compter de plus en plus avec les 
peuples de )’Asie. Ils s’arment mieux; ils n’ont plus devant nous 
les terreurs superstiticuses qui les dominaient d’abord, et c’est pour 
avoir méconnu des considérations de ce genre que les troupes 
hollandaises durent revenir & Batavia pour s’organiser sur une 
plus vaste échelle. 

Lorsqu’on tient sous sa domination 20 millions de sujets étran- 
gers avec 30,000 hommes de troupes, le moindre échec a de la gra- 
vité. A plus forte raison, lorsqu’il s’agit d’une expédition ayant eu 
quelque retentissement et s’étant annoncée comme devant se ter: 
miner en quelques semaines. Aucun lecteur ne s’étonnera donc 
qu'un immense cri de‘douleur et de honte ait retenti d’un bout a 
l'autre des possessions hollandaises et que lopinion publique ait 
réclamé trés-énergiquement une revanche immédiate. 

On ouvrit 4 la Haye des engagements pour l’armée des Indes et 
Varsenal marilime de Nieuw-Diep, travaillant nuit ct jour, fut 
bientét en état d’envoyer devant Achin des renforts considérables. 
Un vieux général, ancien soldat des Indes, populaire entre tous, 











ET LA GUERRE D’ATCHIN. "ag. 


sortit de la retraite et vint offrir au roi sa capacité militaire et sa. 
vieille expérience des affaires malaises. Nous avons nommé Van 
Swiéten, ex-gouverneur de la céte oucst de Sumatra, l’auteur du 
traité de 1857. ll obtint les pleins pouvoirs du roi, le commande- 
ment de l’expédition, aussi bien que la direction politique des négo- 
ciations. 

Son premier acte fut de donner l’ordre de ne pas abandonner les 
cétes d’Atchin, mais d’y maintenir une croisiére efficace chargée de 
bloquer la cdte, d’empécher la sortie des prawhs de l’ennemi, et de 
bien veiller surtout 4 donner la chasse aux navires étrangers qui ne 
mangueraicnt pas, sans cette surveillance, d’introduire dans le 
pays des armes et des munitions. Les commandants des croiseurs 
feraient en outre tout ce qui dépendrait d’eux pour entretenir dans 
des dispositions favorables les princes tributaires portés 4 se sépa- 
rer du sultan; ils ne négligeraient rien pour répandre sur les cétes 
une proclamation promettant aux Etats qui se désintéresseraient de 
la lutte protection et appui de la Hollande. 

La croisiére fut parfaitement dirigée. Dés le début, les navires 
hollandais capturérent bon nombre de bateaux indigénes, ils vist- 
térent plusieurs navires européens aux allures suspectes, et saisi- 
rent méme une goélette anglaise, le Conqueror, qui avait tenté 
d'introduire & Atchin des picces d’artillerie dissimulées dans sa 
cargaison. Comme les soldats, les équipages des prawhs montrérent 
plus d’une fois la plus grande bravoure. Luttant sans espoir de suc- 
cés, ils bravaient la mort avec un héroisme qui arrachait des cris 
d'admiration aux officiers de |’escadre. Quelques captures semblé- 
rent aussi indiquer que les Atchinois avaient parmi eux des forbans 
européens leur prélant aide et conseil : c’est ainsi que sur une 
seule prawh on trouva un Anglais, un Hollandais et un Danois. 

En plusieurs endroits les efforts politiques furent couronnés de 
succés, mais il n’en fut pas de méme & Djoloek, sur la céte orien- 
tale. La I’hostilité et linsolence furent si déclarées que les croi- 
seurs durent renoncer 4 leur mission, toute d’observation, pour en- 
trer dans la voie du chatiment sans merci. L’escadre débarqua ses 
hommes, qui livrérent sur terre un combat trés-acharné et tout a 
fait 4 lear honneur. 


XIV 


En méme temps, les renseignements les plus circonstanciés 
étaient pris sur la position intéricure d’Atchin. Un indigéne de Ba- 
tavia, homme d’un sang-froid vraiment extraordinaire, avait offert 


720 . LILE DE SUMATRA 


au gouverneur-général de s’introduire chez Vennemi. Bahra-Oedin, 
c’était le nom de cet agent secret, se rendit 4 Sumatra suivi de deux 
serviteurs. Dés les premiers jours |’imprudence d'un de ses com- 
pagnons faillit le perdre, mais il eut assez de présence d’esprit pour 
conjurer le danger ; que]ques semaines aprés son débarquement on 
elit pu le trouver installé‘au Kraton, en possession de la confiance 
et de l’amitié du sultan. Il s’informa donc de tout ce qui se passail, 
et lorsqu’il fut bien entré dans le secret de la défense, 11 se mit en 
devoir de regagner Batavia. 

Pour y parvenir, il offrit d’aller dans une baic voisine pour en 
soulever les habitants contre la Hollande. Puis, dés qu’il fut en 
mer, il prit le gouvernail et fit route de maniére a se trouver sur le 
passage de l’escadre hollandaise. En le voyant diriger sa route de 
maniére 4 aborder le croiseur hollandais Watergeus , les Malais 
comprirent qu’ils étaient trahis et voulurent s’emparer du gouver- 
nail. Tirant son poignard, Bahra-Oedin se défendit, tint téte a tout 
son monde, et ce ne fut qu’au moment ot les marins du Watergeus 
montérent a bord de la prawh pour la capturer, que l’espion se fit 
connaitre et demanda @ rendre compte de la périlleuse mission 
dont il s’était chargé. 

L’avis de l’agent rusé fut que les Hollandais ne seraient que prv- 
dents en doublant l'effectif de leur premiére expédition. Partout ré- 
gnait l’enthousiasme et la confiance. La population avait aban- 
donné les champs et s’occupait 4 fortifier, 4 barricader le pays. On 
s’exercait au maniement de Ilartillerie; les femmes et les enfants 
s étaient civilisés. Le sultan avait eu 20,000 hommes pour la pre- 
miére campagne, mais il se vantait d’en avoir 60,000 pour la se- 
conde. Le général Van Swiéten allait donc avoir fort 4 faire, et 
ferait bien d’amener avec lui beaucoup d’artillerie pour battre le 
Kraton. Cette place était encore plus forte qu’en avril. Pourtant la 
défense péchait de deux maniéres. Persistant dans leur préférence 
pour l’arme blanche, les Atchinoés ne s’exercgaient pas assez au tir 
du fusil, et en second lieu il y avait bien les armes perfectionnées 
provenant de la guerre franco-allemande, mais il n’existait que 
peu de cartouches : la croisiére avait intercepté les arrivécs! Enfin, 
les effets du blocus avaient été de renchérir les vivres ; le poisson 
manquait absolument, les pécheurs n’osant plus sortir, et la popu- 
lation regrettait beaucoup de ne plus voir arriver d’opium. 

De toutes ces nouvelles, il en était une que chacun connaissait 
dans l’escadre hollandaise. Les marins de la flotte voyaient de leurs 
navires assez remuer de terre pour savoir que la population ne mé- 
nageait pas son concours au génie militaire de l’endroit, et qu'elle 
s¢ plaisait dans la profusion des redoutes et des épaulements. Sur 








ET LA GUERRE D'ATCHIN. 731 


le rivage méme‘on voyait les travailleurs, qu’on se gardait bien de 
déranger. Les troubler par des obus, c’eut été les envoyer préter 
leur concours aux fortifications de Vintéricur, que l’on redoutait 
bien autrement que celles du bord de la mer. Avec ces derniéres, 
il serait toujours temps d’envoyer des navires 4 gros canons qui y 
jetteraicnt le désordre, tandis que, pour les premiéres, il fallait 
transporter l'artillerie par terre, et l'on connaissait par avance les 
difficultés qu'elle rencontrerait dans ce pays sans chemins, couvert 
de maisons, de palissades, de mares, de riziéres, de haies, de ca- 
naux dirrigation, et de bouquets d’arbres cachant partout la vue, 
et donnant a l’assaillant des désavantages incontestables. 

Van-Swiéten prit ses précautions en conséquence. Assisté par un 

commandant en second énergique ct capable, il hata les préparatifs 
et réunit un petit corps d’armée comme jamais peut-¢tre un radjah 
malais n’en avait vu devant lui. Son corps comptait 15,000 hom- 
mes, dont 10,000 combattants (infanterie, génie, artillerie, cavale- 
rie), et 5,000 auxiliaires pour les services non de combat. 4,500 
forcats et coolees assuraient le transport des vivres et des muni- 
tions. Puis il y avait des interprétes, des agents politiques et des 
espions. Le service de santé et le service religicux avaient été orga- 
nisés sur un pied grandiose; 243 femmes étaient aux ordres. des 
médecins pour soigner les blessés; on emmenait des aumdniers, 
des prédicateurs d’armée, des prétres indigénes. Citons encore des 
rameurs malais pour traverser les cours d'eau, des radeaux démon- 
tables en bois et fer, des chaloupes 4 vapeur, une chaloupe-ambu- - 
lance, un troupeau de 500 b eufs ct 74 piéces d’artillerie, dont plu- 
sieurs des plus gros calibres. 

Gette immense caravane avait 400 lieues a faire pour se rendre de 
Batavia au lieu du combat, et toute l’escadre hollandaise était oc- 
cupée au blocus. Il fallut recourir a la marine du commerce, 4 des 
navires anglais, 4 des navires italiens, qui vinrent la par spécula- 
tion et qui se louérent chérement, de 1,200 & 2,800 francs par jour, 
pour n’offrir aux Hollandais qu'une place bien insuffisante. Ce fut 
la le point faible de l’organisation matérielle. 

Le 14 novembre, le premier navire quitta Java, et les autres sui- 
virent de prés, partant, qui de Sainarang, qui de Samabaya, suivant 
lelieu de résidence des troupes. Une brigade de réserve fut dirigée 
sur Padang, ne devant rallier Atchin qu’en cas de besoin. L’embar- 
quement se fit silencieusement, le général en chef ayant sévérement 
interdit la moindre manifestation. Le 20, Van-Swiéten s’embarqua 
lui-méme. Une foule nombreuse assistait au départ et se serrait, 
muette, suivant la consigne du chef de l’expédition. Les colons ne 
comprenaient pas l’auslérité demandée, mais le général se chargea 

95 Aour 1875, 47 





122 LILE DE SUMATRA 


de leur expliquer sa conduite; en mettant le pied dans le canot et 
tout en serrant, fort ému, la main du gouverneur-général, il se re- 
tourna vers la foule. « Si j’ai désiré, dit-il, pour nos bataillons, un 
départ sans éclat et sans solennité; si j'ai coupé court a toute ova- 
tion, aux cortéges en musique, aux manifestations bruyantes, cela 
tient autant 4 la gravité des circonstances qu'au désir que j’ai de 
ne pas surexciter inutilement les émotions du soldat partant pour 
une campagne périlleusc. Les sentiments de tristesse de ceux qu'il 
laisse derriére lui doivent aussi étre ménagés. Je crois donc avoir 
agi dans J’intérét de tous, et je crains que ceux qui ont blamé ma 
maniére de voir n’aient ni coeur, ni intelligence. » Unc heure aprés, 
Van-Swiéten prenait le large 4 bord du Prins Alexander der Neder- 
landen. 

La gravité, l’inquiétude méme, étaient du reste commandeées par 
une triste nouvelle. On venait d’acquérir la cerlitude que |’armée 
emmenait avec elle un ennemi interne redoutable, implacable: le 
choléra! Depuis quelques jours, des cas assez fréquents de I'inexo- 
rable mal avaient été signalés a terre; au moment ou le Chancellor 
levait l’'ancre, on signalait 4 bord des malades dont il était inutile 
de dissimuler |'affection! De plus, les navires étaient peu nom- 
breux, la place était rare, et il avait fallu entasser les hommes 
d’une maniére démesuréc. Le Maddaloni en portait & lui seul un 
peu plus de 2,200! Les batiments étaient mal organisés, assez mal 
commandés. L’un d’eux, le Sumatra, un anglais, n’avait pas de 
’ mécanicien capable de diriger la machine. Son capitaine le jeta sur 
un banc et finit par aller relacher & Singapoor, ot 11 déclara ne 
pouvoir continuer sa route sans étre escorié. Les vivres se distri- 
buaient irréguliérement, les soldats souffraient, tout le monde était 
mécontent. Heureusement le temps resta beau et la traversée des 
quinze navires s’opéra sans accident grave. Le 29, toute l’escadre 
de transport était devant Atchin, inais pendant le voyage !’odieux 
choléra avait fait du chemin: treize navires sur_quinze en étaient 
-atteints. 


XV 


Prét &4 combattre, et méme 4 combattre vaillamment, Van-Swié- 
ten n’en désirait pas moins ménager, s’il était possible, le sang de 
ses soldats. Son premier acte fut d’adresser une lettre au sultan 
d’Atchin. Il lui déclara que le peuple atchinois n’avait rien a crain- 
dre ni pour sa religion, ni pour ses propriétés; que le gouverne- 








ET LA GUERRE D’ATCHIN. 7233 


ment hollandais n’avait aucun intérét 4 l’assujettir complétement, 
et qu'il demandait un simple traité, parfaitement compatible avec 
le maintien de V’autorité du sultan, dont les Etats seraient les pre- 
miers a profiter des garanties données au commerce et a la naviga- 
tion. Nans le cas, seulement, ot ces ouvertures seraicnt repous- 
sées, on recourrait 4 la force, ct le général en avait assez pour 
anéantir dix Kratons. 

Ce langage conciliant ne fut pas écouté, et méme T’indigéne por- 
teur de la lettre fut livré & d’odieuses tortures qui lui codtérent la 
vie. Il n’y avait plus a hésiter, il fallait marcher et ne plus traiter 
que sur le Kraton en ruines. Pendant quelques jours, cependant, 
force fut de patienter; des pluies torrentielles inondaient le pays et 
rendaient les opérations impossibles. Le choléra sévissait toujours, 
modérément, il est vrai, mais il avait un auxiliaire dans le beri-beri, 
maladie mystérieuse que l'on attribue aux miasmes, et qui produit 
sur l'économie l’effet d’une paralysie momentanée. Enfin, le 6, les 
valides débarquent; la flotte canonne les ouvrages établis au bord 
de la mer. Le 11, le corps tout entier est a terre. 

La deuxiéme expédition suivit une route toute différente de celle 
qu’avait choisie la premiére. C’est pour n’avoir pas eu de gros ca- 
nons devant le Kraton que le général Koelher avait échoué; et 
comme il était impossible de les transporter 4 travers les terrains 
cou pés bordant la ville 4 Pouest, on attaqua par le nord. De cette 
mamiére on pouvait utiliser la riviére d’Atchin ; du Kraton elle se 
rend 4 la mer, en courant du sud au nord; en la remontant on était 
.sir de pouvoir transporter l’artillerie devant le refuge du sultan. 

Les troupes avaient débarqué un peu a Vest de la riviére, sur une 
plage favorable, au lieu dit Pedro-Point. Cette premiére opération 
s’était faite trés-facilement, avec une perte de douze blessés seule- 
ment. Puis on chemina vers l’embouchure de la riviére, en s’em- 
parant, au passage, de quelques fortifications. Le premier combat 
sérieux fut livré sous la forteresse de Cotta-perak. Les Atchinois 
s’y montrérent héroiques ; ils supportérent sans découragement un 
bombardement terrible, et ne furent pas effrayés par le pétillement 
du fusil Beaumont, tiré sur eux presque a4 bout portant : on en 
vint a l’arme blanche, a la lutte corps a corps. 

Nous voudrions que le lecteur se rendit un compte exact des ter- 
ribles souffrances auxquelles les Hollandais étaient exposés; il 
pourrait alors admirer en connaissance de cause ces intrépides 
soldats. Nous demandons donc la permission de lui mettre sous les 
yeux les quelques lignes suivantes empruntées 4 une lettre parti- 

culiére : | 

« Toute la journée du 11 décembre nous avons marché pas a pas, 


724 L'ILE DE SUMATRA 


nous nous arrétions pendant que I’avant-garde sondait le terrain, 
et nous restions sous un soleil de feu. Mes lévres, mes joues, mes 
mains étaient tellement brilées, que, le soir, la peau s’en délachait 
par lambeauz. Le 14, dans !a soirée, nous arrivémes au misérable 
campement de Maésapi. C’était un grand marais ot les cadavres 
des chevaux et des bestiaux empestaient l’air; la nuit était noire; 
bien que dans l'eau jusqu’é mi-jambes je m’endormis pourtant de 
lassitude. Au jour, je me réveillai comme hébété; ma figure, mon 
nez, mes oreilles disparaissaient sous les bosses : des moustiques 
de la grosse esp'‘ce et d'énormes fourmis rouges avaient festoyé a 
mes dépens. Je crus que je deviendrais fou. » 

Le 16, le corps expéditionnaire se mit en route pour remonter 
la riviére, et comme on ne pouvait se servir du cours qu’aprés avoir 
déblayé les bords, comme il était d’ailleurs impossible d’assiéger 
le Kraton en laissant entre soi et la mer tout un pays couvert oc- 
cupé par I’cnnemi, c’est par terre qu’il fallut cheminer. Neuf jours 
entiers furent employés pour avancer de quatre kilometres, en ti- 
raillant sans interruption ; les Hollandais firent des pertes sérieuses, 
et quoiqu’ils n’aicnt jamais reculé d’une semelle, si lente fut leur 
progression que des bruits alarmants se répandirent : les Atchi- 
nois triomphaient; la seconde expédition avait eu le sort de la pre- 
miére. Cette fausse nouvelle engagea le sultan de Pédir & se ranger 
du cété du sultan d’Atchin, auquel il envoya 1,500 réguliers pour 
renforcer la garnison du Kraton. Dés que les espions eurent affirmé 
le fait, une division navale se détacha de l’escadre; elle brila Pé- 
dir, fit sauter le fort ct ravagea la contrée, n’ayant payé cette dt 
version que de 2 morts et 9 blessés. 


XVI 


Le jour de Noél, ics Hollandais se retrouvaient en face de ce Mis- 
sigit ot l’infortuné général Koslher avait perdu la vie. Cette fois, 
heureusement, ils possédaient le fleuvé, et, sans se laisser entrainer 
4 des attaques de vive force, ils prirent quelques jours de repos et 
commencérent & loisir l’établissement de batterics bien protégtes 
dont ils cernérent 4 Ja fois ect Kraton et Missigit. Puis ils bombar- 
dérent 4 outrance. Le 44 janvier 1874, le Missigit succombait, et 
8a prise codtait aux Hollandais 17 morts et 197 blessés. Chaque 
Jour de nouvelles batteries ouvraient le feu, s’étendant de plus en 
plus 4 droite et 4 gauche pour cerner le Kraton et le rendre inte- 
nable. De temps en temps les Atchinois faisaient des sorties furieu- 





ET LA GUERRE D’ATCHIN. 1D 


ses; on en cite une de nuit pendant laquclle ils laissérent 400 cada- 
vres sur le terrain. 

Les procédés méthodiques du général en chef devaient forcément 
triompher des pauvres troupes indigénes, et, malgré tout leur cou- 
rage, les défenseurs du Kraton finirent par perdre patience. Aprés 
vingt jours de bombardement, les Hollandais s'apergurent que les’ 
reconnaissances n’éveillaient plus de coups de feu lorsquelles se 
rapprochaient de l'ouvrage. Ons’enhardit, on avanga, et, le 24, une 
compagnie pénétra dans l’intérieur de la citadelle, juste a temps 
pour voir les derniers défenseurs se retirer précipitamment par la 
seule issue qui ne fat pas encore battue par les canons hollandais. 

L’échec de 1873 était réparé. Le drapeau néerlandais flottait sur 
le redoutable ouvrage. 


XVII 


Les gros projectiles de l’artillerie européenne avaient labouré, 
ruiné, effondré la citadelle atchinoise qui présentait le plus morne 
aspeet; 56 piéces de position restaient sur les remparts, et l’on 
trouva parmi elles les deux canons offerts par Jacques I* d’Angle- 
terre. On y lisait en caractéres encore distincts : 


JACOBUS REX 1617 


Il y avait aussi un obusicr monstre du calibre de 66 centimétres, 
dépassant, par conséquent, tout ce qui se fait en ce moment en fait 
de canons; mais l’épaisseur du métal n’était pas en rapport avec 
le diamétre de la piéce, qui n’était, somme toute, qu’une inutile 
curiosité. Certaines parties du fort étaient blindées d’une maniére 
fort intelligente. Enfin, on trouva parmi les papiers abandonnés 
par le sultan une lettre du roi Louis-Philippe I", datée de 1843. 

L’heurcuse issue de la deuxiéme expédition effaga le triste souve- 
nir qu’avait laissé la premiére, et ce fut sans aucune préoccupation, 
du c6té de l’Inde, que le peuple hollandais put se livrer aux réjouis- 
sances du jubilé qui consacra le vingt-cinquiéme anniversaire de 
l’inauguration du régne de Guillaume III. 

Pourtant il cut été plus prudent de ne pas considérer la lutte 
comme aussitét terminée: en effet, les Atchinois s’étaient retirés, 
emportant artillerie légére, armes portatives et munitions. Leur 
sultan était mort ou mourant d’une attaque de choléra; mais, huit 
jours aprés, il était remplacé par son cousin Toimankoi-Dased, 
que dirigeait réellement un conseil de régence composé de quatre 
princes, tous choisis dans le parti arabe, le plus intraitable de tous 


726 - LILE DE SUMATRA 


a l’égard des Européens. Puis )’armée se réorganisa, éleva quel- 
ques redoutes pour former une sorte de camp retranché, et com- 
menca a en faire sortir des colonnes mobiles chargées d’aller in- 
quiéter les Hollandais et d’essayer de les surprendre. Attaquées 
vigoureusement dans le Kraton démantelé, les troupes de Vaa 
Swiéten durent s'y fortifier 4 leur tour et élevérent, entre l’ancienne 
forteresse du sultan et la nouvelle position des Atchinois, une 
série d’ouvrages sérieux, occupant un développement de six kilo- 
métres. 

C’est tout ce que le- général en chef jugea opportun de faire. ll 
ne voulut pas suivre l’ennemi sur le terrain difficile qu’il avait 
choisi et se confia au temps ct aux moyens conciliants pour désar- 
mer les Atchinois. Chaque jour, du reste, de petits chefs reniaient 
la cause du sultan et venaient faire leur soumission. Il ne restait 
plus, en fait d’ennemis, que les habitants voisins de la capitale, 
du pays qu’on appelle le Grand-Atchin. Van Swiéten s’occupa donc 
d’installer ses troupes confortablement et de leur assurer des posi- 
tions sires. Baraquements convenables, hépitaux et routes furent 
bientét achevés, la vie ordinaire reprit le dessus pour les habitants 
restés dans la capitale; en fin d’avril Van Swiéten considérait sa 
mission comme terminée. Plus de marches en avant, plus de com- 
bats a l’extéricur : les troupes hollandaises devaient laisser l’ennemi 
s’user lui-méme en venant se briser sans artillerie, autant de fois 
qu'il le voudrait, et toujours avec insuccés, contre les positions 
inexpugnables du Kraton et des environs. 

Plusieurs bataillons, les forcats et une partie des coolees retour- 
nérent donc 4 Batavia, et Van Swiéten lui-méme revint en Europe 
pour y reprendre la retraite d’ou le roi l’avait fait sortir dans l’in- 
térét du pays. Le général Peel; parti comme colonel et nommé sous 
le feu de l’ennemi, succéda, pour assurer l'occupation, au vétéran 
de l’armée des Indes. 


XVII 


Alors les Hollandais se considérérent comme complétement libé- 
rés de la question de Sumatra. Les écrits qui se publiérent en 
France et en Hollande, pour rendre compte de la guerre, la repré- 
sentent comme absolument terminée. On assimila le sultan & un 
de ces chefs sauvages qui sont toujours en armes dans la forét, et 
l'on publia trés-haut qu’il ne s’écoulerait pas de longs mois sans 
que, mourant de faim, il ne vint implorer la clémence des vain- 
queurs. 


ET LA GUERRE D'ATCHIN. 727 


Mais voici qu’en septembre le télégraphe de Penang, un instant 
silencieux, se remit a jouer fréquemment. Tous les quinze jours, 
puis tous les huit jours, puis exactement comme du temps de la 
guerre. Les dépéches sc succédent annoncant de petites rencontres : 
c’était un jour trois morts et unc vingtaine de blessés, le lende- 
main quelques blessés seulement, mais enfin l'état de guerre était 
patent et l'inquiétude se répandit de nouveau. Le gouvernement su- 
bit des assauts terribles. Van Swiéten lui-méme, le populaire Van 
Swiéten ne fut pas épargné, ct les pessimistes en vinrent 4 affirmer 
que les Hollandais allaient étre coupés de la mer, qu’une troisiéme 
expédition était devenue nécessaire. 

On était alors 41a fin de novembre 1874, et l’inquiétude était bien 
permise : en récapitulant les sacrifices faits par la Hollande on ar- 
rivait alors au chiffre de 2,042 soldats morts (nous ignorons le 
nombre des blessés) et 4 une dépense de prés de cinquante millions. 
Si l'on compare le nombre des morts a l’effectif des combattants, 
on voit combien le petit corps d’armée avait été éprouvé et combien 
ll était pénible de penser qu’un roitelet de Sumatra allait peut-étre 
nécessiter de nouveaux et pénibles armements. 

Avant de venir 4 cette extrémité, le gouvernement nécrlandais 
voulut cependant essayer l’effet des forces d’occupation dirigées 
dune autre maniére. On abandonna de suite la tactique d'expecta- 
live pour diriger en avant des détachements bien armés. Surpris 
chez eux, les Atchinois furent décontenancés. En février 1875, 
quatre forts de l’intérieur succombent sans grandes pertes pour 
les attaquants ; aussitdt divers chefs sont pris de panique. Les rad- 
jahs de Kloempang, de Pasangan, de Gighen et le gouverneur d’Edi 
Ketjel, font leur soumission. | 

En avril, nouveaux succés. La résistance des Atchinois va s’affai- 
blissant constamment. En mai, les troupes occupent Lamtelve, Se- 
toe ef Ketjie-Ocleyve. Ce n’est plus la-guerre, c’est une promenade 
militaire, une véritable poursuite A l'heure actuelle (fin mai), il 
nest personne qui ne considére la guerre comme absolument ter- 
minée. C'est l’opinion qui prévaut d’une maniére fort arrétée a la 
légation de Hollande a Paris. 

‘De nouvelles déceptions peuvent-elles étre prévues? Nous ne le 
pensons pas. Si décidé qu’il soit, le sultan sera toujours, un jour 
ou l'autre, pris par le manque complet de munitions. I] ne peut en 
fabriquer de lui-méme, et les Hollandais tiennent et tiendront la 
cOte. Sa soumission immédiate lui vaudrait peut-étre encore l’in- 
dulgence de: Hollandais. S’il reste, au contraire, dans !'attitude in- 
lransigcante qui est pour lui le beau réle, c’en est fait de sa cou- 
ronne : l’Etat d’Atchin sera incorporé, purement et simplement, 


728 LILE DE SUMATRA 


dans les possessions néerlandaises. Un fonctionnaire hollandais gou- 
vernera le pays et ce sera la fin d’un royaume qui fut, en son temps, 
le premier de Sumatra et dont les habitants sont assez courageux 
pour avoir inquiété, pendant plus de deux ans, un peuple européen. 
Quelle que soit celle des deux solutions que l'avenir réserve, nous 
en avons dit assez, ce nous semble, pour que le lecteur puisse com- 
prendre 4 demi-mot les télégrammes et nouvelles que pourra sus- 


citer pendant quelques mois encore, la question d’Atchin. De quel- . 


que maniére que les affaires tournent, le triomphe de la Hollande 
est assuré : il comporte avec lui la fin de la pirateric, la sécurité 
des cétes au point de vue du commerce et de la navigation, 1l est 
avantageux pour tous les Européens ct pour nous, en particulier, 
qui confinons par la Cochinchine avec le grand archipel d'Asie. 

Les Hollandais n’ont pas été longs 4 profiter de leurs succés. De- 
puis plusieurs mois ils travaillent 4 ériger dans le nord d’Atchia un 
phare de premier ordre qui rendra les plus grands services a la na- 
vigation. Ils s’occupent aussi de faire un bon port que des jetées 
puissantes protégeront contre la mauvaise mousson. Nous regret- 
tons sculement que l’esprit de parti se soit mélé de la question, et 
que les attaques dont il a été l’objct aient amené le gouverneur-gt- 
néral, M. de Loudon, 4 donner sa démission. Nous euss ions aimé ale 
voir compléter lui-méme I’ceuvre qu’il avait entreprise ; la lenteur 
des affaires ne saurait lui étre justement imputée. 


XIX 


Aux considérations générales qui ‘précédent, nous en ajouterons 
quelques-unes qui intéresseront plus spécialbment les lecteurs du 
Correspondant. lis sont loin de mépriser les efforts du soldat qui 
cherche a reculer les bornes de la patrie, de "homme d’Etat qui 
crée de nouveaux débouchés pour les industries de son pays, qui 
augmente l’importance des échanges internationaux, mais ils tien- 
nent aussi & savoir ce que les expéditions rapportent au point de 
vue de la civilisation morale, de l’extension du christianisme, de la 
propagation de la foi. Or, la Hollande est en grande partie peuplée 
par les disciples de Luther, de sorte que les esprits inquiets pour- 
raient voir dans ses succés l’accroissement d'une influence reli- 
gieuse hostile au catholicisme. 

Nous tenons a écarter toute idée de ce genre: sans doute, il ya 
des protestants dangereux qui haissent le catholicisme, le poursul- 


— we 


ET LA GUERRE D'ATCHIN. 729 


vent de leurs sarcasmes et de leurs machinations, mais il y a aussi 
des protestants tolérants et éclairés pour qui le christianisme est 
avant tout l’interdiction de la haine. Les premiers sont de la nuance 
d'un chancelier dont il vaut mieux taire le nom, et leur puissance 
est une plaie, mais les seconds sont honnétes et sympathiques a 
tout ce qui est sincérement religieux. C’est parmi ces derniers que 
nous classons un grand nombre d’Anglais et presque tous les Hol- 
landais avec leurs mceurs simples, ct le caractére bienveillant et 
poli qu’ils semblent avoir emprunté aux Francais des meilleurs 
temps. 

Le détroit de Malacca n’est pas dépourvu de missions catholiques. 
A Penang, fleurit un établissement d’une haute importance ou se 
forme tout le clergé asiatique; 4 Singapour, 4 Malacca, 4 Bombea, 
a Menang-Kabou (sur Sumatra méme) il y a des prétres frangais, 
des fréres de la doctrine chrétienne, des sceurs, des écoles, pension- 
nats, orphelinats, hospices, etc... Que l’influence hollandaise se 
substitue 4 l’influence arabe dans le nord de Sumatra, et les cen- 
tres que nous venons de nommer ne pourront qu’y gagner. 

A quelque point de vue qu’on se place, il est donc impossible de 
he pas se réjouir du succés des Hollandais et c’est pour ccla que 
hous demanderons au lecteur d’accorder, comme nous I’avons fait, 
ses sympathies et ses louanges 4 la bienveillante troupe qui vient 

€ porter encore plus avant le drapeau de l’influence européenne ; 
elle ’'a fait au prix d’une lutte vraiment héroique avec un ennemi 
acharné, un climat meurtrier ; les vertus militaires dont elle a fait 
preuve commandent le respect et l’admiration. 


Pau. pE VILLENEUVE. 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS' | 





XXHI 
AVANT L AUDIENCE. 


Le jour fatal arriva enfin. Depuis le matin, on ne s’entretenait, 
dans tout Saint-Pétersbourg, que de l’audience de la cour di'assises. 
Une foule immense encombrait les abords du palais de justice. De 
trés-rares privilégiés avaient pu, ce jour-la, obtenir des cartes 
d’entrée. L’audience avait commencé 4 neuf heures et demie. 

A dix heures et demie, la voiture de gala du nabab indien avait 
traversé la place de l’Amirauté et s’était engagée dans la perspective 
de Nevsky. Le nabab était assis dans le fond, auprés d'un homme a 
la figure mutilée. André Popoff et Ivan Kolok étaient sur le devant. 
Deux laquais en livrée se tenaient derriére. C’étaicnt Bello et Poleno 
déguisés. 

Aprés avoir longé la perspective de Nevsky, la voiture s‘engagea 
dans la rue des Italicns et s’arréta devant l’hdtel de Schelm. La 
grille était large ouverte, et une autre voiture, attelée et préte 4 
partir, attendait devant le perron. 

Bello descendit, traversa la cour et entra dans l’antichambre; 
quelques minutes aprés, 1] revint et s’approcha de Muller. 

— Le baron consent a recevoir Son Altesse le Nabab de Cadov- 
poure, dit Bello, et mademoiselle de Schelmberg, qui va se rendre 
4 l’audience, prie M. André Popoff de Vattendre a au salon. 

— C'est bien! dit Muller. 

Il se tourna vers André : 

— Je vous ai permis de faire une tentative, mais souvenez-vous- 
en, c'est la derniére : soyez éloquent! Quant 4 vous, Dakouss, vous 


ne le Correspondant des 25 mai, 10 et 25 juin, 10 et 25 juillet, 10 aout 





FON€TIONNAIRES ET BOYARDS. TH 


resterez dans la voiture, et regardez si c’est bien la maison ov 
Darine vous a conduit. Mais vous n’essayerez pas de fuir. Vous 
savez que vous éles perdu,. quoi que vous fassiez, n’est-ce pas? 

Dakouss courba Ia téte. 

— Que la voiture m’attendeici; tenez-vous tous 4 votre poste et 
préts a tout événement, ordonna Muller. 

Ii descendit suivi d’André Popoff. 

Ils pénétrérent dans le salon. Louise, vétue de noir, les y atten- 
dait. Muller s’inclina gravement et, sans dire un mot, passa. André 
resta en présence de la jeune fille. 

— Eh bien, dit Louise, quand elle fut seule avec le jeune homme, 
m’apportez-vous les preuves de l’innocence du comte Lanine ? 

— Non, répondit André, mais ces preuves existent, et elles se-- 
ront produites a l’audience. 

— Dans quelle intention alors, demanda-t-elle d’un ton hautain, 
m’avez-vous priée de vous recevoir? 

— Louise, dit André, le nabab a résolu de sauver le comte! C'est 
un homme fort entre les forts et ses valontés ne connaissent pas 
d'obstacles. Cet homme me protége ct m’aime; il m’a permis de 
venir yous dire que de votre déposition dépend votre sort et celui 
de votre pére. Louise, au nom de votre amitié pour Alexandra, per- 
mettez-moi d’invoquer le souvenir des années de votre enfance. Je 
ne sais rien, je ne puis rien vous dire, mais, je vous en supplie, 
pour votre pére, pour vous-méme, n’allez pas a l’audience, n’acca- 
blez pas le comte de votre déposition. 

Louise se redressa. 

— Vos supplications. ressemblent 4 des menaces, dit-elle! 

— Ce n’est pas moi qui menace, c’est lui, cet homme devant qui 
tout tremble. Jeles ai vus la-bas, les néophytes des idées nouvelles: 
ils s’aplatissaient devant lui. Il peut tout et ne menace jamais en 
vain. Il m’a dit qu’il avait eu pitié de vous. Louise, ce n’est pas 
pour le comte que je vous implore, c’est pour vous. Je vous aime, 
moi! J’ai peur pour vous. 

— Assez! cria-t-elle, j'accomplirai mon devoir. Je me rends a 
l’audience et, sans remords, sans passion, je dirai ce que j'ai vu, 
et je déposerai selon ma conscience. ; 

— Louise, vous.. 

— Je crois que le comte Lanine a voulu faire épouser Vadime a 
sa fille et qu'aveuglé par l’ambition, i] a pu commettre un crime. Je 
n’affirmerai rien, car Dieu lit seul dans le coeur des hommes, mais 
je dirai ce que j’ai vu et ce qui me fait croire 4 sa culpabilité. 

— Louise, s’écria André, vous brisez votre vic, vous perdez votre 


pére. 





732 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Ma vie est brisée ; quant 4 mon pére, s’il est coupable, il est 
juste qu'il soit chatié. Place! dit elle en se dirigeant vers la porte. 
Il est onze heures, la justice n’attend pas. 

André saisit sa robe a pleines mains. 

— Je vous en conjure, vous n’avez donc aucune pitié. 

— Si, dit-elle, je vous plains, car vous m’aimez, et vous étes 
pusillanime. 

— Oh! je vous jure... 

Elie s’arréta. 

— Alors, dit-elle, qui me menace? que m’arrivera-t-il? pourquoi 
ces réticences? Parlez. 

ll baissa la téte. 

_— Vous voyez ! dit-elle avec mépris. 

— Mais je ne sais rien! protesta André avec un accent doulou- 
reux, je vous jure que je ne sais rien. 

— Vous étes trop crédule alors? 

— Louise, murmura-t-il, je ne vous demande rien, pas méme un 
regard, mais croyez-moi... 

Elle retira sa robe de ses mains d’un mouvement lent mais r- 
solu, lui montra du doigt la pendule qui marquait onze heures et 
se dirigea vers la porte. 

— Par pitié, cria-t-il, vous vous préparez une catastrophe épou- 
vantable, arrétez. 

— Non, dit-elle, je ferar mon devoir. 

Elle sortit sans vouloir entendre un mot de plus. Quelques se- 
condes aprés, André entendit le roulement de sa voiture; mademoi- 
selle de Schelmberg se rendait a l’audience. 


Une scéne d’un tout autre genre se passait dans le cabinet de 
Schelm ot: Muller avait été introduit. Schelm ne parut nullement 
mtimidé a l’aspect de son ennemi. Il le regarda de son cil rouge, 
une contraction sarcastique plissa ses lévres et il dit : 

— C'est toi, Muller! Sois le bienvenu! Je t’al regu, car tout va 
finir et ce sera probablement notre derniére conversation. Il est tout 
simple que je me donne la jouissance de te voir humilié, car je vals 
t’humilier, Muller! Tu vois, nous sommes seuls, mais je ne te craims 
pas ici. Aun simple mouvement de mon doigt,, toute la maison se 
lévera pour me défendre. Je ne suis plus au phalanstére de ]'Asiz- 
_ tique. Mais tu ne ris pas, Muller, {a figure exprime la stupéfaction. 
Tu croyais done que j’étais vaincu? Oh! oh ! ton intelligence baisse. 
Je t’ai promis tout ce que tu voulais la-bas : j’étais en ton pouvoir; 
ici, je ne te crains pas... 

En effet, l'impudence de Schelm avait stupéfié d’abord Muller 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 735 


qui l’avait laissé parler. Cependant une paleur livide couvrit ses 
traits, et il demanda 4 Schelm, d’une voix basse et menacante : 

— Qu’espéres-tu donc, Schelm ? 

— Ce que j’espére, c’est ce que j’ai réussi 4 rendre inévitable! 
la perte de Wiadimir. Elle est consommeée a cette heure. Ah! ah! 
tu te croyais bien fort, mais tu es impuissant... Je sais tout. 
Dakouss est entre tes mains, ou peut-¢tre l’as-tu bralé avec le pha- 
lanstére. Dans l'un et l’autre cas, comment te tireras-tu de la situa- 
tion of tu t’es mis? En trahissant tes fréres? Non, Muller, je te 
connais, tu ne feras pas cela. Si tu le faisais, du reste, tu irais dux 
galéres; car Darine sait qui tu-es : il te ferait arréter 4 l’audience et 
ton titre de nabab ne te protégerait pas. Ma fille dépose en ce mo- 
ment, elle chargera Wladimir. Tes millions? Eh! que veux-tu qu’en 
fasse un paralytique comme moi? Je suis assez riche. J’ai feint de 
Vobéir pour pouvoir me redresser au dernier moment et te crier : 
Muller, j’ai ma revanche et tu ne peux rien contre moi. 

Muller, peu 4 peu, était parvenu 4 maitriser sa colére, mais son 
cal, fixé sur Schelm, n’avait rien perdu de son expression mena- 
¢ante. | 

— Sais-tu, lui dit-il d’une voix calme, ce que je suis venu faire 
ici, Schelm ? 

— Belle question ! Me sommer de remplir mes engagements ; tu 
m’apportes ‘peut-étre dans ta poche les cing millions; André Popoff 
est ici, il t’attend dans l’anticlambre. Tu es venu me prier, me 
forcer méme d’employer toute mon influence pour que- ma fille 
dise devant les juges : « Le comte Lanine est innocent, je le jure, je 
me suis trompée. » Cela parait 4 premiére vue utile; mais, comme 
tu connais les hommes, car tu es trés-fort, Muller, tu sais que cela 
produira une impression heureuse sur le jury. Puis, tu dois avoir 
une autre corde 4 ton arc pour sauver le mari de Tatiana sans 
compromettre tes fréres. Ces deux circonstances... 

— Tu te trompes, Schelm, ce n’est pas pour tout cela que je suis 
venu. 

Alors Schelm. palit et commenca a avoir peur, car le calme de 
Muller l’inquiétait. Cette dénégation froide produisit sur lui un effet 
irés-désagréable. , 

— Ah! dit-il. . 

Et, involontairement, il avanca la main vers la pelote. 

— Je suis venu, Schelm, car j’ai eu pilié de toi et de Louise; 
cette affaire déshonorera ta fille qui vaut mieux que toi. Quant a 
Moi, je suis trés-atteint, trés-malheureux, trés-abattu. Je voulais 
te pardonner et faire le bonheur de ta fille ; si j’avais trouvé en tol 
le moindre sentiment humain, je me serais laissé fléchir. 


134 FONCTIONNAIRES ET. BOYARDS. 


Muller parlait d’une voix douce et triste. 

— Ah! ah! dit Schelm, il t’est arrivé quelque chose de vexant? 

— Un malheur affreux, Schelm. Une heure a suffi pour dissiper 
tous les réves de ma vie, et je suis mort avant d’étre descendu dans 
la tombe; je n’ai plus ni haine, ni ambition, ni amour. 

L’abattement de Muller était si réel que Schelm comprit qu'il 
était sincére. 

— Eh bien! répondit-il avec un sourire affreux, puisque c'est 
pour me dire cela que tu es venu chez moi, tu n’as plus rien 4 
fetre. Ta as réusm & m ‘apitoyer sur ton sort. Maimtenant, je t’ai 
assez vu, va-t-en! 

Muller cependant examinait Schelm sans bouger de place : 

— Rien ne peut te fléchir? demanda-t-il. 

— Tu comprends, dit l'autre — jouissant de l’accablement de cet 
homme si fort — tu comprends que Wladimir n’en échappera pas 
cette fois. Cela t’est devenu, parait-il, égal! Tant pis. Je m’en con- 
sole cependant enconstatant que tu éprouves une trés-grande douleur 
qui te rend indifférent 4 tout. Allons, assez! nous ne nous reverrons 
plus. Tant que je te saurai 4 Saint-Pétersbourg, je ne bougerai pas 
de ce cabinet. Tu te venges par ta présence, car.tu m’empéches 
de respirer l’air pur. 

-~ Tu te trompes encore, Schelm, je me vengerai autrement. 

— C'est bien, répondit le paralytique, venge-toi, mais sors! 

Il pressa la pelote, une porte s’ouvrit sur |’antichambre ot deux 
laquais .se tenaient attentifs aux moindres mouvements de leur 
maitre et qu’une sonnette correspondante 4 la mécanique avail 
. avertis. Schelm de son doigt crochu désigna la porte 4 Muller. 

— Tu vois! Si la fantaisie te prenait de m’assassiner, cela te 
serait difficile. Tu irais aux mines une seconde fois. 

— Si cependant j’étais résolu 4 le faire, répondit Muller, comme 
je suis résolu 4 dénouer le socialisme, 4 trahir mes intéréts, que 
dirais-tu, Schelm ? 

Schelm le regarda, ne croyant pas qu’il parlait séricusement. 

— Trahir! dit-il, toi?... non pas... je te connais. 

— Je puis me trahir moi-méme et me tuer si tel est mon bon 
plaisir. 

Il fit deux pas en avant. 

— Il me reste, ajouta-t-il, une heure encore 4 vivre de la wie 
active qui cst mon seul bonheur, et je puis tout me permettre. 

Schelm, croyant qu’il était devenu fou, 1’écoutait, un sourire 
étonné et satisfait sur les lévres. 

— Je tai dit que je navais pas de haine contre toi, continua 
Muller de sa méme voix placide, mais il ne serait pas juste que je 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 735 


laissasse sur cette terre un gredin de ton espéce. Tu es infirme, je 
puis te tuer d’un souffle, n’est-ce pas? tes os sont faciles 4 briser? 

Il se redressa tout 4 coup, leva le poing, et en asséna un coup 
terrible sur la téte de Schelm. 

— Meurs, vipére! dit-il d'une voix basse comme parlant & 
l’oreille de son ennemi. 

La téte de Schelm s’enfonca entre ses deux épaules! Un bruit 
sec, le craquement de vieux os qui se cassent et ce fut tout. Le 
paralytique resta immobile, la téte pendante sur la poitrine. 

Les domestiques avaient assisté a cette scéne; ils n’avaient pas 
entendu de dispute, car Schelm et Muller parlaient sans élever la 
voix. Le coup de poing asséné sur la téte de leur maitre, ce coup de 
poing vulgaire les avait étonnés sans les effrayer autrement; ils ne 
pouvaient le supposer mortel. Ils eurent une seconde d’hésitation 
qui suffit 4 Muller pour bondir jusqu’a l’antichambre, les écarter 
d’uine main robuste, courir au salon, saisir André par la main, 
franchir le perron et se trouver dans la cour. 

Alors seulement il entendit un bruit de pas derriére lui, et une 
nusée de valets sortit de ’hdtel en criant : 

— A l’assassin! Il a tué notre maitre! 

Muller entraina André et courut vers la grille. 

— Fermez la grille, criérent les valets, arrétez-le! 

Le concierge voulut lui barrer le passage, Muller l’envoya rouler 
a terre, et, suivi d’André, sauta dans la voiture. Le cocher devait 
avoir recu des instructions préalables, car 4 peine eut-il vu le nabab 
et André déboucher de la grille, il avait ramassé les guides, et 
avant méme qu'ils se fussent assis sur les coussins, il fit claquer 
son fouel. Les chevaux, renversant un valet de Schelm qui avait 
essayé de les saisir 4 la bride, partirent au galop. La meute des 
domestiques, quin’était plus qu’a deux pas, poussa un hurlement 
de rage. 

— Arrétez-le! criaient-ils, il a tué le baron! 

Mais, 4 Saint-Pétersbourg, il n’y a pas d’agents de police dans 
toutes les rues, surtout le jour. Les passants d’ailleurs ne pouvaient 
supposer que ces cris s'adressaient 4 cet équipage dont ils admi- 
raient le luxe; ilss’arrétaient en cherchant des yeux l’assassin. 

Peu & peu les cris s’éteignirent. La voiture, trainée par des che- 
vaux pur-sang, avait promptement disparu et s’avancait vers le 
Palais de Justice. Devant la grille de l’édifice, Muller fit arréter e¢ 
descendit. Cette fois, Ivan, Dakouss et les deux laquais descen- 
dirent avec lui. 

— Vous pouvez retourner & l’hdtel, dit Muller au cocher. 

fl s’avanga résoliment ct franchit la grille. 


736 . PONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Bello, dit-il, et vous, Poleno, vous pouvez maintenant vous 
éloigner. Lorsque nous serons dans la salle des témoins, vous irez 
a l’audience. Mettez-vous derriére les spectateurs et agissez selon 
votre bon plaisir. Mon banquier a regu mes ordres, vous pourrez 
vous adresser 4 lui quand bon vous semblera. Adieu ! Puis, s'adres- 
sant 4 Popoff: André, dit-il en lui tendant la main... Nous ne nous 
reverrons plus sur celte terre... Allez, allez, je n’ai plus rien a vous 
dire | 

Il s’engouffra sous la vote du palais, suivi d’Ivan qui trainait 
Dakouss. Sur l’escalier, Muller se tourna vers le médccin. 

— C’est bien la maison ow l'on vous a conduit, la nuit... 

— Qui! répondit Dakouss d'une voix sourde. 

— C'est le baron de Schelmberg qui y demeure. 

— Je le crois... 

Dakouss tremblait comme la feuille. Le nabab, Ivan, Dakouss, 
suivis des deux nihilistes en livrée, avaient pénétré dans la salle 
des Pas-Perdus. André avait disparu, il était entré par une autre 
porte. Muller dit 4 Bello et 4 Poleno : 

— Allez maintenant et écoutez bien ce que I’on dira. 

Les nihilistes s’éloignérent. Dans l’immense salle, des avocats, 
des curicux, des magistrats se promenaient bras dessus, bras des- 
sous, L’entrée du nabab fit sensation. 

Muller appela un huissier : 

— Priez, maitre S..., le défenseur du comte Lanine de venir 1c! 
immeédiatement; dites-lui que les témoins qu’il attendait sont 
arrivés. 

L’huissier pénétra dans la salle du tribunal. Muller tira alors un 
portefeuille de sa poche et dit 4 Dakouss qu’Ivan contenait toujour: 
inostensiblement de la main : 

— Vous vous nommerez 4 l'homme qui viendra vous parler. Aus- 
sitét aprés je vous tendrai ce portefeuille qui contient deux million: 
de roubles. 

Dakouss fit mine de répondre. 

— Inutile, dit Muller, vous ne pouvez plus reculer, on vous ar- 
rétera au premier mot prononcé par moi! Vous n’avez plus qua 
m’obéir! Vous vous vengerez et vous:serez riche. Ne tremblez pa 
ainsi. Relevez la téte, vous avez été criminel, mais vous vou: 
repentez. 

Maitre S... accourut tout pale. A l’aspect de Muller, il s’élanga 
vers lui avec les signes de la plus vive joie. ) 

_— Enfin! dit-il, la comtesse déscspérait déja! Elle a été trés- 
digne, mais vous étes en retard. 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 131 


— N’était-il pas convenu que je n’apparaitrais, pour mieux con- 
fondre les accusateurs, qu’au milieu de l’audience? 


— Qui, mais l’audience est presque finie. Le jury s’est retiré pour’ 
délibérer. 


— Mais il n’est que deux heures. : 

— Qui, Darine a parlé trés-vite; quant 4 moi, j’avais basé mon 
discours sur les incidents; comme ils ne se sont pas produits, 
e nal... 

— Ah mon Dieu! comment faire alors? dit Muller. 

— Oh! si vous apportez de quoi éclairer la justice, rien n’est 
perdu encore. 

Muller lui dit quelques mots 4 l’oreille; ’'avocat s’élanca vers 
Dakouss. 

— Vous étes le docteur Dakouss? demanda-t-il. 

Le médecin sentit sa voix se glacer; il voulut parler, mais ne lé 
put pas. Muller le regarda avec des yeux terribles ; l’avocat fut obligé 
de répéter sa question. 

— Oui, murmura Dakouss d’une voix si faible qu’on l’entendit 4 
peine. 

Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du nabab; l’avo- 
cat dit : 

— Yous demandez 4 témoigner 4 décharge? 

— Oui, répondit Dakouss. 

— C’est bien, on va vous conduire dans la chambre des témoins. 
Vous serez entendu, je vous cn réponds. Le jury est dans la salle 
de délibération. Mais n’importe. 

Ilse tourna vers un huissier pour lui donner un ordre. Alors 
Muller tendit 4 Dakouss le portefeuille dont le médecin s’empara 
avec une avide rapidité. L’avocat revint : 

— Que Votre Altesse daigne suivre l’huissier! Vous aussi, mon- 
sieur Dakouss. On vous conduira dans Ia salle réservée aux témoins! 
Quant 4 moi, je rentre & l’audience. 

— C'est bien, dit Muller, et tendant la main a Ivan :. 

— Adieu, Ivan! Kloignez-vous. 

Le Sibéricn avait les larmes aux yeux et hésitait visiblement. 

— Permettez-moi d’assister, Je... 

— Oublics-tu tes engagements? dit Muller 4 voix basse. Dans‘quel- 
ques instants, tu ne seras plus en sireté ici. Pars, je l’exige! je te 
'ordonne. | 

Et comme Ivan semblait hésiter encore, il lui serra fortement la 
main : | 

— Je t’en prie! ajouta-t-il. 

Le Sibérien poussa un profond soupir ct s’éloigna. Muller se diri- 

95 Aor 1875. 48 


738. FONCTIONNAIRES:- ET BOYARDS. 


gea. alors. vers une porte que lhuissier lui indiquait de. la main. 
Avant de passer le seuil,.11 murmura :. 

— Allens! c’est bien fini! 

Dakouss avait embrassé la salle des Pas Perdus d’un regard cir- 
culaire. Tous les yeux étaient braqués sur lui ;. des sentinelles 
étaient.4 toutes les portes; il pénétra 4.son. tour dans la chambre 
des témoins.. 


XXIV 
L AUDIENCE. 


Nons l'avons dit, l'audicnce avait commencé a neuf heures et 
demie. La physionomie en. était trés-accentuée. Une foule de spec- 
tateurs se pressait dans la partie réservée au public : cette foule 
se partageait en deux partis; tout ce qui portait un chapeau et 
des gants,. tout ce qui était tant soit peu conservateur, s’indignait 
du traitement infligé 4 un des premiers personnages de l’empire, a 
un aide de camp de l’empereur. Les bruits commengaient déjp & 
courir que l’accusation n’était pas fondéc; ce revirement de l’opi- 
nion publique était dd. 4 la contenance de Tatiana pendant les 
deux mois de l’instruction. 

Une partic du public était donc favorable a l’accusé; mais il y 
en avail une autre composée des ouvriers — auxquels on avait tant 
de fois répété que ce procés était un triomphe pour eux, et que 
le jugement public d’un aide de camp de l’empereur allait avoir 
une influence favorable sur leur sort. 4 venir,. que ces malheu- 
reux, en partie égarés, en partie mal-intentionnés, étaient accourus 
a l’audience ayec l’espérance de voir l’accusé.condamné, Si la salle 
était divisée en deux, il en était de méme du tribunal. On se ra- 
contait dans Saint-Pétersbourg que le président. des assises, vieux 
magistrat intégre et bien pensant,. avait. gami de l’obligation qui 
lui était dévolue de juger un des hommes qu’il estimait le plus, et 
qui appartenait 4 un monde auquel il s’honorait d'appartenir lu- 
méme. Un des deux assesseurs était dans les mémes sentiments. 
Quant a autre assesseur et au procureur impérial, tout le monde 
saccordait.a.dire quiils étaient.décidés & tout.employer pour perdre 
le comte Wladimir Lanine. 

Le jury, composé, en Russie comme en France, de gens de toutes 
les castes tirés au sort, n’était pas, celte fois, trop bien disposé, 
disaient les conservateurs. Depuis l’installation des tribunaux 
réguliers, tous les Russcs font cn effet partie du jury. Les serfs, 








FONCTIONNAIRES ETF BOYABDS. 709 


nouvellement libérés, formant la grande majorité de la populatien, 
aurasent eu aussi une écrasanle majorilé dans les assises. Pour re- 
meédier aux périls quien. seraient résultés, le gouvernement a mis 
une restriction 4 l’exercice de leurs droits 4 cct égard. Ceux-la seule- 
ment des.anciens serfs, qui ont obienu, dans leurs communes, 
quelques distinctions honorifiques, qui ont été maires, conseillers, 
bedeaux ou marguilliers, peuvent faire partie du jury. Mais ce n’est 
pas ici le lieu d’expliquer au lecteur comment le gouvernement de 
Yempereur de Russie est parvenu 4 faire fonctionner les tribunaux 
réguliers sans porter attcinte ni aux droits des paysans, ni a l’é- 
quité générale; bornons-nous & constater que cette immense ‘ré- 
forme, que l’on aurait cru impossible dans le premier moment, est, 
aVheure of nous écrivons, complétement acclimatée. Les tribu- 
naux, ceux de Saint-Pétersbourg et de Moscou surtout, fonctionnent 
aussi réguligrement qu’a Paris. 

En 1866, il n’en était pas encore ainsi, et les amis que Wladimn, 
grace au dévouement de Tatiana, avait encore conservés 4 Saint- 
Pétersbourg, attendaient avec anxiété de connaitre la composition 
du jury. Quoique, 4 celte époque déja, la population bourgeoise et 
marchande des deux capitales fut de beaucoup supérieure mora- 
lement a celle du reste de I’ empire, il y avait alors, surtoul a Saint- 
Rétershourg, une si grande quantilé d’adhérents aux idées subver- 
sives, que l’on pouvait tout craindre, si le sort amenait des 
individus. dévoués au socialisme. 


Or le sort, dans la composition du jury chargé de juger Wladi- 
mir, n’avait pas été favorable a l’accusé. Des douze membres, six 
étaient réputés socialistes farouches; trois nobles sculement en 
faisaient partie, et les trois autres étaient. des notables commer- 
cants de Saint-Pétersbourg. 

ll était facile de reconnaitre sur la physionomie de ces hommes, 
appelés pour la premiére fois 4 ces fonctions, quelles étaicnt leurs 
opinions respectives : les socialistes ne pouvaient dissimuler une 
joie maligne; les nobles étaient tristes et semblaient honteux de se 
trouver 1a; les commergants faisaient tout leur possible pour con- 
server une impassibilité @emprunt et masquer l’or gueil que leur 
Inspirait leur mission, eux qui, la veille encore, n’avaient pas le 
droit de remplir la moindre fonction publique. Les socialistes se- 
raient implacables, les nobles indulgents, les commergants juge- 
ti selon la plus scrupuleuse équité; cela était écrit sur leur 
figure. 

Darine, assis sur un fauteuil, était leggrement pale; unc certaine 
inquiétude percuit dans ses gestcs saccades. If fouillait d’un oul ra- 


740 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


pide, presqu’a tout moment, les profondeurs de la salle publique; 
parfois, quand il tournait son profil anguleux du cété du tribunal, 
les muscles de sa face se contractaient brusquement, et une palpi- 
talion, ou plutdt une sorte de frisson douloureux, agitait ses traits 
durs et austéres. Alors il passait 4 plusieurs reprises sa main 
gauche sur son front, et sa main droite feuillctait rapidement les 
feuilles d’un volumineux dossier. Puis il relevait de nouveau la téte 
et examinait de rechef la salle, semblant espérer ou craindre de 
voir apparaitre quelqu’un ou entendre quelque communication 
mystérieuse. 

Quand, par-dessus le banc des témoins vide, son regard tombait 
sur la physionomie intelligente de M°S..., défenseur de Wladimir, 
son ceil devenait dur, provocant, résolu. L’avocat s’apergul a un 
moment de l’attention dont il était l'objet et regarda fixement a son 
tour le procureur; alors ces deux hommes semblérent voulorr lire 
dans leurs cceurs le programme de leurs discours respectifs. 

Un drame intime se jouait visiblement entre ces deux person- 
nages. Cette scéne dura quelques minutes, entre le moment de 
Youverture de l’audience et l’introduction de l'inculpé. 

Il y eut un long frémissement dans l’auditoire et parmi les jurés 
quand Wladimir vint prendre place sur le banc des accuses. 

Les deux mois de prison préventive avaient vieilli le malheureux 
comte Lanine de dix ans. Avant son emprisonnement, il portait ver- 
tement ses quarante-cing ans et semblait presque un jeunc homme. 
Maintenant, ses cheveux avaient grisonné et ses épaules s’étaient 
voulées. Cependant, sés traits respiraient un calme confiant. Il 
jeta sur l’assemblée un regard rapide et sourit avec tristesse en 
voyant vide le banc des témoins; puis se détourna et regarda le 
président, duquel, pendant tout le temps de l’audicnce, il ne dé- 
tourna plus les yeux. 

Le président dit d’une voix émue et tremblante : 

— Accusé, levez-vous. 

Wladimir obéit. 

— Votre nom? 

— Wladimir, fils d’Alexandre, comte Lanine, général de cava- 
leric, général aide de camp de S. M. l’empereur, grand’croix de 
tous les ordres russes, etc. | 

L’énumération des titres de Wladimir dura longtemps, et la 
partie socialiste de l’assemblée laissa éclater de tels murmures 
que le président, indigné, allongea la main vers la sonnette. Wladi- 
mir dit avec hauteur : 

— Ces titres et dignités, qui me sont transmis par mes aieux, ou 
que j'ai gagnés sur les champs de bataille et au service de Sa Ma- 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 1H 


jesteé, m’appartiennent tant que vous ne m’aurez pas déclaré cou- 
pable, et je ne suis pas encore condamneé, que je sache. 

ll s’assit. Wladimir n’était faible qu’en préscnce d’un danger 
inattendu. Cette audience attendué et dont tous les incidents pa- 
raissaient prévus par lui depuis longlemps, le trouvait digne et 
ferme. 

Mais l’accusé est obligé de répondre debout. Le président enjoi- 
git, d'un geste si timide qu’il en était suppliant, au comte de se 
lever. Wladimir comprit et obéit immédiatement. L'interrogatoire 
commenca. Aprés les informations ordinaires et les premiéres 
questions relatives aux relations de Lanine et du prince Gromoff, 
au duel avec Bello, 4 la transportation de Vadime chez les Lanine, 
le président demanda : 

— Vous aviez l’espoir de faire épouser votre fille au prince 
Gromoff ? 

— Qui, ma femme et moi désirions ce mariage. 

— Cette union était-elle dans vos projets depuis longtemps? 

— Non... depuis un an. 

— Depuis que le prince Gromoff est devenu riche? 

— Oui, répondit Wladimir avec calme. L'idée de faire violence 
aux sentiments de notre fille n’a jamais traversé ma pensée ni celle 
de ma femme; mais la réunion sur la {éte de notre enfant d’une 
grande fortune nous paraissait une ambition raisonnable. Vadime 
et Alexandra étaient (es camarades d’enfance. Nous avons cru qu’ils 
Saimaicnt. Je reconnais que nous nous sommes trompés. Tant que 
Vadime était pauvre, nous n’allions pas au-devant de ses senti- 
ments; j’ajoule que si ma fille Vavait aimé, nous lui aurions 
accordé sa main sans songer a sa fortune. J’aimais mieux qu'il fut 
riche, je l'avoue... Je posséde une grande fortune, mais ma fille 
peut avuir de nombreux enfants. 

— Savicz-vous, demanda le président, que le prince Gromoff 
Mourant sans hériliers, sa fortune vous revenail tout enticre, ses 
autres parents étant morts? 

— Certainement! Je connais la loi. 

— Ah! dit le président un peu étonné, vous l'avouez? 

— Quoi? Que je savais étre Phéritier de Vadime? Certainement. 

— Cest un aveu trés-grave. 

— Je ne trouve pas, monsicur le président; je me parle plus de 
mes sentiments, je me défends, et je parle au nom de la logiquc. 
Linstruction s’est fait donner l'état exact de ma fortune : jai 
200,000 roubles de rentes; en vivant trés-largement, j’en dépensc 
les deux tiers 4 peine. Dans ces conditions risquer un crime.., 

Le président l’interrompit. 


7423 FOXCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Dans ce siécle de convoitises, l’idéc de la puissance que dorac 
une immense fortune trouble la conscience de gens qui pouvaient 
étre parfaitement heureux, mais qui succombent a la tentation. fl 
nous arrive souvent de voir 4 cette barre de ces malheureux dgarés. 
Votre haute situation, qui dans d'autres temps vous aurait presque 
assuré l’impunite... ) 

Malgré son calme Wladimir, légérement impatienté, imtcrrompit 
le président. , 

— Sic’est sur de telles preuves que l’on me juge, si !’accusa- 
tion n’a pas d'autres bases... 

L’assesseur, un socialiste, choqué de l’interruptien, s’écria alors: 

~— Qn vous juge sur des faits sur lesquels yous aurez a répondre. 
Vous avez interrompu le président... 

Mais Wladimir s’était calmé; il répondit : 

— Vous avez raison, excusez-moi, monsieur. 

L’interrogatoire continua. Aprés avoir entendu les réponses de 
Wladimir sur plusieurs faits connus de nos lecteurs, lec président 
Vinterrogea sur l’expulsion du docteur Dakouss le jour de l'em- 
poisonnement. 

— Pourquoi avez-vous chassé le médecin? 

Wladimir eut un mouvement nerveux ct répondit d’une voix 1é- 
gérement tremblante : 

— Jai surpris cet homme aux pieds de ma fille; il osait lui 
adresser une déclaration d'amour. 

— Ah! dit le président. Il vous a cependant averti que son départ 
pouvait étre la cause de la mort du blessé? 

— Qui, mais je ne l’ai pas cru; un autre médecin me semblait 
tout aussi capable que lui de continucr le traitement. 

— Vous avez versé une partie de la potion dans un vase. Dans 
quelle intention ? 

— Pour la faire analyser par un chimiste. 

— Ne serait-ce pas plutdt pour que le blessé bit bien tout, et 
qu’il ne restat plus de traces du poison, car vous avez avoué a 
instruction avoir brisé la fiole contenant le reste de la potion? 

— Qui. Un mouvement involontaire de stupeur a l’aspect de cette 
mort subite, l’exaltation de mademoiselle de Schelmberg, son accu- 
sation, ont troublé mon esprit; j’ai laissé tomber le vase que j¢ 
tenais 4 la main. 

Darine se leva & ce moment. 

~- Monsieur le président, je désire poser une question a I’accusé. 

— Faites, monsieur le procureur. Accusé, répendez au ministére 
public. 

Darine dit alors de sa voix séche : 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. "iS 


— Comment expliquez-vous que ce médecin, un mdlheureux 
commencart, .un-prolétaire, pour'lequel l’entrée ‘de votre maison 
était un bonheur ‘inespéré, ait osé jeter les ‘yeux ‘sur ‘mademoi- 
selle'Lanine ? 

— Cet homme était trés-beau de figure, ‘trés-infatué de son 
mérite... 

— Cela ne suffit pas. N'y at-il pas-eu de-votre part une proe- 
messe de mariage, et, de la part de votre fille, des encouragements”? 

— Non! dit Wladimir en rougissant d’indignation. 

‘Le président posa d’aulres questions, auxquelles Wladimir 'ré- 
pondit avec le méme calme. | 

‘Quand Vinterrogatoire fut épuisé, ‘Barine demanda pour ‘le 
deuxiéme fois la permission d’interroger le prévenu. 

— Vous souvenez-vous que déja une fois ‘je suis intervenu dans 
vos affaires, parce que l’on vous avait dénoncé 4 mon parquet? Je 
parle de la lettre anonyme que je recus au ‘mois de décembre. On 
m/avertissait d’un crime qui se commettait dans votre: maison. 

‘Cette fois, Wladimir fut stupéfait. 

-— Comment, dit-il, monsieur le procureur, vous osez rappeler 
@ela? J’en ai parlé dans I'instruction, et si vous ne m’aviez pas in- 
Gerrogé, j'aurais... 

— Accusé, dit te président, vous parlez au ministére-publie... 

— Mais vous vous étes rétracté quand ma femme-vous a donné 
une'lettre émanant d’une société secrete... 

Darine:’interrompit : 

— Nous intervertissons les rdles, et vous semblez accuser le pro- 
‘careur impérial. N’importe, je vais vous répondre..La lettre n’énza- 
mait pas d'une société secréte, mais bien du nabab Dougall-Sabihb, 
président d’une:association de bienfaisance dont je fais partie. Le 
nabab est un homme connu pour sa haute honorabilité. Le proca- 
reur impérial n'est chargé que ‘de poursuivre les crimes commis ; 
thous Re sommes pas en mesure:de:les prévenir. Le. prince Gromoff 
était vivant, le duel ne m’était pas'prouvé; je me suis arrélé. dans 
kes poursuites, croyant vous avoir donné un avcrtissement salutaire, 
et j'ai pris en considération la requéte du Nabab de Gadoupour qui 

‘mtercédail pour-vous ! 

Wladimir-s’écria exaspéré de: ce mengonge audacieux : 

— Ah! vous étes parmi mes ennemis! Depuis deux mois que je 
suis au secret, je me-suis tu;:mais la trame dont je suis victime... 

‘Le président l'arréta avec sévérité. 

— ecusé, vous:me forcez 4 vous rappeler .au ‘respect de la jus- 
tice. Asseyez-vous; votre interrogatoire est terminé. Il est mat 

‘heureux pour vous que ce Dakouss soit introuvable. 


144 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Wladimir eut un geste de désespoir. L’aspect du jury n’était pas 
rassurant : les socialistes étaient rayonnants, la figure des négo- 
ciants était sévére et les nobles courbaient tristement la téte. 

L’audition des temoins commenga. Cette cérémonie a un caractére 
plus solennel en Russie qu’en France. Un pupitre est dressé a cote 
de la barre; sur le pupitre, un Evangile surmonté d’une croix. Un 
prétre, réquisitionné a cet effet (orthodoxe, catholique ou protes- 
tant, suivant le rite des témoins), vétu d’habits sacerdotaux, de 
demi-cérémonie (epatrichia), conduit chaque témoin vers les saints 
livres, ct l'assiste pendant sa déposition, apré; lui avoir fait répéter 
la formule suivante : « Je jure, au nom de Dieu omnipotent, devant 
son saint Evangile, que dans cette cause, Je ne me laisserai influen- 
cer ni par les liens de l’affection, ni par ceux de l’amilié ou de la 
parenté, ni par l'amour, ni par la haine, et que jc déposerai selon 
mon ame et conscience, comme si j'élais devant le tribunal supréme. 
En foi de quoi je baise la croix ct les paroles de mon Sauveur. » 

Le défilé des témoins a charge commenca. Ce furent d’abord les 
domestiques de l'hotel Lanine. Tous déposérent de la méme fagon. 
Ils avaient assisté 4 la scéne ot Arsenieff et Darine avaient accusé 
Wladimir de tentative d’empoisonnement. Ils n’avaient rien vu, 
mais ils constatérent que l'hotel avait revélu un aspect étrange et 
mystéricux, depuis que le prince Gromoff, blessé, y avait été trans- 
porté. Tatiana avait eu raison de.dire 4 sa fille de ne pas laisser 
voir aux domestiques son anxiété. La plupart des serviteurs de 
l'hotel, mus par ce sentiment qui consiste 4 vouloir donner quand 
méme des renseignements a la justice, peut-étre ne sachant méme 
pas ce qu’ils faisaient, constatérent la profonde anxiété 4 laquelle 
la femme ct la fille du comte étaient en proie depuis }’arrestation. 

Tous, sans exceplion, paraissaient croire 4 la culpabilité de leur 
maitre. 

Puis ce fut le tour du médiateur Arscenieff. 11 se soumit sans 
scrupule a la prestation du serment, et déclara qu'il était venu déja 
a Vhdtel Lanine. Le procureur Darinc l’avait prié de l’accompagner, 
car il avait recu une lettre anonyme l’avertissant qu’un crime allait 
se comm ‘ttre. 

Louise de Schelmberg, vétue de noir, apparut a la barre. Elle 
préta le serment d'une véix résolue et commenca sa déposition. 
Cette déposilion fut terrible pour l’accusé. Aprés avoir raconté les 
faits que nos Iccteurs connaissent déja, elle ajouta : 

— Nous nous aimions, le prince Gromoff et moi, et notre ma- 
riage élait décidé dans notre esprit. Ce mariage, je le sais, était 
mal vu par le comte et la comtesse Lanine. J’ignore et n "oserals 

assurer que le comte Lanine aii commis ce crime; je ne ra- 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 745 


conte que des faits. J’ai assisté & la scéne de l’expulsion du méde-. 
cin: la mort de Vadime avait élé prévue, le médecin l’avail pré- 
dite ; le comte est resté seul dans la salle ot se trouvait le poison. 
Yai vu tout cela. Je n'ai cependant aucune certitude, et je prie la 
Cour d’apprécier ma déposition 4 sa véritable valeur : une_expo- 
sition pure et simple des faits. 

. Cette déposition, grace 4 sa modération méme, était foudroyante. 
Wladimir le comprit si bien, qu’aprés avoir lancé un regard de re- 
proche 4 Louise, il courba la téte sur sa poitrine, et unc Jarme, 
premier signe de défaillance, roula sur sa figure pale. Louise conti- 
nuait dune voix caline et mesurée : 

— Dans le pre.i.ier moment de douleur, j’ai accusé le comte. 
Javais donné le poison de mes mains 4 celui que j’aimais. On peut 
facilement comprendre mon exaltation. Vous avez appris mon crime 
et ne me punissez pas. Je me chatie moi-méme; ma vic est brisée. 
Je croyais que je hairais éternellement celui qui m’a fait com- 
mettre ce crime épouvantable ; aujourd’hui, la douleur a étouffé la 
haine dans mon cceur. Je n’accuse pas, je raconte; la Cour appré- 
clera. 

Le président demanda : 

— Croyez-vous l’accusé coupable? 

— Signore, dit-clle, s'il est seul coupable et s’il n’a pas de com- 
plice! mais je crois 4 sa culpabilité. 

Elle s’enveloppa dans son voile et alla lentement s'asseoir sur le 
banc des témoins. 

Alors on appela les témoins 4 décharge, il n’y en avail quetrois : 
Akouline Ivanowa Popoff, Tatiana et sa fille. Darine, 4 ce moment, 
abandonna Ia contenance dédaigneuse qu’il avait prise pendant l’au- 
dition des témoins 4 charge, et dirigea son regard pergant vers la 
partie de la salle réservée au public. 

Akouline Ivanowa préta serment. Elle repoussa avec énergie l’ac- 
cusalion, raconta la vie de Wladimir, parla de sa bonté, de sa mora- 
lité, de ses services, de ses quarante ans de vie loyale, elle s’at- 
tendrit jusqu’aux larmes, mais ne put alléguer aucun lait justificatif. 
Ses soupcons contre Schelm et sa fille ne reposaient sur aucune 
base. Elle n’osa méme pas les formuler craignant de nuire a son 
bienfaiteur. 

La loi ne reconnait pas, pour valable, la déposition d’une mére 
ou d'une épouse, et la justice n’admet leur témoignage que pour 
séclairer. Aussi la formule du serment n’existe-t-clle pas pour 
d’aussi proches parents. Tatiana et Alexandra furent appelécs en 
méme temps (ce qui ne se fait pas pour des témoins ordinaires’. 
Un frémissement de curiosité parcourut la foule, quand: les deux 


745 FONCTYONNAIRES ‘ET ‘BOYARDS. 


-.femmes apparurent 4 la barre. Ce fut d’une voix triste mnis 
calme que Taliana protesta de innocence de son mari. Elle-n'allé- 
gua aucun fait, ct dit seulement, en langant 4 Wladimir un regard 
qui remplit d’espérance le coeur du malheureux : 

— Mon mari est innocent, messieurs, ‘je le jure sur ma vie, sur 
mon honneur, et j’en prends Dieu 4 témoin. 

— Avez-vous quelques preuves 4 nous donner? demanda le pré- 
sident avec la plus grande douceur. 

— Non, pas encore... Dieu les fournira! 

Elle prit sa fille par la main et s’assit sur le méme banc 08 Louise 
était déja. Mademoiselle de Schclmberg se recula avec un frémis- 
sement, mais Tatiana lui sourit doucement et lui fit de la téte un 
signe bienveillant. Toute la salle fut stupéfarte de l’attitude calme 
de ‘la comtesse. Darine palit visiblement, car la comtesse, en pa 
sant auprés du fauteuil du ministére public, avait détourné frot- 
dement les yeux. 

Le médecin expert chargé de l’autopsic du corps:de Vadime fut 
appelé. Il déposa longuement, parla de la strychine, se langa dans 
la science 4 perte de vue. 

Le président l’intcrrompit. 

— Ainsi, dit-il, vous avez trouvé des vestiges de poison dans les 
erttrailles de la victime ? 

— Oui! 

— Vous en étes sir? 

— Absolument str. 

— Pouvez-vous le jurer sur l’Evangile? 

‘Le-médecin étendit la main et dit : 

— Je le jure. 

Il n’y avait plus de témoins a entendre, le président se consulla 
avec ses assesseurs et dit : 

— La parole est au ministére public pour soutenir 1l'accusation. 

Alors seulement Darine sembla renaitre. Un flot de sang monta 3 
ses joues pales. Il se leva, promena sur la salle un regard hautain 
qui s’abattit dur et implacable sur le banc ow était Tatiana. 
étendit la main du coté du défenscur de Wladimir, saisit un.papier 
sur son bureau ct sc tourna vers les jurés. La figure du procureur 
était sombre. 

Il-était une heure et l’audience durait depuis quatre heures. 











FONCTIONNAIRSs ET BOYARDS. RT 


XXV 


LE REQUISITOIRE. 


Darine débuta par la lecture d’une lettre ainsi congue : 


«Moi, Aristide, fils de Pierre, Dakouss, docteur‘en médecine, de 
l'Université de Suint-Pétersbourg, déclare par la présente que je 
me reconnais coupable devant Dieu et les hommes de.l’empoison- 
nement du prince Vadime Gromoff. Pauvre et inconnu, je me suis 
laissé tenter par le comte Wladimir Lanine, qui m’a promis la main 
de sa fille, un million de dot, l'avenir, la richesse. la considération, 
si je consentais a faire mourir le prince Gromoff sans exciter les 
soupcons. J’employais un traitement destiné a le faire mourir 
lentement, quand le comte me forca d’user d’un poison violent. 
Aprés quoi, sir de l’impunité que lui assurait sa haute position 
sociale, il m’a outrageusement chassé. Je me venge de lui et vous 
adresse, au moment de disparaitre pour toujours, cette lettre qui 
servira de preuve. J’espére que le temps est venu ou les grands 
seigneurs ne pourront plus commettre impunément des crimes. Ul 
est inutile de me rechercher. Je quitte la Russie et l'Europe. 

« Signé : Aristide Dakouss. » 


La lecture de cette lettre, entrée cn matiére d’une habileté réelle, 
impressionna défavorablement le président, les assesseurs et le jury. 
Le défenseur de Wladimir lui-méme se troubla, mais il vit l'oeil clair 
et confiant de Tatiana fixé sur lui et se rassura aussitét. Quant a 
linculpé, il se dressa en criant : 

— C'est une calomnie infame! 

— Faites faire silence 4 l’accusé, gendarmes, ordonna le prési- 
dent sévérement. On n’interrompt pas le ministére public. 

Darine continua : 

— ll est inulile de vous dire, messicurs les jurés, que |’instruc- 
lion a usé des pouvoirs discrétionnaires que lui accorde la loi pour 
retrouyer le médecin. Toutes les damarches ont été vaines, il avait 
dit vrai. Il a disparu sans laisser de traces. Nuus avons décou- 
vert cependant dans nos perquisitions faites 4 son domicile ses notes 
et ses lettres, ct nous en avons comparé l’écriture avec celle du 
billet que je vous ai lu. Le témoignage des experts nous a pleine- 
ment éclairé: l’écriture-est identiquement la sienne. La culpabilité 
du docteur Dakouss nous est donc prouvée par son propre ayeu. 


748 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Il s'agit maintenant de rechercher le degré de la culpabilité de 
l’accusé ict présent. 

Dans la prem.ére phase du crime, il n’était qu’instigateur et 
complice, mais en dernicr lieu, nous l’avons vu par les débats, 
c'est lui qui est devenu le véritable meurtrier. C’est lui qui a pris 
le poison apprété par un autre, qui l’a apporté et qui, avec une 
cruauté infernale et dont je suis encore 4 me demander la raison, 
a forcé une pauvre fille, une amante, la fiancée de la victime, a!'ad- 
ministrer clle-méme au blessé. Vous frémissez, messieurs les jurés! 

Darine énuméra les fails, tous étaient a la charge de Lanine. 
Cette énumération laconique était foudroyante. 

— Notre mission est souvent pénible, messieurs, continua Darine. 
Chargés de requérir l’'application des lois contre des membres 
égarés de la société, nous avons parfois des moments ou notre étre 
tout enlier tressaille de compassion, ot les paroles sortent de noire 
bouche avec effort, of notre mission enfin nous parait cruclle. Les 
procureurs impériaux sont des hommes comime vous, messicurs les 
jurés, et nos terribles fonctions n’ont pas endurei notre cour. Nous 
sommes heureux quand le tribunal, mieux éclairé par Les debals, 
donne raison au défenseur de l’accusé et décide contrairement a 
nos conclusions. Ici, ce n’est pas le cas, messicurs, c'est le ceur 
léger, le front haut, l'dme tranquille, que je vous demande d’ap- 
pliquer a Vaccusé toute la sévérité des lois, car je me trouve en 
face d'un veritable criminel, d’un monstre d’iniquité que la societe 
doit retrancher de son sein. Ma tache me parait sainte. Nous avons 
tous entendu l’énumération pompeuse des titres que cet hommea 
osé jeter 4 la face du tribunal qui le juge et du public qui lécoute. 
Comme général aide de camp, président de divers établissemeats 
militaires, chef.de la commission d’enquéte du comité chargé de 
poursuivre les sociétés secrétes, l’accusé touchait des sommes 
importantes. Il n’a pas craint d’avouer le chilfre de sa fortune 
personnelle, 250,000 roubles de rente. Done, Dieu fit naitre ce! 
homme riche, heureux et puissant; la société, souvent injuste. 
augmenta encore ses biens et sa puissance. 

Mais cela ne lui suffisait pas. Non content de peser sur les pau- 
vres de toule la force de son bonheur, de prendre sans travailler 4 
la caisse de I’Etat des sommes dont il privait ainsi des hommes plus 
utiles mais moins protégés que lui, l’accusé, il vous I’a avoué lul- 
inéme, étail rongé par une ambition démesuree. H révait une fortune 
colossale, ct, poussé par cet égoisme immense que la vicille société 
appelél’honneur du nom, il réva pour sa famille une de ces puissances 
qui, dans ce siécle d’agglomération de capitaux, équivalent & des 
royautés. Ce rédve lui parut réalisable une nuit ou, couché sous s 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 149 


lambris dorés, 11 songeait & des lambris de diamants. Alors il 
combina froidement son crime, discuta les chances de réussite et, 
aprés avoir bien compté ses roubles, aprés s’étre bien rendu 
compte de la situation élevée qu’il occupait dans !’empire, aprés 
avoir récapitulé toutes les iniquités de sa vie écoulée sous un régime 
d’arbitraire, cet homme, aveuglé par la Providence, oubliant que 
le temps avait marché, ou n’ayant pas pu voir de son piédestal la 
réforme qui s’était produite en Russie, cet homme s’est cru sur de 
limpunité. Cet orgueilleux ne songea méme pas 4 prendre les 
precautions en usage chez les criminels vulgaires, il acheta une 
conscience en lui jetant dédaigneusement quelques roubles, ct fit 
de sa propre inaison le thédtre du crime. ll a commis le meurtre 
le plus lache de tous, le meurtre par l’empoisonnement. 

Aucun sentiment quelque peu excusable ne Panimait, nous ne 
voyons chez lui que le sentiment lc plus bas, le plus vil des senti- 
ments humains, la cupidité. Qu’on ne vienne pas nous dire que, 
jusqu’a quarantc-cing ans, la vie de cet homme a été pure de 
toute tache ! Qui de nous a pénétré derri¢re les murs de son palais 
somptucux, ot un monde de domestiques l’isolait du commun des 
mortels, alors que ses aiguillettes d’aide de camp le faisaient saluer 
jusqu’a terre par ses ¢gaux de-naissance et de fortune? La vie de ces 
hommes qui ont traversé un demi-siécle d’injustice ne fut jamais a 
jour; on ne connait d’cux que ce qu’ils veulent laisser voir. Qui 
sait par quelles intrigues souterraines il a conquis ccs grades dont il 
est si fier? : 

Wladimir se dressa & ces mots. Le gendarme qui se tenait 4 cété 
de lui le saisit par le bras. Darine vit le mouvement, s’essuya le 
visage et regarda la comtesse Lanine. Tatiana élait un peu pale. 
Ledéfenseur, de plus en plus troublé, cherchail un encouragement 
dans l’ceil de la comtesse, mais il ne put le rencontrer et y puiser 
une assurance qui fuyait son esprit 4 mesure que les débats s‘a- 
vancaient. Tatiana venait de sentir l’ceil de Darine sur elle; elle 
reunit toutes ses forces et sembla braver le regard cruellement im- 
placable du magistrat. Un lourd silence pesait sur la salle. Les ju- 
rés avaient l’aspect sévére. La main de Wladimir sc crispa sur le 
bras du banc, mais il se maitrisa presque aussilét, et, grace & un 
énergique effort, parvint & se contenir. 

Darine continua. 

— Le voyez-vous ! Il affecte un calme qui est loin de son ceeur, il 
espére cependant, il esptre toujours, non en Péquité des hommes, 
mais. en ’intervention de quelque puissance qui lui assure l'impu- 
nite. Quand je suis venu l’avertir qu’on l’accusait de preparer un 
crime, il m’a presque chassé en me criant: « Yous oubliez que je 


730 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


suis aide de camp de l'empereur ! » Aujourd’hui, il teurne & tous 
moments les yeux vers la porte, il espére voir apparaitre une épav- 
lette qui viendra nous apporter l’ordre de cesser ces débats. Telle est 
la raison de son calme simulé! Et cependant il connait notre sou- 
verain, lui qui a eu Vhonneur de le voir de prés, il sait que les 
libertés que le chef de I’Etat a daigné nous accorder, il ne les re 
prendra plus. L’empereur nc le veut pas, je dirai plus, il ne le peut 
lus. 

: A ces mots, le président fronga énergiquement le sourcil et quel- 
ques légers murmures éclatérent dans le public. Darine compnt 
qu’il était allé trop loin, mais, nous l’avons vu, le procureur ne 
se démontait pas facilement. 

— Si j’ai dit que ’empereur ne pouvait pas intervenir dans ces 
débats, continua-t-il, j’entendais par 14 que son intervention était 
moralement impossible, car Sa Majesté a pour principe de respec- 
ter strictement les lois promulguées. Je n’ai jamais eu la pensée 
de nier la toute-puissance de notre souverain, qui est le maitre 
de nos yies et de nos personnes, et qui peut, en tout ct pour fout, 
agir selon son bon plaisir. Ce que j’en ai dit, messieurs les jurés, 
c’était pour écarter de vos consciences toute crainte et toute hésila- 
tion. Sa Majesté a abandonné un serviteur indigne a la vindicte des 
lois. L’accusé est un coupable vulgaire, la main de |’empereur s'est 
retirée de dessus sa téte. 

Darine parla encore quelques instants. Tatiana devenait de plus 
en plus inquiéte. Quant 4 M° S..., il semblait sur des charbons 
ardents; a tout moment il regardait, tantét la porte, tantét Tatzana, 
tantot 'huissier audiencier, et une abondante sueur découlait de 
son visage. 

Darine acheva ainsi son réquisitoire : 

— La fatale influence de l’accusé a précipité dans l’abime un 
misérable mille fois plus 4 plaindre que lui, car il était pauvre et 
malhcureux! Criminel et complice, mcurtrier et empoisonneur, 
vil, bas et cruel, l’accusé est indigne de votre pitié. Je réclame 
contre lui toute la rigueur des lois! 

Barine se rassit, ‘au milieu d’un silence de mort. 

— La parole est au défenseur de l'accusé, dit le président. 

Ce fut épouvantablement triste. M° S... comptait évidemment 
sur un incident qui ne se produisait pas, et sur lequel il avait 
basé tout son systéme de défense. Lillustre avocat, une des célé- 
brités du barreau russe, parla peu et mal. 1] plaida l’innocence, 
mais il semblait n’y pas croire lui-méme, tant sa voix était voilée, 
ses raisons faibles, sa diction embarrassée. I] se laissa tomber, 
plutot qu’il ne s’assit, aprés une péroraison banale. Darine était 


\ 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 754 


rayonnant. Le discours de M°S... avait provoqué, parmi les jurés, 
des sourires dédaigneux. Le président demanda @ Wladimir : 

— Accusé! avez-vous. quelque chose 4 ajouter? 

La voix du magistrat était glaciale. La conviction que Lanine 
était.coupable venait de pénétrer dans son cceur. 

Wladimir se leva et étendit la main vers le crucifix. 

— Sur la téte de ma fille, sur mon honneur et devant ce cru- 
cifix, je proteste que je suis innocent! Je suis victime d’une trame 
épouvantable et j’accuse le procureur impérial d’avoir trempé dans 
cette trame. 

Le président se leva, la Cour et le jury se retirérent dans leurs 
salles respectives: Darine sortit & son tour. Alors NM’ S... se pré- 

cipita vers Tatiana et lui dit.d’une voix agitée : 
' = Ce nabab nous a trompé! Il en est temps encore, dites-moi 
ce que vous savez. 

— Je ne le puis, j'ai engagé ma parole. 

— Mais il sera condamné, c’est sur! J’ai plaidé d’une facon dé- 
plorable! Vous m’avicz tellement assuré... 

— Hélas! j’étais persuadée... 

— Votre parole, en présence du déshonncur de votre mari, ne 
peut.... 

— Hélas! interrompit-elle, le cas avait 6té prévu. 

— Vous le laisserez condamner?.... 

— Dieu ne )’abandonnera pas. 

Mais Tatiana ne put se contenir,.et éclata en larmes. Louise: dé- 
tourna la téte. L’huissier audiencier s’approcha alors-de l’avocat 
et lui fit passer une carte. 

— Le nabab! cria M* S... Ah! rien n’est encore perdu peut- 
étre. “= 

Tatiana leva les yeux.au ciel. 

— Je ne pouvais croire 4 son abandon, murmura-t-elle. 

M° S.... resta absent dix minutes. Rentré dans la salle, il écrivit 
quelques mots sur un papier et ordonna 4 l'huissier audiencier de 
transmettre ce papier au président. 

A ce moment, la porte s’ouvrit, et le premicr huissier an- 
nonga : 

— La Cour! Messieurs. 

Le président entra suivit des assesseurs. L’huissier auquel 
M‘S... avait recommandé de donner le billet: au président avait 
compris, 4 lair de l’avocat, que ce papier contenait quelque 
révélation supréme: il dit au magistrat : 

_., — De la part du défenseur, trés-urgent ct trés-pressé! 
Au moment ow le président ouvrait le billet, Darine s’asseyait 


152 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


sur son siége. Le jury venait de rentrer en séance, et le chef du 
jury-avait la main sur son coeur. Le président lisait avec atten- 
-tion ce qui venait de lui étre remis. Le silence était mortel. Le chef 
du jury dit : 

—. Sur notre ame et conscience, devant Dieu et devant les hom- 
mes. Oui! l’accusé est coupable ! 

Il y eut un frémissement. Tatiana poussa un cri de douleur et 
s’affaissa. 

Tout 4 coup le président éleva la voix. 

— Arrétez, dit-il. Un incident d’une gravité exceptionnelle vient 
de se produire. 

Mais le chef du jury continuant venait d’ajouter : 

— Il n’y a pas de circonstances atténuantes. 


XXII 
L INCIDENT. 


Cependant le président des assiscs s'était levé. 

—En vertu du pouvoir discrétionnaire dont je dispose, dit-il. 
j'admets comme valable Vincident qui vient de se produire, cl 
j’autorise le défenseur a faire paraitre les témoins. 

A ces mots, Darine devint horriblement pale. Le public, qui s¢ 
dirigcait vers la porte, reflua confusément. 

- —M. le président, objecta Darine, le jury a délibére... 

— La loi, en ces circonstances, me fait seul juge des décisions 
4 prendre. J’ai dit... M°S... vous avez la parole. 

A l’aspect de Tatiana, dont la belle physionomie était transii- 
gurée, ct des regards de triomphe de M°S..., Darine perdit toule 
prudence, et, fou de terreur, comprenant que quelque chose allat 
se passer qui lui serait préjudiciable, il cria, d’une voix profonde- 
ment troublée : ; 

— M. le président, le verdict est prononce. 

— Ignorez-vous donc que nous avons le droit de nous éelairer 
jusqu’au moment d’appliquer la loi. L’introuvable docteur Dakouss 
vient d’étre retrouvé, il est urgent de l’entendre. Vous devez col- 
naitre la loi, M. le procureur impérial, il, m’est pénible, de vous la 
rappeler. 

— Mais.... 


— Assez, j’ai dit... M° S..., vous désirez que nous entendions le 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 153 


témoignage du nabab Dowgall Sahib, qui a amené l’accusé Dakouss. 
C’est ce que vous nous avez écrit. 

— Qui, M. le président. 

— C’est bien! En vertu de l’autorité sans limites dont S. M. l’em- 
pereur, notre maitre 4 tous, dit-il en regardant sévérement Da- 
rine, m’a revétu, je vous autorise, huissier, a introduire le té- 
moin Dowgall Sahib, nabab de Cadoupoure! Gardes, vous vous 
emparerez de l’accusé Dakouss, qui se trouve dans la salle des té- 
moins, et le ferez placer sur le banc des accusés. Allez!... Le nabab 
n’est pas chrétien, je recevrai moi-méme son serment. C’est un 
prince dans son pays. Huissier, approchez un siége. ; 

Wladimir murmura : 

— Oh! je ne suis pas encore perdu! 

Les assistants se haussaient sur la pointe des pieds pour voir 
le témoin ct le deuxiéme accusé. Dakouss apparut sur le banc des 
accusés, et montra son horrible figure contractée par la ‘peur. 
Muller s’approcha 4 son tour de la barre des témoins, conduit par 
un huissier. 

En ce moment, un mauvais sourire crispa les lévres de Darine, 
qui plongea son regard dans celui de Muller, comme s’il voulait le 
fasciner. Mais le nabab ne semblait méme pas remarquer la présence 
du procureur impérial. [1 avancait lentement entre une haie de 
spectateurs qui se bousculaient pour l’examiner mieux a leur 
aise. 

Quand il fut 4 la barre, avant de saluer le président, il jeta 
un coup d’eil sur le banc des accusés. A l’aspect de Dakouss, il 
eut un sourire satisfait. Le président des assises accueillit le nabab 
d’un geste courtois, ct lui indiqua le siége placé auprés de la barre 
par Vhuissier. 

— La cour prie Votre Altesse de s’asseoir. Le serment qu’exige 
nos lois peut étre prété par Votre Altesse entre nos mains, selon les 
rites de votre religion. 

Le nabab s’inclina profondément. 

Le président alors : 

— J’ai Phonneur de connaitre personnellement Votre Altesse, 
mais la régle exige que je lui demande son nom. 

Le nabab se croisa les bras; Darine se leva et ouvrit la bou- 
che pour parler, mais l’Indien disait déja, d’une voix haute et 
ferme : 

— Je ne suis pas le nabab de Cadoupoure. Je m’appelle Muller de 
Mullerhausen, sujet russe, forcat en rupture de ban, pillard, voleur 
et assassin. J’ai lutté vingt ans contre la société. Aujourd’hui, Je 

25 Aocr 1875. 49 


154 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


viens, de mon@ropre gré, courber la téte sous cette‘lei que j'ai mé- 
prisée jusqu’ici. 

Il y cut un cri de stupéfaction, qui sortrt involontairement 
de la poitrine des assistants et du jury. Darine, épouvanté, re- 
tomba sur son fauteuil. Wladimir tressaillit, et cria, oubliant quid 
était accusé : 

— Muller! 

Le président, puissamment intéressé, avanca la téte. 

Le nabab leva la main vers le Christ, qui était exposé sur le 
pupitre. 

— Je suis chrétien, et je jure, sur cette croix, de dire la vériié, 
rien que la vérité. Je ne suis pas encore accusé, et avant d’expier 
moi-méme les crimes que j’ai commis, je viens témoigner et de- 
mander justice contre des criminels aussi coupables que moi. 

Il étendit la main vers le fauteuil du ministére public, et 
tous les yeux suivirent la direction de sa main. Darine, pale, acca- 
blé, ployé en deux, en proie 4 une terreur folle, frémissait de tout 
son corps. 

— Cet homme, commenga Muller... 

Tout & coup il s’arréta. 

— Non,... cet homme représente la loi, et je désire aujourd hui 
prouver mon respect pour la loi. L’indignation m’entrainerait 
peut-étre 4 employer des termes inconvenants dans cette enceinte. 
J'essayerai de modérer ma colére ct de raconter froidement les 
faits. M° S... me conseillera. 

Le président, impressionné par cette scéne solennelle, les asscs- 
seurs, les jurés, écoutaient avec avidité. Muller commenga : 

— Aprés avoir fui la Russie, pour ne pas expicr le chatiment 
mérité des crimes que j’avais commis, je suis revenu dans 
mon pays avec des intentions criminelles. Aveugle et outrecui- 
dant, je trouvais trop lentes, a mon gré, les réformes consenties 
par notre vénéré et auguste maitre, ct je voulais avancer la mar- 
che des choses. Ma richesse me donnait la possibilité de fonder des 
sociétés secrétes, dont je suis le chef supréme. J’avais beaucoup de 
complices. Un de mes principaux agents était André Darine, procu- 
reur impérial au parquet de Saint-Pétersbourg. 

Cette accusation rendit 4 Darine un peu de sa présence d’esprit, 
il se leva et dit au président : 

— Est-ce donc l’usage aussi, de permettre au témom de calom- 
nier ct d'insulter le ministére public ? 

Mais le président était profondément intéress¢. fl ne répondit pas. 
Ses opinions personnelles, d’ailleurs, avaient été froissées par le 

réquisitoire haineux de Darine. 





FONCTIONNAIRES ET BOARDS. 5 


— La défense est libre, dit-il. Sile témein outrepasse ses droite, 
il en-répondra. 

Et al ajouta : 

— Continuez! 

La curiosité des assistants était.devenue de la fidvre; jamais 
les débats n’avaient ¢té aussi intérassants. Le precureur .impérvl 
sur la sellette des accusés est un fait anormal; on éeoutait avec 
recueillement. 

Muller continua : 

— Quelles raisons ont poussé le procureur Darine a.trahir, 4 
notre profit, la société qui lui avait confié de si importantes fonc- 
tions, je ignore. Ce que je sais, c’est qu’il nous a trahis 4 notre 
four, au profit de son ambition personnelle. J’ai entendu, caché, 
cet homme proposer 4 la comtesse Lanine, dont j'invoque le té- 
moignage ct que je dégage solenncllement de toute promesse faite 
4 ma personne, de sauver son mari. Pour condition, il exigeait la 
fortune et la main de mademoisclle Lanine. (était un épouvantable 
sacrifice pour le coeur d’une mére, que de donner son unique en- 
fant 4 un homme pareil. Mais la mére et la fille, pour sauver I’hon- 
neur de leur nom, étaient prétes & l’accomplir, quand j’intervins, 
promettant de sauver le comte Lanine, de démasquer les traitres. 
Je viens ici pour remplir mes engagements. 

Tatiana jeta 4 Muller un regard de reconnaissance ineffable. 
Alexandra joignit les mains avec admiration. Muller, qui regardait 
en ce moment les deux femmes, rougit de plaisir. Louise rahattit 
son voile ct courba la téte. 

Le président dit 4 Tatiana : 

— Comtesse Lanine, reconnaissez-vous la vérité de ces paroles? 

Tatiana se leva et répondit d’une voix ferme : 

— Qui! 

Il y eut un frémissement dans l’auditoire. Le président dit au 
mabab : 

— Continuez! 

— Jétais, je vous l’ai dit, le chef de ces hommes. Leurs trames 
ne pouvaient, par conséquent, me rester inconnues. Je connaissais 
celle dont ils voulaient envelopper le comte Lanine, la basse ven- 
geance d'un de leurs chefs, un homme dont j’ai fait justice, action 
dont je suis prét 4 répondre en temps et lieux, avait arganisé toutes 
ces intrigues. J’avais confiance en l’avenir du socialisme, et connais- 
sant cette trame indigne, j’étais, dans les commencements, résolu a 
laisser commettre l’iniquité. Bo la dévoilant, je perdais l’association 
dont j’étais le chef, et je ne voulais pas faire cela. Mais Dieu m'a 
éclairé. Ce que je croyais juste, je le recannais aujourd'hui, était 


756 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


inique ; les idées que je croyais réalisables, j’en comprends a cette 
heure l’impossibilité. Je reconnais ma démence, et je courbe la 
téte devant les institutions en vigueur chez les hommes depuis que 
le monde est monde. I] n’appartient pas, je le vois, 4 un seul indi- 
vidu de changer la marche des choses. Parmi les sectaires, les 
réveurs sont fous, ceux qui raisonnent sont des ambitieux cupides. 


Le président acquiesca de la téte. Darine se leva et dit : 


— C’est une profession de foi qui nous éloigne de l’affaire. Vrai- 
ment, cet homme est fou! 

— Je demande pardon a la cour, dit Muller; il fallait expliquer 
ma conduite, qui aurait pu paraitre étrange & ceux que j’appelais 
jadis mes fréres. Je les abandonne, parce que je les méprisc et les 
crois coupables. Ils ont commis une iniquité, et je crois de monde- 
voir de la constater. Or donc, les socialisles dont j’étais le chef réso- 
lurent de stupéfier les populations de l’empire russe par le procés 
solennel d'un général aide de camp de l’empereur. Il n’était pas facile 
de trouver un criminel parmi les aides de camp, que Sa Majesté ne 
choisit pas parmi les premicrs venus. Il fallait un coupable. Le 
procureur Darine, le baron de Schelmberg, le médiateur Arsenieff 
ont conduit tout cela. Le comte Lanine était président des enquétes 
contre les sociétés secrétes. La proie n’en était que plus belle. Une 
occasion se présenta : le duel du capitaine Bello et du prince Gro- 
moff. La perte du comte Lanine servait la vengeance du baron de 
Schelmberg, les projets d’ambition de Darine, les aspirations des 
socialistes. Elle fut décidée. Le docteur Dakouss, ici présent, un 
des chefs de l'association, mais lié par des licens indissolubles au 
procureur Darine, fut chargé de V’exécution. 

Le président se tourna alors vers l'homme a la figure mutilée et 
lui demanda : 

— Vous étes le docteur Dakouss? 

Un mouvement imperceptible d’angoisse contracta les traits de 
Muller. Dakouss pouvait nier encore. Mais le médecin, a l'aspect de 
Darine qui l’avait privé de sa beauté, avait senti renaitre toute sa 
rancunc; la confession de Muller, d’un autre cété, lavait profon- 
dément impressionné. Il se sentait perdu, condamné dans tous les 
cas. 

— Qui, répondit-il. 

Muller continua : 

— Ce fut Dakouss qui, 4 l’insu du comte Lanine, versa le poison, 
ce fut lui qui averlit la justice. Cet homme était sous la dépen- 
dance absolue du procureur Darine, qui avait connaissance d'un 
crime odieux commis par lui dans l’exercice de sa profession. Le 


FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 757 


magistrat lui promit l’impunité de son premier forfait 4 condition 
d’en commettre un second. 

Le président regarda alors Darine, et révolté de sa contenance, 
dit : 

— Mais vous ne-protestez pas, monsieur le procureur impérial ! 

Darine murmura : 

— Crest faux! 

Le président secoua la téte. 

_ Quand tout fut consommé, continua Muller, quand le procu- 
reur Darine eut obtenu, par intimidation, du docteur Dakouss la 
preuve écrite de son crime et de la complicité du comte Lanine, il 
fallut assurer 'impunité au médecin, le faire disparaitre... On lui 
avait promis une fortune, une position : cet insensé avait eu con- 
fiance en ces hommes. On lui assura cependant |’impunité. Cet 
homme que yous voyez la était beau : dans les rues, on s’arrétait 
pour le voir, et il était connu dans toute la ville sous le nom du 
beau Dakouss. On le défigura avec du vitriol et on l’enferma dans 
un réduit mystérieux servant de lieu de réunion aux chefs des 
socialistes. C’est ainsi qu’on lui paya son crime. Ce fut le procu- 
reur Darine qui présida l’opération. | 

Le président demanda une deuxiéme fois 4 Dakouss : 

— Reconnaissez-vous la vérité de ces paroles ? 

Le médecin répondit encore: 

— Qui! 

— J'ai fait incendier le phalanstére de l’Asiatique et j’ai dispersé 
les nihilistes; mais si vous voulez ordonner une perquisition dans 
mon palais, vous trouvercz dans mon cabinet de travail les cachets, 
les papiers de l'association, les preuves matérielles de tout ce que 
Javance. 

Alors Darinc, yoyant crouler tout son échafaudage, se leva ct 
cria : 

— Nabab Dowgall-Sabib, vous étes un traitre! 

li y eut un cri dans toute )’assembléc 4 ces mots du procureur 
impérial. Muller secoua la téte. 

— Non! j’ai mis les crédules et les hallucinés hors des atteintes 
de la justice. Je chatie les criminels, et je commence par vous, 
monsieur le procureur, dit-il. La cheville ouvriére de tout était 
un homme, chef mystérieux d’une des ventes de notre association, 
le baron de Schelmberg. C’était un monstre de perversité. J’ai fait 
justice de ce misérable... je l’ai tué! On doit me rechercher a cette 
heure ; mais on ne s’est pas avisé de venir ici. Je suis prét a ré- 
pondre de ce nouveau crime. 

Louise se dressa 4 ces mots : 


T5e\ FONCTIONNAIRES EF BOYARDS. 


— Vous avez tué mon ptre? 

— Oui, j’ai écrasé le reptile!... Quant 4 vous, jeune fille, dit-il, 
ex étendant la main, vous avez chargé 4 eetle barre le comte 
Lanine, et cependant vous connaissiez les menées de votre pére: 
Je ne vous dénonce pas. ct j'ai pitié de vous; mais souvenerz-vons, 
dans votre vie 4 venir, que vous avez commis une mauvaise action 
quand vous pouviez vous en abstenir. 

Le président causait avec vivacilé avec les.assesseurs. 

Muller se redressa, rejeta ses cheveux en arriére : 

— Procureur Darine, traitre 4 la soeiété, traitre a l’associatien 
criminelle dont vous vous étes fait un des membres, je vous accuse 
de meurtro, de prévarication et de crime de lésc-majesté. Je me 
déclare votre-complice, et reconnaissant les crimes de toute ma ve, 
je viens mettre ma téte sous le glaive de la loi. 

Il se courba devant le président et dit: 

— Ma place est sur le bano des accusés! 

It enjamba la balustrade et se placa auprés des gendarmes qui 
gerdaent Wladimir. 

Tatiana s:écria : 

— Bien! Muller! 

Le président se leva : 

— En vertu de lartiole 848 du Code pénal, article décidé en 
seance du département de cassation sous Ic n° 686, mes assesseurs 
et moi nous nous constituons en jury. Gardes, veillez sur les trois 
accusés. Messieurs, suivez-moi. 

— Wladimir, murmura Muller, es-tu content de moi? 

—Oh! Muller! tu es grand! je t’admire! Ton dévouement, ton 
abnégation sublime... 

— Non, Wladimir, ne me loue pas; ce n’est pas de l’abnégation, 
c’est du désespoir. Je te le dis, en vérité, que ma vie est brisée... 
Il n’y a ricn de commun entre ces hommes et moi. Mes réves ple 
naient trop haut, j’ai été précipité 4 terre. 

Dans la salle, aussitét le départ de la cour, il se fit un vacarme 
effroyable. Les assistants privilégiés de cette mémorable séance 
discutarent entre cux. Ceux qui ne connaissaient pas les nouvelles 
lois, s'étonnarent que: le: président n’edt pas fait arréter le procu- 
reur imperial, dont la contenance démontrait suffisamment la culpa- 
bitit#. D'autres, plus avisés, assuraient que Darime était en fuite 4 
ce moment. 

Profttant du: tumulte, Beilo et Poleno, qui assistaient 4 la séance, 
s’éclips¢reat sans: bruit. Hs avaient' été trés-peu rassurés pendant 
toute la déposition de Muller, et craignaent que Dakouss ne les 
dénoncat pour se venger d’cux. 

















FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 759 


André Popoff, au contraire, qui se trouvait au milieu du public, 
se rapprocha du banc des (émoins et s’assit auprés de Louise de 
Schelmberg, qui, enveloppée de son voile, avait la t¢te entre ses 
mains et semblait frappée de la foudre. 

Alexandra et Tatiana se tenaient étroitement serrées; M° S... était 
4 leurs cétés. 

— ll est sauvé, n’est-ce pas? demanda Alexandra a |’avocat. 

— La loi russe permet au président, assisté de ses assesseurs, en 
se formant en jury, d’annuler le verdict du premier jury, sans avoir 
leméme droit sur un verdict négatif. Ge cas se présente maintenant. 
Espérez. 

—- Maman, dit Alexandra, vous aviez raison d’admirer Muller... 
Quel air imposant! quelle grandeur ! 

Tatiana tressaillit et répondit : 

— Hélas! ma fille, nous payons cher notre triomphe... Muller 
est sous le coup de la loi! 

La porte de la salle des délibérations s’ouvrit,et, 4 ’immense stu- 
péfaction d'une partic du public, Darine retourna 4 son fauteuil. 
Etait-ce orgucil provenant de l’inviolabilité de la magistrature, ou 
envie invincible d’assister 4 la fin des débats, Darine n’avait pas 
fui. Il était pale, et ses traits étaient horriblement contracteés. Il se 
laissa tomber dans un fauteuil. 

La cour rentra. Le président. prononca & haute voix ces paroles : 

— QObéissant aux prescriptions des lois, qui nous autorisent, si 
le verdict du jury déclare l’accusé coupable, et si un doute sur la 
culpabilité s’éléve dans nos consciences, de nous réunir, mes 
assesseurs et moi,en jury extraordinaire, ayant droit de provoquer 
un verdict contradictoire, nous avons usé de ce privilége, et aprés 
avoir délibéré, nous, tribunal formant jury, déclarons, selon notre 
ame et conscience : Non, l’accusé n’est pas coupable ! 

Et, en présence des deux verdicts contradictoires, et en vertu de 
Yarticle 823 du Code pénal, nous renvoyons de droit la cause de- 
vant la Cour supréme de cassation. Gardes, ramenez les accusés 
en prison. La séance est levée. ° 

Prince Josern Lupoxirskt. 
La fin au proehain numéro. 


NOS ORIGINES BOURGEOISES 


UN PERE DE FAMILLE 


DE L’AN 1800 A 1822' 





Ce ne sont pas des moeurs imaginaires que l’on raconte ici. On 
en a vu la représentation vivante et le type accompli dans ses 
pére et mére; et si l'auteur de ces récits réveille aujourd'hui dans 
la poudre de leur commun sépulcre ces deux honnétes gens, morts 
en Jésus-Christ, s'il les appelle 4 rendre témoignage de |’ancienne 
sagesse de nos maisons, ce n’est pas qu’il attribue cette sagesse 
une famille bourgeoise plutét qu’a mille autres du méme temps, 
chez lesquelles des mceurs semblables ont fleuri; c'est qu’1l est per- 
suadé que tous les bons fils, nés de tcls parents et sortis de ces con- 
ditions du milieu, retrouveront dans ces portraits quelque air de 
famille, et les traces vénérables de leur généalogie. 

Notre cher pére était de moyenne stature, d’une complexion 
gréle, mais d’un ressort extraordinaire, avec un sang bouillant et 
capable des mouvements les plus vifs. Il avait de petits traits, ac- 
centués, d’unc expression fine, relevéc, légérement moqueuse; des 
yeux ou brillaicnt la bonté et l’esprit, toutes les fois que leur feu 
n’était point amorti par un peu de tristesse; un regard qui allail 
droit cliercher le vdtre, et qui pergait plus 4 fond. De petits mouve- 
ments du sang, brusques et pétulants, paraissaicnt de temps en 


4 Voir le Correspondant du 10 aout 1873, Une mére de famille en 1800. 





UN PERE DE FAMILLE DE L’AN 1800 A 41822, 164 


temps sur cet aimable visage. C’étaient moins des saillies d’impa- 
tience que des secousses venant d'un tempérament souffreteux. Il y 
aune action, des gestes, des maniéres d’étre, des riens, pourvu 
quils aicnt été journaliers, qui nous rendent tellement présentes 
les personnes desquelles la mort nous a séparés, qu’il semble que 
nous les avons devant nous, et que nous allons coller nos lévres 
sur leurs visages aimés : 


Ter conatus ibi collo dare brachia circum... 


C'est principalement de ces petites choses, tant de fois répétées, 
que notre imagination est le plus fortement saisie. N’est-ce pas que 
nous nous reprenons 4 ce simulacre de }’étre évanoui comme & une 
forme palpable? Au moins nous avons dérobé cela 4 la mort avare. 
Ce sont de faibles lueurs de la résurrection de la chair; ct pour peu 
que la foi, achevant ces images, y mette la. derniére netteté, nous 
possédons en cette vie méme des preuves non douteuses de }’im- 
mortalité de nos ames et de la résurrection de nos corps. Et c’est 
ainsi que le sentiment et la créance ne font qu’un dans cet intérét 
capital of notre personne tout entiére, l’actuelle et la future, est 
engagée. 

Avec une raison et une volonté que des charges de famille exces- 
sives et de faibles ressources exercérent ct tinrent en haleine jus- 
qu’a la derniére heure, cet excellent homme en était venu a mai- 
triser sa complexion ehétive, et 4 lui faire faire l’office des tempéra- 
ments les plus robustes. Il tenait pour la meilleure des hygiénes 
quilne fallait pas permettre aux muscles de se rouiller, méme au 
milieu des travaux de cabinet les plus assujettissants, et qu'il n’y 
avait pas de profession, pour sédentaire qu’elle fit, 4 laquelle on ne 
dit dérober une heure ou deux pour les donner a quelque exercice 
du corps. Aussi en toute saison il usait de la promenade, chemi- 
nant d'un pas court et accéléré, ayant toujours avec lui deux ou 
trois de ses six enfants, et son chien, son fidéle Miraut, qui arpen- 
lait la plaine en avant de la bande. Il goutait én véritable écolier la 
douceur de la récréation au grand air; et, comme il avait été dans 
son jeune age l’un des coureurs les plus vantés de son collége, il 
avait acquis dans cette salutaire gymnastique un jarret 4 fournir 
une pleine carriére avec lel de ses fils qui l’aurait défié, el méme 
a mettre notre fanfaron sur les dents. Il s’en montrait glorieux 
avec ses fils, comme V’edt été un coureur émérite d’Olympie 
Provoqué par de jeunes rivaux, et leur faisant rendre l’dme 4 la 
moitié du stade. Dans tous les jeux d’écoliers ou l’avantage est 
aux plus lestes, ses fils n’avaient pas 4 lui en remontrer. Est-il 


762 UN PERE DE FAMILLE 


rien de plus charmant que ces retours de jeunesse et ces enfantil- 
lages des péres ou les ages se confondent un moment, sans qu'il y 
ait peril pour l’affection ou le respect? La triste institution que la 
paternité romaine! En vérité, elle n'est point a regretter. 

Les belles matinées de juin, encore un peu fraiches, entrainaient 
nos écoliers et leur guide un peu plus loin que le mail de la ville et 
ses plantations correctes. On se sentait des jambes pour courtr les 
champs, el, comme on disait, pour aller voir les blés. L’expédition 
était d’importance. Que de bluets et de coquclicots 4 moissonner! 
Nos fourrageurs s’étaient bientét perdus dans un de ces petits sen- 
tiers qui sont la frontigre mitoyenne des propriétés rurales, et que 
les grands seigles, inclinés par le vent, cachent sous |’amas de leurs 
tiges. Quand chacun avait sa brassée de fleurs, la file de nos pro- 
meneurs se reformait en avant du pére de famille. Celui-ci, doué 
de sens exquis, goutait avec un parfait contentement le frais du 
matin, les bonnes odeurs des champs, et cette faible brise qui 
court sur la téle des biés. 1] aimait la mature avec cette vivacilé du 
sentiment qu’on voit chez les personnes d'une petite santé, auxquel- 
les le spectacle de tant de beaux objets procure seulagement et 
quiétude. Mais surtout il aimait dans la nature l’ouvrage d’un 
Dieu tout-puissant ct tout bon, et la manifestation la plus éclatante 
de sa providence. Cet amour provincial (il est si peu parisien!) de 
la nature il l’'a bien communiqué 4 ses fils; et ceux-ci, venus a 
vieillesse, l’en remercient comme d’un bien d’éducation. Notre 
pére ne se tendait pas |’esprit sur ces choses faites pour cadrer avec 
lentendement humain. II les contemplait, et il en élait ravi. Cela 
le dispensait de philosopher, quoiqu’il eut de l’esprit 4 toucher a 
tout sans trop de suffisance, et, s'il Pedt voulu, a s’amuser aux 
disputes d’école les plus subtiles. Comme tous ceux qui ne font pas 
leur état d’étre philosophes, il était revenu, non pas des extrémités 
de la raison, qui sait bien ow clle doit s’arréter, mais des extrémi- 
tés du raisonnement, qui aime les pays perdus et les voies sans re 
tour. Chrétien sincére et de bon exemple pour ses enfants, il était 
tranquille sur |’essentiel quant A cette vie-ci et pour ce qui regarde 
Pautre; et les efforts qu’il a faits, tant qu’il a vécu, pour rester 
homme de bien, au milieu de tentations que Dieu seul voit, prou- 
vaient la solidité de son christianisme et l’assurance qu'il avait aux 
vérités révélées. 

A Végard de le nature et des magnificences ou des graces-qu’elle 
étale 4 nos yeux, il était redevenu simple comme un enfant, tendre 
pour Dieu, autcur de ces belles choses, et petit devant lui jusya'a le 
témoigner, en présence de ses enfants, par Ics abaissements Ics plus 
profonds de sa raison et de sa vive intelligence. ll faisait des auses 


@ 


LAN 1800 A 1822. 7105 


aux endroits les plus fourrés des blés, et promenantses regards sur 
ces vertes plaines, il admirait cette abondance étonnante par la- 
quelle l'homme est payé de ses peines. Il n’avait garde de s’échaué- 
fer la téte 4 raisonner sur la wie merveillcuse des plantes, quand! 
un brea d’herbe est un prodige accablant pour notre esprit. Il s’en 
remettait 4 Dicu de l’agencement de toutes ces choses. Il pensaiti 
que c’était beaucoup pour |’esprit humain que la sagesse éternelle 
nous eut assurés de la bonté de ces ouvrages par ces simples paro~ 
les prononcées au commencement : « Ht vidit quod ista erant 
valde bona. » « Elle vit que ces choses étaient trés-bonnes. » i 
tenait ces paroles pour convaincantes, et. d'une précision 4 arréter 
court non-seulement les épilogueurs superbes de la divine Prow- 
dence, mais encore ceux‘d’entre les plus sages esprits que travaille 
une curiosité intempérante. Il aimait a répéter 4 ses enfants ces 
paroles expresses de l'Esprit créateur qui se loue lui-méme de sa 
fécondité et de son industrie. | 


IT 


Cette créance de religion en la perfection essentielle des ceuvres 
de Dieu rendait notre pére singuliérement attentif aux objets qu'il 
avait sous les yeux, et sur lesquels s’épanchait la lumiére du ma- 
tin. Il leur trouvait 4 tous une beauté et un agrément de nouveauté 
extraordinaire. On edit dit qu’il était touché pour la premiére fois de 
leur diversité charmante. Cela, et le grand air des champs avec 
Jeurs senteurs vivifiantes, jetaient l’A4me de ce contemplateur dans 
un doux transport. Nous l’avons vu un jour d’automne, presque 4 
Paube, pleurer bel et bien, tandis qu’il regardait le soleil poindre 
la-bas, du cdté de la route de Dijon, et envoyer ses premiers traits 
aux pauvres arbres de notre promenade de la Charme. Cette joie. 
intérieure, répandue: sur son visage, en faisait briller ]’expression: 
fine et bénigne. Son discours, ordinaircment net et sobre, s’élevait 
beaucoup, il nous en souvient, dans ces moments-la. Sous cette 
volte azurée, et par ces beaux matins d’éteé, 


Primordiis lucis nove 
Mundi parans originem. 


(je lis ceci.dans. un: Hymne du Dimanche) tout homme.qui croit en 
Diea n’a.pas-de pensées faibles, ou de paroles vides et languissan- 
tes. Un paysan,. je le suppose bon homme, et poiat esprit fort dans 
son village, ni endoctriné-par le médicastre du: lieu, s'il se met a 





764 UN PERE DE FAMILLE 


regarder, les bras croisés sur sa béche, Ja vaste étendue des cieux, 
devient, sans qu’il s’en doute, un théologien sublime. Mettez-le sur 
ces merveilles; il vous étonnera par le sérieux de ses discours, par 
la hauteur naive de ses raisons, et par une foule d'images exactes 
et du plus vif relief. C'est la sagesse primesautiére des simples. 
Dieu le permet ainsi, afin que nous ne soyons pas trop vains, en 
présence de ces théologiens de campagne, de notre science de 
collége. | 

Dans ces courses 4 travers champs, rien n’était de régle. L’occa- 
sion mélait tout, les folles gambades des enfants et les lecons de 
morale du pére, dont nos étourdis attrapaicnt quelque chose a la 
volée. Celui-ci ne catéchisait point ses enfants; ce n’était ni le lieu, 
ni le moment. Et d’ailleurs la chose était faite et bien faite par le 
curé de la paroisse. Mais sur ce fond tout neuf de religion et de foi, 
ce bon pére répandait les semences de ces vérités communes dont 
Dieu aussi est l’cxemplaire, et sans lesquelles le genre humain ne 
ferait rien de sensé. Il entait pour ainsi dire sur la connaissance 
de Dieu la science de la vie. Il traitait la raison de ses fils avec une 
gravité aisée que peu de péres soutiennent; et, de propos en propos, 
il amenait ces étourneaux 4 entendre le sérieux de la vie humaine, 
sans en étre attristés prématurément. Ces moralités ne venaient 
jamais seules ; toujours quelque exemple pris dans la vie réelle, ou 
quelque incident de la promenade donnait lieu 4 ces aimables Ie- 
cons. C’était une fleur des champs, cueillie par ]’un de ces marmots, 
fleur que personne n’avait vue au monde avant lui, et que notre in- 
nocent botaniste apportait 4 son pére d’un air de triomphe. Elle 
était éclose (lu matin et encore toute chargée de rosée. Ni l'enfant 
ni le pére n’auraient su dire le nom scientifique de la plante. Ence 
temps-la les péres étaient, en botanique, d’aussi grands ignorants 
que leurs fils. Ils étaient peu farcis de ces beaux termes grecs 
au moyen desquels on est bien aise de faire l’entendu avec son 
jardinier. Ils appelaient bonnement de loseille de l'oseille et un 
bluet un bluet (nous prononcions alors bleuet dans notre dialecte 
départemental). Ils allaient par la campagne sans microscope, 
sans lentille grossissante, et surtout sans marteau de géologue. 
Un marteau de géologue sur le dos, quel bat d’ane, je veux dire, 
de savant! lls regardaient les choses avec leurs yeux, qu’ils avaient 
bons; ils les touchaient et maniaicnt avec Icurs mains, assez rus- 
tiques et pas des plus propres, mais qui n’avaicnt pas peur de 
s‘écorcher aux piquants de l’églantier. Le chant de la caille dans 
les blés verts, ou quelque alouette 4 l’essor que nos marmots sui- 
vaient de |’ceil au plus haut des airs, le fermier de !’endroit visi- 
tant ses blés, et que l’on questionnait sur la moisson prochaine, 

















DE L'AN 1800 A 1822. 765 


quelque pauvre femme courbée sous sa charge @herbes ou de bois 
mort, tout ce qui travaille et fait la volonté de Dieu sous le soleil, 
était pour le pére de famille matiére 4 discourir, chemin faisant. 
Nos promencurs n’avaient que ]’embarras du choix parmi ces exem- 
ples sans nombre de la grandeur de Dicu, du bon sens et de la pa- 
tience humaine. 

Notre pére avait autant de littérature qu’homme de son temps. 
I] était tout a fait rouillé sur le latin, en ayant a peine taté comme 
ceux de sa génération que la Révolution frangaise était venue pren- 
dre sur Ices bancs du collége pour faire d’eux des soldats, des tri- 
buns, des proconsuls. Néanmoins il avait assez bien digéré le peu 
qu'il avait pris de cette nourriture succulente pour n’avoir dans 
l’esprit rien que de ferme et de sain. En fait de connaissances clas- 
siques, ce n’est pas la quantité, c’est la qualité qui forme le gout. 
On I’a dit et redit; si peu qu’on ait appris de latin, il ne s’en en va 
rien de l’esprit. C’est du solide bien digéré et qui nous a passé en 
substance. L’antiquité, pour user ici autant qu’il convient du lan- 
gage de la théologie, nous communique le don inamissible de 
penser juste. Un médecin fort célébre de notre époque et fort 
homme d’esprit, avait coutume de dire des personnes qu’il avait 
rencontrées dans le monde, et dont I’cntretien lui avait paru fade 
ou vide: « Homo sine latinitate et grecitafe; c’est une personne 
sans latinité ni grécité. » C’était sa maniére de diagnostiquer sur le 
fond des gens. Le procédé l'avait rarement trompé. Ces esprits de 
bonne marque se font reconnaitre 4 leur goit pour les bons au- 
teurs de leur pays, et en particulier pour ceux de ces auteurs 
qui ont donné les peintures de l’homme les plus parlantes et 
les moins fardées. Il va sans dire que les auteurs de prédilection 
de notre pére étaient ceux du grand siécle. Il les tenait tous pour 
des maitres inimitables. C’étaient Boileau ct La Fontaine qu’1l prati- 
quait le plus volontiers. I] avait la mémoire farcie des vers les plus 
heureux et les plus substanticls du premier, de ces vers qui, « bien 
ou mal, disent toujours quelque chose. » Il n’avait jamais soup- 
conné que Boileau ne fit pas un poéte marquant et l’un de nos plus 
parfaits écrivains. 11 pensa toute sa vie que la raison ne pouvait 
pas s’exprimer en des termes plus choisis et plus agréables. L’excel- 
lent homme est mort dans cctte damnable opinion. 11 était réservé 
4 ses enfants, en expiation de l’hérésie paternelle, d’entendre trai- 
ter- Boileau de petit esprit par les arriére-nevcux des Sofal et des 
Scudéry. | 

Ce qui maintenait nos péres dans ces saines opinions et dans cet 
inaltérable respect des génies de Icur nation, c’est qu’ils n’usaient 
pas pour les juger d’esprit tout pur et d’arguties littéraires. Ils 


766 DON PERE DE FAMILLE 


n’étaient pas si fins que nous, et ils voyaient plus juste dans oes 
choses-la. Ils ne chargeaient pas leur nez de ces lunettes 4 verres 
grossissants dont les grammairicns se servent pour découvrir des 
fautes.de francais dans Bossuet-et dans Moliére. ils estimaient qu'il 
suffit d'avoir vécu vie d’homme et réfléchi, pour qu'on devienne en 
cette matiére des lettres aussi entendu que les critiques profés, et 
moins sujet aux éblouissements du métier. Ils élatent Join de pen- 
ser que deux ou trois importants en critique, encore a la flour de 
leur Age, fusscnt tout le public. C’est pourquoi tls décidaient du 
mérite des ouvrages de l’esprit avec tant.de bon sens ct de bonho- 
mic. Lire ces beaux livres, qu’est-ce autre chose en effct que lire 
dans son propre cceur avec les yeux pergants d’autrui? « Lynx en- 
vers nos pareils... » C’est un commerce-de vérilé que vous avez avec 
les grands écrivains. Voila pourquoi tout le monde, ceux des aeadé- 
mies et ceux qui n’en sont pas s écrient: Oh! que-ccla est vrai! 
Tous sont connaisseurs, les uns plus subtilement, les autres plus 
naivement ou par le scul usage qu’il ont du monde et de la vie. 

Notre poéte aimait Boileau comme la raison veut étre aimée, 
avec sincérité el constance. Mais il aimait La Fontaine comme on ne 
peut pas s’empécher de l’aimer, 4.la passion. I faisait ses délices 
de la lecture du fabuliste. C’était le plus cher trésor de sa mémoire, 
Je sel de ses discours, la source toujours jaillissante de sa morale 
familiére. Il savail par coeur son fabuliste, c’est trop peu dire; il 
en faisait des sujets d’oraisons mentalcs. Il récitait 4 ses enfants, 
un peu partout, les vers les plus beaux des fables. Il les disait pen- 
dant nos promenades : c’était le moment et le lieu aussi. Ges vers 
ne sont-ils pas nés au grand air du ciel, sous la voute éthérée, parmi 
les blés, les sainfoins et les violettes des bois ? [ls sentent si peu le 
cabinet, le pupitre, en un mot, le renfermé! Notre pére nous les 
disait au logis, dans l’aprés-dinée, au milieu de ces objets de la vie 
domestique, parmi ces tracas continuels ou ces plaisirs passagers, 
que notre poéte a si bien décrits. I] y avait des jours ou ce bon per, 
excédé par les travaux de sa profession, nous récitait devant I‘itr, 
aprés le repas du soir, la fable du Bacheron et de la Mort. lly 
mettail un accent si fort et si touchant que ses enfanls ne se mépre- 
naient guére sur le véritable personnage de l'apologuc. Ils compre- 
naient trop, hélas! que ce « pauvre bicheron tout couvert de ra- 
mée, » c’était leur pore. La lecon avait de quoi les attendrir. Mais 
ils apprenaient de bonne heure quel mal ont 4 vivre les petits de 
ce monde, ct combien Dieu les y soutient, en leur faisant amet 
cette vie, mali¢re de leur misére. 

ll y avait encore une fable qu’il goudtait entre toutes.pour la force 
ct la diversité de l’invention, et & cause de la morale vigoureuse 








DE L’AN 1300 A 4822, 167 


dont elle est pleine. C’est celle du Chasseur et du Loup. On sait 
qu'elle s'adresse aux avares et aux convoileux, et de quel crayon 
les choses y sont touchées. Ce magnifique commencement : 


« Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux 
« Regardent comme un point tous les bienfails des dieux. » 


transportait d’admiration cet honnéte homme, si net de ces vile- 
nies, « de ces deux vilaines bétes, » comme parle madame de Sévi- 
gné. Mais en méme tomps cela l’irritait contre ces deux vices, au 
point de le jeter dans des excés pareils & ceux d’Alceste. Avarice 
et convoitise ! cela le passait; 11 en perdait la tranquillité du juge- 
ment; et il avouait que, dans ces deux choses, la nature humaine 
était pour lui incompréhensible. Aussi avec quelle véhémence de 
la verx et du geste il débitait-cette fable! Comme il entrait dans les 
sentiments du poéte, se metiant avec lui contre ce chasseur et ce 
loup, auxquels il connaissait de trés-proches parents. dans son en- 
droit! Il ne savait pas d’action oratoire assez forte pour bien dé- 
peindre ces deux monstres 4 ses enfants, et pour les leur faire 
prendre en horreur. Il n’y a pas trop mal réussi. 

Que dirai-je de la fable des deux Pigeons? Ceux qu'elle touche 
jusqu’aux larmes devinent de quelle maniére elle nous était récitée 
par notre pére. C’est beaucoup qu’avoir chez soi de bons livres; 
encore faut-il les lire et les lire bien, ceux-l4 surtout qui nomment 
notre vice par son nom, qui en marquent l’espéce, et qui vont le cher- 
cher, non pas dans le commun bourbier de la perversité humaine, 
morale banale et complaisante! mais au dedans de nous, et tout 
a fait sous l’épiderme, comme dit le poéte romain, intus et in cute. 
On ne lit plus guére aujourd’hui 4 ses enfants ces livres véridiques. 
On les a encore dans sa bibliothéque. Ils font partie du menu 
meuble de la maison. 


Hi 


C’est le moment de dire quelle était la profession de notre pére, 
et de quelle maniére il l’exercait. Il appartenait au barreau de 
Ch.-S.-S., étant a la fois avoué et avocat, ainsi que la pratique sen 
est maintenuc, et menant de front procédure et plaidoirie. Ch.-S.-S. 
n’était pas sa ville natale. Il était de Paris; il y avait fait ses études 
4 batons rompus, ct plus tard son droit camme on le faisait en ce 
temps-la, un peu chez le procureur et dans les dossicrs. un peu dans 
les livres de jurisprudence. La pratique des affaires suppléait 4 la 


eo 


768 UN PERE DE FAMILLE 


longue 4 la médiocrité des études théoriques. Le barreau de la capi- 
tale, ot il n’a été facile en aucun temps de percer, aurait néap- 
moins retenu notre pére, s'il n’en edt été détourné par des consi- 
dérations de santé, et beaucoup plus par une sage défiance de ses 
moyens. Mais ce qui le décida tout a fait a s’éloigner de cette aréne 
pleine de périls ct 4 se fixer en province, ce fut son mariage. Sai 
relaté les circonstances de cette union, plus que modeste sous le 
rapport de la fortune. 

Les enfants se firent désirer pendant un, deux, trois ans. On sc 
désolait de ne pas les voir venir; et méme on avait tellement pris 
son parti, si c’est la un parti que |’on prend, de n’en point avoir, 
qu’on avait adopté, attendu ces quatre années de stérilité, une 
petite fille, une niéce du cdté paternel. De leur cété, les vieux 
parents commengaient 4 se désespérer, quand il leur naquit, année 
mémorable dans la maison! une petite fille. 11 y a commencement 
a tout. Le grand-pére put bénir cette enfant avant de mourir. Au 
bout de deux ans, c’était un fils. On le présenta 4 la grand’mére, 
devenue aveugle, pour qu'elle le touchat. Il en vint un second, puis 
un troisiéme, puis un quatriéme. On dépassa grandement la demi- 
douzaine. Ce fut une tribu. Il y avait beau temps que la niéce adop- 
tée avait été rendue a ses parents. On n’avait plus que faire d’elle. 
C’étaient bien des charges a la fois pour un si petit établissement. 
On n’en faisait pas moins un joyeux accueil 4 chacun des nouveaux 
venus; et les enfants des rois ne sont pas plus fétés 4 leur nais- 
sance que ne l|'étaient ceux-ci, garcons ou filles. 1 ne manquait a 
ee baptémes que les compliments en vers dont on se passat fort 
-bien. 

La maison, quoique des plus petites et des plus mal agencées, 
Jaurai l'occasion de la décrire, pouvait contenir tous ses holes, 
les anciens et les nouveaux. A force de se ranger, un peu 4 droile, 
un peu 4 gauche, un peu dans tous les sens, pére, mére, enfants 
et les grands parents se trouvaient assez au large. On mettait les 
garcons deux par deux dans un lit; ct comme tous les fréres ne 
sont pas de bons coucheurs, on avait soin d’apparier, de peur de 
noise, ceux qui étaient d’humeur semblable ct de complexion paci- 
fique. Une grande chambre au rez-de-chaussée, avec une alcdve 3 
deux lits, servait 4 la fois de salon, de salle 4 manger, de dortoir et 
d’infirmerie. C’était l’affaire de quelques petits changements a wwe 
de décorations. Toute la famille se ramassait 1a sans trop se fouler. 
Les grands parents maintenaient le bon ordre parmi les marmols. 
Les vicilles gens font une telle paix autour d’eux, outre qu’ils sont 
d’admirables gardiens et policiers des petits enfants. Bientot la mort 
donna congé au grand-pére et 4 la grand’mére. L’un et l’autre mou- 





DE L’AN 1800 A 1922, ; 166 


rurent, dans la méme année, au milieu de toutes ces naissances qui 
avaient réjoui leurs vieux jours. 

Une vieille tante leur survécut un assez bon nombre d’années en- 
core. Ce fut une vraie grace de Dieu. D’une caducité encore trés- 
allante, elle rendait 4 sa niéce mille petits bons offices auxquels les 
vieilles filles (celles qui aiment les enfants) sont admirablement 
propres. Elles sont mamans a leur maniére, et elles s’y possédent 
tout & fait, n’étant point du tout sujettes & ces grands troubles de 
la chair qu’éprouvent les pauvres méres, et qui, en mainte occa- 
sion critique, leur renversent le sens. La bonne vieille prenait soin 
des plus petits. Elle en avait toujours deux ou trois autour de sa 
grande chaise. Elle leur racontait ceci et cela avec des ressources 
d'imagination infinies, ayant a elle un art de peindre qui jetait nos 
marmots dans de véritables ravissements. Ils en devenaient immo- 
biles et muets. C’est ot la vieille tante voulait en venir: et plus 
elle étendait ses récits, plus longtemps elle assurait la tranquil- 
lité du logis. C’étaient des tréves de Dieu entre nos petits anar- 
chistes. Matin et soir elle leur faisait dire leurs priéres, prononcant 
elle-méme les divines paroles, afin qu’ils les redissent aprés elle, et 
‘levant le doigt vers le crucifix pour qu’ils tournassent leurs yeux 
vers le bon Jésus. Si prés de retourner & lui, la sainte fille parlait 4 
ses petits enfants de la divine personne du'‘Fils avec une foi qui res- 
semblait 4 la claire vue des 4mes bienheureuses; tant cette foi était 
lumineuse et tranquille! On sait quelle affaire c’est dans un mé- 
nage de petites gens que la garde des enfants. Un berger, qui a son 
troupeau cantonné dans quelque endroit, le laisse paitre sous la 
garde de ses chiens. Mais ce n’est pas trop des cent yeux d’Argus 
pour veiller sur trois ou quatre bambins, et pour empécher qu'ils ne 
transgressent les choses licites. On sait qu’ils ne demandent qu’a 
s’abandonner « au crime en criminels. » Il y a de plus le chapitre 
des accidents. Ow nos petits sots n’iront-ils pas donner de la téte, si 
vous n’étes la pour vous mettre entre eux et quelque chausse- 
trappe? Il est peu de familles nombreuses qui n’ait, hélas! ses ré- 
chappés de l'eau ou du feu, dont ceux-ci portent des marques piteu- 
ses. Les bonnes s’acquittent de la chose en mercenaires ; elles en 
prennent 4 leur aise, quand elles ne font pas pis, comme d’étre 
elies-mémes la cause occasionnelle des accidents ou de les taire aux 
pauvres méres. Qui, certes, il n’y a que les vieilles gens, les vieux 
parents, qui sont les gardiens, institués de Dieu, des enfants. C'est 
qu’on leur donne a garder ce qui est 4 eux. Il semble qu’ils recou- 
vrent pour ce tendre office l’intégrité de leurs sens et la verdeur 
de leurs jeunes ans. 

Telle était la vieille tante L... avec sa grande coiffe ; il serait plus 

25 Aour 4875. 50 





ee 


770 Ut PERE DE FAMILEE 


topique de dire, sous sa grande coiffe d’un empesé qui avait la rai- 
deur du fer-blanc. Quand la bonne . vieille tombait en somnolence, 


‘les deux barbes gauffrécs de cette coiffe faisaient ume manitre 


d’encadrement 4 ce visage majestueux et reposé. Nous. la voypna 
encore assise dans son grand fauteuil, d’ot elle ne bougeait pas vo- 
lontiers, et de ce siége révéré, catéchisant, régentant, ou bien amv- 
sant tout ce petit monde. Un trait achévera de la peindre, Elle était 
sans cesse cherchant et ramassant dans la maison ceci ou cela, une 
noix, une noisette, « le moindre grain de mil, » et elle le mettait de 
cété par horreur du gaspillage et pour faire ses petites largesses 
maternelles. « Cherchez et vous trouverez, » disait-elle avec I'Evan- 
gile, quand on la tourmentait de questions sur cette matiére. Aussi 
avait-elke toujours, dans l’une ou |’autre des deux poches profondes 
de sa robe 4 ramages, quelque victuaille ou friandise. Celui des 
marmots qui l’avait le plus contentée pendant la semaine avait la 
permission de fouiller dans les poches de sa grande tante, et d'y 
prendre ce qui lui revenait comme au plus sage. C’était vite fait, et 
les autres en étaient pour leur envie. La vieille tante mourut dans 
son grand fauteuil. Les pauvres petits s’y rassemblérent comme de 
coutume, la croyant seulement endormie. Elle avait passé douce- 
ment a Dieu. Elle s’attendait chaque jour a cela, chaque jour la trou- 
vant préte et, comme elle avait coutume de dire, en régle avec le 
bon Dieu. Ges bonnes filles qui, pour étre un peu plus a Dieu sans 
renoncer aux tendresses du sang, prenaicnt charge d’enfants chez 
leur frére ou chez leur sceur bien-aimée, sont certainement parmi 
les ancétres les plus respectables de notre bourgeoisie. Elles méri- 
tent: bien qu’on les mette de pair avec les meilleures méres de fa- 
mille. Aux yeux de Dieu, elles ont accompli la tAche de celles-ci. 
La-haut elles ont recu de lui la méme récompense. 

La vieille tante morte, ce furent un grand vide et un grand dé- 
sarroi dans.la maison. Tout y alla de travers durant les premiers 
jours qui suivirent cette mort. On ne savait que faire des mar- 
mots. On n’en pouvait plus chévir. Eux-mdmes n’étaient plus A per- 
sonne. Ils s'appartenaient 4 eux-mémes. On était en pleine révolu- 
tion. Le grand fauteuil de la vieille tante, d’ou partait le comman- 
dement,. était devenu pour nos mutins le soliveau de Ja fable. On le 
prenait et le reprenait par escalade. L’interrégne fut court, mais 
terrible. Il fallut bien que Ia mére retirat 4 elle tout le gouverne- 
ment. Elle avait une téte et, grace a Dieu, unc santé a ne point 
craindre la. peine et 4 ne se rien retrancher du fardeau,. pour si 
pesant qu’il fut. D’abord l’école la délivra des plus séditieux. Ceux- 
ci y furent casernés pour toute la journée. On n’avait ni gouverneur 
ni gouvernante a leur donner, et tout ce que pouwvait la servanle, 





DE LAN 1800 A 1822, m1 


chargée du gros du ménage, c’était, les priéres faites et les gaudes 
(c'est la Pollenta de Bourgogne) avalées, de conduire ta bande des 
mutins,. chez,une viele chanoinesse, 4 l’air rechigné, a la voix ton- 
nante, qui tenait une maniére d’école, disons une garderie d’en- 
fants, dans le bourg Chaumont, tout au bout de la ville. La pauvre 
servanie, avail toutes les peines.du monde a trainer nos marmots 
jusqu’a,.cette demeure redoutable. Celui-ci jetait les hauts cris 
comme gsi on l’eit mené rouer; celui-la feignail quelque foulure 
du pied pour ne pas aller plus loin ; un-autre avisait quelqué ruelle 
par oa s esquiver ; cet autre en venait 4 1a révolte ouverte et aux 
voies de fait. Le peuple d’Israél ne se montra pas plus indocile dans 
le désert. La malheureuse Jeanneton, 4 bout d’efforts et de remon- 
trances, priait les passants de lui préter ‘main forte. Tout ce tu- 
multe se terminait par l’internement de nos séditieux qui allaient 
se ranger, d’un air contrit,.sous le martinet de ‘la terrible gedliére. 
Le sour, quand la servante venait les chercher pour les rameter a 
la mason, c’étaient des échappés de prison. La pauvre fille n’avait 
pas assez de jambes pour les suivre. A ees conditions, ta paix ré- 
gnait au logis, non pas la paix de Syburis, mais celle qui periet 
aux petites gens, chargées de famille, de vaquer 4 leurs travaux et 
de pourvoir a la subsistance de tant.de bouches. 


lV 


Notre pére,,en sa double qualité d’avoué et d’avocat, avait a s’oc-. 
cuper d'affaires. relatives aux deux professions, a savoir, ‘de procé- 
dure et de plaidoirie, Il pe s’était marié qu’aprés avoir traité de la 
premiére des deux charges, et pour entrer en ménage: ce qui était 
alors d’une sagesse élémentaire. Il avait donc. contracté une obli- 
gation fort lourde, celle de payer presque intégralement le prix de 
son office avant d’en bénéficier pour son propre compte. Ges char- 
ges valaient-clles bien alors de, 10 4 42,000 franes?.Je ne sais pas 
la chose au juste. Majs cala ne devait pas dépasser les 45,000: €’¢- 
tait comme les cinquante mille francs d’aujourd’ hui. Notre pére au- 
rait pu, la chose commengait a étre de pratique, se mettre en quéte 
d'une femme quelconque pour payer avec la dot de ladite femme 
(uxor dotalis) le montant de l’office cédé. Mais, outre que lidée 
ne lui en serait jamais yenue, il avait épousé, comme on |'a 
vu, whe personne a son gout, et non une liasse de billets de 
banque. La sagesse de l’homme est si courte, et l’avenir est un livre 





172 UN PERE DE FAMILLE 


tellement fermé pour lui, que nos actions les plus conformes au 
scns commun ont souvent d’aussi mauvaises suites que nos sottises. 
Quand notre pére traita de son office, lui septiéme de la compagnie 
dans une ville de cing mille dames, et le plus jeune de ses confréres, 
il émit et fit prévaloir l’avis que le premier des sept offices qui de- 
viendrait vacant par le décés du titulaire, ne serait plus vendable 
ni transmissible. La charge s’éteignant avec le titulaire, la clien- 
ttle de ce dernier revenait aux six confréres survivants, et les 
affaires en étaient un peu moins misérables pour chacun d’eux. 
Aujourd’hui, au prix ol sont ces sortes d’offices et 4 supputer, au 
bas mot, le chiffre de leurs produits, on aurait pceine & se figurer 
ce qu’étaient alors les affaires dans la partie, et ce que rapportait, 
bon an, mal an, une charge d’avoué en province. Il n'y avait pas, 
comme on dit, de l’eau a boire. 

Non pas que les procés fussent plus rares en ce temps-la qu’ils ne 
le sont dans le nétre, et les plaideurs plus gens d’accommode- 
ment. Depuis que la vierge Astrée a quitté cette terre, la chicane 
n’y a pas beaucoup chémé. Mais, en conscience, les honnétes avoues 
d'autrefois n’étaient pas rémunérés de leurs peines. Que leurs con- 
fréres d’a-présent en jugent par ce petit état des procés et des he- 
noraires d’alors. lls se plaindront peut-étre un peu moins, ces pau- 
vres officiers ministériels, de la dureté des temps actuels et du 
procédé mesquin de leurs clients. 

Or nous nous souvenons d'affaires, trés-graves et trés-difliciles, 
évoquées devant le tribunal civil de Ch.-S.-S. Les parties engagées 
étaient, d’une part, des nobles, anciens émigrés, lesquels ne pas- 
saient pas pour étre mal avec la justice du roi; d’autre part, des 
paysans, acquéreurs de biens nationaux, a cheval sur leurs droits 
et bien décidés 4 n’en rien abandonner. Il s’agissait le plus sou- 
vent d’un simple bornage, d’une rote, comme on dit dans le pays. 
laquelle servait de frontiére 4 deux domaines contigus. Mais de la 
bour en labour cette roie allait gagnant de ce domaine sur autre. 
Le fermier de monsieur le marquis de X. soutenait que ses 
tiraient des lignes au cordeau, et qu’il n’avait rien a faire qu’a les 
suivre avec l'aiguillon. A l’entendre, ces pauvres bétes étaient i2- 
capables de faire tort d’un pouce de terrain & Jérdme M..., le pr 
priétaire d’a-cté. Celui-ci, qu’on entamait sur toute sa ligne, e 
qui, d’une Saint-Martin a l'autre, voyait sa frontiére reculer de plu- 
sieurs semelles, n’était pas homme & donner dans ces belles rr 
sons. Ii plaidait donc. 

Ce n’étaient pas de petites affaires, encore qu'il y allat dune 
main tout au plus de terre arable. La partie actionnée était en Cla! 
de se faire redouter. Elle avait le verbe haut (je dépeins ce ’™P* 











DE LAN 1800 A 1822. 773 


la et les passions de nos péres) et un pied partout, au parquct et 
chez messieurs les avocats du bon bord. Ainsi se dénommaient cux- 
mémes les avocats royalistes. [Il y avait alors, comme aujourd’hui, 
hélas! les royalistes et les non-royalistes. Les clients de messieurs 
les royalistes étaient tous issus de la céte de saint Louis. Il fallait 
compter avec les gentilshommes de l’ancien régime, pour qui le 
code Napoléon était du galimatias révolutionnaire. Ils avaient pour 
eux tout ce qui était quelque chose dans le gouvernement, 4 com- 
mencer par le garde champétre, lequel n’cst, en aucun temps, un 
petit personnage. Notre paysan, la partie plaignante, avait pour lui 
ou prétendait avoir pour lui tout le droit. Or les paysans ne des- 
serrent pas aisément les dents sur ce point. Ils savent, 4 ne plus 
Poubher, qu’ils vivent en pays d'égalité civile. Bien des choscs, 
comme on le voit, envenimaient le litige, et de petit le faisaicnt 
grand devant le tribunal de province. C’étaient vilains contre nobles, 
mais vilains ayant du bien au soleil et payant l’impét foncier. (é- 
tait le droit de tous et d’un chacun en France contre le droit sci- 
gneurial ou se prétendant tel, de M. le marquis de X., grand-croix de 
Saint-Louis. L’affaire allait se gater par la politique. Chacun y cn- 
trait pour ses opinions. L’occasion était belle pour l’ancienne gen- 
tilhommerie de prendre sa revanche sur les manants affranchis de 
89, et de les faire malmener par les gens de la justice du roi. De 
part et d’autre, avocats et avoués, juges et greffiers, messieurs du 
parquet et leurs amis, la haute et la petite bourgeoisie, les campa- 
gnards surtout, se donnaient un mouvement extraordinaire. Au- 
jourd’hui on vide 4 la douzaine, devant nos tribunaux civils, et 
sans qu’il y paraisse, ces petits procés-la. Alors ils faisaicnt événc- 
ment. 

L’état de violence ou d’inquiétude des esprits, des ferments de dis- 
sensions civiles qu’une apparence de paix publique couvrait mal, 
des antipathies de caste 4 tout moment ravivées, les blessures cn- 
core saignantes de la France vaincue, accablée, le milliard aux émi- 
grés, milliard di, en bonne justice, aux dépossédés de 92; tout 
cela était cause que les plus petits conflits de possession en venaient 
a ne le céder, ni pour le fond, ni pour les intéréts engagés, aux 
débats judiciaires les plus considérables. Il y allait d’une rote de 
terre! Or cette terre l’émigration l’avait laissée vacante, et le pay- 
san l’avait payée, pas cher, il est vrai, mais payée bel et bien de 
ses deniers, arrosée de ses sueurs, et en dernier lieu défendue a 
coups de fourche contre l’étranger. Hélas! c’est ce qu’il n’a pas su 
faire en 1870. Pour qui se reporte 4 ces temps-la et se les repré- 
sente bien, il est manifeste que la tache d'un avocat de province 
n’était pas du tout aisée. Il y fallait encore plus de tact et de con_ 


114 UN PERE DE FAMILLE 


naissance des hommes que de faconde. Le parlage de palais, les 
grands gestes et les éclats de voix auraient mis l’affaire 4 vau-l'eau. 
Combien de personnes 4 ménager, sans trahir la vérité et les inté- 
réts de son client! Combien de puissances ombrageuses qu’ll fallait 
ne pas craindre, et néanmoins ne pas offenser bétement! Quelle 
brigue! C’était le plus considérable fonctionnaire de'l’endroit qu’on 
ne manquerait pas de mal noter en haut lieu, si la noblesse du pays 
perdait ce procés. Le pauvre homme se remuait comme s'il eit ev 
sa téte 4 sauver. C’était madame de X..., petite vieille, toujours 
montée sur ses cing quartiers, et qui ne voyait au-dessus d’elle 
que la reine de France. Elle était rentrée en. conquérante dans les 
grands biens de ses ancétres, et, il faut le dire 4 sa louange, elle fat- 
sait' de ces biens le plus noble usage. Elle avait un esprit, unc 
bonté et une grace qui ont fait, disons-le nettement, leur temps en 
France. 

Charitable comme une Sceur de Saint-Vincent-de-Paul, elle avait, 
4 cause de cela, tout le monde pour elle dans cette petite ville. 
Elle menait tout, l’Eglise, l’administration, la judicature et meme 
les plus farouches parmi les bourgeois libéraux, dont elle venait 4 
bout par ses maniéres charmantes. C’était une de ces grandes da- 
mes ge l’ancienne monarchie, qui avait du peuple l’idée qu’en 
avait madame de Maintenon, 4 savoir, qu’il faut le respecter et ne 
pas le craindre. Mais le seul point sur lequel on n’eut su lui faire 
entendre raison, c’est qu’un noble put étre actionné par la justice 
devant un roturier. Cela lui renyersait le sens, et confondait toutes 
ses idées touchant l’ordre social. Elle en devenait déraisonnable et 
. presque injuste. — A vrai dire, toute l’affaire revenait 4 elle pat 
Vintérét qu’elle prenait a la partie assignée, et par les ressorts 
qu’elle remuait. Juges, substitut, greffier, les avocats de l'une ¢l 
de l'autre partie, amis et ennemis, elle visitait tout le monde, % 
faisant bien venir des uns et des autres, et ne marchandant ses hon- 
nétetés pas plus 4 ceux-ci qu’é ceux-la. Tous étaient charmés, S!- 
non tous gagnés. Comprenez-vous a présent toute l’importance de la 
cabale et toute la difficulté du.cas pour lavocat du défendenr? fn 
vérité la cause ne requiérait pas moins que Jes facultés d’un Hor- 
tensius et d’un Cicéron. L’égalité civile périclitait dans 1a personne 
de ce plébéien. 

Cela se voyait bien le jour oi Vaffaire était appelée. Le procs 
de Roscius ne réunit pas plus nombreuse assistanee. On venal! de 
la ville; on accourait de la campagne. Les paysans encombraiett 
ce petit prétoire; et, comme c’était pour eux une oecasion de faire 
quelque petit gain en ville, ils arrivaient chargés de toutes gortes de 
denrées. Celles dont ils n’avaient pas trouvé 4 se défaire, ils les 











DE L’AN 1800 A 1823. 715 


gardaient prés d’eux dans |’enceinte du tribunal réservé au public. 
Thémis souffrait volontiers ces vendeurs dans le vestibule de son 
temple. Je ne dis pas toutes les odeurs qui de la montaient au nez 
de la sévére Déité. Les conversations de ces bonnes gens étaient a 
l’avenant. Ils y faisaient de leur micux en patois, n’épargnant_ni le 
sel du terroir, ni les métaphores expressives, ni ces terribles bons 
mots des petits sur le compte des grands. Chacun y disait la sienne. 
La-dessus les tétes de s’échauffer, et les Chicaneau de l’endroit de 
prendre la parole sur le prooés pendant. Ils s’y montraient, ma foi, 
aussi sublils que pas un des bonnets carrés du tribunal, argumen- 
tant 4 outrance et dans le fin des choses. Ils savaient le code Napo- 
Iéon comme ils savaient le. compte de leurs moutons, par esprit 
naturel et pour avoir beaucoup plaidé dans leur vie : si bien que, 
Ja cause appelée par l’huissier, elle était t Jugee en référé par nos 
campagnards. 


V 


Trois juges siégeaient au tribunal, et, 4 leur droite, le ministére 
public en la personne d’yn substitut. Ils avaient tous trois les qua- 
lités requises pour bien juger ; cela ne fit jamais question. On n’ap- 
pelait 4 ces graves fonctions que les plus fortes tétes de la pro- 
vince. Il y avait bien quelques médisants qui prétendaient qu'on 
_ B’avait pas mis dans ces siéges des aigles en fait de droit romain, 
voire en fait de droit frangais. On poussait la méchanceté jus- 
qu’a dire que le président et doyen d'dge de cet aréopage, appelé fort 
vieux & ce poste éminent, n’avait pas fait gros comme cela de droit, 
et que la langue des Pandectes était pour lui de l’hébreu. Il est 
bien yrai que le bonhomme n’était pas trés-ferré sur les législations 
anciennes et modernes, et qu'il avait, en ces matiéres, de grandes 
obligations 4 ses assesseurs de droite et de gauche. En outre il était 
atteint de deux infirmités qui empéchent le plus de bien juger. ll 
était sourd au moins autant que sa chaise et privé de l’ceil droit; 
un ceil de verre comblait la cavité de l’organe absent, et faisait que 
l’ensemble du visage n’en paraissait pas trop gdté. On comprend 
que ce hon, président ne se plaignit pas toujours de cette demi-cé- 
cité. Car les avocats, l’ennuyant souvent, cela arrive aux meilleurs 
de la Compagnie, il tenait clos son bon cil, autre ne cessant pas 
d’étre tout grand ouvert. Ce qui faisait dire que M. le Président 
dormait d'un ceil et veillait de l’autre. Ajoutons qu’il avait des ha- 
bjtudes d’hygiéne avec lesquelles il ne transigcait pas facilement. Il 


776 UN PERE DE FAMILLE 


s’arrangeait donc pour qu’elles cadrassent avec les devoirs de sa 
profession et avec la bonne administration de la justice. Ainsi i] 
n’aimait pas 4 se remuer incontinent aprés le repas de midi; cela 
n’allait point 4 son estomac. Un peu de sieste au logis lui était né- 
cessaire. C'est pourquoi il avait renvoyé 4 deux heures de l'aprés- 
midi les audiences qui ordinairement avaient lieu & une heure. Il y 
venait achever le petit somme réparateur de l’aprés-dinée. Ancun 
avocat, si disert qu’il fut, ne l’edt retenu sur son siége passé cing 
heures. II levait la séance au beau milieu de |’argumentation la plus 
véhémente. Il y mettait quelque malice avec les avocats. Il appelait 
cela « baisser la vanne du maulin. » S’il edt su le latin, il n’edt pas 
manqué d’ajouter : Sat prata biberunt. 

La justice n’en était pas moins rendue, comme il convicat, les 
procés vidés, et les plaideurs expédiés. Et l'on ne se plaignait pas 
trop des arréts, grace aux deux assesseurs, qui étaient les Egéries 
de ce bon président. 

Je ne m’étendrai pas beaucoup sur la police de |’audience. Les 
moeurs des assistants, décrites plus haut, en ont déja donné quelque 
idée. La publicité des débats était cause de toutes sortes d’incidents 
burlesques. Entrait la qui voulait, quadrupédes et gens, de compa- 
gnie, les campagnards avec leurs matins toujours ants et le 
poil hérissé, les citadins avec leurs bétes de luxe. Epagneuls, bar- 
bets et matins ne se génaient pas plus dans le prétoire que « cette 
famille infortunée » des Plaideurs de Racine. Plus d’une fois leurs 
querelles égayérent les intermédes entre deux plaidoiries. L'huissier 
audiencier, chargé de cette police, s’en acquittait fort débonnaire- 
ment, sans permettre toutefois qu'on manquat de respect a la verge 
noire. Cet huissier était un priseur d’une capacité vraiment mons- 
trueuse. I] avait une bofte d’une dimension proportionnée aux vastes 
appétits de son nez; et chaque fois qu'il en portait le contenu a ce 
nez, il aspirait la poudre sternutatoire avec un tel bruit que !’au- 
dience en était troublée; et plus les avocats s’étendaient dans leurs 
discours, plus notre homme se bourrait de tabac. Quand on le plai- 
santait sur son vice, il répondait, montrant sa tabatiére, que depuis- 
vingt-cing ans qu'il exercait la charge d’huissier audiencier, aucun 
avocat n’était venu a bout de l’endormir. Ce priseur épique n’a pas 
été remplacé. 

Enfin on appelait la premidére affaire inscrite au role: « N... 
contre B... » tout court. Cette formule de la loi, ot l’on ne dit que 
le nom des parties, en omettant leurs titres et qualités, sonnait de 
la maniére la plus désagréable aux oreilles des gentilshommes de 
la contrée, présents: 4 l’audience. Est-ce que dire M. le marquis 
de B..., chevalier de Saint-Louis, edt écorché la langue de ce grel- 








DE L’AN 1800 A 1892. 717 


fier mal appris? Dans quel temps vivait-on? Et la Révolution 
n’était-elle pas, au vu et su de tout le monde, un fait nul et non 
avenu? Du cété de l’assistance campagnarde on pensait d’autre 
sorte, et le greffier avait fort bien parlé. La-dessus les avocats de 
Vune et de l'autre partie en venaient aux mains et se lancaient l’un 
a Vautre de vigoureux arguments. On remuait tout l’arsenal des 
lieux intrinséques et extrinséques. L’affaire tournait au sérieux. Il 
n’était pas un seul des grands principes d’ordre public et de sécurité 
sociale qui n’allat étre agité dans ce procés en soi si petit. La pro- 
priété et les vicissitudes auxquelles elle est sujette; ce droit de pos- 
session auquel rien n’est changé, si l’'acquéreur a été de bonne foi ; 
I'Etat devenu, dans des temps calamiteux et sous le coup de néces- 
sités extrémes, le vendeur de biens vacants, et ne pouvant, sans 
fraude, revenir sur des contrats passés en due forme; la possession 
confirmée par la durée dans ces mains-ci, ou ayant passé en d’au- 
tres mains en vertu d’actes notariés; l'absurdité de ces prétentions 
& des reprises prépostéres; en un mot, le droit nouveau faussé dans 
les esprits par d’implacables préjugés de caste, par des souvenirs 
encore saignants de proscription ct d’ostracisme; tout cela rentrait 
naturellement dans la cause, ou y était introduit par la passion 
habile des avocats. Ceux-ci ne se contentaient plus de plaider serré, 
et de traiter l’affaire par la dialectique du métier. Ils avaient a 
compter l'un et l’autre avec l’opinion publique, aussi vive, dans ce 
petit endroit, et aussi partagée sur les questions d’égalité civile 
qu’elle l’était partout ailleurs en France. Il fallait que chacun d’eux 
donnat satisfaction 4 la nouvelle société civile, sans heurter les sen- 
timents secrets des personnes. Aussi arrivait-il que Pun et l'autre 
champion, poussés par le vent des opinions amies, laissaicnt de 
cété le menu de la cause et la chicane proprement dite, pour abor- 
der la vraie éloquence judiciaire. Je ne dis rien de trop. ll n’est que 
de s’entendre sur l’éloquence. Or nous la mettons partout of il y a 
un homme de bien, de quelque esprit et de beaucoup de cceur, et 
qui est persuadé de la vérité de ce qu’il dit. Quant 4 la matiére du 
bien dire, on conviendra qu'elle n’est nulle part méprisable. Le lieu 
n’y fait rien. Ici ou 13, c’est le juste que l’on tache de faire préva- 
loir contre l’injuste. Et quand la violence ou l’aigreur des esprits 
est telle que les contestations les plus minimes entre particuliers 
deviennent l’affaire de tout le monde, et relévent de la raison pu- 
blique, alors commence pour I’avocat un réle ou la parole a béau- 
coup moins 4 s’entremettre que la connaissance des temps et la 
pratique consommée des hommes. 

A Paris, on se fait une idée trop petite de l’avocat de province, 
de l’avocat honnéte et occupé s’entend, et point de l’avocat coureur 


778 UN PRRE DE FAMILLE 


de popularité comitiale. En province, on le met trop haut. Ici etla 

on n’a point l’exacte mesure de l'homme, parce qu’on le: juge uni- 

quement d’aprés le personnage qu'il fait 4 la barre, et sur la fa- 
conde qu'il y déploie. Or cette faconde, un peu plus brillante en ce 
heu-ci qu’en cet autre, ne fait pas tout l’'avocat. Elle n’est que I’é- 
qaipement de rigueur avec lequel il va plaider. L’essentiel de l'élo- 
quence, c’est ce qui fait le moins de bruit et qui agit le plus. Ce 
sont les meurs, comme les appelaient les anciens. Voila ce que les 
avocats n’ont pas tous au méme degré, et ce qui met entre eur, a 
Paris comme dans le moindre de nos municipes, de notables diffé- 
rences. Toute la solidité de l‘homme, sous la toge, consiste dans 
les meeurs. C’est donc par elles qu’il faut juger de l’avocat de pro- 
vince, et le mettre en son rang dans la compagnie. Se figure-t-on 
une conduite plus difficile 4 tenir que la sienne, eu égard 4 la pet} 
tesse du lieu et aux délicatesses infinies de l’opinion dans les petites 
villes? De quelle habileté de bon aloi n’a-t-il pas besoin pour sou- 
tenir devant les magistrats cette idée favorable que l’orateur doit, 
en tout procés, donner de sa personne? Qu’on joigne a cela les ho- 
norables nécessités de 1a profession, le ‘souci de la clientéle, les pe- 
tites affaires 4 ne point négliger de peur de manquer les grandes, 
tous les intéréts 4 sauvegarder, et de tous cdlés des susceptibilités 
4 ménager ou a conjurer. Certes on ne peut nier qu'une telle pro- 
fession et uné telle existence ne soient parmi les plus contentieuses 
de ce monde. Voyons |’ayocat de province dans le vif des affaires 
et dans la chaleur du combat. Pour lui le péril est partout, dans le 
prétoire et hors le prétoire ; péril du cété des magistrats, puissances 
redoutables en tout temps; péril du cété de la clientéle. Celle-ci 
vous reste ou yous remercie; cela dépend d'un procés gagné ou 
perdu. En outre cette clientéle n’est pas si nombreuse et si en peime 
de trouver 4 qui parler que l’avocat puisse faire le difficile, et ne 
prendre que la fine fleur des procés. Il mourrait de faim sur des 
dossiers de choix. Les plaideurs ne sont point inféodés a maitre ua 
tel ; aujourd’hui ils sont 4 lui, demain ils iront & un autre. Il faut 
retenir cette clientéle sans cesse flottante. C’est l’une des plus gran- 
des miséres de la pratique, quand l’avocat est résolu 4 ne subsister 
que par des moyens honnétes. , 

A Paria, le plaideur, malmené par la partie adverse et de plus dé 
bouté, sen retourne chez lui, peu.content et maugréant. Il payera 
les dépens; au préalable, il a satisfait son avocat et: son avoué, pet- 
sonnes fort exactes a tenir leurs livres de comptes, Chartam rations. 
Cela fait, rien ne l’oblige & les revoir. Mais dans les petites villes, 
juges, avocats et plaideurs, avant comme aprés le procés, se rejol- 
gnent un peu partout, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent pas. Is 





DE L’AN 1800 A 1822. 119 


sont toute la bonne compagnie de I’endroit. On s’y revoit journelle- 
ment avec des petites rancunes secrétes. On se touche par tous les 
points -douloureux de l’intérét et de l’amour propre. C’est le pays 
des mortifications et des commerces aigre-doux entre les plus hon- 
nétes gens. Toute sociabilité serait bannie de ces chefs-lieux d’ar- 
rondissement, si chacun n’y prenait beaucoup sur soi, et si un 
savolr-vivre trés-perfectionné n’y prévalait pas contre les mosurs. 
On ne peut pas dire que chaque sous-préfecture, en France, soit.un 
centre d’exquise civilité; mais on prend les hommes dans le miheu 
ot: ils ont & vivre de leurs talents, et 4 gouverner leurs passions 
envers et contre les passions de leurs semblables. On peint ici ce 
que l'on a vu, sans le diminuer ni l’exagérer. 


VI 


Quel avocat était notre pére? Je le dirai ingénument. La piété fi- 
liale ne m’aveugle pas; elle m’aide 4 préciser mes souvenirs; ce 
qui est cause que je me représente tout 4 fait .au naturel la chére 
personne de notre avocat. D’ailleurs la petite gloire qu'il avait ac- 
quise, gloriolam, dans \e barreau de Ch.-S.-S.,.n’a pas péri dans la 
mémoire des gens du peuple. Jl n’y a pas bien longtemps qu’un 
bon vieillard de l’endroit me disait : « C’est lui, monsieur votre pére, 
qui plaidait bien! » Cela ne laisse pas de chatouiller le coeur d’un 
bon fils. En effet il plaidait d’une maniére remarquable, pas seu- 
lement pour l’endroit, mais pour tout pays oi se rencontrent des 
esprits délicats et des oreilles sensibles au bon langage. N’oublions 
pas que notre avocat était Parisien par ses origines et par son édu- 
cation, et qu’il avait été transporté tout vif de la capitale dans la 
province; en sorte que le bien dire lui ayant passé en nature, il ne 
lui fut pas difficile de joindre & cela un certain sel de ce terroir 
chéri de Bacchus, ot il était venu se fixer. Il devint bientét un 
composé assez exquis de franc Parisien et de franc Bourguignon. Tel 
il se montrait dans sa maniére de plaider, n’usant que de bons 
termes et jamais ne s’y négligeant, pour petit que fit le litige, ja- 
mais ne galvaudant la langue par fureur de chicaner et pour mieux 
embrouiller les choses. Il tenait béaucoup 4 dire bien ce qu’il avait 
a dre, non par vanité de littérateur, mais afin qu’on pensal tou- 
jours de lui qu'il était un homme bien élevé. Sur ce point, il faisait 
autant de cas de l’opinion d’un paysan de Bourgogne que de celle 
du président du tribunal et des juges ses assesseurs. Son discours 
était net, aisé, uni, dans les affaires qui ne demandaient que cela. 


780 UN PERE DE FAMILIE 


Quoiqu’il edt de bien petits flancs (il devait manquer par 1a 4 un 
age peu avancé) et pas beaucoup de souffle, et la voix trés-voilte, 
il se faisait écouter de l’assistance avec une faveur marquée. Quand 
l’affaire « se corsait, » comme disent messieurs du Barreau, et que 
les intéréts en jeu se compliquaient de polilique et de passions de 
partis, ce qui arrivait fréquemment, notre avocat, pour le coup, 
descendait dans l’aréne, la toge retroussée pour le combat, la to- 
que campée fiérement sur le chef, et mesurant de I’ceil son adver 
saire. C’est aux répliques, les anciens de l’ordre s’en souviennent, 
qu’on l’attendait. Ce petit homme, je veux dire de petite circonfé- 
rence, car il était de taille moyenne, déployait des moyens physi- 
ques extraordinaires. fi avait de la voix, du timbre et:unc haleine 
d‘enfer. Tout cela sortait on ne savait d’ou. [1 semblait alors que 
toute sa personne prit feu, yeux fins et malicieux, lévres moqueuses, 
mais sans venin, ct ces mains, que je vois encore frémissantes, agi- 
ter certaines piéces 4 produire au proces. I} avait action ardente, 
il ne l’avait en aucun cas immodérée et mal apprise. Ce n’est pas 
que, dans la chaleur de la plaidoiric, il retint toujours sa languc 
attique. La cause, pour peu qu’elle mit en lumiére des intéressés 
ridicules ou d’une réputation douteuse, lui donnait l’occasion de 
tirailler 4 droite et 4 gauche, et de faire feu de ses bons mots, les- 
quels touchaient en plein dans le blanc de la cible. Avec lui I’ad- 
versaire et sa partie n'étaient pas toujours a la féte; cela se voyait aux 
bonds que celui-ci faisait sur son banc. Je dois dire qu’aucun des 
confréres, avec lesquels ce loyal jouteur s'est escrimé, ne se plai- 
gnit qu’il edt manqué, dans ses passes d’armes les plus vives, a la 
confraternité de la toge. Les personnes 4 qui allaient ses traits les 
plus mordants étaient les pseudo-gentilshommes. Il ne manquatt 
pas, dans nos provinces, 4 cété de la noblesse de vieille roche, de 
hobereaux de souche authentiquement bourgeoise. De cela seul 
qu’ils avaient émigré avec les princes, ils concluaient que la par- 
‘ticule leur revenait de droit, ct qu’ils étaient les amés et féaux du 
roi de France tout autant que les Montmorency. 

Il importe de se bien rendre compte des passions et des préjugss, 
c'est tout un, de cette époque et de ce monde de province, si l’on 
veut avoir une idée vraie du personnage de notre avocat, person- 
nage qui n’était pas peu de chose en sa localité. Qu’on veuille bien 
faire attention 4 ce qu’était la France de 1800 4 1822. Il ne s’agit 
pas ici d’écrire l'histoire de ces vingt-deux années; je m’en tient 
aux menus faits qui se passaient dans nos provinces, et dont celies- 
ci n’étaient pas médiocrement affectées. Il n’est si petit endroit daa 
pays de forte centralisation, comme est le nétre, qui n’ait sa part 
‘grande du contre-coup des affaires publiques. Notre avocat était un 





DE L'AN 1800 A 1822. 781 


enfant de la Révolution. Nul, que je sache, n’a le choix des temps 
non plus que des lieux ow il plait & Dieu de lui faire voir Je jour. 
Sorti de la bourgeoisie, de ce « Tiers, » comme il s’appela lui- 
méme avec ’humilité d’Aristippe, Jusqu’'au jour ot il trouva moyen 
d’étre tout dans I’Etat, nolre avocat avait commencé par aimer la 
Révolution d’un amour aussi naif qu’immodéré. Les jeunes aiment 
toujours ainsi; ils songent si peu & ce qui leur doit gater un jour 
Vobjet de leur passion! Notre avocat, 4 l’exemple des jeunes du 
Tiers, s'était enflammé pour cette nétaphysique de gouvernement, 
ambitieuse et creuse, pour ces a priori de liberté, d’égalité et d’hu- 
maine fraternité qui allaient restituer & la France d’abord, et, de 
proche en proehe, au genre humain tout entier, les beaux jours de 
la vierge Astrée. Vinrent les saturnales et orgies de sang des trois 
soeurs, la Liberté, ]’Egalité et la Fraternité, que le Tiers n’avait pas 
su retenir dans les bornes de l’honnéte. Vinrent les corrompus, les 
scélérats et les laches, ceux d’en haut et ceux d’en bas, ministres et 
esclaves des séditions, sedilionum servi ac ministri, a dit Cicéron. 
Notre avocat, qui était homme de bon jugement, fut yite corrigé de 
ses illusions et de son enthousiasme candide. Les fureurs extrémes 
des factions, les déchirements intérieurs, les proscriptions par les 
parlements ou par les maillotins, l’anarchie sans intermittence, et 
la société civile qu’il vit prés de se dissoudre, lui firent souhaiter, 
comme 4 beaucoup d’autres, l’avénement d'un pouvoir fort et répa- 
. rateur. On sait quel a été ce pouvoir, et comment tout ce qui était 
par terre, ou méme qui paraissait anéanti, fut relevé par lui: la 
religion, le culte public, les lois, l’honneur de la patrie, et ce qui 
restait de mceurs honnétes chez nous au sortir de la Carmagnole et 
des aprés-dinées du Dircctoire. Les grandeurs du Consulat, et sur- 
tout cette entrée en possession du gouvernement de la France, si 
simplement effectuée, et que légitimaient aux yeux de tous le génie, 
la gloire et les nécessités publiques, avaient saisi l’esprit et em- 
porté le coeur de notre apprenti avocat — alors il était simple ba- 
sochien. — De cette premiére secousse 4 une admiration passion- 
née pour l’homme 4 qui la France était redevable de tant de biens, 
il n’y avait pas loin. L’enivrement, ou, comme on voudra |’appeler, 
l"éblouissement chez lui était achevé. Il ne vit rien au-dessus du 
premier consul; il n’aima que lui : il l’aima consul, il l’aima em- 
pereur. Ii fut pour Napoléon I* dans toutes les fortunes que tra- 
versa le grand capitaine; il resta fidéle au vainqueur d’Austerlitz et 
d’léna, fidéle au vaincu de Waterloo, et au captif de Sainte-Héléne 
bien davantage. Quel Francais, quel honnéte homme, le blimera 
de cette constance dans sa foi et ses sentiments? En 1824, quand 
la nouvelle de la mort de l’empereur se répandit dans notre petite 


182 UN PERE DE, FAMILLE 


ville, et aprés que les papiers publics nous l’eurent confirmée — la 
chose est pour moi comme d’hier — nous étions attablés pour la 
dinée de midi. Notre pére nous dit: « Mes enfants, |’empereur est 
mort! » Et il se leva de table, les yeux remplis de larmes. Je n’é- 
cris ceci, ni pour plaire ni pour déplaire a tel ou tel des partis qu 
divisent notre malheureux pays; je raconte, avec une piéte fille 
qu’on ne peut m’dter du coeur, ce que je connais bien de cet excel- 
lent homme, et ce qui représente au vrai l'état des esprits en ces 
temmps-la. Il n’y a que,la basse envie et la basse démagogie 4 qui 
déplaisent le génic, le commandement et la gloire, et qui s‘enten- 
dent pour renverser dans la fange les_colonnes triomphales et les 
prouesses des grands soldats Icurs ancétres. Notre pére est mort 
dans cette foi, ou, comme disent ceux du contraire parti, dans 
cette superstition nationale. Il y a persévéré jusqu’a l'umpénitence 
finale. 

L’empercur tombé en 1845, et les affaires de sa dynastie déses- 
pérées, notre pére avait fait comme tous les hommes sensés de ce 
temps-la. Il s’était rangé au gouvernement des Bourbons, faisant 
passer avant ses plus chéres affections le rétablissement des affai- 
res de France et la recouvrance de ce brave pays, épuisé de sang et 
de héros. Ii se disait qu’avec la Charte, et sous le sceptre d'un rul 
sage, avisé et « libéral » (le mot était déja fait) plus qu’on ne pen- 
sait, on avait devant soi un bon nombre d’années pour travailler, 
se refaire de ses pertes, bénéficier de ‘la paix générale et gouter les 
douceurs de la vie civile. Notre gloire militaire n’avait pas son égale 
sous le soleil; nous étions les vaincus de Waterloo, mais les vain- 
cus de l’Europe trois et quatre fois conjurée contre nous. Le cceur 
francais du chef de la Maison de Bourbon s’était soulevé a Iidée 
qu'une des puissances alliées eut décidé ct méme entrepris d'anéan- 
tir les trophées de nos victoires. Il était donc bien le roi de France, 
puisque, vaincue, il la défendait de l’outrage des vainquewrs cl de 
représailles dignes des Huns. Tout faisait présager un gouxerneme:t 
tempéré et équitable. Au moins la personne et le génie du monar- 
que semblaient répondre des choses. On pouvait ne pas s’engager 4 
la monarchie restaurée, en prenant du service pour elle dans les 
emplois publics; mais ne pas acccpter les faits agcomaplis ct ne pas 
se rallier d'honneur au nouveau Statut royal, c’cut été d’un homme 
peu sensé ct d'un mauvais citoyen. Ainsi raisonnait de la Restawa- 
tion, en gros, et ses affections réservées, notre impérialiste rallié; 
et ilse prescrivit une conduite a l’avenant, de laquelle il ue s'est 
jamais départi. . 

Comme sa personne était fort en vue dans sa petite ville, et soa 
curactére fort cestimé, il arriva qu’il fut grandement prié par sc 











DE L’AN 1900 A 1822. 783 


compatriotes d’accepter la charge honorifique, et point du tout 6i- 
sive, d’adjoint en second. [l l'accepta pour ce qu’elle lui donnait a 
faire, le maire et V’adjoint en premier prenant le moins de peinc 
qu’il se pouvait aux affaires municipales. I! avait déja exercé ces 
fonctions en 1814 et 18415, au temps des deux invasions. Je revien- 
dirai aces jours malheureux, dont j’ai la mémoire encore sai- 
ynante. Notre pére tenait donc pour nécessaire au pays le gouver- 
nement des Bourbons; ct quand un peuple a le nécessaire, en fait 
d’institutions, il est bien prés d’avoir le meilleur. Néanmoins, pour 
rendre 4ces temps-la leurs vraies couleurs, je dois dire que 'l’im- 
périalisme, chez beaucoup de Francais — notre pére était de ce 
nombre — n’avait fait retraite que pour se ramasser peu a peu 
sous un nouveau drapeau, d’opposition, bien entendu, sous le dra- 
peau du libéralisme. Telle fut alors la grande métamorphose de l’im- 
périalisme. Les conséquences de cette métamorphose, on les con- 
nait. Le libéralisme, habile et persévérant, nous mena, soit par des 
pratiques secretes, soit par des éclats de faction, 4 la catastrophe 
de 1830. Nous sommes suffisamment payés aujourd'hui de ces 
beaux coups de téte de notre jeunesse ignorante et brouillonne pour 
qualifier de eatastrophes les révolutions, quelles qu‘clles soient, et 
quels que soient les bénéficiaires ct usufruitiers d’icelles. Il advint 
bientot que le libéralisme, trés-raisonnable en ses commencements, 
de notre cher pére, s'échauffa et s’aigrit, non pas, certes, jusqu’a se 
tourner en vin de faction : cela ne passa jamais, dans cette téte 
vive, une pointe de fronde et de raillerie gauloises. Les plus roya- 
listes que le roi commengaient 4 le géner et & lui remuer.la bile. 
Or il y avait beaucoup de ces ultras, comme on les appelait alors, 
dans notre province. Ou n'y en avait-il pas en France? Je distingue 
fort notre pére de ces libéraux, outrés ou sots, qui croyaient, ou 
faisatent semblant de croire que le roi allait revenir sur ses eonces- 
sions 4 l’esprit nouveau de la I’rance, et nous ramener la dime, la 
main-morte, le vasselage, les justices hautes et basses des seigneurs 
chatelains, et d’autres droits fort vilains & nommcr. Ce sont Cro- 
quemitaines dont nos malins révolutionnaires d’aujourd’hui se ser- 
vent pour faire peur 4 la gent paysanne. Mais l’égalité devant la 
loi! tel était le bien par excellence, nous disait notre pére, et méme 
il ajoutait : «le seul bien effectif qui nous avait été apporté par la 
Révolution. » Il avait vu,.de ses propres yeux vu, ce qu’était la li- 
berté de 93, nue, ivre, barbouillée de lie et de- sang, et la frater- 
nité, cette autre bacchante, avec ses piques en maniére de thyrses, 
agrémentées de tétes humaines, et hurlant ses évohé! & la sainte 
guillotine. [len eut pendant toute sa vic le cceur oppressé et l’Ame 
confusionnée. Que la France, avec ioul ce qu'elle pussédait au so- 


0 


7184 UN PERE DE FAMILLE 


leil, avec tout son honneur et toutes ses gloires antiques, celle des 
armes et celle de l’esprit, edit supporté dix-huit mois (c’est peu dans 
la vie d’une nation, mais c’est assez pour la déshonorer !), edt sup- 
porié, dis-je, d’appartenir 4 une bande de scélérats, rhéteurs ou 
hommes de main, il ne pouvait pas digérer ce souvenir plein d’op- 
probre et de douleur. Il en avait honte, comme d'une souillure de 
sa jeunesse; et il l’imputait a ces politiques imbéciles, emphatiques 
et laches, qui avaient fait la Terreur. 

La Révolution francaise, purgée de ses deux pestes intestines, la 
liberté et la fraternité, celles de 93, se réduisait, aux yeux de notre 
pére, 4 l’avénement laborieux et inéluctable del ’égalité civile. I avait 
gouté d’elle avec cette avidité premiére des émancipés de 89, de ceux 
du Tiers, d’ou il était issu. On ne pouvait pas dire que l’égalité civile 
eut périclité, sous l’empire, aux armées ou dans les carriéres civi- 
les; chacun ayant pu, avec ou sans parchemins, faire sa percée et 
le reste du chemin par lui-méme. Notre avocat rompait des lances 
en faveur de sa chére égalité civile toutes les fois qu’on la traitail 
de haut en bas, lui présent. Les tribunaux étaient le lieu oi il avait 
le plus d’occasions de montrer les dents 4 messieurs les hobereaux 
de ville ou de campagne, contempteurs des petites gens et renégals 
de la roture. Mal leur en prenait de venir le chercher sur ce ter- 
rain-la. Il accommodait de la belle sorte ces gentilshommes sans 
grands-péres ni grands-méres, affectant de ne les nommer pas, 
dans le cours de sa plaidoirie, par leur de, et puis se reprenant 
tout 4 coup a ce de, et s’excusant auprés du tribunal d'un lapsus 
linguz aussi malséant. 1] avait cette maniére a lui, fort plaisante, 
d’anoblir les gens et de les désanobdlir, selon leur degré de sottise. 
Ceux qu’il ne ménageait pas du tout, c’étaient « les enrichis du 
péage de nos riviéres, » lesquels s’étaient fabriqué 4 eux-mémes ce 
de grotesque, et lui avaient donné cours dans le pays avec leurs si- 
gnatures de négociants. Cela égayait beaucoup les procés, et l'au- 
dience en était toute exhilarée. Le bon président lui-méme, homme 
de roture, était tiré de son somme par cette explosion de gaieté, et 
il en ouvrait tout grand son osil unique. Ce de, mis de cété par.l's- 
vocat en pleine audience du samedi, avait tot fait son tour de 
France, je veux dire son tour d’arrondissement, et ]’on s’en gaus- 
sait en ville et dans les lieux circonvoisins. Il est de notoriété pu- 
blique, et non encore périmée 4 Ch.-s.-S., que notre avocat gagna 
plus d’un procés, grace 4 cette méthode ingénieuse. Solventur risu 
tabule. 

« Que nous font 4 nous ces petites anecdotes d’antan? Gardes-les 
pour vous! me dira-t-on. Cela n’intéresse que les enfants d'ul 
méme lit. » Erreur : cela avait son importance politique et sociale 








BE LAN 1800 A 1822. 78 


dans nos provinces, on ya le voir. Il y allait, sinon de la concorde, 
au moins d'un modus vivendi supportable entre ces gens de la 
méme province et du méme canton, impérialistes ou libéraux, et 
royalistes, acquéreurs de biens nationaux et anciens émigrés, les 
uns et les autres aigris par ces fortunes changeantes de la France 
et par ces vicissitudes cruclles des affections politiques des Fran- 
gais. Nous nous souvenons, nous qui étions alors des enfants, de ces 
levains de guerre civile dont les eceurs étaient pleins. Un rien, une 
cocarde blanche, affichée avec cranerie par quelque royaliste des 
quartiers de la ville haute, prét 4 mettre flamberge au vent, des 
cris de, Vive le roi! un peu fortement accentués par des fiddles, 
apres boire, mettaient Ic feu au pays et les partis contraires en pré- 
sence. On ne parlait que de cartels entre royalistes et libéraux. Le 
lieu du combat, les témoins, avee renfort de chirurgiens, rendez- 
vous pris, tout annongait un massacre. Les affaires ne tardaient 
pas & s’arranger, ef pas une goutte de sang n’était répandue. H n’y 
avait de blessées et de pourfendues que les opinions politiques des 
deux champions. Nais chaque incident de ce genre, quoiqu’il finit 
toujours par un armistice, intéressait vivement Yégalité civile : elle 
se rebiffait, en ces occasions-la, avec une violence de propos et de 
procédés qui sentaient le Guelfe et le Gibelin. Les choses s’apai- 
salient un peu, et des tréves ayaient lieu, grace 4 la médiation de 
l’autorité administrative, laquelle, il faut le dire 4 ’honneur du 
gouvernement de la Restauration, se montrait le plus ordinaire- 
ment mesurée et conciliante. Il se rencontrait en plus d’un endroit 
de France, des préfets, des sous-préfets et méme des maires bien 
élevés, quoique royalistes. Il est certain que l’égalité était, en ces 
temps-la, si je peux m’exprimer ainsi, la personne de France la 
plus sensible, la plus ombrageuse et la plus inflammable. Elle était, 
pour suivre ma métaphore, la Dulcinée des libéraux. Ceux-ci ne 
manquaient pas une occasion de descendre en champ clos et de 
rompre des lances pour leur mie. 

Du cété des nobles royalistes, on se tenait sur le grand « quant 4 
nous » de la race et des parchemins. La fusion sociale, comme on 
dirait aujourd’hui, avait grand'peine a se faire. Elle ne se fit méme 
pas du tout pendant ces premiéres années de la Restauration. On 
en était revenu 4 la Madame la Baillive et ala Madame I’ Elue des 
comédies de Moliére. Les cing 4 six familles nobles de notre petite 
ville — c’étaient de vrais nobles & quartiers — avaient leurs de- 
meures situées dans ce qu’on appelait, un peu fastueusement, la 
haute ville, une maniére de Palatin ot |’on accédait par des rues, 
ou plutét par des pentes mal pavées, et trés-abruptes pour de vieilles 
jambes. Par ces mémes pentes, ot I’herbe des prairies n’a pas cessé 

25 Aour 1875. Sf 


786 UN PERE DE FAMILLE 


de pousser entre les pavés mal joints, on gravissait jusqu’au Palais 
et 4 la Maison de Justice. On appelait ces rues, l’une la rue des avo- 
cats, et l’autre la rue de la prison. Le quartier lui-méme avait nom 
le quartier de la noblesse. Ces cing & six familles titrées, qui te- 
naient ces hauteurs et qui habitaient de vastes maisons hanteées 
par les ombres des preux leurs ancétres, n’avaient de commerce de 
société qu’entre elles. Tout au plus — et elles faisaient cela par 
pure bonne grace — admettaient-elles & leur compagnie certains 
fonctionnaires du roi, ceux de la magistrature et ceux de l’admi- 
nistration. Ce noble monde allait 4 la méme messe et aux mémes 
vépres dans la méme église, et fournissait le méme personnel au 
banc des marguilliers et aux processions. I] se portait aussi aux 
mémes Cours ou promenades; si bien qu’on avait fini par s’y adju- 
ger le nom, pas peu superbe et pas peu exclusif, de « la société ». 
On était « la société » de Ch.-s.-S. Et nous autres de la petite bour- 
geoisie nous disions, voyant ce beau monde s’étaler sous les grands 
arbres de ses promenades : « Ah! voila la société. » Ce vocable ab- 
solu : « la société, » était devenu dans nos provinces 1’équivalent 
de noblesse. C’était parfaitement ridicule, et cela ne servait qu’a 
faire sortir des gonds nos enragés d’égalité civile. 


Vil 


Notre avocat, homme, avant tout, bien élevé, n’était point mal 
avec la noblesse du pays, bien au contraire. Non qu’il la hantat; il 
était un trop petit bourgeois pour avoir ses entrées « dans la so- 
ciélé », et il portait le coeur trop haut pour les demander ou les 
faire demander. Mais on venait & lui, et les plus huppés, pour 
leurs petites et grandes affaires contentieuses. On venait, ni plus 
ni moins que le commun des plaideurs, sonner 4 la porte de l'avo- 
cat et tourner le bouton de son Etude. Je les vois encore, ces clients 
ou ces clientes de haute volée, qui entraient chez nous. Cela met- 
tait toute la maison en l’air, la mére, les enfants, la domestique. 
Nous regardions, nous autres enfants, d’un ceil farouche et mali- 
cieux, ce beau monde qui avait affaire 4 notre pére. Nous n‘étions 
pas moins tout enflés d'un tel honneur. Notre mére, quoique des 
plus simplement embéguinées, recevait ces grandes dames avec V'ai- 
sance la plus exquise. Sa dignité naturelle et sa grande aménite 
Vavaient faite leur égale dés les premiers propos. La petite bour- 
goise n’était aucunement décontenancée. Ce que c'est que d'etre 
une femme de bien! Il y a chez ces honnétes femmes je ne sais 











DE L’AN 1800 A 1892. 787 


quelle hauteur de mine et de maniéres qui ne leur fait jamais faute 
ences occasions-la. Je me souviens (il me semble que la chose a eu 
licu ’'an passé) que l'une de ces clientes du beau quartier de notre 
petite ville entra un jour chez nous 4 I’heure de midi, pendant que 
nous étions 4 table, sans plus se faire annoncer. Le diner de midi 
aussi bien que le repas du soir avait lieu dans la grande salle d’en 
bas, grande, comme nous disions, non par ses dimensions archi- 
tectoniques, mais parce qu’elle nous contenait tous les huit, et la 
domestique par surcroft, laquelle trouvait, je ne sais comment, a 
sy mouvoir. Donc, nous étions tous 4 table, nous acquittant du 
menu de midi (la soupe et le bouilli, de la bien petite viande en 
1820!) avec la méme prestesse que le renard trailant sa commére 
la cigogne, quand madame de X... tourna le bouton de la porte, ct 
sen vint, avec une familiarité charmante, prendre place a la droite 
de notre pére, nous priant de ne point nous déranger, ce qui la fa- 
cherait, et « de la laisser faire sa confession », nous dit-elle, 4 son 
avoué. La consultation qu’clle demanda a notre pére, lui parlant a 
l’oreille, ct se servant avec lui des termes juridiques les plus perti- 
nents, ne nous fit pas perdre un coup de dent. N’était-ce pas exquis 
a cette grande dame de venir ainsi chez nous toute seule, sans tout 
ce train de laquais, et de prendre son avoué 4 table et en famille? 
N’était-ce pas aussi bien honorable pour notre pére? Il est certain 
que de tels procédés de la part de la noblesse provinciale envers la 
bourgeoisie de nos petites villes étaient ce qu'il y avait de plus pro- 
pre 4 rapprocher les uns des autres ceux d’avant et ceux d’aprés 89, 
et 4 les faire vivre ensemble civilement et galamment. Le mal était 
que peu de nos gentilshommes descendaient a ce plain-pied avec 
les petites gens. Ils eri usaient avec eux ni plus ni moins que s’ils 
eussent été en pleine jonissance de leurs anciens priviléges. Ils fai- 
saient grand tort au gouvernement du roi. C’était bien d’eux qu’on 
pouvait dire qu’ils n’avaient rien oublié et rien appris. Avec ces 
demeurants de l’ancien régime notre avocat ne se contenait pas 
toujours. Plus d’une fois il les remit 4 leur place ct dans les choscs 
du temps présent, et cela en plein prétoire, in luce fori. Mais son 
bois vert le plus vert, il le réservait pour ces larrons de particule, 
pour ces messieurs du village, qui, ayant eu pour pas grand’chose 
des biens d’émigrés, s’étaient bombardés barons ou chevaliers du 
fait d'une métairie ou d’un étang poissonneux, épaves des biens de 
quelque arriére-petit-fils des croisés. Ah! ceux-la n’avaient pas licu 
de se réjouir de l’avoir contre eux dans un procés! — Il haissait 
tant le faux et l’emprunté! 

Comme il était bon avocat, et de beaucoup Ie meilleur de l’en- 
droit, pourquoi ne le dirais-je pas? il lui venait beaucoup de plai- 


788 UN PERE DE FAMILLE 


deurs, et de touta espace. Ni les comtesses de Pimbéche, ni les Chi- 
coineau de la campagne ne manquaient chez nous aux jours de 
grande audience ; « lasonnette n’arrétait pas, » comme disait notre 
« fille »; alors an appelait aimsi sa domestique. Je vais encore s'en- 
tre-suivre, dans le corridor étroit et sonore par ow l'on entrant chez 
nous, cas braves campagmards, hommes ct femmes, ceux-ci leur 
baton de route 4 la main, et leur matin ou harbet sur les talons, 
eelles-la chargées de leur marchandise, d’un petit beurre 4 peine 
fait au d’un fromage trés-cansommé, Jes uns et les autres que le 
démon de la chicane poussait vers l’officine de l’avoué plaidant 
Ils arrivaient Ja avec. des esprits échauffés ct tout pleins de l'objet 
du litige, et, dans le cerridar méme, ils commengaient a dégoiser 
leur affaire en leur patois salé. C’était, pour nos oreilles, du pur 
attique de Bourgogne. Mais le comble du tapage ct du divertissement 
pour nqus autres marmots, ¢’était quand les chiens des plaideurs, 
matings, harhels ou croisés de toute provenance, venant 4 se ren- 
contrer dans ce corridor, les poils se hérissaient, les grognements 
précurseurs de la hataille se fajsaient entendre et que s’ensuivait la 
mélée. Martin haton faisait son office de draite et de gauche, qui 
mettait 4 la raison ces plaideurs de la gent canine, non moins en- 
ragés que leurs maitres. Ah! les bons jours pour nous. que ces jours 
de marché! La pitance en ceufs, beurre, légumes frais ou farineux 
était renouvelée au logis pour toute la huitaine. 


e.... Dat escam pullis corvorum invocantibus eum. 


Les affaires venaient, venaient a notre pére. Ten avait plus qu’iln’en 
pouvait plaider. Noussentions comme un petit vent de’ prospérité pas- 
ser sur cette chére petite maison. Tout le monde s’y ‘portait bien, le 
pére et fa mére, Dieu merci § et les enfants, chacun en leur rang d’age. 
Je ne sais pas si les enfants, nés et élevés dans les maisons opu- 
lentes, ont un sentiment bien délicieux de leur condition. Ce qui 
est de état de l'homme ici-has ne dit pas grand’chose a ces demi- 
dieux. Mais ce dont je me souviens bien et qui m’est comme actuel, 
c’est cette joie du corps et de l’4me qui nous possédait tous les six. 
au milieu de ces médiocrités temporelles et sous ce toit du pére el 
de la mére préservé par le bon Dieu. Ah! que nous ne pensions 
guére que le moment approchait ou Dieu, ayant jugé bon de nous 
affliger, ce toit du pére et de la mére s’écroulerait sur nos tétes, et, 
de six heureux que nous étions, ferait, en moins de deux mois, six 
orphelins tombés en euratelle! Les enfants ne pensent pas 4 cela. A 
vrai dire, il n’y a pas pour eux de biens caducs. Ils ne croient pas 
que leur pére et leur mére puissent mourir, et les quitter eux_st 








DE LAN 1800 A 1829. 789 


petits et si nécessiteux. Les aimables ignorants sc regardent comme 
en possession, dés ce monde, de la félicité éternelle ; ct il est bien 
vrai qu’ils en ont quelque avant-godt. Quel sot irait leur redresser 
le sens touchant les établissements d’ici-bas et les faire philoso- 
pher contingent et transitoire? | 


VIII 


Un type de ces temps-la du plaideur rural, que nous n’avons pas 
oublié et qui mérite une mention particaliére, c’est celui-ci: notre 
homme était d’unc commune trés-processive, la plus processive 
qui fat aux environs. La ils plaidaient tous, et pour des riens ou 
pour pas grand’chose. lis étaient tous a s’actionner les uns les au- 
tres. Le sang, la parenté, la longue possession, les actes notariés, 
le droit de celui-ci ou de celui-la clair comme le jour, le bien jugé 
du juge de paix, rien n’y faisait. Le mari contre la femme, le pére 
contre le fils, le frére contre le frére, le neveu contre l’oncle, et les 
cousins, donc ! -— iis n’en finissent pas dans cette Bourgogne ave: 
le cousinage, — contre les cousins; e¢'élaeit la guerre civile avec 
toutes ses horreurs. Aussi cette commune-la était la vache a lait - 
des avoués et avocats du pays. Notre homme, le pére M... (son nom 
est resté célébre dans l’arrondissement) aurait appelé Diew lui- 
méme en jugement, comme fit le saint homme Job. |} avait en sou 
sac et poor chaque jour de ja semaine son petit procés;, ef los gens 
que, par amour de la chose, 11 actionnait le plus constamment, c’é- 
taient ses plus proches parents dans la ligne masculine et feémmince : 
si bien qu’ayant amené un jour son propre fils devant les tribu- 
naux pour je ne sais quelle « roie » de terre dont le pése ct le fils 
n’étaicnt pas bien d’accord, l’huissier qui appelait la cause (i) était, 
comme on sait, d’humeur facétieuse), ne manqua pas de dire, haus- 
sant la voix plus que de coutume : « M... contre M... » On pul 
croire dans l’assistance que le pére M... s’actionnait lui~méme en 
justice. Et notre homme l’eut fait; si, chose invraisemblable! 2} eut 
manque de partie adverse. Notre pére avait le malheur d'étre l’avo- 
cat du bonhomme, lequel ne lui était qu'un trop fidéle client. Il ve- 
nait chez nous une fois la semaine, quand pas deux, appartaat son — 
avocat un petit procés tout frais né, ou s’enquérant de quelque 
autre affaire en voie de purge. Notre pére le redoutait comme la 
fiévre, et il avaid donné 4 la domestique la consigne de ne le laisser 
jamais monter jusqu’a |'Etude. II le verrait asscz i l’audience. Le 
pére M... ne se tenait jamais pour éconduit. Il rembarrait la do- 


790 "UN PERE DE FAMILLE 


mestique et tirait droit vers I’Etude. La il recommengait la kyrielle 
de ses griefs, ct, comme I’ Intimé devant Georges Dandin, il redisait 
son affaire ; mais il ne parlait pas du « quartaut de vin ». Notre pére, 
forcé dans son chez soi par ce plaidailleur assassin, ne savait qu'un 
moyen d’en débarrasser son plancher; c’était de l’emmener avec 
lui 4 l’audience et de mettre entre son bourrcau et lui la barre au- 
guste du prétoire. Au reste, le pére M... ne se ruinait pas plus lui- 
méme en procés qu’il n’enrichissait son avocat. Comme il aimait le 
litigicux pour le litigieux, et qu'il tenait fort 4 ses petits écus, il 
donnait dans les toutes petites affaires seulement, dans lc fretin de 
la chicane. Contester beaucoup et toujours ct payer peu, ou en faire le 


-semblant, c’était tout l’homme. Dans le réglement des frais et ho- 


noraires de l’avoué, et quand venait pour le bonhomme ce dur 
quart d’heure, il était bien amusant. Il s’exécutait, mais avec quel 
mauvais vouloir et aprés combien de cérémonies! Délier les cor- 
dons de cette grosse bourse en cuir! ll y avait toujours a cette bourse 
un diable de nceud, duquel il ne pouvait venir 4 bout. « Ma (mais) 
comben (combien) don que j’vous devions pour c’te (cette) fois-ci, 
monsieur N... — Vous le savez bien, pére M...; c’est un écu de six 
francs. — Tant que ca, monsieur N..., as-ce que (est-ce que) ce 
ne serdt pas (ce ne serait pas) assez de trois francs? — Mais, eo 
conscience, pére M..., je ne peux pas vous demander moins que 
cela. — Ma je seu (je suis) point riche, monsieur N...; J’ons pas 
(nous n’avons pas) fait de vin c't’année. — Allons donc, pére M..., 
vous avez de la terre de tous les cotés! » — Et c’élait vrai. Et le 
vieux plaideur, pestant contre la justice qui le ruinait en frais, 
finissait par aveindre cet écu de six francs qu'il remettait a son 
avocat, non sans l’avoir tourné et retourné de pile & face et de face 
a pile dans ses mains terreuses. Un écu de six francs, 4 l’effigie du 
bon roi Louis XVI, pour deux heures de plaidoirie, ce n’était vrai- 
ment pas cher, méme pour le temps! Allez donc offrir aujourd'hui 
un écu de six francs 4 MM. les avoués plaidants de Ch.-s.-S.! ly 
a beau temps qu’on n’y connait plus cette monnaie-la. Qu'll cul 
gagné ou qu’il eut perdu son procés, le pére M... recommencait de 
plus belle 4 plaider. L’affaire gagnée, et quoiqu’il se fat séparé 
douloureusement de son écu de six francs, il prenait congé de notre 
pére, le coeur léger et la téte haute. « J’ons (nous avons) tout méme 
gaingné (gagné) not’ procés, » disait-il se parlant & lui-méme, él 
faisant résonner sous le poids de ses gros souliers ferrés les degrés 
en bois par ou l’on montait & I’Etude de notre pére. Quand il avait 
perdu son procés, il ne manquait pas, en malin paysan qu'il était. 
a tirer bon parti de sa détresse, ct voici comment. Sachant a quel 
avocat humain il avait affairc, il l’amenait tout doucement a con- 








DE L'AN 1800 A 1822. 194 


sentir de petits rabais, comme de six francs 4 cing, 4 quatre, a 
trois francs. Notre avocat n’y faisait pas trop de difficulté, parce 
que son client était sorti échaudé du tribunal. [} lui arriva maintes 
fois de dire au pére M..., au lendemain de telles catastrophes : 
a Non, pére M..., ce sera, pour cette fois-ci, le plaisir de vous obli- 
ger. » Notre mére, qui avait ses six poussins 4 nourrir, ne se gé- 
nait pas pour le blamer devant nous de ce désintéressement peu 
raisonnable. Mais il avait le coeur ainsi fait; et il était, le cher 
homme, si net de cupidité que, méme en se faisant payer de son du, 
il aimait mieux avoir du dessous avec son débiteur que de penser 
quil le renvoyait de chez lui mécontent de ses procédés et de sa 
personne. [] n’était qu’un simple honnéte homme, et point un 
saint; eh bien! il avait des pudeurs de conscience a se faire ac- 
croire 4 lui-méme que, dans cet honnéte argent qu'il gagnait a la 
sueur de son front, il entrait peut-étre du bien d’autrui. Il y a 
soixante ans de cela; et jc ne sais comment le souvenir que jen ai 
gardé m’attendrit jusqu’aux.larmes. 

lesamedi de la semaine suivante ramenait le pére M... au seuil 
de notre maison. Il ne lui fallait pas plus d’une semaine pour se- 
mer et faire pousser un procés. Il revenait donc sonner 4 notre 
porte; et, comme on savait le jour et l'heure de ces visites calami- 
leuses, la domestique avait l’ordre de fermer la grosse porte du 
corridor d’entrée, du plus loin qu’elle verrait le pére M... déboucher 
dans notre rue. Le bonhomme n’en secouait que plus violemment 
lasonnette. On ne lui ouvrait pas. Alors il criait de la rue de cette 
voix enrouée par la chicane et par le petit vin ducrd: « Monsieur 
N... ya-ti (y est-il)? — ¥ n’y a pas (il n’y est pas), vous repassérins 
(vous repasserez) in niautre jour (un autre jour), » lui répondait de 
lintérieur la domestique. Et le pére M... des’en aller de son petit 
pas en maugréant. 

On l’avait si bien accoutumé 4 ces renvois 4 huitaine, qu’un jour, 
sur le coup de midi, un peu avant l’audience, comme il hélait de 
la rue notre domestique, lui demandant si M. N... y étét (était), 
notre pére en personne se montra 4 sa fenétre et lui répondit qu'il 
n'y était pas. C’était un samedi de gagné sur ce vampire, et cela de 
moins de sang qu'il tirait de notre pére. On n'est pas toujours plai- 
dant pas plus qu’on n’est toujours vivant. Un samedi, je ne sais. plus 
trop en quel an et en quel mois, le pére M... ne vint plus secouer 
notre sonnette. Nous apprimes par des gens de sa commune qu'il 
était mort des suites « d’un chaud et froid » qu’il avait gagné le 
samedi d’avant, 4 sa sortie de l’audience. Les consanguins et cohé- 
ritiers du bonhomme le pleurérent peu. Il leur laissait son bien, 
et i] ne-les actionnerait plus, au moins en ce has monde. On dit que 





102 UN PERE DE FAMILLE 


ses enfants trouvérent parmi les papiers de la succession plusieurs 
assignations 4 comparaitre concernant chacun deux. La mort les 
avait rendues nulles et de nul effet. 

Toute profession bien exercée et en conscience ne donne pas peu 
de tablature. Un honnéte homme y consumera toutes les forces de 
son corps et de son dme, 3’il veut faire les choses avec tout le déli- 
béré de l’honneur et de ja vertu. Joignons a cela, pour ce qui re- 
garde ‘notre pére, les pointes de fer de la nécessité, comme dit le 
poéte. €’était le bon temps de l’honorabilité professionnelle, €a pro- 
vince particuli¢rement. Je ne veux pas dire qu'on ne |’y trouve plas 
aujourd hui telle que nous l’avons connue,'& Dieu ne plaise! mais 
alors elle était véritablement.en son état virginal. J’aurai l'occasion 
d’en reparléer 4 propos de. certains notaires, contemporains de notre 
pére, lesquels ont vécu et sont morts, tout notaires qu’ils étaient, 
on peut dire, en état de sainteté. Notre. pére, en sa double qualité 
d’avoué et d’avocat des mémes parties, fut plus d’une fors constitué 
confident et gardien des intéréts les plus délicats. Comme on le sa- 
vait homme de lumiéres naturelles grandes, et d'une bonté a 6'é- 
mouveir pour son client d’un cas perplexe et douloureux, 11 n'était 
rien que ce client ne lui cenfidt du plus particulier de ses affaires. 
J'ai dit plus haut qu’on se confessait 4 ce galant homme, et c’était 
vrai; ‘il écoutait si bien, de si prés, et, comme les bons magistrals 
instructeurs, plus des yeux que des oreilles! J] n’aidait pas moms 
bien les gens 4 lui dire tout ce qu’ils avaient a lui dire, ‘les paysans 
notamment : non pas qu’ils soient des bétes en aucun canton de 
France ; mais, quand ils plaident, il est nécessaire d'user avec eux 
de la méthode socratique et d’accoucher ces esprits violents que le 
trop plein de la chicane oblitére. Et puis ils ont tant de roweries a 
eux dans leur sac! Et quelle casuistique en matiére d’intéréts! lis 
ne manquaient pas de dire, sortant de |’Etude de notre pére : « Ah! 
par ma fi (ma foi)! c’en est un c’tula (celui-a) qui sésit ben ce qu’on 
n’y dit (saisit bien ce qu’on iui dit) ! 

Certains procés, non de ceux que les paysans apportaient au mar 
ché du samedi avec leur petit beurre et leurs poulets maigres, mais 
de ceux ol de grands intéréts se compliquaient de tristes discerdes 
domestiques, causaient un vrai tourment d’esprit 4 notre pére. 
va de soi qu’il se portait aces affaires extraordinaires avec toute sa 
généreuse ardeur et tous ses moyens. La profession je veut ainsi, et 
le public n’attend pas moins d’un avocat jaloux de sa réputation. 
Mais notre pére avait un sens trés-vif et trés-humain des persennes. 
Un dossier & compulser, c’était la moindre des choses pour ce bon 
praticien. Ce qui touchait fartement cet homme de bien, je dis for- 
tement, et non pas d’une maniére sentimentale, c’étaient la natore 








DE L’AN 1800 A 1892. 798 


du différend, la qualité et la condition sociale des parties. Il s’affli- 
geait pour notre pauvre nature humaine des passions basses ou per- 
verses dont tes gens bien élevés eux-mémes ne sont pas exempts, 
et qui Jes amment les uns contre les autres jusqu’a l’action en jus- 
lice. En sa qualité d’avoué et de conseil de Pune ou de Vautre des 
parties intéressées, il recevait les confidences les plus candides, 
comme cela a lieu de consultant & consulté, et les plus abandon- 
nées sur la: matiére, les origines et la levure de ces gros proces. On 
les appelait dans l’ancienne judicature les causes grasses. Cette le- 
ture, je tiens 4 mon image, c’était toujours l’argent, l’argent qui 
mei la brouille entre ceux du méme sang et de la méme nitée, l’ar- 
gent qui edi! brouillé Castor et Pollux, sits n’eussent pas été fils des 
deux, au moims par leur pére, et 4 cause de cela exempts des cu- 
pidités du commun des mortels. Cet argent, soit qu’il-provienne de 
successions, de partages mal faits, d’hoiries ot il y a du plus pour 
les uns, du moins pour les autres, soit qu’il ait été distrait de bé- 
néfices communs par des mains d’associés peu délicates, cet argent 
est la torche d’Erynnis qui met le feu & nos maisons. Comme cet 
argent, que nous soutenons dtre le nédtre, nous enflamme en effet ! 
quels emportements sar notre droit! quelles cupidités déclarées et 
qu'on étale toutes nues devant son avoué ou son avocat! quelle vio- 
lence des sentiments et du langage a l’égard de la partie adverse ! 
quelles imputations ou quelles insinuations! Comme un plaideur 
vous habille son prochain! Et l’affreux personnage que .)’intérét, 
« ce dien du monde », Bossuet l’appelle ainsi, quand il parle pour 
lm et contre quelqu’nn, dans le téte-a-téte d’une consultation! Il 
n’a plus ni éducation, ni retenue, ni pudeur. Il a une éloquence et 
des fureurs de harengére. Un homme en. cet état — que dirons-nous 
d'une femme? — est tout a l’argent, aux ressentiments, & la van- 
dicte par les lois, aux reprises. [i ou elle ne respire que frais de 
Justice et papier timbré. Ah! la nature humaine entendue en con- 
fession par an homme de loi n’est pas belle 4 connaitre ! Ces pro- 
cés, pleins des ferments de la chicane et du venin des inimitiés 
privées, outre qu’ils sont les plus difficultueux dans l'espéce, 
donnaient bien de l’occupation a ce petit avocat de province. Ils 
Febligeaéent. aussi 4 beaucoup instrumenter avec son sens physio- 
logique. Il étudiait ses parties en praticien et en philosophe. Et 
comme, 2 connaitre les hommes, c’est moins le nombre qui sert 
que léoffe dont certains originaux sont faits, il avait dépouillé 
dans sa pratique assez de ces derniers pour ne rien ignorer du coeur 
hwemain, du ceur humain intéressé et passionné! De tout cela il 
S wait fait une sagesse un peu triste, haute, railleuse, nullement 
@risanthropique, et, au demeurant, bonne et indulgente. Il vivait 


194 UN PERE DE FAMILLE 


des procés, hélas ! comme le médecin vit de ses malades. Mais l’en- 
geance processive lui était odieuse : il la traitait de peste des soci¢- 
tés et des familles; et quoique le génie propre de la profession d’a- 
voué consultant et plaidant soit de trainer d’une Saint-Martin 4 
l’autre le plus petit procés qu'il y ait au monde, et, ce faisant, de 
lengraisser dans |’épimette a la maniére des chapons, ce trop 
homme de bien faisait toute diligence pour expédier l’affaire et 
pour donner satisfaction a son client. ll lui arrivait bien rarement 
de demander au tribunal le renvoi 4 huitaine. Pour qu'il prit ce 
parti-la, il fallait qu'il fat véritablement sur les dents. 

Ce n’est pas un idéal d’avoué plaidant que j’ai imaginé pour 
l’ornement de ces Mémoires, non, c’est un ayoué plaidant de pro- 
vince que j’ai vu et entendu, un bon pére que nous avons aimé de 
toutes les forces de notre filial amour, et que nous aimons encore, 
tout poudre qu’tl est. 

C'est l'un des meilleurs hommes dont se souviennent encore 
notre petite ville et les lieux circonvoisins. Thémis, aux balances 
divines, m’est témoin que je n’ai rien avancé qui ne soit vrai. 

Nous mourons tous du métier que nous exercons, et cela un peu 
plus t6t, un peu plus tard. La chose vient plus vite pour ceux qui 
veulent servir deux maitres & la fois, le travail et le plaisir. Notre 
avocat, vous savez, n’était pas d’une constitution bien robuste. Chez 
lui la musculature était pauvre, elle était quasi nulle; les nerfs y 
suppléaient, et tout ce que ce petit homme avait d’esprits vitanx, il 
le dépensait, pour ne pas dire qu’il l’exhalait dans 1a plaidoirie. 
C’était ainsi. Il y payait de toute sa personne ct de quelque chose de 
plus qu’on sentait douloureusement, et comme si ‘homme allait 
vous manquer. Le barreau de Paris |’aurait dévoré en moins de dix 
ans. La province et ses petites judicatures nous le conservérent pen- 
dant vingt ans. Je ne dis rien du régime local, du bon air de nos 
coteaux, de la tempérance pythagoricienne de notre maison et des 
tendres soins de notre mére pour ce cher époux. Dans ces vingt an- 
nées de grace que lui fila la Parque, notre mére a bien été pour 
plus de moitié. Dans quel état il nous revenait de Paudiencee, épuisé 
d’esprit, la voix éteinte (il n’en avait qu'un filet dont nos oreilles 
ont gardé une perception si distincte), ses pauvres flancs tout hale- 
tants, son linge collé 4 sa peau, ne soufflant mot ni & sa femme ni 
& aucun de nous. En hiver il allait s’asseoir devant Vatre de la 
grande salle, tournant le dos 4 un bon feu qu’on avait fait pour lui. 
ct s’y ressuyant de son mieux. Notre mére, tout empressement au- 
prés de lui, ne le quittait pas des yeux. Ah! quelle maniére elle 
avait de regarder cet homme sur Icquel toute notre maison reposatt, 
et qui, venant 4 manquer 4 celle-ci, la précipiterait 4 terre! Quel 











DE L'AN 1800 A 1823. 705 


regard, en effet! il percgait jusqu’aux moelles de cet époux, de ce 
chef de famille qui déja mourait a la peine. Dirai-je le détai) que 
voici? il est du dernier familier, mais il est si humain et il éton- 
nera si peu les épouses dévouées ! Notre mére se tenait 14, derri¢re 
son mari, s évertuant a frictionner avec de la flanelle ces flancs en- 
doloris et cette poitrine rompue, comme pour rappeler ce qui s’en 
était écoulé de sang et de force vitale. Elle y allait de toute cette 
énergie tendre que metlent 4 la chose nos meilleures et nos der- 
niéres garde-malades. Hélas! elle n’avait pas 4 lui rendre un long 
temps ce conjugal office ! 


IX 


Je donne ces antiques mceurs pour ce qu’elles étaient. Je me dé- 
fendrais comme de mentir d’appliquer de fausses couleurs sur ce 
fond de simplicité provinciale, et de barbouiller de je ne sais quelle 
lie romanesque ces honnétes visages de nos péres et de nos méres. 
Ceux de notre petite bourgeoisie qui commettent l’impiété de renier 
leurs origines ect de renoncer leurs anc¢tres, les sots! — il en est 
encore beaucoup parmi nous — qui, aprés 89, ont trouvé le moyen 
de se « gentilhommiser », soit en s’allongeant d’un de qui ne leur 
appartient pas, soit en retranchant du nom paternel la racine de 
roture, et n’en retenant qu’un surgcon de noblesse subsidiaire, 
comme de s’appeler M. de Champclos tout court au lieu de M. Lam- 
bert ou Bernard de Champclos, ceux-la n’aimeront pas ces petites 
annales de la gent bourgeoise de 1800. Elles paraitront basses et 
igmominieuses 4 ces arriére-petits-fils de M. Jourdain; mais elles 
ne déplairont point, 4 cause de la vérité des temps et des milieux, a 
tous les bons fils qui n’ont pas oublié leurs origines, le sang du pére 
et celui de la mére qui coulent dans leurs veines, et ce toit paternel, . 
la premiére école de religion, d’honneur, de travail, de médiocrité 
difficultueuse et patiente. Ceux-la je les appelle les bons parvenus 
de Ia petite bourgeoisie, pour qui 


« Point de franche lippée 
Tout a la pointe de l’épée. » 


Eux aussi ils sont « de race », bien qu’il leur manquc blason et ar- 
moiries; je m’explique : ils sont de la race, encore saine ct fort 
accrue depuis 89, de ce tiers état que les vicissitudes les plus ino- 
pinées et les plus cruelles de la politique ont corrigé, au moins 
cela devrait étre, de sa premiére infatuation constituante, et qui 


706 UN PRRE DE FAMILLE 


travaille encore aujourd’hui, Dieu lui vienne en aide! & déterminer 
ce que notre cher pays peut porter d'autorité et de liberté. Ces bons 
parvenus ont par-dessus tout l’amour du travail et le génie des ac- 
quisitions. Ils se comportent, encore un peu! dans la vie conformé- 
ment 4 des traditions et 4 des exemples domestiques d’une bonté, 
et pourquoi ne pas dire d’une grandeur morale véritable. Tout ce 
qui s'est passé dans les maisons de nos péres, et qui se continue 
dans beaucoup des ndtres, n’a pas été étalé aux yeux du monde. 
Ces choses a du dedans » (7a Zev), comme les appelle le tragique 
grec, ne se publient pas 4 son de trompe. Dieu seu! les voit ef 
les loue. Et ceux qui se travaillent beaucoup la cervelle pour 
nous démontrer qu’on ne rencontre plus d’épouses et de filles 
chastes dans nos maisons n’ont qu’a y venir pour se convaincre 
que beaucoup de ces honnétes personnes demeurent chez nous, ou 
tout prés de chez nous. II faut le dire aujourd’hui et le dire haut : 
c’est dans les Classes moyennes, comme on les a justement dénom- 
mées et sans esprit de particularisme, c’est dans ce milieu 
sensé, honnéte, industrieux que naissent les meilleurs hommes 
et les citoyens tes plus rangés 4 leurs devoirs et aux lois. Et comme 
ces classes moyennes ne cessent pas de se recruter de tous ceux 
qui travaillent 4 cété d’elles ou un peu au-dessous, de tous ceux 
qui savent acquérir, épargner et conserver, il s’en suit que, bien 
loin de faire caste et souche de privilégiés, elles attirent a elles et 
s’agrégent naturellemcnt tous les bons ouvriers que le maitre a 
loués et envoyés travailler 4 sa vigne. La est le vrai mouvement dé- 
mocratique et égalitaire des sociétés chrétiennes. C’est un mouve- 
ment mesuré, soutenu, perpétuel. Et les choses ne se font pas déja 
si lentement a voir le nombre étonnant de ceux qui, depuis soixante 
ans, ont leur place au soleil dans le domaine temporel et spirituel 
de la haute et moyenne bourgeoisie. Nier ce fait-la ou vouloir y 
attenter en remuant tout ce qui est au-dessous et qu’on a appelé du 
terme grossier de couches inférieures, c’est se comporter en fac- 
tieux, mieux que cela, en contempteur cynique du petit peuple. 


X 


Ces enfants des Classes moyennes, sortis de maisons qu’avait ha- 
hitées la médiocrité besogneuse, la trés-proche pareste de la pau- 
vreté, sont doués sans contredit des vertus civiles du meilleur aloi. 
Regardes un peu quels ont été leurs commencements, et quel est 
leur tempérament dés le bas Age, et plus tard dans leur jeunesse, 








DE L’AN 1860 A 1822. 197 


aprés quills ont eu revétu la prétexte. Tous ils ont fait par eux- 
mémes leur destin ; tous ils ont mangé le pain sec et les pois chi- 
ches qu’on donne aux apprentis des petits métiers. Dans la maison 
et 4 la table paternelle, nul régal que je sache, et pas la plus petite 
chatterie. On les hahillait avec du gros drap a soldats, tout fils de 
messieurs gu'fls étaient ; et il fallait voir comme ils sortaient fa- 
gottés des mains des couturiéres. C’était rustique ; mais c’était ga- 
ranti pour |’éternité. Et dés qu’on les avait sevrés, on les donnait 4 
dégrossir, 4 durcir serait plus juste, au magister du lieu plagosxs 
Orbilius, lequel 4 grands coups de férule leur imprimait sur la 
main et, par corrélation, dans le cerveau les premiers principes du 
discours. Excellente école du patir pour l’4me et pour le corps! 
Dérivatif parfait aux lendresses maternelles et a toutes les espaces 
de lachctés du sang! Bientét ils venaient aux Humanités et 4 ces 
huit années de régime pénitentiaire qu'on appelle le collége, et que 
notre sentimentalité nouvelle a imaginé de trouver inhumain; 
comme sil esprit et le caractére du jeune homme, de ce fier et fou- 
gueux animal, ne devait pas étre malmené et maté dés les premiers 
emaportements de nature. 
Et les Humanités terminées, — qu’elles aient été médiocres ou 
brillantes, cela n’importe! ce sont les Humanités. Voici le temps 
pour ces fils de petits bourgeois de faire 4 leur tour leur pereée au 
plus dru de cette mélée du monde, ot chacun « fait pour soi p, 
comme me disait un bon égoiste « je fais pour moi », et se pousse 
en passant sur le ventre de celui-ci et de celui-la, et de cet autre 
encore qu'il a devant lui. Les durs el longs apprentissages ! Et 
quelles quarantaines aux voies d’entrée des carriéres ! Lequel d’en- 
tre nous n’a pas, comme on dil, mangé, dix années durant, de la 
vache enragée, avant d’étre quelqu’un, non pas d'importance, mais 
qui a simplement 4 gagner sa vie? Et cet argent du pére de famille, 
ce saint argent, duquel il s'est saigné aux quatre veines, et qu'il 
avance 4 ce cher fils, soit pour ]’aider & conquérir ses degrés, soit 
pour lui ménager |’acquisition d’une charge ou d'un office ! Honte 
et malheur aux fils qui font un mauvais usage de cet argent pater- 
nel amassé sou 4 sou, et qui le dissipe en débauches! C’est vrai- 
ment la substance et le sang de leurs péres qu'ils mangent et qu’ils 
boivent. Mais les bons fils de petite provenance bourgeoise, ces hé- 
riliers secs, tant du cété paternel que du maternel, songe-t-on assez 
a la peine qu’ils ont eue a faire leur chemin? La famine, oui, la fa- 
mine au propre, ils l’ont connue, ayant toutes leurs mdcheliéres, 
et pendant tout le temps de leur noviciat professionnel. lis ont pati 
des intempéries de |’air, étant tout juste vétus. Ils ont perché dans 
la mansarde du pauvre ; ils ont soufflé dans leurs doigts, tout en 


- 





198 UN PERE DE FAMILLE 


étudiant leur Corpus Justinianum, ou leur Aphorismata Hippocra- 
tica, ou les maitres d’Athénes et du Latium. Ils ont eu plus de mal 
a gagner leurs premiers quinze cents francs qu’Alexandre le Grand 
a faire la conquéte de!’Asie. Ce premier argent qu'on touche de ses 
honnétes mains comme on le trouve bon! Comme on le pése et le 
soupése! Ce sont les prémices du travail et de la vie civile; car du 
jour ou vous gagnez votre vie, vous étes quelqu’un dans ce monde. 

Les niveleurs et les tristes maniaques d’égalité qui veulent mettre 
en bas ce qui est en haut, et reguinder en haut ce qui est en bas, 
ces destructeurs de l’ordre social, se gardent bien d’examiner com- 
ment s'est faite et continue a se faire cette hiérarchic, raisonnable 
et nécessaire, des conditions. Ils ne voient partout que des gens 
nantis au mieux dans leurs affaires, pleins de la graisse de la 
terre, ou bien en grande autorité et crédit parmi leurs concitoyens. 
Ils ne voient partout que du monde au-dessus d’eux, et des tétes 
de pavots 4 abattre. Et ils ne veulent pas voir, ayant les yeux 
injectés du pus de l’envie, que ces hommes des classes moyennes, 
arrivés, comme on dit aujourd’hui, ont cent et cent fois roulé leur 
rocher de Sysiphe jusqu’au haut du mont. Celui-ci sans doute n’est 
pas devenu, dormant le jour, et la nuit courant le guiidou, le bon 
avocal, le légiste entendu, le médecin en renom, l’artiste ou Pé- 
crivain du premier ordre qu’il est aujourd'hui. Cet enrichi du né- 
goce, de la grande industrie, voire de la boutique, que votre 
rhétorique, factieuse et basse, dépeint et dénonce aux multitudes 
comme une sangsue gorgée du sang des petits, a-t-il donc fait ses 
affaires, qui sont bien un peu celles du public, et les soutient-il 
encore en poussant la fumée de son narguillé aux lambris de ses 
salons, et michant le haschish ? Disant cela vous-méme ou le fai- 
sant répandre par vos agents de révolution, vous mentez, vous ca- 
lomniez ; vous mettez l'escopette aux mains des briseurs de coffres- 
forts, des pillards et des escarpes. Quand le travail, qui est le bat 
de nous tous en ce monde, et qui 4 lui seul ferait les bonnes 
mceurs, est noté chez un peuple pour la proscription, on peut dire 
que ce peuple a vécu. Il est vide de religion, vide de justice, et tout 
4 l'heure des distinctions du tien et du mien ; il n’a plus rien a faire 
sous le soleil. Dieu a rejeté de devant sa face cet enfant d’Adam qui 
hait le travail, et qui ne veut plus manger d’un pain trempé de ses 
sueurs. 

C'est le prendre bien 4 son aise avec les Classes moyennes que de 
prononcer, du haut de sa suffisance, quelles ne sont plus bonnes 
qu’a pourrir en terre, et a faire du fumier pour « les couches s0- 
ciales du dessous ». Et d’abord qu’est-ce que « ces couches sociales 
inférieures », selon cette nouvelle géologie démocratique ? Il n’cxiste 











DE L'AN 1800 A 1329. 79 


pas « de couches » inférieures dans les démocraties, puisque le 
propre des démocraties est de faire que tout ce qui est en bas se 
pousse en haut naturellement, a son heure. Quand cela se passe vio- 
lemment et par des coups de faction, ce n’est plus un fait de démo- — 
cratie ; c'est un fait d'usurpation démagogique; c’est un attentat a 
la chose publique elle-méme. Le terme de « couches inférieures » 
appliqué a un Etat et a des personnes vivant en démocratie est donc 
un terme faux et méprisant; outre qu'il est on ne sait de quel dia- 
lecte ou patois. Au contraire, « Glasses moyennes » est le terme qui 
convient par excellence 4 notre ordre social moderne. II est vrai- 
ment civil et populaire. Il dit 4 la fois ce qu’est le plus grand nom- 
bre parmi nous, et ce que chacun de nous peut devenir et devient 
immanquablement par le travail, l’épargne et les bonnes meeurs. Je 
n’ajoute point, par le génie et l’excellence des dons naturels: cela 
n’a jamais manqué dc se produire. Que |’on dispute du sens politi- 
que des Classes moyennes et deleur aptitude diriger les affaires pu- 
bliques; ala rigueur cela n’est pas hors des choses disputables. Mais 
que l'on conteste ce qui a fait dans tous les temps leur vraie force 
et importance sociale, a savoir, ce génie souple et multiple qui ne 
se refuse 4 rien, qui n’est en rien au-dessous de lui-méme dans les 
professions, les arts et les métiers, voila ce que nous ne pouvons 
pas supporter, nous les enfants de ces Classes moyennes, nous fils 
de petites gens qui « labourons, laboramus » comme on disait au 
quimziéme siécle, depuis que nous sommes au monde, el qui, la 
chose est sire, rendrons |’Ame, courbés sur notre sillon. Nos ori- 
gines sont saines, honnétes, respectables. Nos personnes, pour 
n’étre pas les premiéres de 1]’Etat, ne sont pas‘ inutiles 4 la chose 
publique. Nous composons le gros des abcilles ouvriéres de la ru- 
che. C'est des Classes moyennes que l’impdt tire son suc le meilleur, 
et le moins sujet 4 manquer. Des Classes moyennes sortent, il y pa- 
rait bien, l’élite des talents et des capacités au civil ct au militaire. 
On y amasse beaucoup d argent: on y fait de grandes fortunes, et 
beaucoup plus vite qu’autrefois. On les fait méme trés-vite, et par 
des moyens ignorés de nos péres, et néanmoins conforimes a l’éthi- 
que financiére des temps modernes. Mais qui dira que pas un de 
ces favoris du dieu Mercure se soit enrichi en dormant? Comme ils 
ont été 4 la peine, ils sont aux bénéfices. On ne voit, on ne connait, 
on n’envie ect on n’appéte que leur argent d’aujourd’ hui ; et déja des 
milliers de mains scélérates sont tendues pour leur ravir cette 
proie opime au jour de l’universel Partage. Que ne nous parlez-vous 
un peu de cet argent avec Iequel ils ont commencé d’opérer? C’est 
ce petit argent des débuts qu’il faut regarder, et avoir en grande 
estime. Ce sont les deux ou trois petits écus avec lesquels cet 


800 UN PERE DE FAMILLE 


homme est venu de son village a Paris, et qu’il a fait se centupler 
par des prodiges d’industrie, d’épargne, de patience et de bon cal- 
cul. Si cet argent des commencements, quia fait celui d’aujourd’bui, 
n’est pas la sueur et le sang de cet homme, qu’est-il donc? Et en 
vertu de quel droit sauvage lui voulez-vous dter ce qui est son bien 
et non le vdtre? 

Oui. Il y a du vilain argent, et qui est dans de bien vilaines 
mains. C’est celui que l'Evangile a appelé |’argent de Mammon. Il y 
a pire encore que ce fruit de coquincries mconnues ct impunies. 
C’est argent que détiennent les avares. Oh! les abominables mains 
que celles qui ne se sont jamais desserrées pour les pauvres | Elles 
sécheront, au jour du grand jugement, a la parole du souverainJage 
des vivants et des morts, comme a séché ce figuier maudit par le 
Sauveur. Mais quelle compensation & l’argent mal acquis ou mil 
retenu que ces milliers de fortunes honnétes et rondelettes que nous 
voyons réparties entre ceux des Classes moyennes! C'est |'annuelle 
moisson du travail, de la sagesse et. de la probité commerciale. Que 
Dieu la préserve des charangons du socialisme ! Hélas ! ils y soni 
déja dévorant le grain, peur se rabattre aprés sur la paille! 


XI 


Pour estimer les vieilles sociétés, les sociétés chrétiennes, au 
plus prés de ce qu’elles valent moralement, il faut les reprendre a 
soixante ans en arriére, et pas plus au dela. Nous tenons ainsi 00s 
origines vraies et, pour ainsi dire, vivantes. La lignée est directe: 
elle n‘a pas passé le premier degré. C’est le sang tout pur des peres 
et des méres qui coule dans les veinesdes fils. Ceux-ci ont donc qua 
lité pour connaitre des meeurs actuelles, et pour nous dire en quol 
celles-ci soutiennent l’exemplaire de l’antique simplicité, em qua 
elles l’ont défiguré et gaté. Oui, défiguré et gaté, en, si peu d’annte 
et en tant de maniéres ! Et qui ne voit combien le gouvernement é¢ 
la famille, 08 consistent la force et l'honneur principal des (asses 
moyennes, est différent de ce qu’il était il y a moins d’un dem 
si¢cle? Les plaisants péres que ceux d’a-présent ! Des Géronte deo 
médic. Térence les a appelés avec une malice toute grecque, pro 
pitii patres. Il edt mis fatui, pour spécifier ceux de notre temps 
fatui n’est-il pas mon fait et le votre? ceci soit dit entre nous. 

li n'est que trop vrai; les Classes moyennes ont perdu depuis 
soixante ans beaucoup de leur bon sens originel et de leur solidit 
morale; et le peu qui leur reste de l'un et de l'autre est aujourd hu 











DE L’AN 1800 A 41822. 801 


et plus que jamais a l’aventure. Nous avons vu tout récemment, 
sous les coups redoublés de la fortune adverse, nos plus fortes tétes 
et nos meilleurcs langues aussi se déconcerter et baltre l’air d'une 
rhétorique vaine et pitcusc. Elles avaient mis la main sur I'Etat a 
la faveur d’un mauvais coup de la plébe: elles ne font que cela 
depuis 1792. Elles pensaient « avoir retiré a elles », sclon la belle 
expression de Bossuet, tout sens et toute vigueur politiques. 
On connait les belles suites de cet acte d’infatuation inouic. La 
France est tout prés d’en mourir. Depuis, ce qui ne manque pas 
d’arriver aprés chaque commotion intérieure, les pestes morales 
qu’on peut dire propres ct inhércntes aux Classes moyennes, a sa- 
voir, lenvie, les vanités d’imitation, ct certaines sensualités que 
nous avons tant reprochées aux privilégiés de l’ancienne monar- 
chie, n'ont pas cessé de s’accroitre et, gagnant plus petits que nous, 
de se « démocratiser ». Eh! n’avons-nous pas vu, pendant les mau- 
vais jours de la Commune, des étalages d’épicurisme déguenillé et 
de crapule en talons rouges qui n’étaient pas du tout plaisants? 
Certes, ce ne sont pas la des faits de peu 4 la charge des Classes 
moyennes ; ct il n'est que trop manifeste que l’ancien esprit bour- 
geois a péri parmi nous; j’entends l’esprit de la condition, qui de 
soi est raisonnable, avisé, bon économe de la chose privée, 
ennemi-né — voycz madame Jourdain! — du clinquant et des 
semblants de richesse, de noblesse ct de grandeur. C'est l’esprit le 
moins imitaleur qui soit au monde; au moins ce l’était au temps 
de nos péres. 

Or, parce que les Classcs moyennes se sont dérangées de leur 
assieltc, ce n’est pas une raison au Socialisme de les vouloir man- 
ger et digérer. Si ceux d’en dessous, ou « des couches inférieures », 
valent mieux que les bourgeois par les mceurs ct les vertus civiles, 
et que cela soit bien démontré, oh! alors, il est juste que le pire 
soit dévoré par le meilleur; et le Socialisme n’a plus qu’a procéder 
4 Ja maitresse opération de la transfusion du sang. Plus tot ce sera 
fait, micux ce sera pour le patient. Mais si le cas est encore a 
prouver; si le mal moral est le méme, avec de moindres raffine- 
ments chez ceux des basses classes; si vos vices 4 vous, plébéicn, 
ne différent des miens que par un peu moins de fard et d’cnduit 
pharisaique, votre athéisme par un peu moins de bel esprit et de 
fatuité, vos sensualités ct vos abandonnements de nature par un 
peu moins de décence et de genlillesse, pourquoi vous diles-vous 
meilleur que moi, et me voulez-vous mettre sous vous? En quoi 
étes-vous un membre du corps social plus sain que moi? Et qu’aura 
gagné le corps social, aprés que vous men aurcz oté, moi que 

25 Aovr 1875. " o2 


S02 UN PERE DE FAMILLE 


vous dites atteint de la gangrénc? Gangréne, soit; mais pas plus 
micnne que votre. 

Non, les Classes moyennes n’ont ricn au-dessous d’elles qui soit 
de race mcilleure et de mcilleur sang; et je ne vois pas qu’il y ait 
lien au mort de saisir le vif. La successton des Classes moyennes 
n’est nullement ouverte, puisqu’elles ne cessent pas de s’agréger 
ceux qui, leur pécule fait, viennent 4 elles. A proprement parler, 
elles sont tout le monde. Or, ce qui est tout le monde, est par la 
wréme exempt de caducité civile, sinon de caducité naturelle. Et les 
Classes moyennes, n’ayant plus de privilégiés 4 nourrir de leur 
substance, ne peuvent pas faire la méme fin que les privilégiés de 
ancien régime. Une autre fin les attend : c’est celle des nations que 
lears discordes intérieures et leur métaphysique politique ont ré- 
duites 4 n’¢tre plus que de la paille battue dans Vaire et vide de 
grain. Un coup de vent, soufflant du Nord, l’emporte et la disperse. 

On n’enterre pas ainsi Ics sociétés toutes vives, comme on en- 
terrait Ics Vestales en rupture de voeux. Or les Classes moyennes 
sont encore trés-vivantes, en dépit de leurs viccs et corruptéles de 
toute espéce. Et le principe de cette vitalité tenace, c’est le travail, 
4 savoir, ce qu'il ya de plus efficace cn ce monde et de plus respec- 
table. Si les ennemis des Classes moyennes et de l’ordre social, 
c’est tout un, si les loups ravisseurs qu’on excite ct amcute contre 
elles, prenaient la peine de considérer qu’elles sont toujours tra- 
vaillant et acquérant, et que véritablement elles ne se reposent en 
Ia possession de quoi que ce soit, ils les hairaient moins. Ils re- 
connattraient qu’ils ne sont pas déja tant distancés par elles dans 
la voie des acquisitions Jégitimes. Car la passion de l’argent elle- 
méme, qui est la dominante de tous et d’un chacun, n'est pas, 
j'imagine, la passion des paresseux et des contemplatifs. Nos cupi- 
dités ne sont pas un médiocre aiguillon au génie qui travaille, pro- 
duit, amasse ct dépense. En aucun temps ce génie ne s’est montré 
plus fort ct plus fécond chez ceux des Classes moyennes. I} sur- 
monte nos corruptions morales; il est notre dernier rempart contre 
Péconomique égalitaire et les entreprises du Socialisme ; il empt 
che que nous n’allions trop précipitamment 4 l’extréme décadence; 
et il nous assure pour quelques années encore la possession de nos 
biens, l'indépendance de nos personnes, la liberté de tester et de 
transmettre, et les autres avantages attachés & la qualité de c- 
toyen. 

Tel est le génie du travail, et telle la vertu de préscrvation mhé- 
rente aux richesses elles-mémes, quand celles-ci, que bien que 
mal acquises, abondent dans un Etat, et qu’il se fait d’elles un 








DE L’AN 4800 A 4822. 903 


épanchement immense aux mains des 'particuliers. Salluste, par- 
lant de sa république pourrie d’avarice et dés lors dévolue 4 un 
maitre unique, a caractérisé en des termes admira!iles cet état des 
sociélés vieilles et opulentes. On y consomme beaucoup; on y a des 
appétits énormes de toutes choses. Il est nécessaire qu’an y travaille 
et produise d’autant. Il semble que tout va manquer du jour au 
lendemain sous le poids ‘de ces effroyables richesses et des vices 
qui s’en engraissent. Catilina, le socialiste de cctte ancienne école 
le plus simple dans ses vues'et le plus expédilif dans sa maniére, a 
pu, en une nuit, faire de la fortune publique la sienne et celle des 
bandits qu'il menait_au pillage. Il n’en a rien été, grace 4 la vigueur 
vraiment consulaire de Cicéron, je le sais bien. Mais il faut consi- 
dérer aussi avec Salluste, que la fermeté de l'Etat romain tenait a sa 
grande opulence et au travail servile (c’était le seul alors), nourri- 
cier de cette grande opulence. On ne culbute pas en une nuit une 
fortune publique assise sur le monde conquis. Et voila comment 
l’Etat romain a pu, comme Salluste nous le dit avec sa simplicité 
toute politique, « se négliger », entendant par la se dépraver et s’en- 
gourdir dans sescorruptions : « Etenim tanta opulentia negligentiam 
tolerabat. » Une telle opulence permettait qu’on se négligeat. Si bien, 
pour en revenir au temps présent, qu'une nation, gatée jusqu’aux 
moelles, sans Dieu, sans foi, sans vertus publiques ni privées, per- 
due d’athéisme, d’épicurisme raffiné ou grossier, de logomachie 
politique et de verbiage comitial, travaillée de discordes intestines 
et toujours en parturition de guerre sociale, en outre vaincue, 
abaissée dans ses armes, diminuée de son grand nom, et devenue 
tributaire des barbares, qu’une telle nation, dis-je, 4 ce point 
affligée et déshonorée, se soutiendra longtemps encore, en dépit de 
ses hontes et de ses miséres, par la finance, par le travail et par le 
genie économique de ses enfants. Certes ce n’est pas la un idéal 
bien gloricux de la chose publique et duquel cette nation doive 
s‘enorgucillir; et l’argent tout seul c’est de la bien petite morale et 
de honnéteté bien caduque. Mais il s’agit de se rendre compte des 
ressources vitales qui restent aux peuples en mal de décrépitude ; 
et ces ressources il faut bien les prendre ou elles gisent, dans l’ar- 
gent qui incite au travail, quand on ne peut plus les demander a la 
vertu et aux bonnes meeurs. C’est Salluste qui nous apprend cela; , 
et son autorité est grande dans la connaissance ct la description 
des maladies des Etats, dites de consomption. Ces maladies vont 
un peu moins bon train pour les peuples que pour notre pauvre in- 
dividu, quand il en est 1a. Elles n’en vont pas moins, par la méme 
loi de la nature, au dénouement que I’on sait. 


804 UN PERE DE FAMILLE DE L’'AN 1800 A 4829. 


Pour conclure, il ne servirait de rien aux égalitaires du Socia- 
lisme de nous faire bouillir dans sa chaudiére comme firent du 
vicil Eson les filles de Pélias. L’opération ne nous rajeunirait pas, 
ni eux non plus; ct leur crime n’en monterait pas moins jusqu’a la 
face de l’Eternel. Car ils auraient tenté de détruire leur patrie; et, 
tentative plus cxécrable encore et bassement perverse, ils auraient 
mis la main, en un jour de sac et de pillage, sur le dernier argent 
honnéte de la France, sur l’argent du travail. 

Toutefois, les Classes moyennes, si bien établies qu’elles soient 
dans leurs affaires, ne peuvent pas, quoi qu’en dise Salluste, se 
négliger. Il ne leur est plus permis de dormir en assurance sur 
leurs écus. Jamais elles n’ont été plus assiégées ct serrées de plus 
prés par les barbares du dedans. Les enfonceurs de caisses publi- 
ques et Ies brdleurs d’immeubles (ils sont plus de mille) rédent 
autour de nos demeures, leurs rossignols et leurs torches a la 
main. Souvenons-nous de Juin 1848 ect de Mai 1872. Il faut nous 
altendre 4 un troisiéme assaut. Dieu sait quel il sera ! Malédiction 
et honte 4 ceux: des Classes moyennes qui, par perversité d'ambi- 
tion, par lacheté de coeur ou par imbécillité de sens, auront pré- 
paré et ménagé l’escalade, et fait la tortue, comme au temps de la 
Stratégie romaine, pour faciliter aux Jacques du dix-ncuviéme sié¢- 
cle les travaux de la sape et du bélier. 


Aucusty Nisan. 








LES ORIGINES DE LA LIGUE 


GASPARD DE SAULX-TAVANES EN BOURGOGNE 


D APRES SA CORRESPONDANCE INEDITE 


Les guerres de religion ont donné leur nom & une des périodes 
les plus tristes de notre histoire. La France est alors un champ- 
clos, livré, pendant trente ans, a deux partis inégaux cn forces, 
mais aussi ardents Pun que l'autre au combat. Pour le premier, il 
s’agit d’établir le régne sans partage du pur Evangile; on l'appelle 
la Réforme. Le second s’est donné pour mission de conserver a la 
vieille religion nationale sa suprématie absolue; c’est la Ligue. 
Dans les deux camps, les ambitions princiéres, les rancunes féo- 
da les, les passions de la foule se donnent libre carriére, en s‘ar- 
meant du nom du Christ. Ici et la l’on pourrait répéter la famcuse 
for-mule du dixiéme siécle : « Sous le régne du Christ, en attendant 
un roi.» Le roi, au lendemain d’une époque ot tout cédait 4 son 
bon plaisir, est devenu trop faible pour imposer la paix ou trop 
vicieux pour étre obéi: il en est réduit 4 changer de politique ct 
de parti avec la fortune. Il n’ose ni accepter la Réforme, ni don- 
ner ouvertement raison 4 la Ligue; il faudra un Henri 1V pour 
désarmer l’unc et l'autre, et rendre 4 la royauté le premier 
rang. 

La Réforme francaise a été souvent étudiéc dans ses origincs; il 
n’en est pas de méme de la Ligue. Comment expliquer pourtant 
-cette apparition soudaine de la Sainte-Union de 1576, surgissant 
comme un Etat dans I’Etat, armée de toutes pitces? Les intrigues 
dies Guises ou l’or espagnol n’auraient pu amener en un instant 
cetle irrésistible prise d’armes. On doit donc convenir que Phi- 
lippe II et le Balafré ont détourné a leur profit un mouvement an- 


806 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


térieur 4 leur intervention dans les affaires de la France. Dés \e 
début des guerres de religion, en face des huguenots unis entre 
eux pour le triomphe de leurs doctrines, les catholiques de tout 
rang et de toute condition avaient compris le besoin de s’appuyer 
les uns sur les autres, afin de rendre efficace leur résistance. lls 
formérent ca et ld des associations armées, sous la surveillance 
des lieutenants du roi. On a attribué au cardinal de Lorraine la 
premi¢re idée de ces ligues, qui, plus tard, devaient si bien servir 
les intéréts de sa maison. I] serait plus juste de dire qu’elles fu- 
rent l’ceuvre de tout le monde, parmi les catholiques. Le gentil- 
homme qui voulait voir, méme a l’église, tous ses vassaux derriére 
lui; le bourgeois qui craignait la guerre civile en permanence au- 
tour de sa maison; le magistrat ct le prétre, qui ne séparaient 
pas lunité dans la loi de l’unité dans la foi, virent tout d’abord 
quelle force l’union donnait 4 leurs adversaires, et ils s’empressé- 
rent de leur emprunter leurs armes pour les combatire. 

Mais ces ligues partielles, créées-4 différentes époques, obligées 
parfois au secret, entravées ou méme désorganisées par la poll- 
tique prudente de Catherine de Médicis, n’eurent qu’une existence 
précairc. Les souvenirs qu’elles oni laissés dans les documents 
contemporains sont rares et peu précis. Toutefois s’il cst un pays 
ou l'on peut suivre leurs progrés, étudier leur esprit et leur in- 
fluence, c’est la Bourgogne. La un des plus illustres capitaines du 
seiziéme siéclc, Gaspard de Saulx, comte de Tavanes, fut lame du 
mouvement. 

Il était Bourguignon lui-méme. Cadet de famille, il avait quitté, 
& treize ans, son pays natal, pour aller faire fortune a la cour et 
sur les champs de bataille. Sa faveur auprés du duc d'Orléans, 
second fils de Francois I, sa valeur attestée par de brillants faits 
d’armes, notamment 4 Cérisoles ct 4 Renty, l’éleverent successive- 
ment aux plus hauts ‘emplois. En 1556, il rentra dans sa province 
avec le titre de lieutenant-général. Sa dignilé nouvelle lui conférait, 
sous l’autorité du gouverneur, le duc d’Aumale, le commandement 
des troupes et des places fortes. 

Il n’était pas depuis longtemps en Bourgogne, quand il y vt 
éclater la guerre civile. Quel fut son rdle? Les Mémoires signés de 
son nom, et écrits par un de ses fils, quarante ans aprés sa mort, 
ne suffisent pas 4 le faire bien connaitre. Sa vaste correspondance, 
encore presque tout entiére inédite, est bien plus instructive. Elle 
nous offre l'expression primitive et spontanée de sa pensée; cha- 
cune de ses lettres contribue 4 nous le révéler tel qu'il était, sans 
lintermédiaire d’un apologiste suspect. Ce sont ses véritables Mé- 
moires, composés par lui, au jour le jour, dans le feu de l’action. 





LES ORIGINES DE LA LIGUE. 807 


La nous le voyons, sous le titre de licutenant-général, gouverger ls 
Bourgogne en maitre absolu, ou, pour mieux dire, en grand feu- 
dataire du moyen age. Toujours sur la bréche contre les bugue- 
nots, souvent en qucrelle avec la cour, il léve les impdts et les 
armées, organise la Ligue catholique. Il transmet 4 tout un peuple 
ses convictions ardentcs et ses passions belliqueuses, et prolonge 
longtemps aprés lui, dans les mes, I’ impression de ses exemples et 
le retentissement de son nom. 


Sous les régnes d’Henri II et de Francois I, la Réforme protes- 
tante s’était introduite dans la province comme dans le reste du 
royaume. Dés 1554, elle a ses partisans 4 Dijon. Les années sui- 
vantes, des églises calvinistes s’établissent 4 Macon, 4 Chalon et a 
Autun; puis 4 Beaune, 4 Chatillon, 4 Auxerre. La secte a pour pro- 
pagateurs un petit nombre d’ecclésiastiques ct de magistrats, des 
bourgeois ct surtout des artisans pour prosélytes. 

D'aprés certains documents, les protestants de la Bourgogne ma- 
nifestaient plus vivement que partout ailleurs des tendances aux 
réformes politiques et 4 la révolution sociale. Les catholiques ci- 
taient un conciliabule a Chalon, ow il avait été parlé de « jeter 
hors de la république les trois vermines, que l’on disait étre les 
moines, la noblesse et les gens de robe longue scrvant 4 la justice 
du roi. » Ils ajoutaient qu’a Macon, au milieu d’un préche, des 
menaces avaient été proférées contre les riches. La stricte vérité 
est, qu’ici comme ailleurs, les novateurs ne cachaient pas leur 
désir d’abolir complétement le « papisme », ef marchaient 4 leur 
but avec un zéle bien supérieur 4 leurs forces. Tout outrage envers 
leurs adversaires était bon; ils dérobent ou ils brisent les statues 
des églises et les madones des carrefours; on en vit bapliser ua 
chien en pleine rue. Enfin, partout ou ils furent un moment, les 
plus forts, ils interdirent la messe et dépouillérent les lieux saints. 
La réaction ne se fit pas attendre, et, tantét au nom du roi, tantit ae 
levant de lui-méme pour venger les symboles de son culte profané 
ou détruit, le peuple catholique infligea aux huguenots les plus 
cruelles représailles. . 

Nulle part ailleurs la lutte ne fut plus vive. Placée sur le 
grand chemin de Genéve 4 Paris, la Bourgogne subissait le pre- 
mier flot de ces émissaires de toute sorte, combattants par la pa- 
role ou l’épée, dont la Rome protestante inondait le royaume. 


808 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


Voisine de la Lorraine et de la Suisse, de la Franche-Comté et de 
la Savoie, elle sentait la gucrre étrangére inséparable pour elle 
de la guerre civile. Elle cit voulu écarter 4 tout prix ces dissen- 
sions religieuses qui livraient périodiquement son territoire aux 
bandes italiennes ou allemandes; et quand le calvinisme s'intro- 
duisit chez elie, elle le repoussa, autant comme une souree de 
troubles intérieurs que comme un démenti donné a sa foi tradi- 
tionnelle. Dans chacune de scs villes, deux peuples étaient en 
présence : d'un coté, les catholiques, supéricurs cn nombre, se 
réunissant sous les banniéres et au son des cloches de leurs pa- 
roisses, pour fermer au culte nouveau l’entrée de la cité; de l’au- 
tre cdté, les protestants disséminés ¢a ct 1a, abritant Icur préche 
sous une grange de faubourg, s’appelant la nuit dans les rues a 
coups d’arqucbuse, et révant moins la tolérance pour eux que lex- 
termination de leurs adversaires. 

L’esprit de concorde n’habite plus nulle part, si ce n’est a la 
cour, dans la penséc de L’Hospital; mais, comme on le sait, la 
« messe » du chancelier était aussi suspecte aux catholiques qu’o- 
dieuse aux protestants, et son éloquence, qui finit par importuner 
le roi, ne pouvait étre comprise de la foule. Parlout apparait, avec 
plus ou moins d’intensité, ce fléau qui prolongea et cnvenima les 
guerres de rcligion, ]’intervention continue et violente de la mul- 
titude aveugle et cxaltée. Dans les deux camps, les excés commis 
appelérent la vengeance; les représailles s'cnsuivirent, et les épo- 
ques de tréve officiclle n’étaient pas moins troublées que celles de 
guerre ouverte. La Saint-Barthélemy fut un grand crime politique, 
parce qu'un roi en avait donné le signal; mais auparavant, par 
toute la France, il n'y cut guére de ville qui n’edt subi une Saint- 
Barthélemy catholique ou protestante. Les archives et les rela- 
tions locales attestent, par mille, récits plus ou moins lugubres, 
combien le fanatisme et d'autres passions plus basses faisaient 
oublier souvent le respect de la vie et de la propriété d’autrui, de 
l’autorité royale, de la foi jurée, de la charité chrétienne. 

Au-dessus du peuple, les hommes éloquents se combattaient 
avec d’autres armes. L’activité intcllectuclle des Bourguignons, lon 
d’étre ralentic, fut surexcitée par cette lutte violente. Théodore de 
Béze était né aux portes de la province; Hubert Languet y grandit, 
avant d’aller écrire en Allemagne son manifeste politique et reli- 
gieux contre la tyrannie (Vindici# contra tyrannos). Le premier 
magistrat d’Autun, Jacques Bretagne, 4 l’Assemblée de Saint-Ger- 
main, en 1560, s’inspira de l’indépendance hardic de Philippe. Pat 
aux Etats de 1484; il réclama la confiscation des biens du clergé et 
une liberté sans limites pour les apétres de la pure parole de Diew. 


LES ORIGINES DE LA LIGUE. 809 


- En face des novateurs s'élévent successivement un savant juriscon- 
sulte, Bégat; un diplomate célébre depuis, Pierre Jeannin; un ha- 
hile homme d’Etat, Etienne Bernard, qui furent les uns et les autres, 
4 un moment de leur vie, des voix éloquentes au service de la cause 
catholique. Derriére eux, tout ce qui est investi d'une autorité 
quelconque, Etats, conscils élus, Parlement, officiers de justice, 
déploient un zéle ardent contre la Réforme. Chacun commente avec 
em pressement dans sa conduite la vieille devise : Une foi, une loi, un 
roi. Tous se glurifient d’avoir été chrétiens avant les autres Francais, 
car c’est une Bourguignonne, disent-ils, Clotilde, qui a apporté la 
vraie foi 4 Clovis. La chambre de vil'e de Dijon, tout en réprimant 
les moines trop violents dans leurs prédications ou trop libres dans 
leur vie, bannit quiconque mange de la viande en caréme, interdit 
le chant des psaumcs en frangais, remet en vigucur les ordonnances 
de saint Louis contre les blasphémateurs, et surveille sous chaque 
toit les serviteurs soupconnés d’hérésie'. Le clergé livre les trésors 
des égliscs pour les frais de la guerresainte, et, 4un moment donné, 
enrdlera les fidéles dans les Confréries du Saint-Esprit.Le Parlement 
multiplie les arréts rigoureux contre les préches; il présente au 
roi les célébres remontrances de Bégat contre les édits de tolérance *. 
Enfin, Gaspard de Saulx donne l’unité et la force au mouvement en 
s’y associant par ses ordonnances, en armant au besoin toutes les 
mains fidéles qui pouvaient tenir unc épée. 

fi subissait I’cntrainement populaire, mais il le subissait volon- 
tiers. Comme gentilhomme et comme soldat, il voyait dans la lutte 
4 outrance le plus sacré des devoirs et la meilleure des politiques. 
Il se croyait tenu de combattre les hérétiques par son serment de 
chevalier, comme le roi par son serment du sacre. Béze émet a son 
égard une étrange assertion, que rien ne confirme : « Homme d’au- 
tant plus dangereux, dit-il, qu’il avait eu connaissance des vérités 
de la religion*. » En tout cas, edt-il, comme tant d’autres, assisté 
par curiosité 4 un préche ou chanté les psaumes de Marot au Pré- 
aux-Clercs, il n’en fut pas moins le plus implacable ennemi des re- 
ligionnaires. Habitué 4 la discipline militaire, n’aimant pas plus 
voir s’affaiblir l’obéissance que le commandement, i] entra dans la 
guerre civile sans hésitation, mais sans ardeur. L’honneur de faire 
exécuter les ordres du roi lui était encore plus 4 cceur que le succés. 
S’il mit les pieds dans le sang, il ne s’en repentit pas, mais il ne 
s’en glorifia non plus jamais. Ce n’était point un fanatique, c’était 


‘ Registres de la chambre de ville, de 1559 4 1563. 

2 Ces remontrances sont imprimées dans les Mémoires de Condé, t. IV, 
p. 556-442. 

3 Histoire ecclésiastique, liv. V. 





810 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


l’esclave de sa consigne, quelle qu’elle fit. Ne sachant ni dissimu- 
ler, ni faiblir, il n’était pourtant pas étranger aux tempéraments 
qu’exige, surtout en temps de guerre civile, le gouvernement des 
hommes. 

Ainsi, 4 la premiére nouvelle que les huguenots s’agitent autour 
de lui, il écrit au roi: « Si je puis savoir qu’ils s’assemblent pour 
faire tels sermons ou pour chose qui vous importe, je départira 
avec votre autorité l’assemblée si rudement que les autres y pren- 
dront exemple. Voila tout le sermon que je sais*. » Cependant celle 
rudesse n’excluait pas une modération habile. Quand il fut envoyt 
en Dauphiné pour y étouffer les troubles naissants, il lui était ex- 
joint d’étre sans pitié envers les novateurs. Il se borna a gagner 
lés uns et a effrayer les autres. Les chefs se laissérent lier les mains 
par des pensions et des honneurs, et les bourgeois de Valence cé- 
dérent quand Tavanes, se présentant dans leur assemblée, eut soul- 
fleté brusquement, emprisonné et menacé de la potence le plus 
hardi d’entre eux. Plus tard, au plus fort de la lutte, il enverraau ler- 
rible baron des Adrets ces mots qui font honneur & la fois 4 laclar- 
voyance de son esprit ct & la générosité de son coeur : « Ne faut 
point que sous ce manteau de religion ou il se trouve si peu de dil- 
férend puisque tous voulons Jésus Christ, nous nous coupions ainsi 
la gorge les uns aux autres*.... » Néanmoins, la tréve achevée, la 
_ qui avait écrit ces lignes restait ferme et maniait vaillamment 
"épée. . 

Cette loyale attitude, qui augmenta si promptement son prestige 
en Bourgogne, n’était pas aussi appréciée 4 la cour. La reine-mére 
tantot laissait les Guises l’exhorter a étre intraitable, tantot lui re 
commandait les ménagements et la prudence. Une semblable pol 
tique avait, aux yeux de Tavanes, le double défaut de manque de 
suite et de manquer de sincérité. Il répugnait 4 la dissimulatiod, 
qu’il estimait « en ce temps autant ou plus punissable au magistrdt 
que le méfait au sujct® ». Aussi demandait-il 4 son maitre de ne 
plus aller d’un parti 4 l’autre, et de faire la lox 4 tous. S'agissaitil 
de ses intéréts personnels? On voyait reparaitre le courtisan atten 
4 ne heurter personne, le gentilhomme ambitieux, avide d'argetl 
comme de gloire. S’agissait-il des intéréts de son gouvernemen! : 
de l'Etat, sa franchise était entiére, et. lui était parfois impulée @ 
crime. Il présentait alors sa défense comme il avait offert ses Col 

_seils, & visage découvert, et Catherine de Médicis recevail de Ini des 
lettres comme celle-ci : 


{ Lettre du 1° février 1560. 
: * Lettre au baron des Adrets, 9 juillet 1562. 
3 Lettre au lieutenant de Macon, 4 juillet 1565. 
| 
| 


ei 








| LES ORIGINES DE LA LIGUE. 811 


« J’ai vu ce qu'il vous a plu m’écrire de votre main, et ne sais 
encore bien que vous y répondre, d’autant que cela cst tant éloigné 
dela raison qu'il n’y a homme hors de sens qui dit penser que vou- 
lussiez ruiner votre propre sang et cette couronne qui vous honore 
tant. S’il vous plait me dire ceux qui vous ont dit que j'ai parlé de 
vous, je m’essaycrai de leur fermer la bouche, de sorte quils ne 
mentiront jamais d’un si:homme de bien que je suis, ni plus 
affectionné a votre service. Je ne vous en ferai point d’autre excuse 
sinon de vous supplier trés-humblement penser que je ne suis point 
changé depuis le temps que vous me connaissez votre serviteur, et 
demeurerai en cette opinion tant que ma vie pourra durer... Ce 
que je me plains le plus est de savoir quelles gens je dois tenir 
pour neti de Sa Majesté, et a qui je dois faire la guerre résold- 
ment '. 

Un j jon: il ne se contenta pas d’écrire ; il. envoya 4 Fontainebleau 
un gentilhomme avec charge de demander expressément a la cour 
une attitude plus franche, ou tout au moins des instructions plus 
précises. Catherine, pour éviter de répondrc, prit le parti de tour- 
ner ja chose en plaisanterie. « Ne connaissez-vous pas Tavanes? dit- 
elle 4 ses conseillers. Je sais quel il est ; nous avons été nourris pa- 
ges ensemble! » Elle écartait ainsi une demande sérieuse comme 
une boutade sans portée : elle affectail d’abandonner un fidéle scr- 
viteur, préte 4 le laisscr se compromettre, pour profiter de son au- 
dace s'il réussissait, pour dégager sa propre responsabilité en cas 
d’insuccés. « Quant 4 moi, répétait en vain Tavanes, je n'ai point 
de masque, passion ni rien de caché, et suis résolu de faire du tout 
la guerre ou du tout la paix, ou, pour ne savoir servir mon maitre 
avec dissimulation, ne m’cn méler plus.» Et il était heureux quand 
il pouvait ajouter : « Les élcments de la politique montrent tous 
Jes jours qu'il n’y a guére a gagner aux dissimulations ; aussi le 
roi n’entend point que l’on ae mais veut des serviteurs 
qui exécutent raidement ses ordres °. 

Ce rude soldat n’était guére fait Soil appliquer une politique 
d’atermoiements et de compromis, qu’il savait du reste imposée & 
la cour par la nécessité, et qu’il ne jugeait pas utile en Bourgogne. 
La reine-mére, dans des avis secrets ou dans des ordres verbaux, 
lui laissait entrevoir le fond de sa pensée, et dans ses instructions 
officielles se démentait elle-méme. Tavanes n’était pas d'un carac- 
tére assez souple pour la suivre pas a pas et se contredire volontai- 
rement avec clle. Poussé aujourd’hui au combat pour étre enchainé 


4 Lettre du 29 mai 1562. 
* Lettres des 9 juillet 1562 et 10 juillet 1569. 





8412 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


le lendemain devant l’ennemi, il chercha autour de lui un point 
d’appui solide, ct le trouva au milieu d’une population trés-ardente 
dans sa foi et trés-passionnée pour ses libertés. Dés lors l’esprit de 
la Ligue est.le maitre en Bourgogne; c'est la guerre sans repos ni 
tréve avec la Réforme qui s’engage. Tavanes est au centre du 
champ de bataille : en face de lui les hugyenots qu'il n’épargne 
pas pendant la lutte, qu'il désarme durant l’intervalle des tréves 
conclues malgré lui, et qu’il protége 4 peine comme des rebelles 
impénitents; autour de lui une foule ardente, dont il voudrait ré- 
gler le zéle militant, qu’il ne contient qu’a regret et dont il sait mal 
punir les excés ; au-dessus de lui, une cour impénétrable ou plutét 
indécise dans ses résolutions, 4 qui 11 doit obéissancc et dont il in- 
terpréte souvent a son gré les ordres. Telle fut pendant dix ans la 
situation en Bourgogne. 

Dés 1564, on peut voir par les séditions de Dijon et d’Auxerre 
quelle était l‘effervescence des esprits. « Il y eut alors, dit de Thou, 
une grande émeute a Dijon. Le peuple vint fondre sur les protes- 
tants qui étaicnt assemblés... ct ils marchérent tambour battant, 
comme s’ils cussent été 4 un combat. Les protestants se servirent 
pour se défendre dcs armes qu'ils avaient, et repoussérent leurs 
ennemis. La populace, n’ayant pu avoir aucun avantage sur les pro- 
testants, tourna safureur contre leurs maisons ct en pilla quelques- 
unes‘. » C'est la sans doute le récit lég¢rement cxagéré d'une que- 
relle qui éclata entre Ics vignerons du quartier Saint-Pl:ilibert et ies 
armuricrs de la rue des Forges, a l'occasion d'une statue de la 
Vierge que ceux-ci étaient accusés d’avoir dérobée. Pendant plu- 
sieurs jours les chaines furent tenducs dans les rues et les ha- 
bitants sous les armes. Un mois auparavant, a Auxerre, plus de 
deux mille personnes étaient venues cerner unc assemblée calvi- 
niste qui se dispersa 4 leur approche; furicuse de sa déconvenue. 
cette multitude se jeta sur les maisons des bourgeois accusés d'hé- 
résic et en pilla une trentaine. Tavanes, chargé d’informer sur ce 
tumulte, fit pendre trois des pillards ; aprés celte satisfaction donnée 
a l’ordre public, il n’oublia pas les huguenots, cause premiére, a ses 
yeux, du désordre; il en bannit cing, dont il confisqua les biens, et 
en condamna cing autres 4 mort en effigic. C’était leur faire payer 
cher la protection qu’il leur avait accordéc. 

It pensait par 1a « tenir en crainte » les uns et les autres ; mais il 
faisait ainsi dans chaque ville, de la population proiestante, une 
bande de suspects désarmée et menacée, irritée, et toujours préte 
4 la révolte. De leur cété, les catholiques n’étaient préoccupés que 


' Mislotre universelle, liv. XXVIII. 


LES ORIGINES DE LA LIGUE. 813. 


des moyens d’écraser complétement leurs adversaires. Quand parut 
’édit de janvier 1562, qui autorisait dans une certaine mesure le 
culte calviniste, le désordre fut & son comble. 

Dés le premier jour, l’édit sembla a Tavanes « la porte par ot: les 
huguenots sont entrésen France», ct, sur de l’assentiment populaire, 
il en fit ajourner l’enregistrement par le Parlement, ce qui était en 
suspendre l'exécution. Qu’on juge de la situation qui s’ensuivit : 
dans les autres provinces, les religionnaires étendant, comme dit 
d’Aubigné, |’édit par dela les bornes, voulaicnt aussitét substituer 
leur domination exclusive a la tolérance restreinte qu'on leur ac- 
cordait. fn Bourgogne, au contraire, cette tolérance elle-méme leur 
était refusée, faute d’une formalité légale. Ne pouvant comprendre 
que le Parlement et le gouverneur méconnussent, en vertu de pri- 

wiléges particuliers, la volonté royale, ils n'hésitérent pas a dé- 

sobéir. A Chalon, las de précher sur les places et sur le pont de la 

Saodne, ils s’emparérent des abbayes déscrtées par les moines, et tes 

concessions que Icur fit le lieutenant royal pour obtenir le rétablis- 

sement de la messe ne les empéchérent pas de faire monter dans 

\es chaires catholiques leurs prédicants. A Dijon, ils occupérent les 
Tues en armes et forcérent les passants 4 se joindre 4 leurs céré- 
monies. On lut sur les murs des placards imcendiaires. Le premier 
président du Parlement, 'alors malade, vit sa maison envahie et lui- 
méme menacé de mort par une bande de fanatiques. Enfin Tavanes 
craignait un coup de main contre lui. 

D’'aprés ses Mémoires, les huguenots étaient « douze cents, réso- 
lus de le tuer et de se saisir de la ville. Ils avaient, percé les mai- 
sons de la rue des Forges,... et se pouvaient secrétement assembler 
tous en une quand ils le voulaient. Les gens de métier huguenots 
s'étaient fournis chacun de cing ou six soldats qu’ils disaicnt étre 
leurs serviteurs ou apprentis ». Averti de leurs projets, le lieute- 
nant-général se retira dans le chateau, prét 4 tout événement. On 
essaya de lui persuader que les religionnaires étaient les plus forts, 
et que toute résistance était inutile. Il répondit que le lendemain 
toute la ville serait debout pour se défendre, et il interdit, sous 
peine de mort, de sortir des maisons de nuit. « La rébellion était si 
préte, que les huguenots tiraient des arquebusades aux trompettes 
qui publiaient ce commandement.» Les catholiques effrayés se 
cachaient au fond de leurs maisons; il n’en vint pas cent se ranger 
en armes autour de Tavanes. Cclui-ci paya d’audace : ayant pu in- 
lroduire dans le chateau la compagnie d’hommes d’armes de son 
beau-frére Montrevel, il s’empara a l’improviste de douze otages 
Choisis parmi les citoyens suspects, et les garda derriére les murs 
de la forteresse comine caution de sa vie menacée. Ce coup de main 


S14 __ LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


lui donnait la victoire sans combat. Il l’assura en faisant apporter 
3 la maison de ville toutes les armes, et plus de quinze cents étran- 
gers huguenots récemment introduits dans les corps de métiers 
furent expulsés comme fauteurs de troubles. 

Théodore de Béze a raconté avec détails les vexations que subirent 
alors ses corcligionnaires. Un trait cité par lui prouve cependant 
que Tavanes avait l’A4me moins dure que son impitoyable consigne. 
« Ayant Tavanes, dit-il, mandé une bonne partie de ceux de la re 
ligion de se trouver devant son logis (ce 4 quoi ils obéirent), et sur 
cela leur ayant fait plusieurs aigres remontrances, jusques a user 
souvent du mot de pendre, un sellier, nommé Hugues Grflliére, en 
s’approchant, lui dit tout haut ces mots : « Monsicur, je vous sup- 
« plie de commencer par moi. » Laquclle parole émut tellement 
Tavanes qu'il fut contraint de larmoyer devant tous. Ce néanmoins, 
contre sa conscicnce, il leur fit commandement de sortir hors la 
ville, et de fait, en fit mener hors la ville plusieurs par le come de 
Montrevel'. » 

Tavanes compléta ces mesures par deux ordonnances qui achevé- 
rent de terrifier le parti calviniste. Dans les villes, il fit distribuer 
des armes 4 tous les catholiques; dans les campagnes, les paysans 
durent refuser l’hospitalité aux protestants fugitifs et leur counr 
sus, sous peine d’étre regardés comme criminels de lése-majesté. De 
tels faits attestent que si la Ligue n’était pas encore une institution 
provinciale, son armée était toute préte, énergiquement comman- 
dée, et prenait méme l’offensive. Au jugement de Tavanes, il n’était 
que temps de couper court au désordre, car un autre ennemi se 
montrait 4 la frontiére du duché. C’était le moment ou, dana tout 
le royaume, Condé ct Coligny appelaient aux armes leurs partisans, 
ou la cour, contrainte a la lutte, se réfugiait sous la protection de 
Francois de Guise et de ce qu'on appelait le Triumvirat. Les hugue- 
nots, maitres du Dauphiné, avaient occupé Lyon le 1* mai 1562, ef 
la révolte, comme une marée montante, envahit aussit6t la Bourgo- 
gne. Le 3, les images étaient abattues & Macon. Quelques jours 
aprés, ce fut le tour de Chalon : le fameux Montbrun, a la téte des 
bandes recrutées dans le Midi, occupa cette derniére ville. Dans 
toute la vallée de la Sadne, les églises et les couvents furent dévas- 
tés, la messe interdite au nom du roi. Dijon était menacé. Si le sou- 
lévement dépassait la Bourgogne, |’armée du Triumvirat était prise 
entre deux feux; la route était ouverte aux reitres pour pénctrer 
jusqu’au coeur du royaume. Tavanes, par sa campagne de 1562, 


* Histoire ecclésiastique, liv. XV. — Ce livre est consacré tout entier a Vhis- 
toire du protestantisme en Bourgogne. 














LES ORIGINES DE LA LIGUE. 815 


dispersa l’aile droite des forces protestantes, ct son mérite fut d’au- 
tant plus grand qu'il dut coumbattre 4 peu prés avec les seules for- 
ces de la province, et sans savoir jusqu’au bout si le roi lui saurait 
gré de sa victoire. 

Au début de ses opérations, tout lui faisait défaut, l’argent et les 
hommes. La cour cit été fort embarrassée de le seconder active- 


ment, quand trois provinces seulement sur dix-huit restaient fidé- - 


les. Ce fut donc de la Bourgogne qu’il dut tirer toutes ses ressources. 
Les emprunts forcés sur les huguenots ne suffisaient pas 4 remplir 
sa caisse militaire; 1! s'adressa au Parlement et & la chambre des 
comptes, 4 la mairie de Dijon et au clergé, qui s’imposérent extra- 
ordinairement pour subvenir aux frais de la campagne. « J'ai été 
contraint, écrivait-il le 14 mai, d’engager un peu de vaisselle d’ar- 
gent que j'avais, ne trouvant, a cette heure, un seul grand blanc a 
emprunter sur mon bien, 4 cause des temps ow nous vivons... car 
vous savez que sans cela on ne peut assaillir ni se défendre. » Le 
roi lui répondit en l'autorisant 4 saisir et 4 vendre l’argenterie des 
églises, « allendu qu’il est question de la conservation de religion. » 
Six cents chevaux et douze cents arquebusiers, telles étaient les 
forces de l’aventureux capitaine, quand, quelques jours aprés, il 
entra en campagne. 

Eo méme temps, une expédition d’une autre nature se préparait. 
Le Parlement avait décidé l’envoi de deux députés au roi, pour sol- 
hiciter 'abrogation de |’édit de Janvier. L’un de ces députés était le 
conseiller Jean Bégat, le savant commentateur de la Coutume de 
Bourgogne et le plus brillant orateur de sa compagnie. Ce magis- 
trat, mort en 1572 4 quarante-neuf ans, fut célébre, durant sa 
courte carriére, non-seulement dans son pays, mais au dela méme 
des fronti¢res de France. Non moins zélé catholique que profond 
jurisconsulte, il fut avec Tavanes le fondateur de la Ligue bourgui- 
gnonne, et il agit, parla, écrivit pour elle avec une égale activilé. 
S’il n’appartient pas a |’école de L’Hospital, il sut néanmoins se gar- 
der de tout excés, et on peut dire qu’il a été le modéle de ces grands 
magistrats, comme Pierre Jeannin et Etienne Bernard, qui surent 
honorer leur pays natal sous les drapeaux de la Ligue, et bien ser- 
vir ensuite la France aux cétés d’Henri lV. 

Introduit dans le conseil privé du roi, Bégat plaida sa cause, 
dit-on, avec une éloquence dont les preuves nous manquent, mais 
dont le retentissement fut grand alors et la victoire complete. Le 
Parlement non-seulement obtenait que l’exécution de l’édit serait 
suspendue, mais il recevait les félicitations du roi sur sa sagesse ; 
et, afin de resserrer les liens qui unissaient déja les catholiques de 
la province, il imposa, par arrét, & tous les officiers royaux de son 


816 _ LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


ressort une solennelle profession de foi. Le discours de Bégat, le 
formulaire promulgué par ses collégues, telles furent les premidtes 
manifestations de la Ligue en Bourgogne. J."Hospital lui-méme 
avait jugé prudent de leur céder, et il laissait le dernier mot am 
arguments que l’épéc de Tavanes ne devait pas tarder 4 produire. 

Nous n’avons pas 4 raconter ici la campagne de !’armée catholi- 
que et de son chef : elle aboutit 4 la reprise de Chalon et de Macon 
sur les rebelles, et se termina quand Tavanes, parvenu aux portes 
de Lyon, se vit remplacé dans son commandement par le duc de 
Nemours. Mécontent de cette sorte de disgrace, il rentra aussildt 
dans son gouvernement, et s’appliqua tout enticr a pacificr les pro- 
vinces qu’il avait soumises. 

La nécessité de contenir les huguenots irrités ct frémissants, le 
désir de chaticr exemplairement ceux qu’il avait réduits 4 l'obéis- 
sance, l’impuissance ow il se trouva peut-étre de contenir la rac- 
tion populaire, donnérent 4 sa victoire, dans ceriaines villes, la 
couleur d’une vengeance. On lui reprocha en outre d’avoir été 
plus sensible a l’argent qu’a la gloire. Cupidité et cruauté, ce sont 
la les vices les plus communs aux héros de guerres civiles, et le 
parti protestant ne pouvait manqucr de les imputer & ses plus 
implacables adversaires. Tavanes a partagé sa haine avec le ter- 
rible gouverneur de la Guyenne, Blaise de Monluc. Celui-ci est allé 
‘méme au-devant des reproches en se vantant d’avoir orné de ca- 
davres les arbres des chemins ot il passait, et Brantéme affirme, 
4 tort ou a raison, que les troubles l’enrichirent subitement de 
cent mille écus. C’est & peu prés 1a histoire de Gaspard de Sault; 
ces deux capitaines devaient subir la méme renommeée, aprés avoir 
montré le méme caractére et affronté les mémes ennemis. Dans 
leurs campagnes a l'intéricur, ils ne séparérent jamais le protes 
tant du factieux; ils déclarérent hautement qu’un manteau de 1 
ligion voilait ici des ambitions plus ou moins lévitimes, et, mal- 
eré leur rigueur calculéc, ils furent acccssibles, et plus qu'ls 
‘n’ont voulu i’avoucr eux-mémes, a des idées de tolérance et de 
générosité. 

Enfin, et c’est ce qui compléte la ressemblance entre ces deus 
soldats de fortune, ils furent les premiers organisateurs des ligues 
-provinciales. Au commencement de 1563,.Monluc donne I'cxem- 
ple; 4 Bordeaux, & Toulouse, & Agen, des associations se formen! 
ou entrent a l’envi les scigneurs, les bourgeois, le clergé. A Dion. 
on aurait pu suivre leur développement complet, si quelque mala 
brutale ou intéressée n’avait détruit les registrcs sccrets du Pat- 
lement et de la chambre de ville. En tout cas, elles existent dé 
‘de fait en 1563. Tavanes a fait campagne pour le comple de Ia 











LES ORIGINES DE LA LIGUE. — 817 


province autant que pour le service du roi. Le Parlement, la ville 
de Dijon, les églises ont soldé ses troupes; derri¢re lui, tout un 
peuple veille en armes. La lutte finie, il ne regoit pas le baton de 
maréchal qu'il espérait : en revanche, un bref du pape le félicite. 
de ses victoires, et il s’entend proclamer, par un poéte bourgui- 
gnon, l’égal des héros de la Fable et de I’Histoire, d’Ulysse et de 
‘César'. Il est désormais, dans sa patrie, l’dme et le chef presque 
indépendant du parti catholique. 

Nées du fanatisme populaire, ces ligues aboutiront aux massa- 
cres; plus tard sculement, lorsqu’unc idée politique commune 
inspirera les chefs, elles formeront les éléments de la Sainte- 
Ligue. A ce moment, ce sont les associations de ce genre qui, se 
posant cn face des associations protestantes, déchainent la guerre 
-et forcent la main aux politiques. Guizot a parfaitement saisi ce 
point de vue, que justifient, pour la Bourgogne, les documents sur 
jesquels s’appuie ce récit, et il dit avec raison, des excés qui ont 
déshonoré les guerres civiles du seiziéme siécle : « C’est une mé- 
prise ct unc injustice trop communes de faire peser presqu’exclu- 
sivement de tels faits, et la réprobation qui leur est due, sur les 
grands acteurs historiques dont le nom y est resté attaché; les 
peuples eux-mémes en ont été bien souvent les principaux acteurs; 
ils ont bien souvent précédé ou poussé leurs maitres dans les dé- 
sasireux attentats qui ont souillé notre histoire, ct c’est sur les 
masses comme sur les chefs que doit pceser le juste arrét de la 
postérité. Dés qu’on parle de la Saint-Barthélemy, Charles 1X, Ca- 
therine de Médicis et les Guise semblent sortir de leurs tombcaux 
pour subir cet arrét. A Dieu ne plaise que je veuille les en affran- 
chir; mais il frappe les générations anonymes de leur temps aussi 
bien qu’eux-mémes, et les massacres pour cause de religion ont 
commence par des mains populaires bien plutot que par des mains 
royales?. » 

Liillustre historien aurait méme pu ajouter que la cour se dé- 
fiait de l’aide souvent génant qui lui était donné par ces associa- 
tions populaires. Elles les suspectait, quoique organisées sous sa 
surveillance, et se hatait de les dissoudre, dans les intervalles de 
tréve. Elles lui apportaicnt bien, en cas de lutte, un sccours effi- 
cace; mais elles lui rendaient sa tache impossible, s’il devenait 
nécessaire de transiger avec l’ennemi. Elles apprenaient enfin a la 
noblesse et au peuple des provinces & ne plus compter que sur eux 


4 Discours en vers des iniséres de ce temps, anonyme. — Bibl. Nat., portefeuille 
Fontette 36 A, f. 106-107. 
2 Guizot, Histoire de France raconiée & mes petils-enfants, t. Ill, p 291 
25 Aour 1875. O09 


818 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


mémes. C’était ouvrir la carriére aux élans désordonnés de la 
foule, ldcher la grande levriére, comme dit Regnier de la Planche; 
c’était donner, dans chaque ville, une couleur de religion aux con- 
voitises ou aux prétentions des plus hardis'. On edt dit que la 
royauté pressentait les excés démagogiques des Seize, les intrigues 
des Guises et de Philippe II. 

Les premiers auteurs des ligues provinciales ne voyaient pa 
si loin dans l'avenir. fl leur paraissait tout naturel de rester unis 
et préls au combat, en présence d'une armée de sectaires debout 
au scuil de leurs églises. On a la lettre curieuse ot: les preétres 
du clergé de Bordeaux défendent l'association dont .ils faisaieat 
partie, et que la paix d’Amboise venait de dissoudre. Ce n'étail, 
disent-ils, qu’une bonne et sainte intelligence entre les trois Etats 
« pour plus religieusement reconnaitre l’honneur de notre Dieu 
et de son Eglisc, et nous maintenir en l'amour, crainte et obéis- 
sance que nous devons a notre roi, et rien de sinistre. » Ils sup- 
plient ensuite la reine-mére de peser la différence qu'il y a entre 
les synodes et colloques et les confédérations, les uns cause de 
troubles, les autres garants du repos public. Ils ont regu la paix 
a bras ouverts, puisqu’elle leur promettait entiére protection; par 
malheur, elle a amené une recrudescence de meurtres parmi les 
personnes ccclésiastiques. Ils demandent 4 étre défendus, ou tls 
sollicitent la permission de sortir du royaume’. Rien ne con- 
state mieux que cette piéce singuliére l’attitude des deux partis 
aprés la paix, les coléres et les défiances qui survivaient, dans 
les dmes, 4 une guerre qu’en fait rien ne pouvait plus in- 
terrompre. 

En Bourgogne, la paix d’Amboisec, conclue 4 l’improviste entre 
la reine-mére et Condé, trompa également les espérances des deus 
partis. L’émotion s’accrut & la réception des lettres ot Catherine 
blamait la sévérité des officiers de justice envers les réformés, el 
enjoignait d’euvrir les portes des prisons 4 tous les détenus pour 
le fait de religion. Le Parlement résolut de surseoir, comme I'at- 
née précédente, 4 lenregistrement de l’édit. Les Etats, alors rév- 


‘ Dans les remontrances envoyées par Condé au roi, en 1568, on lit : « Il fut 
fait commandement par le capitaine de la garnison de Chablis 4 un personnage 
qui était de la religion audit lieu de sortir... On lui remontra que c’était contre 
les édits du roi: il répondit qu'il savait bien l’intention du roi, et que le peuple 
le voulait ainsi, comme si la puissance eat été transférée au peuple; qui sont 
faits de trés-dangereuse et pernicieuse conséquence... » (Dans les Mémoires sur 
la troisiéme querre civile, par Jean de Serres, liv. 1.) 

* Lettre du clergé de Bordeaux a Catherine de Médicis (s. date). Bibl. Nat.. 
Ms. francais 15881, f. 581. 











LES ORIGINES DE LA LIGUE. 819 


nis, lui envoyérent une députation pour lui dénoncer les « trou- 
bles et inconvénients » apporlés par l’édit a la province, et lui 
exprimer leur intention de s’unir 4 ses remontrances. Le Parle- 
ment chargea de résumer tous ses griefs l’orateur qui l'avait déja 
si bien représcnté, Jean Bégat. Celui-ci partit, ayant pris soin, 
cette fois, de rédiger sa remontrance, qui nous a élé conserveée. 

Dans ce plaidoyer habile, sous sa forme pédantesque, la tolé- 
rance entre les deux religions était représentée comme injurieuse 
4 Dieu, fatale au repos des familles, funeste 4 la prospérilé de 
"Etat. On rappelait, avec intention, les prédications anarchiques, 
les désordres qui avaient accompagné lintroduction des nouvelles 
doctrines. Si chaque ville est divisée, par la religion, en deux par- 
lis, disail-on, dans un pays ow les priviléges municipaux sont si 
étendus, c’est la guerre civile en permanence. 

Un autre argument, particulier 4 la Bourgogne, reposait sur 
les dangers de la désunion dans un pays de frontiére, « vraie 
descente et avenue de tous les pays d’Allemagne. » Tavanes les 
connaissait bien, lui qui craignait sans cesse unc irruption de 
reitres ou la violation de la neutralité franc-comtoise; dans plus 
d'une place, comme le témoignent ses réclamations fréquentes, les 
soldats n’étaient pas payés, l’artillerie était incomplete, les forti- 
fications tombaient en 1uines. Bégat montre 4 son tour les milices 
des villes partagées en deux camps, se divisant sur le choix de 
leurs chefs, s’irritant réciproquement par leurs pratiques reli- 
gicuses, les huguenots suspects de connivence avec l’ennemi s’ils 
sortent de la ville pour aller a leurs préches. Il faudrait alors, et 
Bégat ne parait pas envisager cctte perspective sans appréhension, 
que le roi se chargeat a ses frais de la garde des villes : tant l’esprit 
bourguignon d’alors était passionné a la fois pour la religion catho- 
lique et les priviléges innombrables qui faisaient de chaque cité, 
dans la province, une véritable république! 

Ces considérations n’ont plus aujourd’hui qu'une valeur histori- 
que; elles étaient irréfutables 4 une époque ou la tolérance entre 
les cultes était regardée comme une chimére ect un sacrilége. L’Eu- 
rope catholique les lut et les accepta comme la défense la plus com- 
pléte de l’ancien ordre social et religieux. Les réformés répondirent . 
par une Apologie de U'édit du roy. C’était un appel a la charité évan- 
gélique qui laissait de cdté, on le comprend, les arguinents fondés 
Sur l'état des esprits ct des moeurs en Bourgogne. Sur ce terrain, 
Bégat se sentait invincible : au dernier moment, voyant ses remon- 
lrances repoussées, il se retrancha obstinément derriére les privi- 
léges de sa province comme derriére un rempart inviolable, et c'est 


820 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


alors que L’Hospital lui répondit aigrement par un argument décisif, 
celui du bon plaisir royal. 

Bientdt en effet, le Parlement recut commandement exprés d’en- 
registrer l’édit sans modification ni restriction. Il n’obéit qu’a moi- 
tié, et accepta le traité d’Amboise « par provision, et jusqu’a ce 
qu’autrement en fat ordonné. » Tavanes, tout en protestant de son 
obéissance, multiplia les objections, Ics difficultés et les retards. 
ll voyait que protestants et catholiques n’invoquaient l’édit que la 
ou ils étaient les plus faibles; que les uns et les autres croyaient 
avoir droit 4 une revanche jugéc de part et d’autre inévitable. Sa 
ligne de conduite était toute tracée : ne pas heurter trop vivement 
les réformés, mais lentement, doucement, leur lier les mains, et a 
mesure qu’on sentirait Icur zéle diminuer, leur foi céder et faiblir, 
détruire piéce 4 piéce leurs priviléges. Tout en proclamant son res- 
pect pour les consciences, il en youlait 4 la profession avouée du 
culte dissident, qu’il confondait avec l’impunité donnée aux fac- 
tions, et il avait le vain cspoir de la faire disparaitre peu a peu, 
sans troubler la paix publique. Au fond, la reine-mére était d’ac- 
cord avec lui, si bien qu’elle croyait pouvoir interdire 4 ses sujcts 
de se battre entre eux, dans les édits ot elle déclarait la guerre aux 
protestants, el dans ceux ot elle leur accordait la paix. C’était la 
conséquence d'une situation ou chacun reconnaissait d’avance a 
son adversaire la liberté de croire, et lui refusait obstinément Ia li- 
berté de pratiquer sa foi'. Catherine regardait donc comme une 
convention provisoire le traité d’Amboise, et ne le faisait exécuter 
‘Tigoureusement que 1a ot les calvinistes dominaient. Aussi, comme 
s'il se fit conformé 4 sa pensée secréte, le lieutenant-général de 
Bourgogne ne permettait pas sans mille précautions la rentrée des 
réformés dans son gouvernement, et le rétablissement légal de leur 
culte. : 

La paix religieuse était donc loin d’exister en Bourgogne, quand 
Charles IX et sa mére y vinrent en 1564. Tavanes se rendit avec cm- 
pressement au-devant d’eux : « Ceci est 4 vous, leur dit-il en met- 
tant la main sur son coeur. » Et il ajouta, en placant l’autre sur son 
épée : « Voila de quoi je puis vous servir. » Tout l'homme est dans 
cette courte et significative haranguc. 

La reine-mére reconnut l’empressement de son féal sujet en al- 
lant loger a l'hotel de Saulx, et il y cut 14 certaincment entre evs 


' Le témoignage le plus curieux de cette disposition des esprits, est l'arrtte 
promulgué par les hugnenots, maitres de Lyon : ... Art. 5. Il ne se dira plus de 
messes. Art. 4. Chacun sera libre dans sa religion. 








LES ORIGINES DE LA LIGUE. : $21 


des entretiens sur la conduite 4 tenir envers les réformés. II ne se- 
rait pas (éméraire d’attribuer aux conscils de Tavanes les édits ren- 
dus peu aprés 4 Lyon et & Roussillon, qui restrcignirent les conces- 
sions de }’édit d’Amboise. S’il est vrai que Catherine acu & Bayonne 
la premiére idée de la Saint-Barthélemy, ce fut de méme en Bour- 
gogne quelle commenga 4 prévoir la reprise des hostilités contre le 
parti huguenot. Et de fait, dés le lendemain du passage de Charles IX, 
les épécs sortaient du fourreau comme d’elles-mémes : les protes- 
tants essayaient de troubler une procession a Dijon, les catholiques 
d’empécher 4 main armeée le préche de Cravant. En dépit des trai- 
tés, les ligues catholiques se reforment sous le nom de Confréries 
du Saint-Esprit, et Tavanes en favorise discrétement la résurrec- 
tion, « pour prévenir la guerre, » disait-il; « pour la provoquer et 
la rendre inévitable, » disaient ses adversaires. 


Il 


Ses Mémoires rapportent a l’année 1567 ce qu’on pourrait appe- 
ler la reconnaissance officieuse faite par lui de ces confréries, 
comme institutions de salut public contre les novateurs. Il avait 
pénétré l’organisation redoutable des huguenots, et voulait les com- 
battre par leurs propres armes. ll ne se dissimuluait pas les dangers 
d’une semblable taclique; aussi le serment qu'il imposa aux pre- 
miers ligucurs avait-il pour but de les faire servir 4 la défense du 
tréne comme de la religion. Les membres de la confrérie acceptaient 
d’avance un chef de la main du roi. Toutefois, il est 4 remarquer 
qu’ils ne juraient fidélité qu’é la maison de Valois, comme s'1ls 
eussent déja pressenti l’avénement des Bourbons héréliques. En ou- 
tre, ils se promettent un secret absolu envers les étrangers, « sinon 
autant gue par Iedit chef il nous sera permis et commandé pour 
l’exécution et emploi d’icelle.. » Ce chef, ce devait étre naturelle- 
ment Tavanes, qui, sans doute, annonga confidenticllement a la 
reine-mére les forces nouvelles qu’il mettait 4 son service. De toute 
leur correspondance 4 cette époque, il ne nous reste qu'une lettre 
de Catherine, trés-significative, pour peu qu'on en veuille peser les 
expressions et lire, comme Tavanes a di le faire, entre les lignes : 

« Vous verrez, lui dit la reine, ce que le roi monsieur mon 
fils vous écrit de l’ordre qu’il désire étre mis en Bourgogne, 
pour éviter que les villes dudit pays ne tombent en Il’inconvénient de 
beaucoup d’autres de ce royaume, dont je m’assure que vous savez 
assez de nouvelles; et pour ce que c’est le plus grand service que 











822 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


pour cette heure vous lui sauriez faire, je vous prie n’y oublier ne 
y épargner rien, et que pour cet effet ne craindre (sic) point de 
yous faire si fort que vous ayicz de quoi commander a 1a fureur du 
mal et empécher qu'elle ne passe plus outre, qui sera un service 
fait & votre maitre et 4 moi, dont nous aurons 4 jamais souve- 
nance. 

« Depuis cette lettre écrite, est arrivé votre courrier avec vos 
lettres, par ol nous avons vu que vous ne pouviez mieux faire que 
vous avez fait’... » 

Quel que soit le mystére dont s’enveloppe ici la reine, il est aisé 
de voir qu'elle se prépare, non sans terreur, 4 unc lutte prochaine, 
et qu’elle cst résignée 4 accepter toutes les alliances contre l’en- 
nemi commun. Les événements du dehors devaicnt précipiter la 
crise. 

En 1567, le duc d’Albe passe prés de la frontiére bourguignonne 
avec une armée, marchant contre les révoltés des Pays-Bas. Catho- 
liques et protestants croient que c’cst le signal d’une nouvelle 
guerre civile. Tavanes sentait la Bourgogne remuer sous sa main, 
et il multipliait les précautions militaires. C’est ainsi qu’il expulse 
tous les étrangers de Macon, et qu'il ordonne 4 Dijon une revue so 
. lennelle des gardes bourgeoises. Ces mesures successives, une levée 
extraordinaire de Suisses ordonnéc par la cour, firent croire aux 
huguenots qu’un vaste complot se préparait contre cux. Ils crai- 
gnirent d’étre surpris, et résolurent de se lever partout 4 Ia fois, 
d’enlever le roi et de s’emparer du gouvernement. Le mot d’ordre 
fut répandu et fidélement gardé, et au jour dit, la révolte éclata. Le 
25 septembre, dans toules les villes de la Bourgogne, on vit sortir 
et se mettre en campagne des bandes de gens armés. Les conjures 
franchissaient les portes de Dijon par troupes de cing ou six, por- 
tant seulement 'épée, comme pour une promenade, et tout le jour 
suivant ils cheminérent dans la direction de Rosoy-en-Bric, ot était 
le rendez-vous commun. Les gentilshommes catholiques du haut 
de leurs donjons, les capitaines des villes derriére leurs murailles, 
les voyaient passer avec effroi, et, tremblants pour eux, ne pou- 
vaient répondre aux appels pressants du lieutenant-général. Celui-ci 
apprenait bientét qu’Auxerre et Macon étaient aux mains des réfor- 
més. Isolé, retenu dans Dijon par crainte d'une surprise, il osait 
4 peine écrire 4 la cour, les chemins n’étant pas sdrs. Sa caisse 
militaire était vide, et, comme il le disait, «la ot le soldat trouve 
a gagner, il n’est plus question de religion *. » 


1 Lettre du 10 mai 1567. 
® Lettre av roi, 26 septembre 1567. 








LES ORIGINES DE LA LIGUE. "99g 


Pendant tout le mois d’octobre, il fut appelé 4 l’armée, royale de 
la facon la plus pressante. Dés qu’il crut avoir assuré la sécurité 
du duché, il s‘offrit a partir. Cette fois, il croyait aller 4 une guerre 
sérieusc, décisive pour le salut de l’Etat et sa propre fortune , avant 
son départ, il fil son testament et régla toutes ses affaires de fa- 
mille. On le vit jusqu’a la fin de la guerre en Lorraine et en Cham- 
pagne, au milieu des capitaines qui se disputaicnt le commande- 
ment sous le nom du jeune duc d’Afjou. Il se préoccupait néanmoins 
de la défense de la Bourgogne, qu’il savail menacée 4 ses deux extré- 
mités. Son cousin de Vantoux y commandait en son nom avec des 
forces insuffisantes. L’arrivée du duc de Nevers et d'une armée 
d’Italiens changea la face des choses. Macon fut repris. Toutefois, le 
vainqueur ne put arriver assez a temps pour empécher le prince 
de Gondé de traverser le nord de la Bourgogne, et de le livrer aux 
ravages de ses auxilianres allemands. 
La paix de Longj;umeau fut conclue sur ces entrefaites (mars 
1568), paix qui, de toutes les tréves arrachées a la lassitude des 
combattants, fut la plus courte et la moins sincére. Pendant les six 
mois qu’elle dura, elle ne fut, pour ainsi dire, pas observée. Entre 
toutes les provinces, la Bourgogne fut la plus agiléc, car les plus 
ardents des deux partis paraissaient s’y étre donné rendez-vous. 
Nous y assistons au prologue d’une tragédie, ot chacun parle de 
paix ct se prépare 4 la guerre, ment aux autres et 4 lui-méme, et 
embrouille un réseau d’intrigues que l’épée seule pourra briser. La 
Réeforme a deux citadelles dans la contrée, Noycrs et Tanlay; Noyers 
surtout, assis au sommet d'une colline, entouré par une rivicre et 
un triple fossé, protégé par un vaste donjon, paraissait imprenable. 
Condé et Coligny viennent s’y installer, et dans toutes ces villes, aux 
portes desquelles passent les reitres licenciés et chargés de butin, 
exaltation populaire grandit rapidement; les Confréries du Saint- 
Esprit sortent de l’ombre, prétes 4 combattre, et, au dernier mo- 
ment, la fuite des chefs protestants donnera le signal de la troi- 
siéme guerre civile. | 
Tavanes, en rentrant dans son gouvernement aprés la paix, s’é- 
tait trouvé en face des plus séricux embarras. C'est en vain qu’il 
publie, le 30 avril, une ordonnance dans laquelle il recommande 
a ses compatriotes, « de quelque religion qu’ils soient, (de) se com- 
porter modestement les uns avec les autres, sans aigreur ni souve- 
nance des troubles passés... » Partout, 4 toute heure, sous le moin- 
dre prétexte, les deux partis sont aux prises. Chaque jour voit s’ac- 
cuser davantage l’intervention de la multitude, et, dés le 27 avril, 
Tavanes la signalait clairement 4 la reine, en lui insinuant qu'il 
fallait la diriger si l’on ne voulait pas étre entrainé par elle : « Pour 


St LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


ne vous rian cacher, tout esclame contre la paix, contre le roi ef 
contre vous. Ce pays qui est de frontiére et ot il y a gens de téte & 
de cervelle, veut tre traité un peu plus doucement, méme que 
vous n’en avez point qui soit demeuré tout en son entier en obdis- 
sance aux autres troubles et 4 ceux-ci. Et est nécessaire de se gar- 
der de retourncr souvent 4 de telles rudesses pour la conservation 
de votre Etat. Personne n’est payé aux places fortes, méme ceux de 
l’ordinaire et morte-paies, ce qui est toute la sireté, et c’est un 
grand mal que votre susdit Etat repose sur des gens mangés de 
poux et qui meurent de faim dans lesdites places; on leur doit 
quatre ans. Et faut que je vous dise davantage que, sans les amis 
que j'ai, vous y auriez bientét beaucoup de gens mal affectionnés, 
étant pratiqués partout a tour de bras, mais j’espére qu’a la fin 
tout ira 4 votre contentement, comme je vous le ferai plus am- 
plement entendre. » La fin de cette lettre, en dépit de ses obscu- 
rités calculées, est trés-claire. Tavanes songe 4 organiser définib- 
vement, en vue d’une lutte prochaine, sous les banniéres des coa- 
fréries, une arméc auxiliaire sortie des entrailles de la province, 
une réserve des garnisons royales. Il veut tenir sous sa main, ea 
se mettant a leur téte, ces populations frémissantes contre un ea- 
nemi qu’elles accusent de tous leurs maux. Dés ce moment, le pas- 
sage des reitres et la remise d’Auxerre aux autorités royales étaient 
le signal des plus graves désordres. 

Les Allemands ne quittaient qu’ regret le beau pays de France, 
d’ou ils emportaient, dit Haton, tant de butin, « que leurs chevaux et 
harnais ne purent emmener le tout en leur pays. » Aussi ne sen al- 
laient-ils que pas a pas, s’attardant, sous divers préiextes, dans les 
riches campagnes de la Bourgogne, et, en attendant le complément 
de la solde qu’on leur avait promise, ils dévastaicnt le pays. La cour 
crut un moment qu’elle serait obligée de recourir a la force pour 
leur faire repasser la frontiére; elle laissa méme entendré a Tavanes 
qu'il pourrait précipiter leur retraite par une attaque 4 main ar- 
mée. Celui-ci déclina la proposition, sous prétexte que les troupes 
lui manquaient pour une entreprise aussi hasardeuse, et qu'il ne 
fallait pas ajouter 4 la misére du pays. Tout le monde n’imitait pas 
sa sagesse ; les catholiques d’Auxerre arrétaient et dépouillaient un 
gentilhomme de Coligny qui portait aux Allemands une partie de 
_ leur solde. Le passage de ces étrangers prés de Dijon réveilla toutes 
les passions populaires : 

« Quand les reftres, écrivait Tavanes au roi, passérent prés de 
cette ville y étant conduits par des Francais jusques aux faubourgs 
pour saccager, il s’y attacha une escarmouche, ou furent tués cing 
ou six reitres et autant de ceux de la ville. Il se trouva deux heures 








LES ORIGINES DE LA LIGUE. 825 


aprés ladite escarmouche deux huguenots qui furent tués hors la 
ville, et encore que cela se fit avec celte furie, ct qu'il n’ y avait 
aucune occasion de plainte, si est-ce que j’ordonnai a la justice 
d’en faire informer, et n'ai jamais vu un seul des leurs qui s’en soit 
plaint : mais bien dire ceux de cette ville qu’ils ne tiennent la vic 
que de moi a cause de la furie du peuple qui était ainsi ému de voir 
tuer les leurs... L'on est contraint d’en endurer beaucoup, encore 
que vos édits soient violés 4 yue d'ceil et méme par les plus grevés, 

de peur de recommencer les troubles, et si cela ee 4 la longue 
il ne faudra plus parler de justice, et de régner'. 

Le départ des Allemands ne rétablit ni la concorde: ni méme la 
tranquillité. Auxerre était en proie & une réaction violente; les pro- 
testants, aux termes du traité de paix, avaient remis la ville aux 
mains du roi. Les catholiques, en butte depuis six mois 4 toutes 
sortes de vexations ct d’outrages, se vengérent cruellement. Leurs 
oppresscurs de la veille furent désormais traités en criminels, tra- 
qués, emprisonnés, massacrés. Le gouverneur, envoyé par le roi, 
était impuissant 4 réprimer ces excés. Ce qui surexcitait encore les 
esprits, c’était la présence, 4 quelques lieues de la, des chefs du 
parti ennemi. Vers la fin d’avril, Gondé, ne se sentant pas en sireté 
dans ses autres résidences, était arrivé, avec sa famille, dans son 
chatcau fort de Noyers. Coligny et Dandelot ne tardérent pas @ venir 
habiter prés de lui, 4 Tanlay, et leur reunion, en augmentant les 
défiances de Catherine et de Tavanes, fut une cause indirecte d’agi- 
tation, ajoutée 4 tant d’autres. 

C’est alors que le lieutenant-général, pour éviter les surprises de 
l'année précédente, songea a tirer parti de l'association secréte, ré- 
cemment formée sous ses auspices, et la rendit publique. A ce mo- 
ment, Ics Ligues catholiques, dissoutes par la paix de Lonjumeau, 
se réorganisaient ouvertement. Ainsi l’on voit se rassembler en Lan- 
guedoc une « Sainte Armée de la Foi, » bénie d’avance par le pape, 
enrdélée dans les églises, et s’inspirant des souvenirs de la croisade 
albigeoise. La noblesse, le clergé ct Je tiers Etat du Maine et de 
l’Anjou, établissaient aussi leur confédération. Deux cent trente- 
huit notables catholiques, réunis, le 18 mai, dans la grande salle 
de l’archevéché de Bourges, s’unissaient par un serment solennel ; 
le 24 juin, l’acte constitutif de la Ligue provinciale de Champagne 
était publié?. A la méme époque, eut lieu 4 Dijon la « description » 
solennelle des bons serviteurs du roi. Les chefs des compagnies 


! Lettre du 8 aodt 1668. 
2 D. Vaissette, Histoire du Languedoc, t. V, piéces justif. 112-113. — Mouria, 
La Réforme et la Ligue en Anjou, p. 71. —La Thaumassiére, Histoire de Berry, etc. 


826 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


bourgeoises, les principaux membres du clergé ct de la noblesse, 
quelques conscillers au Parlement se réunirent, le 8 juillet, a la 
Maison du rot, autour de l’orateur du parti, Jean Bégat. Une 
indisposition trés-opportune avait retenu Tavanes dans son cha- 
teau d’Arc-sur-Tille; mais ses deux fils, Guillaume et Jean, Agés, 
l’un de quinze ans, l'autre de treize, étaient présents. Selon un 
_écrit du temps, Bégat prononcga un long discours « pour remon- 
trer combien il était requis et nécessaire qu’on se préparat et 
qu’un chacun se montat de chevaux de scrvice et de corps de cui 
rasses, et ceux de moyen élat d’arquebuses et de bons morions, 
ayant un tel ennemi voisin qui est 4 Noyers, afin qu’ils ne fussent 
pas surpris par un tas de petits princes batards et étrangers, qui 
avaicnt voulu faire la part au roi. » Puis les assistants prétérent de 
nouveau le serment de la Confrérie du Saint-Esprit, et s’engagérent 
4 servir contre les huguenots de leurs personnes et de leurs biens; 
ils promirent, au nom de chacun d’eux unc cotisation mensuelle, 
et au nom de la ville deux cents chevaux et deux cent cinquante 
hommes de pied, payés pour trois mois. Quelques-uns pourtant, si 
l’on en croit les relations protestantes, s’inquiétérent des résultats 
de leur adhésion, et, séance tenante, demandérent 4 Bégat si le roi 
approuverait leur ligue. Celui-ci répondit qu’il existait une auton- 
salion écrite, qu’elle était entre les mains d’un secrétaire de Ta- 
vanes; mais la piéce, 4 ce qu’il parait, ne put jamais étre produtte. 
Bégat aurait méme ajouté que peu importait approbation royale; 
qu'on savait ol s’adresser ailleurs; qu’il ne fallait pas se fier aux 
lettres officielles regues par le gouverneur et le Parlement, mais sev- 
lement en interpréter certains passages, rédigés dans un langage 
convenu d’avance'. 

Quoi qu’il en soit de ces aveux, des plaintes s’élevérent parmi 
les collégues méme de Bégat. Le Parlement prit ombrage de réunions 
qui ne paraissaient ni provoquées ni approuvées par le roi. Le pre- 
mier président fit part de ses scrupules 4 Bégat; Tavancs, prévenu, 
accourut 4 Dijon. ll se sentait prévenu de jouer un rdle double, 
celui d’exécuteur des volontés royales et celui d’agitateur du parti 
catholique. Ne voulant ni trahir les résolutions secrétes de la cour, 
ni passer pour un rebelle, il se tira d'affaire par une de ces saillies 
originales qui lui étaient familiéres ; ct demandant aux magistrats 
eux-mémes de lui tracer une ligne de conduite, il leur dit « que la 
justice se peint tenant deux balances ; s’ils en voient une pleine de 
monopoles, hérésies et rébellions, Yautre de l’honneur de Dieu, du 


ved Légende du cardinal de Lorraine, dans les Mémoires de Condé, t. Yi, 
p. 108. 














LES ORIGINES DE LA LIGUE. $37 


service du roi, extension d’hérésie et de rébellion, il remettait 4 leur 
prudence celle qui devait emporter le poids. » Et il continua de 
préparer la levée, ct le cas échéant, la mobilisation des milices po- 
pulaires. 

Dés le 27 juillet, ila écrit aux bourgeois de Cravant pour leur 
faire prendre les armes. L’avocat Dechevanne organise 4 Autun 
et dans les chateaux voisins une « fraternité des catholiques, » di- 
rigée par des officiers qui s’intitulent chefs d’hétel, ct haranguée 
par le jésuite Odet Pigenat, un des futurs prédicateurs de la Ligue. 
A Chalon, les confréres, commandés par des prieurs et des sous- 
prieurs, vont jusqu’a déclarer que si les personnes du roi et de ses 
fréres étaient oppressées, de sorte qu’on n’edt pas avertissement de 
leurs volontés, on promet obéissance au chef qui serait élu. Le 
chef désigné d’avance, c’était le licutenant-général '. 

Ces ardents volontaires ne tardérent pas 4 causcr plus d’un em- 
barras 4 leur général, par leur témérité imprudente. Un jour Condé 
faisait dire qu'un espion avait été surpris mesurant la hauteur 
des murailles de Noyers; un autre jour, qu’un agent pratiquait 
les gentilshommes de l’Autunois et les avertissait de prendre 
les armes au premier signal; et quand Tavanes lui demandait 
d’'user de son influence pour apaiser ses coreligionnaires, il lui ré- 
pondait que les catholiques devaient poser les armes comme tout 
le monde, et se conformer a |’édit. Le commandant militaire de la 
Bourgogne voulail, au contraire, étre prét 4 prendre au besoin I’of- 
fensive, sans perdre toutefois les avantages de la défensive; il de- 
mandait done aux huguenots, aux rebelles de la veille, de désarmer 
les premiers : 4 part-cela, il offrit 4 Condé les satisfactions qu’on 
réclamait de Qui. Il déclina toute complicilé dans les pratiques se- 
_ (rétes ou les atlentats publics contre les huguenots ; il promit de 
faire traduire en justice l’espion inconnu surpris a Noyers, et d’exi- 
ger une discipline plus sévére des garnisons de l’Auxerrois; il se 
déclara prét 4 courir sus au premier présomptueux qui contre- 
viendrait & la paix et aux volontés du roi: « J’estime avec l'aide de 
Dieu, ajoutait-il en terminant, que tout cela tournera en fiance, 
et que nous aurons ce bonheur de jouir de la paix et tranquil- 


' Histoire de la Réforme et de la Ligue & Autun, par Abord.— Histoire de Chdlons, 
par Perry. « L'église des Carmes, dit ce dernier, fut choisie pour y établir une 
semblable confrérie... y dire une messe tous les dimanches, et y faire une 
exhortation au peuple... Cette confrérie tint longtemps les esprits bien unis. 

is comme il n'est point de chose si sainte ou, quelquefois, il ne s’y glisse de 
Yabus, aussi entreprit-elle plus qu'elle ne devait. Elle empéchait donc que les 
wnitants, tant catholiques que huguenots, ne sortissent le dimanche hors de la 

e, etc. » 


$28 LES ORIGINES DE LA LAGUE. 


lité qu’il nous a envoyée, ot vous, monseigneur, pouvez beau- 
coup. De ma part, j'y emploicrai ce peu de puissance que Dieu m’a 
donnée, tant pour le devoir de ma charge qu’intention de Sa Ma- 
jesté‘. » C’était la un espoir qui dans les deux camps était exprimé 
encore, mais auquel personne ne croyait plus. 

Au moment ou Tavanes écrivait cette lettre, un nouvel attentat, 
qui touchait de prés 4 Coligny, aggravait encore la situation. Un 
gentilhomme envoyé par l’amiral & Auxerre avait 4 peine franchi 
les portes de la ville, que les soldats sortis du corps de garde le 
poursuivirent 4 travers les faubourgs, firent feu sur lui de leurs 
arquebuscs, et le blessérent griévement. Coligny, n’attendant au- 
cune justice du lieutenant-général, qu’il n’aimait pas et qu’il regar- 
dait comme complice du mcurtre, porta directement sa plainte au 
roi, laissant entendre prudemment, mais clairement, qui il accu- 
sait : « La connivence et dissimulation dont on a usé jusqu’a cette 
heure en cela a augmenté et augmente encore de jour a autre !'in- 
solence, audace et arrogance d’un peuple qui semble vouloir par- 
tager votre autorité et votre justice... » Et Dandclot précisait ainsi 
l’accusation : « Tout ce qui se fait aujourd'hui n’est que pour tant 
provoquer et offenser ceux de la religion que l'on leur fasse perdre 
patience, occasion de leur courir sus pour les exterminer?. » 

Ce fut la reine-mére qui répondit. Sa lettre doucereuse donnait a 
l’'amiral une satisfaction apparente, ct essayait sur lui ce systéme 
de captation qui le conduisit plus tard au Louvre, dans les bras de 
Charles IX, et de 14 sous l'arquebuse de Maurevel et le couteau de 
Henri de Guise. Que Coligny oublic le passé, disait-elle ; qu'il soit 
persuade que le roi est bon et n’a jamais aimé verser le sang de ses 
sujets ; qu'il ne désire rien tant que de les recevoir tous entre ses 
bras et les conserver unis pour les employer 4 lV'accroissement du 
royaume. Qu’il ne craigne rien, il n’y a rien a craindre, le roi 03 
pas changé 4 son égard; s’il en veut meilleure assurance, qu'll 
vienne 4 la cour, et il pourra aisément s’en convaincre. La reine, 
ajoutait, il est vrai, que si l’effet des ordres du roi pour le rétablis- 
sement de la paix ne s’était pas encore fait sentir, c’était que « les 
armes sont encore entre les mains de ceux qui ne les devraient paint 
avoir, plutét qu’en celles du roi. » 

Ce langage ne dissipa point les défiances des huguenots ; désor- 
mais trop faibles dans les villes pour résister a la coalition des forces 
populaires, ils ne cherchaient plus & se rassembler, mais ils se te- 


‘ Tavanes 4 Condé, lettre du 40 juillet 1568. 


2 Coligny au roi, lettre du 43 juillet 1568. — Dandelot a la reine-mére, méme 
date. 








LES ORIGINES DE LA LIGUE. 829 


naient préts a partir au premier signal de leurs chefs. Ils disaient 
savoir fort bien qu’a la cour on se préparait 4 leur courir sus, et 
paraissaient cette fois remplis de crainte @ la penséc de reprendre 
jes armes. Tavanes au contraire, dont les forces étaient organisées 
partout, aurait pu, disait-il, les surprendre par troupes de quinze 
ou vingt dans les villes et dans les bourgs; mais il se contentait de 
faire partout bonne garde, et s'il fallait « remucr quelque chose, » 
demandait des ordres précis *. C’était la seule concession que Cathe- 
rine, avec sa prévoyance intéressée, ne voulait pas lui faire. A ce 
moment, elle renouvelait 4 Condé les assurances données 4 Coligny, 
et lui promettait méme de poursuivre et de dissoudre les associa- 
tions de la noblesse catholique. Elle savait bien ne pas étre obéie ct 
ne souhaitait rien tant que de paraitre céder a I’élan aveugle de la 
multitude. En méme temps, pour pouvoir au dernier moment le 
diriger selon ses vues, elle joignait au commandement de la Bour- 
gogne celui de la Champagne, ot une Ligue était aussi organisée, 
et autorisait Tavancs 4 appeler au besoin des troupes du Lyonnais. 
Elle sentait approcher l'heure ot les chefs huguenots, exaspérés 
par des provocations incessantes, déchireraient ouvertement le traité 
de paix. | 

Sur ces entrefaites, une nouvelle plainte de l’amiral lui arrive; c’est 
un appel pressant 4 sa justice, presque une mise en demeure d’agir. 
Un gentilhomme protestant, nommé d’Amanzé, vient d’étre assassiné 
4 la porte de sa maison par six hommes masqnés. Cette fois Coligny 
désigne plus nettement ceux qu'il croit les coupables : « Ce sont des 
fruits et effets des confréries du Saint-Esprit et saintes Ligues... Ce 
sont choses projetées et délibérécs avec les gouverneurs de provin- 
ces, ct... cela ne se fait point sans avis ou pour le moins sans un 
tacite consentement?’... » Le 7 aout, Catherine et son fils répondi- 
rent encore en promettant justice, ne demandant en retour que 


1 Tavanes au roi, 214 juillet 1568. 

2 Lettre du 50 juillet 1568. A cet acte d‘accusation de Coligny, il faut joindre 
celui que Condé adressa au roi, le 25 aot. au moment de quitter Noyers : « A 
qu@lle autre fin tendent toutes ces Confréries du Saint-Esprit et Ligues saintes 
qu’ils appellent, ou quelques gentilshommes de la religion romaine mal con- 
seillés s'oublient tant que le conspirer et de jurer la ru.ne de ceux de Ja reli- 
gion réeformée, la plupart d’entre eux leurs parens, amis et alliés? Mais qui in- 
vente et fait dresser lesdites confréries, sinon ledit cardinal (de Lorraine), qui a 
promis les faire autoriser el approuver par Votre Majesté? Combien que vous 
ayiez donné assez 4 entendre que telles choses vous déplaisent, comme trés- 
pernicieuses a votre Etat. A quoi peut tendre ce que ledit cardinal a mandé par 
toutes les provinces, qu’on n'eut point 4 ajouter foi 4 toutes les lettres et dépé- 
ches de Votre Majesté, concernant !’entretenement de Pédit, si elles n’étaient 
marquées de certain signet? Kt de fait auxquelles a-t-on obéi? » 


$350 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


l’oubli du passé; et 4 ce moment méme ils se préparaient a pren- 
dre leur revanche de l’attentat dont ils avaient failli étre victimes a 
Meaux ]’annéc précédente. Les armements des huguenots dans leurs 
places fortes de l'Ouest, le bruit que des assassins étaient en route 
pour frapper le roi ct le duc d’Anjou, et ouvrir a Condé l’accés du 
tréne, hatérent leur résolution. 

Un envoyé secret de la cour, Gontheri, secrétaire du chancelier 
de Birague, vint trouver Tavancs et lui proposa d’enlever Condé par 
surprise a Noyers. Le lieutenant-général pressentil le piége; il com- 
prit qu'un ordre ainsi donné, s'il l’exécutait, engageait sa respon- 
sabilité en couvrant celle du roi; que la cour voulait ainsi profiter 
de l’entreprise, et le désavouer, s'il échouait. 11 commenga par dé- 
cliner les pouvoirs de Gontheri et par demander, pour traiter cette 
affaire, quelqu’un d'un rang plus élevé. On lui envoya aussitdt un 
capitaine nommé Du Pasquier. A celui-ci Tavanes mulliplia les ob- 
jections, la difficulté d’aller surprendre le prince au milieu d'une 
garnison dévouée, derriére la triple enceinte de son chateau, les fa- 
cilités qu’avaient Condé et Coligny. pour fuir, le danger d'un insuc- 
cés qui l'exposerait lui-méme 4 leur inimilié; il demanda a étre 
couvert par unc déclaration de guerre en régle. Non pas qu'il bla- 
mat toujours et en principe de telles surprises, mais il avail déa 
prouvé que de semblables missions lui répugnaient dans des cir- 
constances moins graves. Ici il s’agissait de porter la main sur un 
prince du sang, sur Condé, son ancien compagnon d’armes, el 
I'homine qui devait détourner de la poitrine du fils le couteau de ja 
Saint-Barthélemy ne pouvait songer a attaquer lachement |e pére. 

Toutes les apparences étaient contre Tavanes; il agit pour- 

-tant comme s’il se fut résigné a obéir. Il appela 4 lui des com- 
pagnies de soldats campées sur la Loire, et ses espions rédaient 
autour de Noyers, comme pour lui en préparer I’accés. Il sul 
bientot que les paysans des environs étaient requis pour meltre 
le chateau en état de défense ct y transporter des vivres. Autour. 
tout annoncait la défiance et la crainte : Condé avait -fait venir 
successivement jusqu’a quatre cents soldats, qui vivaient a dis 
crétion chez les habitants. Tout rassemblement était dispersé 4 
coups de baton; le jour de l’Assomption, la messe avait été inter- 
dite, et l’on avait démoli une église catholique, dans les fav- 
bourgs, pour en employer les pierres aux fortifications. Tavanes 
apprit en outre que Condé était sur le point de partir, soit pour 
gagner la Rochelle, soit pour aller en Comté, au-devant des rei- 
tres. Il n’en continua pas moins ses préparatifs avec une pru- 
dente lenteur. Cing jours aprés, il était encore a Dijon, et adres- 
sait au roi une longue dépéche qui était a la fois un compte rendu 








LES ORIGINES DE LA LIGUE. 834 


de ses derniers actes ct une apologic de sa conduite. Certains pas- 
sages sont tout a l’adresse de Condé, et l’on dirait que sa préoccu- 
pation principale cst de préparer dans l'avenir, aux yeux du prince, 
sa justification : 

« Il n’y a homme, écrit-il, qui sul dire que j’aie fait lever, de- 
puis la paix, un seul homme, ni de vos ordonnances, ni d’autres, 
et suis bien ébahi que mondit seigneur le Prince croie ce qu'il 
vous en a mandé, ni moins comme I’on m’a dit, que je voulais 
tenter quclque entreprise contre lui, tant avec M. de Barbezieux 
qu’autrement, vu qu'il me connait mieux que personne, et sait 
bien le service que j’ai toute ma vie désiré faire 4 sa maison, 
méme au feu roi de Navarre. I] est vrai, quand il sera question des 
commandements de Votre Majesté, de votre Etat et du fait de ma 
charge, je voudrais non-sculement entreprendre contre lui, mais 
contre mon pére s'il vivait. » 

C’était, sous une forme détournée, dire au roi que, dans des 
circonstances aussi graves, i] ne pouvait agir sans ordre formel. 
Et, plus loin, tout en revendiquant pour le parti catholique le 
droit d’association armée, tout en hasardant l’apologie des Li- 
gues, il laissait entendre qu’elles n’étaient, pour lui, qu’un pis- 
aller, une assistance dangereuse demandéc aux forces populaires, 
mais devenue nécessaire, la cowr ne lui envoyant ni argent, ni 
soldats : 

« Si mondit seigneur le Prince, disait-il, veut étre en soupgon 
comme il est, il ne faut pas trouver étrange de l'autre coté, que 
ceux qui sont pour votre service en soient de méme.... Et si sous 
ombre de ce soupcon qu'il dit avoir, vous voulicz toujours laisser 
seulement le peuple pour la garde des villes, Votre Majesté peut 
penser quelle sdreté 11 y pourrait avoir; ou il faut que les soup- 
cons cessent, ou il faut se garder 4 bon escient, par quoi, quoi- 
qu’il en soit, 11 est force de faire tenir des compagnies aux garni- 
sons, tant pour la surcté d'icelles, que pour garder les séditions, 
d’autant que sans la force, il est malaisé de réconcilier ces deux 
peuples, que votre justice puisse étre administréec, les pays en st- 
reté et purgés de méchants, et si ladite force n’y est bien raide, 
encore qu’il n'y eut point de gucrre, vous ne verricz jamais que 
meurtres, pauvretés. Quant aux insultes ct oppressions faites a 
ceux de l’ancienne religion,..... ceux qui tiennent votre justice 
vous en pourront avertir quand il vous plaira le commander, et s’il 
vous plait me commander vous en avertr, je le ferai a la vraie vé- 
nité, non que jc veuille dire que mondit seigneur le Prince en soit 
occasion, car j’estime qu’il ne Je voudrait souffrir; joint que Jc 


833 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


m’assure qu’il n’est pas maitre de tous ceux de ladite religion, prin- 
cipalement des méchants. » 

Puis viennent ses explications sur la Confrérie du Saint-Esprit, 
et les imprudences qu’on lui avait reprochées sans doule & cet 

ard : 

i Quant a l’article qui parle du propos que tint Monsieur Bégat 
& quelques-uns de ceux qui sonten la description de cette ville, 
pour autant que ceux de ladite religion prétendue faisaient semer 
un bruit par sous main que c’était pour leur porter dommage, 
étant malade, je lui ordonnai les assemblées en public, et leur 
faire entendre occasion de ladite description qui ne tend a autre 
chose qu’a l’observation de l€dit, et pour, si les troubles viennent 
4 renaitre 4 la manutention de votre Etat, sdreté du pays 4 moin- 
dres frais que l'on n’a accoutumé du passé; de laquelle descrip- 
tion j'ai averli, il y a plus de six semaines, mondit seigneur le 
Prince, comme vous l’avez pu voir par le double des Icttres que je 
vous al envoyé, et que je vous envoie encore. Quant 4 dire que mes 
enfants y ont été, ce sont garcons qui courent partout, et y fu- 
rent, ct seront, st Dieu plait, décrits pour mourir a vos pieds; 
et des propos calomnieux de quoi il charge le sieur Bégat, il est 
personnage fort avisé, et aussi peu ignorant qu’homme de sa robe 
de votre royaume. Je lui ai donné charge de vous avertir de son 
dire; la vérilé de cela ne peut étre cachée pour avoir été dite au 
vu et su de tout le monde, en présence de tant de gens et des plus 
notables de la ville. Je me tiendrai toujours bien honoré de faire 
chose qui soit agréable 4 Monseigneur le Prince, moyennant qu'il 
n’y aille rien du votre, et du fait de la charge qu’il vous a plu me 
commettre'. » 

Ce plaidoyer achevé, ses surctés prises du cété de la cour et ce 
ses adversaires, l’habile Tavanes se décida a partir. Tout en pa- 
raissant resserrcr les mailles du filet qu'on lui ordonnait de jeter 
sur Noyers, il envoyait en avant-garde des espions qui avaient au 
moins deux jours d’avance sur lui, et qui se laissérent surprendre 
4 desscin au picd des remparts. Ils étaient. porteurs de lettres soi- 
disant adressées 4 des troupes venant du cdté de la Loire et conte- 
nant ces mots: « Le cerf est aux toiles, la chasse est préparée. 
hatez-vous. » L’avertissement fut compris. 

Le 25 aout, Condé et Coligny, avec leurs familles et leurs servi- 
leurs, s'échappaient de Noyers et prenaient en toute hate le che- 
min de la Rochelle. Le premier, avant de monter a cheval, avail 


! Lettre du 20 aott 1568. 





LES ORIGINES DE LA LIGUE. 835 


Jaissé a l’adresse du roi un dernier réquisitoire, ou l'on ne trouve 
pas un mot contre Tavanes. Ce silence prouve que le capitaine 
catholique avait dégagé 4 temps son action de celle de Catherine 
et de Guise; il exprime éloquemment la reconnaissance de Condé 
pour un bienfait dont l’auteur n’entendait pas étre remercié dans 
son propre intérét. De méme, l’écrivain protestant qui a rédigé 
les Mémoires sur la troisiéme guerre civile ne nomme point Ta- 
vanes 4 cette occasion. I] n’edt pas manqué de le charger, s'il 
eut eu en main des preuves suffisantes, ou s’il n’edt pas connu 
Yimmense service qu’a la derniére heure lc lieutenant-général 
de Bourgogne avait rendu a Condé. Enfin, un mois auparavant, 
c’était Condé lui-méme qui avait hautement, et 4 l’avance, justifié 
son loyal ennemi, son futur vainqueur : « Je m’assure, sire, écri- 
vait-il au roi, que ledit sieur de Tavanes ne sait rien de ceux qui 
contre moi veulent quelque chose entreprendre; car je le connais 
de trop longue main ennemi de ceux qui ne veulent qu’entretenir 
les troubles ‘. » 

Les Condé, par la faveur constante dont ils entourérent les 
Tavanes, pendant les siécles suivants, firent honneur 4 la parole de 
leur ancétre, et de génération en génération, reconnurent le service 
rendu. 

Gaspard, dés qu’il connut le départ du prince, arréta sa marche 
vers Noyers, qu'il avait savamment ralentie, et il laissa 4 Ventoux 
et a Barbezieux, scs lieutenants en Bourgogne et en Champagne, le 
soin de réduire Noyers. Le mois suivant, il quittait son gouverne- 
ment pour aller combattre et vaincre, en bataille rangée, ceux qu'il 
avait rougi de surprendre dans un piége vulgaire. 

Désormais, il n’appartient plus guére a l'histoire de Bourgogne; 
cest 4 histoire de France qu’il faut demander son rdle dans les 
batailles de Jarnac et de Moncontour, et dans le massacre de la 

Saint-Barthélemy. Aussi bien, 4 partir de cette époque, sa cor- 
respondance nous manque, et ses Mémoires parlent peu des rela- 
tions qu’il conserva avec son pays natal. [] vécut presque con- 
stamment 4 la cour, de l’aveu de Brantoéme, « craint, honoré, 
aimé, respecté, recherché et bien fort admiré. » Nommé maré- 
chal de France, gouverneur de Provence, amiral des mers du 
Levant, bien vu du roi, de la reine-mére et du duc d’Anjou, il 
abandonna sans regrets la lieutenance générale de Bourgogne au 
comte de Chabot-Charny. Celui-ci, en mariant sa fille avec le fils 


' Lettre du 22 juillet 1568 (citée dans I'Histoire des princes de Condé, par 
Mgr le duc d’Aumale, t. Il). 


25 Aour 1875. o4 


$34 LES ORIGINES DE LA LIGUE. 


ainé de Tavanes, assura, en revanche, & son gendre, la survivance 
de sa charge. 

Sous le gouvernement de Charny, la Bourgogne resta en paix. 
En 1569 et 1570, elle avait été successivement foulée par une in- 
vasion allemande et par le passage des troupes de Coligny. Les 
Ligues du Saint-Esprit contribuérent alors sans doute a la garde 
et 4 la défense des villes; mais, depuis le départ de homme éner- 
gique qui les avait réunies en un faisceau et animées de son esprit, 
elles ne font plus parler d’elles. Leur nom disparait des documents 
de Pépoque, et ce n’est pas a elles qu'il faut attribuer les actes de 
fanatisme isolé, les représailles sanglantes, exercées dans les vil- 
lages, sur tout passant ou étranger suspect d’hérésie. La modéra- 
tion de Charny favorisait les progrés des politiques, qui la, comme 
ailleurs, croissaient en nombre et en influence. A peine quelques 
soulévements trahirent-ils le réveil furtif des passions populaires, 
lors de explosion de la Saint-Barthélemy. 

On sait quelle part le maréchal de Tavanes prit a cette tragédie. 
On ne voit pas du moins qu’il ait cherché 4 en étendre les effets a 
sa patrie. On a dit pourtant que s’il eit alors commandéa Dijon, 
le sang edt coulé, et on porte aux nues Charny qui, par sa gent 
reuse résistance, aurait préservé son gouvernement des massacres. 
Il n’en est que plus curieux de constater qu’a la place de Charny, 
le maréchal eut agi exactement de méme. On se rappelle avec quelle 
_ prudence, en 1568, il avait décliné les ordres verbaux du roi lu! 
enjoignant d’enlever Condé, et demandé, pour sa décharge, des in- 
structions écrites. En 1572, une situation analogue se présente; et 
le président Jeannin, alors simple avocat au Parlement, nous a ap 
pris comment elle se dénoua. Deux jours aprés la Saint-Barthélemy, 
deux gentilshommes vinrent présenter 4 Charny deux lettres de lt 
main du roi, expédiées le méme jour 4 cing heures d’intervalle 
elles recommandaient d’exécuter tous les ordres verbaux dont le 
portcurs étaient chargés. On reconnait la le faire de Catherine et ¢e 
Birague. Charny, apprenant ce que comportaient ces ordres, recull 
devant leur exécution, et convoqua, pour en délibérer, un const! 
dont l’avocat Jeannin, élu du tiers état, faisait partie. Celui-ci de- 
manda l’application d’une loi de Théodose, défendant aux gouver 
neurs d’exécuter un ordre contraire A Ia justice avant trente jours. 
s’ils n’en avaient obtenu, dans l’intervalle, une confirmation ar 
thentique. Cet appel 4 une loi promulguée par un empereur repel” 
tant, par précaution contre lui-méme, fut accueilli comme !a voll 
de la raison et de l’éternelle justice. On résolut d’attendre, el, & 
effet, deux jours aprés, un nouveau messager apporta la fable d'us 











LES ORIGINES DE LA LIGUE. 8355 


complot réprimé dont justice était faite, et dont, par conséquent, 
om ne supposait personne complice en Bourgogne. Il ne périt a 
Dijon qu'un gentilhomme, qui succomba victime d’une vengeance 
particuliére‘. Dans les campagnes, les chateaux de quelques sei- 
gneurs huguenots furent attaqués : plus d’une famille épouvantée, 
qui s’enfuyait en Allemagne ou 4 Genéve, fut égorgée en route par 
des bandes fanatiques. Puis la tranquillité publique ne fut plus 
troublée jusqu’a l’avénement de la Ligue proprement dite, en 4576. 

Tavanes ne devait pas voir ce grand mouvement, qu’il avait pré- 
paré a son insu. Dés 1573, il rentrait dans sa province pour y 
mourir: il expira au chateau de Sully le 49 juin 1573. Son corps 
fut rapporté a Dijon en grande pompe; le Parlement vint solennel- 
lement le recevoir et le conduisit 4 la Sainte-Chapelle, ot il fut en- 
terré a cété du maitre autel. Ce tombeau fut détruit lors de la Ré- 
volution de 1793, et depuis, rien n’a rappelé le souvenir du maré- 
chal de Tavanes dans sa ville natale. Aucune des rues qui entourent 
Vhétel et le vieux bastion de Saulx ne porte son nom. Il mérite 
pourtant le méme honneur que celui décerné récemment a Carnot, 
dont on a oublié la complicité dans la Terreur, par reconnaissance 
pour ses immenses services militaires. Durant cinquante ans, la 
Bourgogne ne jura que'par son nom, s' inspira de son souvenir et 
des exemples des siens. Ses deux fils donnérent a la France, dans 
le champ clos de la province, le spectacle d’une lutte a la fois cour- | 
toise et acharnée, |’un,‘comme chef des ligueurs, l’autre, comme 
lieutenant d’Henri IV. Tous deux avaient été membres des Confré- 
ries du Saint-Esprit et avaient pris part au mouvement populaire 
de 1568; tous deux avaient juré de défendre leur religion et leur 
‘roi. Ni ’un ni l'autre ne crut évidemment trahir la foi donnée et 
manquer aux traditions paternelles en servant avec un égal cou- 
rage, celui-ci, les Bourbons, celui-la, les Guise; et je. suis sir que 
si leur pére eut alors véou, il eit été fort embarrassé de prononcer 
entre eux, et de dire qui avait le mieux tenu son serment. 


L. Pincaup. 


‘ Jeannin, Discours apologélique au roi (a la suite des Négociations). — Regis= 
tres de la chambre de ville, 30 aodt et 22 septembre 1572. 


“HISTOIRE D'UNE USINE 


: i eae 


aw ts ae 


La solution du probléme social, c'est que 

"Industrie étant chrétienne, Y’ourrier soit 

a he, BS et se Fs : ee ee heurecr. 
Avcusrm Cocum. 


Rene ae 


J'a pnise pour telle ; rien.cependant de plus vrai ; les documents sont 
sous la main du public, chacun peut les cansulter'. Signalés d’abord 
au Congres des Buvres. oueriéres. catholiques, 4 Nantes, en 1870, 
puis 4 Lyon, l'année dernigre, ils ont été. imprimés, réimprimés, 
rhpeadus x un grand nombre ‘l’exemplaines, et ils viennent détre, 
a, Paris, )’ohjet.d’une conférence que le P. Lacordaire, Montalem- 
bert, Ozanam.ou. Cechin auraieat vaulu faire, qu’ils auraient faite 
ayer enthousiasme. Agsurtntent ce. dernier aurait disputé a M. Al- 
hert de Mun Je bonheur de.traiter publiquement un sujet qui lui.cul 
arraché.des Jarmes, et: pour lequel.il était si bien préparé par ses 
études d’économie charitable. Sila sténographie avait reproduil 
l’éloquenie.et chalenxause improvisation du jeune orateur militaire 
dont la flamme -nous réchauffe et nous rajeunit, je me garderals 
bien de prendre la plume. Mais. pourquoi aucun écrivain du Cor 
respondant, pourquoi le plus compétent et a la fois le plus agréable 
qui nous reste en. matiéres économiques, mon ami M. Alfred de 
Courcy ne 1’a-t-il point prise? Nos lecteurs s’y altendaient, je nen 
doute pas; comme on va lui en vouloir ! 

Manquant de la science que d’autres auraient montrée dans cc 
sujet, qu'ils auraient abordé en commencant par de haules consi- 
dérations morales ct politiques sur la question sociale, je viens, 
sans préambule, 4 mon histoire. 


! Un fait nouveau dans la question ouvriére. Paris, 1875. 














HISTOIRE DUNE USINE. ne 


Le Val-des-Bois est un eras village de 9, 200 habitants, situé prés 
de Bazancourt, dans le département de la Marne. La moitié de. sa 
population se livre a Vindustrie textile, l'autre est agricole. Un. 
elégant clocher gathique .de pierre et de, brique, nouvellement. 
hati, domine le _ village, élevant le signe | de la croix au-dessus de 
celui de l’usine. 

_L’église, avec sa splendide rosace et ses vitraulx ealomeac ou mille 
embiames rappellent les touchanies merveilles du Sacré- Cqur,. 
achéve d’indiquer quelle pensée a inspiré le chef de la. population, ou- 
vriere du village, venu la des Ardennes, ot il est né, le 15 mai 1795,, 
M. Jacques-Joseph Harmel : il a mis son établissement sous la pro- 
tection de la croix et donné la place d’honneur a Celui qu’il n’appe- 
lait pas sans raison le « Maitre de la maison. » 

Cette maison occupait. naguére plus de mille ouvriers,. aidés de 
Six puissantes machines 4 vapeur et d’un outillage formé.et entre- 
tenu par trois générations de trayailleurs. Tous les jours on y voyait 
wingt-leux personnes ‘assises 4 une joyeuse table de famille, qui 
faisait songer, malgré soi, 4 la table du Patriarche de la Sainte 
Ecriture, mangeant Je travail de ses majns, 4 l’ombre de sa vigne, 
au milieu de ses jeunes plants d’oliviers. , 

L'usine du Val-des-Bois fut fondée | en 1840. Sortant tous .des 
villes ou des autres: ateliers du pays, les ouvriers apportérent au - 
Val Vesprit qui régne dans la plupart, des ,établissements indus- 
triels : impies,. démagogues, frondeurs, tapageurs, a avides, indis- 
ciplings, ils offraient Vidéal du genre. Pour les peindre,, je. prends 
le pinceau d’un des trois fifs du vénérable patron, M. Léon Harmel;. 
on ne m’accusera pas de tracer un portrait de fantaisie : 

« Dans |’Usine, dit-il, la religion, ses ministres, son culte,. sont 
objet d'une haine furieuse. Cetle haine est attisée -par d’abomi- 
nables écrits dont l’existence n’est méme. pas soupconnée de ceux 
qui n’ont pas vécu dans ce milieu. La divine Eucharistie y. est par- 
ticuligrement blasphéméc. Le matérialisme y est préconisé. « Quand 

« on esl mort, tout est mort, » c’est un axiome admis sans conteste 
et mis en pratique jusque dans ses derniéres conséquences. Par 
contre, leg superstitions les plus ridicules y sont respectées ; celui 
qui s’en moquerait serait repris vivement au nom de la liberté de 
conscience. | 

« Dans I'Usine, la famille est conspuée. De pauvres petits enfants 


858 HISTOIRE D'UNE USINE. 


entendent sur leurs méres d’affreux propos; il y a des fils de qua- 
forze ans qui parlent de leur mére comme un homme ignoble 
parle d’une femme aussi ignoble que lui. Inutile d’ajouter que le 
respect, l’obéissance filiale y sont sifflés, traités de lacheté. 

« Ce qu’on dit de la corruption des peuples qui vont finir, peut 
se dire de la plupart de nos ateliers modernes. Le vice y est hau- 
tement encourage et, par un raffinement odieux, ceux qui n'ont pu 
commettre de crimes assez grands pour exciter V’admiration, en 
inventent qu’ils n’ont jamais commis. Les discours les plus ob:- 
cénes y sont tenus, sans égard pour les nouveaux venus. Il semble 
méme, pour certains débauchés, qu'il y ait un attrait, un espéce 
de régal infernal 4 corrompre les innocents. C’est une proie qu'ils 
se disputent, et, grace 4 cet horrible empressement, on voit des 
jeunes filles, qui, par une précocité monstrueuse, connaissent, 
peine sorties de V’enfance, autant de mal que peut en apprendre 
une longue vie criminelle. 

« Enfin, vis-a-vis de la société, la révolte, sous toutes ses formes, 
y est proclamée le plus saint des devoirs; la société est une ennemie 
dont chaque échec est un gain pour le travailleur. » 

Et comme exemple de la morale sociale préchée dans |’Usine, 
auteur cite ce fait d’un ouvrier choisi par ses camarades, comme 
délégué dans une élection, pour avoir subtilisé deux cents francs a 
son patron. 

Inspirés et propagés par le respect humain, qui, sous prtexte 
d’en faire des hommes, raméne les malheureux travailleurs 4 la 
pire des servitudes, les principes qu’on vient d’exposer sont le 
chancre de l'Industrie. Ils engendrent des actes presque journs- 
liers que facilitent les débauches du lundi, non moins que la pro- 
miscuité des sexes et des Ages au milieu de l’usine; on se doute 
assez de ce qui se passc a Ja sortie de l’atelier aprés avoir vu, céte a 
cote, pendant de longues heures, hommes et femmes, jeunes filles 
et jeunes gens. 

« Qui veille sur l’atelier? se demande M. Jules Simon, un contre 
maitre chargé seulement de diriger et d’activer tout le travail ; le 
reste ne le regarde pas. » 

Malheureuse la jeune fille dont la beauté funeste a attiré ses 
regards! trop souvent, pour la séduire, il abuse de |’autorité qu'il 
sur elle, « et le patron ferme les yeux, poursuit l’auteur de /'Ou- 
vriére, parce qu'il ne se passe rien de compromettant dans l’intérieur 
de l’atelier. » Encore ne veut-on pas nous dire ce que font quelque- 
fois dans l’ombre les patrons eux-mémes ; en effet, c’est inénar- 
rable : 

Qu enim in occulto fiunt ab ipsis turpe est et dicere. 


HISTOIRE D'UNE USINE. 859 


Quand le patron est un homme religieux, il se contente souvent 
de l’étre dans son intérieur, et de remplir ses devoirs privés, se 
croyant quitte envers ses ouvriers parce qu’il les a payés cxacte- 
‘ment ou méme libéralement. La religion est un élément dont plus 
d’un tient compte 4 son foyer, mais qu’il ne croit pas devoir méler 
a l'économie sociale. 

_ Chrétien dans toute |'étendue du mot, le patron du Val-des-Bois 
avait des idées plus justes sur ses devoirs d’état. Mais comment les 
remplir? Comment entreprendre une tache au-dessus des forces 
humaines? Comment guérir ces plaies dont son fils nous a tracé le 
tableau trop fidéle? Comment rendre a |’ouvrier, plus faible et plus 
ignorant que vicieux, plus opprimé que corrompu, plus révolu- 
tionné que révolutionnaire, la pleine possession de lui-méme, sa 
dignité, sa liberté? 

Par la liberté méme. Elle fut, au Val-des-Bois, l’un des premiers, 
lun des plus puissants auxiliaires. Pas de pression, nulle con- 
trainte, rien d’imposé, tout proposé, moins d’autorité que de 
dévouement, tel était le systéme suivi par M. Harmel. « Il faut 
toucher aux 4mes comme la Sceur de Charité touche 4 une plaie, » 
remarquait-il avec une grande délicatesse. Il était de l’école du 
doux évéque de Genéve quia dit: « Sur la galére royale de )’amour 
divin il n’y a point de forgats; tous les rameurs y sont volontaires. » 

Tourmenté, comme saint Francois de Sdles, de la soif’des ames 
confiées & ses soins, il avait la premiére qualité d’un bon chef 
d’usine, il aimait les ouvriers... Leur patron par le choix de la Pro- 
vidence, il entendait ne pas !’étre 4 dem; 1! voulait étre leur pére, 
non leur maitre, et tenait 4 exercer sa paternité pleinement. -Ega- 
lité d’humeur, aménité de formes, douceur irrésistible, droiture, 
justice sans dureté, gestion personnelle pleine d’intelligence, action 
tout 4 la fois de velours et d’acier, les ouvriers trouvaient en lui ce 
qu’ils recherchent dans un chef. Le voyant continuellement au mi- 
lieu d’eux, communiquant avec eux par lui-méme et non par des 
intermédiaires détestés, ils apprirent 4 le connaitre et a l’appré- 
cier. Ce n’est pas au Val-des-Bois qu’on eut pu taxer le patron d'in- 
différence et d’égoisme, qu’on l’edt traité d’exploiteur auquel il faut 
faire rendre gorge, et qu’on edt écrit sur les murs : 


« Notre ennemi c’est notre maitre. » 


A partir du jour oi il prit la direction de l’usine, ses réformes 
prouvérent qu’il entendait respecter la dignité du travailleur et le 
traiter, comme lui-méme, en homme libre et non en machine a 
produire : Homo sacra res homini. Le repos que le corps réclame 


840 HISTOIRE D'UNE USINE, 


et qu’on lui accorde partout, cxcepté en France, il le lui rendit 

comme un droit, un droit du jour sacré de |’dme, du jour de la fa- 

mille, de Dieu et de toutes les fétes du coeur. Le travail fut suspendu 
le dimanche, méme pour les nettoyages de l’usine, méme pour les’ 
réparations autres que les réparations d’urgence. | 

Avec le respect du dimanche et de la liberté du travailleur, le 
patron inspirait a tous l’estime de l’atelier. 1] veillait 4 ce que dans 
ces salles si propres, si bien tenucs, ott linstallation hygiénique 
ne laisse rien a désirer, l’ordre moral répondit a l’ordre matériel ; 
il sépara les deux sexes, en établissant pour eux des issues différen- 
tes ; il proscrivit, autant que possible, le travail de nuit et tout tra- 
yail de jour sans surveillance, cause trop ordinaire de désordre. 

Les meneurs, les tapageurs, les ouvriers les plus dangereux pour 
la foi et les moeurs de leurs camarades, ou qui .affichaient effron- 
tément la haine de la religion, le mépris de la famille, un esprit 
antisocial, furent peu & peu écartés, sans bruit, et a leur suite dis- 
parurent les blasphémes, les jurements et les propos contre la dé- 
cence. . 

Afin de prévenir l’injustice dans la répartition du travail, les 
tracasseries, les brutalités, tous les autres abus ‘trop communs de 
la force contre la faiblesse, il donna a )’apprenti le droit de recou- 
rir 4 son autorité en toute circonstance. La question des salaires le 
préoccupd également : ‘en les élevant 4 la hauteur des établisse- 
ments les plus considérables du pays, il put choisir son personnel 
parmi les employés et les ouvriers honnétes, rangés, moraux , 
susceptibles de devenir chrétiens, ct préparer ainsi la régénération 
de son usine. 

Des soins tout particuliers furent donnés au rétablissement de la 
famille ouvriére, sujet, pour les croyants, d’autant de regrets el 
d’efforts, que, pour ceux qui ne le sont pas, de rhétorique, hélas! 
sentimentale et vaine. Il alla droit au moyen efficace : il réunil 
dans la méme usine le pére et les enfants, trop souvent dissémi- 
nés. Seule, la mére fut laissée aux soins du ménage, bien négligés, 
quand elle travaille 4 }’atelier; mais comme elle est la gardienne 
et la garantie la meilleure de la moralité et de l'économie domest- 
ques, il prit des mesures pour qu’elle regdt de son mari, avec la 
paye de la famille, qu’il faisait luimméme, une note détaillée des 
gains du pére et des enfants. 

En méme temps que l’organisation intérieure de l'usine, l'orga- 
nisation extérieure la plus propre a moraliser les ouvriers étail 
l'objet de sa sollicitude. On pense bien qu'il ne négligea aucune des 
institutions de nature & augmenter leur bien-¢tre matériel, et 
j'aime A croire qu’il edt imité, et appliqué a ses employés, s'il 











HISTOIRE D'UNE USINE: 841 


l’avait connue, celle dont M. de Courcy est l’auteur, et dont il a 
entretenu les lecteurs du Correspondant'. 

Dés l’année 1842, peu aprés la fondation de )’établissement, une 
caisse d’épargne offrait 4 ceux qui voulaient économiser, toutes les 
facilités possibles; puis étaient successivement créées : une caisse 
de prévoyance, une assurance sur la vie, une autre contre les acci- 
dents, fournissant- une indemnité qui compleétait le salaire des 
blessés; enfin, des sociétés d’alimentation pour lutter contre la 
cherté toujours croissante des: subsistances, cruel et perpétuel 
souci des classes laborieuses. 

Tant de bons procédés, tant de services effectifs ne furent pas 
perdus. Je ne m’étonne donc point d’entendre son fils atné dire qu'il 
finit par acquérir sur ses ouvriers une grande influence : il prenait 
la place en la tournant; il y jetait le pain qui lui gagnait le coeur 

en nourrissant le corps: comme ce bon roi de France dont un poéte 
adit qu’il fut de ses sujets le vainqueur et le pére; il remportait 
dans son usine une vraie victoire paternelle. 

Au bout d’un certain nombre d’années, ses ouvriers étaient cités 
dans les environs pour leur moralité exceptionnelle : beaucoup de 
mal commis jusque-la avait été empéché, beaucoup de désordres 
réparés ; lassistance 4 la messe, le dimanche, était moins rare; 
exemple du patron, appuyé sur des services, plus éloquents que 
des paroles, trouvait des imitateurs. Ce serrement de coeur dont 1) 
souffrait tant autrefois en voyant vide l’église paroissiale, il n’edt 
plus lieu de l’éprouver. Mais son veeu le plus cher n’était pas satis- 
fait : le jour de Paques, a la‘sainte table, il ne trouvait 4 ses cétés 
que les personnes de sa famille; 4 peine quelques femmes, pas un 
homme. Si par hasard quelqu’un youlait remplir le devoir pascal, 11 
sen allait, en cachette, et comme pour une mauvaise action, dans 
une chapelle écartée, pour qu’aucun de ses camarades ne trouvat 
l’occasion de le soupconner et de le railler. 

On voit combien .tous ces pauvres gens étaient encore loin du 
modéle qu’ils avaient sous les yeux, remarque M. Léon Harmel; et, 
ice propos, il raconte l’anecdote suivante : 

a Quand le caréme approchait de ‘sa fin,’ l’excellent patron ne 
manquait pas de solliciter ceux qu’il croyait pouvoir convaincre, a 
se préparer 4 la communion pascale. Une semaine, il put obtenir 
de quatre hommes qu’ils iraient & la ville voisine se confesser a un 
prétre, ami de Ja famille, et communier de grand matin. Bien en- 

tendu, chacun des quatre ignorait qu'il ne fat pas seul. Le patron 


‘ Voir. dans les n* du 10 juin et du 10 juillet 1872, exposé de cette incom- 
parable institution. 


$42 HISTOIRE D'UNE USINE. 


se réjouissait de son succés, et le lundi, tout impatient de connaitre 
le résultat de sa combinaison, il va voir un de ces hommes. Saver- 
vous ce qu il entendit? « Monsieur, c’est la premiére, mais cest 
« la derniére fois. — Pourquoi, mon ami? — Vous m’avez fait 
« croire que je serais seul. — Et aprés? — Quand nous avons étéa 
« confesse, tout allait bien ; nous ne nous étions pas vus ; mais 4 la 
« communion, j’ai vu les trois autres, et eux aussi m’ont wu! Me 
« voila perdu dans |’atelier ; on va nous ennuyer avec cela pendant 
« six mois! Je n’y retournerai plus. » Et il tint parole. L’année sui- 
vante, on ne put en déterminer un seul des quatre. » 

Ce trait suffit, conclut l’auteur, pour vous dire ce qu’ était l'usine, 
déja pourtant en voie de progrés moral. 

Gémissant du peu de succés de ses efforts, et n’ayant guére ob- 
tenu par lui-méme, quant 4 l’essentiel, au bout de vingt années, 
que des résultats négatifs, le patron se décida, en 1864, & appeler 
& son aide des auxiliaires religieux. 


II 


La Foi et le cosur ont des audaces 4 faire trembler Ja prudence 
humaine : M. Harmel résolut de donner une mission & ses ouvriers. 
Une mission dans une usine! Y pensez-vous? dut-on lui dire; ne 
craignez-vous pas que vos missionnaires ne soient accueillis, comme 
ceux de la Restauration, au refrain de Béranger : 


Bons Péres, d’ol sortez-vous? 


Cependant la mission commenga avec instructions journalieres, 
faites par deux Péres de la Compagnie de Jésus, ala paroisse, les unes 
pour la population ouvriére, les autres pour la population agricole. 
Chaque dimanche, une procession eut lieu, et, pour couronnemedl, 
la plantation d’une croix, en présence de l’évéque du diocésé. 
L'événement prouva, une fois de plus, que « vouloir c’est pouvoir ». 
surtout quand on ne veut que ce que Diéu veut, car alors on peu! 
tout par la force qu’il donne. Entiérement libres de ne pas suivt 
les exercices spirituels, les ouvriers vinrent, par curiosilé, ¢ 
assez grand nombre, écouter les prédicateurs, et bien des cours 
furent touchés. Le dernier jour fut témoin de retours non moins 
vaillants que consolants. On vit les caractéres les plus virils, le 
Ames les mieux trempées de l’usine, ceux qui, d’ordinaire, portaies! 
haut la téte et la parole et que tout le monde écoutait, s'avancer 








HISTOIRE D'UNE USINB. 343 


vers l'autel, en bon ordre, d’un pas grave ct ferme, et s’agenouiller 
i la sainte table. Le courant du respect humain, regardé jusque-la 
comme irrésistible, était rebroussé et vaincu par des volontés éner- 
giques étroitement unies en Dieu. 

La voix qui avait dit aux ouvriers : Venez a moi, vous tous qu 
fravaillez, et a laquelle plus d’un avait répondu librement, ne trouva 
pas moins de docilité quand elle leur dit : Laissez venir a mot vos 
enfants. Péres et méres les confiérent avec joie aux Scurs et 
aux Fréres appelés par M. Harmel pour l’aider dans sa tache. Une 
créche, une salle d’asile, deux classes, une école, furent le berceau 
d’une nouvelle génération mstruite 4 aimer Dieu et l'homme. En 
4863, le vénérable patron, qu’on adorait dans l’atelier et qu’on 
n’appelait plus que le bon pére, joignit aux ceuvres dont je viens 
de parler une autre couvre encore plus touchante, un orphelinat 
de jeunes filles, et donna la mére de Dieu pour patronne aux petites 
orphelines de son établissement. 

Sur ce doux nid du Val-des-Bois, il tenait ses regards fixés comme 
sur l’espoir de l’usine chrétienne en France, veillant & ce que les 
enfants confiés 4 la garde des Fréres et des Sceurs ne manquassent 
pas a leurs legons, reprenant et ramenant lui-méme les petits pares- 
seux, récompensant l’assiduité, faisant, en un mot, l’office de l’Ange 
de }’école dont parle saint Augustin, ce bon ange qui, de peur que 
le petit oiseau, encore sans plumes, ne soit foulé aux pieds des pas- 
sants, le rapporte dans le nid afin qu’il vive jusqu’a ce qu'il puisse 
voler de ses propres ailes. 

D’autres, pensait-il, lui aussi, wetront un jour, au lieu de la ni- 
chée charmante que voila, mes oiseaux devenus grands et cueillant 
des fruits, en chantant, gans de beaux jardins. 

Outre les Filles de Saint-Vincent de Paul et les Fréres des Ecoles 
chrétiennes, le bon pére s’adjoignit un autre coadjuteur indispensa- 
ble : il donna 4 ses enfants un aumdnier, et fit construire une cha- 
pelle dans la cour de l’établissement._ D’ abord petite , modeste, et 
batie 4 peu de frais, elle s’agrandit insensiblement, s’embellit, fut 
ornée d’année en année, et finit par élever au-dessus de la chemi- 
née de l’usine le beau clocher dont j’ai parlé. La se concentra, 
comme dans son foyer, la vie religieuse du Val-des-Bois, 1a se 
formérent librement ces associations catholiques o s’épanouit enfin 
Poeuvre de Dieu dans I’Industrie. 

On avait parfaitement compris que si] Association n’était pas le 
seul moyen d’arriver 4 la régénération de l’usine, c’était assuré- 
ment le plus efficace, le plus court, le plus infaillible. Partout, en 
effet, ot ils s’associent pour le bien, comme d’autres s’associent 


844 HISTOIRE D'UNE USINE. 


pour le mal, les ouvriers chrétiens voient se renouteler le miracle 
promis par le Sauveur 4 ceux qui se réunissent en son nom: Il 
est présent au milieu d’eux. Il est le lien et le charme de leurs as- 
semblées ; il leur offre un point de ralliement et d’appui, un vrai 
centre de résistance. Leur caractére lui doit de la force et de }’ss- 
surance, leur volonté un nouveau ressort; grace 4 Lui, leur con- 
science peut respirer ; Il les préserve des faiblesses de notre pauvre 
ceeur humain; Ii les arme en masse d’esprit et de bon sens contre 
le rire de l'atelier ; I] leur ‘apprend 4 mépriser les railleries de !'im- 
bécillité et les insultes de la haine; Ii élargit leur dme, Il !’affran- 
chit d'une tutelle humiliante, Il les débarrasse d’une étreinte qui les 
étouffe, Il leur assure l’asile du for intérieur, leur dignité d’ homme, 
la liberté de croive et d’agir sans masque et sans peur ; Il leur donne, 
en un mot, la hardiesse ct la fierté du bien en face de |'audace et de 
l’orgueil du mal, et l’on ne peut s’empécher, en les voyaut heureus, 
gais, sociables, de répéter avec le Psalmiste qu’ll est « la joie de leur 
visage ». Fils d’ouvrier, ouvrier lui-méme, Jésus n’est-il pas de 
leur corps, comme s’exprime Bossuet dans: son grand et simple 
langage? : 

Les associations catholiques du Val-des-Bois devaient s’étendre a 
tous les membres de la famille ouvriére et 4 tous les ages; il s‘en 
forma pour les filles et les femmes, pour les garcons, les jeunes 
gens et les hommes. 

La femme étant le pivot de toute moralisation dans la famille, on 
commenca par elle: trois associations, l’une depuis sept ans jusqu a 
la premiére communion, sous le patronage de Sainte-Philoméne; \a 
seconde, jusqu’a quinze ans, dite des Saints-Anges; la derniére, au- 
dessus de cet age, sous le nom d’Enfants ge Marie, toutes trots dis- 
tinguées par des rubans de couleurs différentes qu’on ne devait j2- 
mais quitter, méme A l'atclier, s‘ouvrirent pour Ies jeunes filles les 
plus sages du Val-des-Bois. — 

Chaque association eut pour attrait certains amusements sage- 
ment variés, des encouragements donnés 4 propos, enfin des ‘avan- 
tages matériels, moraux et religieux, répondant aux besoins de 
chaque age. I] edt été impossible de réussir par des congrégations 
de jeunes filles, n’ayant d’autre centre de réunion que l’église et 
d’autre lien que le lien ‘religieux. Hélas! on n’avait pas affaire 4 
des dévotes. On connait trop les mceurs des jeunes ouvriéres des 
environs de Reims; M. Jules Simon ne les flatte pas. Etre.aimées 
des jeunes associées, pour leur faire aimer Dieu, fut toute |’ambi- 
tion des Sceurs; tout leur effort tendit 4 cela. Rien par force, ‘tout 
par amour, était leur devise dans l’usine comme au couyent: Le 











HISTOIRE. D'UNE USINE. 845 


systéme de franchise, d’ouverture et de liberté, pratiqué partout 
autour d’elles, ne pouvait faire défaut 4 l’origine des Cercles qu’el- 
les antronisaient. 

Le premier conseil fut élu sur une liste de noms qu’elles. présen- 
térent, et chaque année, quand on le renouvelait, l’élection y pré- 
sida. Afin de seconder |l’action de leur aieul, les petites-filles du 
patron tenaient 4 honneur d’entrer dans les rangs des associées, 
dés que )’dge le leur permettait, heureuses quand le titre de conseil- 
léres leur donnait le privilége de visiter leurs compagnes malades, 
de les soigner et de les consoler. 

Un jour de féte pour les trois euvres était celui des noces d’une 
Enfant de Marie qui avait passé, avec honneur, trois années dans 
l’Association. La veille, ses compagnes venaient lui offrir la cou- 
ronne de mariée; aucune ne manquait 4 Ja bénédiction nuptiale, et 
4 Ja fin de la messe, bien des yeux se mouillaient quand, aux pieds 
de la sainte Vierge, commengait le chant d’adieu de la jeune fille 
a l’Guvre chérie. 

En sortant de l’église, la nouvelle mariée, conduitte dans le jar- 
din ot s’étaicnt écoulées ses plus belles années entre Pamitié, la 
priére et les jeux, rendait & la Sceur directrice son ruban. bleu 
d’Enfant de la Vierge; chacune de ses compagnes |’embrassait, puis 
le vénérable patron, avec quelques bonnes paroles, lui remettait, 
au milieu des battements des cceurs et des mains, une petite dot 
de cent francs. Quels millions apportérent jamais autant de joies 
pures et partagées? | 

Les joies de la table de noce, véritables agapes ouvriéres, annon- 
cées au son des fanfares, couronnaient une journée religieusement 
commencée a unc autre table ow la fiancée, environnée de ses com- 
pagnes, avait rompu avec le fiancé le pain qui rend l’ouvrier fort 
contre les peines de la vie, ce pain dont Lamartine a dit ; 


Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier. . 


Malgré les éléments rebelles qu’on avait d’abord sous la main, 
l’association des Enfants de Maric avait pu étre inaugurée dés l’an- 
née 1863. Un faisceau de jeunes filles, non parfaites assurément 
(il n’y en avait point de telles dans l’usine), mais de bonne volonté, 
d’un commerce sir, d’un caractére ferme, et sur lesquelles on pou- 
vait compter, offrit aux Sceurs de Saint-Vincent-de-Paul les premiers 
sujets 4 diriger et a greffer. Que de soins exigérent certains sau- 
vageons! Mais, une fois prise, la greffe poussa des jets vigoureux 
et nc tarda pas 4 donner des fruits qu’on était bien loin d’espérer. 

« Dans le premier petit groupe, raconte.l'intéressant rapport de 


846 HISTOIRE D'UNE USINE. 


M. Léon Harmel, auquel j’emprunte cette histoire, se trouvait une 
enfant nommée Julie. Son pére était un ivrogne cité et un débauché 
de la pire espéce; sa mére, pauvre femme ignorante, sans éduca- 
tion, n’avait aucune notion religieuse; sa sceur était livrée au vie. 
Elle-méme était d’une grossiéreté inouie et avait un caractére exé- 
crable. Julie se prit 4 aimer Jes Sceurs : une fille de Charité peut- 
elle laisser échapper une occasion de sauver une 4me? La Seur lui 
témoigna une tendresse toute maternelle; elle sentait que cette 
écorce rude et inculte cachait une nature énergique et susceptible 
d’un grand dévouement. 

« Le misérable pére trouvant dans la vertu de Julie un reproche 
vivant, la maltraitait souvent, ét plus d’une fois la mit, avec sa 
mére, a la porte de la maison, au milieu de la nuit; il n’avait d'in- 
dulgence que pour sa mauvaise fille, son image trop fidéle. 

« Les gains de Julie rentraient seuls 4 la maison; ceux du pére 
restaient au cabaret. Sans se plaindre jamais de cette injustice, la 
généreuse enfant réservait 4 ses parents et 4 sa sceur ce quily 
avail de meilleur dans les misérables repas de la famille et se con- 
tentait souvent d’un morceau de pain no1r. 

d Bientét la sceur de Julie eut un premier enfant, puis un second : 
Julie lés adopta tour 4 tour, et tandis que la mauvaise mére courall 
4 d’autres débauches, Julie s’occupait des petits. enfants, les ha- 
billait, lear consacrait une partie de ses nuits, leur donnant les 
soins maternels les plus tendres. Chaque matin et chaque soir, elle 
les prenait sur ses genoux et les faisait prier Marie. 

« Un jour, Julie fut malade; elle pensa mourir; elle ne tenait 
pas 4 la vie pour elle-méme, mais que de larmes versées sur ceut 
qu’elle appelait ses chers petits enfants! 

« Si vous allez un jour 4 Pusine, vous vous arréterez auprés d une 
pauvre maison d’ouvrier ou jouent deux petits garcons a la mine 
éveillée. Quand la cloche de l’atelier sonnera, vous verrez, dans te 
lointain, venir une Enfant de Marie que vous reconnaitrez a son Mi 
ban bleu. Son visage, amaigri par les souffrances et les privations, 
a perdu les graces de la jeunesse, mais il porte ce reflet aimable 
que Marie fait briller sur le front de ses Enfants. Vous entendret 
alors les cris de joie des deux petits garcons courant se jeter dans 
les bras de la jeune fille en criant : « Bonjour, maman! » Kt vous 
serez émus en contemplant cet aimable groupe. Cette jeune fille, 
c’est Julie; et.quand elle vous aura conté sa vie, vous comprendret 
quelle merveille peut opérer l’association des Enfants de Marie daus 
Vusine. » : 

En quittant, par le mariage, cette association, on entrait dans 
VQuvre dite des Méres-Chrétiennes. 





HISTOIRE D'UNE USINE. 847 


Le conseil avait pour directrice, au lieu d'une Fille de Saint- 
Vincent-de-Paul, une des dames de l’usine; il se réunissait tous les 
mots, s’occupait des malades et particuliérement des jeunes méres, 
pendant et aprés leurs couches; leur donnait une femme de mé- 
nage pour dix jours, sans parler du berceau et de la layette du 
poupon. 

Chaque semaine, dans |’aprés-midi du mardi, les associées, libres 

de leur temps, travaillaient au vestiaire de l’eeuvre, en compagnie 
des dames de la famille Harmel. Tous les ans, une tombola était 
lirée, et une grande soirée donnée exclusivemment aux méres, qui 
pouvaient jouir ensemble du succés de leurs petits enfants, dans 
des piéces naives arrangécs pour te premier age. Deux autres fétes 
annuelles de l’enfance avaient lieu 4 la chapelle. « Ce jour-la, dit 
M. Léon Harmel, témoin encore ému, tous les bancs sont remplis 
d'enfants 4 la mine éveillée, et de mamans portant sur leurs bras 
de charmants petits bébés aux regards étonnés et ravis. Le sermon 
est court, car le prédicateur ne saurait obtenir un long silence de 
ces petits oiseaux du Bon Dieu, dont le gazouillement émeut et 
charme le coeur des parents. A la fin de la messe a lieu la bénédic- 
tion solennelle des enfants, suivie d’un cantique chanté par des 
voix harmonieusement fausses et délicieusement indécises. » 

Comment tant de douceurs (le mot est d’un ouvrier) n’auraient- 

elles pas gagné tous les coeurs des méres 4 l’Association? Mais quoi- 
qu'on ne fat pas trop sévére sur les admissions, c’était fruit défendu 
pour celles qu'on jugeait tout a fait indignes d’y gotter ; le Conseil 
devenait a leur égard aussi inexorable que le Dragon des Hespé- 
rides, et le jardin aux pommes d'or leur était irrémissiblement 
fermé. 

Une seule fois la porte fut forcée ; voici 4 quelle occasion : 

Une fille-mére demandait 4 entrer dans ]’Association; une fille- 
mére ! Jugez du scandale causé par une prétention pareille. Sa faute 
pourtant était ancienne, nous dit-on, sa conduite irréprochable; et 
elle avait trés-bien élevé son enfant. Repoussée a l’unanimité, elle 
alla droit 4 la directrice de I’Huvre, la belle-fille du bon pére, et lui 
offrit de venir plaider elle-méme sa cause devant le Gonseil, se fai- 
sant fort de prouver 14, par le menu, piéces, ou plutét péchés en 
main, que toutes mesdames les conseilléres ne pourraient pas lui 
jeter la pierre. 

La prudente directrice jugea ]’épreuve périlleuse, et la Madeleme 
fut admise, sans délibération et sans bruit, par égard pour plus 
d’une ancienne pécheresse moins publique, précédemment regue 
dans |’(Euvre des Méres chrétiennes. 

On voit si toutes avaient toujours été des saintes! Mais une fois 


B48 HISTOERE D°UNE USINE. 


converties, quel zéle pour faire partager leur bonheur a leur en- 
tourage! que de priéres pour obtenir la méme grace a un mari ou 
aun fils bien-aimé! que de larmes versées en secret dans les réu- 
nions mensuelles, 4 la chapelle, ou les pauvres femmes aimaient a 
venir retremper leur courage et leur foi! Que de joie aussi quand 
le mari, qui depuis si longtemps s’opiniatrait 4 faire comme les 
autres, se décidait 4 faire comme sa pieuse femme! 

Un jour, un de ces pécheurs obstinés pleurait lui-méme de joie 
en venant de verser son cceur dans celui de l’aumdnier de l’ceuvre: 
et comme l’excellent patron, non moins joyeux que l’ouvrier, lw 
disait : « Oh! mon cher ami, que le bon Dieu est content de vous! 

— Ah! monsieur, s’écria-t ily je ne sais si je ferai autant de 
plaisir au bon Dieu qu’a ma femme! » 

Dans la méme circonstance, et aprés le méme effort de courage, 
un autre remarquait que sa femme ne l’avait jamais embrassé plus 
tendrement : « Notre ménage devient un paradis, ajoutait-il, tout 
attendri, et on ne sait plus lequel on aime le mieux ct lequel est le 
plus heureux. » 

Le rapport que j’ai sous les yeux est semé de ces traits charmants; 
l’auteur a bien raison de dire que la mére est la méme a tous les 
degrés de l’échelle sociale, et qu’elle devient la rédemption de sa 
famille, dés qu’clle devient chrétienne. Je ne m’étonne pas qu’au 
Val-des-Bois elle ait exercé une telle influence sur les Associations 
d’hommes. En vérité, un coeur de mére ferait fleurir un fagol 
d'épines. 

Les Fréres Lazaristes qui tenaient les classes consacraient tous 
leurs dimanches, avec le zéle et l’abnégation de leur Ordre, aux 
trois Cercles d’hommes de |’usine. On était admis dans le premier 
de neuf a douze ans; dans le second, de douze a seize, et enfin dans 
le troisiéme, aprés dix-sept ans. Les enfants, les jeunes gens et les 
hommes avaient leurs conseillers élus chaque année, ct des lieux 
spéciaux de réunions. 

Pendant trois ans, de 1865 & 4867, fut préparé le grand Cercle. 
avec un petit noyau de jeunes gens fidéles qui en formérent le pre- 
mier conseil. Si les deux premiers Cercles étaient naturellement 
objet de cette tutelle ct de cette surveillance qu’exigent des en- 
fants dont la raison n’est pas encore murie, il n’en était pas de 
méme du troisiéme. On s’attachait, envers les membres plus dgés, 
au méme systéme qu’envers les femmes, systéme de liberté dirigée 

‘par la prudence. Aussi attachés 4 leur directeur que les uns aux 
autres, les membres du grand Cercle étaient retenus sous un régime 
fraternel de leur choix, par des liens trés-forts mais trés-souples, el 
qui n’avaient rien de servile; l’indépendance dont ils jouissaient 











HISTOIRE D'UNE USINE. "$49 


était la meilleure réponse aux déclamations contre I’intolérance 
cléricale. On ne combattait pas moins les préjugés de l’atelier, en 
naccordant aucun privilége aux membres des Associations, dans la 
distribution du travail, en les traitant d’égal 4 égal avec les ouvriers 
que le patron regrettait de ne pas trouver dans les Cercles, en n’u- 
-sant envers ces dernicrs d’aucunc sollicitation indiscréte. 

«fl ya bon nombre d’ouvriers qui ne pratiquent pas encore, 
-disait M. Léon Harmel a un visiteur de l’usine, beaucoup trop sans 
-doute, et passablement qui sont en dehors des Associations catho- 
liques ; mais je ticns 4 ce qu'il y en ait, afin que la liberté soit aussi 
apparente qu'elle est réelle ici. » Et il ajoutait avec un grand sens : 
«ll ne suffit pas que les ceuvres catholiques soient basées sur la 
liberté, il faut que l’ouvricr le comprenne et qu’il le sente. » 

De prodigieux succés ne |’avaient pas fait dévier de la méthode 
paternelle : attirer doucement les ouvriers & Dieu, et non les trainer 

-a sa suite. 

On en voyait les résultats dans la piété pleine de franchise, d’ex- 
pansion et de bonne humeur, des membres des Associations ; dans 
leur empressement a profiter de tous les avantages spirituels que 
leur offraicnt les réunions de la chapelle, la retraite de Paques, et 
la communion des principales fétes de l’annéc. 

Pour rendre plus facile l’action des directeurs des Cercles, ct 
pour montrer en méme temps quc la religion n'est indifférente ni a 
nos besoins intellectuels, ni a nos intéréts matéricls, ni méme a 
ce qui peut charmer un peu cette triste vie, on mit 4 la disposition 
des Associations d’hommes tous les avantages utilitaires et toutes 
les distractions qu’on avait mises au service de cclles des femmes. 

Des institutions nouvelles, analogues aux institutions fonction- 
nant depuis vingt ans, au profit de toute l’usine, et dont il a été 
question plus haut, furent établies en faveur des trois Cercles, avec 
des stimulants spéciaux. 

Une caisse d’épargne assura a des ouvriers, entrés a |’établisse- 
‘ment avec des dettes, un capital de deux, de trois, de quatre et 
méme de six mille francs. | 

Une seconde caisse, pour le petit Cercle, acceptait les dépdts les 

‘plus minimes, et donnait des intéréts de 5 p. 100, comme la caisse 
du grand Cercle; plus une prime de 10 p. 100 sur les dépdts faits 
de douze 4 dix-huit ans, et non retirés avantl’dge de vingt-et-un ans. 

Je ne parle en détail ni des assurances sur la vic, ni des assu- 
rances contre les accidents, ni des autres caisses de secours ; mais 

je be me pardonnerais point de passer sous silence les (Euvres des- 
tumées 4 faire avoir 4 bon marché les marchandises aux Associés : 
le vétement au prix du gros; les articles de boucheric et de boulan- 
25 Sour 1875 ha) 


850 - HISTOIRE D'UNE USINE. 


gerie au-dessous du cours du pays; le combustible et certains |é- 
gumes par wagons ct au prix des achats considérables. Je me gar- 
derai bien surtout d’oublier l’hétellerie, comme on |’appelait, ceuvre 
touchante, ou étaient nourris, 4 prix trés-réduits, les orphelins et 
les veufs avec leurs fils en bas age. 

Le pain de l'intelligence n’était pas servi moins abondamment 
que le pain matériel aux membres des Associations : Cours d’a- 
dultes, conférences, causeries utiles et agréables sur tous les sujets 
pratiques de nature a procurer 4 l’ouvricr, avec l’instruction, le 
plus noble des plaisirs ; bibliothéque, journaux, revues, rien n’é 
tait négligé de ce qui pouvait intéresser et tenir constamment les 
esprits en éveil. 

L’article des délassements n’était pas le moins bien traité: « Un 
peu de récréation est nécessaire, » disait le bon pére, & quelqu’'un. 

J’ai sous les yeux un rapport sur la Société des acteurs de l'usine, 
par son président, ot il est question de tout ce qui fait l’agrément 
des soirées, comédics, drames, chansonnettes. 

Dans un autre rapport, intitulé l’Harmonie ou la Fanfare, je lis: 
« L’harmonie du cercle comprend quarante-trois exécutants, for- 
mant une musique militaire complete. Tous les dimanches, aprés- 
midi, elle égaie les Jardins du Cercle, en hiver le rez-de-chauss¢e. 
Chaque mois, et dans toutes les grandes fétes, elle conduit les asso- 
ciés ct les raméne de la chapelle au Cercle. Point de soirées, mi de 
fétes d'aucune sorte sans la musique; elle communique toujours 
entrain, elle charme les cceurs, elle les dispose a cette fusion fra- 
ternelle qui conduit vite a l’amitié chrétienne. » 

Quintilien disait autrement, mais ne disait pas mieux, qu aucun 
enscignement n’a une puissance pareille pour établir la discipline 
dans la cité et pour |’y maintenir. 

Une note sur l’Association chorale m’apprend que celle-ci for- 
mait, & la chapelle, le noyau pour le plain-chant, que tous les 
assistants chantaient 4 dcux chceurs, et qu’on ne connaissail au 
Val-des-Bois, ni grand’messe, ni vépres, ni salut sans musique. 
Belles traditions de I'Eglise catholique, heureusement conservées' 
Le vénérable patron aurait pu retourner le vers célébre de Louis 
Racine : La musique, chez lui, conduisait vraiment 4 la Fol. Son 
fils ainé le secondait en cela comme en tout; c’était lui qui tenall 
l’orgue, dans les cérémonies du culte; et la musique n’étail pas 
l’auxiliaire le moins charmant de son apostolat : a l’usine comme a 
la chapelle, bonheur et piété étaient frére et soeur. 

Entre toutes les fétes religieuses, celle du Sacré-Coeur donnait un 
caractére particulier aux réjouissances du Val-des-Bois. 

Le dernier dimanche de juin, voyait se dérouler autour de la 




















HISTOIRE D'UNE USINE. 854 


fabrique une belle ct joyeuse procession du Saint-Sacrement, ov 
toutes les associations d’ouvriers, chacune sous sa banniére, défi- 
laient militairement. 

En téte, la banniére du métier, suivie des plus petits enfants de 
Pusine, des écoles de filles, des associations de Sainte-Philoméne, 
des Saints-Anges, des Enfants de Marie, dirigées par les Sceurs. 
Immédiatement avant le Saint-Sacrement, deux des petits-fils du 
patron, l’un en Enfant-Jésus, tenant 4 la main une croix, ou on lisait 
les mots : Jésus-ouvrier; l'autre en petit saint Jean, vétu de la toison 
traditionnelle et portant la houlette, comme dans le tableau de 
Raphaél ; ensuite, un groupe d’orphelins ct d’orphelines; puis les 
meres, et parmi elles, les femmes et les filles des patrons; & une 
place d’honneur, — idée admirable, — les veuves; enfin, les gar- 
cons des écoles, le petit Cercle, le grand Cercle, avec sa fanfare, ses 
quarante-trois musiciens; et, fermant la marche, droit encore 
malgré les années, l’air heureux, le front épanoui sous sa couronne 
de cheveux blancs, le patriarche de l’usinc, entouré de ses fils. 

Un large pont jeté sur la riviére, qui met en mouvement les 
machines, en repos ce jour-la, et de la féte aussi, réunissait les 
deux rives et conduisait 4 un reposoir, splendide bouquet de feuil- 
lage, de fleurs et de lumiéres, du haut duqucl descendait, sur toute 
la famille ouvriére agenouillée, la bénédiction du Saint-Sacrement. 

Cérémonie touchante! consolations ct honneurs bien dus A ces 
pauvres travailleurs, si méprisés de ceux qui ne travaillent pas, ou 
qui he reconnaissent pas en eux des fréres en Jésus-ouvrier! 

« Chaque fois qu’il nous a été donné d’assister a pareil spectacle, 
dit un des organisateurs les mieux inspirés de ces enchantements 
du cceur, de la piété et du travail; chaque fois nos larmes ont coulé. 
Vous n’auriez pas été plus insensible que nous devant Je touchant 
défilé d’une population ouvriére. Les gracicux petits enfants don- 
natent tant d’espérance! Le coeur de la jeunesse semblait si bien 
battre pour de nobles aspirations! Les péres et les méres paraissaient 
si fiers et si heureux de leur conversion! Oh! oui, comme nous, 
vous auriez pleuré et espéré. Dans les plis des banniéres flottantes, 
dans les chants enthousiastes, vous auricz lu la parole de l'avenir, 
et vous auriez dit, comine ce pauvre vieux serruricr, trop longtemps 
rebelle 4 la voix de Dieu : « Que c’est beau! que c’est beau! Je veux 
en étre! » 

De pareilles manifestations, véritables revues de toutes les forces 
religieuses de l’usine, y avaient effectivement la plus heureuse in- 
fluence sur le recrutement des Associations catholiques. 

Mais une derniére force dominait toutes les autres, 4 laquelle le 
vénéré patron n’avait cessé d’avoir recours depuis le commence- 


852 HISTOIRE D'UNE USINE. 


ment de son apostolat. Si une pareille oeuvre avait exigé biea du 
temps et bien de la persévérance, une intelligence rare des hommes 
et des affaires, tout le coeur enfin du bon pére, sans parler de dé 
penses assez considérables ; plus que de l’argent, plus que du temps, 
plus que de l’intelligence, plus méme que du cceur, je le dis sans 
phrase, elle cxigea toute une vie d’appel a l’assistance divine. 

Par la priére fut arraché 4 Dieu le miracle de la conversion de 
l’usine ; c’est elle qui lui amena les ouvriers par centaines, 1a oi on 
n’avait pu en décider que quatre, unc seule fois, en vingt ans, a 
remplir le devoir pascal. 

Le soir, en quittant la fabrique, et passant a la porte de la cha- 
pelle, ils entraient pour prier un peu, ct ils se reposaient ainsi des 
fatigues de la journée. 

La chapelle était pour eux, ce qu’est, en certaines usines, pout le 
travailleur, le petit jardin qu’on lui laisse pour qu’il se délasse, 
en plein air, en faisant un peu de culture. 

Chose incroyable ! dans cette chapelle plusieurs se sentirent ap 
pelés 4 une vie encore plus parfaite : neuf religieux et religieuses, 
trois prétres sortirent de la. Et avec quelle joie le patron les dor- 
nait 4 leur nouveau Maitre! 

A mesure qu’il voyait se multiplier autour de lui les merveilles 
de la priére, il priait avec plus d’ardeur; mais ce n était plus sev- 
lement pour son usine, c’était pour toutes les usines de France, 
pour toutes les usines du monde; ce n’était plus aussi d'un seul 
coeur, mais de mille ceeurs, unis en Dieu méme, que s‘élevait la 
priére de Vindustricl catholique. 

Elle a été redite au Congrés de Lyon par les nombreux amis des 
ouvricrs, rassemblés de l'Est et du Midi, de l'Ouest et du Nord. Jene 
l’encadrerai point dans ces pages profanes ; mais je ne résiste poirt 
au plaisir de citer les paroles non moins remarquables dont |a fi 
suivre un des dignes fils du chrétien qui la trouva dans son ceur: 
« Laissez-moi vous le dire : pour moi, la priére est ma seule 
espérance. Fils et petit-fils d’industricls qui ont été les péres ¢ 
leurs ouvriers et Icur ont prodigué l’amour, nous avons hénte 
de cette passion. Nous avons mesuré la plaie dans toute son ¢let- 
« due, et nous avons constaté les résultats inespérés de l’action 
« catholique, parmi ces populations dont on désespérait. Voyant k 
reméde gi facile, nous l’avons révé pour tant de pauvre ames qu! 
se perdent tous les jours, et vous nous avez accucillis avec tant de 
sympathie que nous avons pensé que le réve allait devenir une 
« réalité. . 

« Faut-il 'avouer? je n’aborde jamais ce sujet sans un profond 
chagrin. Quoi de plus affreux que d’assister A la mort de freres 


RRR 


~ 
aR RRR 


R 











HISTOIRE D'UNE USINE. 855 


« bien aimés, sans pouvoir leur porter d’autres secours que celui 
« d'une parole vaine et que je sens impuissante ! I] vaudrait mieux 
« se voiler la face et oublier. Mais, 1a haut, sur la grande mon- 
« tagne, je vois Jésus-Christ versant a flots son sang divin pour ses 
a enfants de prédilection, les pauvres ouvricrs ; sa douleur brise 
« mon coeur, et si je ne puis lui apporler d’autre consolation, je 
« veux, du moins, pleurer avec lui. Peut-étre d’autres pleurcront 
« avec mol, ct ces larmes feront violence au Ciel, qui nous enverra 
« enfin des apétres de l’usine. » 

Une immense acclamation s’éleva dans l’auditoire : « L’apdtre de 
l'usine, c’est vous! » et les applaudissements enthousiastes qui 
saluérent le P. Lacordaire, dans une circonstance 4 peu prés pa- 
reille, éclatérent de tous cétés. 

L’humble chrétien n’en souffrit pas moins que l’apdtre de notre 
jeunesse; la douleur, le geste, l’accent furent les mémes : « Ah! 
Messieurs, s’écr-ia-t-il, quel mal vous me faites! les vraies ceuvres 
de Dieu ne débutent que par l’épreuve! Je l’ai toujours vu ; et vous 
me couvrez d’applaudissemeftts ! Ah! quel mal vous me faites! » 

Lui qui avaift tant agi, tant prié, avec tous les siens, pour la 
conversion de 1” usine; lui qui edt souffert volontiers pour le succés 
de son entreprise ; lui qui n’ambitionnait d’autre glorification que 
celle de saint Paul, on lui donnait une ovation, il avait les hon- 
neurs du Congrés! Comment n’cut-il pas été alarmé? Comment 
neit-il pas été saiside tous les scrupules qui tourmentent les plus 
grands serviteurs de Dieu? 

L’événement dont il me reste 4 parler sembla venir justifier des 
craintes assurément trés-mal fondées. 


Hit 


Trois semaines 4 peine s’étaient écoulées depuis le Congrés de 
{yon, qu’il écrivait 4 un ami : — 

« Les applaudissements de Lyon m’cffrayaient et je voyais Dieu 
contre nous. L’humiliation est le commencement de toute ceuvre 
sérieuse. Nous devons donc étre rassurés, car l’épreuve est si grande 
que la moisson devra étre immense. L’usine du Val-des-Bois est dé- 
truite par l’incendie. Le magnifique établissement 4 quatre étages 
est plus qu’un amas informe de ruines fumantes. Trois heures 
oni suffi pour détruire ce qui avait coudté tant d’argent, tant d’an- 
nées. Quel réveil dimanche, a trois heures du matin! Quelle dou- 
leur poignante depuis ce temps! Tous nos pauvres ouvriers sont au 
désespoir ; mais ils ont une douleur chrétiennc. Lundi, a sept heures, 


B54 HISTOIRE D'UNE USINE. 


toute notre famille faisait la communion, suivie de plus de deux 
cents de ces pauvres gens qui sont venus demander au Sacré-Ceur 
la force et le courage... 

« Notre bon pére a supporté ce coup affreux avec une résigna- 
tion sublime. ll a vu brdler, en quelques heures, le produit du tra-. 
vail de toute sa vic! Mais sa soumission a Dieu est si grande qu'il 
sera notre rédeimption, car ce n’est pas lui qui a péché. » 

C’est dans la nuit du 13 septembre 1874, veille de )’Exaltation 
de la Croix (date bicn remarquable), que Dieu envoya cette épreuve 
terrible 4 ses amis de l'usine chrétiennc. 

Le feu éclata spontanément dans trois endroits différents, 4 com- 
mencer par le bureau méme du patron. Ii dévora en un instant 
caisse, livres, papicrs, une bibliothéque précieuse, remplie de notes 
et de documents trés-inléressants pour les ceuvres catholiques ou- 
vriéres. 

Réveillé en sursaut et accouru sur le lieu du sinistre, le patron, 

la yue de son usine déja 4 demi-consumée, se mit 4 genoux et fil 
simplement 4 Dieu le sacrifice de sa fertune. 

A l'exception des rez-de-chaussces de derriére, tout fut détruit. 
L’incendie ne s’arréta qu’au pied d’une statue de la sainte Vierge, 
placée dans unc niche, 4 proximité de la chapelle, seul édafice resté 
debout dans la cour de |’établissement. 

Aux pertes causées par l’incendie de l’usine, pertes énormes, 
quoiqu’clle fut assurée, un nouveau malheur vint se joudre, qui 
était la conséquence du premier : 

« Aprés nous avoir éprouvés dans nos biens, ajoutait M. Léon 
Harmel, Dieu a voulu aussi nous éprouver dans notre famille, dans 
nos affections les plus chéras. La mort de ma grand-mére a suivi de 
prés la catastrophe du 413, ajoutant ainsi une nouvelle et plus 
cruclle doulcur a nos peines déja si grandes. Mais nous répétons 
avec le Patriarche de Il'Idumée : Que la érés-juste et trés-aimable 
volonté de Dieu soit faite en toutes choses, qu'elle soit louée et éter- 
nellement exaltée ! 

«Dieu avait choisi mon pére pour étre l’apdtre de l’usine; il Ia 
choisi pour en étre aussi la victiine. » 

Et passant de son aieule et de son pére 4 ses ouvricrs. dont i} disait 
dans une autre lettre : « Nous sommes plus émus de leur doulcur que 
de la notre, » il sc demandait comment on pourrait les cascr, ce 
qu'ils allaicnt devenir, ce que deviendraient surtout leurs dmes 
pendant les longs mois de la reconstruction de l'usine; le double 
fléau qui les menagait le préoccupait séricusement. 

Le chOmage! ccux pour qui le travail est le plus grand bien savent 
ce que c'est. 








HISTOIRE D'UNE USINE. 855 


Une femme d’un nom célébre, madaine de la Rochejaquelein, 
racontait qu’ lle ne l’avait compris que le jour ot |l’enfant d’une 
pauvre ouvriére, avec elle en prison, pour cause peu semblable, et a 
qui elle demandait, en le quittant, de prier Dieu pour celle, lui 
répondit naivement : « Oul, madame, je le prierai de vous donner 
toujours de l’ouvrage. » 

Le bon peére s’occupa, dés le premier jour, d’en cherchcr pour ses 
ouvriers, ct de leur préparer a tous des ateliers ot ils ne chéme- 
raient pas. Salaires, logements, secours, écoles méme, il prévit 
tout, avec une sollicitude, une présence d'esprit, une abnégation 
étonnantes au milieu de ses malheurs et en face de ruines fumantes. 
Les Fréres et les Sceurs précéderaient ses ouvricrs pour les installer 
dans les‘centres manufacturiers qui voudraient bien Ics recevoir. 
Les femmes, les filles et les enfants, resteraient au Val-des-Bois ; 
les travailleurs sculs partiraicnt par détachements, chacun avec 
ses chefs, les élus des associations catholiques, son convoi et ses 
ambulances. 

Le 20 septembre, le premier détachement devait partir pour La 
Neuville-léz-Wasigny, dans les Ardennes. Réunis le matin a la cha- 
pelle, tous les ouvriers recurent les adicux de l’aumonier de I’usine. 
Dans un discours, dont le cceur fit tous les frais, il deur rappela l’exil 
du peuple de Dieu, et les consola par l’idée que s’ils s’en allaient en 
pleurant, c’était pour répandre ailleurs la bonne semence ct revenir 
la joie dans le cceur et des gerbes plein les mains. 

A leur sortie de léglise, le bon pére, du haut des degrés, leur 
adressa lui-méme quelques paroles fortitiantes : 

« Vous serez peut-ctre moins payés, moins aimés ailleurs, mes 
enfants, mais vous vous aimerez entre vous, et vous resterez fidéles 
el dignes de votre renom de piété; puis vous reviendrez; Dicu le 
permetira sirement; vous reviendrez dans l’usine, qui va étre re- 
levée pour vous recevoir encore. » 

Ensuite il se rendit au grand Cercle. Le président, premier contre- 
maitre de l'usine, qui avait vaillamment lutté contre l’incendie, et 
s’élait blessé d’un coup de ache en coupant unc toiture enflammée, 
Vattendait ct recut le pre:nier ses conscils et ses avis. Il y en eut de 
bien tendres et de bien paternels pour chacun : « Toi, tu emmene- 
ras ta femme; vous étes trop jeunes pour étre séparés. » | 

« Toi, tu passeras & la maison et tu prendras une couverture 
pour le pelit. » (Son cour n’oubliait personne.) 

A un musicien de la fanfare il dit : « Tu penseras 4 emporter ton 


instrument, et tu auras soin d’en jouer de temps en temps pendant 
la marche, ct le soir aussi, dans les haltes, car il faudra égayer 


856 HISTOIRE D'UNE USINE. 


un peu notre jeunesse et l’empécher de se laisser aller a la tris- 
tesse. » 

Le moment des adieux arriva : le bon pére se placa prés de la 
porte et embrassa un a un chacun de ses ouvriers, & mesure qu’ils 
sortaient. Le dernier était le plus vieux de sa maison. En le voyant 
venir, les larmes le gagnérent, et il le tint longtemps serré entre 
ses bras, en sanglotant. 

Le lendemain, de grand matin, se levérent les émigrants; chacun 
parut vétu de ses habits du dimanche, « car il faut, disaient-ils, 
avoir bon courage et faire hbrement son devoir. » Et lon se mit 
en marche, sans oser se retourner pour regarder la chapelle, de 
peur de pleurer. 

Chaque jour un nouveau détachement partait. Au bout de quel- 
que temps, arrivérent, du fond des Ardennes, des petits billets a 
l’adresse des méres ou des sceurs restées au Val-des-Bois : « Tout 
va bien, nous sommes heureux. » 

On ne l’était pas moins dans les divers centres industriels qui 
avaient généreusement donné Vhospitalité aux émigrants du Yal- 
des-Bois; on l’est toujours de les avoir regus; ils ont apporté leurs 
Associations, leurs moeurs aimables et douces, leurs vertus chré- 
tiennes; on les distingue & ce parfum auquel on reconnaissail, 
selon les vieilles légendes celtiques, les heureux voyageurs qui 
avaient passé par les bosquets du paradis terrestre, et dont les 
vétements en avaient conservé l’odeur. 


Mais quand donc aura lieu leur retour a ce Val chéri que, 
dans leur piété attendrie, ils nomment le Val-du-Sacré-Ceur? 
Quand seront-ils réunis 4 leurs femmes, 4 leurs enfants, au bor 
pere, qu’ils ont failli perdre, 4 la suite de la catastrophe, et quils 
retrouveront plus vert et plus chaud de coeur que jamais? 

Le retour, deja commencé pour une grande partie d'entre eus. 
qui travaillent 4 relever les ruines, aura licu pour tous, avaml 
le 25 du mois d’aodt prochain, jour de la bénédiction solennelle 
du nouvel élablissement. 

Avec quel transport ils rediront ectte fois, d’une scule bouche. 
d'une scule ame, en rendant grice 4 Dicu : « Tout va bien, nous 
sommes heurcux! » 


Hensant ne La VitLemargué, 
Membre de l'Institut. 





MELANGES 


SIMPLES NOTES 


POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE L'APOLOGETIQUE AU XIX* SIECLE 


Le comte de Maistre « regardait comme un des plus grands spectacles 
qui jamais eussent occupé I'cil humain, » le combat 4 outrance du chris- 
tianisme et de ce qu'on appelait alors la philosophie. La génération pré- 
sente est témoin d'un spectacle plus émouvant encore : c'est le combat a 
outrance entre le christianisme et la philosophie d'une part, et, de l'autre, 
ce qu on est convenu d'appeler la science. « La lice est ouverte et l’uni- 
vers regarde. » 

Le dix-neuviéme siécle a fouillé plus que tout autre dans le livre de la 
nature. Comme ses devanciers, plus que ses devanciers, il doit, 4 cet égard, 
« laisser son empreinte sur I’Eglise. » Aprés soixante-quinze ans d'une vie 
si active, et lorsqu’il est prés d’entrer dans son dernier quartier, rien ne 
saurait étre plus attrayant et plus utile que d’interroger son ceuvre, de 
pressentir les conclusions définitives de ses immenses travaux, de pré- 
parer la Somme du dir-neuviéme siécle. Sans doute, le génie seul peut 
remplir une pareille tache; mais il est permis 4 chacun de recueillir les 
symptdmes, de constater le mouvement des idées, de rechercher le sens 
des faits, de grouper et de comparer les phénoménes du monde intel- 
Jectuel qui nous entoure. 

Une telle étude, entreprise et continuée avec amour, sans tréve, sans 
parti pris, des hauteurs de la vraie philosophie et de la vraie foi, présen- 
tera bien des tristesses, mais aussi de puissants encouragements et de 
grandes espérances. Dans cette immense variété de matériaux, d’éléments 
de toute nature, nous choisissons aujourd'hui, non des idées, encore 
moins des conclusions, mais quelques faits, quelques témoignages ré- 
cents qui méritent a bien des égards d’étre enregistrés 4 cette place. 

Plusieurs témoins graves, assidus, irrécusables, des luttes de la pen- 
sée, des progrés de la science et des évolutions doctrinales, pendant de 


$58 MELANGES. 


longues années déja écoulées, ont apporté, dans I’intervalle de quelques 
mois, a cette grande cause, qui se débat sous nos yeux, leurs dépositions 
solennelles. Elles ont une signification bien nette et bien rassurante. 

M. Guizot, en téte de son testament, déclare avoir « usé de toute la li- 
berté de conscience qu’autorise la Réforme; il a douté, il a examiné, tla 
cru 4 la force suffisante de l'esprit humain pour résoudre les problémes 
que présentent I’univers et l'homme... Aprés avoir longtemps vécu, agi 
et réfléchi..., il est rentré dans son berceau, i! est revenu au Dieu créa- 
teur et rédempteur, au Dieu de lAncien et du Nouveau Jestament...» 
Cette profession de foi se termine par l’expression d'une sorte d'‘indiffé- 
rence presque dédaigneuse pour les discussions et les solutions scientif- 
ques appliquées aux mystéres de la foi. 

Voila un premier et puissant temoignage pris en dehors de ceux qu'on 
accuse d'étre courbés a priori, avant tout examen, sous le Joug d'une 
doctrine imposée. Les suivants nous viennent du sanctuaire méme de la 
science. La plupart sont peut-étre connus, mais c'est de leur rapproche- 
ment, c'est de leur somme que se compose la physionomie d'une époque, 
et plus tard la voix d'un siécle. Hs sont bien propres 4 rassurer les 
croyants timides, que les bruits du dehors, les clameurs hostiles, les pré- 
somptueuses affirmations, auraient pu troubler ou seulement émouvotr. 

C'est en pleine Académie que M. Chevreul « s'est demandé si, 4 une 
époque ow plus d'une fois on a dit que la science moderne méne au mate- 
rialisme, ce n‘était point un devoir, pour un homme qui a passé sa vie 
au milieu des livres et dans un laboratoire de chimie, 4 la recherche de 
la vérité, de protester contre une opinion diamétralement opposée 4 la 
sienne... Il repousse la double accusation de scepticisme et de matéria- 
lisme, et proclame sa conviction de l'existence d'un Etre divin créateur 
d’une double harmonie : I’harmonie qui régit le monde inanimé, et que 
révéle d'abord la science de la mécanique céleste et la science des phe- 
noménes moléculaires; puis harmonie qui régit le monde organisé v- 
vant... A aucune époque de sa.vic, son esprit n’a pu concevoir que cette 
double harmonie, ainsi que la pensée humaine, ait été le produit du 
hasard. » 

Le témoignage d’Agassiz, qu’on n’a pas craint de comparer a notre grand 
Cuvier, est tout aussi explicite. Agassiz avait déja formulé, a plusieurs 
reprises, en des termes qui rappellent le magnifique langage de Linnée, 
sa croyance en un Dieu créateur. « Les prétentions d'une fausse philoso- 
phie ne m’empécheront pas d’exprimer ma conviction, la nature prouve 
l’existence de Dieu... Les systémes des maitres de la science sont des tra- 
ductions de la pensée du Créateur, dans la langue de l'homme... Plein 
d’une reconnaissance ineffable, te philosophe, qui a pénétré les secrets 
de la nature, s’efforce d’interpréter, d'une maniére toujours plus com- 
pléte, les pensées de l’Esprit divin, avec lequel il lui est non-seulement 








MELANGES. 859 


permis, mais ordonné d’entrer en communion. » Peu de temps avant 
de mourir, dans une conférence désormais célébre, intitulée : Hommes et 
singes, Agassiz faisait entendre ces paroles. qu'on peut considérer comme 
son testament scientifique : « Dieu a créé l'homme A sa propre image, il 
l’a doué d'un esprit analogue au sien, et c'est par sa seule vertu que nous 
pouvons comprendre la nature. Si nous n’étions pas faits 4 l'image du 
Créateur, si nous ne possédions pas une étincelle de cet Esprit divin qui 
est I'héritage de Dieu, comment pourrions-nous comprendre la nature? 
C’est parce que nous avons des liens qui nous rattachent, non-seulement 
au monde physique et animal, mais au Créateur lui-méme, que nous pou- 
vons lire le monde et comprendre qu'il vient de Dieu. » 

Il y a quelques mois a peine, la France et le monde savant perdaient 
le véritable législateur sinon le fondateur de la géologie : Elie de Beau- 
mont ne craignait pas de citer les textes de la Bible dans ces Mémoires 
toujours si remarqués, qui renversaient les théories adoptées jusque-la, 
et renouvelaient la science. L’Académie tout entiére assistait 4 ses funé- 
railles; au milieu d'un concours immense d ingénieurs, de professeurs, 
de disciples; un autre savant illustre, M. Dumas, faisait entendre des pa- 
roles qui ne sont plus seulement spiritualistes et théistes, mais absolu- 
ment chrétiennes. « ... Elie de Beaumont comprenait tous ses devoirs; il 
était toujours prét, et si l’ange de la mort I'a touché de son aile sans 
Vavertir, il ne l'a point surpris... Son 4me pouvait monter calme vers 
les régions sereines, objet constant des aspirations de notre vénéré con- 
frére, et se présenter confiant devant le souverain Juge, en qui il avait 
toujours placé ses espérances et sa fol. » 

Plus récemment encore, la mort enlevait 4 la Belgique la plus grande 
et la plus pure de ses gloires scientifiques. D’'Homalius d'llalloy, qui diri- 
gea pendant si longtemps la classe des sciences a l'Académie de Bruxelles, 
qui présida avec tant d'honneur le Congrés préhistorique de 1872, ne 
fut pas seulement un des plus grands géologues de ce siécle, mais l'un 
des plus hardis dans la spéculation; et pourtant l'idéé d’ane contradic- 
tion entre la Révélation et la Science avait si peu de prise sur son esprit 
droit, profond, initiateur, que, dans une solennité académique, en 1866, 
il prononga un important discours sur l'accord entre les sciences natu- 
relles et les récils bibliques. Plus d'une fois les catholiques belges ont pu 
« contempler, suivant obscurément la procession d'une humble église de 
faubourg, cet homme consommé dans la science de la nature, et entouré 
de la vénération des savants des deux mondes. » 

Sans vouloir épuiser le recueil des professions de foi contemporaines 
les plus dignes d'attention, citons encore M. Pasteur, dont la renommeée 
si populaire a été consacrée par un vote de l’Assemblée nationale. L’il- 
lustre chimiste, tout en revendiquant naguére pour la science, « la liberté 
dans |’effort, la liberté dans la recherche, répudiait avec énergie la li- 


$60 WELANGES. 


berté qui signifie matérialisme ou athéisme, » et affirmait hautement 
« que la croyance de l'homme de foi est en harmonie avec les élans du 
ceeur, tandis que la croyance du matérialisme impose 4 la nature humaine 
des répugnances invincibles. » Nous pouvons nous arréter 1a. Dans le do- 
maine de la pensée, plus encore que dans celui de la politique, le suf- 
frage de la foule, le nombre brutal est sans valeur. Le vote des capacités 
seul doit étre compte. 

Ces voix si imposantes, si autorisées, expriment-elles d’avance le der- 
nier mot du siécle? Peuvent-elles du moins faire pressentir, pour les an- 
nées qui lui restent 4 vivre, le courant de J’opinion, la direction des 
idées sur les sommets de la science?... Malgré bien des apparences con- 
traires, l’observateur attentif découvre de puissants motifs d'espérer. 
Certaines écoles et certains savants, d'abord trés-bruyants et trés-affirma- 
tifs, prennent des allures plus calmes et presque pacifiques. Les théories 
hasardées, les conclusions prématurées, les audaces doctrinales, sont 
plus froidement accueillies. Celui-ci semble se repentir d'une adhésion 
trop halive, celui-la rejette une complicité trop embarrassante. Les hési- 
tations et les déceptions percent de toutes parts dans les livres, les re- 
vues et jusque dans les derniers échos des Congrés et des Académies. Ce 
ne sont plus les affirmations enthousiastes, les chants de victoire. les défis 
railleurs des premiers temps. 

Sil arrive — comme au congrés de Belfast par exemple — qu’‘un sa- 
vant de premier ordre manifeste des tendances matérialistes et une grande 
ardeur de propagande anti-chrétienne, l'absurdité, la puérilité des théo- 
ries philosophiques sur lesquelles il s’appuie, lui enlévent toute autorité 
doctrinale. On peut l'affirmer hardiment, les systémes de philosophie 
actuellement adoptés ou patronés par la science incroyante, — le positi- 
visme, en France; la philosophie de [inconnaissable, en Angleterre; la 
philosophie de linconscient, en Allemagne, — impliquent de telles con- 
séquences et des inconséquences telles, qu'ils doivent provoquer tét ou 
tard une violente réaction du sens commun. Le dynamisme, sous les au- 
spices duquel plusieurs de nos spiritualistes timides espérent tout conr- 
cilier, ne tardera pas 4 montrer son insuffisance absolue. 

Les manifestations matérialistes présentent d'ailleurs, depuis quelque 
temps, un aspect sinistre, elles ont commence autour des cadavres d'un 
amphithéatre pour aboutir aux enterrements civils. L'alliance, plus ou 
moins volontaire de l’athéisme, dit scientifique, avec le socialisme des 
couches inférieures devient chaque jour plus compromettante. Et comme 
il est bien difficile, impossible méme de s’arréter ‘sur une telle pente, 
toutes ces basses doctrines paraitront a la fin si mal portées, qu'on nen 
voudra plus, méme 4 I'Ecole de médecine. On reviendra tout simplement 
4 la logique et 4 la métaphysique, au bon sens, a l'idéal, c’est-d-dire a la 
foi traditionnelle. 











MELANGES. 861 


Le chrétien, qui a le bonheur de posséder un Credo, pénétré de tant 
de lumiéres, appuyé sur tant de promesses, ne doit jamais craindre les 
révélations de l'avenir. C’est 4 lui surtout qu’il appartient de répéter avec 
confiance le mot d’ordre du siécle : En avant, toujours en avant. Ces mil- 
liers de chercheurs infatigables, occupés 4 remuer les vastes champs de 
ia science, sont comme un riche et vaillant essaim d’abeilles qui croient 
butiner pour elles seules. Elles se trompent, la ruche nous appartient, 
Deus scientiarum Dominus. Elles ont beau courir, en vraies vagabondes, 
sur les fleurs sauvages, sur les fleurs vénéneuses, elles ont beau nous 
menacer de leur aiguillon, la saison viendra ou elles seront heureuses de 
l’abri que nous leur réservons, ou le possesseur de la ruche fera son am- 


ple moisson de miel.. 
F. DoiHé pe Sarint-Prover. 


RECHERCHES SUR L’ESTIMATION DE LA RICHESSE NATIONALE ET PRIVEE 
EN FRANCE ET EN ANGLETERRE 


Par le duc p’Avex. — Librairie de Guillaumin et eomp., Paris. 


Existe-t-il une question sociale ? Et d’abord que signifient ces mots : la 
Question sociale ? 

Si l’on entend par 1} I’étude de tout ce qui se rattache au progrés maté- 
riel, 4 l’amélioration du sort des classes laborieuses physiquement, in- 
tellectuellement, moralement, alors nul doute qu'une telle question soit 
faite pour attirer l’attention des meilleurs esprits et des plus nobles 
cceurs. Mais est-ce bien ainsi que l’entendent la plupart de ceux qui ont 
sans cesse 4 la bouche ces grands mots : « la question sociale »? Incon- 
testablement, non. Ils signifient, par ces termes, le changement de toutes 
les conditions actuelles des sociétés ; la modification, — disons mieux — 
le bouleversement complet de l’organisation sociale telle qu'elle se com- 
porte et se développe réguliérement depuis le christianisme et méme de- 
puis l’aurore de l’humanité. Et c’est dans ce sens que je dis: « Existe-t-il 
une question sociale? » 

Or, plus on étudie A fond ce sujet, plus on arrive a cette conclusion 
qui s'‘impose a l’esprit avec le caractére d'une certitude absolue : Non, il 
n’existe pas de question sociale; non, la question sociale n'est qu'une chii- 
mére, un mirage trompeur, inventé par les charlatans habiles a exploiter 
& leur profit les passions qu’ils déchainent et les appétits qu’ils excitent. 
Les sociétés, ou plutét la société, comme les individus, ont leur tempé- 
pérament, leur constitution, leur organisme naturels et divirs ; l'homme 
ne peut les changer qu’en produisant la mort. Le Sganarelle de Moliére 





$2 MELANGES. 


déplacait d'un mot le foie et le cceur dans le corps de l'homme ; tous nos 
Sganarelle socialistes sont aussi impuissants 4 déplacer le cceur et le foie 
des sociétés. 

Dans un accés de sincérité, un homme qu'on s'est accoutumé 4 regar- 
der comme le chef de l’école radicale — triste époque celle ot la plus 
outrecuidante nullité peut devenir chef d’école | — cet homme |'a dit lu- 
méme : « Il n’y a pas de question sociale. » Je ne veux pas rechercher dans 
quel but M. Gambetta pronongait publiquement ces paroles; s'il n’y avail 
pas 14 un nouveau tour de cette souplesse génoise quis’efforce de rassurer 
par les dehors du bon apétre les innocents conservateurs, si prompts a 
dormir et si heureux d'étre aveuglés. Mais je retiens l’aveu ; habemus 
confitentem : « Il n’y a pas de question sociale » ; il n’y a que des appilils 
qui se décorent de ce nom retentissant. 

M. le duc d’Ayen donne un grand éclat 4 cette vérité par la remarqui- 
ble étude que nous recommandons a nos lecteurs. L’auleur s'excuse avec 
modestie de traiter un tel sujet, 4 cause des controverses qu'il peut pro 
duire : « Le péril de pareils sujets, dit-il, strictement Jimités, semble+-il, 
au domaine de la statistique pure, est d’entrainer la discussion, quot 
qu’on fasse pour s’en défendre, sur le terrain ot s’agite, entre la par 
vreté et la richesse, la grande querelle sociale qui reste invariablement 
le fond apparent ou caché de toutes les difficultés intérieures des Etats 
modernes, et en particulier du ndétre. » Je ne le pense pas ainsi; j‘esiime, 
au contraire, qu'un homme de cceur et d’intelligence rend un vénitable 
service a son pays quand, ainsi que le fait M. le duc d’Ayen, il éclaire ces 
questions de la lumiére de la science et d’une inflexible statistique. 

Lors méme que quelques-uns des chiffres de M. le duc d’Ayen seraient 
contestés — ils le seront, et, pour ma part, je ne suis pas sans en Cor 
tester plus d'un — mais lors méme, dis-je, que quelques calculs seraient 
différents dans leurs résultats, la conclusion n’en resterait pas moms 
identiquement la méme, en présence de la stérilité, de l'insignifiance, de 
l'infiniment petit d’une répartilion égale des produits. 

Qu'importe, en effet, que, d’aprés M. le duc d'Ayen, « la différence de 
richesse entre la France et l’Angleterre ne soit pas trés-considérable, ' 
alors que certains économistes accordent a ]’Angleterre douze milliards 
de plus, alors que mes propres calculs concluent a porter a six milliards 
la supériorité britannique, pourvu que l’équivalence des recettes prima- 
res et des produits définitifs du travail ne reste pas moins démontre 
dans les deux pays : car la se trouve le joint de la question. 

I] parait acquis que le bénéfice social actuel de chaque exercice ¢ 
France se monte 4 quatre milliards; que le revenu des classes aisées— 
revenu que l'on peut appeler les recettes primaires — est égal a ce chit 
fre de quatre milliards; enfin que le profit annuel de tous les produc- 
teurs — ouvriers, etc. — s’éléve 4 la méme somme. Or, ce revenu s 





MELANGES, 865 


condaire — si je puis m’exprimer ainsi — peut se multiplier encore 
plusieurs fois par la circulation, les épargnes, les placements, etc. : il y 
ala un théme fort élastique pour les calculs. Ce qui reste certain, ce sont 
les quatre milliards de recettes primaires et, en regard, quatre milliards 
de produits définitifs du travail. Les 4 milliards de recettes primaires ap- 
partiennent a 2,500,000 familles qui représentent environ 12 millions 
d'individus : partagés entre ces 12 millions de personnes, ils donnent a 
chacune une somme annuelle de 333 francs. Restent donc les 4 milliards, 
bénéfice du travail, 4 partager entre 24 millions d'individus, soit 
467 francs annuels en moyenne pour chacun. Les 8 milliards de revenus 
divisés entre tous donneraient 220 francs a chaque individu ; mais il est 
de toute évidence qu'une organisation pareille réduirait 4 un chiffre in- 
signifiant le revenu secondaire, et que l'on retomberait, 4 peu de chose 
pres, aux 4 milliards de recettes primaires, soit 110 francs par téte, soit 
90 centimes par jour. 

Je demande pardon au lecteur de la sécheresse de ces chiffres ; je ne 
saurais les envelopper de fleurs de rhétorique. 

Voila le résultat clair, net, certain, de la théorie égalitaire et socia- 
liste. Et, en l’établissant de la sorte, on reste encore bien au-dessous de 
la réalité. En effet, nous évaluons seulement 4 4 milliards les produits 
définitifs du pays en outre de ce que nous avons appelé les recettes pri- 
maires. Or il est incontestable que, sous ‘empire de notre organisation 
sociale, ce chiffre se multiplie d'une maniére considérable. Je n’en veux 
pour preuve que la base, intentionnellement restreinte, sur laquelle 
les budgétaires établissent l’impét du revenu. Leur évaluation monte a 
16 milliards. On va voir qu'elle n’a rien d’exagéré, bien au contraire. I 
faut pour cela apprécier combien de fois la matiére imposable peut se 
multiplier dans ce systéme. J'ai un précepteur pour mes enfants ; je lui 
donne 2,000 francs d’appointements : ces 2,000 francs provenant de mon 
revenu, je paye pour eux un premier impét; le précepteur qui les recoit 
Paye le second; le libraire auquel il achéte des livres paye le troisiéme ; 
Le boucher qui vend de la viande au libraire paye le quatriéme; le bou- 
langer qui vend du pain au boucher paye le cinquiéme, et ainsi de suite. 
Je m’arréte ; je ne serais pas au bout de ma nomenclature. On voit com- 
bien d'impots ont déja payé mes 2,000 francs et combien la base des 16 
milliards, soit quatre fois les recettes primaires, est modérée et au-dessous 
de la réalité. La est le grand attrait de l’impdt sur le revenu pour un mi- 
Nistre des finances; 14 aussi est la grande cause, au point de vue écono- 
Mique, de l’appauvrissement qu'il inflige 4 un pays. Je ne veux pas traiter 
Cette question ; je tiens seulement a établir que les revenus actuels du pays, 
ainsi additionnés, donnent au moins une moyenne de 400 francs par téte ; 
que, sous l'empire de l’organisation socialiste, ces revenus immédiate- 
Ment stérilisés, nousretomberions aux 4 milliards de recettes primaires, 


864 MELANGES. 


c’est-d-dire a 410 francs par personne au lieu de 400 francs. Que l'on cal- 

cule le bénéfice net : plus de riches, c’est vrai; mais l’égalité dans la mi- 

sére. Certes la parole divine : « Vous aurez toujours des pauvres parmi 

vous » est rigoureusement et littéralement vraie ; peut-étre n'y aurat-l 
pas toujours des riches : quel avantage y trouverez-vous pour la grat- 
deur, l’honneur, la prospérité d’un pays? Arréter son essor et son déve- 
loppement: le frapper de stérilité jusque dans les moelles : lui dter tout 
espoir de renaissance, tout moyen de maintenir ou de reconquérir son 
rang, voild donc ce que l’école égalitaire appelle le progrés. Dans la so- 
ciété actuelle, le capital, l’épargne, le revenu est semblable a une riviére 
navigable et fécondante dont les eaux coulent réguliérement et sans 
cesse, étendant de tous cétés leurs bienfaits continus et renouvelés par 
mille canaux irrigateurs : l’organisation socialiste en ferait un marais 
stagnant ou un fleuve encaissé dans des rochers inaccessibles, sans aucun 
profit pour le commerce, l’arrosement et la circulation. 

Ces vérités apparaissent d'une maniére frappante a la lecture de l'inté- 
ressant et solide travail de M. le duc d’Ayen, qui, dans sa briéveté mapis- 
trale, est un traité presque complet. I] démontre que, dans toute sociélé 
organisée, laborieuse el qui veut vivre, qu'elle soit démocratique, aristo- 
cratique ou bourgeoise, les conditions du travail, du revenu, du salaire, 
du capital, ne varient pas sensiblement : tandis qu'il n'y a en France que 
165,000 familles jouissant d'un revenu de 5,000 francs et au-dessus, ce 
chiffre est de 800,000 en Angleterre et retombe a 250,000 dans les Etats- 
Unis d’Amérique, l'échelle de proportion restant toujours 4 peu pres la 
méme dans ses rapports avec les produits. . 

La France, qui n‘a pas, comme |’Angleterre, une haute aristocralie 
pourvue d’énormes revenus, en est-elle plus aisée? La statistique prouve 
le contraire. Le nombre des assistés est, 4 peu de chose prés, égal dans les 
deux pays : 981,052 en Angleterre, 1,608,109 en France; soit, dans chaque 
pays, 4 assisté sur 22 habitants, avec cette différence qu’en Angleterre 
chaque assisté recoit en moyenne 170 francs, et en France 49 fr. 64 cen- 
times. Seulement je me hate de dire que ce chiffre ne représente que 
le budget de l’Assistance publique, qui est de 30 millions environ. Le 
budget de la charité privée est considérable en France, plus encore 
qu’ailleurs : impossible d'en faire le relevé et le calcul; mais je n’hésile 
pas 4 dire qu'il s‘éléve notablement au-dessus de celte somme de 30 mil- 
lions. Combien s’accroitrait-il encore si l'Evangile était plus pratiqué, la 
religion plus suivie et moins attaquée ! N’oublions pas que, d'aprés la re- 
ligion chrétienne, le riche n'est que le dépositaire et l’administrateur du 
bien des pauvres, et que tout son superflu leur appartient de droit strict 

et rigoureux. Quel sens attribuer 4 ce mot: le superflu? Ah !| si chacun le 
lisait A la lumiére divine de l'Evangile, que d’inutilités retranchées du 
budget du riche et dont celui des pauvres bénéficierait! J’affirme que le 











MELANGES.: 865 


budget de la charité s’éléverait alors 4 prés de 500 millions annuels, plus 
de 250 francs par indigent; c’est-d-dire deux fois plus que ce que la théorie 
socialiste et égalitaire produirait en France pour chaque individu. Tant il 
est vrai que la, et pas ailleurs, git tout le secret de la question sociale : 
l’Evangile, la religion chrétienne, la charité. Ils auront beau chercher, 
ils ne trouveront rien qui remplace, méme de loin, cette solution-la; mais 
nos théoriciens de radicalisme n'aiment pas la charité. Pauvres aveugles 
ou misérables sophistes |! 

Au lieu d’attaquer par toutes vos voix I'Eglise et sa doctrine, conviez le 
riche et le pauvre a la suivre plus rigoureusement ; rendez ainsi le riche 
plus charitable et le pauvre plus tempérant. La statistique prouve d’une 
manieére certaine qu’en France, sur les quatre milliards de profits défini- 
tifs de la classe laborieuse, un milliard et demi se dépense dans les cafés 
et les cabarets. Gombien les conditions économiques du pays seraient heu- 
reusement modifiées, si la presque totalité de cette somme allait aux 
caisses d'épargne ! Les ouvriers eux-mémes s’en rendent bien compte. On 
n’a pas oublié cette phrase du rapport des délégations ouvriéres & la 
grande Exposition de 1867, demandant la surimposit.on des liqueurs al- 
cooliques, « cette ruine matérielle et morale de la société» ; « qu’on les 
accable d’impéts, ajoutaient-ils ; si ces breuvages pouvaient disparaitre 
de tous les coins des rues, si les alcools ne se vendaient, comme autre- 
fois, que chez les pharmaciens, a titre de remédes, avec I’autorisalion du 
médecin, comme on le fait pour des drogues moins dangereuses, quel im- 
mense bienfait pour tous! » Mais qui, en dehors de I'Eglise et de la relj- 
gion, pourra rendre l'homme charitable et tempérant? Tenebree lucem non 
comprehenderunt et mundus non cognovit. 

Je m’arréte, non sans féliciter M. le due d’Ayen pour I’habileté de 
style avec laquelle il traite ces matiéres ardues et sait donner de I’attrait 
aux questions les plus arides en apparence. Je n’en veux pour preuve que 
la page suivante, sur le calcul de la richesse additionnée : « La société, 
dans chaque pays, peut étre comparée 4 un navire partant sur lest pour 
la Chine. Le capitaine recoit du consignataire vingt mille francs pour le 
voyage, et aucun autre argent n'est introduit sur le vaisseau. Tout va bien 
jusqu’aux environs de Canton. Le capitaine préléve ses honoraires et paye 
19,000 francs de salaire a ses vingt matelots ; ceux-ci, 4 leur tour, prélé- 
vent un bénéfice de |0 pour 100 et payent a la cantine, pour frais de 
nourriture et d‘entretien, 17,000 francs. Les vivres sont consommeés, les 
comptes réglés; on va entrer le lendemain au port. 

« Mais tout 4 coup surgissent plusieurs jonques de pirates chinois qui 
s"emparent du navire. Leur chef fait ranger a genoux, sur le pont, d’un 
coété tous les Européens captifs et de l'autre les Chinois, le sabre nu. 
Puis, se faisant remettre les livres de comptabilité : « Capitaine, dit-il, 
« vous avez touché 20,000 francs; donnez-les-moi. Matelots, vous avez 

2> Aver 1875. 56 


866 MELANGES. 


« touché 19,000 francs ; apportez-les-moi. Cantinier, remettez-moi les 
« 47,000 francs que vous avez recus. En tout 56,000 francs. Il me les faut, 
« ou je vous fais couper Ja téte 4 }'instant. » Le cantinier remet ses 
47,000 francs, les autres apportent leurs petits bénéfices; impossible de 
trouver plus de 20,000 francs. Le commandant chinois s’écrie qu'on lui 
cache 36,000 francs et donne l’ordre de la décollation générale. 

« Larmes et désespoir des malheureux condamnés ; l'un d’eux, toute 
fois, prenant la parole : « Arréte, grand prince des pirates, dit-il, et écoute 
« la voix de la sagesse. On lit dans le livre d'un nommé Bastiat, qui est 
« un Confucius de chez nous, que la circulation de l’argent et des mar- 
« chandises peut doubler ou tripler la richesse des hommes, sans pour 
« cela que la somme échangée et transmise soit en rien augmentée. Cest 
« ce qui nous est arrivé depuis notre départ de Marseille. Les vingt mille 
« francs du capitaine ont été transmis aux matelots, puis 4 la cantine; 
« ils ont trois fois changé de mains, mais ce sont toujours les mémes vingt 
a mille francs qui n'ont point augmenté pendant le voyage. Prends le ne 
« vire et tout ce qu'il contient, mais quand tu nous massacrerais tous, tu 
« n’aurais pas plus de vingt mille francs, parce qu’il n'y a pas d’autre ar- 
« gent 4 bord. » | 

« Le chef des pirates, ancien mandarin déclassé, réfléchit un moment, 
puis, convaincu par ces paroles, laissa la vie sauve a l'équipage. » 

Puissent les paroles et les démonstrations de M. le duc d’Ayen con 
vaincre également les pirates Européens | | 

On peut juger par cette citation de la maniére de l’écrivain; le style de 
M. le duc d’Ayen, méme appliqué a de tels sujets, ne dément pas la tre 
dition académique de sa famille. Je ne veux pas dire que I‘@uvre signalée 
ici par moi soit de nature a ouvrir A son auteur les portes de |’Académie 
_frangaise, mais la section des sciences morales et politiques a I'Instilut 
s’honorerait, sans aucun doute, de compter dans son sein l'ingénieus. 
érudit et consciencieux auteur de Revenu, salaire et capital et de Recher- 
ches sur l'estimation de la richesse nationale et privée en France et en An- 
gleterre. 

ANTONIN D'INby. 











~ QUINZAINE POLITIQUE 


24 aodt 1875. 


La France jouit de ce calme qui semble aux politiques une sorte 
d’immobilité; mais Pimmobilité elle-méme est nécessaire aux na- 
tions, le lendemain de certains jours ; et la ndtre s’est assez fatiguée 
dans les mouvements de sa fiévreuse activité, pour avoir le droit de 
s'étendre et de s’assoupir dans cetle paix. Libre aux agitateurs d’en 
dire faslidieuse l’agréable douceur! Aprés une guerre terrible 
comme celle de 1870, aprés l’anarchie et la dictature, aprés les sa- 
turnales de la Commune, aprés ce long flux de tant de choses chan- 
geantes et un tel épuisement d’hommes, aprés tant de querelles et 
d’incertitudes, aprés les luttes et les déceptions de ces quatre an- 
nées, la France pourrait dormir trois mois dans un profond silence, 
sans qu’il en codtat rien 4 son bonheur et a sa dignité de n’avoir pu 
entendre, durant ces trois mois, le tumulte habituel de ses orateurs 
et de ses journalistes. Au surplus, c’est une oisiveté féconde : elle 
vit, elle respire, elle cueille ses moissons, elle amasse ses forces et 
ses richesses. Elle ressemble en ce moment 4 une de ces grandes 
plaines of la charrue a, la veille, retourné la terre, et ou le soleil 
étale une vive et chaude lumiére sur les déchirures encore fraiches 
du sillon ; les laboureurs sont partis ; la sérénité du ciel régne par- 
tout sur ce sol : il se repose, et son repos le prépare 4 porter de 
meilleurs fruits. 

Nous ne saurions, en effet, juger les disputes de ces derniéres 
journées comme dignes d’exciter un moment l’inquiétude ou méme 
de provoquer sérieusement |’attention. La commission de perma- 
nence, il est vrai, a siégé avec toute la gravité de l’Assemblée : des 
griefs surannés, des plaintes légéres, des accusations inopportunes 
ou maladroites, c’était trop peu pour occuper l’opinion publique. 
Quelques heures aprés les interpelJations de MM. Rameau et Arago, 
on ne pensait déja plus 4 l’inutile devoir qu’ils avaient cru remplir. 
La France, lasse ou distraite, n’a pas davantage prélé l’oreille aux 


868 QUINZAINE POLITIQUE. 


murmures de M. A. Naquet, altristé d’avoir la république sans en 
posséder la royaute, et confessant, avec une ingénuité mélancolique 
qui lui serait enviée par les plus candides personnages de la Fon- 
taine, que, le 25 février, « il s’agissait moins de faire une constitu- 
tion que de s’emparer du pouvoir : » soit qu’il achéte des canons, 
soit qu’il définisse la république ou qu'il précise la politique de 
ses amis, M. A. Naquet a toujours le méme bonheur ! L’histoire de 
la république lui devra de naifs aveux ; celui d’aujourd’hui ne mé 
rite qu’un sourire : les soupirs de M. A. Naquet n’étonnent per- 
sonne. Quant aux théses du journalisme, elles n’ont guére été, de- 
puis quelques semaines, que des morceaux de pure métaphysique. 
Qu’on nous apprenne ou réside réellement la puissance de l'Etat; 
qu’on nous montre en quoi consistc, présentement, la vérité consti- 
tutionnelle ; qu’on nous indique les avantages du régime électif com- 
paré au régime héréditaire : dissertations! dissertations! 

Il faut bien le dire: la France, si amoureuse qu'elle soit du beau 
langage et des doctes entretiens, aime la variété dans ce brunt ora- 
toire auquel se plait tant sa curiosité. Quand on a, pendant une 
année, entendu parler, du matin au soir ct si haut, de la Répu- 
blique, des lois constitulionnelles, du sénat, etc., n’est-on pas e1- 
cusable de trouver plus neufs les discours latins du_ concours 
général et les traditionnelles allocutions qui, par centaines, accom- 
pagnent au seuil des colléges nos enfants qui s’en envolent? 

On aime ces fétes en France; el selon une coutume bien fami- 
liére aussi 4 Vesprit francais, il est rare que ces harangues scolaires 
ne s’élévent par dessus leurs auditoires d'adolescents et n’aillent 
retentir au loin dans le pays. On n’a pas toujours 4 regretter que 
les orateurs, dans ces solennités, attachent 4 leurs paroles de plus 
larges ailes. Pour notre part, nous estimons que M. Ferdinand 
Duval a eu raison de célébrer, devant les éléves de Louis-le-Grand 
comme s’il edt été devant la nation elle-méme, ces libertés parle- 
mentaires, qui ont été, de 1815 4 1848, la régle heureuse et glo- 
ricuse de notre patrie: malgré leurs imperfections, ce sont elles 
qui tolérent les abus les moins onéreux a l’honneur et 4 la fortune 
d’un grand peuple; et aprés tous les essuis de ce siécle, parini tant 
de doctrines excessives et de principes délaissés, ce sont elles en- 
core qui forment le guuvernement le plus viril et le plus sage. Il 
est bon de le rappeler 4 ceux que les peines et les mécomptes de 
ces derniéres années ont trop tét découragés. A Bernay, M. le duc 
de Broglie a mis en relief une vérité sociale qui n’importe pas 
moins : il a signals un des vices et un des maux qui font nos révo- 
lutions, c’est-a-dire cette envieuse avidité de paraitre qui rend 
insupportables la situation paternclle et toutes les positions mo 














QUINZAINE POLITIQUE. 69 


destes. « Il y a toujours peu de place sur les sommets » : aujour- 
d’hui plus que jamais, M. le duc de Broglie en avertit 4 bon droit 
les ambitions de nos jeunes concitoyens : les cimes de la répu- 
blique paraissent si proches et si accessibles! et l’on sait combien 
de Césars déclassés fourmillent dans nos grandes villes et déja 
méme dans les villages de notre remuante démocratie! 

Liidée de la patrie a dominé dans ces discours : presque tous 
annon¢aicnt aux jeunes générations les durs labeurs et les codteux 
sacrifices de l'avenir. Celui de M. le duc d’Aumale les a comme ré- 
sumés en quelques traits nobles et simples. Il y a de l’autorité dans 
les conseils de ce prince qui enseigne « Vhabitude du travail et 
esprit de discipline. » Le travail, c’est, 4 notre époque et en France, 
plus que la loi particuliére de l’homme, c’est celle de la société: car 
cette société est une démocratie ot ceux d’en bas, pour attcindre a 
la fortune, ct ccux d’cn haut, pour conserver leur rang, ont un égal 
besoin du travail qui fait les mérites. La discipline! qui ne sait 
combien cette vertu, qui dirige le courage dans l’armée, peut 
aussi sauvegarder !’ordre dans la nation? Mais la discipline n’est 
une vertu et n’a de force vraiment efficace qu’é la condition de 
n’étre pas l'aveugle servitude ; et M. le duc d’Aumale le remarque 
avec justesse : « La discipline n’a jamais été plus ferme et plus res- 
pectée, dans les armées romaines, qu’aux plus beaux temps de la 
liberté de Rome. » C’est que la liberté donne plus de prix a la pa- 
trie : elle rend plus male la tendresse que le soldat doit 4 son pays, 
et plus sacré l’intérét que le ciloyen lui voue; et ainsi la liberté, 
en éclairant ct en animant |’obéissance, favorise la discipline. Etre 
donc une nation laborieuse, disciplinée et libre, voila le secret que 
la France doit réapprendre pour étre sdrement et pour étre de nou- 
veau la nation « que Dicu reléve chaque fois qu’il la frappe. » M. le 
duc d’Aumale !’a dit avec une vibrante éloquence : « Mes amis, ai- 
mez et servez la patrie. Ayez foi en Dicu et foi dans la France. » 
Toutes les legons sont dans celles-la : Henri [V ne les désavouerait 
pas sur les lévres d’un de ses petits-fils ; plat au cicl qu’elles des- 
cendissent profondément dans tous les cceurs! 

Les conseils généraux, quelques jours aprés ces distributions de 
prix, comfnengaient leur session. Selon l'habitude, on a d’abord 
disputé de leurs droits et de leurs devoirs : pour les radicaux, le 
conseil général, c’est toujours une petite assembléc politique, un 
grand club de province, ot les démocrates peuvent et doivent pé- 
rorer sur le omni re scibili et principalement sur le quibusdam 
alits de leur doctrine. Les conservateurs et le gouvernement ont, 
avec raison, affirmé le contraire, et de leur cété parlait et com- 
mandait la loi. Comme |’a dit ]’un des hommes les plus éminents 


$70 QUINZAINE POLITIQUE. 


qui président les conseils généraux, l’honorable M. de Carné, « en 
abordant des matiéres placées en dehors de notre compétence, 
nous nuirions ala bonne administration, sans profit pour la bonne 
politique. Respectons la loi, dans scs termes comme dans son 
esprit, jusqu’au jour prochain ou la loi elle-méme appellera les 
membres des conseils généraux 4 préter a la formation de l'un des 
grands pouvoirs de I’Etat la force morale que leur assurent la 
confiance et le mandat des populations. » On ne pouvait plus sen- 
sément exprimer la vérité. La loi, d’ailleurs, a triomphé. li est bien 
manifeste qu'un mot d’ordre avait prescrit aux républicains d’af- 
ficher la Constitution du 25 février dans chaque conseil général : 
on sait, par leur histoire, que la république a un perpétuel besoin 
de se proclamer. Mais presque partout la loi a sufli pour prévenir 
ce genre de démonstration. On connait les cing ou six départe- 
ments ot les radicaux ont l’usage de faire du bruit : cette année 
comme I’an dernier, on a vu aux mémes licux la méme agitation; 
c’est, dans le Rhéne, dans I’Yonne, dans la Céte-d’Or et dans ces 
Bouches-du-Rhéne ot M. Labadié manque aujourd'hui parmi les 
perturbateurs attitrés, c’est, pour les radicaux, une sorte de néces- 
sité traditionnelle. Dans les Vosges, un secret dépit les aigrissalt : 
ils avaient perdu l’honneur de tréner au bureau; les conserva 
teurs avaierit, cette fois, l’avantage de la majorité. En somme, les 
conseils généraux ont, jusqu’A ce moment, vaqué & leur tache 
réglementaire avec une tranquille activité, dans des sentiments que 
le gouvernement peut sans illusion se croire favorables : cest un 
heureux présage pour |’élection du Sénat. 

Les manceuvres d’automne se préparent dans plusieurs de nos 
corps d’armée: pour rendre ces exercices plus utiles, non moins 
que pour inaugurer la pratique de la loi, on appelle les réservistes 
de 1867. Il est regrettable que diverses raisons, plus ou moins im- 
péricuses, aient retardé d’un an cet essai. On a trop oublié quel 
peuple nous sommes. La France, il faut en convenir, n’a pas seule 
ment cessé d’étre en Europe une race, conquérante; elle n’est plus 
la nation militaire d’autrefois. Elle s’est apercue, en 4870, qu’elle 
avait laissé s’amollir en elle plus d’une des vertus qui stimulaient 
le courage de nos péres ou qui affermissaient leur résistance. Dans 
ses souffrances d’alors, un certain souffle d’héroisme est venu pur'- 
fier son coeur; ses malheurs lui ont rendu le gout de l’abnégation 
patriotique; a la lumiére de ces lecons, elle a recouvré la vue des 
idées supérieurcs et des intéréts nécessaires. Pour se relever vite, 
elle edt tout donné, en 18741: son travail, son argent, son ame; 
tous les sacfifices lui semblaient faciles, et peut-étre l'Europe elle- 
méme eit-elle alors mieux compris qu’aujourd’hui combien étail 








QUINZAINE POLITIQUE. 874 


légitime cette générosité d’un grand peuple jaloux de reconstruire 
sa fortune et de réparer son honneur. On n’a pas profité de ces 
disposilions; on a trop ajourné cette bonne volonté de la France ; 
on a laissé trop de temps a I’égoisme pour reprendre son empire : 
que cet égoisme s’étonne ct gémisse maintenant, ceux qui connais- 
sent le tempérament dela France pouvaient s’y attendre. Mais, gracea 
Dieu, on n’a jamais besoin de toucher deux fois la France a l’épaule 
pour l’éveiller : sa virilité est vite debout. Les réservistes ne se souve- 
naient presque plus, en 1875, dela loi de 1872: ils vont s’initicr a 
ses ordres; ils feront ce qu’on fait, 4 cette méme heure, en Alle- 
magne, en Autriche, en Russie et jusqu’en Danemark. Et puis, qui 
donc peut en douter désormais? Ou il faut consentir 4 voir dispa- 
raitre de |’Europe le nom de la France, ou il faut que chacun de 
nous accomplisse son devoir tout enticr. 
Quel est l'état de l’armée francaise? On se le demandait récem- 
ment dans une revuc étrangére, et, avec une sévérité injuste, on 
répondait : « La France n’a rien appris, rien oublié. » Essais stéri- 
les, vaines réformes, méme routine : voila tout ce qu’on prétendait 
avoir constalé dans nos travaux de réorganisation militaire. Cer- 
tes, nous ne saurions, sans une coupable présomption, nous dissi- 
muler tout cc qu’il y a de précaire encore dans cette ceuvre inache- 
véc. Nous avoucrons, sans fausse honte ni discrétion puérile, que, 
dans cette armée retrouvée on sait sous combien de cadavres et a 
(ravers la confusion d’on sait quelles défaites, il y a, depuis quatre 
ans, mille choses encore 4 remanicr, a4 compléter, 4 perfectionner. 
Qui, dans tous les grades, la guerre a laissé le commandement a 
bien des mains incapables de le porter; oui, la loi qui devait rete- 
nir au régiment nos sous-officiers a été infructueuse; oui, |’inten- 
dance ct l’état-major attendent encore des réglements meilleurs; 
oui. une partie de notre réserve manque de I’instruction nécessaire; 
oul, notre armée territoriale n’existe que sur le papicr; oui, ]’effec- 
tif de ‘nos troupes est faible; oui, le volontariat, tel qu’on l’a régleé, 
est unc institution défectueuse. Mais si la France peut avouer tout 
cela avec la courageuse volonté d’y remédier, elle sait aussi ce 
qu’elle a vu en 1871, 4 l’heure ot elle rassemblait autour de la 
Communé les bandes pales et presque déguenillées de ses régiments 
dispersés encore, la veille, dans les prisons del’ennemi, ou qui setrai- 
naient dans les neiges sanglantes de la Loire ou du Jura; clle sait 
ce qu'elle a reconstitué, renouvelé, amélioré, guéri et ranimé; et le 
Blackwood nous permettra de nous taire sur ces efforts ct ces ré- 
sultats : nous avons au moins appris, dans la néfaste campagne de 
4870-71, combien est imprudente l’ostentation et combien cote la 
temérité. La France n’a ni & étaler ses miséres ni & faire parade de 


872 QUINZAINE POLITIQUE. 


ses forces : elle est pacifique; elle ne menace personne; elle ne 
prépare aucune guerre; elle se contente de se ménager les moyens 
de se défendre. Dans ces conditions, la France ne peut qu’étre mo- 
deste; mais cette modestie, elle la doit a sa fierté méme. 

Nous entendions, il y a quelques jours, un de nos publicistes 
les plus connus de l'Europe, M. Emile de Girardin, précher 4 la 
France, non-seulement la paix, mais le recueillement et Il'isole- 
ment : il la voudrait voir se désintéressant du monde, occupée 
seulement de ses affaires intérieures, oubliant méme la polili- 
que aussi. bien que la guerre, semant, négociant, tout entiére au 
travail de ses beaux-arts et de son industrie, recevant doucement 
du ciel Jes bienfaits du Dieu qui lui a donné son soleil et son ter- 
roir, et ne pensant pas au restc. Si on songe que c'est cette méme 
voix qui sonnait si fort la guerre en 1870 ; si on se rappelle que, de 
ses fanfares les plus éclatantes, M. Emile de Girardin poussait alors 
la France vers le Rhin, on pourra juger, 4 Berlin comme a Lon- 
dres, combien nous avons gagné de sagesse 4 nos désastres. 
M. Emile de Girardin, cette fois, parle avec le sens commun de la 
France, cette pauvre France tant décue et tant trompée. Toutefois, 
que M. E.nile de Girardin prenne garde d’abuser de la vérité comme 
il userait d’un paradoxc. Sans doute, nous n'avons pasa nous servir, 
en Europe, de nos faibles armes; sans doute, nous n’avons aucune 
entreprise a tenler pour l’indépendance des autres : nous avons, 
pour ainsi dire, perdu la nétre en perdant, 4 Melz et 4 Strasbourg, 
notre sécurité nationale. Mais ne faisons pas de la paix la torpeur : 
regardons, écoutons, préparons-nous tranquillement ; le devoir, ce 
n’est pas d’engourdir le génie de la France et d’enchainer sa desti- 
née dans le sommeil de la paralysie ! 

Pendant cette homélie de M. Emile de Girardin, un illustre his- 
torien allemand, le professeur Mommsen, discourant dans unc cé- 
rémonie universitaire, excitait, lui, la jounesse allemande a se tenir 
préte pour les travaux de la guerre. ll disait : « Nous avons fait 
l’expérience que le désir et la volonté de maintenir la paix n’assu- 
rent pas toujours la paix. Il en est de la guerre comme de I'incen- 
die. Elle est aussi facile 4 allumer que difficile 4 éteindre. Si donc 
elle redevient nécessaire, on verra se reproduire ce qui s'est déja 
produit. L’empereur a appelé la nation, et tous sont venus, disions- 
nous autrefois. Que l’empereur nous appelle une fois encore, et les 
ennemis du nom allemand apprendront bientdt ce que cela signifi, 
lorsque l'on dit que tous les Allemands vinrent a l’appel de l'empe- 
reur. Ceux qui auront été appelés ne reviendront pas lous, mais ce- 
lui qui manqucra au cortége des vainqueurs rentrant dans Icur pa- 
trie aura son nom environné d’honneur et rayonnant de gloire. » fl 











QUINZAINE POLITIQUE. 875 


nous parait inutile d’ajoutcr 4 ces paroles le moindre commentaire. 
Nous ne saurions, d’ailleurs, reprocher 4 M. Mommsen d’aiguil- 
lonner 4 sa fagon le patriotisme de la jeunesse allemande. Nous 
affirmons sculement qu’a vouloir désarmer les cceurs a Paris, tandis 
qu’a Berlin on les. barde d’acier, les apdtres dela paix duperaient 
la France : que ses hommes d’Ltat lui apprennent 4 étre sage, a se 
lempérer, 4 rester calme, soit; mais arriére aux rhéteurs qui l’a- 
museraicnt et aux philosophes qui l’énerveraient ! 

Nous nous plaisons a croire que les belliqueux encouragements 
de M. Mommsen seront longtemps encore inutiles 4 la jeunesse alle- 
mande. L’Orient, toutcfois, a ses mystéres, et, bien que nous 
comptions y voir persévérer la neutralité des grandes puissances 
européennes, nous craignons que, pour étouffer la guerre dans 
'Herzégovine, il ne faille plus de peine et de temps, plus de diplo- 
matie ou de longanimité, qu’on ne le pensait d’abord. Cette dispute 
de quelques rayas avec des percepteurs turcs a-t-elle un autre insti- 
gateur que la misére? Qui a jcté sur ces nationalités ct ces reli- 
gions ardentes, prétes dans tout l’empire turc 4 )’embraser dans un 
vaste et dernier incendie, qui a jeté l’étincelle a laquelle s’est allu- 
mée la guerre de l’Herzégovine ? On ne le sait pas, ou du moins on 
ne peut le dire. Quoi qu’il en soit, on ne nie plus que l’insurrec- 
tion n’ait une véritable gravité : gravité qu'on ne doit pas mesurer 
aux luttes engagées autour de Trébinje, mais aux impatiences et 
aux menaces qui entourent la Bosnie. Le Monténégro aiguise ses ar- 
mes ; la Serbie a sur la frontiére des troupes avides de courir au se- 
cours des insurgés; le prince Milan est allé 4 Vienne sonder la 
volonté de l’Autriche; des Dalmates sont venus se méler aux révol- 
lés; les Grecs s’agitent pour « la grande idée; » on se dit 4 Athé- 
hes, comme a Bucharest, que les trois empercurs sont enclins a 
soutenir, dans les conscils de Constantinople, la cause de l’Herzégo- 
vine ; les ambassadeurs des trois empires exhortent le sultan a des 
concessions ; la nouvelle d’une intervention européenne discrédite 
les forces de la Turquie; les Turcs enfin, au lieu de comprimer bien 
vite l'insurrection, n’ont procédé qu’avec leur lenteur habituelle : 
lout, on le voit, a singuliérement accru, en quelques semaines, le 
danger de cette situation. 

L’Autriche, dont le regard attentif surveille ces mouvements, est 
comme maitresse des événements qui peuvent surgir. Si elle céde a 
l'offre de saisir l'occasion, si elle se laisse s¢duire par les promes- 
Ses qui lui montrent la vallée du Danube comme une proie facile, 
elle appelle en partage la Russie et elle autorise l’Allemugne & s’ac- 
croitre ailleurs : c’est une guerre européenne; et si sure que put 


874 QUINZAINE POLITIQUE. 


étre l’Autriche de se trouver parmi les vainqueurs, elle aurait 4 
craindre d’étre bientdt elle-méme a la merci de ses alliés. Cest une 
faute qui la perdrait. Si elle résiste ; si elle maintient sa neutralité: 
si elle assiste la France, l’Angleterre et \’Italie & calmer cette effer- 
vescence, elle préserve la paix de l'Europe : or, cette paix est en- 
core nécessaire 4 l’empire austro-hongrois pour achever de réor- 
ganiser, dans son armée et dans ses finances, tout ce que le coup 
fatal de Sadowa y a détruit. Pour nous, a travers les obscurs des- 
seins qu'il nous semble apercevoir dans le vague et dans le lointain 
de ces incidents, nous discernons plus d’un péril pour la France. 
Puisse notre gouvernement, avec une prudence discréte, détourner 
ces périls en joignant ses efforts 4 ceux des pacifiques ! La presse 
francaise ne peut mieux faire que de ne le compromettre par av- 
cune intervention : il y a des hypothéscs qu’a des heures comme 
celle-ci, on ne peut rendre publiques sans provoquer tel ou tel des 
hasards qu’elles cachent. 

Pendant que les vassaux de la Turquie essaient de dénouer er- 
core quelques-uns de leurs liens, |'Irlande a célébré, dans le cen- 
tenaire d’O’Connell,-une féte qu’on peut appeler celle du droit 
comme de la patrie. La France y était représentée par |’éloquence 
d’un vieil ct généreux ami de I'Irlande, l’évéque d'Orléans. Sa 
lettre au lord-maire de Dublin glorifie dignement V'Irlande, cette 
Irlande « si constante dans sa foi, si héroique dans sa patience, s! 
magnanime dans sa pauvreté, si touchante par ses longs espoirs 
et par Pindomptable attachement de tous ses enfants pour leur 
chére et si longtemps malheureuse patrie; vaillante et brave 
comme la ndtre, et dont le sang s’est si souvent mélé au notre sur 
les champs de bataille. » O’Connell avait bien mérité I’hommage, 
désormais séculaire, que I'Irlande lui aura ainsi rendu et que cot- 
sacre, dans toute ]’Europe, le coeur des races souffrantes. Il eut 
I’honneur de porter dans son dame la conscience de tout un peuple : 
quel plus grand destin? Catholique ct patriote, s'il fut tribun, ce 
fut un tribun chrétien et libéral; s'il fut agitateur, ce fut un agr- 
tateur pacifique, armé de la loi seulement et de ce cri qui fut en- 
tendu enfin de Dieu et de l’Angleterre : « Justice pour I’Irlande: » 
On ne saurait trop répéter ce beau souvenir a une nation qui st 
habituée, comme la nétre, aux audacieux coups de main des r- 
volutionnaires. On ne saurait oublier non plus que, si O'Connell a 
vaincu, c’est avec la force qu'il tirait, comme dif l’éminent évéque 
d’Orléans, « des libertés publiques de |’Angleterre. » Noble pays 
que celui qui sait se faire restituer ses droits par le droit méme: 
Noble pays aussi que cclui ot la liberté sait, sans violence, ™ 


QUINZAINE POLITIQUE. 875 


parer les torts du despotisme! Et comme elle pourrait étre profi- 
table 4 la France, cette double lecon, qui lui est donnée par lhis- 
toire de l'Irlande et de l’Angleterre! 

Une assemblée européenne sc tenait, il y a quelques jours, a Paris: 
c’était le Congrés de géographic. Entre savants, on y a beaucoup 
parlé de paix et méme de fraternité. C'est un langage qui ne peut 
plaire 4 personne plus qu’a la France. Mais penser avec M. La Ron- 
ciére le Noury, «qu’un vote d’un congrés, » comme celui-la, « pour- 
rait étre, dans les temps de libre discussion ot nous sommes, d'une 
influence prononcée sur les décisions des gouvernements, » c’est un 
espoir un peu chimérique : nous n’avons pas cette confiance. Assu- 
rénient, ccs assemblées internationales ont leurs bienfaits : elles éta- 
blissent quelques licns de plus entre les hommes; mais qu’elles 
unissent déja les peuples et les gouvernements, nous ne le croyons 
pas encore. Et pourquoi, d’ailleurs, ne le dirions-nous pas? Avant 
que la géographie serve 4 l’humanité, nous voudrions qu’elle servit 
4 la patrie. 

Nous aimons la géographie, mais comme I’a aiméc |’Allemagne, 
c'est-a-dire pour distinguer les bornes des nations, pour mesurer 
}'étendue du lieu natal, pour voir ot lhistoire a fixé les empires et 
ou la nature les avait placés, pour étudier les limites qui con- 
tiennent les races ou qu’elles aspirent a franchir. Savoir ainsi la 
géographie, c’est bien connaitre la frontiére de son pays, celle qu’il 
avait, celle qu’il a, celle qu'il doit avoir; et cette science fournit 
aisément aux nations la devise nécessaire, celle qui conduit leurs 
générations et qui guide leurs armées. Car, quand tout un peuple 
sait quelles frontiéres Dieu lui avait assignées, celles que ses péres 
avaient tracées de leur épée, celles que leurs enfants avaient 4 
garder, il sait une partie de ce qu’ila 4 faire. En 1870, l’Allemagne 
avait écrit sur ses drapeaux ces mots qu’y lisaient tous ses soldats : 
« Alsace et Lorraine; » depuis un demi-siécle, ses géographes avaicnt 
préparé, jusque dans les écoles les plus humbles de la Prusse, les 
conquéltes qu’elle a opérées 4 Sedan. Nos soldats, 4 nous, savaient-ils 
ot ils allaient? Qu’étaient-ce, pour la plupart d’entre eux, que les 
frontiéres du Rhin? Ou était-elle, l’'idée qui devait les entrainer, la 
colonne de feu qui devait les précéder et les mener au combat? 

Pour nous, nous nous félicitons des progrés que la science de la 
géographie a réalisés en France depuis quatre ans. Nous avons exa- 
miné avec plaisir ces cartes plus détaillées, plus exactes, plus clai- 
res, qui ne laisseront plus 4 nos généraux, 4 nos diplomates, a nos 
soldats mémes, le droit d’ignorer dans |’avenir ce qu’ils ont ignoré 
en 1870. Mais nous ne sommes pas encore disposés 4 considérer” 








876 QUINZAINE POLITIQUE. 


univers en simples curieux : c’est en patriotes que nous avons r- 
gardé ces cartes. Nous avons douloureusement contemplé celle de 
l’état-major : elle étail la comme un témoignage de ce que les sic- 
cles et les gouvernements, la royauté créatrice de la France et) Em- 
pire destructeur, ont fait de notre patrie depuis les Alpes jusqu’ala 
Meuse : nous y avons vu la ligne rouge qui passe aux Vosges, rouge 
comme le sang qui a coulé de Metz 4 Strasbourg; elle marque la 
séparation, nous allions dire qu’elle nous crie qu’il y a eu Ja un dé 
chirement. Et tant qu’elle nous indiquera l’endroit ot s’est rompue 
l’unité de la France; tant qu’elle sera la, sur notre territoire, flam- 
boyante comme un cercle de Dante, non, nous ne chercherons pas 
dans la géographie un délassement philosophique. Nous lui deman- 
derons de nous instruire utilement, en nous aidant a connaitre, a 
aimer, & défendre la France. Nous apprendrons d’clle tout ce que 
Strabon, César, Charles-Quint et Frédéric II disaient, avec une 
jalouse adiniration, en considérant la belle place ot Dicu a mis 
la France dans le monde, entre tous ces biens de la nature, au 
centre des plus grandes civilisations de | Europe, derriére tant 
de fleuves et de montagnes créés pour la protéger. Et si elle nous 
apprend tout ccla, elle nous aura rendu quclques-uns des secrets 
auxquels un peuple doit d’avoir une politique et de bien servir sa 
destinée. 


Aucuste Boucuen. 


L’un des gérants ; CHARLES DOUNIOL. 


-- . a 


PaRisS. — IMP, SIMON RACON ET COMP., ALE D'ENFCRrd, f{. 


LA LORRAINE 


SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE 





Qu’on ne s’y trompe pas! Notre intention n'est pas plus, aujour- 
d’hui qu'il y a trois ans, d’élever une ‘protestation vaine et dépla- 
cée, soit contre le traité de Francfort, soit contre la maniére dont 
les Prussiens gouvernent les deux provinces arrachées 4 la France. 
Nous savons trop bien que la force est la force, et que ce qui est écrit 
est écrit. Nous ne sommes pas dans le secret des remaniements 
diplomatiques de l’avenir et des événements qui pourront les 
rendre nécessaires. ll nous importe seulement que l'Europe, sans 
en excepter l’Allemagne, sache ce qui se passe ici, et c’est dans ce 


but que nous avons écrit, sans violence et sans provocation, les 
pages qu’on va lire. 


Dans un travail un peu haté que le Correspondant a bien voulu 
accueillir, il ya trois ans‘, j’ai essayé de décrire la situation faite 4 
la Lorraine, par la conquéte allemande... J’écrivais alors presqu’au 
lendemain de la main-mise sur cette province si fonciérement fran- 
caise par lalangue, le sang, les traditions, les mceurs. Ces récits n’é- 
taient et ne pouvaient guéres étre qu'une sorte de photographic des 
champs de bataille ot avait sombré notre nationalité et un apercu 
de l’installation encore confuse et hésitante des nouveaux maitres sur 
un sol réfractaire 4 leur domination. Aujourd’hui, prés de cing an- 
nées se sont écoulées depuis que leur souveraineté est passée a 1’état 
de fait accomph: et il y a peut-étre quelqu utilité 4 dire ce qu'elle est 
devenue entre leurs mains. [l ne sera certainement pas indifférent 
aux lecteurs francais d’apprendre quels sont les sentiments actuels 
du pays, ce que sont devenues scs institutions, quels résultats ont 
été obtenus par l Allemagne au point de vue de |’assimilation, ce 
réve toujours caressé par les conquérants. S’il est vrai, comme |’as- 


*. f Voir le Correspondant du 10 aodt 1872. 


w. sin. T. Lxtv (c* DE La coutecr.). 5¢ uv. 10 Sepreusnr 1875. 37 


878 LA LORRAINE 


sure la sagesse des nations, qu’on ne connait bien qu’a l'user le 
caractére d’un homme ct le génie d’un peuple, nous avons vu main- 
tenant les Allemands depuis assez longtemps 4 l’ceuvre pour nous 
étre fait une idée assez nette de leur tonique morale et de l'idéal 
quils poursuivent en matiére de gouvernement. 

Comme observation générale, on peut hardiment poser en prin- 
cipe que celles de leurs institutions qui ont une étiquette, ou un 
cachet moderne ne sont qu’une vaine apparence, un véritable 
trompe-l’ceil. C’est vrai du haut en bas de l’échelle. Vrai a Berlin 
comme 4 Metz, vrai au Reichstag comme au sein du plus infime 
conseil communal. Grattez cette couche de badigeon libéral et re- 
présentatif et vous trouvez le sic volo, sic jubeo, le pur féodalisme 
prussien. La politique allemande poursuit un but trés-défini qui 
est de duper l'Europe par le simulacre de son libéralisme, tout en 
gardant les profits de ]’autorité pléniére. Car si le libéralisme bien 
exploité est une force, l’autorité absolue en est une autre et il y 
a tout profit 4 accaparer les deux. Ce quiestindubitable, c’est que, 
malgré ce luxe de consultations populaires, cet échafaudage repré- 
scntatif dont la base est 4 la commune et le sommet 4 la Chambre 
des seigneurs, ce que le gouvernement prussien ne tolére pas et n'a 
jamais toléré, c’est la contradiction, c’est l’opposition 4 ses volon- 
tés. Nous défions qu'on trouve dans l’histoire parlementaire de la 
Prusse un seul exemple d’une mesure décidément désagréable au 
pouvoir qui ait fini par avoir force de loi. Une mesure de ce genre 
trouve toujours sur sa route un barrage légal ou extra-légal qui 
Varréte et un fossoyeur royal qui l’enterre. En 1866, quand la 
Chambre prussienne se montra réfractaire aux vues ambitieuses du 
chancelier, celui-ci renonga simplement au concours de la Cham- 
bre et passa outre. Ce fut le début, sans doute, du Kultur-Kampf ou 
combat de la civilisation. Mais depuis la guerre contre la France les 
choses sont montées sur un pied différent et il n’y a plus 4 craindre 
le scandale d’une assemblée refusant les subsides que demande le 
gouvernement. Plus que jamais, celui-ci est assuré de briser les 
résistances qui pourraient se produire au sein des trois parlements. 
Et comment, d’ailleurs, ces désobéissances pourraient-elles deve- 
nir sérieuses ? 

Le Landtag, ou chambre basse de Prusse, est composé en grande 
majorité de fonctionnaires, car le fonctionnarisme, loin d’étre une 
cause d’incompatibilité, est au contraire un titre, le plus décisif de 
tous, aux candidatures. Or, |’électeur vote a bulletin ouvert, pro- 
clamant 4 haute et intelligible voix le nom qu’il va jeter dans ]'urne 
et cela devant le bureau composé des gros bonnets de ]’endroit et ot 
siége ordinairement le candidat-fonctionnaire lui-méme. Une Cham- 








SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 879 


re qui se recrute ainsi ne peut étre qu'un instrument docile. Je ne 
dirai qu’un mot de la Chambre des seigneurs! Une ombre d’oppo- 
silion s’y manifestc-t-elle, on renforce la majorité hésitante par des 
choix nouveaux qui !’affermissent. Question de fournée. 

Quant au Reichstag, ou asscmblée fédérale, il offre l'organi- 
sation la plus savante, la moins connuc et la plus digne d’étre 
étudiée. Il semble que cette chambre doive jouir d’une plus 
srande indépendance puisqu’elle est le produit du suffrage 
universel, qu’elle est éluec au scrutin secret ct qu’elle repré- 
sente la Confédération tout entiére. Mais tous les Etats de l’em- 
pire sont irrésistiblement entrainés dans l’orbite de Berlin et 
mettent leur influence au service de M. de Bismark. Les catho- 
liques qui ont une influence séculaire et les socialistes qui disposent 
déjad’une force jeune et active peuvent seuls essayer de lutter contre 
cette action gouvernementale. La majorité est donc 4 la dévotion 
du ministére de Berlin. Une velléité de résistance apparait-elle 4 
Vhorizon parlementaire, la pudeur politique de quelques libé- 
raux vient-elle 4 se révolter contre des exigences excessives, 
comme la loi sur ]’incorporation éventuelle du landsturm dans |’ar- 
mée active, par exemple, M. de Bismark éprouve aussitét une vive 
lassitude des affaires, un besoin pressant de soigner scs rhumatis- 
mes loin de l’air empesté des bureaux: On sait ce que cela veut dire. 
On se précipite, on le supplie, on se met 4 ses genoux, on volcra 
que ferait-on sans lui? La manceuvre est maintenant connue, ré- 
glée, codifiée. C’est l’opposition parlementaire tempéréc par les at- 
taques de goutte. Est-ce tout? non pas, et voici le chef-d’ceuvre. 

Au Reichstag est adjoint, comme une sorte de cour de cassation, 
un conseil dit conseil fédéral composé de représentants des pays 
d'empire petits et grands. Si, par aventure et en vertu de son ini- 
tiative, le parlement adoptait une loi, ou un article de loi déplaisant 
en haut licu, cette disposition malséante serait déférée au consceil 
fédéral et infailliblement cassée par lui. Chaquc Etat, en effet, est 
représenté 4 cetteassemblée, mais dans la proportiou de son impor- 
tance comme population, de telle sorte que c’est la Prusse qui, acca- 
parant le plus grand nombre de voix, est toujours absolument certaine 
d’avoir la majorité. Les plus petits Etats ne disposent que d’une 
voix chacun, la Bavicre en a six, la Saxe quatre, le Wurtemberg 
quatre, Bade trois, Mecklembourg deux, la Prusse — ego nominor 
leo — cn peut meltre dix-sept en ligne.... et il va de soi que la vorx 
unique des petits Etats lui serait tout acquise. Enfin, dans les 
cas graves, et sur la demande d'un confédéré, le nombre des repré- 

sentants peut étre doublé et alors la Prusse a elle seule dispose de 
trente-quatre voix, plus les voix doublées des Etats minuscules. Ce 


880 LA LORRAINE 


rouage peu connu, et si commode, n’a pas méme besoin de fonc- 
tionner, ou ne fonctionne que pour la forme ; mais on conviendra 
qne, comme précaution et soupape de sureté, il serait difficile de 
trouver mieux. Quelle initiative libre pourrait sortir d’un réseau 
4 mailles si serrées ? | 

Il est clair que, dans ce systéme, l’assemblée prétendue sou- 
veraine n’est en quelque sorte qu’une chambre de 1" instance mar- 
quant un tribunal d’appel qui reste dans l’ombre. Ainsi, l'Europe 
voit fonctionner un appareil représentatif au grand complet et le 
suffrage universel apparait superbement a la base d’un si bel or- 
ganisme, mais c’est un aspect trompeur, c’est une enseigne libé- 
rale qui laisse entiére omnipotence gouvernementale. Ce court 
exposé n’est pas ici un hors-d’ceuvre, car il était nécessaire d’expli- 
quer une conception d’Etat et une organisation de régne appliquées 
depuis cing ans en Lorrainc. Sauf une représentation politique qui, 
du reste, ne manquerait pas d’étre taillée sur le patron allemand, 
nous avons, vues 4 distance, toutes les franchises provinciales des 
pays libres, conseil de commune, conseil d’arrondissement, conseil 
général... et méme quelque chose de plus. On nous a doté d'une 
institution bizarre, une sorte de délégation des assemblces provin- 
ciales chargée d’exposer & Berlin les vues du pays sur la législation 
qui le concerne. C’est par cette création, sur laquelle je reviendrai, 
que le chancclier de l’empire, sans doute, entend tenir la promesse 
qu'il a faite d’étonner le monde par l’excés des franchises dont il 
accablerait ]’Alsace-Lorraine. 


CONSEIL GENERAL ET MUNICIPALITES 


Le conseil général est a la fois une chambre des nofaires ct un 
bureau d’enregistrement. C’est une chambre des notaires, car la 
grande majorité de ses membres appartiennent 4 cet ordre d’off- 
ciers ministériels, et c’est 14 un point qui doit étre expliqué. En 
Allemagne, les notaires sont de simples fonctionnaires du gouverne- 
ment, astreints, comme tels, 4 préter le serment politique. Apres la 
guerre un grand nombre de titulaires renoncérent 4 leur charge et 
furent, i] faut le dire, indemnisés de ce chef et quelques-uns trés- 
largement. C’était le bon moment des prodigalités indemnitaires. 
Mais les autres se résignérent 4 préter le serment d’allégeance et 
les successeurs des démissionnaires franchirent aussi ce pas. Or, 
comme pareille formalité est exigée des membres du conseil géné- 
ral, et que cette obligation est le grand obstacle aux candidatures 
indépendantes, le serment déja prété constituait une sorte de plain- 
pied a la dlégation provinciale. Dans les cantons ruraus, apres 
deux ou trois élections successives, suivies de la démission ou da 











SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 882 


refus de serment de l’élu, il ne s’est plus présenté d’autres candi- 
dats que des fonctionnaires assermentés, notaires ou greffiers, et 
tout naturellement ces messieurs, en l’'absence de concurrents, oc- 
cupent tous les siéges du conseil général. Mais si cette assemblée 
est une chambre des notaires, elle pourrait porter aussi le titre de 
chambre rurale; car, chose curieuse! pas un seul conseiller mes- 
sin n’y a figuré jusqu’ici. Nous en sommes @ la dixiéme élection de 
la députation messine et pas un des ¢lus n’a voulu préter le ser- 
ment d’allégeance. Ceux-ci, d’abord, donnérent leur démission aus- 
sitdt aprés avoir été proclamés, mais aujourd'hui les choses se sont 
simplifiées. Pour déranger le moins souvent possible les électeurs, 
les élus se contentent de ne pas se présenter au conseil, et, aux 
termes de la loi, sont 4 la seconde session déclarés déchus de leur 
mandat faute d’avoir fait acte de présence. C’est toujours ainsi que 
les choses se passent depuis deux ans. Il y a un accord tacite entre 
les électeurs et les candidats. Ceux-ci et ceux-la ne se présentent 
qu’au second tour de scrutin, le premier tour ne pouvant jamais 
aboutir faute d'un nombre suffisant de votants. C’est une sorte de 
protestation permanente de la population messine contre l’obliga- 
tion du serment. 

Le conseil général est aussi une chambre d’enregistrement ai-je 
dit. Tcl qu’il est composé, en cffet, il n’a pas l’autorité nécessaire 
pour résister aux volontés de l’administration et il ne fait guére 
que sanctionner par ses votes les mesures soumises, je ne dirai 
pas a son appréciation, mais 4 son approbation. Ses membres 
sont tous parfaitement honorables, mais ils manquent d’influence 
et de point d’appui dans le pays. Si le gouvernement se trou- 
vait en présence de grands propriétaires, de personnalités qui 
comptent par leurs lumiéres ou leur grande position, il montre- 
rait moins de sans-facgon dans ses exigences ou rencontrerait, 
du moins, plus de résistance 4 ses volontés. C’est donc une fata- 
lité de situation qui crée l’insurmontable répugnance montrée par 
les hommes riches et influents pour accepter pratiquement le man- 
dat de veiller aux intéréts du pays, et il n’est pas excessif de sup- 
poser que le désir d’avoir une délégation souple et malléable n'est 
pas étranger 4 l’ordre venu inopinément de Berlin d’imposer le ser- 
ment. Je ne prétends, du reste, pas plus blamer ceux de nos conci- 
toyens qui obéissent a leur conscience en fuyant les fonctions asser- 
mentées que les membres du conseil général 4 qui manque |’éner- 
gie nécessaire pour résister aux injonctions plus ou moins 
dissimulées des puissants. La situation des membres du conseil est 
évidemment difficile et délicate. Ils sont les élus d'un trés-petit 
nombre de votants, ils n’ont pour la plupart ni la puissance que 
donne la fortune ni le prestige des grandes situations, et leur pro- 


882 LA LORRAINE 


fession clle-méme les met, dans une cerlaine mesure, sous la dé 
pendance du pouvoir dont ils devraient contréler les actes. Il faut 
donc étre indulgent pour leurs complaisances envers l’autorité, 
d’autant plus qu’elles teémoignent de leur part, en tant qu’officiers 
ministéricls, d’une absence rare de rancune. Les Allemands, en 
effet, n’ont pas été tendres 4 leur endroit. Ils ont diminué le tarif 
de leurs honoraires dans une proportion qui varie, suivant les cas, 
du tiers 4 la moitié. Cette mesure digne d’approbation, d’ailleurs, 
a produit ce résultat piquant de favoriser les notaires démission- 
naires aux dépens de ceux qui ont gardé leur charge. L’indemnité 
aux premicrs a été régléc, en effet, sur la base du rendement an- 
nuel de leurs études avant l’option, c’est-a-dire avant le changement 
de tarif. Par conséquent, ceux qui sont restés titulaires ont vu, par 
le fait de ce tarif, diminuer du tiers 4 la moitié le capital représen- 
tant la valeur vénale de leur étude. De telle sorte que, sans s’en 
douter, l’Allemagne a accordé une véritable prime 4 une importante 
catégorie d’optants ! 

En fait, la besogne arrive comme on dit toute machée au conscil, 
et les questions ne sont plus entiéres quand elles sont soumises a 
son contrdle. On cite de ce genre d’homologation un peu forcée 
plusicurs exemples curieux. Un seul suffira ici. A l’heure qu’il est, 
la Lorraine cst encore tributaire de la France pour lasile destiné 
aux aliénés. Elle continue a les envoyer, moyennant finances, 4 la 
maison d’aliénés de Maréville, dans la Meurthe-et-Moselle. Le dé- 
partement, ou plutét le président de la Lorraine a voulu, avec rai- 
son d’ailleurs, mettre fin 4 cet état de choses. Mais, sans avis préa- 
lable, avant toute discussion ou délibération, le président s'est 
présenté devant le conseil avec un plan parachevé d’établissement 
4 Sarreguemines, la dépense fixée, les devis faits, les entrepreneurs 
choisis. I] n’y avait plus qu’a mettre en ceuvre la pioche et la truelle. 
Le conscil a tout approuvé. Aimons 4 croire que le projet est con- 
forme a l’intérét public et qu’il sauvegarde raisonnablement les fi- 
nanccs du pays; mais convenons que voila un étrange conseil 
général et un étrange contrdle ! 

Passons aux municipalités. L’ambition est apre au village et 
’écharpe municipale semble un prix de mat de cocagne. Aussi la 
sujétion des édilités envers le kreisdirektor (sous-préfet) est 4 peu 
prés absolue. C’est ce magistrat qui dresse le budget obligatoire; maire 
et conseil municipal n’ont d’autre initiative que celle qui est revue et 
corrigée par |’autorité supérieure. Pour certaines natures de dépenses 
on se passe méme du vote des municipalités. En fait d’exemples, je 
me bornerai a un trait, de date récente, et quia l’avantage de cor- 
roborer ce que je dis plus haut de la représentation provinciale. Le 
7 avril 1875, le conseil général a eu la faiblesse de voter, sur la 








SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 885 


proposition du président de la Lorrainé (préfet) la transformation 
des routes départementales en routes vicinales. C’était dévétir saint 
Paul pour habiller saint Pierre. Mais saint Pierre c’est le budget 
départemental dans lequel l’administration veut pouvoir puiser & 
belles mains. Saint Paul, c’est le budget des communes dont !’ad- 
ministration dispose et 4 qui incombe maintenant les frais d’entre- 
tien des routes. Or, c’est |’administration elle-méme qui régle les 
dépenses et qui taxe la part contributive de chaque municipalité 
sans méme la consulter. Cela peut paraitre inoui et c’est rigoureu- 
sement exact. C’est ainsi que derniérement le maire de Sarralbe, 
petite ville de la Lorraine allemande, a été invité 4 payer une somme 
de quatre mille francs représentant l’entretien d’une partie de 
route. Le maire ose réclamer contre ce procédé expéditif, parle- 
mente, demande a discuter la somme. On lui répond par une mise 
en demeure de s’exécuter. Il refuse. Mais le kreisdircktor ne s'émeut 
pas pour si peu. Il fait purement et simplement saisir dans la 
caisse municipale la somme réclamée. Facons de victorieux, mais 
légalisées par un placet du conseil général ! 

Les Allemands, du reste, ont un faible pour l’argent comptant. 
Puissque nous sommes sur les grands chemins, restons-y cncore un 
instant. Tout le monde sait que les prestations vicinales s’acquit- 
tent en nature ou en numéraire. Mais les avisés kreisdirektors ne 
met tent les bons en recouvrement que pendant la fenaison, la mois- 
son ou les vendanges, suivant les cas et les lieux. Le paysan aime 
l’argeent, mais il sait qu’en interrompant son travail il risque de 
percdre sa denrée et il paye en écus trébuchants. Je signale le cété 
arbmtraire de ces agissements, mais je conviens que la besogne est 
mieux faite sur les routes par des ouvriers spéciaux payés aux 
piécces que par des prestataires qui ne travaillent que le moins pos- 
sibl €. 

Le maire est donc soumis au sous-préfet pour tout ce qui est du 
domaine administratif et financier, il l’est au commissaire de police 
cantonale a peu pres pour tout le reste ; les commissaires sont, du 
reste, les vrais maitres du pays. On ne comprend donc guére que 
des fonctions si dépendantes soient si briguées. Mais il faut tenir 
compte du génie rural. Si le premier magistrat a des déboires, il a 
bien des compensations. I] n’est que Ie reflet d’une autorité abso- 
lue, mais il participe pour les simples au prestige qu'elle exerce. 
Dans ses démélés avec ses administrés, il est rare qu’il ne soit pas 
soutenu par les mattres qui l’emploient. Il est un instrument docile, 
mais dans des mains qui le font respecter. En somme, il a moins 
d’autorité réelle et il trouve plus de déférence que jadis. Et puis 
les flatteurs et les gendarmes de service l’appellent monsicur le 
bourguemestre gros comme le bras! Ses chefs cultivent avec soin 


884 LA LOBRAINE 


ces dispositions 4 la vanité et accordent au maire tout ce qui peut 
le grandir en le laissant subordonné. Us croient se créer ainsi un 
petit cercle d’action assimilatrice, un foyer de propagande germa- 
nique, en quoi ils se trompent le plus souvent. 

_ Plus heureuse que Strasbourg, la ville de Metz a gardé son édilité 
autonome, mais serrée de prés, diminuée dans ses droits, amoin- 
drie dans ses prérogatives par les envahissements de l’autorité su- 
périeure. Ces entreprises d’absorption, ou du moins d’annihilation 
se produisent sous toutes lcs formes, dans toutes les directions. Si 
les unes ont des aspects puérils, les autres ont des cétés menagants. 
Il faudrait des volumes pour expliquer cette situation, pour décrire 
dans toutes ses phases cette offensive contre les franchises munici- 
pales. Je me bornerai 4 quelques traits dessinant les assauts diri- 
gés contre elles. 

Les premiéres exigences, celles qui peuvent préter a rire, se sont 
produites au sujet des costumes portés par les employés munici- 
paux. Les valets de ville se reconnaissaient 4 un certain habit vert, 
fort simple, d’ailleurs, mais offrant, peut-étre, quelque lointaine 
ressemblance avec l’habit 4 la frangaise. Des négociations s’ouvri- 
rent sur ce grave sujet. Pour y couper court, le maire décida que 
ses valets renonceraient 4 leur livrée et s’habilleraient comme tout 
le monde. Ce fut bientét le tour des employés de l’octroi. N’était-il 
pas scandaleux de leur voir porter dans une ville allemande le 
costume, dépourvu d’ailleurs de tout cachet, qui les distin- 
guaient sous le régime frangais? Ils sont maintenant affublés d'une 
redingote ample 4 la propriétaire, mais avec des bouts de manches 
taillés 4 )’allemande. Une casquette 4 cocarde aux couleurs de la 
Confédération compléte cette gracicuse parure. Les malheureux 
préposés n’ont pu encore s’y faire; plusieurs ont démissionné pour 
ne pas la subir. Coquetterie patriotique. Mais c’est la question des 
pompiers qui a donné lieu 4 de longs et solennels protocoles. Ces 
quasi-soldats, tous Messins pur-sang, portaient dans les cérémonies 
luniforme des mineurs francais, ou peu s’en faut. Ce souvenir du 
passé ne faisait-il pas scandale? Le président exigea pour eux |'unt 
forme prussien. Grande indignation des intéressés, qui menaceat 
de sc retirer en masse. Réplique; et contre-répliques. Les pourpar- 
lers durérent un an! Enfin, il y eut compromis. Les pompiers re 
noncérent a leur grand uniforme, qu’ils ont cependant tous cot 
servé dans l’espoir qu'une occasion se présenterait de la remelire, 
mais ils ont gardé leur chére veste de petite tenue, dont nulle puis 
sance humaine n’aurait pu les séparer; et avec leur veste leur 
casque, mais dépouillé de ses orncments. Songez donc! Ces uliles 
soldats-citoyens, ces quasipékins surmontant leur couvre-chef d'a- 
rain d’une chenille comme les Bavarois... était-ce tolérable? Tout 











SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 8&5 


cela ressemble 4 une scéne de la Grande-Duchesse, et j’aurais beau 
jeu pour dérider le lecteur en insistant sur Ics détails de cette 
grande querelle. Mais certains sourires sont trop douloureux. Seu- 
lement, 4 propos des pompiers, un fait récent. est trop significatif 
dans une tonique plus sérieuse, pour étre passé sous silence. 

Au mois de juin dernier, pendant la nuit, la cité est réveillée 
par les appels de la cloche. Un incendie vient d’éclater dans une 
dépendance de la poudrerie, située hors la ville, sous les murailles, 
dans une fle formée par la Moselle. Aussitét, plusieurs pompes et 
leurs servants se rendent au pas de course sur le théatre du sinis- 
tre. Mais on leur ferme courtoisement au nez la porte de l’établis- 
sement, of de grands malheurs pouvaient arriver. Les pompiers 
dévorérent impatiemment cet outrage. Mais il s’agissait d’édifices 
militaires, et c’était 4 'armée seule a4 leur porter secours. Telle est 
du moins l’explication que donna l’autorité militaire. Mais une si 
noble fierté peut avoir pour les habitants. eux-mémes de graves con- 
séquences. Si une caserne vient 4 étre incendiée, nos pompiers 
devront donc aussi se croiser les bras, méme quand les maisons 
voisines de cette caserne seront menacées? Et comment savoir 
qu’elles courent des dangers, si l’accés des lieux en conflagration 
est interdit aux pompiers? On juge si cette prétention a été bien 
accueillic par la population! 

Les questions de costumes sont, malheurcusement, peu de chose 
auprés des prétentions beaucoup plus sérieuses qui se démasquent 
successivement. Par exemple, la ville a la propriété et, par consé- 
quent, la police de notre belle cathédrale. Derniérement. des fissu- 
res se produisant sur l’un des piliers de la nef, l’ingénieur diocé- 
sain, qui est fonctionnaire du gouvernement, dut faire exécuter 
des travaux de souténement. Mais un jour, le gardien de la tour, 
employé de la mairie, apercgut avec terreur les (races d’un com- 
mencement d’incendie dans les combles. !] en référa au premier 
magistrat municipal, qui prit un arrété fixant les heures d’entrée 
et de sortie des ouvriers préposés aux réparations, et dont limpru- 
dence avait failli amener un désastre. L’ingénieur se présenta un 
soir aux pieds de la tour, en dehors des heures réglementaires. 
L’employé allégue sa consigne et refuse poliment |’entrée. L’Alle- 
mand s'emporte, vocifére que les arrétés municipaux ne peuvent 
concerner un fonctionnaire de l’empire, et s‘exprime sur le compte 
du maire en termes qui ne pourraient étre indiqués que sous le 
voile de leurs lettres initiales. Mais le courageux employé persiste 
dans son refus, et, irrité & son tour, finit par mettre quelque 
vivacité dans ses réponses. Alors, Vingénieur, de plus en plus 
furieux, réquisitionne un serrurier et, avec son aide, essaie de 


886 LA LORRAINE 


forcer les portes. La premiére est ouverte, la seconde fait comme le 
gardien... elle résiste. Aprés cette voie de fait, le fonctionnaire de 
l’empire adresse une dénonciation en régle au président, qui prend 
naturellement fait et cause pour l’irascible ingénieur et demande 
formellement, en réparation de l’outrage, la destitution de |’em- 
ployé énergique et fidéle. Je puis affirmer que cette destitution d'un 
serviteur pour avoir rempli son devoir ne sera pas obtenue, dus- 
sent le maire et tout le conseil municipal protester en se retirant; 
mais ce pénible incident a donné lieu 4 une nouvelle revendication 
de la présidence. Elle prétend s’attribuer non pas seulement l'usage, 
mais la propriété de la cloche de Mutte, le bourdon de la cathé- 
drale, sous prétexte qu’clle est plus civile que religieuse, puis- 
qu’clle annonce les fétes politiques. De la un procés engagé. 

L’expulsion des fréres comme instituteurs communaux, dont je 
m’occuperai spécialement , donne lieu aussi 4 des difficultés 
ricuses. Certains immeubles ont été donnés ou légués 4 la ville pour 
loger ces instituteurs. Les héritiers des donateurs prétendent av- 
jourd’hui, non sans quelque raison, rentrer dans leurs droits, les 
donations et legs n’ayant ecu lieu que sous une condition suspen- 
sive, celle de faire servir ces immeubles & |’enseignement con- 
gréganiste. Encore un ou deux procés sur la planche. 

Je ne citerai que pour mémoire certains actes restrictifs des 
droits municipaux dans les questions de voirie, mais j’indiqueral 
plus spécialement la prétention de propriété sur les eaux des ca- 
naux intérieurs de la ville, parce que si, comme c’est a craindre, 
elle vient 4 triompher, les ressources du budget municipal, déja 
fort précaires, en pourront étre séricusement atteintes, car ces eaux 
font mouvoir des usines qui sont la propriété de la ville, et dont 
elle tire un revenu. Troisiéme ou quatriéme procés en perspective. 

Cette situation de défensive assaillie et se repliant sans cesse sur 
des positions bientét menacées a leur tour, commence a Jasser ls 
patience d’un certain nombre de nos édiles. Pour se soustraire 
des exigences sans cesse renaissantes, ils voudraient tout lacher 
d’un coup, et, par un acte éclatant de résistance, donner 4 !’aute- 
rité supérieure l’occasion d’étre brisés avec honneur. Ces dispost- 
tions sont-elles bien justifiées? J’en doute pour ma part. Ii vaul 
mieux pour les Messins avoir affaire 4 des concitoyens dévoués qua 
une commission composée de rogues étrangers; et s’il y a moins de 
glorieux tapage, il y a plus de dévouement réel & discuter pied 2 
pied le terrain municipal qu’a en déserter bruyamment la défense. 








SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 887 


DELEGATION PROVINCIALE, —~ ETAT DES FINANCES. 


Cette rubrique me contraint 4 sortir de mon cadre, puisqu’il 
sagit d'intéréts communs aux deux provinces annexées. Les offi- 
cieux de M. de Bismark ont fait grand bruit de la création d’une 
délégation dite provincidle qu’ils représentent comme un témoi- 
gnage éclatant de la bienveillance de leur patron pour |’Alsace- 
Lorraine. Malheureusement, c’est de cette fameuse institution que 
le fabuliste aurait pu dire : 


De loin, c'est quelque chose, et de prés ce n'est rien! 


On va, du moins, en juger. La délégation provinciale est formée 
d'un certain nombre de membres choisis dans les conseils géné- 
raux des trois départements de Lorraine, de haute et basse Alsace. 
Elle se réunit une fois tous Ies ans en session ordinaire 4 Stras- 
bourg. Elle est présidée par le président supérieur des deux pro- 
vinces, assisté d’un commissaire du gouvernement, c’est-a-dire 
qu'elle fonctionne sous |’ceil du maitre. Quelles sont ses attribu- 
tions? Elles sont purement consultatives. L’assemblée donne son 
avis motivé sur tous les projets de loi, ou propositions gouverne- 
mentales, le budget compris, qui concernent |’Alsace-Lorraine; 
mais c’est un avis platonique et qui ne lie en aucune sorte les re- 
présentants du pouvoir. A cet égard, je pourrais me méfier de 
mon propre jugement, ayant 4 me tenir en garde contre des pré- 
ventions involontaires. J’aime donc mieux m’en référer 4 un té- 
moignage non suspect, puisqu’il est officiel. J’ai eu le courage de 
lire les comptes rendus de la session qui vient d’étre close et je 
lear emprunte le passage suivant qui est extrait du procés-verbal 
de la séance du vendredi 48 juin : 

« M. Adam (député lorrain) exprime le désir que M. le commis- 
saire du gouvernement veuille bien définir les attributions de 
l'assemblée plus nettement que cela n’a eu lieu jusqu’ici, et no- 
lamment de répondre 4 la question de savoir si nous avons la fa- 
culté d’exprimer des voeux, ou d’introduire dans nos délibéra- 
tions des questions autres que celles qui nous sont soumises par 
l'administration? » 

« M. le conseiller Stempel déclare qu’il ne peut pas faire d'autre 
réponse que de renvoyerjau rescrit impérial du 29 octobre 1874, 
d’aprés lequel l’assemblée est convoquée exclusivement pour don- 





888 ; LA LORRAINE 


ner son avis sur le budget et Ics autres projets de loi qui lui sont 
soumis, en indiquant les motifs tant de la majorité que de la 
minorité. Une compétence plus large ne peut lui étre reconnue, ni 
par le président supérieur, ni par le chancelier de )’empire. 

« M. le président reléve que la question devient pratique, no- 
tamment au sujet des pétitions qui sont adressées a l’assemblée; a 
mon avis, nous devons passer 4 l’ordre du jour, sauf a renvoyer 
ces pétitions aux commissions comme simples renscignements, 
quand elles se rapportent a des objets rentrants dans l'un ou l'autre 
des chapitres du budget.... » 

Ainsi, nulle initiative n’est permise 4 l’assemblée, le droit de 
formuler des voeux, droit dont peuvent user les conseils généraux. 
lui est méme interdit. Elle est donc, sous l’apparence d'une insti- 
tution centrale, et au point de vue de la compétence, dans une 
situation inférieure 4 celle des corps électifs dont elle est l’éma- 
nation. Voila bien le trompe-l’ceil tout germanique que je signale 
plus haut en tout ce qui concerne le régime représentatif. Ce qui 
n’empéche pas la délégation provinciale de discuter gravement 
tous les sujets soumis 4 son appréciation. Elle légifére en blanc, 
elle émet des votes postiches qui ne tirent pas 4 conséquence. L’ad- 
ministration n’y fera droit que dans la mesure de son bon plaisir. 
Nous avons vu que l’action des conseils généraux est bien effacée 
par l’intervention omnipotente des pouvoirs publics. La délégation 
provinciale n'est donc guére que l’ombre d’unc ombre. Et cepen- 
dant... qui sait? Cet humble point de départ peut mener plus loin 
que nos maitres ne l’imaginent. La race alsacienne-lorraine w'est 
pas la pate molle qui, dans la vraie Allemagne, accepte docile- 
ment les représentations subordonnées. Plus tard, si Vétat de 
choses dure, cette réunion d’hommes auxquels la délégation des 
intéréts collectifs des deux provinces communique une certaine 
force de cohésion, pourra bien tenter de briser la coque ow ses 
mouvements sont maintenant enchainés. L’assemblée n’est qu’un 
embryon encore inerte, les Allemands seront peut-tre effrayés un 
jour de ce qui pourra sortir de l’ceuf. Ajouterais-je que, déja, dans 
cette premiére session, quclques membres ont timidement essavé 
de sauter par dessus les barriéres et que, ce qui était plus Kgal, 
des observations assez crues ont été émises sur certaines prodi- 
galités du budget? On en trouve la trace affaiblie, sans doute, mais 
saisissable encore, dans les comptes rendus officiels. Un Lycurgue 
lorrain, nolaire, cela va sans dire, s’est méme émancipé jusqu’a 
vouloir soumettre a l’appréciation de ses collégues et des représen- 
tants de l’autorité un projet de constitution pour !’Alsace-Lorraine. 
Sa piéce est minutée de sa main. Les Allemands, dit-on, en ont ni 








SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 889 


a se tordre. Ils ne riront peut-étre pas toujours d’aussi bon coeur. 
La charte du notaire renvoyée au bureau des renseignements, sans 
obtenir les honneurs de la publicité, n’est peut-étre pas un chef- 
d’ceuvre dans son genre. Ceux qui ont lue, du moins, ne suppo- 
sent pas que Sieyés eut consenti 4 la signer. Qu’importe? Le papier 
peut n’étre rien, mais l’avoir osé produire est quelque chose. Quoi 
qu'il en soit, la vérité m’oblige 4 ajouter qu’en Lorraine, tout au 
moins, les travaux de la délégation provinciale sont l'objet d’une 
indifférence générale. 

Arrivons, maintenant, 4 la situation financiére des deux pro- 
vinces. Elle est loin d’étre brillante. Sous le régime francais, |’Al- 
sace et la Lorraine, bien qu’ayant a acquitter de lourdes charges, 
devant, par exemple, assurer le service de nombreuses pensions 
civiles et surtout militaires, versait, bon an mal an, au Trésor 
une soixantaine de millions. Je trouve ce chiffre dans un exposé 
financier dressé par M. Mathieu Bodet, l’un des ministres des fi- 
nances de la république. Cependant, aujourd’hui, les pays annexés 
ne parviennent pas a aligner leur budget en équilibre. Les impdts 
ont-ils été diminués? Les feuilles officieuses l’affirment, les con- 
tribuables le nient énergiquement. Je ne puis dresser une enquéte 
a cet égard. Tout ce que je puis dire, c’est que je me suis adressé 
a un grand nombre de concitoyens, et que pas un seul ne m’a 
dit que sa cote de contributions ait été soulagée. II me serait 
méme facile de prouver que dans les villes, 4 Mctz notamment, il 
y a suréléyation plutét que diminution. Je pourrais citer des par- 
liculiers qui paient un bon tiers de plus que sous le régime fran- 
¢ais. Enfin, voici un témoignage qui éclaire singuliérement la 
question. Je lis dans le compte rendu de la séance de la délégation 
provinciale du 6 juillet cette phrase qui s’applique & la ville de 
Metz, pour laquelle une diminution de 16,000 francs avait été 
en vain demandeée sur les contributions personnelle et mobiliére : 
« fl parait que l’expression de ce voeu n’est pas arrivée au gouver- 
nement, car, dans les tableaux qui viennent de vous étre soumis, 
le chiffre de la contribution personnelle et mobiliére est méme 
supérieur 4 celui fixé pour l’année 1875. » Et voila comment les 
épaules des contribuables sont allégées! Mais admettons que, dans 
l'ensemble, les charges des citoyens n’aient pas varié depuis cing 
ans. Comment se fait-il que le budget alsacien-lorrain soit en 
déficit, et qu’a l'heure qu’il est le gouvernement prépare un sc- 
cond emprunt de 44 millions 450,000 marcs (le marc vaut 4 fr. 
20 ¢.), aprés avoir déja emprunté quatre millions de francs en 
4873? Deux mots au sujet de cefpremier emprunt. Il avait été 
émis par voic de souscription publique. Mais 1a combinai on réus, 





£90 LA LORRAINE 


sit mal. La moitié seulement du chiffre fut couvert, et c'est la 
Caisse gouvernementale de |’Alsace-Lorraine qui fournit le reste 
sous le manteau de la cheminée. L’Alsace et la Lorraine sont donc 
devenues bien pauvres? Nullement, car dans le méme temps Paris 
émettait un emprunt municipal, et les deux provinces y souscri- 
vaient pour une somme représentant la totalité de l’emprunt. (e 
ne sont donc pas les capitaux qui manquaient a |’emprunt local 
tenté par les Allemands. 

Mais quelle est la vraie cause du manque d’équilibre entre les 
dépenses et les recettes du pays? Elle est surtout dans l’abus du 
fonctionnarisme. Car il faut qu’on sache que c’est |’Alsace-Lor- 
raine qui paie de ses deniers les fonctionnaires allemands, les- 
quels trouvent en elle un vrai pays de Cocagne. Il est non moins 
certain que, dans nos deux provinces, les services publics sont 
plus rétribués que dans |’Allemagne proprement dite, oi ils le 
sont beaucoup trop, et méme dans certaines autres contrees, | 
Posnanie, par exemple, nouvellement incorporées a la Prusse, oi 
ils le sont avec prodigalité. Toutes les administrations sont dotés 
avec magnificence, et les gouvernants ne reculent devant aucune 
dépense de luxe. C’est ainsi que le théatre de Strasbourg, toujours 
vide, recoit une subventlion de 180,000 francs, ect celui de Metz. 
jamais rempli, en oblient une de 40,000 pour le méme personnel 
d’artistes et le méme directeur, qui desservent alternativement 
les deux villes. C’cst le budget des deux provinces, et non celut 
des deux cités, qui acquitte cette énorme somme pour désennuyer 
les soirées de nos gouvernants! 

L’Allemagne peut avoir la prétention de faire grand, mais elle fait 
cher. Elle n’a pas des fonctionnaires pour remplir des fonctions, 
mais elle multiplie, elle divise, elle invente les fonctions pour ca 
ser le plus grand nombre possible de fonctionnaires. I] semble que 
l’Etat soit la vache 4 lait qui tend ses mamelles & tous les famitli- 
ques. C’est quelque chose comme les ateliers nationaux dans un 
ordre plus relevé. Si le socialisme avait son jour de victoire dans 
ce pays de féodalité, if trouverait son terrain tout préparé. On a fait 
grand bruit des 500,000 fonctionnaires francais émargeant au bud- 
get, et il est certain que c’est un chiffre respectable. Mais comme l 
palit devant le fonctionnarisme allemand! Les preuves abondent a 
cet égard. Je ne crois pas exagérer cn posant en fait que le perso 
nel des divers services publics en Lorraine est triplé depuis !at- 
nexion. J’en ai bien des exemples sous les yeux. Sous le second 
empire, il y avait 4 la préfecture de la Moselle une vingtaine de1- 
ployés, chefs de bureau et expéditionnaires ; il y en a cent ving! 
aujourd'hui, sans compter l’administration du kreisdirektor (sous- 














SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 801 


préfet) qui est distincte de la présidence proprement dite, et qui a 
ses bureaux ailleurs. 

Voila une premiére cause de dépense. Mais il en est une autre 
plus sérieuse, peut-étre, et assez peu connue, c’est le chiffre élevé 
des traitements. Rien de plus curieux cet égard que la comparai- 
son des émoluments francais avec leurs similaires allemands. La 
difference en plus, au profit du titulaire actuel, est énorme dans 
tous les services, elle n’est jamais moindre du tiers en sus, elle est 
quelquefois du double et méme du triple, suivant les fonctions. 
Mais c’est dans l’ordre judiciaire qu'elle apparait avec toute son 
exagération. Un modeste juge de paix francais se contente de 
1,800 francs, avec certaines indemnités de déplacement dans des 
cas assez rares; un juge de paix lorrain touche 6,500 francs par 
an, non compris le casuel. Remontons un échelon et prenons un 
exemple pour plus de clarté. Quand la ville de Sarreguemines était 
francaise, son tribunal de premiére instance coutait a l’Etat 
41,000 francs, représentant les émoluments de tous ses magistrats. 
Aujourd’hui, le président de ce méme siége touche, a lui seul, 
16,000 francs. Le procureur impérial 9,000, les juges dans la 
méme proportion. Les directeurs de la police, 4 Strasbourg et a 
Metz, émargent chacun 40,500 francs, tandis que le commissaire 
central de police frangais se contentait de moitié moins. Les trai- 
tements des cvommissaires de police ordinaires vont jusqu’a 
9,200 francs ; il n’y en pas d’inférieurs, dans les plus petits can- 
tons, 4 3,750. Les inspecteurs de la méme administration sont 
mieux traités encore. Il y en a trois dont les émoluments varient 
de 5,625 4 8,625. La sécurité des habilants et des propriétés en est- 
elle mieux garantie?... J’en doute fort. Les Allemands sont dor- 
meurs. Pendant la nuit, surtout, et pendant l’hiver, la surveillance 
laisse beaucoup a désirer. Les plaintes, 4 cet égard, sont devenues 
Si vives en Alsace, qu’un journal de Mulhouse a fini par s’en faire 
Yécho. Mais une feuille officieuse a répondu d’un ton cavalier et 
textuellement que le gouvernement « n’a aucun intérét a veiller la 
nuit, 4 ses frais, sur les propriétés des habitants de Mulhouse. » 
-A ses frais est épique quand c’est la population qui rétribue si gras- 
Sement — un peu malgré clle, il est’ vrai — les agents chargés de 
la défendre contre les voleurs. Alors, rendez l’argent! dirait Bil- 

et. 

ll est vrai que le gouvernement a diminué l’effectif de la gen- 
darmerie; mais, par un contraste qui ne peut se produire quen 
Alsace-Lorraine, cette réduction a coincidé avec une augmentation 
de charges. Il faut 993,424 francs pour l’entretien de 358 gendar- 
Mes allemands, au lieu de 840,000 francs pour 620 gendarmes 


892 LA LORRAINE 


avant l’annexion, c’est-a-dire que l'entretien d’un homme coiute 
2,275 francs en 1875, et qu'il coutait 4,260 francs avant 1870. 
_Pandore, qui était généralement alsacien avant la guerre, et qui a 
opté pour la solde francaise, n’est-il pas sans conteste un héros? 

Il va sans dire que les traitements, dans tous les services, sont 
établis dans la méme proportion. Depuis les présidents, qui tou- 
chent de 60 4 70,000 francs jusqu’au plus modeste expéditionnaire 
qui émarge de 7 4 800 thalers, c’est toute une armée de rongeurs 
qui gruge a belles dents le budget et force & recourir aux em- 
prunts. Il faut 4 ces messieurs, plus grandement que dans leur 
patrie, toutes les aises de la vic, ce sont les vaincus qui patent. 
Don Salluste pourrait dire d’eux ce qu’il disait a don César des cour- 
tisans de son temps : 


Mon cher, les grands seigneurs ne sont pas de vos cuistres ! 


Eh bien! si magnifiquement lestés que soient ces fonctionnaires, 
qui, du fond de la Prusse, se sont abattus sur nos contrées comme 
sur une proie, il en est beaucoup qui ne se contentent pas de leurs 
honoraires et que des dettes trop criardes forcent leurs supérieurs 
a congédicr; et parmi ceux qui ont le maniement des deniers pu- 
blics, 4 un titre quelconque, combien ont déja disparu avec la 
caisse? Les percepteurs seuls sont moins nombreux gne sous le 
régime frangais ; mais pour qu’ils touchent ainsi de plus fortes re- 
mises. Aussi, Ia délégation provinciale a réclamé contre ce qu’elles 
ont d’exagéré. Encore ces agents ont-ils des auxiliaires, rétribués 
par l’Etat. et qui grévent le budget de 59,000 francs. On retrouve 
donc encore ici la subdivision des fonctions coincidant avec la pro- 
digalité des émoluments. Cependant, les perceptcurs n’ont que trop 
souvent donné l’exemple de l’infidélité, et leur réputation n'est que 
trop bien établie 4 cet égard. Aussi la délégation provinciale a-t-elle 
demandé la création d’inspecteurs spéciaux chargés de surveiller 
les opérations des agents du fisc. Ce qui me rappelle un mot plai- 
sant dans son hyperbole, d'un concitoyen qui avait appris coup suf 
coup plusicurs fugues de ce genre. Il se trouvait avec quelques 
amis, et chacun: déplorait le malheur de l’occupation étrangere, 
sujet d’entretien qui revient invinciblement dans toutes les rév- 
nions d’annexés. — Ces Prussiens vous sont donc bien a charge? 
dit-il... Eh bien! je sais .un moyen infaillible et pacifique de nous 
en débarrasser... — En vérité! et lequel? — C'est de les nommer 
tous percepteurs... ils auront bien vite levé le pied ! 

Ainsi, le personnel des fonctionnaires est considérablement aug- 
menté et leur traitement bonifié dans unc mesure dont les chiffres 





SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 895 


cités plus haut peuvent donner une juste idée. Comment, dés lors, 
les finances ne seraient-elles pas obérées ? 

Ce fonctionnarisme 4 toute outrance est certainement l'une des 
plaies vives de l’Allemagne. Il accuse une situation économique 
pleine de déboires pour le présent et de périls pour l’avenir. lla 
sa vraic cause, d’ailleurs, dans le caractére national trés-peu actif 
en dépit de lapparence, trés-enclin aux jouissances et 4 faire unc 
part prépondérante aux cdtés mateériels de la vie. De la, la subdivi- 
sion des fonctions qui assure des positions 4 un grand nombre de 
familles ct l’exagération des traitements qui répond a des gouts de 
plaisirs et 4 des calculs de domination. Le gouvernement s’assure 
ainsi une tribu dévouée 4 ses intéréts, mais il impose au trésor 
public un fardeau qu’il ne pourra porter longtemps; et c'est 1a, 
peut-étre, le danger le plus pressant pour la paix de l'Europe. 

Le ministre des finances de Prusse, M. Camphausen, a déclaré 
l'année derniére avec une candeur effrayante, a la tribune du Land- 
tag, que le nombre des familles n’ayant pas 140 thalers 4 dépenser 
par an, et dispensées ainsi de payer l’impot sur le revenu, avait 
augmenté de plus d’un million, et cela dans le cours d’une seule 
année. Ajoutons que le nombre de ces familles dépasse six millions. 
Mais les ménages, dans les couches populaires, sont trés-prolifiques, 
et chacun compte bien quatre individus en moyenne. La Prusse, 
ayant une population totale de 24,606,000 ames, c’est, d’aprés 
l’aveu terrible du ministre, 8°) pour 100 de la population qui est 
dans l’indigence. Et c’est sur cette tourbe famélique que se dresse 
un état-major de fonctionnaires repus ! 

Ainsi, l’Allemagne, en général, est pauvre, la Prusse surtout, et 
elle rétribue avec une prodigalité imprudente ceux qu’elle emploie. 
Les Césars de Rome nourrissaient la plébe avec le produit des dé- 
pouilles du monde; le césarisme germanique fait quelque chose de 
semblable, en entretenant 4 grands frais une armée de fonction- 
naires, c’est-a-dire une clientéle soumise. Mais quand la corne d’a- 
bondance qu’il verse sur eux sera vidée, il faudra bien qu'il s’ingé- 
nie pour la ravitailler ailleurs; car le pays est incapable de faire 
face longtemps aux exigences d’une situation montée sur ce pied. 
Les deux armées civile et militaire sont deux chancres rongeurs qui 
doivent épuiser toutes les forces vives de la nation, et il est difficile 
de ne pas considérer comme essenticllement ct forcément transi- 
toire la situation économique qu’ellcs font au nouvel empire. La 
conclusion, c’est que ce n'est pas 4 la paix qu’il demandcra les 
moyens dc la continuer, s'il ne renonce 4 ce qu’a d’excessif et de 
ruineux le parasitisme énervant de ses fonctionnaires et l’exagéra- 
tion de ses armements. 

40 Seprenexe 1875. 58 


804 LA LORRAINE 


En résumé, le budget de l’Alsace-Lorraine pour 1876 est fixé, en 
dépenses, 4 43,915,298 marcs 80 pfennigs, et la délégation provin- 
ciale voudrait la réduire 4 44,448,298 marcs, soit une économie 
de 2,467,000 marcs. Quant a l’emprunt, la méme assembleée le 
trouve un peu bien rondelet, ct elle voudrait le dégonfler de 14 mil- 
lions 1/2 de murcs 4 11,800,000. Mais la délégation propose et 
Vempire dispose. 


LA SITUATION RELIGIEUSE. 


Sans offrir des cétés aigus, comme dans la Prusse catholique, 
cette situation, tout en offrant des aspects consolants, ne laisse pas 
que d’étre précaire, anxieuse et menacée. Sauf dans la ville chef- 
lieu, ou la sortie des processions a été prohibée, l’exercice du culte, 
méme extéricur, est resté libre. A part les patriotiques hardiesses 
de langage qui ont amené quelques-uns de nos prétres en police 
correctionnelle, notre clergé, Dieu merci! ne passe pas sa vic en 
prison. A l’apparence donc, il n’y a rien, ou il n’y a que peu de 
chose de changé dans les conditions d’existence de |’Eglise en 
Lorraine. Quelques personnes en France peuvent s’en étonner: 
c’est qu’clles oublient que les lois confessionnelles qui ont fait tant 
de bruit dans le monde, et qu’un parlement complaisant a mis fant 
d’empressement 4 voter, ne sont faites que pour la Prusse, et non 
encore pour les autres Etats de l’Allemagne confédéréc; c’est, d’un 
autre cote — et ceci demande quelques développements — qu’au 
point de vue des rapports entre l’Eglise et I’Etat, les nouveaux pays 
d’empire continuent ou doivent continuer 4 vivre conformément a 
la loi du Concordat, comme sous le régime frangais. Pour que les 
lois Falk pussent étre appliquées 4 l’Alsace-Lorraine comme aut 
autres [tats de la confédération, tels que la Baviére catholique, par 
exemple, il faudrait une décision formelle du Reichstag, ou parle- 
ment d’empire. Nous sommes peut-étre méme placés, au point de 
vue du droit, dans une situation meilleure, 4 cet égard, que les 
autres confédérés; car nous pouvons invoquer le traité de Franc- 
fort, quinous a fait passer sous la domination allemande. Cc trailé, 
en effet, sans étre trés-explicite sur la question religieuse, nous 
promet cependant que rien,ne sera changé aux anciennes condi- 
tions d’existence del’Eglise dans les pays annexés. Or, ces anciennes 
conditions d’existence sont réglées par le concordat de 1802, qui 
est un acte essentiellement synallagmatique. Il n’y pourrait étre 
dérogé que par un nouvel accord entre les parties, c’est-a-dire entre 


SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 895 


j’autorité pontificale qui l’a consenti, et le gouvernement allemand, 
substitué, par le fait de la conquéte, au gouvernement francais. 
C’est du moins l'interprétation la plus naturelle, au point de vue 
purement laique et politique. Je sais bien que cette nécessité toute 
morale d’une convention nouvelle ne constitue pas une garantie 
bien solide et bien efficace contre des entreprises de bon plaisir. 
Mais enfin, faire briser ce contrat par une majorité de parlement 
serait une violence accomplie contre un droit acquis. Les Alle- 
mands, en effet, considérent eux-mémes le Concordat comme la 
base des relations existantes entre I'Etat et les diocéses. Ils en dé- 
naturent souvent le sens, ils en forcent ou en faussent parfois les 
applications, ils le torturent 4 plaisir, pour en faire sortir des so- 
lutions conformes 4 leurs visées; mais enfin c’est leur point de dé- 
part, ct, au moins comme étiquette, c’est la régle qu’ils invoquent. 
Donc, ils ne pourraient le supprimer ou le modifier sans un coup 
de force. Mais, quand je dis: le concordat, il va de soi qu’ils ex- 
plorent avec délices ses annexes et ce fouillis de décisions contra- 
dictoires dont tant de ministres, au gré de la politique du jour, ont 
hérissé les abords depuis soixante-dix ans. Tout leur est bon pour 
étayer d'un semblant légal les mesures souvent les plus arbitraires, 
car ce sont les amants non platoniques d’une légalité 4 haute pres- 
sion : ils l’invoquent 4 tout propos et hors de propos, et ils l’in- 
ventent, quand son ombre méme les fuit. Rien, du reste, ne leur 
échappe, et, comme fureteurs de paperasses, ils n’ont pas leurs 
pareils, quand il s’agit d’appuyer une prétention sur un document. 
Or il y a des documents pour toutes les prétentions : ordonnances 
tombées en désuétude, avis ministériels mort-nés, réglementations 
jamais appliquées, tout cela renait, vit, palpite au gré de leurs dé- 
sirs. Ne leur dites pas que telle exigence n’a plus de raison d’étre, 
ils vous montreront le papier qui l’a légitimée autrefois; ne préten- 
dez pas que telle disposition d’une loi fruste est abrogée ou pres- 
crite, ils vous en exhiberont triomphalement le texte, en ajoutant 
qu ils ne reconnaissent que l’abrogation expresse, et jamais la pres- 
cription d’une loi d’Etat. Des cartons de la préfecture ils ont fait un 
arsenal! 

C’est ainsi que le: président a fait arréter 4 la poste, en février 
dernier, le mandement du Jubilé, le plus inoffensif des documents. 
Mais il contenait un écrit venu de Rome, et, aux termes de la loi de 
germinal, nulle piéce émanant de cette source ne peut ¢tre publiée 
par Yordinaire sans |’autorisation du pouvoir civil. Mais on sait que 
le Souverain Pontife et les évéques ont toujours protesté contre 
l’application des lois organiques faites en dehors d’eux et contre 
eux. En tout cas, le placet n’avait jamais été demandé a nos préfets 


896 LA LORRAINE 


par les prélats messins : ils devront I’étre a l'avenir. Ajoutons qu’a- 
prés quinze jours de séquestration dans les bureaux de la poste, 
l’interdit fut levé, mais seulement 4 titre gracieux, et en mainte- 
nant pour l’avenir a |’Etat le droit de permission préalable. C'est 
aussi aux termes de la loi de germinal, que la sortie des processions 
a été et demeure interdite 4 Metz, o& se trouve un consistoire pro- 
testant ct israélite. Ainsi, les provinces annexées devicnnent le pays 
d’adoption, ct comme Eldorado, des fameuses lois organiques, ces 
chefs-d’ccuvre de’ duplicité et de violence cautelcuse qui semblent 
une préface anticipée des lois Falk. A défaut de celles-ci, celles-la 
rendent des services appréciés par les Allemands. Le premier con- 
sul, en préparant, sans droit, ces entraves a la liberté religieuse, 
ne se doutait guére qu’il forgeait des armes pour ses pires ennemis, 
qui devaicnt étre ses dignes émules de l’avenir; tant 11 est vrai que 
le despotisme n'a pas de patrie! 

Moins de huil jours avant l’arrét mis sur les piéces relatives au 
jubilé, un autre mandement, celui du Caréme, avait été lobjet 
d’une mesure plus grave encore. La saisie en avait été ordonnée 
par le président, et elle fut maintenue. Cette communication du 
prélat 4 ses ouailles est certainement l'un des écrits les plus élo- 
quents ct les mieux inspirés qui soient sortis de la plume et du 
coeur de Mgr Dupont des Loges. Le vénérable évéque n'y faisait ap- 
pel qu’aux sentiments les plus élevés de homme dans le pur do- 
maine de la solidarité chrétienne. Ce document traitait de la com- 
munion des 4mes reliées par la priére, demandant aide et secours 
aux plus pures d’entre elles, et établissant une communication de 
la terre au ciel par l’intervention des étres chers qu'on a perdus, 
des saints qu’on a honorés. L’énumération de ces rapports tout spi- 
rituels comprenait le passage suivant, qui n’en était que l'annexe 
et le développement : 

« ... [lest méme des sentiments encore plus délicats que nous 
he croirions pas pouvoir sans présomption préter aux saints, si la 
divine Kcriture ne nous autorisait 4 le faire. Parmi ces passages, 
qui affirment V’intervention des bienheureux en notre faveur, l'un 
des plus remarqubles ct des premiers par I'antiquité, nous repré- 
sente un pontife de l’ancienne loi, priant aprés sa mort pour son 
peuple opprimé, et, dans cette méme vision, Onias montre a ses 
concitoyens abattus un autre saint, plus grand que lui, le prophete 
Jérémie qui supplie, 4 son tour, le Seigneur pour la malheureuse 
Jérusalem, et il dit de lui: « Voici celui qui aime ses fréres et le 
« peuple d'Israél, voici celui qui prie beaucoup pour le peuple ct 
« pour la cité sainte... » 

a N’est-il pas admirable, nos trés-chers fréres, —et qui le croirait, 


SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 807 


si le texte sacré n’était sous nos yeux? — que Dieu ait voulu nous 
donner cette supréme consolation de nous faire voir nos ancétres 
prosternés devant Lui et intercédant pour leur patrie? Ainsi donc 
aucun noble sentiment ne se perd. On emporte dans |’éternité ce 
qui a fait l’honneur de la vic, et non-seulement la communion des 
saints unit le ciel 4 la terre, mais, dans le ciel, comme sur la terre, 
elle embrasse tout ce qui est grand, généreux, légitime. » 

Ce sont ces lignes qui, contre toute attente, ont excité les suscep- 
tibilités de la présidence. Je ne puis citer le mandement éntier, 
mais j’affirme que le passage incriminé n’était que le complément 
logique de ce qui le précéde et ic suit. Qu’importe? ces méticuleux 
docteurs n’admettent pas, parait-il, de communauté spirituelle en- 
tre des générations qui ont eu une nationalité différente, et ils ont 
dressé une nouvelle carte du ciel ow ils ont établi des frontiéres qui 
les séparent, ct des douanes contre la contrebande de la priére! 

Le prélat, dit-on, se défendit en vain d’avoir, dans un écrit de 

pur enseignement chrétien, voulu introduire des allusions politi- 
tiques. D’abord, la nature de l’écrit le défendait contre ce soupcgon, 
ensuite le caractére bien connu de son vénérable auteur donnait 
une valeur absolue a ses protestations. Rien n’y fit. L’évéque fut, 
assure-t-on, mis en demeure de retrancher le passage cité plus haut, 
ou de voir son mandement frappé définitivement d’interdit. Monsei- 
gneur se résigna donc a n’en publier que Je dispositif, car il ne 
pouvait admettre, en matiére doctrinale, le veto ou méme l’inter- 
prétation de l’autorité civile. Et, ici, vient se placer un détail qui 
présente le génie tudesque sous un dc ses aspects les plus familiers 
et les moins séduisants. L’espionnage n’est pas seulement pour lui 
un procédé de guerre usité dans les proportions qu'on sait, c’est 
encore un instrument de régne qui fonctionne avec une régularité 
savante. Je ne parle pas ici de ce qu’on pourrait appeler les irrégu- 
liers de institution, observateurs et rapporteurs soldés qui s’ap- 
pellent légion, je veux citer un fait caractéristique d’espionnage 
quasi légal. L’interdiction de publication du mandement du caréme 
étant maintenue, ordre fut donné aux autorités locales de s’assurer 
de l’exécution de la défense, et ce furent les instituteurs qui furent 
chargés de surveiller, 4 cet égard, et de dénoncer, au besoin, leurs 
curés. Voici le texte d’une injonction de ce genre adressée, par le 
kreisdirektor de Thionville, aux instituteurs de son ressort : 


« Dés que votre curé aura publié, du haut de la chaire, le man- 
dement de l’évéque de Metz, pour le caréme de cette année, je désire 
apprendre de vous, par l’intermédiaire de M. l’inspecteur des écoles, 
Si cette publication s’est bornée a la partie dispositive du mande- 


898 LA LORRAINE 


ment, ou si ce mandement a été lu en entier, et quel a été le sens 
de la partie non dispositive. 

« Veuillez, en méme temps, m’indiquer cn quelle teneur le man- 
dement aura été affiché a la porte extérieure de l'église. 


« Le directeur du Cercle, Siecrnen. » 


C'est donc le maitre d’école qui doit se faire le dénonciateur de 
son curé, et un haut fonctionnaire, l’inspecteur, est associé a cette 
mission. 

Si, encore, on n’avait affaire qu’a la loi francaise, invoquée en ses 
plus extrémes rigueurs, dans ses dispositions transitoires les plus 
oubliées, on pourrait se résigner 4 étre fouetté par ces verges cueil- 
lies sur un sol aimé; mais il faut compter encore avec les exigences 
mystéricuses du Code allemand qui, mélé a la premiére, sans ordre, 
ni méthode, produit un enchevétrement inextricable. Pour ces fana- 
tiques de légalité, j’y insiste, ce n’est pas trop de deux législations 
pour y puiser les motifs des discussions les plus acerbes et souvent 
les moins justifiées. Sur le méme objet, l'une ou l’autre de ces |é 
gislations est tour 4 tour appliquée suivant le besoin ou Putilité des 
pouvoirs qui l’invoquent. Les résultats sont contradictoires? Quim- 
porte! La grande affaire est de pouvoir s’appuyer sur quelque chose 
d'écrit. Un texte, et c’est assez. Sur un point précis, on croit pou- 
voir s’en référer a l’article francais qu’on connait... Pas du tout! 
C’est un texte allemand et inconnu qu’on vous oppose. Mais ily a 
une disposition du Code allemand qui peut étre favorable, et loa 
en réclame le bénéfice. Oh! alors, on peut étre a peu prés certain 
qu’un texte frangais lui sera opposé. C’est le systéme de la sélection 
appliqué aux progrés de l’omnipotence. Si bien que l’austére justice 
aun faux air de maitre Jacques, dont la casaque est mi-partie a- 
lemande et francaise et qui, faisant sans cesse demi-tour, présenle 
alternativement un Code différent. Cela est vrai en toute matiere, 
surtout en matiére fiscale; mais c’est au point de vue religieux qué 
cette sorte de promiscuité dans la législation a des conséquenté 
graves. 

Tous les dignitaires ecclésiastiques, grands vicaires, chanoines, 
curés de canton, sont acceptés par I’Etat sur la présentation de 
l’évéque ; mais cette présentation équivaut, en France, au choix dé- 
finitif, et la ratification du gouvernement n’est, 4 peu d’exceptions 
prés, qu’une formalité. Ici, les questions d’investiture, non encore 
franchement ouvertes, pourront donner lieu a des difficultés * 
rieuses 4 mesure que le temps s'écoulera. Certains précédents, 
Alsace, peuvent, du moins, le faire crajndre. 

Ce qui est certain, c’est que l’autorité civile restreint, aulanl 











SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 899 


quelle le peut, sans qu’on l’accuse de persécution ouverte l’action 
religieuse et son rayonnement. Le culte suit son cours traditionnel, 
mais on resserre son lit, on supprime ses dérivations, on détourne 
ses affluents. Tout ce qui peut aider 4 son expansion, tout ce qui 
peut servir sa propagande, en dehors du strict nécessaire de ses 
manifestations, est retranché impitoyablement. On la laisse vivre 
en supprimant ses organes vitaux. Les ordres religieux d’hommes 
ont été expulsés; les communautés enseignantes de femmes ont 
subi le méme sort, moins une ou deux maisons, mais qui ont du 
renoncer 4 l'éducation des jeunes filles. Les écoles, dirigées par des 
instituteurs congréganistes, ont successivement disparu ; mais }’en 
ferai l'objet d'une mention spéciale. 

L’etfort pour interdire tout ce qui peut moraliser par |’ascendant 
religieux, pour détruire tout foyer de vie catholique, si modeste 
fuil-il, ne peut faire objet d’un doute. En voici un douloureux 
exemple. | 

Il y avait 4 Metz une institution entourée du respect de tous. Un 
pieux ecclésiastique consacrait son temps 4 préserver du mal un 
erand nombre de jeunes gens de la classe populaire, qu’il réunis- 
sait autour de lui, 4 qui il procurait d’innocentes récréalions, et 
qu'il savait préserver ainsi des coupables entrainements. C’était 
Voeuvre dile des Jeunes Ouvriers. Pour eux, l’abbé Risse n’était pas 
un maitre, c’était un pére chéri et vénéré. Mais 4 ses enfants qui 
partageaicnt sa table frugale, il donnait par surcroit le pain de vie. 
Cette petite colonic devint dés lors suspecte. Un jour — il y a de cela 


un an — ordre fut signifié au pauvre abbé de licencicr son jeune | 


monde et de fermer sur Vheure sa maison hospitaliére. Et la hate 
d’en finir avec lui fut telle que quelques-uns de ses pensionnaires, 
non avertis de la mesure ct revenant gaiement le soir au bercail, 
furent saisis par des agents apostés et passérent la nuit 4 la Perma- 
nence, comme des malfaiteurs. Et pourquoi tant de rigueurs? Parce 
que, par un hasard vite dénoncé, une ou deux des images distri- 
buées 4 ces jeunes gens portaient une priére pour la France. Il y 
avait un texte; tout était dit! Le plus curieux... ou le plus triste, 
c'est que le digne abbé comptait parmi ses apprentis quelques jeu- 
nes Allemands qu’il avait eu toutes les peines du monde 4 faire 
adopter par leurs camarades francais. Et il faut rendre cette justice 
4 ces fils de la Germanie, qu’ils se montrérent les plus indignés 
contre l’ordre de fermeture, et qu’il fallut de grands efforts pour 
empécher de leur part une protestation bruyante et inutile. 

Par contre, tout ce qui peut étre nuisible 4 la foi, tout ce qui 
peut le mieux la battre en bréche, est proné, accueilli, encouragé. Un 
ukase de M. de Bismark a soumis les journaux frangais 4 une censure 





000 LA LORRAINE 


sévére, cl ceux qui sont conservateurs arrivent rarement a destina- 
tion; mais il y a peu d’exemples que les feuilles radicales, dont 
l’unc des spécialités est de déverser |’outrage sur le catholicisme, 
aicnt manqué a leurs abonnés. Qu’elles se résignent 4 recevoir ce 
cloricux témoignage d'un enfant de Metzet de la France! Ce sontde 
précieux alliés, dont la collaboration et le concours sont tenus en 
haute estime. La franc-maconneric est l'objet des préférences de 
l’administration, qui la voit essaimer 4 Metz avec une évidente sa- 
tisfaction, puisqu’clle a autorisé depuis peu la création de cing loges 
nouvelles dans le pays. Je me hate d’ajouter que ces éclosions ne 
se recrutent absolument que parmi les immigrants venus d’Alle- 
magne, et que nos Frangais méme imbus de préjugés anticatho- 
liques, rougiraient de s’affilier avec ces Tudesques. Au carnaval de 
4874, une immonde cavalcade a rempli les rues de la cité de bruit 
et de scandates, exhibant des masques en costume religieux, qui 
tantdt affectaient des privautés ignobles avec des camarades figurant 
des prostituées, tantét se livrant devant la foule & des momeries 
blasphématrices. C’est sans doute le dégout soulevé par ces éhontées 
salurnales qui, Dieu merci, cette année, nous en a épargné le 
retour. 

Je citerai encore, je citerai surtout la Gazette de Lorraine, qui 
malgré sa situation officiclle, fait une guerre acharnéc 4 la religion. 
Bien peu de ses numéros qui ne vomissent contre elle les plus atro- 
ces ou les plus sottes accusations ct les invectives les plus odieuses. 
Je dois me borner, ct je n’en donnerai qu'un échantillon ; mais il 
faut qu’on sache, au dehors, de quel style les défenseurs patentés 
' de la conquéte abordent les questions religieuses et francaises. La 
Gazette, dans son numéro du 24 juin dernicr, répondait ainsi a un 
correspondant prétendu : 

« Nous scrions, pour notre part, bien empéché de satisfaire un 
monsicur qui signe D. M. et qui nous demande s’il est vrai que la 
princesse Catherine-Marie de Lorraine se livra 4 Jacques Clément, 
l’assassin de Henri Il], pour le pousser au crime et donner ainsi le 
tréne de France aux Guises. Nous nous plaisons 4 douter, sachant 
que la Liguc n’avait pas besoin de l'aide d’une femme pour tuer un 
roi. 

« On était en 1589, en plein terrorisme clérical, et le terrorisme. 
en France, qu'il soit clérical, radical ou d’une autre couleur, trouve 
toujours des bourreaux complaisants pour tout faire. Toutefois, ul 
est avéré que les bourreaux qu’un régicide n’effraye pas sont ceux 
qui ont communié et regu l’absolution avant de frapper, que la ca- 
naille la plus redoutable est celle qui sort d’avoir été & con- 
fessc, etc., etc. » 





SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. a | 


Ces plates injures ont la libre pratique; elles s’étalent comme 
chez elles dans une feuille qui a l’attache officielle. Il est arrivé 
que des Allemands eux-mémes, indignés de cette polémique insul- 
tante pour les vaincus, ont adressé des plaintes a la présidence. Elle 
a toujours répondu qu'elle respectait la liberté de la presse et 
qu'elle ne pouvait rien contre l’édition francaise de la Gazette de 
Lorraine. Ce journal n’est donc officicl qu’en allemand ? Mais dans 
cettc langue il est tout aussi irrespectueux pour la foi des Lorrains. 
Il est étrange, d’ailleurs, qu’un magistrat haut placé, comme le 
président, ne puisse réprimer les intolérables écarts de plume d’un 
journal placé sous son autorité, investi du monopole des annonces 
légales, cl émargeant, qui plus est, au budget départemental. 

C'est par cet ensemble d’obstacles apportés 4 la diffusion de la 
pensée religieuse, par ces encouragements donnés a ce qui lui est 
hostile, que sc révélent les véritables tendances de nos maitres. 
Jusqu’ot veulent-ils aller, et leur but est-il de préparer — ce qui 
est hors de leur pouvoir — la destruction de nos croyances, par 
qui les dmes restent libres et fiéres? Ne fut-ce que par charité 
chrétienne, je n’oscrais le faire entendre. Mais il est incontestable, 
il est avéré, que leur intention est de subalterniser le catholicisme, 
en l’'accommodant a leurs vues, de l’avilir, en le forcant & se re- 
nier. En Lorraine donc, ce n’est pas la persécution ouverte ct vio- 
lente, c’est le travail de dissolution progressif et continu; ce n’est 
pas la table rase par les digues rompues, c’est la destruction par la 
mine et linfiltration. 

Mais ces cruelles épreuves ont leurs dédommagements ineffa- 
bles : elles retrempent la foi, elles lui donnent un caractére plus 
auguste, elles associent la pensée de la Patrie d’en haut 4 celle de 
la patrie terrestre, ct les confondent dans le méme amour. Jamais 
les démonstrations de la piété messine n’ont été plus sincéres et 
plus multipliées, jamais les directeurs des ames n’ont recueilli de 
plus amples moissons de salut. I suffit qu’une féte religicuse soit 
annoncée, pour qu’clle groupe autour d’elle un imposant concours 
de fidéles. M. l’abbé Simonis, député au Reichstag, de passage a 
Metz, fait entendre la parole divine dans |’unc de nos paroisscs, ct 
M. de Puttkammer, le président de la Lorraine, vient constater en 
personne |’empressement inoui des Messins a recueillir les pieuses 
exhortations de l’éloquent apdtre alsacien. L’autorité peut interdire 
la circulation des processions 4 l’air libre, et comprimer ainsi l’es- 
sor du sentiment populaire. La cité tout entiére, au grand jour, 
tente en vain de remplir la nef imposante de notre cathédrale, 
l’une des plus vastes de la chrétienté, et le maire de Metz et toute 
I"édilité font cortége au Dicu vivant, aux sons majestueux de la 





902 LA LORRAINE 


Mutte, la cloche des grandes solennités, mise en branle par leurs 
ordres. Et & chaque cérémonie de I’Eglise c’est la méme foule et 
le méme empressement. La libre pensée elle-méme dissimule, si 
elle n’abdique. Elle aurait honte, dans la cité messine, d’apporter, 
par ses protestations ou par scs murmures, un aide et unc force 4 
nos dominateurs. Les plus enragés de vos Journalistes antireligieux 
seraient touchés eux-mémes de ce spectacle et n’auraient pas le 
courage d’écrire 4 Metz ce qu’ils écrivent & Paris. Dans ce temps 
d’acharnement vraiment satanique contre le catholicisme, on peut 
dire hautement que la Lorraine est le pays d’Europe ou il est en- 
touré de plus d’hommages, de respect et de réelle puissance, celle 
qui agit sur les dimes! 

Mais les sentiments de la cité épiscopale sont ceux du diocése 
tout entier. Il ya un an et demi, les élections au Reichstag ont été 
un plébiscite catholique et frangais. Il y a d’autres témoignages, et 
jen choisis un des plus touchants et des plus décisifs, parce qu'il 
est d’hier. Notre évéque revient d'une tournée de confirmation 
dans le pays de langue allemande : son voyage n’a été qu'une lon- 
gue ct magnifique ovation. Sur tout son itinéraire, les populations 
accouraient comme 4 une féte, non des yeux, mais du ceeur. Elles 
entouraient leur premier pasteur des démonstrations de la joie ka 
plus vive, des preuves d’amour les plus expansives. L’élan était gé- 
néral dans Ics villes comme dans le plus humble hameau. Ce n’é- 
tait partout que décorations élégantes, députations en habils de 
féte, chars rustiques 4 la mode somptuaire du pays, chevauchées 
de jeunes gens fiers de venir faire cortége a leur bien-aimé pasteur. 
A toutes les stalions, Monseigneur faisait son entrée sous un arc de 
triomphe, au milieu des cris d’allégresse et au bruit assourdissant 
d’une artillerie enragée, car dans ces parages il n’y a pas de bonne 
féte sans faire parler la poudre. L’explosion des cceurs ne va pas 
sans celle du salpétre. L’entrain était tel, que, dans une petite pa- 
roisse, au moment le plus pathélique, c’est-a-dire le plus bruyant, 
un vieux mortier, 4 tort réhabilité pour la circonstance, éclata sous 
une charge exagérée, et vint frapper d’un éclat le premier magis- 
trat municipal. « Continuez, mes amis, et surtout pas un mot 4 
Monseigneur! » Tel fut lc premier cri du blessé, et, chose étrange! 
la double recommandation fut suivie a la lettre : on n’en brdla pas 
unc amorce de moins, et le secret de l’accident fut si bien gardé, 
que Monseigneur ne l’apprit, & son retour, que par les journaux. 
L’enthousiasme a son héroisme. 

A Sarreguemines, la principale ville de la Lorraine allemande, Ia 
réception fut splendide. Une société musicale avait cru devoir de- 
mander l’autorisation de se porter en corps au dela des murs, au 














SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 903 


devant de Monseigneur. Mais le Kreisdirektor ne voulut pas prendre 
sur lui la responsabilité d’une si grave détermination, et en référa 
4 son supérieur hiérarchique, lequel, non moins timoré, s’adressa 
au président supérieur... 4 Strasbourg. Je ne sais si l’autorisation 
fut accordée, mais elle ne put naturellement arriver qu’aprés la 
cérémonie. Cette habile fin de non-recevoir n’empécha pas l’accueil 
fait au prélat d’étre vraiment imposant, par l’immensité et l'atti- 
tude du concours populaire, lempressement respectueux de tout 
ce que la ville compte de citoyens haut placés, la beauté et la dis- 
tinction de tous les appréts décoratifs. On raconte qu’une brave 
femme, que cet appareil ravissait, s’écria, en joignant les mains: 
« Il ya donc encore un bon Dieu! » 

C’était le mot sorti des entrailles. Sa naiveté avait aussi, sans 
qu'elle s’en doutat, de la profondcur. Depuis quatre annécs, cette 
chrétienne voit les ordres religieux proscrits, leurs maisons fer- 
mées, les instituteurs du peuple traqués et chassés, la menace et 
Vinsulte planer sur la foi des aieux. Mais en ce jour elle la retrouve 
dans la majesté épiscopale, elle la voit resplendir sur le baton pas- 
toral, dans les yeux et sur le front d’ascéte du doux et vénéré pre- 
lat... et c’est le signe visible de l’autorité divine quelle salue par 
son naif hommage. 

Certes, l'existence de l’évéque de Metz, sur qui pése surtout le 
fardeau d’une situation difficile ct tourmentée, est soumise 4 bien 
des tristesses et 4 bien des amertumes; mais il se sent fort de 
l'amour de son clergé, en communauté compléte de sentiments 
avec lui, et le souverain Dispensateur lui ménage aussi de ,bien 
douces compensations. La plus pure, celle qui doit réjouir le 
plus son ame d’apétre, n’est-ce pas de compter autour de sa hou- 
lette tant d’ouailles fidéles? 


L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE 


C’est le point douloureux, c’est l’anxiété du présent et la menace 
de l’avenir. Nous avons vu !’autorité allemande s’attachant 4 res- 
treindre l’action religieuse, la supprimant dans ses foyers secondai- 
res, préparant son infécondité future en tarissant les sources qui 
l’alimentent. C’est un travail de compression continue, d’élimina- 
tion des principes vitaux, de dispersion des forces vives ; et ce tra- 
vail se poursuit non sans un certain art qu’on pourrait appeler 
d’affaiblissement graduel et de décomposition latente. La préoccu- 
pation visible est de ne pas donner prise a des plaintes trop bruyan- 


204 LA LORRAINE 


tes et 4 des griefs trop éclatants. L’important, c’est que rien n’ap- 
paraisse au dehors et qu’on puisse feindre |’étonnement et au 
besoin V'indignation quand l’ceuvre sourde d’hostilité contraindra 
aux plotestations publiques. En un mot, si on nous passe I expres- 
sion, on prétend tondre la brebis sans trop la faire crier, parce que 
les cris quand ils atteignent un certain diapason passent par dessus 
la fronti¢re, et que pour l’étranger il faut garder le décorum. 

C’est surtout en ce qui concerne l’enseignement primaire que 
ces procédés savants sont mis en ceuvre, mais avec un degré supé- 
rieur de hardiesse et de parti-pris autoritaire. Et cela se comprend. 
Les Allemands se défendent de vouloir détruire la foi catholique 
dans les pays soumis a leur obéissance, quoique les déclarations de 
M. de Bismark 4la Chambre des seigneurs cn faveur du protestan- 
tisme qu’il a ouvertement appelé a son aide, aient fort affaibli les 
illusions qu’on pouvait se faire 4 cet égard; mais le dessein de rui- 
ner absolument l’enseignement congréganiste est hautement avoue 
et poursuivi par les moyens violents & l'occasion, par les voies tor- 
tueuses plus généralement. Sur ce terrain, je ne fais pas le moindre 
doute que la table rase ne serait déja absolue s'il ne fallait pour- 
voir, avant tout, au service de l’enscignement. 

Ainsi, Vinstitut des fréres de la doctrine chrétienne 4 Beaure- 
gard, prés de Thionville, pouvait passer pour une école modeéle. Il 
ne comptait pas moins de cing cents éléves sortis de la classe des 
cultivateurs aisés, des petits propriétaires ruraux, et méme du ne- 
goce des villes. Il avait 4 sa téte des hommes d’une hante valeur 
qui imprimaient aux études une direction excellente et donnaient 4 
cette maison un essor toujours grandissant. Beauregard était pré- 
cisément l’un de ces établissements d’instruction moyenne et pra- 
tique, a base religieuse, qui manquent le plus 4 la France mo 
derne, parce qu’ils font aimer et popularisent les idées saines et 
honnétes dans les couches intermédiaires de la société qui ont plus 
de prise quc les classes dites dirigeantes sur la masse du peuple en 
contact permanent avec elles. Aussi, j’affirme parce que j’en ai de 
nombreux témoignages sous les yeux et, d’ailleurs, le sentiment 
public est unanime a cet égard, que l’institut de Beauregard, dans 
sa courte carriére d’une quinzaine d'années, a rendu a la cause de 
ordre, de la conservation sociale et du relévement de l’opinion, 
dans le sens moral du mot, les services les plus signalés. Aussi, 
était-il entouré de l’estime et des encouragements de tous ceux qui 
comptent dans la contrée, en dehors des influences révolutionnal- 
res. Mais c’est cette situation méme qui le désignait le premier aux 
défiances et bient6t aux coups de force des Allemands. Pour eux, i! 
faut bien le répéter, toute autorité qui a sa source dans la pensée 


SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 905 


religieuse, dit cette autorité servir l’ordre public, leur est suspecte 
et hostile. Et ce n'est pas seulement vrai en Alsace-Lorraine, c’est 
avéré pour tous les pays soumis 4 l’omnipotence de M. de Bismark. 
Cet aveuglement et ce fanatisme au rebours n’ont pas, je crois, de 
précédents dans l'histoire des peuples. Quel avenir, grands Dieux ! 
ces sceptiques préparent-ils donc a leur patrie? 

On en a donc fini le plus vite possible avec Beauregard. Mais ce 
nest pas sans une belle résistance que ses chefs, dont l’énergie 
égale le savoir, ont di céder a la force. Si la correspondance échan- 
gée entre eux et les autorités allemandes pouvait voir le jour, ce 
serait un petit chapitre d’histoire des plus instructifs et des plus 
édifiants, mais on n’y verrait pas briller d’un bien vif éclat la logi- 
que, ni la dialectique allemandes. Rien de plus élémentaire, d’ail- 
leurs, et qui soit plus 4 la portée des moindres intelligences que 
le systéme de discussion adopté par ces apdtres du sic volo, sic 
jubeo. Il consiste uniquement a ne pas répondre un mot aux argu- 
ments embarrassants et 4 répéter a satiété les motifs déja produits 
et autant de fois rétorqués. 

Les fréres de Beauregard, dans le courant de l’année 1873, recu- 
rent Pinjonction d’employer |’allemand dans leurs classes comme 
instrument unique d’explication. Ils répondirent nettement qu’ils 
ne pouvaient exécuter une telle prescription puisque l’école est 
composée exclusivement d’éléments francais. Mais cet ordre étrange 
était de mauvais augure. Emettre des prétentions aussi dérisoires 
c’est dénoncer le parti-pris de détruire. On ne veut rebatir la 
tour de Babel que pour préparer la dispersion! De nombreux 
pourparlers s’entamérent. Les supérieurs s’engagérent 4 donner 
a l’enseignement de l’idiome germanique une part prépondérante, 
et pendant quelques mois, il ne fut plus question de cette exigence. 
L’on put croire que l’inspecteur des écoles y avait renoncé. Mais 
arriva la fin de l’année scolaire et la distribution des prix. Cette 
solennité s’accomplit avec l’éclat ordinaire, au milieu du con- 
cours empressé et sympathique des personnages les mieux posés du 
pays. Maitres et éléves se séparérent en se disant au revoir a la pro- 
chaine rentrée. Mais 4 peine les invités s’étaient-ils retirés, et la 
plupart des éléves avaient-ils quitté la maison comme une volée 
d’oiseaux dont on ouvre la cage, que le terrible inspecteur fit litté- 
ralement irruption dans |’établissement. Son front était sévére et 
chargé des nuages dont ses yeux dégageaient les foudres. D’un ton 
impérieux, il commanda au supérieur de rassembler ses éléves 
qu’il voulait interroger. — Mais, monsieur |’inspecteur, les uns 
achévent de boucler leurs malles, les autres sont déja en route... 
malgré toute m2 bonne volonté. je ne puis répondre a votre désir. 





906 LA LORRAINE 


— Quand je donne un ordre, moi fonctionnaire de |’empire, jen- 
tends qu’il soit exécuté. — Cependant, monsieur l’inspecteur... — 
Il suffit! vous méconnaissez mon autorité... je m’en souviendrai! 

Et le fonctionnaire de l’empire se retira rogue et fulminant. 
C’était une pelite comédie dont le dénouement ne se fit pas attendre. 
Quelques jours aprés, le directeur était avisé que !’école de Beaure- 
card était supprimée pour cause de désobéissance a des ordres for- 
mels de lautorité compétente et d’inexécution des réglements sco- 
laires et des méthodes officiellement imposés 4 !’institut. 

Ainsi, l'emploi de l’allemand comme véhicule pédagogique que 
les maitres avaient franchement déclaré ne pouvoir adopter est visé 
comme l'un des griefs ayant amené la mesure de la suppression. 
Mais ce n’cst pas seulement 4 Beauregard que cette prétention est 
produite par les inspecteurs. Ceux-ci savent bien qu’elle ne sera 
pas, qu’elle ne peut pas étre appliquée, mais c’est un cas de déso- 
béissance qui peut étre invoqué quand on en aura besoin, c'est une 
épée de Damoclés dont on coupera le fil 4 volonté. Beauregard était 
surtout génant, on a commencé par Beauregard ' Et que dire de ce 
raffinement de mise en scéne, de celte féle de la jeunesse troublée 
par l’intervention tempétueuse de ce fonctionnaire invoquant l’em- 
pire dans le mode tragique!... 

Mais les Allemands aiment assez ces coups de théatre. A Beaure- 
gard, c'est le jour de la distribution des prix; & Metz, c’est égale- 
ment cette solennité, si chére aux familles, qu’ils choisissent pour 
ébaucher un autre scénario autoritaire. L’année derniére, au milieu 
des effusions de cette belle journée, le frére directeur de nos écoles 
libres, qui ne pensait 4 rien moins, recoit un pli de la présidence, 
défendant 4 tous les fréres employés dans ses classes de continuer 
leurs fonctions a partirdu 1° septembre, sous prétexte — toujours 
le prétexte légal ! — qu’ils n’étaient pas munis de l’un des titres de 
capacité requis par la loi, la loi frangaise. La triste nouvelle se 
répand. Grande est la rumeur dans |’école et au dehors. Cependant, 
le soir, les éléves sont groupés dans la salle principale. Ils voient, a 
la douleur peinte sur le visage de leurs chers maitres, que quelque 
chose de grave s’accomplit ou se prépare. Tous les cceurs sont 
anxieux, toutes les respirations sont suspendues. Enfin, le frere 
directeur, p4le et affaissé, monte en chaire et annonce 4 Ia jeune 
assistance que les écoles ne se r’ouvriront peut-étre plus... mals 
l’émotion le gagne, sa voix s’éteint, de grosses larmes roulent de 
ses yeux et un frémissement court de bancs en bancs. Bientét ¢ 


‘ L'lnstitut a été transporté a Longuyon, en France, & une lieue de la nou- 
velle frontiére. [i est en pleine prospérité. 














SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 907 


fut un concert général de plaintes et de sanglots. La scéne fut des 
plus pathétiques. Elle prouve quelle affection cette jeunesse avait 
vouée a ses excellents professeurs ; elle aussi a une place modeste 
dans le martyrologe des peuples qui subissent le plus affreux des 
maux : — la conquéte!... 

Le bruit se répandit aussit6t en ville que les écoles libres étaient 
supprimées. La nouvelle n’était que prématurée. Mais, ici, quelques 
détails rétrospectifs sont indispensables. 

Jusqu’en 1874, les écoles chrétiennes de Metz comprenaient 
quatre établissements distincts, placés sous la direction d’environ 
vingt fréres de l’institut fondé par le bienheureux de la Salle, a sa- 
voir : deux écoles municipales, chacune de trois classes et comp- 
tant de 5.4 600 éléves, et deux écoles libres instruisant 800 enfants, 
sans compter150 4 200 jeunes gens fréquentant les classes d’adultes ; 
en tout, 1,600 éléves environ. L’échéance du délai d’option avait 
éloigné un grand nombre de familles et réduit considérablement le 
personnel des classes. Cependant, la situation des écoles chrétien- 
nes était encore trés-favorable. Elle était d’autant meilleure que la 
faveur des demeurants s’y attachait de plus en plus, comme a un 
vestige vivant de la patrie perdue. 

Mais une préférence si contraire aux visées allemandes était 
d’un trop mauvais exemple et ne pouvait durer. La guerre com- 
men¢a donc contre l’enseignement congréganiste, coupable de sa 
popularité. Les armes ne manquaient pas. La loi francaise en 
fournissait d’assez bien fourbies. Mais ce n’était pas assez, et si 
un texte est bon, deux sont meilleurs. La loi allemande du 12 fé- 
vrier 1873, et l’ordonnance du 10 juillet de la méme année vinrent 
régler l'ensemble du systéme scolaire. Mais si toutes deux furent 
publiées, a Berlin, dans le Recueil des lois pour les provinces 
annexées, elles ne brillérent que par leur absence dans les Recueils 
ofliciels de la Lorraine (amisblatt). De telle sorte qu’on en ignora 
longtemps l’existence. L’autorité la gardait comme un corps de 
réserve devant donner al’occasion. C’était la stratégie stéréotypée et 
le « mouvement tournant » appliqués au « combat civilisateur. » 

Les premiers coups furent portés aux écoles municipales. En 
juillet 1874, le maire de Metz recut un avis de la présidence qui 
l’invitait, sans autre forme de procés, 4 pourvoir au remplacement 
laique des fréres qui desservaient les deux écoles de la rue Taison 
et de la rue Mazelle. Le motif était que ces fréres sont membres 
« d’un ordre étranger. » Réponse de la municipalité, conforme a 
une délibération du conseil municipal, représentant que les fréres 
des deux écoles avaient l’indigénat et ne pouvaient étre éloignés 
arbitrairement; que la loi sur l’enseignement faite sous Ja dicta- 


908 LA LORRAINE 


ture reconnaissait elle-méme dans son 2 3 le droit des fréres de 
continuer leur enscignement; qu‘enfin, la ville était liée par des 
engagements légaux qui ne lui permettaient pas de renoncer 4 
Yenseignement congréganiste, attendu que les deux maisons ser- 
vant aux classes n’avaient été données ou léguées qu’a la condition 
expresse d’y établir des fréres pour instiluteurs*‘. Cette réponse fait 
fulminer la Gazette de Lorraine contre l’obscurantisme et le cléri- 
calisme et donne lieu 4 un échange de répliques aigres-douces 
entre la présidence et la mairie. Enfin, dans une derniére missive 
plus communicatoire que les autres, la présidence décida arro- 
gamment que la municipalité n’a point 4 s’occuper de savoir si 
expulsion des fréres est conforme ou non 4 la loi, question qui 
regarde cxclusivement l’autorité supérieure et que l’unique devoir 
de l’édilité est de voter les fonds nécessaires pour la réorganisation 
des deux écoles conformément aux vues de l’administration. Mais 
le président en parlait bien a son aise. La caisse municipale est 
trés-obérée. Exiger la réinstallation laique, c’est lui imposer de 
lourds sacrifices, car Vinstitution congréganiste coite beaucoup 
mvins que l'autre. Mais linjonction était absolue. fl fallait obéir, 
ou se faire briser. On obéit. La muuicipalité était entrée dans la 
voie du vote par ordre ! 

Ii était clair dés lors que les écoles libres subiraient le méme sort. 
Mais leur situation, indépendante de l’administration municipale, 
exigeait l’emploi d'autres moyens. Dans le courant de l’été 1874, le 
frére directeur fut cité devant le juge d’instruction pour avoir 
contrevenu a la disposition du 3 1° de la loi du 12 février 1873. La 
loi allemande entrait donc en scéne et les derniéres batteries 
étaient démasquées. Seulement président et juges ignoraient que 
linspecteur des écoles avait intimé ordre au trére supérieur de 
faire venir quelques fréres capables d’enseigner |’allemand dans les 
classes. En presence de cet ordre formel et par écrit qui, fut pro- 
duit aux débats, une condamnation eut été trop criante. Cette fois, 
c'est Pinculpé qui pouvait invoquer un ¢ezte. Il fut acquitté. Mais 
ce n’¢tait que partie remise. Quelques semaines aprés, le méme 
frére. directeur fut prévenu que l’cnseignement était interdit a ces 
nouveaux venus qui n’étaient pas sujets allemands. Notez qu'ils 
étaient Luxembourgeois et que l’autorité installe tous les jours des 
instituteurs sans placet appartenant 4 cette nationalité ou 4 toute 


! L’établissement de la rue Taison a été donné par M. Vabbé Claudin, par 
acte du 48 février 1872, et r'immeuble de la rue Mazelle a été légué, comme 
l'autre, sous les conditions susdites, par Mgr Bienaimé, évéque de Metz, par son 
testament du 14 thermidor an XiIll. 








SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 9.9 


autre. Mais ce sont des instituteurs laiques, et la Jaicité impose 
silence 4 la loi allemande elle-méme. 

Enfin, comme nous l’avons vu, cette série de vexations vraiment 
misérable fut couronnée par l’ordre formel intimé au frére direc- 
teur, le jour de la distribution des prix, de renvoyer fous les fréres 
enseignant sous ses ordres parce qu'ils n'‘étaient pas munis de l’un 
des titres de capacité requis par l’article 25 de la loi... francaise. 
On revenait au vicil arsenal. Mais le président se trompait encore, 
trois des fréres possédaient le bienheureux brevet; quant aux 
autres, ils pouvaient invoquer le stage qui en avait toujours tenu 
lieu. Mais ils n’en possédaient pas le certificat, les autorités fran- 
caises n’étant plus la pour le donner et le président s’y refusant, 
cela va sans dire. C’est encore pour défaut de brevet, disons-le en 
passant, qu'il fut interdit aux sceurs de charité de Metz de tenir la 
classe elles-mémes dans les orphelinats de filles qu’elles dirigent. 

Revenons aux-écoles libres. Les trois brevets incontestables et 
incontestés imposérent un temps d’arrét 4 la persécution et va- 
lurent aux fréres et 4 leurs éléves une campagne scolaire de plus, 
la derniére. Seulement, on ne put continuer que trois des dix 
classes existantes Jusque-la. Encore fallut-il réclamer |’aide de quel- 
ques fréres stagiaires qui n’enseignaient qu’a titre de répétiteurs ct 
de maitres d'études. Un autre frére qui avait enseigné aux écoles 
municipales était aussi pourvu de son brevet. Il pouvait rendre aux 
écoles subsistantes des services d’autant plus signalés qu'il était 
seul en état de donner des lecons de langue allemande. Mais cette 
spécialité méme ne lui fit pas trouver grace prés des autorités déci- 
dées 4 en finrr. Il lui fallait pour changer d’ecole une permission 
— exigée par la loi allemande — que le président refusa opiniatré- 
ment par ce motif étrangement dérisoire : « que le besoin d’agran- 
dir )’école ne reposait sur aucun fondement. » Or, l’école en ques- 
tion avait eu six classes jusque-la et n’en gardait plus que deuz. 

L'instant critique était venu. On voulut finir par un coup de 
force agrémenté d’un proces. Le frére directeur et deux autres 
fréres furent cités devant le tribunal de police correctionnelle pour 
avoir contrevenu 4 une disposition de la loi allemande concernant 
fa faculté d’enseigner. La contravention consistait, d’aprés le mi- 
nistére public, 4 avoir employé dans les classes, fit-ce a titre de 
moniteurs, des maitres non munis de titres suffisants de capacite. 
Or, ces fréres, aux termes de la méme loi, avaient le droit de donner 
en ville des lecons particuliéres et c’est précisément ce qu’ils fai- 
saient 4 l’institut Saint-Augustin. A l’audience, dcux juges sur 
trois penchaient visiblement pour l’acquiltement, mais le prononcé 
du jugement fut remis 4 huitainc, et dans l’intervalle une autre 

40 Sar:exsan 4875. 59 


910 LA LORRAINE 


interpretation prévalut. Le frére directeur fut condamné 4 cent 
mares d’amende, ses deux co-prévenus a 50 marcs chacun. La- 
mende, je dois le dire, pouvait étre beaucoup plus forte du mo- 
ment que le principe de la contravention était admis, mais la 
condamnation frappait d’interdit )’enseignement des derniers freéres 
restés sur la bréche, et c’est tout ce qu’on voulait. Il ne reste plus 
qu’une petité école de fréres 4 Metz, non encore officiellement sup- 
primée ; mais on doute qu’elle puisse rouvrir ses classes a l’époque 
de la rentrée. 

Si Penseignement congréganiste a pris fin a Metz, la situation est, 
peut-étre, plus lamentable encore dans nos petites villes et dansnos 
campagnes. On peut méme dire que c'est dans le domaine de lensei- 
gnement que la main-mise des Allemands pésc le plus lourdement 
sur le pays. Et cela est logique. Nos vainqueurs savent bien quils 
n'ont d’autre action sur la génération actuelle que celle de la force, 
ils veulent done préparer l'avenir en s’emparant de la jeunesse. 
Pour arriver 4 ce résultat tous les moyens sont bons. Au chef-lieu, 
ou il y a encore dans la ‘municipalité autonome jet dans la répul- 
sion populaire plus condensée un certain foyer de résistance, on 
atermoie encore, on a recours 4 certains ménagements transitoires, 
on admet des tempéraments qui, sans l’empécher, reculent du 
moins, l’exécution et donnent quelque répit. Mais l’absolutisme 
est entier au dehors. fl y a plus d’un an que les instituteurs con- 
gréganistes de Sarreguemines, de Thionville, de Sarralbe et de tous 
nos centres moyens de population ont été expulsés sous les pré- 
textes ordinaires, mais variant avec les localités et sans se soucier 
de la réalité locale des griefs. A Boulay, par exemple, c’est pour 
cause d’insuffisance prétendue des instituteurs que les classes ont 
été fermées ct il est avéré que ces maitres, taxés d’ignorance, ont 
précisément obtenu des succés exceptionnels et sont classés au 
premicr rang. Aillcurs, c’est l’extranéité des fréres qui est unique- 
ment invoquée pour leur faire plicr bagage. Partout, enfin, ces 
modestes et utiles instituteurs du peuple sont brutalement élimi- 
nés, ct leurs départs sont l'occasion des scénes les plus touchantes. 
Les populations qui ont l’instinct de la conservation et qui com- 
prennent que c’est la moralité, V’instruction et l’avenir de leurs 
enfants qui disparaissent avec ces maitres dévoués, leur font par- 
tout cortége ct les adieux sont déchirants. Sous les yeux des auto- 
rités, en plein jour, des foules compactes se forment et ne quittent 
les exilés qu’a la portiére des wagons, au milieu des regrets éner- 
giquement exprimés, des sanglots, des imprécations, et quand le 
convoi s’ébranle, le cri : Vive les fréres! sortant de toutes les 
poitrines, vient prouver du moins aux expulsés qu’ils n’ont pas fail 








SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 2 | 


des ingrats. Ces tristes et significatifs adieux ont eu pour théatre 
Sarreguemines, Boulay, Sarralbe, Saint-Avold, d’autres localités en- 
core, et c’est miracle si ces concours populaires n’ont amené aucun 
trouble sérieux. Les autorités, il faut le dire, ont eu la Sagesse de 
laisser libre cours 4 ces manifestations. Dites donc 4 vos journa- 
listes rouges de venir voir nos affaires de plus prés! Peut-étre alors 
comprendront-ils le joli réle qu'on leur fait jouer 4 Paris ! 

Dans les villages, les instituteurs laiques, surtout ceux d’ori- 
gine francaise, sont l’objet d’une surveillance incessante. Comme 
types réussis de tyranneaux, les inspecteurs primaires réalisent 
Vidéal. Leur ressort est un pachalik. C’est un despotisme rogue, 
soupconneux, toujours en éveil... rancunier aussi. Malheur au 
pauvre maitre d’école suspecté de sympathies frangaises. Il y a 
mille moyens de le faire casser aux gages, ou du moins de lui ren- 
dre la vie dure. Voici un procédé insidieux quelquefois employé. 
L'inspecteur demande a brule-pourpoint a un éléve : « Mon ami, 
quelle est ta mére-patrie? » Il y a gros 4 parier que le naif enfant 
répondra : « C’est la France! » Alors tempéte de reproches du supé- 
rieur 4 l’'inférieur, mauvais point pour celui-ci, prétexte d’expul- 
sion si on trouve 4 le remplacer. Autre exemple plus fantaisiste 
d’autocratisme : L’inspecteur de Thionville — un homme redouta- 
ble! —visitant l’école de Guentrange, feuilletait un livre de géogra- 
phie. Tout 4 coup, il bondit sur son siége.:« Qu’est-ce que je lis 
1a? crie-t-il. Paris la plus belle ville du monde! C’est faux! Apprenez, 
monsieur |’instituteur, que la plus belle ville du monde c’est Berlin!» 

En vain le maitre, tremblant, s’excusa sur ce que l’ouvrage était 
autorisé par la censure impériale, défense lui fut faite d’en user A 
Vavenir. 

Du reste, 4 Pépoque de !’option, un grand nombre d’instituteurs 
ont quitté le pays, et maintenant encore plusieurs de ceux qui sont 
restés s’ent vont a leur tour, rebutés par le Joug qui pése sur eux. 
De telle sorte qu’un assez grand nombre de communes sont totale- 
ment privées de maitres. Dans ces communes, par pur dévouement 
pour l’enfance, quelques curés se sont astreints, non sans de gran- 
des fatigues, 4 remplacer l’instituteur. Mais ils ont été dénoncés 
aux inspecteurs, et injonction leur a été faite de discontinuer cet 
enseignement. Les plus timorés ont obéi, les autres continuent 
leurs lecons 4 la jeunesse, mais clandestinement, c’est-a-dire avec 
des interruptions et des lacunes. On chasse les fréres, peut-on tolé- 
rer l’enseignement des curés? Au reste, la Gazette de Lorraine, or- 
gane de l’administration, ]’a dit en toutes lettres : plutét pas d’in- 
Stituteurs que des instituteurs catholiques !... : 

Quelques sceurs institutrices tiennent encore des classes hans nos 


912 LA LORRAINE 


villages, mais dans quelles conditions? Lec moment est venu d'abor- 
der un sujet pénible et délicat. Au prix de grands sacrifices, on 
élail arrivé, sous le régime frangais, 4 séparer & peu prés partout 
les sexes dans les écoles. La discipline allemande exige maintenant 
qu’ils soicnt réunis. Les sceurs peuvent garder les petites filles 
jusqu’a neuf ans, mais, 4 partir de cet age, celles-ci doivent re- 
joindre les garcons sur les bancs de l’école. C'est le contraire qui 
devrait ¢tre fait; mais les Allemands ont une théorie a cet égard. 
Ils prétendent que Ics sexes, destinés 4 s’unir, doivent le plus tét 
possible vivre cote a céte, s’habitucr a la vie commune qui doit 
étre leur partage, se serrer Ics coudes... C'est de la moralité au re- 
bours. On me taxcrail d’exagération si je rapportais tout ce qu’on 
m’a raconté sur ce sujet. Je glisserai donc sur ces détails scabreux. 
Je citerai seulement cet inspecteur qui, présidant 4 l’exécution de 
l’ordre qui réunit les sexes, expliquait aux enfants cette mesure, en 
leur disant, entre autres choses: « Vous vous aimerez, vous vous 
choisircz un jour... Vous ferez comme votre papa et votre maman! » 
Et cet autre orateur qui, plus précis encore, disait 4 ses éléves 
ahuris : « Voyez le coq ct ses poules, ils sont toujours ensemble, 
ils ne se quittent jamais!... Bref, par la paraphrase, par l’encoura- 
gement, par la mesure clle-méme, c’est unc invite directe a jouer 4 
la petite femme et au petit mari... Jeu d’autant plus dangereux 
qu’on |’encourage au moment ot la puberté s’éveille. 

Evidemment, nos maitres se font illusion sur les inconvénients 
réels de cette promiscuité légale. Le cynisme ne se présume pas. Je 
croirais calomnier mon semblable, fat-ce un ennemi, en l’accusant 
d’un parti-pris d’immoralité. Les opinions allemandes sur ce point 
procédent d’un vague naturalisme, d'une sorte de paganisme in- 
conscient. Les Teutons ont été les derniers convertis et les premiers ° 
révoltés. Ils n’ont pas été assez longtemps imprégnés de la morale 
catholique. Leurs coutumes, leurs meeurs, leur facon de compren- 
dre la vie s’en ressentent. Ils admettent les longues fiancailles, qui 
seraient périlleuses en France ; ils pratiquent le divorce 4 ce point 
que, bon an mal an, Berlin en prononce prés de deux mille. lls 
n’ont pas sur la sainteté du mariage, sur |'innocence de la jeune 
fille, sur l’intégrité de la vie morale les notions saines que donne le 
catholicisme doctrinal. Politiquement, ils poussent aux mariages 
précoces et méme au : Croissez et multipliez... en général. Les 
naissances, sauf aux champs, oti les bras sont utilisés de bonne 
heure, ne sont pas une richesse pour les familles, mais constituent 
une force pour |'Etat. La grande affaire, d’ailleurs, est d’avoir des 
soldats. Un bAtard fait un aussi fier guerrier qu’un autre! 

Les Allemands ont, du reste, si bien Vintelligence des résultats 











SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE., 915 


que peuvent produire les facilités qu’ils donnent au rapprochement 
des sexes, que quand deux futurs époux se présentent pour faire 
publier leurs bans, il est de style de leur demander, fit-ce devant 
la fiancée la plus rougissante, s’ils ont déja des enfants... et com- 
bien... Mais le mariage subs¢quent ne légitime pas toutes les situa- 
tions irrégulhiéres, ct le divorce, ce dissolvant de la famille, en crée 
bien d'autres tout aussi douloureuses, ce qui donne la vraie valeur 
a la prétention des pays protestants d’étre plus moraux que les 
peuples soumis a l’obéissance catholique. Quoi qu’il en soit, le mé- 
lange des sexes exigé en Alsace-Lorraine se rattache aux notions 
traditionnelles du monde germanique sur les rapports jugés utiles 
et permis centre jeunes gens ct jeunes filles. Ce n'est point une inno- 
vation que les Allemands nous imposent, c’est unc transplantation. 

L’application de ce singulier systéme a, cela va sans dire, ren- 
contré ici bien des résistances. Les petites communes, placées plus 
immédiatement sous la férule autoritaire, ont subi la loi les pre- 
miéres. Quelques-unes, cependant, n’ont pas acquicscé sans pro- 
testations. Les grandes ont lutté avec plus d’énergic, quoiqu’aussi 
vainement. L’honorable maire de Thionville a donné sa démission, 
motivée sur ce que sa conscience ne lui perme'itait pas de prendre 
part 4 l’exécution d’une mesure qu'il jugeait dangereuse pour les 
meoeurs. A Rodemuck, gros bourg situé 4 l’extréme frontiére, prés 
du Luxembourg, il fallut 4 peu prés employer la force contre la ré- 
sistance d’inertie des autorités autonomes. Un beau jour, le kreis- 
direktor, en personne, suivi de l’inspecteur des écoles et accompa- 
ené d’agents qui se tenaient discrétement 4 portée de recevoir ses 
ordres, se présenta inopinément & la classe des filles et demanda a 
chacune leur age. Les pauvres petites obéirent naturellement a I’in- 
jonction. Alors, le fonctionnaire mit 4 part celles qui avaicnt atteint 
lcur neuviéme annéc et leur ordonna de le suivre. A la téte de cette 
phalange grouillante, il se rendit 4 l’école des garcons, ow il les 
installa lui-méme. Aprés cette expédition manu militari, les deux 
tonctionnaires sc retirérent triomphants. A Terville, prés de Thion- 
ville, ces deux foudres de guerre obtinrent sur le méme champ de 
hataille une victoire non moins brillante. Malgré tout, quelques lo- 
calités liennent encore bon, mais leur résistance n’est plus qu’une 
«question de temps. 

Ainsi, l'éducation de la jeunesse est livrée au laicisme, appliqué 
dans cette tonique de philosophie matérialiste sans le correctif né- 
cessaire de l’idée religieuse et sans la surveillance maternelle des 
institutrices qui en imprégnent l’Ame des jeunes filles. C'est quand 
V’adolescence aurait le plus besoin des conseils et des enseignements 
préservateurs, qu’on l’arrache systématiquement a une direction 


914 LA LORRAINE 


que la foi inspire. Et ce n’est méme 1a qu’une situation trans. - 
toire. Je ne puis entrer dans des détails qui lasseraient la patience 
du lecteur; mais i] est certain que le plan adopté sera persévéram- 
ment suivi, et que le moment n’est pas éloigné ow la derniére seur 
aura disparu de la derniére école de fille. Et l'on peut se demander 
avec terrcur ce que sera cette génération qui va grandir sans idéal 
qui parle 4 l’Ame, livrée 4 un enseignement qui se passe de Dieu. 


L’ESPRIT PUBLIC. 


Sur ce point délicat et décisif, je ne dirai que peu de chose, 
n’ayant rien 4 apprendre ni 4 la France, ni a l'Europe, ni 2 n0s 
conquérants. Et d’abord, il est bien certain qu'il existe certaine 
différences, au point de vue de la vivacité et de la manifestation des 
sentiments, entre les citadins et les campagnards. Le rural vil beat- 
coup plus en dehors du nouveau foyer officiel que lhabitant des 
villes. Celui-ci coudoie, pour ainsi dire, tous les jours le signe tat- 
gible dela domination qu’il subit. Il le voit sous toutes les formes. 
Il la constate dans l’idiome étranger qui blesse ses oreilles; ille 
retrouve dans le régiment qui passe, dans le drapeau qui flotte sur 
les édifices publics, dans tous les détails de sa vie extérieure. Il ne 
peut échapper a ces images qui blessent sa vue, a cette espéce de 
cauchemar éveillé qui entretiennent et parfois méme exaspéreal ses 
griefs. Le campagnard est plus soustrait 4 ce supplice. L’autorilé 
étrangére ne lui apparait guére que sous Vincarnalion du percep 
teur, qui porte des habits civils comme les portait son devancer: 
la pointe du casque prussicn ne lui entre pas quotidiennement dan 
le coeur. Enfin, ses impressions sont plus calmes; les coups d¢ 
pingle ont moins de prise sur son épiderme rugueuse ! 

Mais ce qui, chez le paysan, réveille et affirme le sentiment frat- 
cais, c’est tout ce qui touche au service militaire. Les manceuvté 
d’automne lui amenant des garnisaires qu’il faut loger et héberget. 
et dont il doit surveiller la maraude, constituent a ses yeux la plus 
criante servitude, et il trouve souvent le courage de protester toa! 
haut contre elle. Mais ces invasions pacifiques, et pourtant in 
tantes, ne durent que deux semaines, et se répartissent sur la cor 
trée de maniére a n’avoira les subir que de trois ans en trois ans. 
crise passée, le paysan retrouve son calme et sa quiétude. Aussi ¢ 
qui lui tient surtout au coeur, c’est la crainte de revétir l'uniforme 
prussien. Un instinct confus, mais généreux et élevé, lavertit que 
franchir ce pas, c’est renoncer A son pays, c’est presque le trahir. 
conscrit sait pourtant qu’il ne sera que trois ans sous les drapea 





SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 915 


étrangers, que c’est un progrés sur le passé, puisque le soldat, ja- 
dis, 4 moins de circonstances favorables, était voué pour sept an- 
nées la vie de caserne ou aux périls des champs de bataille. Mais 
ce n’est pas le service militaire qu’il appréhende, c’est 4 une insur- 
montable horreur pour |’apostasie patriotique qu’ il obéit. La preuve, 
cest que, sous le régime francais, le recrutement en Lorraine ne 
comptait pas un réfractaire, et qu’aujourd’hui ceux qui savent s’y 
soustraire s'appellent légion. Voici, a cet égard, des chiffres qui ne 
sont pas de fantaisie, car je les ai copiés sur un tableau publié par 
le président supérieur de |’Alsace-Lorraine : 

a Cette année (1875), étaient portés au rdle 41,234 jeunes sol- 
dats. Se sont présentés 4 la conscription 4,471; ont été trouvés pro- 
pres au service, 1,596; absolument impropres, 364; ajournés a 
l'année prochaine, en vertu de réclamations, 252; pour d'autres 
causes, 1,747. En résumé, 569 jeunes gens font partie de la réserve 
de deuxiéme classe‘. » 

Encore une fois, ces chiffres sont officiels, et le passage est tex- 
tuellement emprunteé a des états publiés par l’administration. Ainsi, 
sur 14,234 recrues, 4,471 sculement se présentent. Mais cette mi- 
norité de 4,474. constitue une majorité d’éclopés, d’infirmes, d’im- 
‘ propres au service. Donc, 4 peu prés tout ce qu'il y a de fort, de 
valide, d’apte au métier des armes, s’est dérobé a la conscription 
eta passé la frontiére. C’est l’élite et immense majorité qui s’en 
va; cest le rebut, qui se sait ou se croit incapable d’étre admis 
dans le rang, qui reste. Voila ce qu’on lit entre les lignes que je 
viens de citer. 

Le résultat douloureux et plaisant 4 la fois, c’est que les provin- 
ces armexées sont devenues ainsi le paradis des vices rédhibitotres. 
Pour un garcon, ¢tre borgne ou boiteux, c’est un titre matrimo- 
nial : il me quitte pas le pays, qui abonde en filles 4 marier. Que de 
fois on a entendu ce dialogue topique : 

— Mais il est légérement déjeté, ton futur! 

— C’est bien pour cela que je I’ai pris. 


‘ On sera peut-étre curieux de connaitre aussi les résultats pour |’Alsace. Les 
voici : 1° Basse-Alsace, jeunes gens portés au réle, 14,742; se sont présentés a 
la conscription, 5,398; ont été trouvés propres au service, 1,700; absolument 
impropres, 545; ajournés a l'année prochaine en vertu de réclamations, 207; 
pour dautres causes, 2,571. 375 jeunes gens font partie de la réserve de 
deuxiéme classe.— 2° Haute—Alsace, portés au réle, 11,761; se sont présentés a la 
conscription, 4,193; trouvés propres au service, 1,284; absolument impropres, 
650; ajournés 4 l’année prochaine en vertu de réclamations, 163; pour d’autres 
causes, 1,710. 386 jeunes gens font partie de la réserve de deuxiéme classe. 


916 LA LORRAINE 


Tant il est vrai que, dans la vic réelle, le vaudeville cotoie bien 
souvent le drame. 

Ce sont des chiffres d’ensemble que ceux qu'on vient de lire; 
mais il s’en faut que les absences de conscrits se répartissent éga- 
lement sur tous les districts. Ces différences peuvent avoir pour 
cause les influences locales, les courants qui naissent des relations 
avec le dchors; mais il en est de tellement tranchées qu ‘elles en 
restent inexplicables. A cet égard, Je me garderai des détails qui 
me meéncraient trop loin, et je me contenterai de citer deux exem- 
ples qui font contraste. Les deux cantons ou cercles de Sarrebourg 
ct de Sarraibe sont voisins; tous deux parlent l’idiome germanique; 
tous deux ont vote, l'année derniére, pour le candidat frangais et 
catholique. Or Sarrebourg a sous le drapeau allemand ses quatre 
contingents presque au complet; Sarralbe n’y compte que (rois 
soldats. 

Comme je n’entends pas tracer ici un tableau de fantaisie, ni 
tailler nos conscrits en héros de Plutarque, j’avoucrai tant que l'on 
voudra que quelquefois ces émigrations, suscitées par l’esprit fran- 
cais, sont accompagnées de douleurs, et méme, chez quelques 
_jeunes gens, suivies de regreis. La fiévre patriotique qui pousse au 

dénart une fois tombec, ces pauvres enfants peuvent étre pris de 

nostalgic, et il leur est impossible de venir retremper leur courage 
au nid natal. La gendarmerie prussiennce a bicn vite éventé leur im- 
prudent retour, et ils payent de leur liberté le fugitif bonheur d'em- 
brasser leurs proches. Aprés quelque séjour en prison, ils sont di- 
rigés sur une forteresse de la vieille Prusse, ou ils sont incorpores 
dans un régiment ct rudement traités. Quelques-uns néanmoins, 
bravent tout; ils arrivent pendant la nuit, ils voyagent a pied par 
les bois et les senticrs dctournés, puis ils repartent cn soupirant; 
mais ils ont revu la payse, dégusté le petit vin du cru, contempl 
le clocher de V’église ou ils ont recu le bapt¢me... Beaucoup s’arr- 
tent 4 la frontiére, o& leurs pauvres parents vont les voir, et lel 
cn larmes, le visage tourné vers les horizons aimés, ils aspirent 4 
pleins poumons le bon air de leur berceau. Tout cela est navrant, el 
notre civilisation, si fiére d’elle-méme, n’a pas lieu de se vanter 
d'un tel spectacle. 

Cette émigration persistante de la jeunesse valide est d’autanl 
plus imputable & une impulsion de patriotisme, que le sort des 
habitants de nos campagnes s’est inconlestablement amélioré de- 
puis la guerre. Le salaire du travail rural a haussé dans une pro- 
portion ruineuse pour les grandes exploitations, mais trés-prv- 
fitable 4 la masse des ouvriers. Presque partout la main-d'euste 








SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 917 


a augmenté du tiers 4 la moitié. Mais cette surélévation n‘atteint 
pas le petit propriétaire qui cultive lui-méme ses lopins, et il 
en profite par le labeur qu'il accomplit pour autrui. D’un autre 
colc, les indemnités de guerre, réparties avec plus de prodigalité 
inlentionnelle que de justice distributive, ont positivement en- 
richi, surtout dans le pays messin, ou pays de langue francaise, 
la classe des fermiers. Dans un précédent travail, je me suis 
expliqué sur ce point et je n’y reviendrai pas. Je dirai scule- 
meiit que ces largesses ont été funestes pour les propri¢taires de Ja 
terre, si clles ont été un coup de fortune pour ceux qui l’exploitent. 
C’est maintenant que les conséquences s‘en font sentir, ct elles sont 
curieuses 4 constater. Les indemnitaires largement pourvus censti- 
tuent maintenant une sorte d’aristocratic rurale. Quelques-uns ont 
empocheé l’argent allemand, réalisé lcur avoir personnel ct sont 
alls en France jouir des loisirs que la générosite trompée des 
vainqueurs leur a ménagés. [1 en est beaucoup qui ont vendu leur 
train de culture ct sont restés au pays ot ils vivent en rentiers sa- 
tisfaits de leur destin. Les autres, devenus de gros héres, ont tenu 
la dragée haute aux propriétaires de leur exploitation, et n’ont re- 
nouvelé leurs baux qu’avec une forte diminution sur leurs rede- 
vances, sur leur canon, pour employer le terme local. lls alléguent, 
et cn cela ils ont raison, le prix élevé de la main-d’ceuvre, la rareté 
des bras, la difficullé de se procurer de bons serviteurs. En résumé, 
la retraite définitive d’un grand nombre de cultivatcurs rompus au 
métier, les exigences, dans unc certainc mesure, justifies des au- 
tres, ont contraint les proprictaires 4 des sacrifices sérieux. Des 
juses compétents estiment de quinze 4 vingt francs par hectare la 
moyenne des rabais qu'ils ont du consentir, et la valeur vénale de 
la terre en est diminuée dans la méme proportion, c‘est-d-dire 
qu'elle a subi, surtout pour les grandes fermes, une dépréciation 
de quinze a vingt pour cent. Je connais méme, et je pourrais citer, 
des propriétaires qui n’ont pu trouver de fermiers 4 aucun prix, 
et dont les tcrres sont restées en friche pendant une ct méme deux 
années. Il en est aussi qui, faute de micux, ont accepté des exploi- 
tants 4 la fois incapables ct insolvables qui, aprés avoir regu des 
avances de leurs maitres, ont mis la clef sous la porte, aprés avoir 
vendu, sous main, leur bétail ct leur matériel d’exploitation. ll en 
est un, du village de Mardigny, a l’extréme frontiére, qui a tran- 
quillement formé un convoi de tout ce qui se trouyait 4 la ferme 
ct s‘est rendu en France avec son butin. — J} a capitulé!... disent 
en riant du fermicr fripon les paysans de Mardigny. Ce mot est un 
souvenir malsain de Ja capitulation de Metz, qui a produit dans le 
pays un effet dépravant. 


918 LA LORRAINE 


Ainsi, la valeur du sol arable a notablement diminué et les grands 
propriétaires ont perdu une partie de leur capital et de leurs reve- 
nus ; mais la masse rurale a beaucoup gagné a ces changements. 
D’un autre cété, les Allemands ménagent plus les campagnards que 
les citadins. Le contraste, 4 cet égard, est trés-tranché. C’est sur- 
tout en faveur des campagnes qu'un tarif nouveau a fort allégé les 
frais des actes notariés qui joucnt un si grand réle dans la vie du 
paysan trés-emprunteur et trés-brocanteur de sa nature. Pas de 
répression du braconnage par les agents de l’autorité, c’est au pro- 
prictaire 4 défendre ses terres ou ses eaux. Les menus délits cham- 
pétres ou sylvestres restent souvent impunis ou sont réprimés déri- 
soirement. Jamais le maraudage, pris dans son acception la plus 
générale, n’a cu comme aujourd’hui ses coudées franches, et il 
n'y a qu’une voix pour dire que la propriété est trés-insuffisamment 
protégée. L’action de l’autorité, draconnienne pour les infractions 
qui touchent a la politique, se fait & peine sentir dans les campa- 
gnes et ne pése pas assez sur les mauvais ¢léments qu’elles renfer- 
ment. Il y a, évidemment, mot dordre donné d’épargner le plus 
possible aux ruraux les vexations arbitraires et les rigueurs méme 
utiles. La grande raison, c’est qu’on a besoin d’eux, c’est que |’ab- 
senthéisme cst la plaic vive du pays, au point de vue de la produc- 
tion, c’cst qu’il faut y retenir les bras et les capitaux. Aux champs, 
un habitant qui disparait c’est une perte séche que rien ne rem- 
place. Ce ne sont pas les Allemands de la vraie Allemagne qui vien- 
dront repeupler la contrée. Ces Allemands-la, quand ils émigrent, 
vont assez loin pour n’avoir plus a compter avec le service militaire 
obligatoire et la perspective de prendre part aux grandes guerres, 
c’est-a-dire aux massacres de l’avenir. 

De tout ceci je suis amené a conclure que, dans les pays annexés, 
la politique de }’Allemagne est double, qu’elle tend 4 maintenir les 
paysans dans leurs foyers et 4 purger les villes de l’élément fran- 
cais qu’clle juge absolument réfractaire. Elle tient 4 garder les 
humbles a titre d’instruments de travail et 4 se débarrasser des in- 
dividualités riches ou bien posées, 4 cause de l’influence qu’elles 
exercent. Ce qu’il ya de certain, c’est que les autorités ne font rien 
pour tourner a la conciliation les rapports indispensables entre ad- 
ministrateurs et administrés, pour adoucir les ressorts d’une bu- 
reaucratie trés-compliquée et trés-exigcante. Ce n’est pas que j’ale a 
signaler des sévices personnels ou des actes d’oppression brutale. 
Non, les Gesler germaniques ne forcent pas leurs nouveaux sujels 
4 se découvrir devant leur cocarde. Mais le mot bien connu: «La 
légalité nous tue! » est devenu la légende des pays annexés. (est 
au nom de la loi qu’on est molesté et traqué, de cette loi bicé- 














SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 919 


phale dont j’ai décrit plus haut le mécanisme a double tranchant. 

Les froissements résultant d’une législation tracassiére et inextri- 
cable se produisent sous toutes les formes et dans toutes les direc- 
tions. Par exemple, l’application du systéme moneétaire allemand, 
devenue obligatoire sans les transitions nécessaires, ne suscite pas 
sculement des difficultés de tous les instants, mais est l’occasion de 
pertes séricuses. Les relations commerciales et autres, entre les an- 
nexés et la France, sont naturellement restées trés-actives. Mais le 
change entre les deux pays est considérable. Il est de 25 francs 
par mille. La monnaie divisionnaire allemande est surtout funeste 
aux petites bourses; le groschen en est le type courant. Mais lc 
groschen vaut deux sous et demi; les piéces d’appoint, c’est-a-dire 
les pfennigs, sont rares ; les sous francais tendent 4 disparaitre, et 
trop souvent Phabileté du marchand en détail fait tomber le demi- 
sou dans sa poche au détriment de Il’acheteur pauvre. 

Certaines ordonnances ont concédé, par exception, aux officiers 
ministériels, le droit de rédiger en francais, dans certaines parties 
de la Lorraine, les actes ressortissant de leur ministére. En vertu 
des mémes rescrits, les administrateurs doivent faire apposer sur 
les murs des affiches que les administrés francais puissent com- 
prendre, et ses prescriptions sont observées ; mais, 4 tous les de- 
grés de l’échelle, les fonctionnaires ne manquent jamais de corres- 
pondre avec les particuliers par des communications rédigées en 
allemand. Notes du percepteur, avis de la poste, citation en justice, 
ordre de la police, réponses 4 des suppliques, 4 des demandes de ren- 
seignements... que sais-je ? Tout cela vous arrive en idiome tudesque, 
agrémenté d’une technologie administrative ou judiciaire sur laquelle 
le dictionnaire lui-méme ne saurait mordre. Tant pis pour qui ne 
comprend pas. Une autre vexation qui, comme le Phénix, renait tous 
les matins de ses cendres, c’est la privation exaspérante des feuilles 
d’origine francaise. Elles subissent un interdit absolu pour quel- 
ques-unes. S’il arrive par mois, au destinataire, quinze numéros sur 
trente, c’est que la veine est bonne. Sous prétexte d’aller en qua- 
rantaine 4 Strasbourg, elles restent dans les bureaux de la poste ot 
elles sont vendues comme vieux papiers. Les mauvaises langues 
prétendent méme que, sous cette sévérité, il y a une spéculation : 
la poste allemande abonne aux journaux. Or, en donnant un nu- 
méro sur deux & l’abonné, |’administration, ou plutdt tel employé 
bénéficie du prix d’un abonnement sur deux. Mais ceci n’est sans 
doute que la supposition calomnieuse d’un abonné de mauvaise 
humeur! Notez que la presse belge arrive ponctucilement 4 desti- 
nation ; ct tout le monde sait que certains organes de cette presse, 
ceux-la méme qui ont le plus de lecteurs en Alsace-Lorraine, se 


= 





920 LA LORRAINE 


montrent contre la politique ct les hommes d’Etat de ]’Allemagne 
d’une violence 4 laquelle, par une prudence nécessaire, la presse 
francaise est trés-loin d’attemndre. 

Il faut se garder des paroles téméraires ct méme des regards ou 
des sourires moqueurs. A cet égard, la susceptibilité germanique 
est incroyablement en évcil. L’Allemand, du reste, est homme du 
monde !e moins capable d’entendre la plaisanterie, et le persifMlage 
le rend féroce. [1 y a quelques mois, des dames francaises étaient 
assisecs sur la promenade. Surviennent deux officiers prussiens 
qui, avec leurs moiliés, s'installent a coté d’elles. Les Francaises, 
aussilot, se lévent sans affectation. Mais l'un des officiers les re- 
joint et leur dit : — Pourquoi avez-vous quitté votre place... Est-ce 
4 cause de nous? — Qui, monsicur lofficier... répond la dame 
interpellée. Qu’arriva-t-il?... C’est que le militaire rancunier suivil 
ces dames, qu'un procés leur fut fait ct que les coupables furent 
condamnées 4 quelques thalers d’amende pour injures 4 des Alle- 
mands. Une autre fois, sur les mémes promenades, surviennentl, en 
se pavanant, dans une de ces toilettes criardes et absolument hété- 
roclites, dont les bords de la Sprée et de I’[sar ont seuls le secret, 
deux naturelles de Stettin ou de Magdebourg. Malhcureusement, un 
groupe de francaises qui, ne connaissant pas la langue d’Horace, 
n’ont pu se conformer au précepte du poéte : Risum leneatis. Au 
lieu de se retenir, clles ont donné lessor a un joli et trop juste 
éclat de gaicté. Mais, plus heureuses que les dcux autres pécheres- 
ses, elles en ont éi¢ quiltes pour une admonestation sévére de la 
police ct unc menace d’assignation en cas de récidive. 

Je pourrais multiplier a satiété ces exemples. A quoi bon; pas un 
lecteur qui ne comprenne que le Messin pur sang ressemble a un 
blessé qui, par unc fatalité tenant a son état, ne recueille autour de 
lui que des contacts lancinants et des heurts qui font saigner sa 
plaice. Mais ce qui, pour moi, parait démontré, c’est que |’autorilé 
pourrait épargner a nos citadins une bonne partie des amertumes, 
des désagréments, des sévérités dont ils se plaignent, et que cest 
trés-intentionnellement qu’elles ne font rien pour les leur épargner. 

Ce ne sont pas sculement des inductions qui me portent a croire 
que les Allemands supportent avec impatience ce qui reste dans | 
cité de sang frangais, il y a aussi des témoignages. Un de nos conci- 
toyens, poussé & bout par des exigences crispantes, ne put sempe- 
cher de dire 4 l'un des hauls dignitaires de l’administration alle- 
mande : 

— Croyez-vous donc que ces procédés vous gagnent les cours? 
Vous voudricz nous jeter dehors par les épaules que vous ne vous ¥ 
prendriez pas autrement... 








SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 921 


— Croyez-vous donc, vous-méme, répondit avec non moins de 
vivacité le haut fonctionnaire, que nous tenions beaucoup a garder 
ce vicux levain frangais qui géne notre action et gate tout ce qu'il 
touche?... Allez-vous-en, si le coeur vous en dit, et ne laissez que 
les murs !... 

— Les murs! au moins, achetez-les?... répliqua le Messin, quia 
deux ou trois maisons inhabitées depuis la conquéte a vendre s ur 
le pavé de Metz. 

Ii va sans dire que beaucoup de nos concitoyens prennent au 
mot le dignitaire tudesque et décampent sans bruit, aprés avoir 
pourvu au plus pressé‘de leurs intéréts. Le mouvement de départ 
ne s’arréte done pas; il se ravive, au contraire, 4 chaque renou- 
vellement de saison, surtout quand la conscription menace d’ar- 
racher la jcunesse & ses foyers et lui fait franchir la nouvelle fron- 
tiére, souvent avec toute la famille. I] est vrai que l’immigration 
allemande vient combler les vides. La pauvre ville de Metz ne res- 
semble pas mal a un patient dont la veine ouverte au pied coule- 
rait en l’affaiblissant de plus en plus, tandis que l’opérateur lui. 
infuserait par en haut un sang étranger et non assimilable. 

Ce qui n’empéche pas que si le moule francais est comme brisé 
sous tant de chocs, les morceaux en sont toujours bons. La phase 
des explosions de haine est, Dieu merci, passée, et j’ai la satisfac- 
tion de n’avoir plus a enregistrer ces actes de violence exubérante 
qui ont semé de tant d’angoisses les premiers temps de |’occupa- 
tion. Je dois méme dire, 4 la louange des Allemands, qu’ils répri- 
ment avec une certaine sévérité les faits d’agression matérielle ou 
d’insulte grossiére commis sur les habitants par leurs soldats ou 
leurs nationaux. Mais, pour étre plus paisible ct plus concentré, le 
sentiment public n’en reste pas moins inébranlable. Les preuves 
abondent. Il en est qui, sous leur apparence plaisante, ont leurs 
cétés sérieux, et ce sont cclles-la que je choisis de préférence pour 
ne pas trop border de noir ces lettres de part d’une situation 
anxieuse et non mortelle. On s'est beaucoup diverti 4 Sarreguemi- 
nes de l’aventure arrivée 4 une brave femme du peuple qui, dans 
une rue trés hantée, voyant, sur son fringant coursier, un officier se 
moucher... autrement que dans la batiste, s’écrie tout haut : — 
Comment! ils nous ont pris cing milliards... et ils n’ont pas de quoi 
s’acheter un mouchoir de poche?... Un agent de police l’avait en- 
tendue, et elle fut conduite a la Permanence. Aussitét, une foule 
compacte lui fit cortége, l’applaudit, lui décerna une véritable ova- 
tion. Une quéte fut organiséc séance tenante, et l'un des curieux 
s’approchant d’elle, lui dit & )’oreille : — Ma bonne femme, voila 


922 LA LORRAINE SOUS LA DOMINATION ALLEMANDE. 


cing thalers pour payer votre aménde; le reste... c’est pour le pli- 
sir que vous nous avez fait!... Cing thalers, c’est, en effet, le taux 
ordinaire de ce genre de délit. 

Au point de vue politique, il n’y a, en Lorraine, que deux camps 
tranchés, i! n’y a que des Francais et des dominateurs étrangers. 
Point d’atténuation, point d’intermédiaire. Nous vous laissons |a 
triste satisfaction de rester divisés en monarchistes et en rpubli- 
cains de trente-six nuances. I} n’y a absolument pas de parti alle 
mand, ni de groupe métis. L’opinion publique exerce sur toute 
les Ames une dictature inconsciente et obéie. 

Malgré toutes ses pertes, bien qu’incessamment recouverte d'un 
limon étranger qui se juxta-pose sur elle sans pénétrer les couches 
populaires, la ville chef-lieu garde intactes, vivantes, plutét ren- 
forcées qu’amoindries, ses aspirations et ses antipathies. L’histore 
raconte qu’un consul victorieux lut au peuple d’Athénes, réuni sur 
l’Agora, une déclaration du sénat de Rome promettant la libertéa 
la Gréce, ct qu’un vol de Corbeaux, passant dans le ciel, tomba 
comme foudroyé sous la furie des acclamations populaires. Le jout 
ou sur la place d’armes de Metz, on annoncerait certaine nouvelle, 
les corncilles séculaires qui hantent les sommets de la cathédrale ¢ 
de Il’hdétcl de ville, nos deux sanctuaires, n’ont qu’a se bien tentr 


kx 





FONGTIONNAIRES ET BOYARDS’ 





XXVII 
APRES LA SEANCE 


La salle se vida lentement; la foule s’écoula faisant force com- 
mentaires sur cette étrange affaire. Louise se leva alors et se 
dirigea vers la porte; André la suivit. 

A la porte de la barriére, qui sépare la partie de la salle réservée 

aux témoins de celle qui est destinée au public, Louise se croisa 
avec Tatiana; elle baissa la téte et détourna les yeux. Tatiana leva 
sur elle un regard compatissant et passa, Louise poussa un profond 
soupir. 

Le vestibule aussi devint vide; sous le péristyle il n’y avait que 
quelques retardataires. La nuit, qui tombait lentement, le rem- 
plissait d’ombre. Louise s’arréta et chercha des yeux le laquais qui 
devait faire avancer sa voiture. La confusion était générale, le laquais 
n’était pas 4 son poste. En ce moment, André s’approcha de made- 
moiselle de Schelmberg. 

— Louise, dit-il d’une voix douce, vous étes bien malheureuse, 
permettez-moi de vous dire quelle part je prends a votre douleur. Je 
vous ai averti qu'un orage était sur votre téte... 

Elle recula : 

— Vous avez été complice du meurtre de mon pére? 

— Non! dit-il, le nabab n’avait pas de complices. Je savais seu- 
lement qu'il briserait ceux qui avaient lutté contre lui. J’ai essayé 
de vous sauver... 

— ]l a tué mon pére et il m’a couverte de honte. Il a dit la vérité. 


! Voir le Correspondant des 25 mai, 40 et 25 juin, 10 et 25 juillet, 10 et 
25 aout 1875. 


924 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


J’avais des doutes sur la culpabilité du comte; aussi je ne !'ai pas 
accusé. Mais, dites-moi, André, pouvais-je accuser mon pére? 

— Vous pouvicz vous abstenir. 

— M’abstenir de venger Vadime! Coupable ou non, le comte m’a 
donné la potion qui a tué celui que j’aimais? Si vous m’aviez fourni 
une preuve de son innocence j’aurais comprimé mon ressentiment. 

— Je ne savais rien, je vous jure... Le nabab ne se confie a per- 
sonne. 

— Enfin, le mal est fait. Je m’étonne, André, que vous conset- 
tiez 4 me parler!... 

— Je vous aime, balbutia-t-il. 

— Pour moi, mon ceur n’a plus d'amour... Abandonnée ct mé- 
prisée, je m'éteindrai dans quelque solitude. _ 

— Permettez-moi de la partager avec vous. Ecoutez-moi, Louise: 
je ne vous demande rien que de vous servir; je n’exige pas de r- 
compense. Je veux vivre de votre présence. Je vous aime et vous 
admire. Laissez-moi vous adorer et garder l’espoir... Peut-étre mon 
dévouement d’esclave, muet, humble et résigné, vous touchera-t-il 
un jour. Louisc, vous allez étre seule, acceptez le sacrifice de ma 
vie. Je ne vous demande pas votre main; je vous Supplic de me per- 
mettre de vous voir, vous demander vos ordres, vous servir. 

L’ame de Louise s’amollit au contact de cet amour immense. Elle 
sut gré 4 André d’étre venu sc mettre 4 ses pieds au moment ov 
tout le monde se détournait d’elle. . 

— C'est bien... j’accepte, dit-elle lentement, mais n’oublier pas 
que c’est un sacrifice, car je ne puis ni ne veux vous donner au- 
cune espérance. 

I) lui prit Ja main, qu’il baisa en silence. 

— C’est bien! dit-elle. Faites avancer ma voiture, vous m’accom- 
pagnerez a ’hétel. 

Quand André et Louise furent retournés a l'hotel de la rue des 
Italiens, les domestiques leur racontérent ce qui s’était passé entre 
Schelm et le nabab. La baronne était folle de chagrin. La pol 
recherchait le meurtrier. 


Aprés avoir levé la séance, le président des assises se mit en devoir 
d’écrire au procurcur général un rapport circonstancié, relatant les 
incidents de cette mémorable affaire. Le procureur Darine, nous 
l’avons vu, avait assisté jusqu’a la fin aux débats; mais dés qu'tl 
avait vu le président se diriger vers son cabinet, il s'était levé. Sans 
prendre le temps de passer au vestiaire pour changer de costume, 
il sortit et se dirigea précipitamment vers sa demcure, située da0s 
un quartier éloigné de Saint-Pétersbourg. Il croyait pouvoir fuir 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 925 


et emporter ses effets les plus précieux et l’arvent qu’il avait chez 
lui. Il fallait du temps en effet pour recevoir une réponse du pro- 
cureur général. Darine avait déja traversé plusieurs rues, quand, 
dans un carrefour sombre et désert, dans lequel il s’était engagé 
pour raccourcir le chemin, il se sentit frapper sur V’épaule; il se 
retourna avec un sentiment d’épouvante. A sa gauche était Poléno, 
a sa drotte Bello. Tous les deux portaient encore la livrée du nabab. 
Darine ne fut rien moins que rassuré a l’aspect des deux nihilistes, 
dont les visages étaient sombres. Cependant, il simula un calme 
qui était loin de son cceur et dit: 

— Ah! c’est vous! Que me voulez-vous... Je suis perdu!... Ce 
nabab était un traitre... i 

Bello lui mit sur l’épaule sa large main et répondit : 

— Vraiment! procureur Darine, le nabab était un traitre! Et 
c’est & nous que tu-dis cela! La peur t’a donc rendu aveugle : tu ne 
vois pas que nous portons sa livrée. Ah! le nabab est un trattre! Et 
toi, qu’es-ta donc, procureur Darinc? 

Darine plia sous la pression; ses genoux fléchirent et il balbutia : 

— Vous voulez me faire du mal... Vos visages sont sinistres! 

— Regarde autour de toi, Darine, dit alors Poléno d’une voix 
creuse, et vois ou le hasard, notre Dieu a nous, t’a conduit. 

Darine suivit machinalement la direction du doigt de Poléno, et 
frissonna de peur. Effectivement, le carrefuur ou il s’était engagé 
aboutissait 4 la Perspective de PAssomption, et la vue s’arrétait 
sur les ruines encore fumantes du phalanstére de !’Asiatique. 

— Tu te souviens, Darine, que nous t’avons dit la-bas, dans le 
temple de notre religion, que tu nous appartenais, que tu ne pou- 
vais rien sans nous, et nous avons ajouté : Si tu nous trahis, prends 
garde a toi, Darine, tu nous trouveras préts 4 venger nos fréres ! 
Tu as trahi, Pheure est venue ct nous voila... 

- Tout en parlant, Poléno avangait et forcait Darine 4 faire de 
méme. Ils étaient alors en face des ruines du phalanstére. 

— Je n’ai pas trahi seul, disait Darine, tous vos chefs... 

— Que nous importe! répondit Poléno, nous ne connaissons que 
toi; le tour des autres viendra plus tard. 

— Poléno! par pitié. 

— Darine, dit Poléno, je crois que l’égalité et la justice univer- 
selles doivent tét ou tard régner sur la terre. Darine, ta trahison 
a reculé le triomphe de nos idées. Je veux me venger de toi. 

— Le socialisme m’est indifférent, Darinec; mais tu as mécon- 
tenté un homme qui m’a rendu riche et heureux. Cet homme t’a 
condamné Darine, tu vas mourir..., ajouta Bello. 

— Tu vas mourir ici méme, reprit Poléno, sur l’emplacement 

40 Szprenenx 1875. 60 





926 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


de ce phalanstére qui fut le berceau du socialisme et que tu as dé- 
truit par ta lacheté. 

-— Mourir! cria Darine. Vous youlez m/’assassiner... vous ose- 
riez }.. 

— Tu sais bien, dit Bello avec un rire cruel, que nous osons 
tout. 

Le procureur fit un hond en arriére et cria : 

— Au secours! a l’assassin ! Nous sommes dans une ville; je me 
défendrai... Au secours ! 

— La justice de la société est trop lente, tu pourrais t'y sous- 
traire... la nétre est plus expéditive, cria Poléno... Meurs! 

Darine poussa un cri épouvantable; Poléno venait de lui enfon- 
cer un poignard dans la poitrine. 

— Au secours! 4 l’assass.. 

Il ne put achever : Bello l’étreignit 4 la gorge, Poléno retira le 
poignard de la plaie et l’enfonga une seconde fois a la place du 
cceeur; la lame entra jusqu’a la garde. Darine poussa un profond 
soupir ; Bello desserra les doigts, le corps du procureur roula au 
milieu des cendres du phalanstére de l’Asiatique. Poléno le poussa 
du pied. 

— C’est fait... dit-il... Bello, viens-tu avec moi? 

— Ou vas-tu? 

— Chercher les fréres dispersés, reconstituer le phalanstere, 
travailler 4 la régénération, devenir un chef. Bello, veux-tu parta- 
ger cette puissance avec moi? 

Mais l’officier secoua la téte : | 
-—Tu appelles cela une puissance! des intrigues souterraines, 
le mépris, la peur du chatiment et une mort misérable au bout. 
Non, Poléno!... Nos chemins sont différents, séparons-nous.~ 

— Scrais-tu un traitre, toi aussi? demanda Poléno menagant. 

— Non, je ne trahirai pas, mais je ne serai plus avec vous. 
Je veux vivre comme tout le monde. Je ne vous reverrai plus. Adieu. 

— Qu vas-tu donc? 

— As-tu oublié que nous avons 4 toucher de |’argent chez le 
banquier du nabab? lI ne faut pas perdre de temps : Dougall Sahib 
est arrété, Dieu sait ce qui pourra arriver d’ici 4 demain. 

— Tu prononces déja le nom de Dieu? 

— Que veux-tu... je m’habitue a ma nouvelle situation d’‘homme 
riche; mais loiaussi... Tu possédes 100,000 roubles. 

Poléno Je repoussa de la main : 

— Va-t’en, 4me mercenaire ! 

— Ha! ha! dit Bello, tu équivoques ! Les hommes sont tous les 
mémes et leurs opinions changent sclon leurs intéréts personnels. 











= FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 927 


“ — Je chercherai des hommes dont les ‘sentiments soient plus 
élevés. 

— Cherche, dit Bello en ricanant et en s’éloignant précipitam- 
ment — il avait entendu le pas cadencé d'une escouade de policiers 
résonner dans le carrefour voisin. 

Poléno poussa un profond soupir. 

— Oui, dit-il, ils sont tous ainsi... Comment s’appelleront les 
hommes dont je veux étre le chef et oi les trouverai-je? Car je suis 
riche maintenant. Ah! j’ai le droit d’étre un chef. 

Le pas de l’escouade devenait plus sonore en se rapprochant, et 
Poléno l'entendit 4 son tour; il se dissimula derriére un pan de 
mur. 

Il faisait nuit, les policiers ne virent pas le cadavre de Darine. 

Quand ils furent passés, Poléno enjamba le mur. 

Le jour, en se levant, trouva encore le sombre doctrinaire revétu 
de la brillante livrée du nabah de Cadoupoure, errant pensif ct 
bléme parmi les décombres du phalanstére de | ’Asiatique. 


XXVIII 
LES ADIEUX. 


La cour supérieure cassa les deux verdicts, ct l’affaire Lanine, 
compliquée de l’affaire Dakouss et Muller, se jugea une seconde 
fois. Wladimir fut acquitté 4 l’unanimité des voix. Le tribunal, le 
jury, le procureur général méme qui occupait le fauteuil de Darine, 
ressentaient pour Muller une sympathie mvincible. Cependant la 
loi était formelle: Muller était un forgat en rupture de ban, le 
meurtre de Schelm le rendait récidiviste : le jury le déclara cou- 
pable avec des circonstances atténuantes. La loi lui fut appliquée 
de la fagon la plus indulgente, mais il fut impossible aux magis- 
trats de condamner Muller 4 moins de dix ans de travaux forcés en 
Sibérie. En entcndant la sentence, Muller sourit, baissa la téte et 
murmura : 

— C’est bien! 

L’indulgence était tellement a l’ordre du jour, que le jury, ayant 
probablement égard aux souffrances que Dakouss devait éprouver de 
la perte de sa beauté, admit aussi en sa faveur des circonstances 
atténuantes et ne le condamna qu’é dix ans de travaux forcés. 

Tatiana, qui assistait 4 cette séance, avait demandé et obtenu la 
permission de visiter Muller dans sa prison, pendant que Wladi- 


028 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


mir, rendu & la liberté, accomplissait Ics derniéres formalités 
de sa délivrance. Elle franchit la grille, et aprés avoir montré au 
porte-clefs sa permission, ainsi que celle qui autorisait son mari 4 
venir la rejoindre dans la cellule de Muller, elle monta Pescalier 
glissant de la prison, et se fit ouvrir la cellule n° 14, unique habi- 
tation de celui qui avait été le riche et puissant nabab de Cadou- 
poure. Muller était assis sur un escabeau, la téte entre ses mains, 
les pieds ramassés sous lui-mémce et les genoux ployés. Ses longs 
eheveux, devenus presque blancs, tombaiecnt sur ses épaules vot- 
tées. Une ride profonde creusait la peau de son front; les muscles 
de sa face blémie avaient contracté scs joues haves, ot deux trous 
profonds s’étaient creusés depuis son emprisonnement. 

Le procés avait duré trois mois, et la barbe de Muller avait eu le 
temps de croitre; rude et hérissée, elle encadrait son visage d'un 
collier grisdtre qui accentuait encore l’expression de cette énergique 
physionomie. 

I] était 1a, accroupi auprés d'une petite table, ployé en deur, 
songeant probablement a sa vie écoulée. Quand Tatiana entra, il 
se leva d’un bond; mais tout 4 coup, laissant retomber ses mains, 
il murmura 4 voix basse : 

— C’est vous... Merci, madame, d’étre venue. 

— Qh! dit-elle, combien vous avez souffert! 

— N’est-ce pas... De prés on voit mieux les ravages que ces trois 
mois ont fait. Ou, ma carriére est finie; je m’achemine lentement 
vers la tombe. J’aurai passé inapergu sur cette terre... Ce que cest 
que la fatalité, ajouta-t-il... Si j’élais né sur un trone, j'aurais été 
un grand roi! 

— Muller, dit Tatiana, vous étes mieux que cela, vous étes ut 
grand homme! 

Elle essuya une larme. 

— Oh! Muller, combien vous avez été noble et beau! Je vous a 
aimé 4 ce moment! Je puis vous dire cela, si cela peut étre pour 
vous une consolation. 

{] eut un sourire triste et l’interrompit : 

— Jaurais jadis payé de mon sang les paroles que vous venet 
de prononcer. Je vous en remercie, mais elles ne font plus 
battre mon cceur: mon cceur est mort. Je ne sens plus rien qu ut 
vide effroyable, béant, et je souffre 14! dit-il en touchant soa 
front. J’ai mal 4 la penséc... Comprenez-vous cela? Avoir éé 
quarante ans un réveur exalté, et n’avoir pas vu qu’autour de 
moi, il n’y avait que des cupidités, des ambitions ou des 1nsa- 
nités ! Avoir voulu transformer.les croyances des hommes, et doulcr 
des sicnnes propres et les rejeter avec mépris! Oh! savez-vous, 1a- 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 499 


tiana, que c’est horrible... Etre 1a, a la méme place, toujours seul 
avec sa pensée et se dire : Ma vie toute entiére n’a été qu’un 
immense crime; ma pensée, qui se croyait sans limites, n’était 
que la condensation des réves d’un halluciné. Oui, j’ai été crimi- 
nel, je le reconnais, et quand je me rappelle les premicrs prin- 
cipes de la religion chrétienne, ces doctrines si profondes et si con- 
solantes, qu’un pauvre prétre de campagne m’apprenait la-bas, dans 
la maison de mon pére, je me dis : Seigneur, je suis coupable, de 
pensées, de paroles et d’actes. C’est ma faute, ma propre faute, 
ma trés-grande faute. Oui! Tatiana, je suis redevenu chrétien, non 
par sentiment, mais par raisonnement. Un moment, notre religion 
a cu des martyrs... Nous n’avons que des ambiticux et des traitres. 

I! se redressa; une expression de colére passa sur sa face, ct il 
murmura, en élevant ses mains au-dessus de sa téte : 

— Avoir sacrifié toute sa vie 4 la poursuite d’une chimére irréa- 
lisable. Avoir été un criminel méprisable, et finir misérablement, 
quand je pouvais étre un homme parmi les hommes. Car je le pou- 
vais, Tatiana... 

— Mon pauvre ami, dit Tatiana de sa voix mélodieuse et per- 
suasive, ne vous déscspérez pas... Vous ¢tes noblement tombe, si 
cela peut s’appeler tomber... Yous avez excité, méme chez vos juges, 
un sentiment d’admiration. J’étais votre idéal, m’avez-yous dit. 
Eh bien! sachez-le, je vous admire. Votre souvenir ne me quittera 
jamais. 

— Merci, madame, dit-il. Vous étes une noble créature. Vous 
voulez que les quelques années qui me restent encore a vivre peut- 
étre soient moins tristes. Que votre nom, dans les plaines de la Si- 
bérie, reparaisse de temps en temps 4 mes yeux, en me rappelant 
vos douces paroles. Merci encore, dit-il. Peut-étre me renverra-t-on 
a Irkoutsk et la je vivrai de votre souvenir; le travail paraitra 
moins dur a mes mains affaiblies, quand votre image bénie m’ap- 
paraitra. 

— Le travail, la Sibérie! dit Tatiana, mais vous n’irez pas aux 
mines. Avez-vous pu croire un seul instant que nous consen- 
tirlons.... 

— Je n’irai pas aux mines! l’interrompit-il — et sa voix devint 
éclatante. — Je n’irai pas aux mines! et ot voulez-vous que j’aille. 

— Vous ne nous quitterez pas,... l’empereur.... 

— Que voulez-vous que je fasse ici! Que je traine ma honte et 
mes désillusions au milieu d’une population indifférente. Non! je 
demande |’expiation, le labeur, l’aspect des déserts immenses, le 
fouet sur mes épaules... oui, une expiation réelle. Chaque humi- 
liation, chaque torture, me relévera & mes propres yeux. Je veux 


930 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


éprouver des douleurs physiques pour me distraire de mes douleurs 
morales. Je veux sentir mon corps fléchir sous le poids des far- 
deaux, ma chair déchirée... J’oublierai peut-¢tre alors, et je n’au- 
rai pas peur de l’expiation supréme. 

Muller fut interrompu; la porte s’ouvrit et Wladimir se pré- 
cipita dans la cellule. Il embrassa cordialement son ami. 

— Qh! Muller! s’écria-t-il, noble et grand coeur! Tu m’as sauvé, 
oh! que je suis heureux de te serrer entre mcs bras. 

Muller pressa son ami sur sa large poitrine, et ses longs cheveux 
blancs couvrirent le visage du comte Lanine. 

— Je suis redevenu ce que j’étais, mon ami, dit Wladimir. Sa 
Majesté m’a envoyé ses félicitations. Tout ce que je demanderai, 
je Pobtiendrai. Ils t’ont condamné, mais l’empereur te fera grace, 
je te le jure. 

Muller |’écarta de la main: 

— Ta femme vient de me dire cela tout 4 Vheure. Ma grace! 
Wladimir. J’ai, jadis, refusé la grace par orgueil... Aujourd’hui, je 
la refuse encore, mais par un tout autre sentiment. 

— Muller! 

. — Ma grace! reprit-il plus haut. Mais je suis un criminel, j'ai 
assassiné, pillé, bralé, méprisé Dieu et les hommes, et je ne serais 
pas chatié en ce monde! Quel serait donc mon chatiment dans 
lautre? Wladimir, j’ai répudié mes anciennes erreurs ; aujourd'hui 
je crois 4 l’équité des lois qui régissent les hommes, je veux croire 
4 la religion qu’on m’a enseignée dans mon enfance. Si on fait grace 
4 un criminel comme moi, comment veut-on que je ne doute pas 
de nouveau? Ah! laissez-moi ma supréme espérance, n’empoisonnet 
pas les jours qui me restent a vivre, ne faites pas rentrer le doute 
dans mon ceeur! Je ne veux pas vivre libre et heureux.... Je ne 
le veux pas, entends-tu! Je n'en ai plus la force. Et d’ailleurs ce 
serait un scandale. Souffrir et songer 4 la miséricorde de Dieu, 
telle est, telle doit étre ma destinée désormais. Tu veux donc que 
je me rencontre dans une rue avec quelque étudiant have ou quel- 
que prolétaire farouche, dont l’aspect me rappellera les doctrines 
stupides dont j’avais fait l’objectif de toute ma vie? Que je voic 
& chaque pas, que, 4 chaque parole, j’entende rappeler le souvenir 
de mes criminelles folies? Non, non! le désert, |’immensité, les tor- 
tures et la pensée de 1a mort, voila ce qu’il me faut. L’idée religieuse 
est entrée dans mon cceur. Laisse-moi jouir de ses consolations su- 
prémes. Laisse le chdtiment des humains s’étendre sur ma téte, 
pour en écarter le chatiment de Dieu. 

Tatiana, restait silencieuse. 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 934 


— Mais, dit Wladimir, tu te juges trop sévérement. Tu n’es pas 
un criminel, tu.. 

— Ah!  interrompit-il, c’est toi qui dis cela. Toi!... cela prouve 
que tu m’as pardonné. a 

— Oh! Muller, peux-tu parler ainsi, et qu’ai-je a fe pardonner? 

— Oui, murmura Muller, je puis, en effet, te tendre la main, 
et dire: Wladimir, j'ai expié mon crime envers toi, j’ai droit a 
ton estime... Mais ‘cela m’empéche-t-il d’avoir été agent provoca- 
teur, d’avoir envoyé vingt hommes en Sibérie, d’avoir massacré 
des milliers de mes semblables au nom d’une utopie criminelle, 
d’avoir faussé des consciences, de m’‘étre enfin substitué a Dicu 
pour me venger de mes propres mains. Tout cela, ce sent des cri- 
mes, et il faut que je les expie! Je les expierai, Wladimir. Je n’ac- 
cepterai pas de grace, entends-tu! Et si tu veux me prouver.ton 
amitié, ne me reparles plus de cela. 

Wladimir interrogea sa femme du regard, Tatiana détourna les 
yeux. 

— ainsi, dit Wladimir, je ne puis rien pour toi? 

— Si, beaucoup : ton aventure te fera un des puissants de |’em- 
pire. Promets-moi que, si tu rencontres parmi les socialistes, parmi 
ceux qui se lévent contre la société, des gens convaincus, tu te 
souviendras de moi et que tu seras indulgent pour eux. Les fous 
sont bien a plaindre. 

— Qh! dit Wladimir, je te le promets. Mais tu te trompes, 
Muller : la vie active me fatigue; je vais, moi aussi, donner ma 
démission. 

Un sourire énigmatique erra sur les lévres de Muller. 

— Ton activité aurait pu étre utile cependant, dit Muller. A cha- 
cunson caractére. Eh bien, alors,ajouta-t-il en soupirant, tu ne peux 
rien, absolument rien... que m’oublier. 

I se leva alors et dit : 

— Adieu, maintenant, mes amis; ne prolongez pas cette visite. Il 
est temps pour moi de briser avec le passé. Votre présence a ré- 
veillé mes douleurs. 

fl ouvrit ses bras : 

— Wladimir, cria-t-il avec un sanglot déchirant qui sortit de sa 
poitrine pareil 4 un rugissement, embrasse-moi! C’est la derniére- 
fois que nous nous voyons sur cette terre. Rappelons-nous toute 
notre vie: souviens-toi de ma trahison ! souvenons-nous de notre 
amitié. Embrassons-nous bien fort... La! | 

Tout en parlant, il étreignait de ses bras Wladimir, qui sanglo- 
tait d’émotion. 


| a 


932 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 

— Ta trahison! Muller, bégaya-t-il. ll y a longtemps que je I'ai 
oubliée. 

— Encore!... La! dit Muller en le repoussant. Maintenant, va. 
t’en... Adieu! 

— Tu ne dis pas adieu 4 ma femme, Muller? tu ne l’embrasses 
pas? dit Wladimir. Vois, elle pleure! 

Tatiana ouvrit ses bras, Muller s’y précipita. Pour la premiér 
fois de sa vie peut-étre, il n’avait pas pleine conscience de ce qu'l 
faisait, et balbutiait : 

— Adieu, adieu, mon réve!... Nous serons réunis la-haut. Nest-ce 
pas? vous pricrez pour moi? 

Tatiana répondit d'une voix émue : 

— Je prierai pour vous, Muller, je vous le promets. 

— Assez, maintenant, cria Muller, ces émotions me tuent. Adieu. 
Tatiana! Wladimir, je Ven supplic, emméne-la, ct va-t’en: (es 
adieux sont au-dessus de mes forces! 

Ce fut Tatiana qui se dirigea vers la porte la premiére. Wladimr 
la suivit. Sur le seuil, il se retourna et fixa un dernier regard sur 
cet ami des bons ct des mauvais jours. Muller était assis sur soo 
escabeau, et il pleurait. Deux filets de larmes sillonnaient se 
joues. Wladimir, ému de compassion, voulut retourner sur %& 
pas, embrasser encore le prisonnier; mais Muller fit un geste sup 
pliant de la main, et dit, & travers ses larmes: 

— Adicu, adieu! Et surtout, Wladimir, souviens-toi, déclare-t-i 
en se redressant tout.& coup, que je ne veux pas de grace. Toule 
tentative 4 ce sujet suffirait pour que je cessasse d'étre Jami é 
celui qui la ferait. Souviens-t’en, Wladimir! 

Tatiana sortit, Wladimir la suivit, le gedlier ferma 1a porte der 
riére eux. Tout était fini. 

— Il dira ce qu’il voudra, murmura Wladimir quand ils fureal 
dans la rue, je ne puis pas le laisser aller en Sibérie. Il ne sai & 
qu’il demande. A son dge, les travaux aux mines, c’est mortel. tt 
puis d’gilleurs, c'est mon devoir, aprés tout, d’obtenir sa grace. 

— Wladimir, dit Tatiana, ne faites pas cela. Muller vous a park 
franchement. Il ne veut pas de grace. 

— Mais, je vous le répéte, & son dge, brisé comme il lest (ca! 
ces deux derniers mois |’ont terriblement vieilli), travailler a 
mines, c’est mortel. 

— Eh! la mort serait-elle donc -un si grand malheur pour bial 
ler? Non, Wladimir, ne demandezg pas sa: grace. Muller n’est pas @ 
homme comme les autres. . 

Elle ajouta, en mettant la main sur l’épaule de son mari: 

— Si vous voulez étre le bourreau de Muller, demandes sa gre. 














FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 935 . 


Je crois que vous l’obtiendrez facilement. Il scra libre demain, et 
aprés-demain il vous haira. 

Wladimir baissa les yeux sous le regard ardent de Tatiana, et ré- 
pondit : | 

— J'ai toujours obéi a vos volontés, et toujours je m’en suis 
bien trouvé. Il m’est pénible d’abandonner Muller; mais puisqu’il 
le faut!... 

— Nous devenons vieux, murmura Tatiana; le moment de la sé- 
paration approche pour tout le monde. Laissez cet homme fort par- 
tir le premier; n’intervenez pas dans sa douleur. 

Wladimir embrassa sa femme : 

— Je vous obéirai, comme je |’ai fait toujours, Tatiana, noble 
compagne de ma vie. . 

Tatiana rougit et murmura: 

— Merci! Wladimir. 


XXIX 
L ATTAQUE. 


L’hiver commence de bonne heure sur le versant oriental des 
monts Ourals. Au mois de septembre déja, les premicres gelées dur- 
cissent la terre, détrempéc par les derniéres pluies, et la crevas- 
sent profondément. Les bouleaux ont déja perdu leurs feuilles, et 
leurs troncs blanchatres apparaissent dénudés au milicu de la ver- 
dure sombre et éternelle des sapins. Les oiscaux de passage sont par- 
tis depuis longtemps, et les bandes de corbeaux traversent les airs en 
croassant de joie, semblant féter le retour de l’hiver. — Les corbeaux 
deviennent dans cette saison maitres de l’espace, et n’ont plus peur 
de froler de leur aile quelque cigogne ou quelque gruc étrangére. 
C’est le moment ou toute la nature semble frissonner d’épouvante a 
l'approche de l’hiver, si terrible dans ccs parages. La terre elle- 
méme se creuse profondément, comme si cllc voulait s’ouvrir, don- 
ner un abri 4 ceux qu’elle a nourris pendant l’été, et leur dire, selon 
expression du poéte : « Je serai bicntét recouverte de neige; vous 
serez séparés de moi, et je nc pourrai plus rien pour vous. Venez. » 

C’esta ce moment que les routes devicnnent presque impraticables 
dans cette partie de la Russie. Malheur au voyageur obligé de par- 
courir ces contrées en cette saison, n’ayant pour véhicule que la 
téléga nationale, voiture sans ressorts attelée de deux chevaux dont 
la marche réglementaire est le galop. Lancée 4 toute vitesse sur un 
chemin dont les boues et les orniéres ont pris subilcment la con- 


934 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


sistance de la pierre, le malheureux est cahoté de la plus épouvan- 
table facon. Aussi les populations, en de pareilles circonstances, at- 
tendent-elles la neige avec une impatience qui se congoit, quand 
on sait que la neige, une fois tombée, ne disparait plus qu’au bout 
de sept 4 huit mois, et qu’elle recouvre la terre d’une couche unie 
et résistante sur laquelle les traineaux volent comme sur une glace. 

Or donc, le 20 septembre 1866, deux pérékladnaias (télégas qui 
se changent 4 chaque relai), se suivant l'une l’autre, et escortées 
par quatre cosaques, venaient de descendre le talus oriental de la 
derniére montagne de l’Oural, et s’engageaient sur la grande route 
postale qui méne de l’loumene & Irkoutsk. Il faisait trés-froid, la 
terre était horriblement dure, et les inégalités de la route faisaient 
faire d’énormes soubresauts aux véhicules sans ressorts, et, parla 
méme occasion, aux malheureux voyageurs obligés de se servir de 
ce mode de locomotion. : 

Un officier feldjager (courrier de |’Etat) était assis dans ls 
premiere voiture, a cété d’un vieillard 4 longue barbe blanche, aux 
traits amaigris et haves. A chaque cahot de la voiture, Vofficier 
poussait des jurons énergiques, tandis que le vieillard semblait ne 
pas méme s’en apercevoir. Un sourire triste, stéréotypé sur ses - 
vres pales, accompagnait les jurons de son compagnon. [I] était 
droit comme un des sapins de la forét qu’ils trayersaient en ce mo- 
ment, et, tandis que, & chaque cahot, le feldjager s’accrochait aa 
bois de la voiture en soufflant comme un phoque, lui, insensible et 
dédaigneux, se balancait seulement d’un mouvement tellement 
régulier qu’il semblait automatique. 

Un cahot plus fort que les autres précipita l’infortuné feldja- 
ger sur son compagnon, et l’officier s’accrocha aux vétements du 
vieillard en jurant comme un possédé. 

— Il faut réunir toutes ses forces, se tenir droit, et s’appuyer 
de ses bras sur la rampe de la voiture, ainsi que je le fais, dit dou- 
cement le vicillard. On peut ainsi vaincre les cahots... On peut 
vaincre tout, hermis... 

Le feldjager, qui avait & peu prés repris son équilibre, r 
pondit : 

— Oh! vous, vous étes de fer! 

— Plat 4 Dieu! Je ne penserais pas et je ne souffrirais pas! 

— Je demande pardon a Votre Excellence, dit le feldjager, de 
m’étre retenu a clle. 

— Bon Dicu! répondit le vieillard avec fatigue, que de cérémo- 
nies! En faites-vous donc tant que cela avec les autres galériens? 

— Un personnage tel que vous, dit l’officier avec un sourire dis- 
cret.’ 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 975 


— Qui vous a dit que j’étais un personnage? répondit le vieil- 
lard avec colére, ct pourquoi me traitez-vous ainsi? Ce titre d’Ex- 
cellence que vous me prodigucz, et qui ne m’appartient pas, me 
biesse ? Combien de fois faut-il vous le dire? Je suis un galérien 
comme les autres. : 

L’officier ne répondit pas. 

— Voyons, dit le vieillard, répondez-moi donc! A quel propos 
cette déférence, et pourquoi, malgré mes affirmations, vous obsti- 
nez-vous 4 croire que je suis quelque grand personnage? 

— Les recommandations qu’on m’a faites 4 votre égard... répon- 
dit l’officier interdit. On m’a ordonné de vous traiter avec respect. 

— Qui, murmura I’autre; c'est de cela que je me plains. On ne 
veut méme pas que j’expie... Et moi qui révais 4 l’égahité! Ow est- 
elle donc? 

Il baissa la téte ct se mit 4 songer profondément. 

Dans la seconde voiture, oi an homme 4 la figure mutilée était 
assis 4 cOté d’un sous-officier feldjager, on ne faisail pas tant de 
facons. A chaque cahot le gardien et le prisonnier s’embrassaient 
presque en se faisant force grimaces ; et les quatre cosaques 4 cheval 
envoyaient 4 la deuxiéme voiture des lazzis qu’ils n’osaient adres- 
ser 4 la premiére. 

Les cosaques escortaient Muller et Dakouss envoyés a Irkoutsk. 

Tout 4 coup, il se fit un grand bruit de feuilles mortes dans la 
forét, et vingt hommes, armés de carabines, apparurent sur la route 

et mirent en joue les cosaques. 

— Halte! Arrétez! cria un homme de haute taille, qui semblait 
commander aux autres. 

Les postillons obéirent terrifiés. 

— Les brigands ! murmurérent-ils 4 demi-voix. 

Les cosaques firent mine de prendre leurs fusils, qu’‘ils portaient 
en bandouliéres. 

— Un mouvement, et vous étes morts! cria le chef de la bande. 

Les cosaques comprirent que la défense serait inutile et laissé- 
rent retomber leurs fusils. 

L’officier feldjager, stupéfait de cette agression inattendue, de- 
manda a son compagnon : 

— Qu’est-ce que cela veut dire? Le savez-vous? 

— Qui. Mais n’ayez pas peur; il ne vous arrivera rien. 

Cependant le chef des assaillants disait aux cosaques : 

— Jettez vos carabines. 

Les cosaques obéirent. 

— Bien! Maintenant, allez-vous-en sans retourner la téte. 

ll n’y avait pas a discuter; vingt carabines étaient braquées 


936 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


sur eux. Les cosaques tournérent bride et voulurent s’enfuir au 
galop. 

— Au pas! commanda homme. | 1c. { que nous fassions nos 
affaires. Tant que vous nous verrez a l’horizon, sous peine de mort, 
que nul de vous n’accélére le. pas. 

Les deux feldjager, lofficier et le sous-officier, tremblaient de 
frayeur. Le sourire triste n’avait pas disparu des lévres du vieil- 
lard. L’>homme a la figure mutilée se dressa dans sa voiture. 

— Descendez! cria le chef des brigands au sous-officier feldja- 
ger, et tournez-vous du cdté de la forét. Si vous nous obéissez, i! 
ne yous arrivera rien. 

Le sous-officier sauta 4 bas de la voiture et se jeta a plat ventre 
contre la terre. 

— Bien, dit le chef en souriant, a votre tour maintenant. 

L’officier se redressa et voulut résister. 

— Vous me tuerez, dit-il, mais je ne manquerai pas 4 mon de 
voir. Je suis chargé... 

— Qbéissez, dit le vieillard & voix basse, je vous jure que votre 
honneur sera sauf. 

Et comme il hésitait : 

— Je vous donne ma parole d’honneur qu'il ne vous arrivera 
rien. On veut me faire évader : je vous jure de ne pas fuir... 

— Voyons, criait le chef, sera-ce bientot fini? Attention, mes en- 
fants, si cet homme n’obéit pas, feu sur lui!... 

— Qbéissez, je vous en supplie!... 

— Vous m’avez donné votre parole d'honneur de ne pas fuir? dit 
V officier. 

— Qui! dit le vieillard, je vous la réitére. 

L’officier se leva. 

— Votre agression dans ce pays si tranquille a stupéfié mes hom- 
mes, commenca-t-il. 

— Ah! cria le chef, assez de paroles... obéissez, ou sinon... 

L’officier, seul contre vingt hommes, ct se voyant le point de 
mire de vingt fusils, descendit lentement de voiture, en disant au 
vieillard : 

— Souvencz-vous de votre parole. Si vous fuyez, je me brile li 
cervelle! 

— Mets-toi auprés de ton sous-officier, ordonna le chef des agres 
seurs, la figure contre terre... et ne bouge pas. 

— Crest inutile, Ivan, dit alors le vieillard; c’est un brave 
militaire que cet officier, et il ne te trahira pas. 

En entendant cette voix, le chef des agresseurs jeta son fusil 3 
terre en criant & ses hommes : 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 937 


— Attention, vous autres! feu sur le premier qui bouge ou qui - 
tourne la léte! 

Et d’un bond il sé trouva sur la voiture, dans les bras du 
vieillard. - 

— Oh! Muller! cria-t-il, je ne t’ai reconnu qu’é la voix! Que 
tu as vieilli, pauvre ami! 

Ih embrassait en pleurant. 

— Tu as bien souffert! murmura-t-il. Tu as cru peut-étre que je 
te trahirais, moi aussi, que je t’avais oublié? Comme tu es changé! 

— N’est-ce pas? dit le vieillard. Je suis vieux maintenant. Que 
je te remercie, Ivan! 

— Oh! nous n’avons pas le temps de nous remercier ni de nous 
complimenter. Allons, vous autres, ordonna-t-il aux cochers, tour- 
nez bride, ct dans la forét, au galop! On attend la-bas avec des 
chevaux frais. L’autre prisonnier, je l’ai reconnu : c'est le docteur 
Dakouss. Qu’en faut-il faire? Nous attendons vos ordres, Muller! Mais 
vite, le temps passe: les cosaques seront bientdt hors de portée, 
et ils vont chercher du renfort. 

Muller ne bougea pas. 

— Je te remercie, Ivan, oh! je te remercie de toute mon ame! 
ton action, ton amitié ont été bien douces 4 mon cceur! J’ai un peu 
repris confiance dans les hommes. 

— Voyons, Muller, dit Ivan avec quelque impatience, nous nous 
attendrirons plus tard. Donne tes ordres. OW veux-tu que 1’on te 
conduise? Que faut-il faire de tes gardiens? Faut-il les tuer? Je 
Crois que c’est nécessaire ; ils ne pourront pas indiquer 4 ceux qui 
wiendront nous poursuivre la direction prise par nous. 

— Dieu t’en garde, Ivan! s’écria Muller. Encore un crime! non,_ 
Iwan! Je te remercic de ton secours, mais je ne l’accepte pas. Je 
suis condamné par les lois de mon pays. Je désire subir ma con- 
cRamnation. Ivan... je ne fuirai pas. 

Ivan recula. 

— Tu ne fuiras pas? tu te laisseras trainer en Sibérie? tu tra- 
wrailleras aux mines? 

— Oui. 

— Mais tu deviens fou! 

— Non. Seulement le coup sous lequel tun’as fait que fléchir 
m’a terrassé : la lacheté et la cupidité des hommes... 

— Tu parles de ceux des villes, interrompit Ivan; tu y as vécu 
trop longtemps : les hommes des villes sont laches et cupides.JMo1, 
je me suis retrempé dans la vie du désert; fais comme moi, et tu 
verras!... 

— Peut-étre as-tu raison, répondit Muller avec mélancolie, mais 


938 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


mon existence est brisée. Vois, je suis vieux, usé, vouté, et je songe 
4 la mort. Non, merci, Ivan, je ne fuirai pas. 

— Ah! mais ce n’est pas sérieux... c’est impossible! Tu ne nous 
abandonneras pas... tu ne me feras pas cette injure... Dés le jour 
de ton emprisonnement je savais comment ton procés finirait; je 
savais que tu passerais par cette route. Depuis ce temps, Je suis ici. 

— Qui... j’ai compris... ton dévouement me touche. Mais asses, 
Ivan. N’insiste pas; ma résolution est inébranlable. 

— Ah! c’est ainsi, dit Ivan, les lévres serrées par la colére, et tu 
crois que je te laisserai commettre cette folie! Tu ne veux pas? eh 
bien! nous t’enléverons de force... Amis! tenez ces hommes en 
joue ! Vous, cochers, ramassez vos rénes, et en route! cria-t-l. 

. Mais Muller s’était redressé. Debout, les bras croisés, ses che- 
veux blancs rejetés en arriére, i cria : 

— Qui donc sera assez audacieux parmi vous pour me désobéir? 
Qui osera mettre la main sur le vieillard qui fut votre chef? 

Et comme le Sibérien, interdit, reculait au son de cette vou 
puissante. 

—J’aurais le droit de t’en vouloir, Ivan, dit Muller, car tu n’as pas 
exécuté mes ordres. Tu devais aller chez le nabab de Cadoupoure, lu 
transmettre mes paroles, au lieu de tenter cette délivrance imposs- 
ble. Mais, ajouta Muller d’une voix mélancolique, jen’en ai pas lecou- 
rage, car je comptais presque sur ton intervention, et elle me 
utile : elle me permet de tenir une derniére fois ma parole. 

Il désigna du doigt la voiture qui était derriére lui, oi dail 
Dakouss : 

— J'ai promis 4 cet homme de le rendre libre ; vous allez fare 
-~_pour lui ce que vous avez voulu tenter pour moi. Vous allez le dé- 
livrer. 

Ivan cria avec colére : 

— Ce misérable assassin? 

— Oui! je le veux ainsi... Cet homme est riche; il payera (6 
hommes. 

— Assez, Muller! cria Ivan; tu m’insultes... Je ne ferai pas cela. 

Tout 4 coup Muller se baissa, entoura de ses bras le cou du Sibe 
rien, et l’embrassant avec une ineffable tendresse. 

— Je t’en prie, Ivan, dit-il, ne me donne pas un remords de 
plus. Moi, je ne puis fuir : je suis vieux, mes jambes ne me por 
tent plus. Jembarrasserais votre fuite, je vous le jure. Je mourra 
avant d’arriver 4 Irkoutsk. Je suis un homme fini : vois, je m’atlen- 
dris, je pleure... 

Comme Ivan, attendri lui-méme, ne répondait pas : 

— Est-ce ainsi que tu as connu le roi des galériens, le chef des 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 939 


Taipings oule nabab de Cadoupoure? Non... Je ne suis plus Muller, 
je suis un vieillard qui se repent et qui aspire au repos dela tombe. 
Ivan, je t’en suppl, n’insiste plus. Je ne faiblirai pas, bicn que ton 
désespoir me touche! Et d’ailleurs... 

Il étendit la main dans la direction de la grande route, ou les 
cosaques disparaissaient 4 l’horizon, aprés avoir mis leurs chevaux 
au galop. 

— Vois, dit-il, il est trop tard; en insistant davantage, tu com- 
promets ta sécurité, celle de tes hommes et mon honneur. Allons, 
Ivan, une derniére étreinte! Et adieu... Nous ne nous reverrons 
sur cette terre... Toi aussi, noble ami, songe au ciel! Adieu, 

van! 

Nl le repoussa, et s’adressant 4 V’officier : 

— Veuillez remonter auprés de mol, monsieur ; il y a une troi- 
siéme place dans la voiture pour le sous-officier. Ne discutez pas, 
monsieur, dit-il. L’autre prisonnier vous sera enlevé. Jc ne puis 
rien de plus. Obéissez, monsieur; je n’ai pas le temps d’attendre 
votre bon plaisir, insista-t-il avec impatience, et ces hommes non 
plus! 

Et il cria : 

— Dakouss, vous étes libre... j’ai tenu ma parole! Adicu, Ivan! 
N’oublie pas le nabab de Cadoupoure ! 

Lofficier était remonté dans la voiture; le sous-officier, trem- 
blant, l’avait suivi. Muller saisit les rénes des mains du postillon 
tremblant, et lanca les chevaux a toute vitesse dans la direction de 
la station de poste. 

Ivan, accablé, suivit des yeux la voiture, qui disparut bientdt 
au détour du chemin; puis, secouant la téte, il cria d’une voix 
étranglée : 

— Allons, vous autres, emparez-vous de cette voiture et de cet 
fnomme et déguerpissez! Il n'est que temps! 

ll essuya du revers de sa manche une grosse larme qui roulait sur 

$2 joue, et suivi de ses hommes qui entrainaient Dakouss, le pos- 
tullon et la voiture disparurent dans le fourré. 
‘a Quant 4 Muller, il ne rendit pas les rénes au postillon, qui trem- 
be lait convulsivement, et ils arrivérent ainsi, une heure aprés l’atta- 
que, le prisonnier conduisant ses gardiens, au premier relai de 
poste de la grande route de la Sibérie orientale. 

Quand Ivan et ses hommes se furent enfoncés dans le coeur de la 
forét; le Sibérien ordonna de faire halte. 

— Mes enfants, dit-il &4 ses hommes, nous allons nous rendre & 
la elairiére ot sont les chevaux, car il faut que les ordres de mon 
chef soient exécutés. Abandonnez la voiture ici; le postillon vous 


440 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


suivra, ce sera votre affaire, 4 vous qui habitez les villages dissémi- 
nés dans cette forét, de vous arranger avec cet homme pour quil 
ne vous trahisse pas. Moi, je vous quitte. Voici l’argent convenu; 
qu'un de vous s’avance. 

Un des paysans obéit a l’ordre. 

— Voici la moitié du salaire convenu. Vous nous accompagnerer 
4 la clairiére. Vous recevrez le reste 1a bas. Il faut protéger 1a retraite 
de ce misérable. 

Dakouss, pale et effrayé de cette course, demanda alors: 

— Qu me menez-vous? 

— Silence! cria Ivan, tu le sauras. Tu ne mérites pas ce que l'on 
fait pour tol. 

— Je suis riche, murmura Dakouss. 

— Crois-tu que je veuille de ton misérable argent? Garde-e et 
tais-toi, ta voix me fait mal. 

Et Ivan lui lanca un regard terrible. 

— Silence! je te le conseille, répéta-t-il, car il me prend a tous 
moments, des envies de t’écraser, béte venimeuse ! Ah! si ce nétal 
la volonté de Muller!... 

Il leva tout 4 coup le poing: 

— Tais-toi, et ne parle jamais, entends-tu, misérable? Si tu 
vais combien me coute le service que je suis obligé de te rendre! 

Dakouss s’aplatit, épouvanté, contre un arbre. 

— Allons, ordonna Ivan, voyant que les chevaux étaient gartvltés 
et la voiture renversée. 

Soudain un des hommes se jeta 4 plat ventre ct colla son oreille 
contre terre. 

_— Des pas d’hommes et de chevaux! cria-t-il. On nous pour- 
suit!... 

— Alerte! & la clairiére! ordonna Ivan. 

Au centre de la forét était un large espace, limité par des arbre: 
centenaires. La forét, sombre en été, était claire dans cette saiso2 
ou, sauf les sapins, les arbres n’ont pas de feuilles, et quand Ivan ¢ 
sa troupe y débouchérent, ils purent voir dans un fourré deux che 
vaux broutant Pherbe roussdtre qui se mourait aux pieds des bov- 
leaux dénudés. 

— Vous avez tenu vos engagements, mes amis, dit-il; ce! 
bien ! 

Il s’approcha des chevaux. | 

— Ce sont de bonnes bétes. Hs auront une longue course? 
fournir aujourd’hui. Allons, c’est bien. Voici votre argent, dit-il 
un des hommes; dispersez-vous. Sais-tu monter a cheval? de 
manda-t-il 4 Dakouss. 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 944 


— Non, bégaya le docteur, je n’ai jamais monté ; et puis, cette 
course 4 travers la forét... , 

— Eh! bien, répondit Ivan, tu apprendras. Tu te tiendras 4 la 
criniére et prendras garde de tomber, car autrement je t’aban- 
donne. Allons, 4 cheval ! 

Dakouss, 4 lidée d’une course 4 cheval & travers la forét en 
compagnie du terrible Sibérien, hésita. 

Tout a coup un coup de feu retentit, et une balle alla frapper 
un arbre. 

— Oh! oh! dit Ivan, nous sommes poursuivis! 

Ii sauta 4 cheval. Dakouss, stimulé par l’épouvante, courut a‘l’au- 
tre cheval. Les paysans s’enfuirent dans toutes les directions. Un au- 
tre coup de fusil suivit le premier. Le cheval que Dakouss tenait déja 
par la bride se cabra, lanca une ruade et gémit douloureusement. 

Dakouss, bléme de peur, vit qu'il était blessé. Deux paysans 
passérent auprés de lui en fuyant. 

— Mes amis, cria Dakouss, sauvez-mol, j'ai de l’argent. 

Les paysans poursuivirent leur chemin. 

— Beaucoup d’argent, cria Dakouss. 

— Montre, dit un paysan en s’arrétant. 

La fusillade continuait, [van se retourna. 

— Misérable Dakouss! cria-t-il. 

Dakouss avait tiré une traite qu'il montra au paysan. 

— (a! de l’argent! cria autre. 

Ivan s’apercut en cc moment que le cheval de Dakouss ralait. 

— Ah! dit-il, il ne sera pas dit que j’aural désobéi 4 Muller. 

Il se baissa sur sa selle, saisit Dakouss par le collet, et voulut 
le hisser sur son cheval. Dakouss laissa échapper son portefeuille 
qui roula sur l’herbe noire. Les paysans étaient disparus. De l'autre 
coté de la clairiére apparurent les bonnets fourrés des cosaques. 

Ivan jeta Dakouss sur la selle. Dakouss criait : 

— Mon argent! mon argent! J’ai perdu mon argent! 

Ivan donna des éperons dans le ventre de son cheval. Un coup de 
feu retentit. Ivan lacha les rénes et s’affaissa en criant : 

— Ah! ils m’ont touché. Je suis mort... 

Le cheval se cabra, Ivan tomba 4 terre, Dakouss fut lancé contre 
un arbre. Le cheval, fou d’épouvante, disparut dans la forét. 

Les cosaques entourérent Ivan et Dakouss. 

Le chef descendit de cheval et toucha Ivan de sa pique. Ivan ou- 
vrit les yeux. 

—— Mes papiers, murmura-t-il... Sur moi, la fortune du nabab... 
Rendez-la lui. 

Il se redressa. 

40 Sepreusar 1875. 61 


942 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Dites a Muller, cria-t-il esprit oy voilé = les atteintes de la 
mort, que j’ai exécuté ses ordres. 

I] poussa un profond soupir et expira. 

. = Celui-la est mort. Quant a l’autre, dit l’officier aprés avoir 
examiné Dakouss, il n’est qu’évanoui. Qu’on le.garotte et qu'on le 
transporte 4 la ville: - 

Quand Dakouss reprit connaissance, il se vit lié sur une selle, en 
face d’un cosaque'barbu' qui le regardait en ricanant. 

— Ou suis-je? demanda-t-il. 

— Ah! tu as voulu fuir, galérien; tu verras ce qu’il en coute! 

— Mon portefeuille! cria Dakouss, & qui la mémoire revint, oii 
est mon portefeuille? 

Le cosaque éclafa de rire. 

— On a fouillé ton camarade, on a trouvé sur a. des papiers ; 
toi, tu n’avals rien. 

— Oh! cria Dakouss, il est resté dans la forét; il y avait un mil- 
lion dedans. Retourhes-y, je te donnerai:de |’argent. 

Mais le cosaque lui frappa la machoire d'un coup du manche 
de son fouet, en criant : 

— Canaille! tu veux me tromper encore. 

Et laissant Dakouss se tordre de douleur et mordre la selle en- 
sanglantée, il se dit 4 lui-méme :. 

— Il est aussi trop ‘-béte. A quoi peut servir l’argent 4 un homme 
condamné aux mines pour la vie? car son escapade lui vaudra cela. 
C’était un leurre. Ah! misérable ! 

Et par un mouvement de rancune rétrospective, le Cosaque as- 
séna un deuxiéme coup de fouet sur le ue du prisonnier en 
criant :. 

— Vermine! va! 

Dakouss s’évanouit. 

Le portefeuille du docteur resta dans la forét. 


XXX 
LA QRACE. 


. Au village de Pokroff, dans la banlieue d’Irkeutsk, sur le banc 
adossé 4 la cabane occupée jadis par Wladimir Lanine, un homme, 
courbé parl'dge, se tenait,assis en se chauffant aux rayons du soleil 
du printemps. 
Les: cheveux gris et la longue barbe blanche de cet homme flot- 
} 








FONCTIONNAIRaS &T BOYARDS. 945 


taient au gré d'une légére brise venue de |’Angara; il regardait les 
papillons dorés voleter autour des feuilles qui s’ouvraient. 

Un sourire triste et placide errait sur ses lévres; ses traits res- 
piraient le calme et la quiétude. Il était.vétu d’une veste de bou- 
racan, et de larges pantalons de velours flottaient autour de ses 
jambes en s’engouffrant dans de grosscs bottes. C’était le costume 
ordinaire des colons exilés. Soudain le village, dont la cabane du 
vieillard était la derniére habitation, s’emplit de bruit et de tu- 
multe. Une voiture attelée de quatre chevaux, escortée par un pelo- 
ton de cosaques, apparut au détour de la ruc principale. Les habi- 
tants accoururent sur le seuil de leurs maisons, et les femmes se 
montrérent aux fenétres. 

C’était un dimanche, jour de repos. Les colons se trouvaient dans 
leurs habitations respectives, et l’apparition de ce luxueux équi- 
page était unévénement qui excitait au dernier point leur curiosité. 
Le vieillard, lui aussi, fut distrait de sa réverie; il tourna ses re- 
gards du cété d’ou venait le bruit, et, aprés avoir mis sa main 
sur ses yeux, pour les garantir des rayons du soleil, il se mit a 
examiner la voiture. 

— Le gouverneur général! murmura-t-il. 

Il se leva, et voyant que la voiture se dirigeait de son cété, dta 
son bonnet comme le. faisaient les autres colons et se mit dans la 
position d’un inférieur qui se trouve en présence d’un chef. 

Le haut fonctionnaire, successeur du comte M..., en qualité de 
gouverneur général de la Sibérie orientale, était assis, seul, dans 
sa caléche. Il n’avait ni aide de camp, ni secrétaire a ses cétés. 

La voiture s’arréta devant le banc auprés duquel le vicillard était 
debout, et le gouverneur, ouvrant lui-méme la portiére sauta a 
terre, et, la main tendte, s’avanga vers le colon stupéfait. 

— Permettez-moi, monsieur, dit-il, d’étre moi-méme le messager 
d’une bonne nouvelle. Ge matin, j’ai regu de Saint-Pétersbourg des 
ordres qui yous concernent. J’ai voulu vous prouver le cas que je 
fais de vous, en venant immédiatement vous apporter votre grace 
pleine ct entiére. 

Mais 4 cette nouvelle qui aurait rendu fou de joic tout autre 
colon, le visage naguére si calme de l’exilé se couvrit d’une paleur 
mortelle, sa bouche se contracta et ce fut d’une voix sourde qu'il 
murmura : 

— Ma grace! oh! mon Dieu! 

Le gouverneur ne remarqua pas l’expression douloureuse des 
traits du vieillard, et il continua : 

— Sa Majesté l’cmpercur vous rend votre liberté, monsieur 
Muller... Je viens d’apprendre ce que j’ignorais. Votre histoire, 








O44 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


Vhistoire de votre sublime dévouement, votre grandeur d’ame, nous 
était déja connue. Laissé libre de vivre 4 votre guise, en vertu 
d’ordres supérieurs, vous avez toujours voulu partager les travaux 
de vos compagnons d’infortune. Depuis longtemps je vous avais ac- 
cordé mon estime, aujourd’hui cette estime s’est transformée en 
admiration. 

Muller ne ]’écoutait pas, 11 murmurait : 

— Sa Majesté l’empereur me fait grace! Allons ! il faut obéir. Je 
remercie Sa Majesté, Excellence ! 

Et il ajoutait plus bas: 

— Oh! Wladimir, 4me débonnaire et simple, si tu savais quel 
~mal tu me fais? Mais pourquoi l’expiation terrestre cesse-t-lle? 
Celle d’en haut ne s’en aggravera-t-elle point? 

Le gouverneur ne l’entendit pas. 

— Que dites-vous, monsieur Muller? demanda-t-il. 

Muller répondit humbicment : 

— Je suis indigne des bontés de Votre Excellence. 

— Je vous enléve immédiatement, monsieur Muller, dit le 
général. Votre appartement est prét au palais du gouvernemcat. 
Vous me ferez l’honneur de monter dans ma voiture ! Si vous voulez 
rentrer chez vous et changer de costume, je vous attendrai ici. 

Muller répondit en souriant avec tristesse : 

— Je n’ai pas d’autres vétements! C’est mon costume des di- 
manches, l’uniforme des colons! Je n’avais pas le droit d’en porter 
d’autres. Que Votre Excellence m’excuse, j’irai 4 pied en ville, ¢t... 

— Non! non! interrompit vivement le général, le costume im- 
porte peu, vous monterez comme vous étes. 

Il lui indiqua du geste la voiture. 

— Veuillez monter, monsieur Muller, dit-il avec courtoisie. 

Muller, aprés avoir enveloppé d’un dernier regard sa cabane 
silencieuse, et la ligne de sapins visible a l’horizon, obéit 4 | 
gracicuse injonction du général. La voiture partit dans la diret- 
tion d’Irkoutsk. Sur le seuil des maisons, les exilés, bouches béat- 
tes, regardaient ce colon assis céte a céte avec le chef supréme du 
pays. ( 

Quand les derniéres maisons de Pokroff eurent été dépassées, 
le gouverneur tira de sa poche un volumineux paquet et dit 4 
Muller : | 

— Voici des lettres et des papiers que le ministre m’a envoyés 
pour vous. Vous n’aviez pas, depuis longtemps, regu de nouvelles 
‘des vétres. Nous avons une heure avant d’étre rendus au palais. Je 
vous pric de me traiter en ami, et de lire votre correspondance. 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 915 


Et comme Muller, ému de tant de courtoisie, voulait répondre 
par un refus. 

— Cette journée sera trés-occupée, dit le gouverneur, il vous 
faudra recevoir bien du monde, répondre 4 bien des questions. 
Tous les fonctionnaires et tous les habitants d’Irkoutsk s’apprétent a 
vous faire féte. Je vous en prie donc, lisez. Voici une lettre de la 
comtesse Lanine, que la femme de mon ami Wladimir me prie de 
vous remettre. 

— De la comtesse Lanine! dit Muller dont les traits s’éclairérent 
pour un instant. Oh! donnez, Excellence, et permettez-moi de pro- 
fiter de votre permission. 

Le gouverneur lui tendit la lettre, Muller ne défit pas le paquet 
qui était sur ses genoux, mais décacheta promptement la lettre de 
Tatiana. Le gouverneur détourna la téte. 


« Je vous connais si bien, mon vieil ami, disait Tatiana, que je 
vous écris cette lettre surtout pour vous affirmer que Wladimir n’est 
pour rien dans la décision miséricordieuse de notre auguste maitre. 
Suivant d’ailleurs en cela mes conseils, il s ‘est intordit de demander 
votre grace ; mais il nous a été difficile, 4 moi comme 4 lui, dene pas 
parler de votre dévouement sublime, de ne pas vous défendre quand 
on vous attaquait, de ne pas, enfin, raconter votre histoire. Votre 
déposition, le procés de mon mari et le vétre, ont émotionné 
tout Saint-Pétersbourg. S. M. l’empereur, vous le comprenez, n’a 
pu ignorer cette affaire. Vous savez que sa justice n’a d’égale que 
sa bonté. Notre souverain ayant appris les faits, nulle personne au 
monde ne pouvait plus l'empécher de signer votre grace. Personne 
n’a intercédé pour vous, je vous le jure; c’est l’empereur qui, 
spontanément, vous a accordé votre liberté. 

« Vous avez toujours eu confiance, Muller, en la sincérité de mes 
sentiments. Je le sais et j’en suis fiére. Eh bien! croyez-moi, l’expia- 
tion est suffisante. Vous, invincible, vous vous étes déclaré vaincu; 
incrédule, vous étes devenu croyant ; les espérances de votre esprit 
et de votre 4me ne se sont pas réalisées, vous avez souffert, et ces 
souffrances ont été l’expiation de vos fautes. La justice des hommes 
se déclare satisfaite : celle de Dieu le sera aussi. Vivez en paix, Mul- 
ler, votre vieillesse peut encore étre heureuse. » 


Les lévres de Muller murmurérent involontairement : 
— Elle croit cela! Heareux!... moi!! 


« Maintenant, continuait Tatania, permettez-moi de vous parler 
de nous, car je me flatte que vaus vous intéressez encore a mon 
mari ef a mol. ) 


946 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


« Grace & vous, Muller, mon mari est combié d’honneurs. Son 
acquittement a été un triomphe! Mais Wladimir est fatigué de la 
vie active! Il n’a pas donné sa démission, car on ne quitte pas le 
service, quand on a l’honneur d’étre aide de camp de l’empereur ; 
mais il a refusé toute mission active. Il n’a plus de souci et se pré- 
tend heureux ; lest-il en réalité? je Yignore. Il a beaucoup vieilli, 
moi aussi; je suis devenue laide, et je songe 4 la mort. Je voudrais 
mourir, non pas parce que je ne suis plus belle, mais parce que je 
ne vois plus de but 4 la vie : nous avons unc tranquillité mono- 
tone qui m’engourdit. 

« J’ai marié cet hiver ma fille 4 un brave jeune homme de mes 
parents, le prince Moloteff; ’empereur a nommé mon gendre son 
aide de camp. Le prince adore Alexandra; je crois qu’ils seront heu- 
reux. Ils demeurent 4 Saint-Pétersbourg; Wladimir et moi vivons 
a la campagne. 

« Je ne sais ce qu’est devenue Louise, ct ccla m’intéresse peu. 
Akouline lvanowa cst morte l'année passéc, sans avoir revu son fils, 
qui a disparu. 

« Je crois que c’est la derniére fois que je vous écris, Muller; je 
n’al plus rien & vous dire sur cette terre. Nous nous retrouverons 
dans ’éternité. Adieu! 

« TATIANA. » 


Muller laissa retomber la lettre sur ses genoux et songea quelques 
instants, puis il toucha respectucuscment du doigt le bras du gov- 
verneur. 

— Excellence, dit-il, me permettez-vous d’habiter ma cabane, 
quoique gracié, ct de vivre de la méme existence?... 

— Quelle folie! interrompit le général. A quel propos cette ques- 
tion? 

— Que voulez-vous que je fasse dans ce monde, seul, vieux et 
pauvre? Laissez-moi.. 

Le gouverneur Vinterrompit une deuxiéme fois, ct lui indiquant 
du doigt le paquet que Muller n’avait pas ouvert, i] lui dit : 

— Vous n’avez pas lu toute votre correspondance. Je vous répon- 
drai quand vous l’aurez achevée. 

— Que peut-elle m’apprendre ? Je ne connais plus personne... Mais 
puisque vous l’exigez, soit! 

Muller défit le paquet. Une liasse de valeurs, de traites, de billets 
de banque, de titres de rente apparurent a ses yeux; il haussa les 
épaules. 

— Ah! dit-il, la générosité du gouvernement est grande; c'est 
ma fortune qui m’est rendue... N’est-ce pas, Excellence? 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 947 


Le gouverneur éfonné et quelque peu froissé de cette froideur, 
répondit : . og : os 

~—- Qui, Sa Majesté l’empereur a daigné erdonner que tout vous 
fit restitué. a ay oe - 

— Oh! je rends: grace de tout cceur. 4 Sa Majesté pour sa haute 
et magnanime clémence; mais cette fortune; & quoi me servira- 
t-elle et que puis-je- en faire? i: a - 

— Du bien! dit le gouverneur. C’est un noble emplioi... 

— Du bien ! interrompit amérement Muller, cela est difficile, et 
V’'aumone est parfois une mauvaise action. Pour faire le bien, il fau- 
drait que je recommencasse 4 étudier les hommes. Or, le courage 
et la volonté me manquent pour faire cela. J'ai été trop abusé. 
Nimporte, Excellence! Je vous prie de vous charger de transmet- 
tre 4 notre magnanime souverain mes humbles actions de grace, 
et... 

Tout 4 coup Muller s’arréta ; tout en parlant il avait ouvert la 
lettre qui accompagnait les valeurs, et qui émanait du ministére de 
Vintérieur. Il l’'approcha vivement de ses yeux, lut avec avidité et 
la laissa retomber en criant : . 9 

— Ivan! mon dernier ami! mort! Ah! la mort! Ja mort! quand 
viendra-t-elle donc pour moi? 

Le gouverneur, respectant cette douleur, gardait le silence. 

— lest mort, murmura Muller, le jour de lattaque du convol 
qui me transportait ici; il est mort pour moi. 

Et il demanda au gouverneur, d’un ton presque impérieux : - 

— Comment cela est-il arrivé? 

— Le rapport que j’ai recu m’a appris que pendant que vous 
obéissicz avec tant de noblesse et d’abnégation a la loi qui vous avait. 
frappé, en refusant de vous enfuir, les quatre Cosaques de l'escorte 
étant allés chercher du renfort, étaient retournés dans la forét ou 
avait eu lieu l’attaque, et avaient retrouver bientét la trace des 
fugitifs. Ivan fut tué dans I’escarmouche, Dakouss repris,. jugé et 
condamné aux travaux forcés 4 perpétuité. C’est grace aux paplers 
trouvés ‘sur lecorps de votre.vieux compagnon qu’on est parvenu 
a reconstituer votre fortune. — : | 

— Brave Ivan! murmura-Muller. Oui, Fe a raison : quand ne 
devient vieux et isoké, on s’engourdit et l’on n’attend plus que la 
mort. C’était un honnéte homme, celui-la ! 

Tout 4 coup Muller tressaillit. : 

— Oh! Je nabab ! Le nabab, que j’oubliais, et qui souffre pour 
moi! | ns 
Le gouverneur continua - 


948, -FONCTIONNAIRES ET UOYARDS. 


— Les papiers dont lvan Kolok était porteur furent transmis par 
voie légale 4 la chancellerie du ministére de l’intérieur. 

Muller l’interrompit soudain, et, lui étreignant avec force le bras: 

— Ainsi, demanda-t-il, je suis libre? 

— Certainement, répondit le fonctionnaire un peu étonné. 

— Libre d’aller ou il me plaira? 

— Vous pouvez retourner demain 4 Saint-Pétersbourg, si tel est 
votre bon plaisir. 

— Si cependant je voulais aller en Chine? Puis-je le faire? 

_ — En Chine? ) 

— En Chine, dans |'Inde, peu importe ; si je voulais traverser le 
lac Baikal et franchir la frontiére, m’y autoriseriez-vous? 

_ — L’empereur vous a accordé grace pleine et entiére! Vous étes 
libre, je vous le répéte. Je vous donnerai vos passeports pour tel 
endroit qu’il vous plaira de choisir. 

Le front de Muller rayonna et un soupir de soulagement s¢é- 
chappa de sa poitrine. : 

— Ah! dit-il, j'ai donc encore un but dans la vie. Je puis encore 
attendre, espérer, souffrir. Merci, Excellence. Je me propose de tra- 
verser le Baikal, de me rendre 4 Schang-Hai et de 1a dans I'Inde. Je 
désire partir demain. Votre Excellence peut-elle me mettre méme 
d’exécuter ce trajet? 

— Certainement! dit le général; mais vous savez que pour tra- 
verser la Mantchourie..., les dangers de toute sorte... 

— Ah! Votre Excellence oublie que j’ai été roi du pays... D’ailleurs 
faire le tour le monde, c’est trop long, je suis vieux... et l'autre 
aussi. Je n’ai pas Je temps d’attendre. J’irai 4 cheval jusqu’au Pei-ho, 
de la je rejoindrai la mer, et j’espére en deux mois étre a Cadoupoure. 
Je supplic Votre Excellence de faire ce que je lui demande. 

— C’est bien! répondit le gouverneur, que votre volonté soit 
faite. 

La voiture entrait dans Irkoutsk. 

— Que Dieu vous récompense! dit Muller; merci Excellence, me 
voici & vos ordres. 

Sur le perron du palais Kouznetzoff, qui, comme nous l’avons dit 
dans la premiére partie de cet ouvrage, sert d'habitation aux got- 
verneurs généraux de la Sibérie orientale, une foule de fonctionnat- 
res, d’officiers, de marchands attendait le fameux colon, !’ex-roi 
des galériens, dont le nom était dans toutes les bouches. 

Quand la voiture entra dans la cour, tout le monde se décourrl 
avec respect, et quelques-uns criérent : 

— Vive l’empereur! Vive le gouverneur! Vive Muller! 

— Oh! la justice des hommes! murmura Muller en descendan! 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 949 


péniblement de voiture; jadis ils me haissaient sans raison! J’ai 
ravagé leur pays pour me venger. Pourquoi m’acclament-ils aujour- 
d’hui, et qu’y a-t-il de commun entre cux et moi? 


XXXI 
LES DEUX NABABS. 


Un fakir dormait au pied d’un arbre qui couvrait de sa verdure 
sombre le portail d’une pagode. Au loin, Ja forét murmurait; dans 
le fond, les démes de la ville de Cadoupoure étincelaient au soleil, 
dont les rayons rendaient plus blanches encore les pierres blanches 
de la muraille d’enceinte. 

I] était huit heures du soir; une légére brise venait de rafratchir 
air, les feuilles des arbres faisaient entendre un léger murmure, 
et la jungle, qui commencait & jaunir derriére la pagode, avait des 
ondulations chatoyantes. 

Le fakir dormait profondément. C’était un vieillard; des cheveux 
blancs encadraient son visage have; bronzé par le soleil, son corps, 
amaigri par les jetnes et les macérations, apparaissait 4 travers les 
haillons dont il était couvert. L’ombre de l’arbre avait attiré quel- 
ques moustiques qui le piquaient en bourdonnant, sans parvenir 
cependant 4 interrompre son sommeil. 

Dans le lointain, au milieu d’une prairie qui touchait presque 
aux murs de Cadoupoure, quelques vaches broutaient l’herbe 
jaunatre, et sur une colline qui dominait cette prairie, un pasteur 
suivait de ]’ccil tous les mouvements des animaux sacrés. 

La route de Calcutta 4 Cadoupoure passait a cdté de la pagode, et 
traversait la forét et la prairie. 

Un vieillard suivait cette route 4 cheval. M sortait de la forét et 
approchait de la pagode. Il était, comme le fakir, véty de haillons; 
comme le fakir, il avait de longs cheveux blancs qui flottaient au 
vent; ses traits étaient plus pales, mais non moins amaigris. Le 
vieillard avancait lentement; il fut bientét au pied de |’arbre ou 
dormait le moine mendiant. Il n’est pas rare, en voyageant dans 
Inde, de rencontrer des hommes dormant au pied des arbres; et 
cependant le deuxi¢me vieillard, en apercevant le dormeur, arréta 
court son cheval, descendit, ct, tout en tenant la bride, s’approcha 
de la pagode. 

Le bruit qu'il fit n’interrompit pas le sommeil du fakir; le 





950 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


vieillard put l’examiner avec une attention soutenue et minu- 
tieuse. 

— Enfin! dit-il. Oui, c’est bien iui! 

Il s’agenouilla sur l’herbe et murmura: 

— 0 mon Dieu! merci!... il n’est pas mort!... et vous me don- 
nez encore cette supréme consolation!... L’émotion pure que j'é- 
prouve me réconcilie avec moi-méme. M’auriez-vous pardonné, 
Seigneur, et aurait-elle raison? 

Il se leva, s’approcha du fakir, et, lui touchant l’épaule, le ré- 
veilla. Le dormeur ouvrit les yeux. Alors le vieillard se prosterna 4 
terre et murmura : 

— Sahib... me voici! 

Le fakir, réveillé brusquement, ne vit que des haillons et une 
chevelure blanche qui balayait la terre 4 ses pieds. Aussi demanda- 
t-il, avec quelque étonnement : 

— Qui es-tu? et pourquoi accordes-tu tant de respect 4 un misé- 
rable mendiant? 

. Alors le vieillard releva sa figure inondée de larmes et répondit: 

— Je suis devenu si vieux que tu ne me reconnais pas, Sahib! 

A l’accent de cette voix, le fakir se dressa sur ses pieds, releva 
le vieillard d’un brusque mouvement, et s’écria : 

— Muller!... Toi... ici!. . Embrasse-moi, mon ami, et graces 
te soient rendues d’étre revenu! 

Les deux vieillards se précipitérent dans les bras ’'un de l'autre. 

—- Puisse Brahma te récompenser comme tu le mérites, Maller, 
disait le fakir, de t’étre souvenu, dans ta belle patric, de ton ami 
indien! 

— Puisse le Dieu tout-puissant donner 4 ton ame une félicité 
éternelle, noble et grand roi, répondit Muller, pour avoir souffert 
a cause de moi ce que tu parais avoir souffert! 

Le fakir s’assit sur une pierre sculptée d'une facon bizarre, qui 
formait la premiére marche du parvis dela pagode, et attira Muller 
auprés de lui. 

— Assieds-toi 1a, ami, dit-il, et parle-moi de ton pays, du voyage 
que. tu as fait! 

{| passa la main sur‘la barbe blanche. de Muller. 

—- Tes traits sont amaigris, tes yeux brillent d'un éclat maladif, 
la neige est dans ta chevelure. N’aurais-tu pas trouvé en Europe ce 
que tu cherchais, ou bien est-ce le voyage qui t’a ainsi fatigué?... 
Parte-moi, ajouta-t-il avec tendresse. 

— Sahib, je reviens 4 toi le coeur brisé; je viens mourir ici! Ce 
n'est pas la fatigue du voyage qui a fait de Moi, en cing ans, ua 








-FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 954 


vieillard; cependant j’ai traversé 4 cheval la terre des Herbes et 
1a Mantchourie chinoise; j’ai descendu le Pei-ho en jonque, la mer 
de Chine et l’Océan indien en bateau 4 vapeur, et je viens de 
Calcutta a cheval; et il s’est écoulé quatre mois 4 peine depuis que 
j'ai quitté les rives du lac Baikal. . 

— Tu as traversé ce pays scul! On net’a pas attaqué? 

— Non, je connais tous ces pays; les brigands me respectent : 
jétais leur chef jadis. Les populations paistbles me suivaient des 
yeux avec effroi. Non, ce n’est pas la fatigue de ce voyage, le der- 
nier souvenir agréable que j’emporterai dans la tombe, qui m’a 
renducomme tu mevois : c’est la douleur, Sahib! J’ai vécu soixante 
ans sur cette terre, jai réfléchi pendant quarante ans. Pendant 
quarante ans, j’al mesuré la distance du connu 4 l’inconnu. Pen- 
dant quarante ans, j’ai révé de transformer I'existence sociale des 
hommes, que je croyais connaitre, et leurs croyances, dont, orgueil- 
leux insensé que j’étais ! je croyais avoir découvert labsurdité. Je 
méprisais les lois ct appelais superstition toutes les religions: je 

me suis trompé, je ai reconnu la-bas. Je meurs de cela, Sahib. 
Donne-moi un coin de terre ou je puisse pleurer, demander grace 
4 Dieu, et finir dans l’oubli ma carriére, trop longue pour le mal 
que j’ai fait sur la terre. 

— Sahib, répondit le fakir, tout ce que tu possédais i ici est tou- 
jours A toi... puisque tu es revenu, et que je crois redevenir nabab 
de Cadoupoure. 

— Dis-moi, Sahib, demanda Muller, et toi, as-tu beaucoup souf- 
fert? 

— Je t’attendais, je priais, et je menais unc vie agréable 4 Brahma. 
Non, je n’ai pas souffert. 

Les traits de Muller s’assombrirent. 

— Ah! dit-il, cette existence ascétique est de ton goat? 

Et il murmura: 1 

— Egoisme! partout égoisme ! 

Le nabab répondit : 

—Non... J’aurais mieux aimé étre assis sur mon tréne et gou- 
verner mes sujets 4 la plus grande gloire de Brahma. Bien des fois 
j'ai soupiré en contemplant lés domes de mon palais. Mais, @ ton 
souvenir, je refoulais tout regret dans le fond de mon cceur: 
« Je paye ma dette, me disais-je; jo fais cela pour celui qui a 
sauvé mon royaume et qui m’a rendu bon. » 

— Et, demanda Muller, tu n’as recu aucunes nouvelles de. l*Ku- 
rope? On ne t’a‘pas parté de ma condamnation? | 





952 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


— Non. Je t’attendais. 

Muller se leva et se prosterna : 

— Nabab, dit-il, tuas un grand ceeur. 

Le fakir le regarda avec étonnement : 

— Voici deux fois, dit-il, que tu me prodigues ces signes er- 
térieurs de respect que tu blamais jadis avec tant de rudesse. 

- Muller sourit: 

— Je vivais dans l’erreur. Je prosterne devant ton Ame, qui est 
pure, la mienne, qui est souillée; puis je te salue, parce que tues 
roi et que je ne suis rien, que tu représentes Dieu sur la terre. 
Jhumilie mon orgueil. 

— Oh! Muller, dit lenabab, que tu as changé! 

— Sahib, demanda alors Muller, voudrais-tu encore m’accorder 
Vhospitalité? 

— Certes, ta question m’étonne. 

— Tu n’es pas 4 Cadoupoure? 

— Oh! j’y serai ce soir. Nous avons deux heures de marche. 

Muller cut un sourire énigmatique: 

— Tu espéres coucher cette nuit dans ton palais? 

— Certes! Mon fils, qui gouverne le royaume depuis quatre at- 
nées, ct qui le gouverne bien, car j’ai interrogé parfois les vor 
geurs dans la vallée, ne s’attend plus 4 me revoir aujourd’bui. £ 
songe avec bonheur a sa joie. 

Muller fronga les sourcils et dit en se levant: 

— Ainsi tu veux te rendre 4 Cadoupoure? 

— Qui, tout de suite. J'ai hate, méme, je te l’avoue, de repostt 
"mon corps des privations de toutes sortes que j’ai endurées. J'ai a 
compli mon veeu, et j’ai le avout de me réjouir. 

Muller dit : 

— C'est bien! Allons! 

Il amena son cheval devant le nabab de Cadoupoure, et dit: 

— Daigne monter, Sahib, je te conduirai par la bride. 

— Non, dit le nabab. Monte, je marcherai & tes cOtés. Tu vet 
de faire un long voyage. 

Muller secoua la téte: 

— Je ne saurais étre 4 cheval, te voyant & pied. Tu es roi. 

— Nous marcherons céte a céte. 
| —— Monte, Sahib, je t’en prie! Deux vieillards conduisan! w 
cheval pourraient exciter le rire. 


. - == Que ta volonté soit faite! 


Le nabab monta le cheval que Muller saisit par Ja bride. Les deus 











FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 955 


vieillards se dirigérent vers la ville, dont les murailles se teintaient 
de rose aux rayons du soleil couchant. 

Ils cheminaient pensifs et silencieux. La route était inégale, et les 
haillons du nabab frdélérent souvent les haillons et les cheveux 
blancs de Muller. La ville devenait de plus en plus visible, et le 
front de Muller se rembrunissait de plus en plus. 

Ils passérent bientét auprés du pdatre assis sur une éminence, 
surveillant.ses animaux sacrés, et qui, a l’aspect des deux vieil- 
lards, se leva avec respect; puis, reconnaissant un fakir a ses 
vétements délabrés et 4 ses traits amaigris, le patre se prosterna. 

— Sahib, dit Muller, veux-tu me permettre d’envoyer cet homme 
4 Cadoupoure, avertir ton fils de ton retour? 

Le nabab regarda Muller avec étonnement. 

— Pour quoi faire? Mon fils m’attend tous les jours. En quittant 
mon palais, je lui ai dit : « Je ne m’éloigne pas, et tu dois m’at- 
tendre! » | 

Muller répondit : 

— Je t’en prie, Sahib, permets-moi d’envoyer cet homme. 

— La volonté d'un hote est sacrée, répondit le nabab. Fais a ta 
guise. 

Et, comprenant ce qui se passait dans l’Ame de Muller, il ajouta 
avec reproche : ) 

— Tes malheurs t’ont rendu méfiant. 

— Brave patre, dit Muller sans répondre au nabab, .va-t’en de- 
vant nous, et annonce au nabab de Cadoupoure que son pére te suit 
et qu’il ait 4 le recevoir. Tel est ordre de Vishnou. Va! 

Le patre se releva, et, aprés avoir placé sa main sur sa téte, en 
signe d’obéissance, se dirigea en courant vers la ville. | 

Le nabad et Muller continuérent lentement leur chemin. Ils sui- 
virent de |'ceil la course du patre, qu’ils virent disparaitre sous la 
volte d’une des portes dont ils n’étaient eux-mémes séparés que de 
cing cents pas. 

Le nabab, a son tour, était devenu sombre; son ceil investigateur 
et quelque peu anxieux semblait vouloir percer le mur d’enceinte, 
tant il le regardait avec fixité. Involontairement il retint son che- 
val, qui ralentit le pas. 

Les vieillards étaient presque devant le pont-levis. Tout 4 coup, 
des soldats de la garde du nabab apparurent sur la muraille. On 
entendit un bruit de fer, de chevaux, des cris, dans l’intérieur de 
la ville. 

Muller eut un sourire triste. 


954 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS, 


Le nabab toucha légérement les flancs de sa monture, qui 
s’avanca sur le pont-levis. Muller: murmura : 

— Autant finir ainsi. Ils vont nous tuer comme imposteurs. 

Il suivit le nabab. La grand’rue de Cadoupoure était pleine de 
monde. Des soldats arrivaient précipitamment pour se former en 
haie. Dans le fond se montrérent Jes murailles blanches du palas 
du nabab. Un éléphant richement caparagonné apparut au bout de 
la rue, sortant du palais et se dirigeant vers la porte. Une suite 
nombreuse |’escortait. 

Le nabab, suivi par Muller, dirigea son cheval du cdté du pa 
lais. La foule s’écartait respectueusement devant le fakir, sans re 
connaitre le roi. | 

L’éléphant et le cheval furent bientdt face & face. Alors un jeuue 
homme, magnifiquement vétu, qui s’avan¢cait a cété de l’éléphant. 
se prosterna, le front dans la poussiére, aux pieds du fakir, en 
criant: 

— Gloire 4 Brahma! Vous nous étes rendu, mon pére! 

Et Muller dit : 

— Qui, il y a des honnétes gens! 


Il faisait une chaleur ardente; un ciel d’airain pesait sur la terre. 
Les habitants de Cadoupoure étaient rentrés dans leurs maisons, 
car la température était trop étouffante, méme pour eux. La ville 
semblait enterrée en pleine lumiére, et ce deuil lumineur faisait 
peine a voir. 

Dans le jardin du palais du nabab, vingt jours aprés le retour de 
Dowgal-Sahib, Muller, couché sous une tente placée au fond d'un 
bosquet, venait de s’endormir. Le nabab, son fils, un brahmine ¢- 
Iébre par sa science, et un médecin mandé en toute hate de Cal 
cutta, causaient 4 voix basse a cété de la natte sur laquelle nolre 
héros était couché. 

— Ainsi, demandait le nabab au médecin anglais, il n’y a plus 
d’espoir? 

—- Aucun, seigneur, répondit le médecin. Je vous l’ai déja a 
noncé; mais votre esprit semble-se refuser & croire mes paroles. 
Malheureusement, ici, la science ne peut se tromper. Cet homme 
vient, comme vous l’avez dit, d’accomplir un voyage immense. L'2f- 
faissement graduel auquel nous assistons est le résultat d’un travail 
de la nature qui devait fatalement se produire. Toutes ses forces 
vitales que, par un effort prodigieux de volonté, il a fait fonctiot- 
ner, pendant un certain laps de temps, au profit d’une tentative 





FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 955 


qui dépassait les conditions réguliéres de l’activité dont il pouvait 
encore disposer, l’abandonnent maintenant. I] est usé par l’dge, 
et il a dépensé en trois mois la quantité totale de vie qui pouvait 
encore soutenir son corps pendant quelques années. ; 

— Ainsi, c’est fini! murmura le nabab... Je n’aurai revu cet 
homme, que j’aimais et que j’estimais, que pour le perdre pour 
toujours! 

Le médecin ne répondit pas. 

— Médecin ! insista le nabab, dis-moi combien de temps crois-tu 
qu'il lui reste encore 4 vivre? 

— Cette chaleur torride lui est fatale; elle lui enléve toutes ses 
forces. C’est son dernier sommeil... Avant qu’il ne s’endorme j'ai 
consulté son pouls, et j’y ai constaté un affaiblissement qui se 
produit avec une rapidité de mauvais augure. Je crois qu'il se 
réveillera encore, prononcera quelques mots, mais tout sera fini. 

— Qh! murmura le nabab, si vite? 

— Avant le coucher du soleil, répondit le docteur, 11 aura*cess¢ 
d’exister; il est impossible qu’il en soit autrement. L’angoisse su- 
préme, dernier sentiment humain a approche de la mort, le ré- 
veillera encore, je le crois... De cela toutefois je ne suis pas sur: 
il peut mourir sans reprendre connaissance. 

Le médecin fut interrompu par un profond soupir de Muller qui 
se leva tout 4 coup sur son séant et agita ses mains. 

— L’agonie! murmura le médecin. 

Et il s’approcha du malade suivi des trois Indiens. 

Les cheveux de Muller étaient collés sur ses tempes, ses yeux 
fixes, brillants de fiévre,. et agrandis par l’angoisse, avatent une 
expression d’épouvante indicible; une sueur abondante découlait le 
long de son visage contracté. Tout son corps frémuit et il mur- 
mura: . 

— La voila... elle approche... Je Ja sens qui monte... monte.. 
qui m‘étreint 4 la gorge. Mort, que je méprisais autrefois et qui 
m’épouvante aujourd’hui, je t’apercois ! 

— Le délire? demanda le nabab 4 voix basse au médecin. 

— Non! le délire est impossible; il est trop faible pour l’avoir, 
il mourra en pleine possession de lui-méme. 

Muller se tourna vers le nabab, lui tendit la main, Ja serra fai- 
blement et dit : 

— Merci, mon roi, d’étre venu. Je vais mourir, je le sens... Je 
fus un criminel et un incrédule, je reconnais toutes mes erreurs. 
Dans mon orgueil, j’ai cru pendant quarante années que la puis- 


956 FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 


sance d’un raisonnement était au-dessus des croyances de tous les 
hommes. Seigneur, j’ai péché! 

Il se frappa la poitrine : 

— J’ai péché en pensée, en paroles, en actions! Pardonnez-moi, 
Seigneur, d’avoir méconnu votre sagesse. Ecoutez encore, mon roi! 
J’ai révé pendant quarante ans Je renversement de |’édifice social: 
je ne connaissais pas l’humanité. J’ai péché en cela! Seigneor. 
pardonnez-moi mon orgueil. J'ai essayé de fonder une société 
nouvelle assise sur les bases de l’égalité et du mérite absolu : il 
fallait des archanges 14 ot je n’ai trouvé que des hommes. Set 
gneur, pardonnez-moi mon aveuglement! J’ai conspiré contre mon 
souverain qui m’a comblé de bontés et de graces. J’ai blasphémé ton 
saint nom, Seigneur, toi qui m’as donné l’intelligence et le courage. 
J’ai commis des crimes et tu ne m’as pas foudroyé. Seigneur, je 
me repens et je m’humilie devant toi. Je n'ai pas de prétre pour 
me servir d’intermédiaire, Seigneur, je prie un de tes oints, un 
rol... 

Le nabab ne comprenait rien aux paroles de Muller ; il se pencha 
vers le moribond et lui dit d’une voix émue : 

— Calme-toi, ami, nous sommes tous autour de toi; si ton dme 
doit quitter ton corps, nous l’accompagnerons de nos priéres dans 
les sphéres célestes. 

— N’est-ce pas, roi? tu prieras pour moi. Tu n’es pas chrétien, 
mais Dieu t’a placé plus prés de son tréne que moi qui ne fus qu'un 
rebelle. | 

Le médecin dit au brahmine : 

— Ce ne peut étre le délire ; ce vieillard a dd étre un homme su- 
périeur, il prononce des paroles... 

— Je comprends cet homme, répondit le brahmine. 

Muller, dont la voix s’affaiblissait, disait maintenant : 

— J'ai voulu expier mes crimes ici-bas. J’ai travaillé a la terre 
de mes mains. Je me suis humilié devant les hommes et devant 
Dieu. J’ai voulu éprouver des douleurs physiques : je connaissais 
la souffrance morale. 

Il parlait par saccades et son corps fléchissait. 

— Ils ne l’ont pas voulu, ils ont été bons, ils m’ont fait grace. 
Elle dit que j’ai assez souffert... peut-étre... Je n'ai jamais connu 
V’amour, on ne m’a jamais aimé; ]’ambition, les réves!... Quand 
les miens furent détruits, ce fut horrible. Oh! que j’ai souffert. 

{l se redressa encore. 








FONCTIONNAIRES ET BOYARDS. 957 
— Qui... mais pas assez. Je me repens, je confesse mes crimes. 
J’ai voulu sonder les intentions de Dieu... et j’ai été brisé. 
Son ceil se dirigea vers le nabab et Janga un éclair. 
— Je n’ai pas peur, lui dit-il... Ne le croyez pas; si j’ai mérité 
le chatiment éternel... je suis prét... mais il est permis 4 un 
homme d’éprouver quelque anxiété au moment de se trouver face 


a face avec Dieu. Nabab Dowgall Sahib, crois-tu que mes crimes me 
seront remis? 


Le nabab ne répondit rien ; il pleurait et évitait, ne sachant que 
dire, l’ceil du moribond qui se glacait en se fixant sur lui. 


Alors, aprés avoir réfléchi, le bramine éleva la voix : 


— Je ne sais quel est ton Dieu, étranger? dit-il : le mien t’aurait 
pardonné. Tu as souffert, n’est-ce pas? 
— Oh! ou! : 


Le brahmine abaissa majestueusement, a deux reprises, sa téte 
sur sa poitrine. 
— Merci, dit Muller. 


Ses yeux s’ouvrirent démesurément; son corps eut un tressail- 
lement supréme; il cria d’une voix vibrante : 


— Me voici! mon Dieu! 


Puis il poussa un profond soupir, tomba 4 la renverse et expira 
sur le coussin que le nabab de Cadoupoure soutenait de son bras. 


Prince Josepa Lupomrsky. 


40 Seprexpre 1875. a 62 


LE CONGRES INTERNATIONAL 


ET L’EXPOSITION 


DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES 





Aujourd’hui, en France, la géographie et toutes ses dépendances : 
les voyages, la colonisation, les découvertes, ne sont plus l’apanage 
exclusif d’un petit nombre d’adeptes. Sur ce point, du moins, la 
France a compris la rude lecon que lui a donnée la guerre de 1870. 
Des sociétés de géographie se sont organisées 4 Lyon, 4 Bordeaux, 
4 Marseille, et, tandis qu’a Paris la Société de géographie a vu tri- 
pler ses membres, un organe hebdomadaire de la géographiec 
(’Explorateur), nouvellement créé, a déja pu recueillir un nombre 
considérable d’abonnés et voit chaque jour croitre son impor- 
tance. - 

Les officiers de notre état-major, la brigade topographique, les 
divers services du mimistére de la guerre, les savants et les géo- 
graphes francais ont rivalisé de zéle au point que dans ces quatre 
derniéres années, aucune autre nation, méme I’Allemagne, n'a 
autant produit de cartes, de plans, de reliefs, de levés topographi- 
ques, en un mot de travaux géographiques. L’enseignement de la 
géographie a été non-seulement développé et -vulgarisé, mais encore 
considérablement modifié; de tous cétés, des hommes intelligents 
s’efforcent de transformer cet enseignement, de le rendre intéres- 
sant et en quelque sorte vivant pour les éléves. Enfin, de tous cétés 
aussi, nos compatriotes sont engagés ef vont s’engager dans des 
explorations a la fois lointaines et périlleuses, et le public commence 
& se passionner pour leurs entreprises. Ce grand mouvement en 
avant dans le domaine des sciences géographiques vient de recevoir 
une éclatante consécration par le Congrés et par |’Exposition inter- 
nationale des sciences géographiques, auxquels a pris part l’élite du 








LE CONGRES INTERNATIONAL DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 959 


monde savant, et qui a réussi au dela de toutes les espérances de 
ceux-la mémes qui les avaient organisés. 

Ces deux grandes solennités scientifiques du congrés et de l’expo- 
sition ne pouvaient pas passer inapergues pour les lecteurs du Cor- 
respondant. M. le directeur a bien voulu me charger d’en rendre 
compte ; ce n’est pas sans une certaine hésitation que j’ai accepté 
cette tache, -rendue trés-difficile par l’extréme multiplicité et la 
vaste étendue des matiéres que j’aurai 4 étudier. Je demanderai 
tout d’abord la permission de faire connaitre en quelques lignes 
dans quelles circonstances est né le premier congrés géographique, 
quelle a été son organisation, son but et ses travanx, j’étudierai 
ensuite l’exposition internationale de géographie. Il ne saurait 
entrer dans mon intention de passer en revue tous les objets inté- 
ressants qui ont été exposés; pour beaucoup, du reste, ma compé- 
tence scrait tout a fait insuffisante. D'ailleurs un de mes honorables 
confréres du Correspondant, plus savant que moi sur ces matiéres, 
a déja parlé de l’exposition 4 un point de vue purement scientifi- 
que. Je la considérerai, moi, surtout du cété pittoresque et artis- 
tique; et sous le rapport de l’ethnographie, des raretés historiques 
et bibliographiques. J’étudierai aussi une question qui, selon moi, 
a un intérét capital : celle des méthodes employées par quelques- 
uns de nos savants, et surtoul par les savants étrangers, pour 
faire de la géographie une science populaire, attrayante, el 4 la 
portée de tous. Telle est l’étendue de l’exposition, telle est la ri- 
chesse des collections qui y ont été envoyées de tous les pays du 
monde, que je pourrai; sans sortir de ce programme, remplir | 
largement la place qui m’est accordée dans ce numéro du Corres- 
pondant ; je réserverai pour un des numéros suivants l’étude des 
travaux du Congrés. La aussi, je serai obligé de ne m’attacher qu’a 
un des cétés de la question, et je rendrai surtout compte des ré- 
cits de magnifiques voyages dans les régions les plus sauvages, les 
plus inaccessibles, les plus inconnaes du globe, que nous ont faits 
des voyageurs, célébres entre tous, qui, de toutes les parties du 
monde s’étaient donné rendez-vous 4 notre Congrés géographique. 

C’est & Anvers qu’a été tenu le premier congrés international 
des sciences géographiques. En 1874, cette ville ayant décidé 
Vérection d'un monument a deux de ses plus anciens, et en méme 
temps de ses plus grands et plus célébres géographes, Ortelius 
et Mercator, quelques hommes d’élite, a la téte desquels se trou- 
vaient M. de Ruelens, conservateur de la Bibliothéque, concuren 
la pensée de rchausser |’éclat de cette solennité « en appelant aux 
pieds d’Ortclius et de Mercator tous ceux qui, dans le monde, se 
sont fait un nom dans l’étude de la terre; les illustres voyageurs 


960 LE CONGRES INTERNATIONAL 


qui ont exploré des contrées encore inconnues, les créateurs de 
grandes voics internationales et ceux mémes dont l'activité commer- 
ciale établit sans cesse de nouvelles relations entre les peuples. » 
L’idée de M. de Ruelens et de ses collégues fut accueillie avec un 
extréme empressement par ceux auxquels ils s ‘adressaient et devint 
l’origine du premier congrés, dont la présidence fat confi¢e a 
M. de Hane Steenhuysen. 

Le 44 aout 1874, les adhérents au congrés havens furent 
solennellement recus 4 l’hdétel de ville et de la se rendirent en 
corps 4 l’Académie royale des beaux arts, dont les salles avaient été 
mises 4 la disposition du congrés et appropriées 4 son usage. 
Suivant leurs gots et leurs aptitudes, les membres se répartirent 
en trois sections (géographie, cosmographie, navigation et com- 
merce, ethnographie), et les sujets, préparés le matin dans chaque 
section, furent discutés l’aprés-midi dans les séances générales. Les 
questions les plus diverses et les plus importantes furent abordées, 
depuis celles qui sont purement scientifiques, telles que l’unité de 
la race humaine, |’Atlantide de Platon, le voyage des anciens Phéni- 
ciens autour de l’Afrique jusqu’a celles qui, aujourd’hui encore. 
offrent l’intérét le plus vivant et le plus pratique, telles que l’adop- 
tion universelle du systéme métrique, le percement de listhme de 
Panama, existence d’une mer libre au pdle nord, la fertilisation 
du Sahara, l’exploration de l’Afrique centrale, etc., etc. S. M. don 
Pédre, empereur du Brésil, voulut bien honorer de sa présence 
les séances du congrés d’Anvers, et notre patrie y fut fort brillam- 
ment représentée par MM. d’Avezac, de Quatrefarges, Levasseur, 
Malte-Brun, Maunoir, etc. Pendant toute la durée du congrés, 
d’illustres voyageurs donnérent des conférences sur les voyages 
qu’ils venaient de faire; c'est ainsi que notre trés-regretté compa- 
triote, Francis Garnier, raconta au milieu du plus vif enthousiasme 
quelques-unes des péripéties de la grande exploration du Mékong. 
et annonca son départ pour ce nouveau voyage dans lequel il devait 
peu de temps aprés trouver une mort glorieuse. Le congrés d’An- 
vers décerna trois grandes médailles d’or ; la premiére au doctear 
Livingstone ; la deuxiéme a M. Francis Garnier, et la troisiéme a M. de 
Lesseps. Ainsi, & l’honneur de notre patrie, sur trois candidats 
couronnés, deux étaient Francais. Le congrés d’Anvers avait una- 
nimement résolu d’appeler Bosphore de Lesseps, l’isthme de Suez, 
mais avec une extréme modestic, M. de Lesseps s’est dérobé a cet 
honneur. Parmi les veux émis au congrés d’Anvers, nous remar- 
querons celui de ’introduction, dans l’orthographe géographique, 
d’un systéme phonétique universel; de |’adoption d’un méridien 
commun pour les cartes routiéres maritimes, et d’une invitates 











DES SGIENCES GEOGRAPHIQUES. 061 


collective a tous les pays de favoriser les recherches sur la profondeur 
des mers, sur la température de l’eau aux différentes profondeurs, 
de la reconnaissance la plus formelle de la neutralité du canal 
de Suez; d’un décret qui proclame la liberté des mers dans le sud 
de l'Europe et par conséqucnt l’abolition du péage dans les Darda- 
nelies et dans le Bosphare ; de l’adoption d’un systéme uniforme de 
poids, de mesures, de monnaies et de jaugeage des navires en pre- 
nant pour base le systéme métrique; de la mise en étude de l’im- 
portante question de l’étendue des foréts et du reboisement, etc. 

Quand vint le moment de se séparer, les membres du congrés 
d’Anvers, frappés des grands résultats qu’avait donnés cette pre- 
miére réunion, nommeérent un comité central auquel ils confiérent 
la tache de se mettre en rapport avec d'autres pays, afin d’engager 
lune ou l'autre de leurs villes 4 se charger du soin de continuer 
lceuvre commencée en organisant la tenue d'un deuxiéme congrés | 
de géographie. Le comité central se mit activement a ]’ceuvre, et, 
aprés des offres 4 différentes capitales qui ne purent pas les accep- 
ter, s'adressa & la Société de géographie de Paris. Ainsi que l’a 
dit M. Maunoir, son infatigable ct tout dévoué secrétaire général, la 
Société de géographie de Paris n’accepta pas sans hésitation Vhon- 
nheur de réunir a Paris le deuxiéme congrés international des 
sciences géographiques. Ses ressources étaient trop limitées, en effet, 
pour préparer la réussite d’une solennité qui, dans la capitale de 
la France, devait, sous peine de passer inapercue, prendre des pro- 
portions considérables. 

Toutefois, grace au zéle et 4 l’activité intelligente de quelques 
personnes dévouées 4 la science, parmi lesquelles il convient de 
citer le président de la Société de géographie, |’amiral la Ronciére 
le Noury, le baron Reille et M. Maunoir, grace a J’appui moral 
du chef de I’Ktat, aux subventions accordées par divers minis- 
téres et méme par le conseil municipal de Paris, toutes les diffi- 
cultés ont été vaincues et nous avons pu donner dans nos murs 
Vhospitalité au deuxiéme congrés géographique, dont le succés a 
été unanimement reconnu et proclamé. Les organisateurs de la 
réunion d’Anvers avaient eu l’heureuse idée de placer a cété du 
congrés une exposition générale de tous les objets qui se rattachent 
4 la géographie. Bien que cette exposition, comme tout ce qui com- 
mence, ait eu des proportions modestes, elle n’en réussit pas moins 
trés-bien, et les organisateurs du Congrés de Paris ne manquérent 
point de suivre en tout point initiative donnée 4.ce sujet par la 
Belgique. Le plan primitif de l’exposition d’Anvers fut agrandi et 
généralisé, et l’on se décida 4 admettre dans !’exposition de Paris 
tout ce qui peut nous aider 4 faire connaitre la terre et ses habi- 


962 LE CONGRES INTERNATIONAL 


tants. Notre gouvernement a voulu affecter 4 l’exposition un local 
digne des riches collections internationales qu’elle était destinée a 
abriter : la salle des Etats, magnifiquement conditionnée pour re- 
cevoir dans leur assembiée annuelle les grands corps politiques, 
a été réservée aux séances du congrés; tout le pavillon de Flore, 
la Terrasse du bord de l'eau, )Orangerie des Tuileries, ont été 
mis & la disposition du commissariat général pour y installer les ob- 
jets exposés. 

L’exposition a été solenncllement ouverte le 15 juillet. Le chef 
de |’Etat, un grand nombre de députés et de généraux, tout ce que 
la France compte de plus célébre parmi les savants, ont tenu a y 
assister dés le premier jour. Depuis ce moment les visiteurs n’ont 
pas cessé d’y affluer, et le dimanche, ot un prix réduit mettait 
l’entrée a la portée de toutes les bourses, il yen a eu de dix a onze 
mille chaque fois. C’est qu’en dehors de la partie cartographique 
et scientifique, exposition internationale des sciences géographi- 
ques renferme de véritables trésors au point de vue pittoresque, 
historique et artistique. Pour en rendre compte au lecteur, méme 
dans les limites que nous nous sommes tracées, il faut procéder 
méthodiquement ; nous demanderons la permission de prendre la 
voice la plus simple, qui consiste 4 suivre l’ordre présenté par le 
catalogue : les pays étrangers d’abord, ensuite l’exposition de la 
France au palais des Tuileries, puis l’annexe de la bibliothéque 
nationale, et enfin l’exposition de géographie commerciale. On ne 
saurait étre trop reconnaissant 4 toutes les-puissances étrangéres, 
spécialement 4 la Russie, 4 l’Autriche, 4 la Hongrie, aux Pays-Bas, 
a la Suéde, 4 la Norwége et au Danemark, de l’extréme empresse- 
ment qu’elles ont mis 4 répondre 4 l’appel qui leur a été adressé 
par la France. Ces marques unanimes de sympathie que nous 
avons recues en cette circonstance ont d’autant plus de prix, qu'll 
faut bien le dire, nous n’avions pas été gatés par l’étranger depuis 
notre malheureuse guerre de 1871. Toutes les grandes nations 
d’Europe et quelques-unes d’Amérique ont voté des crédits considé- 
rables pour couvrir les dépenses que |’exposition entrainerait pour 
leurs nationaux,, et nous ont délégué des hommes: considérables 
par leur position et par leur science, qui ont fait, avec une parfaile 
urbanité ct, une complaisance inépuisable, les honneurs des salles 
affectées au pays représenté par eux. | 

La Russie, que nous trouvons la premiére sur le catalogue, est 
aussi, sinon la premiére, gu moins une des premiéres par fa ve 
riété, la multiplicité et I’intérét des objets exposés. Elie renferme 
trois parties : exposition de la Russie proprément dite: l’expost- 
tion du musée pédagogique de Saint-Pétersbourg, et l’exposition de 














DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 963 


Vannexe russe, sur la terrasse du bord de l'eau. Les divers minis- 
téres de la Russie, le service topographique, les gouverneurs de 
province, et surtout la Société impériale de géographie russe, ont 
rivalisé de zéle et d'ardeur pour réunir, dans l’exposition russe, 
une collection aussi compléte que possible. Le géographe qui vient 
voir cette exposition est frappé d’admiration devant les immenses 
efforts que la Russie a faits pour les progrés de la géographic et 
ses gigantesques travaux dans |’Asie centrale. Les études ont été 
poussées si loin dans ce pays. il y a quelques années encore tout a 
fait inconnu, que M. le colonel Bagdonowitch a pu présenter le 
projet, réalisable dans un prochain avenir, d’un chemin de fer qui 
traversera toute l’Asie centrale. Malgré leur trés-grande importance, 
nous laisserons de coté les magnifiques travaux de topographie, de 
nivellement, de géologie, d’exploration du général Soletof et de la 
grande commission russe du Turkestan, du colonel Venioukof, de 
MM. Tchenakowsky et Muller, de M. Micklouko Maklai, de M. Ogo- 
rodnikow, etc., qui paraitraient sans doute beaucoup trop techni- 
ques a nos lecteurs. Le trésor rapporté de Khiva, par M. le général 
Kaufmann, les intéressera sans doute davantage. I] est composé de 
colliers, de bracelets d’or, d’ornements pour les chevaux, de parures, 
d’amulettes de toute sorte en or, en émail, en pierres précieuses, en 
émeraudes, en rubis, en turquoises et en corail. Une seule des éme- 
raudes placée au milieu de l'un des colliers a été évaluée & plus de 
46,000 francs. Les bijoux de Khiva ont une valeur inappréciable 
autant au point de vue artistique qu’au point de vue du prix intrin- 
séque des pierreries : ils présentent un singulier mélange de |’art 
indien, mauresque et persan, combiné avec un gout infini. Au mo- 
ment ou les Russes arrivaient devant Khiva, le khan, se voyant trahi 
par une partie de ses sujets et abandonné par les autres, envoya 
Njerib-Pacha porter au général le trésor du Khiva comme présent et 
comme gage de soumission. Le général Kaufmann l’offrit au tzar au 
nom duquel il a été exposé. Cette salle de la Russie renferme aussi 
une quantité de cartes et de manuscrits anciens trés-curieux ; bor- 
nons-nous 4 signaler un plan de Moscou en 1616, donné par un 
gentilhomme russe et édité par le géographe Isaac Mana: on y 
représente I’entrée solennelle 4 Moscou de Marina Mnizeck, fiancée du 
faux Démétrius. 

Le musée pédagogique de Saint-Pétersbourg offre, au point de 
vue: didactique, un intérét de premier ordre; on ne saurait trop 
le désigner 4 l’attention de toutes les personnes chargées de |’en- 
seignement de la géographie ou qui y prennent intérét; il ne faut 
pas se le dissimuler, la géographie a été longtemps négligée en 
France ; la faute en est beaucoup a |’aridité des méthodes d’ensei- 





956 LE CONGRES INTERNATIONAL 


gnement employées dans ces derniers temps : la géographie m était 
guérc pour l’éléve qu’une sorte de répertoire dans lequel on entas- 
sait nom propre sur nom propre; il ne se trouvait la aucun attrait 
pour l’intelligence, mais seulement un long et pénible effort de mé- 
moire. Ce n’est pas tout, si l’éléve était laborieux, s’il devenait fort 
en géographie, si on arrivait 4 loger dans sa téte une sorte de cata- 
logue sur lequel étaient classés exactement le nom des pays, des 
provinces, des fleuves, des caps, etc., etc., 11 n’en restait pas moins 
parfaitement ignorant de ce qu'il y a en somme de plus intéressant 
dans la géographie : l’aspect général de la terre, la configuration 
de ses montagnes, de ses grands fleuves, les moeurs des gens qui 
’habitent, les grandes voies de communication des divers pays 
entre eux, ctc., etc. La méthode professée par le musée pédago- 
gique de Saint-Pétersbourg doit produire une véritable révolution 
dans ce systéme : tout y est combiné pour parler a la fois 4 I'intel- 
ligence et 4 imagination de !’éléve, pour Vinstruire en |’amusant 
et en piquant sa curiosité; s'il est question d’un pays, en lui nom- 
mant ce pays, on lui met immédiatement sous les yeux des petites 
statuettes représentant l’habitant dans son costume national, des 
vues de ses principaux habitants, des paysages pris sur différents 
points de son territoire. Parle-t-on d’un des grands phénoménes de 
la nature, tel que le simoun dans le désert, un tableau représen- 
tera tout de suite 4 ’éléve une caravane surprise par ce terrible 
fléau ; une lanterne magique projette sur les murs les cartes des 
contrées de l’univers encadrées dans des types et des vues prises 
dans ces contrées mémes. M. Poulikowky, colonel de l’armeée russe 
et professcur au musée pédagogique de Saint-Pétersbourg, est venu 
tui-méme a Paris faire les honneurs de son exposition. Nous avons 
remarqué de lui un trés-beau projet d’atlas illustré. Nous avons eu 
aussi a Paris M. Illine, le célébre éditcur russe, qui avait envoye 
une quantité considérable de publications des plus intéressantes. 

Pour !’artiste, pour le visiteur amateur, la partie la plus mle 
ressante de ]’exposition russe est, je crois, celle qui est renfermé 
dans le chalet construit sur la terrasse du bord de l'eau. On j 
trouve une collection, sans pareille et sans précédent, de vues, de 
photographies et de croquis de toutes les nations les moins con 
nues, de la Russie, de la Sibérie, du Turkestan, de ]’Asie centrale, 
du Thibet, du fleuve Amour, représentant les habitants de ces im- 
menses régions, leurs costumes, leurs maisons, leurs intérieurs, 
leurs armes, leurs instruments de travail, etc., etc. Un volume iD- 
folio, les Peuples de la Russie, par M. de Pauly, offert au tzar 4 
loccasion du jubilé millénaire de empire de. Russie, est véritable- 
ment splendide. De trés-belles aquarelles dépeignent les bords da 











DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 965 


Volga et la mer d’Oural; d’autres, plus intéressantes encore, nous 
montrent l’expédition de Khiva marchant vers son ceuvre de con- 
quéte a travers un pays abrupte, des tourmentes continuelles de 
neige et des riviéres qui charrient d’énormes glacons. Grande a été 
Yadmiration qu’ont inspirée les vainqueurs 4 ceux qu’ils ont vain- 
cus a en juger par une lettre écrite tout derni¢rement par le khan 
de Khiva au gouverneur russe du Turkestan ; lettre que /’Explora- 
teur a reproduite, et dont il suffira de citer la suscription :« A 
honorable, magnifique et juste chef du gouvernement; le majes- 
tueux, bienveillant, généreux et perspicace gouverneur général du 
Turkestan, monsieur l’aide de camp du général Kaufmann. Que le 
Créateur supréme le garde en bonne santé. Je souhaite sincérement 
que les méchants craignent son sévére chatiment et que le peuple 
qui jouit de sa gracieuse attention vive en paix compléte et prospé- 
rité... » Je vois qu'il me faut quitter la Russie, qui m’a déja en- 
trainé au dela du cadre que je me suis imposé dans ce compte 
rendu : seulement, avant de le faire, j’adresserai un juste tribut de 
remerciments aux savants et illustres voyageurs russes qui ont bien 
voulu, malgré la distance, venir 4 Paris pour prendre part 4 nos 
travaux. M. de Semenof, président de la Société de géographie russe, 
M. lecomte de Khanikof, M. le général Stoletof, M. le colonel Veniou- 
kof, le colonel Bogdanowitsh, M. de Severtsof, et aussi aux commis- 
saires russes, M. Mainof, et surtout M. de Lomonossof, qui se sont 
mis constamment et si gracicusement 4 la disposition de tous les 
visiteurs de l’exposition pour leur donner les explications dont ils 
pouvaient avoir besoin. 

Je me transporterai maintenant en Suéde, ou je prierai le lecteur 
de vouloir bien me suivre. 

La Suéde a, comme la Russie, répondu avec un empressement 
extréme 4 l’appel qui lui était fait par la Société de géographie, et 
si les collections qu’elle a envoyées ne peuvent pas lutter avec celles 
présentées par l’immense empire russe, ces collections n’en sont 
pas moins, a tous les points de vue, fort intéressantes. Le profanum 
vulgus qui visite l’exposition est surtout frappé par la reproduction 
en gypse, de grandeur naturelle, d’un météorite découvert par le 
professeur Nordenskiold en Groéland : c’est la plus grande trou- 
vaille faite jusqu’ici en fer métallique. M. Nordenskiold, dans son 
expédition au Groénland en 1870, rencontra sur une gréve, au pied 
des Montagnes-Bleues, dans l’ile de Disco (baie de Baffin trois im- 
menses blocs et plusieurs fragments plus petits de fer métallique. 
Aussit6t que, revenu dans son pays, il eut annoncé les résultats de son 
voyage, le gouvernement suédois envoya au Groéniand pour cher- 
cher ct rapporter en Suéde les météorites en question. Unc cxpédi- 


~ 


966 LE CONGRES INTERNATIONAL 


tion, placée sous les ordres du capitaine Von Otter, et composée de 
deux navires de I’Etat, Ia chaloupe canonniére I’ Ingegerd et le brick 
Gladan. C’est seulement au prix de difficultés inouies que le capi- 
taine Von Otter et les quarante-cing hommes placés sous ses ordres 
parvinrent 4 s’acquitter heureusement de la difficile mission qui 
leur incombait. Le plus grand bloc était situé de maniére 4 se trou- 
ver & sec 4 marée basse, et plongeait 4 moitié dans l'eau & marée 
haute. La céte qui Ic recélait était hérissée d’écueils et inaccessible 
aussitét que la mer n’avait pas une tranquillité absolue. Pour sou- 
lever les météorites et les transporter jusqu’au navire le plus voi- 
sin, qui était mouillé 4 220 métres du rivage, on employa un ra- 
deau composé de trente-deux futailles ordinaires, et dont le modéle 
se trouve a l’exposition suédoise. Les matelots avaient été exercés a 
le monter et 4 le démonter dans l’espace de trois heures. Il falhut 
faire sauter par la mine une foule d’énormes roches qui auraient 
géné le passage du radeau sur la gréve. Les opérations commencé- 
rent le 19 juin, et le 29, 4 minuit, apres un travail acharné de jour 
et de nuit, que des nuées de moustiques rendaient on ne peut plus 
pénible, on parvint a effectuer le touage du radeau, chargé de son 
précieux fardeau, jusqu’a I’ Ingegerd; 1a il fut renforcé de cables de 
fer et remorqué pendant 19 kilométres jusqu’au Gladan, 4 bord 
duquel il fut chargé. Au moment ou cette opération se terminait, 
le mauvais temps commenca, et la houle fut si violente que le ca- 
pitaine Von Otter, qui voulait visiter une derniére fois le lieu des 
travaux, ne put pas accoster la terre. Le 5 octobre, le météore de 
dimension moyenne fut livré au muséum de Copenhague, et le 29 
du méme mois Jes deux autres étaient débarqués 4 Stockholm. 
Sans parler des cartes, des plans, des levers topographiques, des 
instruments de précision pour les observations astronomiques , 
nous admirons dans !’exposition suédoise de trés-belles collections 
de plantes, de coquilles et de fossiles du Spitzberg ; de petites sta- 
tuettes représentent des habitants des régions glacées du Nord, avec 
leurs fourrures, leurs tratneaux attelés de rennes et leurs maisons 
si hermétiquement calfeutrées qu’il semble qu’on doive y périr 
étouffé ; de nombreuses vues photographiques prises dans les gla- 
ces de la mer polaire, et des réductions d’une partie des instru- 
ments qu’emploie l’expédition dans les mers polaires, que vient 
d organiser ses frais le délégué de la Suéde au Congrés, M. Oscar 
Dickson, et dont le commandement a été confié au professeur Nor- 
denskiold? Les personnes qui s'intéressent & l'industrie miniére 
trouveront dans |’exposition suédoise des reproductions d'une partie 
des mines de ce pays, si riche en métallurgie; ces reproductions, 
faites par un procédé ingénieux, permettent de. suivre pas a pas le 











DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 967 


travail intérieur des mines. Enfin, la partie historique de l’exposition 
suédoise offre aux amateurs de rarctés et de curiosités des piéces 
absolument uniques: telle est, par exemple, la carte de l’archipel de 
Stockholm, dessinée par Grippenheim, géographe du roi Charles XI. 
C’était autrefois un principe chez les Suédois de maintenir les peu- 
ples qui les avoisinaient en Europe dans une ignorance absolue sur 
tout ce qui concernait leur pays; leur but était sans doute d’éviter, 
ou tout au moins de rendre beaucoup plus difficiles les invasions 
de l’étranger. Il en résulte que sur toutes les cartes du treiziéme, 
du quatorziéme et méme du quinziéme siécle les contrées placées 
au nord du Danemark affectent les formes les plus fantastiques, 
et sant beaucoup moins connues que les Indes ou méme Java. Les 
premiers essais de carte, essais tout 4 fait informes, furent faits 
pour Gustave Wasa, par son secrétaire Rasmus Ludwickson; sous 
Charles IX on eut quelques travaux tout a fait primitifs de l’astro- 
logue Forsius; en 1629, par les ordres du roi Gustave-Adolphe, 
André Buréus fit paraitre une carte de Suéde, la premiére qul 
existe; enfin, Grippenheim, successeur d’André Buréus, dressa cette 
carte de !’archipel de Stockholm. Le roi Charles XI, craignant qu'elle 
ne facilitat & )’ennemi l’entrée du pays, n’en Jaissa faire qu'un 
exemplaire, qui fut soigneusement placé dans les archives. A la 
grande fureur de Sa Majesté, cet exemplaire disparut des archives 
pour n’y revenir qu’un an aprés, ct, en 1705, le géographe Frangois 
de l'lsle publiait une grande carte de la Scandinavie, évidemment 
copiée sur celle de Grippenheim, qui, pendant un demi-siécle, fut le 
prototype de toutes les cartes de la Suéde publiées 4 l’étranger. Une 
autre carte, que nous trouvons également 4 l’exposition suédoise, 
a été faite par le général Dalhberg pour son royal maitre et éléve 
Charles XII. Que de guerres sanglantes, que d’expéditions aventu- 
reuses ont di étre étudiées sur ce parchemin par le vaincu !... 
Mentionnons encore, avant de. quitter la Suéde, une série de pu- 
blications de voyages trés-remarquables, et des modéles de tentes, 
d’ustensiles, de campement, de pharmacies portatives, etc., trés- 
intéressants pour nous autres explorateurs. Dans 1’une de ces phar- 
macies, toutes les médecines sont concentrées dans de petites ta- 
blettes gélatineuses 4 doses trés-puissantes, quoique d'un volume 
trés-restreint. Disons, avant d’en finir avec la Suéde, que dans ce 
pays l’instruction publique est: trés-avancée : un exemple pris dans 
_ la classe réputée-a juste titre la plus ignorante de tous les pays, 
celle des malfaiteurs, en donnera une idée. Sur la totalité des con- 
damnés pendant ces dernidres.années, 59 p. 100 savaient lire et 
écrire, 58-p. 100 savafent lire, ct 3 p. 100 seulement ne savaient ni 
lire ni éerire. Pour arriver 4 une prompte diffusion de la géographie 


968 LE CONGRES INTERNATIONAL 


et la mettre 4 la portée de tous, les Suédois ont confectionné des 
atlas qu’ils vendent 4 des prix extraordinaires de bon marché. 

Il y a dans |’exposition danoise beaucoup d'instruments de préci- 
sion, de chronoméetres, de boussoles, etc., qui ont attiré d’une facon 
toute particuliére l’attention des géographes; je les laisserai de 
eété pour recommander au lecteur les statuettes, les aquarelles, les 
dessins de toute nature représentant ce peuple si curieux et si pit- 
toresque des Groénlandais, avec la collection des objets de toute na- 
ture en usage chez eux, leurs ornements en plumes de canard, 
leurs harpons en os, leurs habitations d’été en peaux de béte et 
leurs habitations d’hiver en briques de terre, leurs vétements 
huilés, leurs canots insubmersibles, etc., etc.; puis les portraits 
. des Islandais, des Islandaises surtout, avec leur chapeau haut, leurs 
pantalons bouffants, leurs grandes Bibles et icurs petits airs mo- 
destes. Le savant pourra aussi faire une étude des plus intéressantes 
sur une collection ethnographique d’objets provenant du Groéniand; 
quelques-uns remontent 4 une trés-haute antiquité. Les plus cu- 
rieux sont ceux qui se rapportent a la découverte du Groéniand, et 
peut-étre aussi de l’Amérique du Nord par les anciens Scandinaves: 
on sait que les populations septentrionales revendiquent énergique- 
ment aujourd’hui l’honneur de la découverte de l’Amérique par 
leurs ancétres les Scandinaves, vers le treiziéme siécle. Nous nous 
garderons d’entrer dans une discussion qui nous ménerail beau- 
coup trop loi, et nous quitterons le Danemark pour |!’Angle- 
terre. 

L’Angleterre ne.s’est décidée que tardivement 4 prendre part 4 
l’Exposition et 4 y envoyer des délégués; il faut bien le dire, si les 
objets exposés par elle sont dignes en tout point de cette grande 
nation par la qualité, la quantité n’est nullement en rapport avec ce 
qu’aurait pu faire et fait ordinairement, en pareil cas, |’Angleterre. 
Au reste, au Congrés international, c'est sans contredit cette nation 
qui nous a envoyé le moins de savants et le moins de voyageurs. 
Nous n’en saurons que plus de gré a ceux qui ont fail exception a 
la froideur générale en venant parmi nous, entre autres lillustre 
général Rawlinson, président de la Société de géographie de Londres, 
qui assistait 4 l’ouverture du Congrés, et surtout 4 M. le colonel 
Montgomerie, qui, aidé par le major Wilson, a organisé toute l’ex- 
position anglaise, et en a fait les honneurs avec infiniment d’urba- 
nité et de zéle. En premiére ligne, nous avons remarqué dans I'ex- 
position anglaise les magnifiques travaux faits dans Inde, et 
spécialement la carte de l’'Himalaya, avec « ce chemin si hardiment 
poursuivi au pied du plus beau pic du monde, dans le méandre 
des gorges et des vallées ; il traverse l’Himalaya de part cn part, et 











DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 969 


méne de l’Inde au Thibet par une route de quatre-vingt-dix jours '. 
M. le colonel Mongomerie, auquel on doit une partie de ces tra- 
vaux sur l'Inde, nous a apporté des vues faites par lui, et hautes 
chacune de deux metres, des glaciers de l’Himalaya; ces vues ont 
été prises & des hauteurs pour ainsi dire inaccessibles, dans ces 
montagnes gigantesques les plus élevées du monde. Nous remar- 
quons aussi une trés-belle aquarelle de Cashmire, la Venise de 
l’Orient. Non loin de la est une carte, 4 trés-grande échelle, des 
mers polaires, qui permet de suivre tous les voyages d’exploration 
faits dans ces régions glacées, jusqu’a celui de MM. Payer et Wey- 
precht. On sait I'intérét que les Anglais prennent 4 cette ques- 
tion des mers polaires; ils viennent d’organiser sur un pied sans 
précédent le voyage de |’ Alert et le Discovery, qui, en ce moment 
méme, concentrent leurs efforts pour arriver a la solution du grand 
probléme de la mer libre. Nous regrettons vivement que M. Leitner, 
prévenu trop tard, n’ait pas pu nous envoyer les magnifiques col - 
lections d’ethnographie, de sculpture et de médailles faites par lui 
au milieu de mille périls, dans une contrée de |’Asie centrale qu’il 
a découverte, le Dardestan. Nous aurons occasion de donner aux 
lecteurs du Correspondant des détails sur ce voyage, qui offre un 
intérét capital sous divers rapports; mais également dans |’Asie 
centrale, nous avons admiré les magnifiques descriptions du Pend- 
jab et de l'Afghanistan, et des albums représentant le type et les 
costumes des habitants de ces contrées et de toutes les parties les 
moins connues de l’Inde anglaise. Dans un coin de l’exposition 
nous signalerons le fac-simile d’une carte trés-curieuse, une des 
plus anciennes qui aient été faites en Angleterre; l’original a paru 
en 1512 a Herefordt, et représente, avec un singulier mélange 
de mythologie et de christianisme, -tout ce que les Anglais connais- 
saient de la terre 4 cette époque. Jérusalem a été pris pour centre 
du monde, et au-dessus de la ville sainte est figurée l’image du 
Christ faisant rayonner sa lumiére sur |’univers; dans chaque pays 
est placé un dessin représentant les célébrités de |’endroit; sur les 
bords de la mer Rouge, peinte avec une belle couleur écarlate, Ba- 
jaam est en train de causer avec son 4ne, la syréne émerge de la 
Méditerranée et Charybde y montre son affreuse figure a Scylla. De 
petites barricades rouges indiquent les Thermopyles, et un dédale de 
traits noirs nous marque l’emplacement du Labyrinthe. Plus loin, 
Jason décroche sa peau de bélier vis-a-vis de saint Augustin, évéque 
a’ Hippone, et les apdtres se coudoient avec les cyclopes dans ce 
monde fabuleux, qui naturellement a pour bornes de petites co- 


- 4 Drscours de M. Wallon, ministre de l’instruction publique, 4 la séance de 
cléture du Congrés international des sciences géographiques. : 


970 LE CONGRES INTERNATIONAL 


lonnes, les colonnes d’Hercule. Dans un autre genre, nous re- 
commandons le magnifique Album photographique d’anthropolo- 
gie et d’cthnographie de M. Darumane, qui renferme 800 photogra- 
phies prises dans tous les peuples de l’univers, et surtout l’exposi- 
tion faite par le Palestine’s exploration fond. Le Palestine's explo- 
ration fond est produit par une ‘société qui, fondée en 1864, sous 
le haut patronage de la reine d’Angleterre, a réuni des capitaux 
considérables et envoyé dans la Terre-Sainte cing expéditions ; ces 
cing expéditions ont .déja donné des résultats merveilleux, parm: 
lesquels il faut citer la découverte du temple de Jérusalem. Le 
Palestine’s fond a exposé un trés-beau plan en relief du Sinai, du 
Djebel-Musa, et toutes sortes de photographies et de croquis pris 
dans la Judée. Le trés-remarquable ensemble de ses collections 
lui a valu une médaille d’or du jury. 

L’exposition des Pays-Bas est, sans contredit, une des plus cu- 
rieuses et des plus completes de celles qui figurent aux Tuileries. 
Elle a été établie sous la direction du colonel Versteeg, dont les tra- 
vaux sur l’archipcel hindou sont connus de tout le monde savant. 
Le great attraction de cette exposition pour le public est une col- 
lection de grandes marionnettes, aux formes fantastiques et a la 
figure grimacante, qui constituent un wayang, ou théatre javanais. 
En approchant de ces grotesques personnages, on est toul étomeé 
de voir qu’ils sont faits par de véritables artistes, admirablement 
travaillés dans du cuir de buffle, coloriés et dorés avec une extréme 
finesse. Le wayang se divise en deux parties : le wayang poérwa, 
qui représente les personnages de l’age héroique des Hindous, 
Bratu-Youda ou Rama, et le wayang kelitik, qui figure exclusive- 
ment le personnage de la légende nationale des Javanais au temps 
de Madjapahit et de Padjadjaran. Dans ces représéntations, les pou- 
pées s’agitent et se déménent 4 la facon de notre Guignol. Un da- 
lang ou pitre débite le dialogue, qu’on appelle lakou. Un grand 
nombre de ces lakous sont, parait-il, fort remarquables. La pre- 
miére partie est un simple récitatif que dit le dalang, et qui est 
destiné 4 relier entre elles toutes les parties de l’histoire; l'autre 
est le dialogue qui se met dans la bouche des acteurs. La, le pitre 
a beau jeu : 11 émaille ordinairement le texte primitif de plaisante- 
ries dont s’effaroucheraicnt, parait-il, considérablement nos oreil- 
les d’Européens. Les wayangs représentent toujours des scénes d'a- 
mour ou de guerre. Les familles riches en donnent des séances 4 
l'occasion de leurs fétes domestiques. Un orchestre qui fait un cha- 
rivyari 6pouvantable accompagne les marionnettes, et la cérémonie 
dure quelquefois pendant deux ou trois nuits consécutives. Les 
figures qui composent un wayang complet doivent étre au nombre 











DES SCIBNCES GEOGRAPHIQUES. , 974 


de deux cents au moins. Quand elles sont bien faites et coloriées 
avec soin, la collection en est évaluée jusqu’a six mille francs. A 
coté des marionnettes, nous trouvons aussi des masques en bois (en 
javanais tapings). Quelquefois les mythes hindous et les anciennes 
histoires javanaises sont représentés par des hommes qui mettent 
alors ces tapings sur leur visage. Dans ces piéces, les acteurs ne se 
donnent jamais la réplique; ils se contentent de mimer la scéne, 
tandis que le dalang récite Vhistoire. Tous les masques que nous 
voyons figurer a l’exposition servent 4 jouer la légende du prince 
Pandji, héros fameux et trés-populaire dans toute l’ile de Java.:Au 
reste, ce thédtre javanais ne constitue qu’un des trés-nombreux 
objets ayant trait a l’archipel malais que contient l’exposition des 
Pays-Bas. Une quantité de photographies nous représente la nature 
et les habitants de ce magnifique pays, dans lequel la végétation 
surpasse en vigueur méme les régions équatoriales de l'Afrique et 
de l’Amérique. On ne saurait trop louer les travaux géographiques 
accomplis par les Hollandais dans ces lointaines possessions; la 
triangulation de Java et celle d’une partie de Sumatra, faite, en 
quelque sorte, sous le feu de l’ennemi’, est une ceuvre du plus 
grand mérite. Nous devons au colonel Versteeg un atlas en langue 
malaise, dont le gouvernement a déja fait distribuer six mille exem- 
plaires dans l’archipel indien, et qui est destiné 4 devenir tout a 
fait populaire dans les nombreuses contrées ou on parle le malais. 
Cet atlas, en raison des populations auxquellcs il s’adresse, est con- 
struit & rebours de nos atlas ordinaires : ainsi, |’Océanie ect |’Asie 
y ticnnent la premiére, et de beaucoup la plus importante place ; 
vient ensuite Amérique, puis enfin |’Europe, qui n’est représentée 
que par une trés-petite carte. Seule, la Hollande est faite isolément, 
et avec assez de développements pour que les indigénes puissent 
connaitre le pays qui les gouverne. A un autre point de vue, nous 
trouvons dans |’exposition hollandaise de véritables trésors. Une 
collection de manuscrits géographiques offre le plus gr and intérét, 

par son antiquité ct sa valeur artistique. Les cartes des anciennes 
seigncuries des Pays-Bas sont toutes ornées de vignettes d’une grande 
richesse de coloris, et aussi des écussons des nobles propriétaires 
de fiefs, véritable modéle de peinture héraldique. Un plan de Paris 
de 1648 nous montre les costumes des gentilshommes et bourgeois 
de cette époque; il porte pour suscription ces quatre vers : 

Cette ville est un autre monde, 
Dedans un monde florissant, 


Un peuple en tout bien puissant, 
Qui de toute chose abonde. 


‘ On sait qu’Atchin se trouve au nprd-est de Vile de Sumatra. 





972 LE CONGRES INTERNATIONAL 


Un manuscrit original, dessiné par le célébre mgénieur Leichwa- 
ter, en 1640, donne le projet sur lequel s’est opéré le desséchement 
du lac de Haarlem; 4 cété est le contre-projet dessiné par un com- 
pétiteur moins heureux, !’ingénicur Viris. Un atlas grec est une co- 
pie, faite au temps de la Renaissance, de l’atlas de Ptolémée. A 
cété, nous voyons figurer tous les instruments astronomiques dont 
se servait le célébre Ticho-Brahé, avec un livre dont la dédicace, 
adressée 4 Scaliger, est écrite de sa main et faite en vers latins as- 
sez remarquables. Des documents, présentés par M. Posthumius, 
sont excessivement curicux, en ce qu’ils attribuent a des navige- 
teurs hollandais, il y a un siécle, la découverte de la terre appelée 
Frantz-Joseph, et trouvée par MM. Payer et Weyprecht au point ex- 
tréme atteint par cux dans le fameux voyage du Teghéthof. 

Mais quittons les Pays-Bas pour arriver & Allemagne, qui, en 
suivant l’ordre indiqué par le catalogue, se présente immédiate- 
ment 4 nous. L’Allemagne a joué un rdle important au congrés 
géographique, en nous envoyant ses plus.illustres voyageurs. Peut- 
- étre aurait-elle pu présenter une exposition plus compléte; mais, 
telle qu’elle est, cette exposition n’offre pas moins un grand inteé- 
rét, surtout au point de vue de la diffusion de la géographie. C'est 
avec beaucoup de fruit que l'on étudiera les trés-nombreuses cartes 
et ouvrages de toute sorte apportés par des éditeurs connus dans le 
monde entier : MM. Justus Perthés, Kieppert, Reimer, etc. De trés- 
ingénieuses cartes murales ont pour but de familiariser l’enfanec 
avec les meilleurs procédés géographiques. 

M. Herman de Schlaginweit-Saki a exposé de fort belles collec- 
tions anthropologiqucs. M. Bernard Meyer nous a donné une carte 
trés-importante de la Nouvelle-Guinée, qu'il a contournée, sans 
pouvoir toutefois triompher de la férocité des habitants cannibales 
de cette ile immense, qui lui ont barré le chemin chaque fois quil 
a essayé de pénétrer dans l’intérieur. M. Meyer a pu cependant ob- 
server les mceurs de bon nombre des naturels, rapporter deux ou 
trois de leurs cranes, en dessiner les types, les armes et les idoles. 
Il résulte du voyage de M. Bernard Meyer, comme, du reste, de tous 
les renseignements venus d’Australie, que le fameux voyage en 
Nouvelle-Guinée, dans laquelle le capitaine anglais qui 1’a publi 
prétend avoir découvert des montagnes plus hautes que celles de 
’Himalaya et tué une espéce de tigre encore inconnue, est, d’un 
bout a l'autre, un vaste tissu de mensonges. Ce n’est un mystére 
pour personne aujourd’hui que l’Angleterre songe trés-sérieuse- 
ment a s’annexer la Nouvelle-Guinée. Elle vient de diriger sur ces 
contrées encore inconnues une expédition placée sous le comman- 
dement du capitaine Edwards. Cette.expédition est partie le 19 mai 











DES SCIENCES GEQGRAPMMQUCS. 75 


de Sydney. Le gouverneur de l’Australic, les principaux membres 
du ministére et des deux chambres du parlement, et presque tov-c 
la population de Sydney, ont salué de leurs acclamations enthou- 
siastes le départ des hardis explorateurs. 

Mais revenons a l’exposition allemande, pour signaler un trés- 
ingénieux canon destiné au sauvetage des naufragés, et présenté 
par M. Cordes, armuricr 4 Bremenhaften. Nous appellerons l'atten- 
tion des lecteurs sur une magnifique séric de photographies prises 
pendant l’expédition de M. Gérard Rohlf dans les déserts de Lybie. 
Durant ce voyage, M. Rohlf a visité Voasis de Jupiter Ammon et 
toute cette Cyrénaique si riche et si brillante autrefois, et qui au- 
jourd’hui n’est plus qu’un vaste amas de ruines. Enfin, les bureaux 
royaux de statistique de Prusse et de Baviére ont exposé un remar- 
quable ensemble de travaux qui leur a valu une médaille de pre- 
miére classe lors de la distribution solennelle des récompenses. 

L’Autriche-Hongrie nous a envoyé une magnifique exposition. Au 
point de vue scientifique et cartographique, le ministére des tra- 
vaux publics de Buda-Pesth, les travaux de régularisation de la 
Theiss ect du Danube, la commission de régularisation du Danube 3 
Vienne, la direction impériale et royale de la statistique de Vienne, 
celui de Buda-Pesth ct le conseil municipal de Viennc, ont mérité 
ct obtenu des récompenses de premier ordre. Le cété qui nous in- 
{éresse surtout, je veux dire le cété artistique, historique et pitto- 
resque, offre le plus vif intérét. En premiére ligne, nous citerons 
le portulan de Philippe II, ceuvre absolument unique dans son 
genre : il se compose de quatorze cartes faites par Philippe II lui- 
méme, et renfermant tout ce que l’on connaissait de la géographie 
4 cette époque. Le roi Philippe II, aux dépens duquel s’est tant de 
fois exercée l’imagination des romanciers et des dramaturges, avait 
poussé fort loin pour son époque |’étude des sciences géographi- 
ques. ll eut pour maitre le Portugais Santa-Cruz, le plus savant 
géographe de cette époque, et, dés l’dge de douze ans, il est repré- 
senté par le peintre vénitien Bordone, dans un portrait qui est au- 
jourd’hui inscrit au Louvre sous le numéro 894, la main sur une 
sphére dont la contemplation semble l’absorber. L’atlas, ou portu- 
Jan, qui nous occupe en ce moment, et que Philippe II n’a pas dé- 
daigné de faire de sa royale main, est illustré de ravissantes mi- 
niatures dont quelques-unes ont un intérét capital. Ainsi, 4 la pre- 
miére page, le roi lui-méme est représenté recevant, pour le dé- 
crire, le globe terrestre des mains du Pére éternel. A la troisiéme 
page se trouve I’empereur Charles-Quint, avec sa grande barbe 
rousse toute hérissée, et peint en Jupiter tonnant. Le portulan de 
Philippe If a été exposé par M. Spitzer, qui a aussi présenté une col- 

40 Sepremsas 1875. 63 


974 LE CONGRES INTERNATIONAL 


lection d’instruments astronomiques anciens qui ont une valeur in- 
calculable. Citons, au hasard, le Petri Apiani Cesarum astronomi- 
cum, datant de 1540, et accompagné d’un privilége donné par Char- 
les-Quint lui-méme; un astrolabe trés-complet, travail arabe du 
dixiéme siécle; une série d’instruments astronomiques trés-fine- 
ment exécutés, et signés Nicolet et Olivier (l’empereur Joseph UJ 
d’Autriche les commanda en France, et les donna & l’université de 
Weimar); des instruments d'ivoire, faits 4 Dieppe au commence- 
ment du dix-septiéme siécle, etc., etc., etc. Je suis obligé de ber- 
ner mes citations; mais constatons en passant que le podométre 
n’est pas un instrument tout moderne, comme beaucoup de per- 
sonnes scraient tentées de le croire, car M. Spitzer en posséde un 
fort bien fait, qui date de la fin du seiziéme siécle. 

Tout prés de 1a se trouvent dix portraits originaux de l’empereur 
de Chine, de-princes et princesses, nobles seigneurs et nobles da- 
mes du Céleste-Empire, peints dans leurs plus riches costumes. Ces 
piéces exceptionnellement rares ont été présentées par M. Schedl. 

L’expédition au pdle Nord de MM. Payer et Weyprecht est aujour- 
d’hui populaire, méme en France; mais ce que l’on ignore géné- 
ralement, c’est que l’initiative de cette expédition est due au comte 
Wilckseck, qui, non content de contribuer par le don d’une somme 
énorme aux dépenses qu’elle allait occasionner, a obtenu du gou- 
vernement autrichien qu’on en confidt le commandement 2 
MM. Payer et Weyprecht, et a la Société autrichienne qu’elle com- 
plétat par des souscriptions privées ce qui manquait encore pour 
permettre de l’entreprendre. M. le comte Wilckseck a lui-méme 
fait, en 1875, un grand voyage en Norwége, en Spitzberg, dans la 
Nouvelle-Zemble et dans la Russie septentrionale ; il en a rapporte 
une série de photographies qui, au point de vue artistique, sont de 
véritables chefs-d’ceuvre : l’artiste est arrivé a reproduire d'une 
fagon extraordinaire les grands phénoménes boréaux, tels que le 
soleil de: minuit; il nous montre aussi, revétus de leurs costume: 
de peaux de bétes, des Lapons et des Laponnes, beaucoup plus 
appétissants qu’on ne se le figure généralement. Aprés les yues du 
voyage de M. le comte Wilckseck, nous rencontrons naturellement 
celles prises par MM. Payer et Weyprecht, avec le Tégethof cerné 
par les glaces, les banquises monstrueuses et cette terre de Fran- 
cois-Joseph, découverte par eux, cette terre aride, cette région de 
la faim, au milieu de laquelle se dressent les rochers d’aspect 
sinistre que les explorateurs ont baptisés du nom de Teufel-Schloss 
(le chateau du diable). 

I} est inutile de dire que la Belgique, 4 laquelle revient l’idée et 
lorganisation du premier congrés international géographique et de 











DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 975 


Pexposition qui l’accompagne, a fait les efforts les plus louables et 
les plus réussis pour contribuer, d’une maniére digne d’elle a l’ex- 
position du second congrés géographique. Trois parties de l’exposi- 
tion belge sont surtout remarquables : la partie cartographique pro- 
prement dite, la partie qui a trait 4 la diffusion des sciences 
géographiques, et enfin celle des manuscrits historiques, rares et 
curieux. Nous ne parlerons que pour mémoire des deux premiéres, 
disons seulement que les ministéres de la guerre, des travaux pu- 
blics et de l’intérieur, et l’établissement géographique de Bruxelles 
ont présenté des cartes topographiques, industrielles, métallurgi- 
ques, etc., etc., de la Belgique, qui sont de véritables modéles dans 
leur genre; signalons aussi la trés-nombreuse série de méthodes 
d’enseignements, d’atlas, de reliefs, de géographie populaire, de 
cahiers géographiques, etc., pour lesquels le frére de la doctrine 
chrétienne, Al. Gochet, supérieur de l’école normale dé Carlsbourg- 
Paliseul, s’est acquis une juste renommée et a déja été récompensé 
par le congrés d’Anvers. La bibliothéque royale de Belgique et l’uni- 
versité de Gand nous ont confié quelques-uns de leurs plus pré- 
cieux manuscrits géographiques : bornons-nous 4 citer unc admi- 
rable miniature du seiziéme siécle représentant la ville de Venise, 
deux globes de Gérard Mercator, le fameux inventeur de la projec- 
tion, qui porte aujourd'hui encore son nom, les seuls qui existent 
au monde; un autre globe céleste, le seul connu, celui de Blaen 
(1640); le Liber floridus Lamberti canonici, manuscrit sur vélin du 
douziéme siécle, et enfin le Rapport officicl, autographe par lequel 
Godinho de Eredia informe Ie roi d’Espagne, Philippe Ill, en 1613, 
de la découverte de l’India-Meridional, que l’on croit étre la Nou- 
velle-Hollande actuelle. Ce manuscrit est accompagné d'un trés- 
beau portrait d’apres nature, représentant saint Frangois-Xaxier, le 
grand apdtre des Indes. 

C’est, je crois, a la Suisse qu'il faut décerner la palme pour la 
confection des cartes les plus belles, les plus économiques et les 
plus propres 4 donner & l’ceil une idée exacte et rapide des pays 
qu’elles représentent. Les levers géographiques ont été faits dans 
ce pays d’une maniére plus détaillée que dans apcun autre; c’est 
ainsi que chaque commune a son plan cadastral pris au 4/1000; 
chaque canton sa carte, dressée d’aprés les travaux de }’état-major, 
au 4/25000, 1/50000, 1/400000, 41/250000. Les procédés d’un édi- 
teur de Berne, M. Malhaupt, semblent destinés 4 faire une véritable 
révolution dans ]’art cartographique par l’extréme bon marché au- 
quel ils permettent de livrer de fort belles cartes; cn supprimant 
les hachures, ils ajoutent aux courbes par des moyens trés-écono- 
Miques tout ce qu’on peut attendre des reliefs. Dans l’annexe suisse 


070 LE CONGRES INTERNATIONAL 


se trouve une collection de machines, de documents et d’objets de 
toute sorte qui ont trait au percement du Saint-Gothard ; une des 
perforatrices attire surtout l’attention. Cette perforatrice est pas, 
comme on pourrait se le figurer, une machine énorme qui vient 
frapper violemment le rocher et se frayer un passage a travers le 
granit; c’est, au contraire, un tout petit instrument, une sorte de 
barre de fer qui n’a pas plus de trois métres de long, et a laquelle 
lair comprimé donne sa force; c’est un véritable ver rongeur qu 
accomplit son ceuvre de destruction lentement, mais a coup str. 
comme ces termites qui faillirent jadis faire crouler les digues de 
la Hollande. Nous avons aussi remarqué un énorme bloc de cristal 
trouvé a une profondeur de 2,500 métres. A l'une des cartes de la 
Suisse, de la derni¢re partie du siécle dernier, se rattache une 
anecdote historique assez piquante : le maréchal Souvaroff, qu 
V’étudiait, cherchant un chemin pour franchir le Saint-Gothard. 
vit sur les bords du lac de Lucerne un trait noir qui lui parut etre 
une route, il dirigca sur ce point toute son armée, mais arrivé ala 
prétenduc route, il se trouva en présence de rochers infranchissa- 
bles, il lui fallut revenir sur ses pas, et il perdit ainsi plusieurs 
jours qui permirent au général Lecourbe d’arriver & temps pour le 
combattre ct le repousser victorieusement. Naturellement la Suisse 
nous a envoyé une quantité considérable de trés-beaux chronome- 
tres et d’instruments de précision de toute sorte. Nous devons les 
plus grands remerciments a M. le colonel d’état-major fédéral, Wil- 
liam Huber, l'un des anciens membres ct des soutiens les plus 
actifs de notre Société de géographie de Paris, qui, avec un zéle et 
un dévouement infatigables, est, au milieu de beaucoup de difl- 
cultés de toutes sortes, arrivé 4 organiser l’exposition suisse. lla 
été, du reste, secondé dans cette tache, par le trés-intelligent et tres 
laborieux concours de MM. de Saulsure et de Mandrot. 

Dans l’exposition d’Italie, nous remarquons les cartes et les 
levés envoyés par le ministére de la guerre, )’état-major piémot- 
tais et l’institut topographique napolitain, les plans et les vues des 
principaux ports de I’Italie exposés par le bureau hydrographiqu 
de la marine royale et de trés-nombreux instruments d’astronomie 
et de précision, surtout ceux de la Société philotechnique de Milan, 
et de M. Toselli, qui a inventé, entre autres choses, un trés-inge 
nieux grappin automoteur pour saisir la marchandise au fond 4 
la mer. La géographie fait en ce moment, sous l’impulsion de la 
Société de géographie d'ltalie et du Cercle géographique de Turio, 
de trés-grands progrés en Italie. La patrie du pauvre Miani orge 
nise en ce moment plusieurs expéditions vers l'Afrique centrale, el 
deux de ses voyageurs sont engagés dans une trés-périlleuse explo- 











DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 977 


ration de la Nouvelle-Guinée ; parmi les plus illustres savants ita- 
liens qui ont pris part aux travaux du Congrés, se trouvaient 
M. Christophoro Negri, ancien ministre et fondateur de Ja Société 
de géographie italienne, M. le député Campério, M. le comte Minis- 
calchi, M. Guido Cora, directeur du Cosmos, M. Corentini, etc., etc. 

L’exposition espagnole est trés-technique, et par conséquent nous 
n’y trouverons pas grand’chose a glaner pour le point de vue spé- 
cial auquel nous nous sommes placés; constatons seulement que 
la aussi ont été accomplis des travaux sur la géographie du pays, 
qui sont on ne peut plus méritoires, si l’on considére les circon- 
stances difficiles dans lesquelles ils ont été exécutés. 

Mentionnons, pour en finir avec les expositions des pays étran- 
gers, celle du royaume d’Hawai, quia envoyé des cartes et des 
vues de ses cratéres et de ses lacs de soufre, les atlas de ses éco- 
les publiques, des photographies du pays, et la collection de ses 
timbres-postes ; 

Celle de la Turquie, qui contient le plan cadastral de la ville 
de Constantinople, les cartes des reconnaissances militaires au 
Montenegro, divers ouvrages envoyés par l’école impériale mili- 
taire, l’école impériale de médecine et le lycée ottoman, des collec- 
tions géologiques et botaniques, et enfin un fort beau volume des 
costumes populaires de l’empire ottoman, par M. de Launay; 

Celle du Chili, dans laquelle on trouve des cartes intéressantes 
de ce pays, divers recueils d’observations météorologiques et les 
intéressants travaux de M. Pissis; 

Celle du Japon, pour laquelle la légation du Japon a Paris a en- 
voyé une série de plans et de cartes, qui prouvent une fois de plus 
combicn le progrés et la science sont avancés dans ce beau pays; 

Enfin, celle de la république Argentine, extraordinairement com- 
pléte pour une contrée aussi nouvelle; on y trouve de trés-bonnes 
cartes, des travaux hydrographiques importants, un grand nombre 
d’ouvrages historiques et de récits de voyages, des plans de chie- 
mins de fer, des documents de toutes sortes relatifs4 l’instruction, 
a immigration et a la colonisation, des vues des Cordiliéres et de 
Buénos-Ayres, enfin une collection zoologique a olbeaux et de mam- 
miféres de la Plata. 

Nous arrivons maintenant 4 l’exposition angeles L’exposition 
de notre pays a été parcourue par les étrangers avec un singulier 
mélange d’admiration et de stupeur. Eh quoi! disaient-ils, c’est la 
ce peuple dont l'ignorance en géographie était, en quelque sorte, 
légendaire parmi nous : comment donc a-t-il pu fournir une sem- 
blable exposition?... Mais dans ces quatre derniéres années aucune 
autre nation de Europe n’a autant travaillé ni autant produit !... 


978 LE CONGRES INTERNATIONAL 


Et cela est vrai, la statistique est 14 pour le démontrer : ainsi que 
nous l’avons déja dit en commencant cet article, aucun autre pays 
que la France, pas méme l’Allemagne, n’a, de 1870 a 41875, édité 
autant de livres relatifs 4 l’enseignement géographique, datlas, de 
plans, de levés topographiques, de récits d’explovation ou de 
voyage, ctc., etc. L’exposition francaise remplit presque la galerie 
des Fastes et quinze des salles du pavillon de Flore, sans parler de 
annexe de la terrasse du bord de l’eau, de )’Orangerie et de la 
Bibliothéque nationale. Ici encore nous nous bornerons 4 décrire ga 
et la, au fur et & mesure que nous les rencontrerons, les objets 
qui nous auront captivé par leur cété artistique et pittoresque, ou 
par les progrés qu’ils peuvent faire faire 4 l’enseignement géogra- 
phique en France. Les honneurs de |’exposition frangaise sont, sans 
contredit, pour l’immense carte de France au 4/800000, dressée par 
l’état-major, et pour la premiére fois assemblée en une seule 
piéce, haute de plus de douze métres, dans la grande salle des 
Etats; cette salle, dans laquelle ont été tenues les séances générales 
du Congrés, a été solennellement décorée pour la circonstance: 
aux murs, tapissés d’une tenture vert et or, sont suspendus les dra- 
peaux de toutes les nations représentées au Congrés. Entre chaque 
pilier, dans la baie établie sous chaque tribune, le ministére de la 
guerre a établi des vitrines o& sont exposés les objets utilisés par 
le dépét de la guerre pour la confection des cartes ; des reliefs en 
cuivre galvanisé ; l’appareil chromographique ayant servi & déter- 
miner la latitude d’Alger, des boussoles, des compas, des instru- 
ments astronomiques de toute nature. La bibliothéque du dépét de 
la marine a aussi envoyé quelques-uns de ses ouvrages et de ses 
manuscrits les plus précieux. 

Au moment de quitter la salle des Etats pour entrer dans la ga 
lerie des Fastes, nous rencontrons les magnifiques collections 
@idoles, d’armes et d’objets ethnographiques de toute sorte, raf 
portées par M. Francis van den Broéck de l’Indo-Chine et de Java. 
‘Les divinités fantastiques et les tableaux peints sur coton que nous 
veyons figurer dans ces collections ont & la fois un grand intérét 
artistique et un grand intérét historique. En 4406, les Arabes 
avaient envahi Java et établi, le cimeterre a la main, la religion du 
Prophéte sur cette tle. Devant la persécution, les prétres de Boudhs 
s‘enfuirent dans l’ile de Bali, ob ils emportérent leurs dieux, et u2 
assez grand nombre d’hommes du peuple, trop pauvres pour se 
patrier et ne voulant pas cependant renier leur foi, se réfugiercat 
dans les montagnes, au sud-est de Java : ceux-la s’établirent 4 Te 
ger, prés d'un puissant volcan auquel ils ont donné le nom de vol- 
can de Brahma; c’est la que leurs descendants vivent encore: 











DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 979 


chaque fois que le cratére lance des flammes, ils croient voir 
Brahma manifester sa puissance et l’adorent en silence, attendant 
qu'une nouvelle incarnation de leur dieu rende a ja terre sa splen- 
deur premiére. Chose digne de remarque! ces pauvres idolatres 
sont d’une probité 4 toute épreuve; chez eux, un voyageur peut 
perdre sa bourse et sa montre impunément, elles lui seront immeédia- 
tement rapportées. Cependant l’ile de Bali, dépositaire des dieux les 
plus vénérés du boudhisme, refuge de ses prétres les plus illustres, 
devint bientdt le sanctuaire de cette religion dans l’Archipel indien. 
Quand toutes les autres iles de cet Archipel ]’eurent abandonnée, 
elle lui resta fidéle et défendit énergiquement son indépendance 
contre toute invasion étrangére. En 4845, Bali était encore libre ; a 
cette époque, les Hollandais lui déclarérent la guerre; malgré une 
courageuse résistance, ils prirent d’assaut Billing, sa capitale, et 
soumirent entiérement l'ile a leur domination. Dés cette époque, 
un trés-riche propriétaire de Java, M. Francis van den Broéck, s’ef- 
forga de recueillir tous les trésors artistiques pris pendant l’assaut 
de Billing dans le temple des dieux ou dans le palais des sultans et 
des radjahs ; depuis ce moment, il n’a pas cessé de recueillir tous 
les objets qui se rapportent a l’ethnographie de I’Indo-Chine ou de 
l’Archipel indien ; aussi il est arrivé & recueillir de magnifiques 
collections, auxquelles le jury de l’exposition a décerné une mé- 
daille d’or. Citons parmi les plus curieuses idoles, le Réchas ou Jar- 
din du Kriss, qui appartenait au radjah de Bali; la main droite est 
creusée de maniére 4 recevoir le kriss que le radjah lui confiait en 
rentrant : les Malais sont friands de la lame, ils distribuent des 
coups de couteau aussi facilement que des poignées de main: c’est 
pourquoi il leur est interdit de porter le kriss au cdété; ils doivent 
le placer derriére leur dos, ot il est attaché 4 leur ceinture. Le 
mouvement qu’ils sont obligés de faire pour y mettre la main 
avertit leur adversaire et leur donne 4 eux-mémes quelques secon- 
des pour réfléchir. 

Prés du Réchas, nous trouvons une trés-belle statuette qui, au 
sommet d’une sorte de coupole, 4 cheval sur un dragon ailé, figure 
Siva, le génie malfaisant, le dieu destructeur dont le nom seul fait 
trembler tout bon sectateur de boudhisme; 4 cété de lui un oiseau 
fantastique tient dans l'une de ses pattes un glaive et dans l'autre 
un fruit doré; cette idole était chargée de garder les portes du temple 
de Bali, et les fidéles le tenaient en grande vénération. Deux singes en 
bois, l’un vert, l'autre rouge, se font des grimaces affreuses, tandis 
qu’un sanglier et un loup représentent le troisiéme avatar (incar- 
nation) de Vichnou. Deux statues nous montrent l’enlévement de 
Rama par le géant Ravana, roi de Ceylan; deux autres nous font 


930 LE CONGRES INTERNATIONAL 


voir de trés-gracieuses bayadéres ; enfin, une statue qui figure trois 
vénies malfaisants a cela de spécial qu'on la mettait d’ordinaire 
prés du bicher ot I’on brilait Je corps des grands personnages. 
Quatre tableaux peints sur coton et admirables a4 tous points de 
vue, constituent une partie capitale des collections de M. van den 
Broéck. Le plus beau d’entre eux représente un guerrier qui lutte 
seul contre une centaine d’ennemis; il est percé de mille fléches. 
son sang coule de tous cétés et cependant loin de tomber, il abat 
tous ses adversaires; mal leur en a pris de l’attaquer, car sous cette 
enveloppe humaine qu'il lui a conyenu de revétir, 11 est Vichnou 
Ie dieu immortel. Si nous jetons un coup d’cil sur les panoplies 
garnies d’une centaines d’armes qui presque toutes sont empoison- 
nées et dont pas une n’est pareille, nous serons frappés des raffine- 
ments incroyables que les Malais apportent dans la confection de 
leurs engins de destruction; on voit que ce peuple brave, intelli- 
gent, susceptible de dévouement, mais vindicatif et cruel a l’excés, 
s'est ingénié pendant des siécles a trouver les moyens de faire les 
plus horribles plaies dans le corps de leurs adversaires. Ceux des 
Jecteurs du Correspondant qui ont bien voulu suivre mes périgri- 
nations a travers l'Afrique équatoriale se rappelleront peut-étre que 
les noirs du Gabon ne pouvant pas empoisonner le grand-monde dans 
leur nourriture, s’en vont, durant la nuit, planter devant leurs 
caves de petils roseaux pointus, trempés dans le poison le plus 
violent ; leurs victimes en rentrant chez elles s’écorchent les pieds 
sur ce petit roseau ct meurent dans d’atroces souffrances. Chose 
singuliére, 4 deux mille lieues de distance, sans avoir jamais pu 
cummuniqueravec cux, les Malais se sont rencontrésavec les Gabonais 
dans cette invention diabolique. Au sujct des sabres malais, M. van 
den Broéck me faisait observer une sorte de tube placé au dos de ces 
sabres et renfermant de toutes petites fléches empoisonnées. En 
temps de guerre, les Malais rampent comme des serpents devant les 
huttes d’un village ennemi, et 1a, fichent en terre leurs petites 
fléches empoisonnées; ils s’en vont ensuite rejoindre leur bande 
embusquée a l’entrée du village et poussant leurs cris de guerre 
commencent un tapage effroyable; les habitants, réveillés en sursaul, 
s'élancent devant leur porte et trouvent la mort en marchant sur 
les fleches piquées en terre de tous cétés. Je ne sais lequel des 
deux peuples Malais ou Gabonais a la primauté de l’invention et 
conséquemment le droit de poursuivre la concurrence. 
L’exposition de M. van den Broéck nous méne tout naturellement 
a la galerie des Fastes. La sont exposés surtout les travaux carto- 
graphiques et les instruments présentés par les divers services des 
ministéres de la guerre, de instruction ct des travaux publics: 











DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 981 


ceux de la brigade topographique sont tout particuliérement remar- 
quables; nous citerons aussi, dans l’exposition des finances, les 
trés-intéressants et trés-utiles travaux de reboisement par lesquels 
l’administration forestiére, sur linitiative intelligente et dévouée 
de son directeur, M. H. Faré, cst arrivée 4 préserver les vallées des 
Alpes des inondations qui les menacent, et, parmi ces travaux, 
l’extinction du torrent de Bourget. 

C’est dans la galerie des Fastes que se trouvent aussi les cuvres 
de nos plus grands géographes et les ouvrages publiés par nos 
principaux éditeurs : nous avons constaté avec un légitime orgueil 
"immense progrés géographique accompli par la France, nous ne 
saurions donc trop hautement exprimer notre reconnaissance aux 
hommes qui, par leur intelligence et leur dévouement, ont surtout 
contribué a la réalisation de ce progrés. Au nombre de ces hommes 
on doit placer au premier rang MM. Levasseur, Eugéne ct Richard 
Cortembert, Delesse et Vivien de Saint-Martin. 

M. Levasseur s’est montré le premier et le plus ardent promoteur 
de l’cnseignement de la géographie que j’appellerai la géographie 
tntelligente, celle dont je parlai & propos de I’exposition du 
musée pédagogique de Saint-Pétersbourg qui n’est plus une nomen- 
clature, mais, ainsi que l’a définie M. Levasseur lui-méme, « une 
description raisonnée des formes de terrain, des forces de la na- 
ture et des ceuvres de VYhomme fixé au sol. Le nombre ct l’impor- 
tance scientifique ou didactique des ceuvres qu’a exposées M. Levas- 
seur témoigne du labeur incessant auquel s’est livré depuis dix ans 
le savant professeur au Collége de France; outre un nombre consi- 
dérable de programmes d’enscignements géographiques ou de 
livres ayant trait 4 cet enseignement, nous trouvons une carte des 
plus complétes de la France, exécutée sous sa direction, par les 
ordres du ministére, quelques planches d’un vaste atlas, ceuvre 
considérable 4 laquelle M. Levasseur doit consacrer de longues 
années, la France au 1/1000000, la premiére carte de ce genre 
donnée 4 la suite du mouvement géographique de 1870, une carte 
murale de la France au 4/600000, une carte murale de l'Europe, 
un atlas de la France météorologique, économique et administra- 
tive contenant cent vingt cartes de la France et présentant, par 
conséquent, la France sous cent vingt aspects différents, etc., ctc. 
M. Levasseur a trouvé un collaborateur plein de zéle et d’aptitude 
dans une jeune fille, mademoiselle Kleinhaus, lun des membres 
les plus assidus de notre Société de géographie de Paris. Sous la 
direction el avec le concours de M. Levasseur, mademoiselle Klein- 
haus a sculpté un grand nombre de cartes en relief qui permettent 
d’embrasser d’un seul coup d’ceil les formes de terrain de la France 


982 LE CONGRES INTERNATIONAL 


et d'unc partie de l'Europe centrale. Citons, par exemple, un cer- 
tain nombre de reliefs des départements au 1/500000 et méme au 
4/200000 et un relief de la France au 4/400000; un autre relief 
porte les teintes géologiques et montre ainsi le rapport de la 
nature géologique avec le relief; tous ces travaux représentent une 
somme de travail dont le public se rendra difficilement compte: 
qu'il suffise de dire que deux ans et demi ont été consacrés 4 la 
confection d’un seul de ces reliefs. 

M. Malte-Brun porte un nom illustre dans la géographie et con- 
tinue dignement les traditions inaugurées par son pére le célébre 
géographe danois, dont la France était devenue le pays d’adoption; 
tout le monde connait ses ouvrages didactiques notamment sa 
Géographie en huit volumes. On sait aussi que Malte-Brun est en 
France l’homme qui connait le mieux les contrées lointaines aux- 
quelles s’acharnent en ce moment les explorateurs de_ tous les 
pays et qui se tient le mieux au courant des plus récentes décov- 
vertes. Nous aurons a parler, dans la seconde partie de ce travail, 
de la part active qu'il a prise aux travaux du Congres : en ce mo- 
ment nous nous bornerons 4 signaler de lui une trés-belle carte 
vinicole de la France, et diverses cartes de l’Asie et de ‘Europe. 

Les ouvrages de M. Cortambert pére et fils sont classiques, il 
n’est pas un de nous qui, au collége, n’ait eu entre les mains leurs 
livres d’enseignement : ces deux travailleurs infatigables ont voué 
leur vie a la diffusion des sciences géographiques; aussi ce fut un 
véritable chagrin pour tous les membres du congrés d’apprendre 
que la santé de M. Richard Cortambert avait été, par suite de }'exces 
méme de zéle qu’il a apporté 4 ses études, ébranlée si gravement 
que les médecins lui ont prescrit un repos absolu et interdit méme 
de paraitre 4 nos séances. Je vais avoir occasion de parler de I'an- 
nexe géographique de la Bibliothéque nationale, organisée per 
M. Cortambert pére; en ce moment je mentionnerai, outre les trés- 
nombreux traités pédagogiques de toute nature publiés par son 
fils et par lui, une Géographie biographique de la France avec une 
grande carte & la fois originale et intéressante qui représente la 
densité de la force intellectuelle dans les divers départements, par 
des teintes variées suivant la fécondité de ces départements en 
célébrités, et aussi une remarquable carte murale de la France. 

M. Delesse, le sympathique président de la commission centrale, 
dont tous les membres de la Société de géographie ont appréci¢ le 
zéle et le dévouement, tient aussi une des premiéres places parm! 
les personnes qui ont le plus contribué au développement de la 
géographie en France : il a présenté a l’exposition une carte agri- 
cole de la France au 1/500000 donnant, par des teintes graduécs, e 


DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 983 


revenu moyen de l’hectare : nous trouvons aussi de lui diverses 
cartes destinées 4 faire connaitre le fond des mers en France, une 
carte géologique du département de la Seine, etc., etc. 

M. Vivien Saint-Martin, dont l’Année géographique est trés-popu- 
laire, et dont les savants travaux sont si appréciés dans le monde 
scientifique, traite avec un véritable charme les sujets les plus 
arides de la géographie, méme de la géographie au temps des 
anciens; nous trouvons 4 exposition une magnifique carte de la 
Russie exécutée sous sa direction par M. J. Hansen. Citons encore 
dans cette grande et belle salle des Fastes, les expositions de 
MM. Hachette, Arthus Bertrand et Delagrave, éditeurs trop connus 
pour qu'il soit besoin de faire leur éloge; une quantité considé- 
rable d’instruments de précision exposés surtout par la brigade 
topographique et par notre état-major, auxquels nous regrettons 
de ne pouvoir donner dans ce compte rendu la place qu’ils méritent 
d’y tenir; les ceuvres de M. abbé Durand, secrétaire général de la 
Société de géographie et ancien missionnaire au Brésil, quia publié 
des travaux sur Madagascar, sur les voies navigables du Brésil, sur 
la mission catholique enfin et surtout un remarquable planisphére 
du monde catholique donnant les siéges des évéchés et des mis- 
sions sur le globe: enfin les travaux de M. le capitaine Roudaire 
dans le Chott tunisien et sa carte de la future mer intérieure du 
Sahara. 

Dans les salles xxvu et xxvm1, nous admirons l'ensemble de tous 
les magnifiques travaux et reconnaissances géodésiques, hydrogra- 
phiques et topographiques faits en Cochinchine, depuis la conquéte 
de ce pays, par les ingénieurs hydrographes et les officiers francais 
de toute arme; parmi ces travaux, nous remarquons surtout la 
grande carte dressée de 1872 & 1873 au 1/125000, par M. le capi- 
taine de frégate Bigrel. La Cochinchine comprend aujourd’hui six 
provinces dont trois ont été soumises par MM. les vices-amiraux 
Rigault de Genouilly et Bonnard et les trois autres annexées en 
4867 par M. le vice-amiral de la Grandiére. Les frontiéres de la 
Cochinchine ont été fixées définitivement par les traités que M. le 
contre-amiral Dupré a conclus, en 1873, avec Norodom roi du 
Cambodge, et en 1874 avec Tu-Duc empereur d’Annam. On ne peut 
pas regarder ces cartes sans étre frappé d’admiration pour les 
hommes qui, avec une patience infatigable et un véritable héroisme, 
les ont dressées dans ce climat, l’un des plus meurtriers du monde, 
sous un ciel torride, au milieu d’un dédale inextricable de cours 
d’eau, de marais et d’arroyaus d’ou s’échappent les émanations les 
plus délétéres. C’est 4M. le contre-amiral Dupré, ancien gouver- 
neur de la Cochinchine, qu’est due cette exposition. 





984 LE CONGRES INTERNATIONAL 


Prés de la, nous trouvons trois cartes en hiéroglyphes de la Pa- 
lestine, de Ethiopie et du pays de Somali présentant le résume 
synoptique ct géographique des conquétes de Toutmeés Ill dans ces 
contrées ; clles sont dues 4 M. Marictte-Bey, le directeur général de, 
fouilles en Egypte qui a déja rendu de si importants services al'ari 
et 4 la science. | 

Vient ensuite l’exposition de M. Trémaux : ses livres, ses carte, 
ses planches de voyage au Soudan oriental, dans les régences de 
Tunis et de Tripoli, dans le Sennaar, la Nubie, la Nigritie, elc., e 
des collections des vétements fort primitifs, des ustensiles et de 
armes des négres de ces différentes contrées. Nous trouvons dans 
ces collections la peau tannée que les Niams-Niams portent au bas 
des reins ct dont I’extrémité pendante les a, pendant trés-long- 
temps, fait prendre pour des hommes a4 queue. M. Trémaux west pas 
sculement un voyageur, c’est encore un philosophe : il croit avor 
trouvé un principe universel de vie et de mouvement, les causes 
principales des courants maritimes, des marées ; notre comp 
tence ne nous permet pas de le suivre sur ce terrain, disons stt- 
lement que jamais inventeur ne fut plus convaincu de |'excellence 
de ses découvertes. 

Nous recommandons vivement le fac-simile des cartes de la plus 
haute antiquité et du plus haut intérét historique, tirées des Mont 
ments de la géographie, du trés-regretté M. Jomard, notammenl 
une mappemonde faite par Juan de la Cosa, pilote de Christophe 
Colomb, et signée Juan de la Cosa, cazilo en el puerto, 1400. Cette 
mappemonde est émaillée des portraits des rois de tous les pais 
plus baroques les uns que les autres. Sur les Antilles flotte le dr 
peau espagnol, et la cote d’Amérique est indiquée comme une ma 
informe; puis un portrait de Christophe Colomb trouvé a Vicent 
par M. Jomard ; une mappemonde de Sébastien Cabot, pilote-major 
d’Henri II; unc autre mappemonde peinte sur parchemin par ont 
d'Hienri ll, on y remarque une trés-curieuse rose des vents, au cet 
tre de laquelle se trouve la Vierge et toute la sainte famille; dam 
Amérique, naturellement déja beaucoup micux représentec, on? 
figuré Pizarre, Hernando Cortez tout bardés de fer, combutlatl 
contre les Indiens, des arbres gigantesques, des hippogriphes ¢- 
vorant des crocodiles, etc. 

Nous trouvons ensuite de trés-beaux objets d’art rapportés 4 
Japon par M. Lebon, capitaine d’artillerie, qui a occupé une haute 
position dans l’armée japonaise; une petite divinité toute dorcea- 
sise dans son temple et tenant 4 la main unc boule d’or, est ala fu» 
curieuse ct d’une cxécution trés-darlistique; puis les collections 
d’armes, de casse-tétes, de boucliers, de lances, de parures, €l¢. 











DES SCIENCES GEOGRAPIQUCS, $85 


rapportées par un Jeune naturaliste, M. Raffray, récemment re- 
venu parmi nous d’un trés-beau voyage en Abyssinie ct au pays des 
Quanikas; celles de l’auteur du charmant Voyage autour du 
monde, M. le marquis de Beauvoir, dont les récits ont obtenu un 
si grand ct si légitime succés, et une quantité innombrable de 
globes, de sphéres, de cartes, de plans, d’atlas ct d'études géogra- 
phiques; ne pouvant pas nous y arréter, nous montcrons un étage 
ct nous arriverons & la salle xxix, qui est remplie par les documents 
statistiques et agricoles enyoyés par le ministére de lagriculture 
et du commerce (direction de l’agriculture); 4 la salle xxx, qui 
contient l’exposition des clubs Alpins; puis 4 la salle xxxi, dans 
icsquelles sont exposés de gigantesques instruments qui ont servi a 
observer le passage de Vénus sur le soleil, le 9 décembre 1874. On 
sait que le gouvernement avait envoyé six missions pour étudicr ce 
grand phénoméne : trois dans Phémisphére austral (a 1’ile de Saint- 
Paul, a Vile Campbell et &4 Nouméa), trois dans l’hémisphére bo- 
réal (& Nagasaki, Pékin et Saigon). Les missions de l’hémisphére 
austral étaient sous la direction générale du commandant Mouchet, 
et celle de ’hémisphére boréal sous celle de M. Janssen, membre 
de l'Institut. Aux instruments sont jointes les photographies prises 
pendant ces expéditions et de trés-intéressantes collections zoologi- 
ques recueillies aux iles Saint-Paul et d’Amsterdam, par MM. Rochc- 
fort et Charles Vélain, naturalistes attachés 4 l'expédition. Dans la 
salle xxxu, |’Ecole des langues orientales a exposé une trés-compleéte 
et trés-curieuse collection d’ouvrages imprimés et manuscrits turcs, 
persans, chinois, japonais, etc., et une suite de cartes géographi- 
ques publiées en Turquie, en Chine ct au Japon. Dans la salle xxxm, 
on trouve surtout des cartes et des ouvrages pédagogiques publiés 
par divers instituteurs ; et dans la salle xxxiv, les cahiers, les atlas 
et les méthodes d’enseignement des fréres de la doctrine chrétienne 
et un grand nombre d’instruments et de livres didactiques de tout 
genre. 

Il faut monter haut, quatre grands étages, pour arriver aux salles 
ou sont exposés les travaux accomplis par les diverses missions 
scientifiques, cnvoyées par le ministére de l’instruction publique 
dans les pays les plus intéressants du monde; aussi ceux des visi- 
teurs qui ont fait cette petite ascension n’ont certes pas regretté 
leurs peines, car ils ont vu une des plus belles parties de l’exposi- 
tion. Voici d’abord la salle des archives nationales avec les plans 
des anciens palais et des foréts qui étaient 4 l’usage spécial des rois 
de la France; la collection des anciens plans de Paris; les cartes 
de nos vieilles colonies francaises : par exemple la carte de I’lle-de- 
France, par Bernardin de Saint-Pierre, et celle de la Cochinchine 








986 LE CONGRES INTERNATIONAL 


dressée au dix-septiéme siécle par les missionnaires, une carte 
chinoise de la source du Gange, dressée sur les mémoires des 
lamas du pays, etc.; puis vient une salle affectée toute entiére aux 
travaux de la commission des Gaules, qui, aprés avoir établi sur 
des documents topographiques du dépét de la guerre, la carte oro- 
hydrographique des pays, a publié successivement la carte des mo- 
numents de l’dge de pierre (dolmen, tumuli), puis celle des gise- 
ments quaternaires et des cavernes; la carte des Gaules sous le 
proconsulat de César, et enfin celle de l’époque mérovingienne; 
elle les expose avec un fac-simile d’objets de l’age de pierre, de fer, 
et la reproduction des monuments écrits ou |’on trouve les noms 
de la géographie gauloise (tables de Claude, autels, cippes, bornes 
milliaires), « témoins irréfragables des cités ou des peuples dont 
ils sont contemporains‘. » 

Ajoutez 4 ccla bon nombre de casques, de cuirasses, d’anneaux 
d’or, d’épées rougies par la rouille, de plaques, de ceinturons, etc., 
provenant des fouilles faites dans les anciens tumuli. Deux autres 
salles, les salles xxxvm et xxxix, offrent peut-étre plus d’intérét en- 
core : nous y trouvons d’abord les recherches et les travaux archéo- 
logiques faits en Judée par MM. Guillaume Rey et F. de Saulcy; 
une carte du nord de la Syrie au 1/500,000°; les monuments mili- 
taires des croisades ; des plans et vues d’Hiérapolis, de Batocé, de 
l’enceinte sacrée du Naou; l’itinéraire de la mer Morte; les environs 
de Jérusalem ; |’aqueduc de Béthlécm, etc. ; puis viennent le voyage 
archéologique en Caramanie, de MM. Fabre et Mandrot ; les recher- 
ches de M. Guérin sur le tombeau des Macchabécs, et celles de M. le 
comte Melchior de Vogué sur Alep, Antioche, l’abbaye de Lapai dans 
Vile de Chypre et la mosquée d’Omar; unc carte de Vile de Chypre, 
par M. de Mas-Latrie; les travaux de la mission de Phénicie, diri- 
gés de loin par le trop connu M. Ernest Renan ; un plan d’Athénes, 
par M. Burnouf; les études de MM. Héron de Villefosse et de Lau- 
riére en Tunisie et dans la province de Constantine; et enfin quel- 
ques-uns des résultats des magnifiques explorations de M. A. Gran- 
didier 4 Madagascar. Rien ne manque 4a ce voyage, qui a duré plu- 
sieurs années a accomplir, et ala description duquel M. Grandidier 
a consacré une partie de sa vie ct de sa grande fortune : on y trouve 
des cartes, des plans et des levés topographiques trés-complets, des 
longues séries d’observations météorologiques, des planches repre- 
sentant avec une exactitude et une finesse de coloris extraordinar 
res les mammiféres, les oiseaux, les poissons, les reptiles, les 


; Discours de M. le ministre de l’instruction publique a la séance générale de 
cloture. 





DES SCIENCES GEOGRAPHIOQUES. 987 


crustacés, les papillons, les insectes, les fleurs, etc.; des collections 
ethnographiques accompagnées des recherches les plus curieuses 
et les plus savantes. A cété de l’exposition de M. Grandidier, nous 
admirons celle d’un autre voyageur non moins illustre, cette fois 
un missionnaire, M. l’abbé Armand David, qui, comme on le sait, a 
eu cette année la grande médaille d’or de la Société de géographie 
de Paris. M. l’abbé Armand David a constamment, pendant qua- 
torze années, parcouru dans tous les sens les régions les plus inex- 
plorées de la Chine et du Thibet. Tout en préchant la parole de Dieu, 
il s'appliquait avec ardeur a des recherches scientifiques qui ont 
donné les résultats les plus importants; en histoire naturelle, ses 
collections, qu’avec un généreux désintéressement il a données au 
Muséum, offrent un intérét capital : pour n’en citer qu’un exemple, 
M. l’abbé David a découvert huit espéces de grands mammiféres 
absolument nouveaux pour la science; l'un d’eux, un ours noir et 
blanc rapporté du Thibet, est on ne peut plus curieux. Avant de 
quitter l’exposition des missions scientifiques, nous ne saurions 
nous dispenser de rendre un dernier hommage a la mémoire de 
l’homme qui fut. l’un des plus ardents et le plus généreux promo- 
teur de ces missions : nous avons nommé le trés-regretté duc dc 
Luynes. . 

La quarantiéme et derniére salle de l’exposition du palais des 
Tuileries, est consacrée aux ouvrages exposés par la ville de Paris, 
surtout un ancien plan de notre capitale; nous y avons remarqué le 
beau livre de M. Alphand, les Promenades de Paris et un trés- 
curieux atlas souterrain aussi de la ville de Paris. 

J’arrive maintenant 4 |’Exposition géographique faite en |’hon- 
neur du Congrés dans la Bibliothéque nationale, ct je regrette vive- 
ment que le cadre restrcint dans lequel je suis obligé de me renfer- 
mer ne me permette pas de donner sur les trésors qu’elle contient 
tous les détails que je voudrais leur consacrer. Pour ne pas faire 
double emploi avec |’Exposition des Tuileries, la Bibliothéque na- 
tionale n’a exposé que des objets ayant une haute valeur par leur 
rareté, leur antiquité ou leur intérét historique, ct elle n’a présenté 
dans son Exposition ni ses grandes cartes topographiques des divers 
états-majors, ni ses atlas récents, ni ses nombreuses cartes géolo- 
giques, hydrographiques et autres travaux modernes. Elle com- 
prend trois salles ou galeries, dont la plus importante est la galeric 
Mazarine. 

Avant d’appeler I’attention sur les objets qui nous ont le plus 
frappé dans chacune de ces trois salles, il convient de dire que 
c’est 4 l’initiative intelligente et au travail infatigable d’un grand 
géographe dont nous avons déja parlé, M. kK. Cortambert, qu’est 





938 LE CONGRES INTERNATIONAL 


due l’organisation de 1’Exposition géographique 4 la Bibliothéque 
nationale. C’est aussi 4 l’obligeance de M. Cortambert que nous 
devons la plupart des renseignements que nous allons transmettre 
au lecteur: 

« La salle d’entrée est comme un hommage a la mémoire d& 
M.Jomard, le fondateur et longtemps leconservateur du département 
gcographique'; elle est surtout consacrée au souvenir de Vexpedi- 
tion d’Egypte de 1798, et au grand ouvrage qui en a été la consé- 
quence, ouvrage auquel M. Jomard a puissamment contribué. » Les 
portraits de tous les personnages qui ont pris part a cette expedi- 
tion, dessinés au crayon et sur le licu méme par Dutertre, sont 
d’autant plus intéressants qu’ils représentent non-seculement les sa- 
vants, mais encore les généraux, y compris le général en chef, Na- 
poléon I*t. Un trés-grand plan manuscrit de Thébes attire aussi 
notre attention ; puis vient une quantité de vues et de croquis repré- 
sentant les monuments, les ruines, les paysages, les animaux, les 
oiseaux, etc., de l’Egypte, etc. 

Dans la seconde salle, on trouve une quantité d’ouvrages géogra- 
phiques chinois, japonais et arabes, des places de Péking en soic, 
des tours chinoises en porcelaine, un exemplaire manuscrit de la 
géographie d’Edrisi, un atlas manuscrit avec le plan de la Mec- 
que, etc., etc. ; un peu plus loin, un dessin de Tombouctou, fait de 
la main de Réné Caillé lui-méme, nous remet en mémoire |’ héroisme 
et les souffrances indescriptibles de cet homme intrépide durant 
ce voyage, dont lui seul est revenu vivant, et que depuis trente ans 
nos plus hardis explorateurs ont essayé en vain de recommencer: 
c’est avec une véritable tristesse que nous songeons aux décep- 
tions, aux contradictions, aux chagrins de tout genre qui |’accueil- 
lirent 4 son retour en France, car c’est bien tardivement, presque 
sur son lit de mort que justice pleine et entiére a été rendue a Réne 
Caillé. Prés de la vue de Tombouctou, placée comme une senti- 
nelle avancée des efforts de la science moderne, nous passons, par 
un brusque contraste, 4 une mappemonde du onziéme siécle, fai- 
sant partie des Commentaires de Beatus sur l'Apocalypse, et dessinée 
par les religieux de Saint-Sever, en Gascogne, témoignage vivant de 
l’ignorance absolue des gens les plus savants de cette époque sur 
le monde qu’ils habitaient. Nous ne parlerons que pour mémoire 
des vastes plans illustrés des foréts dans lesquelles chassaient nos 
rois, notamment de celles de Compiégne, de Fontainebleau, de S¢- 
nart, etc., et d’anciens plans de Brest, de Toulon et de nos autres 
ports de mer, et nous arriverons a la galerie Mazarine, qui contient 


; ‘ M E. Cortambert, dans l’Explorateur. 








DES SGYENCES GEOGRAPHIOUES. 989 


la partie la plus nombsreuse et Ia plus préeseuse de PExposition. 
Tout serait & eiler, puisque tout est choisi dams la fine fleur, si je 
puis m’exprimer ainsz, d’une collection de manuserits la plus ri- 
che et la plus belle du monde ; c’est dome presque au hasard que 
j appelleras Pattentron sur quelques-uns des objets qui m’ont le 
plus frappé. Voie d’abord une carte de M. Mahé de la Bourdonnais, 
dessinée en 4750 sur un mouchosr de poche, avec de la suie, du 
marc de café et un sow cassé; c est en la faisant que le pauvre pri- 
sonnier de la Bastille, anquel on avait refusé encre, plumes et pa- 
pier, trompait Ies ennuis de sa captivité; puis une introduction a 
la cosmographie rmprimée em 1507 @ Saint-Dié, par Hylacomylus 
(Cosmographia uetreductzo... msuper quatuor Americi Vespucii 
navigationes); on accuse généralement le pauvre Améric Vespuce 
d@aveir commis un immense plagiat en donnant son nom au mende 
découvert par Christophe Colomb : eh bien! c’est cet Hylacomylus 
qai est le coupable ; e’est hn qui, pour la premitre fois, a désigné 
le Nouveau-Monde par ce nom d’'Amérique. « Je ne yors pas pour- 
quoi, dit-tl, on n’appellerait pas Amérique ta terre que je décris. » 
Et il Va appelée Amérique, et le nom est resté. Une mappemonde 
de 1492 est trés-eurieuse en ce qi elle a été faite l'année méme ot 
Christophe Colomb accomplissait son premier voyage : naturelle- 
ment, |’Amérique n'y est pas indiquée, mais les Indes y ont un 
prolengement immense, le Japon est trés-éloigné des Indes et, par 
conséquent, beaucoup pius rapproché d'Europe, enfin Vespace qui 
sépare I’'Europe du Japon est semé d'une foule d'iles, étapes que 
Colomb espérait sans doute rencontrer sur son chemi. 

Un Ptolémée complet, richement relié, vient de la bibliothéque 
de Mathias Corvin; un autre Ptolémée, provenant de la bsbliothéque 
de Henri Il, passe généralement pour la premiére édition imprimée 
de ce livre. C’est 4 tort, parait-il, car il y a évidemment une erreur 
dansla date de 1462 qw’il porte ; c’est 1482 qu’il faudrait : il a étéi1m- 
primé par Dominique de Lapis et terminé par Béroald. Un autre atlas 
trés-eurieux, provenant également de ha bibliothéque de Heari II, 
porte les chiffres du roi et de Diane de Poitiers enlacés, et un erois- 
sant d’or fait une allusion délicate au nom de la favorite. Une foule 
de cartes manuscrites du moyen Age sont enluminées des personna- 
ges et des animaux les plus fabuleux ; sur toutes, la mer Rouge est 
d’une belle couleur de sang, et sur presque toutes on voit le por- 
trait de la reine de Saba et les trois rois mages arrivant sur leurs 
Anes du fond de l'Ethiopie. La Mer des Hystoires, achevée 4 Paris 
par Pierre Lerouge, imprimeur du roy, constitue deux magnifiques 
volumes in-folio qui ont appartenu 4 Charies Vill, et qui, entre autres 
cartes splendidement enluminées, renferment celle de la Terre- 

40 Sepreuane 1875. 64 


990 . LE CONGRES INTERNATIONAL 


Sainte; un atlas catalan de l’an 1375, a fait partie de la bibliothéque 
de Charles V, placée au Louvre. Les cartes, au nombre de six, sur 
parchemin, sont collées sur des ais de bois dont les deux ais erté- 
rieurs, recouverts de cuir estampé, avec ornements de l’époque de 
Louis XII, forment unc trés-curieuse reliure. Les cartes sont peintes 
cn couleur, or et argent, et émaillées de figures d’hommes, de plantes 
t d’animaux. Voici la mappemonde de Mercator, tellement rare, que 
la Belgique, patrie de ce grand géographe, n’a pas pu s’en procurer 
un exemplaire; la carte manuscrite faite par ordre de Pierre le Grand, 
-t offerte par le tsar 4 la Bibliothéque nationale; le Trésor des choses 
mémorables du globe, par Solin Polyhistor, imprimé en 1543 par 
Pierre Olivarius; les cartes manuscrites de Cassini ct de nos plus cé- 
lébres géographes, et une collection de portulans sur parchemin, la 
plus riche du monde, sur laquelle on peut suivre pas 4 pas l'histoire 
de la géographie, depuis le quatorziéme siécle jusqu’au dix-septiéme 
siécle; une quantité d’astrolabes et d’instruments astronomiques 
arabes, francais et allemands; des boussoles chinoises et des globes 
innombrables. Un de ces globes, en cuivre doré, du seiziéme siecle, 
a été payé trois francs, chez un marchand de ferrailles, par un 
juif auquel M. Cortambert a été fort heureux et fort aise de [’ache- 
ter pour cent francs. Signalons encore la mappemonde de Sébastien 
Cabot, en 1544, accompagnée d’une précieuse légende ou l'on 
trouve, entre autres renseignements curieux, |’indication, si re- 
marquable et si peu connue, que Jean et Sébastien Cabot abor- 
dérent sur le continent américain dés 1494, en un point qu'ls 
appelérent Prima-Vista, et qui est aujourd’hui une portion de la 
Nouvelle-Ecosse. Enfin, pour terminer ces quelques lignes sur !'er- 
position géographique de |’annexe nationale, mentionnons les deux 
globes, dits de Coronelli, d’un diamétre de prés de 4 métres chacun, 

faits par le P. Coronelli sur V’ordre du cardinal d’Estrées, qui les 

présenta et les dédia 4 Louis XIV. Ces deux énormes globes, l'un cé- 

leste, Pautre terrestre, sont illustrés de figures d’animaux souvent 

fantastiques, mais trés-artistement peintes. Chacun d’eux porte la 

dédicace suivante: 

: A L' AUGUSTE MAJESTE 
DE LOUIS LE GRAND 
L’INVINCIBLE, L’HEUREUX, LE SAGE 
LE CONQUERANT 
LE CARDINAL D'ESTREES 


1683. 


Il me resterait 4 rendre compte de la seconde annexe de I'Expo- 
sition, celle qui est placée sur la terrasse du bord de |'eau et dans 











DES SCIENCES GEOGRAPHIQUES. 994 


le local de l’Orangerie; mais, d'unc part, j’ai déja eu occasion de 
parler de beaucoup des objets exposés dans les chalets par diverses 
j):tissances étrangéres, et de l'autre, je crains d’abuser de la pa- 
tience du lecteur. Je me bornerai donc 4 mentionner, sans entrer a 
] -ur sujet dans aucun détail : Il’exposition faite par le journal l’Ez- 
plorateur, excellent organe de la géographie, surtout de la géogra- 
pluie commerciale, dont le succés va toujours croissant, et auquel 
je suis fier de collaborer; les collections zoologiques et ethnogra- 
phiques de M. Bouvier, y compris l’un de ces grands gorilles que 
ious avons rapporté de l’Ogooué, et sur lequel j’ai eu déja locca- 
sion de donner d’amples détails, et la dépouille du petit Anatole, mort, 
inalgré nos soins, dans |’Okanda; les trés-intéressantes collections 
anthropologiques et ethnographiques rapportées des iles Aléoutien- 
nes par un savant et intrépide voyageur, M. Pinart, qui dans quelques 
jours repart pour les régions glacées de |’Alaska; l'homme fossile 
et les antiquités de toute nature trouvées par M. Riviére dans ses 
fouilles 4 Menton; le scénographe, trés-ingénieux appareil photo- 
graphique inventé par le docteur Candéze, appareil qui ne tient 
aucune place, ne demande la manipulation d’aucun produit, et 
permet aux voyageurs les moins expérimentés de rapporter des 
photographies des pays les plus lointains; les trés-belles photogra- 
phies de M. Quinct; un remarquable aquarium rempli de poissons 
chinois et américains; des monceaux de ces perles brillantes que 
l'on exporte avec tant de succés chez Ices négres; des produits de 
nos colonies et des objets de toute nature destinés aux échanges 
commerciaux en Asie, en Amérique et en Afrique. 

Et maintenant, je demanderai la permission au lecteur complai- 
s.imt qui a bien voulu me suivre dans cette étude, malheureuse- 
nient, par la force méme des choses, un peu aride, de prendre 
congé de lui jusqu’au moment ou, dans un des prochains numéros 
du Correspondant, je passerai en revue les travaux des membres | 
du congrés ct surtout des plus illustres voyageurs qui nous ont fait 
le récit de leurs aventures. 

Marquis pe Compitene. 


Membre du comité scientifique du congrés 
et du jury de l'Exposition. 


MARIE. STUART 


SON PROCES ET SON EXECUTION 


D APRES 
LE JOURNAL INEDIT DE BOURGOING, SON MEDECIN; LA CORRESPONASCE 
D’AMYAS PAULET, SON GROLIER, ET AUTRES DOCUMENTS NOUVEAIX 


XI! 


FORCE D'AME EXTRAORDINAIRE DE MARIE STUART, CONSTATEE PAR SON GEO 
ET BON MEDECIN. — LA SENTENCE DE MORT, PRONONCKE ConTEE BLE 
PAR LA CHAMBRE ETOILEE, EST RATIFIGE PAR LE PARLEMENT. — Dect 
D ELISABETH. — NOUVELLE TENTATIVE DE PAULET POUR ARRACBER DES AVEC! 
A MARIE STUART. 


Grace 4 Bourgoing, nous pouvons maintenant pénétrer dans i 
prison de l’auguste captive, rigoureusement fermée jusqu’a preset. 
4 de rares exceptions prés, aux regards curieux des historiens. Sou' 
pourrons ainsi la suivre jour par jour, et presque pas a pas, jo 
qu’au pied de |’échafaud. 

Aprés le départ des commissaires, elle ne se fit pas illus. 
Elle croyait méme le dénodment trés-prochain, et elle en pars! 
4 ses serviteuts avec un calme inaltérable et méme d’un air st 
riant. Née avec une Ame douce et tendre, ses longs malheurs, low 
de l’abattre, l’avaient peu a peu fortement trempée. Elle vit s4? 
procher sa fin avec une résignation constante, exempte de tout? 
faiblesse, avec un si complet détachement d’elle-méme et des cht 
ses d’ici-bas, que ses plus mortels ennemis, que son gedlier lar 
méme, le farouche Paulet, en étaient frappés de surprise. Pendat! 


‘ Voir le Correspondant du 10 mai, du 25 juin, du 25 juillet et du 10 aodt 8. 








MARIE STUART. 995 


les terribles épreuves qu’elle venait de traverser avec tant de pré- 
sence d’esprit, d’intelligence et de courage, elle avait répandu quel- 
ques larmes. Ce fut le dernier tribut qu'elle paya 4 la nature hu- 
maine. A partir de ce moment, transfigurée, pour ainsi dire, par 
une foi profonde, par le sentiment de son innocence et de sa di- 
gnité de reine, elle s’éleva sans effort 4 une intrépidité digne et 
simple, dénuée de toute ostentation, et qui ne se démentit pas un 
seul instant jusqu’a son dernier soupir. 

C’est ce que Paulet lui-méme constatait en ces termes dans une 
lettre & Walsingham, en date du 24 octobre : « J'ai pris occasion 
de visiter cette reine, accompagné par M. Stallenge*. Elle a été tour- 
mentée, depuis deux jours, par des enflures 4 l’épaule, et se pro- 
pose de prendre médecine demain. Rien n’est changé dans sa tran- 
quillité et son assurance... Je suis resté avec elle une heure et de- 
mie au moins, afin de sonder ses pensées, et, sans entamer mol- 
méme de sujets de conversation, la laissant aller d’une chose a 
autre, suivant son bon plaisir. Elle parla longtemps de la com- 
tesse de Shrewsbury, de lord Abergavenny, et d’autres choses inu- 
tiles 4 rapporter. La seule qu’il me semble bon de vous dire, c’est 
que, faisant allusion a lord Zouch et & lord Morley, 4 cause de leurs 
discours, elle me demanda les noms de ceux qui étaient assis a 
telle ou telle place, remarquant que lun avait peu parlé, l’autre 
beaucoup. Je lui dis que je m’apercevais qu’elle était mal disposée 
envers ceux qui avaient beaucoup parlé, et qu’ainsi je m’abstien- 
drais de les lui nommer, la priant de considérer toute l’assemblée 
comme honorable, et de croire que ceux qui avaient parlé et ceux qui 
étaient restés silencieux étaient disposés 4 la juger impartialement. 
Elle ajouta que, d’aprés Vhistoire, le royaume d’Angleterre avait 
Phabitude de verser le sang. Je répliquai que si elle voulait par- 
courir les chroniques de France, d’Espagne et d'talie, elle trouve- 
rait que l’Angleterre avait bien moins versé de sang que ces pays- 
la; mais que pourtant il était quelquefois nécessaire que l’on en 
versat, lorsqu’il y avait de grands crimes 4 punir. Elle ne parut pas 
désirer pousser la conversation plus loin; mais il était aisé de voir 
qu’elle n’entendait pas faire allusion 4 sa propre cause, et qu'elle 
parlait suivant sa maniére habituelle... Il parait, ajoutait Paulet 
dans un post-scriptum, que cette reine n’a pas su la prorogation de 
assemblée, et qu’elle ne ressent aucune crainte*. » 

Bourgoing, de son cété, entre dans les plus intimes et les plus 


1 Stallenge fut rappelé 4 Londres vers le 15 novembre suivant. (Lettre de 
Paulet 4 Walsingham du 15 novembre. The Letter-Books, etc., p. 508.) 
* The Letter-Books of Amias Poulet, etc., pp. 500, 304, 502. 


904 MARIE STUART. 


intéressants détails sur la noble et digne attitude de sa royale mai- 
tresse : « Aprés le départ des seigneurs, dit-il, le sieur Amyas ne 
traita la reine-que courtoisement, lui fit fournir le reste de ce qui 
était besoin pour s'accommoder en son logis, qu’il augmenta de la 
salle of avait eu lieu l’examination’, et il ne lui tint aucuns propos 
que de bonne facon, plutét courtois et aimables qu’autrement. Et 
Sa Majesté, tout ce temps, tant s’en faut qu’elle fut troublée et émue 
de ce qui s’était passé, en aucune sorte, que je ne l’avais vue si 
joyeuse ni si 4 son aise plus continuellement, depuis sept ans aupa- 
ravant. Elle ne parlait d’autre chose que de propos récréatifs, spé- 
cialement de donner son opinion des choses écriles es chroniques 
d’Angleterre, 4 la lecture desquelles elle passait une bonne partie 
du jour, et, aprés, en devisait entre ses gens familicérement et tout 
joyeusement, sans aucune apparence de tristesse, avec un bon vi- 
sage, voire meilleur qu’auparavant son trouble. Ei s'il advenait de 
parler de ce qui avait été fait en cette procédure, elle ne sen émou- 
vait non plus que d’un autre propos; clle-méme, avec assurance, 
disait son opinion et faisait l’événement pire que nous autres mé- 
mes, sans toutefois qu’il semblat que l’affaire lui touchat en men, 
ni qu’elle s’en émut le moins du monde. Et enfin sa résolution était 
qu’elle ne craignait de mourir pour sa bonne querelle. Et s'il ad- 
venait qu’on lui dit que jamais on ne la ferait mourir, elle disait 
qu’elle savait trés-bien ce qui s’en ferait. Et comme elle voyait bien 
que ses ennemis procédaient pour venir a ce point, et qu'elle con- 
naissait leurs procédures et fagons de faire, elle employa méme, de 
sa bonne volonté, et sans y étre invitée (ce qu’clle n’avait jamais 
fait auparavant), cing 4 six jours 4 prendre médecine, afin de pour- 
voir aux accidents de sa maladie, qui avait accoutumé de survenir 
au commencement de l’hiver, et ot elle se comporta aussi allégre- 
ment et d’aussi bon coeur que jamais elle avait fait. Et elle-méme 
s’efforgait en sa complexion, mal apte 4 prendre médecine, faible 
et débile pour la longueur du mal, a faire de tout son pouvoir que 
les remédes lui profitassent*. » 

Elisabeth, comme on I’a vu, n’avait pas tardé 4 se repentir d’z- 
voir ordonné aux commissaires siégeant 4 Fotheringay de suspendre 
leur sentence contre la reine d’Ecosse. Dés le 15 octobre, craignan! 


‘ « Elle est toujours soigneuse, écrivait Paulet 4 Walsingham, le 24 octo- 
bre, d’avoir ses chambres en bon ordre, désireuse d’avoir diverses choses pour 
son propre usage, et espére que son argent lui sera rendu. Elle prend plaisir 
a des bagatelles et, dans tous ses discours, est libre de toute préoccupation 
ae du moins en apparence. » (The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., 
p- 500. 

* Journal inédit de Bourgoing. 








MARIE STUART. 995 


que sa proie ne lui échappat, elle avait fait écrire a Burghley par 
Davison, pour que le délai fixé fat abrégé. Burghley recut cette let- 
tre le 16, 4sa maison de campagne de Burghley, et il se hata de 
répondre a Walsingham : « J’ai montré combien il nous est impos- 
sible de nous réunir avant le 25, d’abord parce que ce serait illégal, 
la Commission étant ajournée, ensuite parce qu'il est impossible 
d’arriver plus tot. J’ai fait espérer que l’affaire viendrait 4 bonne 
fin, ct d’une fagon honorable pour une telle cause, qui ne pouvait 
étre jugée en deux jours, ou mieux en un jour et demi; car nous 
aurions pu donner ainsi raison a la reine d’Kcosse, qui a prétendu 
qu'elle était jugée d’avance, ce qui a été beaucoup répété'. » 

Au jour désigné, le 25 octobre, les commissaires furent de nou- 
veau conyoqués 4 Westminsler, dans la Chambre étoilée, pour y 
juger le procés de la reine d’Ecosse. Tous comparurent, a l’excep- 
tion des comtes de Warwick et de Shrewsbury, qui l'un et l’autre se 
dirent malades*. Les débats durérent plusieurs jours. On récapi- 
tula les principaux chefs d’accusation formulés 4 Fotheringhay. 
Nau ct Curle furent ensuite introduits dans la salle, et la, sous le 
sceau du serment, et toujours en l’absence de leur maitresse, s'il 
fallait accorder la moindre confiance aux termes du rapport officiel, 
ils confirmérent « leurs interrogatoires, confessions et suscriptions 
de la maniére et dans la forme qu‘ils avaient été faits ct écrits*. Ils 
déclarérent de nouveau que la reine avait recu et lu les lettres de 
Babington, et que, par ses ordres et son commandement exprés, 
réponse y avait été faite sur tous les points. » Mais on se rappelle 
combien avaient paru peu satisfaisants leurs deux premiers inter- 
rogatoires 4 Burghley et 4 Walsingham’. lls avaient simplement 
dit, ou étaient censés avoir dit, que Marie Stuart avait recu des let- 
tres de Babington, et qu’elle leur avait dicté « certaines réponses » 
a ces mémes lettres. Mais rien dans leurs aveux ne pouvait laisser 
soupconner qu’elle edt dicté les passages ot il était question du 


4 The Letter-Books of Amias Poulet, etc., p. 297. 

* Camden. « Demain, dans |’aprés—midi, écrivait, le 50 octobre, Burghley i: 
Davison, les commissaires se réuniront a la Star Chamber, et la cause étant 
fort longue, ils l’entendront et concluront sur le tout sous forme de procés- 
verbal. ll sera tard avant que Je m’y rende, parce que j'apporte avec moi la 
goutte 4 un pied, ce que personne, la non plus qu’ici, n'accepterait de moi, 
jen suis certain. Mais, Dieu merci, ma main est libre. » (The Letter-Books of sir 
Amias Poulet, p. 304.) 

* Hardwick’s State Papers, t. I, p. 224. On sait avec quelles précautions et 
quelle défiance doivent étre consultés ces documents. 

4 Burghley a Walsingham, 8 septembre; lettre citée par Tytler. Howell's 
State trials, d’aprés le Registre d'Edouard Barker, principal notaire ou greffier 
d’Elisabeth, et Thomas Weeler, notaire public, greffier de l’audience de 
Cantorbery. 


996 MARIE STUART. 


meurtre d’Elisabeth ‘. Il est permis de croire que jeur troisiéme 
interrogatoire 4 la Tour fut sans douteconforme aux deux premiers, 
puisque l’on a fait disparaltre avec sem l'original, et que la copie 
de ce méme interrogatoire, qui fut lue 4 Fotheringhay hors de leur 
présence, dut étre falsifiée dans le sens de l’acousation. Nau, dams 
son Apologie, présentée & Sacques I", roi d’Angleterre, em 1606, 
affirma, comme il l’avait déja fait, que les priacipaux chefs d’accu- 
sation contre sa maitresse étaient faux; qu'il le soutint émergique- 
ment 4 Westminster, comme il ]’avart fait a la Tour, et qu’en pré- 
sence de Walsingham, qui, dans la Chambre étoilée, |'aceabla d’in- 
jures et le menaca de le mettre en jugement, il déclara que les com- 
missaires auraient 4 répondre devant Diew et tous les rois chré- 
tiens, si, sur des charges aussi fausses, ils venatent 4 condamner 
une priacesse innoecente. [1 demanda méme alors, mais ce fut en 
vain, que sa protestation fut enregistrée*. Plus tard, Carle, 2 sen 
lit de mort, protesta de son cété qu'il étast prét & répondre devant 
le tribunal de Dieu que, loin d’avoir jamais violé sea serment 
de fidélité envers la reine, sa maitresse, ii n’avait oessé, du ¥- 
vant de cette princesse et aprés sa mort, de défendre sen tmocence 
contre les aceusalions de ses ennemis *. 

Toutes les formes de la procédure farent viokes @ Westanumeler 
comme elles l’avaient été jusqu’alors. « A Fotheringay, d#t le con- 
sciencieux historien Tytler, nous avions une aceusée sans les té- 
moins; ala Chambre &oilde, nous avons des témeems sans l'aceu- 
sée; car Marie était gardée fert &roitement dans sa prisos, tandis 
que l’infatigable Burghley poursuivast sans reldebe l’imstruction 4 
Westminster. » 


‘ « Hone parait pas, dit M. Hosack, que fon ait adresse des questions 20x 
seorétaires de Marie Stuart, mais Hest dit qu’ils affinmeérent par serment cc- 
taines déclarations et confessions, dopt ni originaux, ni copies n'ont été co 
servés. La seule nouvelle piéce de conviction, produite dans la Chambre Etoilé, 
était une prétendue déclaration de Curle, « que la detive que Babingten éorisit é 
« la weine d’Ecosse ot les minutes de la eépense de cette princesses & cette teiire 

« fuvent bralées par ees ordres. © Mais @ est clair qu’wne déolaration aust 
importante, si elle eft été vraie, aurait dé tre faite on présence de I’secasée. 
et 11 est également clair que, si elle était fausse, elle ne pouvait dre faite que 
derriére son dos, sans qu'il y e@t possibilité peur elle de la eentredire. » (T. 7, 
pp. 430 et 431.) 

* Lingard. — Apologie de Nau. Harl. ms. Nau, dans son Apologie, faiset 
appel aux souvenirs des gentilshommes encore vivante qui assistaient au proces 
de la Chambre Etoilée, et il ne parait pas que ses assertions aient été démenties 
par aucun d’eux. 

5 Tytler, t. VII; mics Striekland, t. VH; Jules Gauthier, t. H. — La eroyanee 
de Marie dans la oulpabiité de ses secrétaires n'est pas une preuve contre ei. 
car elle n’avait nul moyen de savoir la vérité. 











MARIE. STUART. 991 


Trente-six des commiseaires de Fotheringay, réunis dans la Cham- 
bre étoilée, aprés avoir eatendu ia récapitulation des chefs de l’ac- 
cusation et les dépositions de Curle et de Nau, prononcérent ume 
sentence de mort. 

Douze membres absents envoyérent leur adhésion a la sentence. 
« Ils voyaient aussi clair dans la culpabilité de Marie, dit un récent 
bistorien anglais, que ceux qui avaient été présents'. » Un seul 
membre, lord Zouch, refusa d’acquiescer au jugement de ses col- 
légues. 

fl etait déeclaré dans la sentence que Marie, soi-disant reine 
d’Ecosse, et prétendant avoir des droits 4 la couronne d’ Angleterre, 
avait, de concert avec Babington, et 4 l’aide de ses secrétaires, 
ourdi et imaginé plusieurs projets « tendant au malheur, a ia 
mort et 4 la destruction de la reine Elisabeth*. » Afin d’apaiser les 
ressentiments du roi d’Ecosse, il y était énoncé de plus que la con- 
damnation 4 mort de ia mére ne porterait aucun préjudice aux 
droits du fils 4 la couronne d’Angleterre, « et qu'il resterait dans 
le méme état, degré et privilége que si la sentence n’avait pas été 
rendue *. » ; 

« On ne sait, dit Robertson, ce qui doit révolter le plus, ou de 
la forme irréguliére de tente cette procédure, ou de la haute ini- 
quilé d’Elisabeth, lorsqu’elle ordemna |’instruction d’un tel procés. 
De quel droit prétendait-elle exercer son autarité sur ume princesse 
indépendante? Marie Stuart était-elle tenue d’obéir aux lots d'un 
royaume étranger? Les sujets d’une autre souveraine pouvaient-ils 
devenir ses juges? Et lors méme qu’sne teile insulte a la royauté 
eat été permise, ne devait-on pas observer du moins les formes or- 
dinaires de la justice? Si le témotgnage de Babington et de ses com- 
plices était si coucluant, pourquoi Elisabeth ne suspendit-elle pas 
pour quelques semaines fleur supplice, afin que, par leur confronta- 
tion avec Marie, elle pat are pleinement convaincue des crimes 
qu’on lui imputait? Nau et Curle étaient encore vivants; pourquoi 
ne les fit-on pas comparattre 4 Fetheringay? Et pourquoi comparu- 
rent-ils, au contraire, dans la Chambre étotlée, o. Marie n’était pas 
présente pour entendre leur déposition? Ces témoignages suspects 
étaient-ils suffisants pour condamner une reine, et le dermier des 
criminels edit-il été envoyé Ala mort sur des preuves aussi faibles 


‘ Mary queen of Scots and her latest engliak historian, etc., by James F. Meline. 
London, 18792. 

2 Howell’s State trials; Journal de la Chambre des Communes d’Ewes; Hard- 
wick’s State papers; Hosack, t. If, p. 454. 

% Ibidem. Camden; Egerton; Tytler, Iules Gauthier, t. M1; Mosack, %. Il; 
p. 431. 


998 MARIE STUART. 


et aussi peu concluantes'? » « Et pourtant, comme il importait au 
plus haut degré a Elisabeth de prouver a la face du monde le crime 
de la reine d’Ecosse, afin de justifier une condamnation a mort, il 
est évident que, si l’on ne produisit que des preuves suspectes, c est 
qu'il n’y en avait point de positives, ct que, par conséquent, Marie 
était innocente*. » 

« Ainsi se termina, dit ’honorable presbytérien Hosack, la plus 
honteuse des iniquités judiciaires qui aient sali l’histoire d'Angle- 
terre*. » 

Quelques jours aprés, le Parlement fut appelé a ratifier la sen- 
tence de la Chambre étoilée. Les lords et les communes ne moalr- 
rent pas moins de passion et de fanatisme. Une enquéte fut ordon- 
née dans les deux Chambres sur Ja conspiration ct sur les dangers 
qu’avaicnt courus la reine et le repos du royaume. On feignit dex 
miner de nouveau les piéces frauduleuses produites 4 Fotheringay, 
et, aprés les plus violentes invectives contre Marie Stuart, le Parie- 
ment, se montrant aussi servile que celui qui, sous Henri Vill, cur- 
damna Catherine Howard et Thomas Morus, ratifia & )’unanimile la 
sentence de la Chambre étoilée. Puis les deux Chambres, d’un cout- 
mun accord, présentérent a la reine une adresse dans laquelle on 
la conjurait, pour peu qu’elle edt 4 cceur sa propre sureté, cell 
de ses sujets, le bonheur du royaume et le maintien « de Ja vrae 
et inestimable religion du Christ, » de faire subir sans délaias 
dangereuse rivale le chatiment dd 4 tous ses crimes. « Une lone 
expérience, était-il dit dans l’adresse, prouvait que la plus étroit 
prison n’avait pu comprimer |’esprit remuant et entreprenant é 
Marie Stuart; que la vigilance de tous ses gardiens avail élé cot- 
stamment mise en défaut par son adresse ; que les lois les plus ter 
ribles ne pourraient jamais contenir ses partisans, toujours pris 
se soulever pour rétablir le papisme. La reine d’Ecosse regardait l 
couronne d’Angleterre comme lui appartenant, et jamais elle ner 
noncerait a y prétendre. Endurcie dans sa malice, elle ne songea! 
qu’a précipiter la chute de la reine d’Angleterre, et pourvu quel 
put atteindre ce but, elle s’inquiétait peu de ce qui pourrait lui ar 
river 4 elle-méme. C’était une femme hautaine, dure, téméraire. 
et, aussi longtemps qu’elle vivrait, Sa Majesté ne pouvait cure ¢ 
sureté. Elle était infectée de papisme et bralait de détruire I'Evat- 
gile en Angleterre ct en tout lieu. Aussitét que Sa Majesté sera! 
tuée, le roi d’Espagne se préparerait 4 envahir le pays ; alors la o* 


‘ Robertson's History of Scotland, liv. VII. 
* Histoire de Marie Stuart, par Jules Gauthier, t. UL. 
* Hosack, t. II, p. 431. 











MARIE STUART. 999 


tion deviendrait l’esclave des étrangers, l’Etat serait détruit et les 
droits de la couronne vendus 4 un prétre italien. Du jour ow la reine 
d’Ecosse était venue en Angleterre, cc chancre, placé au milieu du 
peuple, n’avait cessé de corrompre les esprits. C’était grace 4 sa 
présence que prospérait le papisme ; la miséricorde envers elle de- 
viendrait cruauté a l’égard de tous les sujets loyaux et fidéles. Unc 
plus longue faiblesse de la part de Sa Majesté entrainerait les irré- 
solus du cété de l’ennemi, l’association pour protéger sa vie serait 
dissoute et forcée par elle-méme a violer ses serments. La reine 
d’Ecosse, en fgisant partie de cette association, avait prononcé sa 
propre sentence‘. » En conséquence, la Chambre des lords et celle 
des communes demandaient « qu’une juste condamnation fut suivie 
d’une prompte exécution. » 

Le lord-chancelier et Puckering, l’un des orateurs de la Chambre 
basse, appuy¢rent cette adresse d’un long mémoire dans Iequel, 
usant du style biblique 4 la fagon des puritains, ils rappelaicnt a 
Elisabeth la colére de Dieu contre Sail pour avoir épargné Agag, et 
contre Achab pour avoir laissé la vie 4 Ben Adad. Ils y exaltaient au 
contraire la sagesse des juges qui mirent 4 mort Jésabel et Athalie, 
et celle de Salomon pour avoir fait périr son propre frére Adonias *. 
L’adresse se terminait par cette sanguinaire réflexion : « Celuz qui 
n'a pas de bras ne peut combattre; celui qui n’a pas de jambes ne 
peut s'enfuir ; celut qui n’a pas de téte ne peut faire aucun mal*. » 

La réponse d’Elisabeth est un chef-d’ceuvre d’astuce et d’hypo- 
crisie : « Que de graces n’avait-elle pas 4 rendre au Tout-Puissant 
pour avoir si miraculcusement préscrvé sa vie? Rien au monde ne 
l’ayait plus vivement affligée que de voir qu’une personne de méme 
sexe, de méme rang, qu’une si proche parente se fut rendue cou- 
pable d’un si grand crime. Et pourtant, loin d’avoir jamais concu 
contre la reine d’Ecosse quelque mauvais dessein, poursuivait l’ar- 
tificieuse Elisabeth, dés la découverte des premiéres « pratiques » 
de sa trahison contre ma royale personne, je lui écrivis secrétement 
que, sielle vonlait me les confesser dans une lettre confidentielle, 
je Ics couvrirais de mon silence‘. Et je ne lui disais pas cela pour 
lui tendre un piége, ajoutait-elle en jouant la magnanimité, car 
j’en savais autant qu’elle pouvait en confesser. Et maintenant en- 
core, bien que les choses en soient venues a ce point, si elle se re- 


! Petition of Parliament, novembre 1586. D'Ewes' Journals abridged. 

* Howell’s State trials. D’Ewes, Journal des Lords et Journal de la Chambre 
des Communes. 

+ Camden, Appendice a la vie d’Elisabeth. 
_ * Cette lettre, comme nous I’avons dit précédemment, ne fut jamais écrite; 
Elisabeth mentait effrontément. 





1000 MARIE STUART. 


pentait véritablement, si personne ne cherchait 4 poursuivre sa 
querelle, si ma vie seule était en jeu et non le salut et le bicn-ttre 
de tout mon peuple, je lui pardonnerais bien volontiers et je le 
proteste sans feinte. Bien plus, si |’Angleterre devait tirer de ma 
mort un état plus florissant, espérer un meilleur prince, oui, c'est 
avec joie que je renoncerais 4 ma propre vie; car, si je tiens 4 la 
conserver, c’est uniquement pour votre salut et celui de mon 
peuple. » 

Elie jura que le Statut, édicté pour préserver sa vie, n’avait point 
été congu pour faire tomber dans un guet-apens la reine d’Ecosse, 
mais que son intention, en le publiant, n’avait été que de |’avertir 
et de la détourner, par une crainte salutaire, de toute tentative 
coupable contre sa personne. Elle feignit de gémir pour avoir été 
poussée, par le dernier acte du parlement, a cette extrémilé d’en 
étre réduite a verser le sang d’une si proche parente. « Je suis tom- 
bée, dit-elle, en un si grand chagrin en apprenant ses machina- 
tions contre moi, que, pour ne pas l’augmenter, et non par crainte 
du danger, comme l’ont supposé certaines personnes, je me suis 
abstenue d’aller au parlement. Mais, ajouta-t-elle avec une ruse 
consommée, pour semer dans les esprits d’implacables coléres, je 
veux vous dire un secret, quoique l’on sache fort bien que j'ai tou- 
jours la force de garder ce que je veux taire. Il n’y a pas longtemps 
que de mes yeux, de mes propres yeux, j’ai vu et lu un serment par 
lequel plusieurs scélérats s’obligent 4 me tuer dans le délai d’un 
mois. Mon danger est le vétre et je serai trés-soigneuse de l'écarter ; 
mais, comme l’affaire de la reine d’Ecosse est des plus deélicates, 
des plus importantes, n’attendez pas de moi une prompte résolu- 
tion, mon habitude étant, méme dans des choses moins graves, de 
délibérer longtemps avant de prendre un parti. » 

Et bien qu’au fond elle ne fat pas moins sceptique ou moins in- 
différente que Burghley en matiére de religion, elle finissait son 
discours par cette invocation : « Je supplie le Dieu tout-puissant 
d’illuminer mon esprit afin de me faire découvrir ce qui servira au 
bien de son Eglise, 4 la prospérité de I’Btat et a votre salut, et afin 
que tout délai n’entraine pas de danger, nous signifierons notre r- 
solution en temps opportun. Attendez-vous 4 me voir accomplir 
pleinement tout ce que les meilleurs sujets peuvent attendre de 
la part des meilleurs princes'. » 

Aprés douse jours de réflexion, feignant d’étre prise d’un accés 
de sensibilité, elle envoyait anx Communes un message par son 


4 Howell’s State trials. Tytler, t. VII. Miss Strickland, t. VII. Speech of the 
queen, nov. 12-22. Camden, Hosack, t. 1, pp. 452, 433. 











MARIE STUART. 1004 


vice-chambellan, sir Christophe Hatton, pour lear demander si 
l’on ne pourrait pas découvrir un expédient qui permit 4 sa pitié 
d’épargner la vie de la reine d’Ecosse‘. fl existait un parti modéré 
qui, dans Ja crainte des représailles de ’Europe, était d’avis que la 
couronne d’Angleterre pourrait étre transmise sur la téte de Jacques 
aprés la mort d’Elisabeth, et qu’en attendant, la reine d’Ecosse, dé- 
possédée de tous ses droits, serait gardée & vue dans une étroite 
prison jusqu’a la fin de sa vie. Mais ce parti n’était qu’une mino- 
rité*. Aprés une longue discussion, les Communes répondirent, a 
une grande majorité, qu’il était impossible de trouver un autre 
expédient pour conjurer le mal « que |’exécution. » Cette nette dé- 
cision fut sur-le-champ portée a Elisabeth par le lord-chancelier et 
le président de la Chambre des communes qui se rendirent auprés 
d’elle 4 Richmond +. 

Il semble qu’un tel acte était de nature 4 lui arracher un mot dé- 
cisif. Il n’en fut rien. Elle ne leur fit qu’une réponse subtile et am- 
bigué : « Sije vous disais que je n’ai pas l’intention d’acqutescer a 
votre demande, par ma foi, je vous dirais peut-étre plus que je ne 
pense. Et si je vous disais que j’ai l’intention d’y accéder, je vous 
dirais alors plus qu’il ne convient que vous ne sachiez, et ainsi je 
ne puis vous donner qu'une réponse sans réponse’*. » 

Quelque violent désir qu’elle edt d’étre délivrée de sa victime, 
elle hésitait toujours 4 signer l’arrét fatal. Implacable et vindicative 
au plus haut degré, elle était sans pitié comme sans remords, mais 
non pas sans honte et sans peur. Si la dague d’un serviteur dévoué 
l’edt délivrée secrétement de Maric Stuart, elle en cit ressenti une 


‘ Mss de la collection de sir George Warender, cités par Tytler, t. VII. Archi- 
bald Douglas au Maitre de Gray, 22 novembre 1586; Archibald Douglas 4 Jac- 
ques VI, 6 décembre 1586; méme colleetion, citée par Tytler, t. VIII. Miss 
Strichiand, t. Vil. 

* Froude’s History of England, vol. XII. 

3 « Hier, écrivait Burghley 4 Davison, dans la chambre du Parlement, s’éleva 
la question de savoir s’il est convenable que deux archevéques et quatre autres 
évéques accompagnent les seigneurs temporels, porteurs de la pétition a Sa 
Majesté, pour lui demander T’exécution de la reine d’Ecosse. J'avais quelques 
scrupules, pensant que Sa Majesté n’aimerait pas cela parce que, dans les temps 
anciens, les évéques siégeant au Parlement avaient coutume de s abstenir. 
Cependant, je ne crois pas qu'il soit illégal qu’ils assistent 4 de telles causes, 
et se prononcent, lorsque l’exécution de la sentence tend au bien de lEglise 
comme celle-ci. — Je vous prie de savoir si 8a Majesté l’aura ou non pour 
agréable; milord de Canterbury agira dans le méme sens. — J'ai parlé avec sir 
Drue Drury, que M. }e secrétaire dépéchera cet aprés-midi (4 Fotheringay). » 
(The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 506.) 

1 Howell's State trials. Camden. Tytler, t. Vil; miss Strickland, t. Vil; Ho- 
sack, t. Il, p. 434. 


4002 MARIE STUART. 


joie atroce. Mais a quelles vengeances implacables ne s’exposerait- 
clle pas de la part des rois de l'Europe si elle osait faire tomber ju- 
ridiquement la téte d’une princesse, son égale et sa parente? Quelle 
pitié pourrail-elle espérer de l’ambition de Philippe If, elle, 1a fille 
udultérine d’Anne Boleyn, elle qui avait abo le catholicisme dans 
ses Etats? Dans ses terreurs paniques, elle se voyait déja précipitie 
du trdne, jetée 4 son tour en prison, comme au temps de sa jew 
esse, trainée au dernier supplice.et soumise 4 des humiliations 
cent fois pires que la mort. 

En proie a ces perplexités et 4 ces craintes, mais inexorablement 
fidéle 4 sa haine et méditant au fond de son cceur la mort de sa n- 
vale, elle ne répondait 4 ses ministres que d’une maniére évasive. 
Et eux, la taxant « de mollesse, » feignaient, pour lui arracher enfin 
une décision, d’étre de plus en plus inquiets pour sa vie et pour 
leur propre sureté*. 

Afin de se disculper devant I’Europe, ils en étaient encore a cher- 
cher une preuve sans réplique de la culpabilité de Marie Stuart. \ 
l’ayant pas, ils firent une nouvelle tentative pour lui arracher un 
aveu. Paulet eut mission de l’interroger, et, s'il était possible, de 
surprendre sur ses lévres le mot précieux qui les et lavés de toul 
reproche. Peut-étre méme fut-il chargé de laisser entrevoir a Mare. 
afin de la perdre plus sdrement, l’espérance du pardon, si elle 
s’avouait coupable. Le jour donc de la Toussaint, dans l'aprés-di- 
ner*, Paulet se rendit dans la grande salle ow la reine avait été it: 
terrogée par les commissaires. Comme on |’a vu plus haut, celle 
salle avait été mise 4 la disposition de Marie Stuart aprés leur dt- 
part. Sir Amyas feignit de vouloir s’assurer si elle avait été conve 
nablement disposée pour usage de la reine, et si les fermetures. 
ordonnées par lui pour sa sireté, étaient en bon état. Sur quelques 
indices qui durent lui donner l’éveil, il n’était pas sans crainte, 
comme il semble, que d’un moment 4 |’autre la reine d’Ecosse si 
fut enlevée par ses partisans ou massacrée par ordre du gouvernt 
inent anglais, et comme avant tout il avait 4 coeur, soit de ne pas 
s¢ laisser surprendre, soit de ne pas tremper dans un pareil crime. 
par précaution, il avait fait murer quelques ouvertures du chateau 
ct notamment quelques portes et croisées de cette salle*. Aprés #0 

1 Walsingham 4 Shrewsbury, 6 octobre 1586, et Burghley & Leicester, 26 octe- 
bre, State Papers office; J. Gauthier, t. II. 

* Le 30 octobre, Paulet avait expédié a Walsingham un bulletin de Ia santé & 
la reine : « Je veux vous avertir que cette reine a pris médecine trois fois cell? 
semaine, et, comme 4 I’ordinaire, elle a été malade, ce qui fait qu'elle nesl 
pas sortie de son lit depuis cinq ou six jours, et y est encore.» (The Letter- 


of sir Amias Poulet, etc., p. 504.) 
3 Journal inédit de Bourgoing. Le 29 qctobre, Davison écrivait a Burghlet 








NARIE STUART. 1003 


inspection, et comme s'll n’eut pas voulu, étant si prés de la reine, 
se retirer sans lui rendre visite, il attendit qu’elle edt fini ses 
priéres et demanda 4 la voir. 

Introduit auprés d’elle, il se montra plus courtois qu’a son or- 
dinaire, et, pendant quelques instants, feignant de n’avoir rien 
d’essenticl 4 lui dire, il devisa de choses indifférentes. De propos 
en propos, la reine en vint a lui parler de l’état de sa santé qui, 
jamais, disait-elle, n’avait été meilleure que depuis son départ de 
Chartley ct les derniéres épreuves qu’on lui avait fait subir. Paulet, 
qui l’avait amenée sur le terrain qu’il voulait explorer, lui témoi- 
gna toute sa surprise d’un tel changement. I] n’était personne au 
monde, ajoutait-il, qui ne fit aussi merveilleusement étonnée qu'il 
l’était lui-méme de la voir en si bonne disposition et en si belle hu- 
meur aprés avoir élé accusée et convaincue de crimes aussi horri- 
bles qu’odieux, tels que cette conjuration contre la vie de la reine 
ct celle de ses principaux serviteurs, tels que la rébellion ct l’inva- 
sion du royaume. « Lesquelles choses ont été si bien examinées et 
éclaircies, poursuivit Paulet, que les commissaires n’ont plus de 
doute sur la culpabilité de Votre Grace, et nul au monde ne vou- 
drait croire, ni moi-méme, si je ne le voyais, que vous puissiez 
Vivre en une si grande quiétude d’esprit. » 

Cet entretien, d’un intérét capital, nous a été transmis en entier 
par Bourgoing qui, selon toute probabilité, dut l’écrire sous les yeux 
mémes et peut-étre sous la dictée de Marie Stuart, de méme que 


« Les plaintes que fait entendre sir Amyas sur la faiblesse d’une demeure ot il 
doit resister 4 toute attaque désespérée qui pourrait étre tentée en faveur de la 
reine d’tcosse, sont fort 4 considérer. Selon son opinion, on pourrait faire 
une levée de cent ou deux cents hommes, que l’on posterait dans des endroits 
convenables auprés de lui, et qui seraient préts 4 repousser toute attaque. Son 
Altesse me prie de yous en faire part, pour que ce soit exécuté, si vous ne 
truuvez pas d’autre moyen. Elle ne désire pas que cette reine soit rapprochée 
d'ici (de Richmond). Elle est si décidée 4 lui envoyer (4 sir Amyas) de la poudre 
et du plomb, que je suis certain quelle n’a pas le dessein de le débarrasser de 
sa charge. — Sa Majesté trouve qu'il y a un vide (dans ses lettres), en ce qu'il 
n'avertit pas Son Altesse des discours qu'elle (la reine d’Ecosse) tient depuis 
que Vos Seigneuries l’ont vue, et elle a fait savoir 4 M. le secrétaire qu'elle 
désirait plus de détails 4 ce sujet. » (The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., 
p- 302). Le jour suivant, Burghley répondait a Davison : « J’ai lu les lettres que 
vous m’avez envoyées, et j’y ai trouvé l’opinion de M. Paulet sur la faiblesse 
d'une partie du chateau de Fotheringay et le manque de poudre et de plomb. 
L’attention de Sa Majesté s’est portée sur tout cela. Je pense qu'il serait meil- 
leur d'avoir quarante ou cinquante soldats, pour guetter et veiller, qui, bien 
choisis, serviraient mieux 4 notre dessein que deux cents hommes hors du cha- 
teau ou des gentilshommes des environs; quant 4 la poudre et au plomb, je 
donnerai des ordres a l'un des serviteurs de M. Paulet, qui est son pourvoyeur 
a Londres, etc. » (The Letter-Books of Amias Poulet, etc., p. 505.) 


1004 MARIE STUBBT. 


toutes les parties essentielles de son Journal. News le reproduisons 
presque textuellement, car aucune analyse ne saurait exprimer dans 
toute leur force et leur noble assurance les paroles de la reine. 

« — Jen’ai point d’occasion d’ére mal disposée et troublée, répen- 
dit-elle 4 son gedlier avec calme, je sais bien en ma conscience ce 
que j’ai fait et j’at déja répondu aux commissames. Dieu et moi sa- 
vons bien que je n’ai attenté, ni consenti a tuer ni meurtrir (as- 
sassiner) personne, et ma conscience est libre et nette de toute coa- 
nivence en cet endroit. Etant mnocente, j'ai occastem plutdt de me 
réjouir que de m’attrister, ayant placé toute ma confiance en Dien, 
protecteur des gens de bien et des innocents. Plusteurs princes de 
ma qualité ont été exposés 4 bien des traverses; meoi-netme jen al 
déja subi beaucoup, puisqu’il a ple a Dieu, ef yen suis toujeers 
sortic jusqu’é présent grace a sa protection. Je ne m’en soucie plus 
et suis toute préte & souffrir la mort quand il lui phatra. Je suis 
née dans les troubles, et la reine ma mére m’a élevée avec beaucoup 
de peine au milieu des troubles. Lorsqn’elle fut contrainte de 
m’envoyer en Franee, jen’y jouis pas longtemps du bier que j avais 
obtenu, le rot mon mari venant 4 mourir. Renvoyée que je fas cn 
mon pays d’Ecosse, je fos quasi toujours troublée, et n’ai pas tHé 
sans troubles depuis que je suis en ce royaame d’ Angleterre. H oe 
me profiterait de rien de m’en affliger davantage. » 

« — C’est un grand contentement que d’avoir la comscience netie 
et déchargée, lui répliqua Paulet d’un ton qui exprimait le doute, 
et Dieu est temoin entre vous et lui, mais une conscience feinte et 
dissimulée est une mauvaise chose... Si vous étes coupable, comme 
assurément ik cst trop clair et évident, laffaire ayant été si bien 
illucidée en votre présence, nmaéme que vous ne le pouver nier, il 
vaudrait mieux confesser votre faute et en faire repentance devant 
Dieu ct le monde. » 

— De mes offenses et péchés je me repens, répondit la reime sans 
s’émouvoir du zéle indiscret de son interlocuteur; je suis femme 
et, humainement, comme tous tes autres hommes, j’offense Dieu. 
Il n’y a personne qui puisse dire qu’it soit juste ow sans péche. Jai 
offensé Dieu et lui en demande pardon, « en faisant repentance, » 
« mars je ne sais ad qui je me puisse et doive confesser en l'état 
ou je suis. » Eta Dieu ne plaise que je demande que vous fassies 
confesser a mot! mais du fait dont il est question, je ne men 
confesserat point, et vous savez bien que je n'en suis point cow- 
pable. On vous fait accroire tout ce qu’on veut, mes ennemis 
ayant déja prémédité de longue maim ce qu’ils prétendent faire. 
Parce que je suis cathohque, ils me veulent mettre au rang des aui- 
tres catholiques, mais je suis toute résolue 4 mourir pour Ja reli- 





MARIE STUART. 1005 


gion, et je ne demande pas mieux. Je m’estime bien heureuse de 
souffrir pour le nom de Dieu, comme ont fait beaucoup de saints et 
de martyrs dont on célébre aujourd’hui la féte, et comme je viens 
de le lire dans un sermon. Ce n'est pas que je me croie digne de la 
parole de Dieu. » 

« — I n’est pas question de religion en votre fait, s’écria avec em- 
portement le fanatique gedlier, il est question de meurtre, de ré- 
bellion et d’invasion; et, étant coupable, vous ne devez ni ne pou- 
vez nier..., et ni vous, ni la plus grande partie du royaume n’en 
pourrait étre excusée, ni méme tous les catholiques ensemble s’ils 
y avaient consenti; je juge qu’ils seraient tous dignes de punition. » 

« — Ce n’est pas pour autre chose que pour ma religion, répli- 
qua Marie avec force, mais il faut bien trouver « quelque autre cou- 
verture et occasion pour me mener au point ot je vots bien que mes 
ennemis m’ont conduite. Je n’en fais pas pire chére et qu’ils ne m’é- 
pargnent pas. » 

— Il ne s’agit pas de religion, reprit Paulet avec insistance, et 
personne n’a encore été puni pour sa religion. Quant 4 moi, pour- 
suivit-il, je ne sais rien de ce que les seigneurs ont fait, mais ils 
ont trouvé le fait si clair, si évident, qu’ils ont, dit-on, donné sen- 
tence, mais je ne le sais pas. Quelques-uns sont d’opinion qu’ils 
Vont fait, « mais je n’en ai rien d’assuré et n’en sais rien que par 

oui dire. » 

Et le vieux puritain, sans se lasser, dit Bourgoing, « remettait 
toujours la reine a confession. » 

— «Jai bien compris, lui répondit Marie, ot ont voulu me con- 
duire les commissaires, lorsqu’ils sont venus m’interroger 4 Fo- 
theringay. Ce qu’ils ont fait ici, n’est que pour observer quelques 
formalités, pour faire croire 4 la vraisemblance des faits, « afin de 
parvenir a leurs prétentions, auxquelles je ne suis tenue d’acquies- 
cer ni de me soumettre. » « Je ne fais compte de ce qu’ils ont fait 
non plus que de rien, » « Ilest bien atsé aux brigands et larrons, la 
ow ils se trouvent les plus forts, d’efforcer les passants et ceux qui 
sutvent leur chemin. Mes ennemis me tenant en prison, il leur est 
fort aiséde m’affliger et de me faire mourir, de disposer de moi a 
leur plaisir et volonté, ayant la force pour eux, et moi étant toute 
seule, farble et délaissée. » Mon plus grand désir est que chacun 
sache comment on a traité el comme on traite mes affaires. » 

« — Vous étes bien marrie (peinée) que chacun le sache, lui ré- 
pliqua Paulet d’un ton ironique ; une telle entreprise n’est a celer ni 
a taire, mais il n’a été donné aucune sentence ni jugement avant la 
venue des seigneurs. » 

« — Je ne demande pas autre chose, lui répondit Marie avec fer- 

10 Serrenpng 1875. 63 





£006 MAME STUART. 


meté, afin que tous les princes chrétiens et les étrangers puissent 
étre témoims de tout et juges de tout ce qu’on m’a fait, non 4 cause 
de moi, mais 4 la confusion de tous mes ennemis et de ceux de I'E- 
glise. On n’a cessé de tourmenter les pauvres catholiques, avec 
un acharnement inoui, sous prétexte qu’ils étaient traltres parce 
qu’ils ne voulaient pas reconnaitre pour chef supréme de l’Eglise la 
reine d’Angleterre. Quant 4 moi, eomme je |’ai dit en pleine assem- 
blée, je ne reconnais d'autre chef de I'Kglise que le pape, auquel 
est commis sun réglement du consentement de toute l’Eglise eatho- 
lique duement assemblée. * » 

« Quant 4 vos sentences, poursuivit Marie avec une hauteur sov- 
veraine, je n’en fais pas cas et vous n’avez que faire d’y precéder 
de cette facon. « Je sais que vous n’étes pas si jeune que vous veuillies 
avancer de tels propos sans avoir cherché a en étre avoué. » 

Cette réponse ne laissa pas de causer 4 Paulet quelque embarras. 
Il comprit sans peine que la reine avait deviné qu'il n’avait été ea- 
voyé auprés d’elle que pour lui arracher des aveux en 1'effravant. 
Ce fut en vain qu’il mit tout en ceuvre pour la dissuader. 

Dés qu’il fut sorti, Marie et ses serviteurs ne doutérent pas, d'2- 
prés certaines conjectures, qu’il ne fat allésur-le-champ écrire a la 
cour pour rendre compte de cet entretien et de l'insuccés de sa 
mission. Marie fut méme persuadée qu’Elisabeth n’attendait de sa 
part qu’un aveu, qu'un mot de repentir, pour lui faire grace, mais 


‘ Ces paroles de la reine soulevérent une vive discussion. Le vieux pwritas 
soutint que la reine d’Angleterre ne prenait point ce titre de chef de {'tglise, e! 
il ajouta: « A Dieu ne plaise qu'il y ait d’autre chef supréme de I’Eglise qu 
Jésus-Christ. Quant 4 moi, je n’en reconnais point d’autre. » 

« — C'est le point seul sur lequel I’exclusion des catholiques a été fondée, }si 
répliqua Marie. La chose est si vraie, qu’a l’exernple da roi Henri VIE, ce titre 
a été donné a votre maitresse. Vous pouvez penser que des calvinistes, qui seat 
les plus réformés, n’approuvent pas cela, mais ceux qui suivent la religion d& 
la reine, qui sont Jes luthériens et inventeurs d'icelle, tiennent coupables de 
haute trahison et de lése-majesté tous ceux qui estiment du contraire, et non- 
seulement on a jugé coupables ceux qui ne fa reconnaissent telle oa qai h 
désavouent par paroles et de fait, mais encore ils ont él¢ forcés de dire ce qué 
en pensaient en leur conscience, et, sur leurs réponses, (ils ont 616) condamas 
4 mort, et si la reine ne veut accepter ce titre, je sais bien qu’on le {ua doave 
et que celui-la est coupable qui ne le fait pas. » 

Paulet soutint de nouvean que la reine Elisabeth ne pouvait porter um ta 
titre, et qu'il n était pas possible qu'on le lui donndt. Mais il déciara que is 
puritains et autres protestants du royaume « ja tenaient pour chef et gouver- 
neur, au-dessous de Dieu, des choses ecclésiastiques, comme i] était, disait- 
raison qu'elle fat, mais non pas supréme chef de ’Eglise, et qu'il n'y avait que 
Jésus-—Christ. » 

— « C’est tout un, » lui répondit la reine, « quelque coulear quae vous dor- 
niez a la chose. » (Journal inédit de Dourgemy.) 








MARIE STUART. 4007 


en méme temps, pour anéantir 4 jamais tous ses droits a la cou- 
ronne d’Angleterre. Avec le noble orgueil que lui inspiraient sa 
dignité et son innocence, elle repoussa jusqu’a la pensée de cette 
humiliation. « Sa Majesté, dit Bourgoing dont le temoignage sur ce 
fait important et inconnu jusqu’a ce jour, est des plus précieux, Sa 
Majesté ne changea en rien mi de visage ni de contenance, de propos 
ni actions, ni ne s’émut en chose que ce soit plus que de coutume. 
Et, devisant de cela, elle disait qu'elle mourra:t plutét de mille tour- 
ments que de se confesser digne de grdce, comme elle voyait bien 
qu'on lui voulart offrir et présenter, quelques jours apres, de la 
part de lareine, qui se voulait réserver cette autorité pour la tenir 
toujours plus bas et la rendre: sujette, inhabile et incapable du 
drow du royaume', » 

A cette occasion, Marie répéta & ses serviteurs, ce qu’elle Jeur 
avait prédit plusieurs fois, que les Anglais, ayant mis 4 mort nom- 
bre de leurs princes et de leurs rois, n’auraient garde de l’épargner 
elle-méme. Quelques jours auparavant, se trou vant avec sir Amyas 
Paulet, et étant tombée sur le méme chapitre, elle lui avait dit que 
de toutes les nations il n’y en avait pas eu de plus sanguinaire que 
la nation anglaise et que de tout temps les Anglais n’avaient cessé, 
suivant leurs caprices, de déposer et de massacrer leurs rois. Et 
comme Paulet hui avait répliqué que l’Angleterre était de tous ies 
pays celui qui avait commis le moins de crimes de ce genre, Marie 
lui avait répondu que ses « chroniques en étaient toutes pleines.* » 

Quelques jours aprés cet entretien que, selon toute vraisem- 
blance, Paulct divulgua 4 la cour et qui parait avoir précipité la 
vengeance d’Elisabeth, arrivait 4 Fotheringay sir Druede Drury que 
la reine d’Angicterre adjoignait au vieux puritain, afin de resserrer 
de plus en plus la garde de Marie Stuart. Tout gentilhomme qu'il 
était, Drury n’avait pas eu honte d’accepter ces fonctions de ged- 
lier. Paulct, fort impotent, et le plus souvent hors d'état d’exercer 
sur sa prisonniére une active surveillance, accueillit avec d’autant 
plus de plaisir la venue de Drary que celui-ci était un de ses amis 
et l'un des plus fanatiques adeptes de la secte puritaine. 

Le jour méme de l’arrivée de cet incorruptible auxiliaire, le 
48 novembre, Paulet écrivait 4 Burghley pour le remercier de ce 
choix, qu’il « considérait comme une faveur toute spéciale, 4 cause 
de la longue amitié qui existait entre lui, Paulet, et ce gentil- 


‘ En s’avouant coupable, Marie eit peut-étre sauvé sa tate, mais Klisabeth 
edt fait proclamer sur-le-champ la déchéance de ses droits au tréne d’Angleterre, 
pour cause d'indignité. 

_ " Journal inédit de Bourgoing. Coaférez, avec ce passage du Journal, use 
lettre de Paulet que neus avons citée plus haut. 


4008 MARIE STUART. 


homme’, » « Sir Drue Drury est arrivé ici, le 43 courant, disait-il 
dans unc lettre 4 Walsingham, et je me trouve bien fortifié par sa 
présence. Je me fais fort de vous assurer que tout marchera ici pour 
le mieux dans |’exercice de nos devoirs respectifs’. » Telle était sa 
crainte de voir s’échapper sa captive (qu‘il ne nommait plus dédai- 
gneusement que cette lady), qu'il-adjurait les ministres d’Elisabeth 
de la faire exécuter sur-le-champ, en disant « que la perte d'un 
jour pouvait causer la perte d'un royaume®. » 


XIf 


PREMIERE NOTIFICATION DE LA SENTENCE DE MORT A MARIE STUART PAR LORD 
BUCKURST. — INTREPIDITE DE MARIE. ——- SES REPONSES A LORD BUCKURSY. 
— NOUVELLES VIOLENCES D’AMYAS PAULET. — LETTRES DE MARIE AU DUC DE 
GUISE, AU PAPE SIXTE-QUINT, ETC.; A ELISABETH. — ETRANGES CIRCON- 
STANCES QUI PRECEDERENT L ENVO! DE CETTE DERNIZRE LETTRE. — ENTRE- 
TIENS SECRETS DE MARIE ET DE PAULET. 


Ce fut a lord Buckurst, membre du conseil privé, et a Beale, 
clerc de ce méme conseil, que fut confiée la mission de notifier a 
Marie Stuart la fatale sentence’. Descendant de l'une des nobles fa- 
milles qui suivirent dans la Grande-Bretagne Guillaume le Conqué- 
rant, proche parent d’Elisabeth, Sackville, lord Buckurst, était l'un 
des plus parfaits gentilshommes et l'un des esprits les plus culltivés 
‘de son temps. D’une taille haute et bien prise, d'une figure pleine 
de finesse, d’intelligence et d’aménité, telle est l'idée que donne de 
ce grand seigneur un magnifique portrait, chef-d’ceuvre de Gar- 
rard, que l’on a fort admiré a !'Exposition universelle de Londres. 
Ii était 4 la fois homme d’Etat habile, orateur éloquent, poéte dra- 
matique de mérite °. 

Le jeune lord, caractére chevaleresque, s'était noblement refusé 


1 The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 307. 

* The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 509. 

3 Miss Strickland, t. VII. 

4 Instructions to lord Buckurst and M. Beale sent to the queen of Scots. 
17-(27) nov. Mss. Mary queen of Scots. 

® Avant lage de vingt-cing ans, il avait fait représenter, 2 Whitehall, devant 
flisabeth, une: tragédie : Ferrex et Porrez, fils de Gordobuc, roi de Bretagne. 
‘dans laquelle on trouve quelques scénes d'un style facile et qui'ne sont pas 
dénuées de naturel. C’est, dit-on, la premiére piéce dramatique, par ordre de 
date, qui ait paru avant Spencer et Shakspeare. (Miss Strickland, t. VH, et 
Causeries d'un curieur, etc., par M. Feuillet de Conches. t. IV.) 








MARIE STUART. 1089 


d’abord, bien que parent de la reine d’Angleterre, 4 siéger parmi 
les commissaires de Fotheringay et a ratifier la sentence de la cham- 
bre étoilée'. L’ombrageuse Elisabeth ne pardonnait pas de tels actes 
d’indépendance. Pour le punir, elle le condamna a signifier l’arrét 
de mort. Plus tard, elle lui donnera la mission de présider au pro- 
cés du comte d’Essex. Forcé d’obéir, lord Buckurst, saisi de crainte, 
s’acquitta cette fois de sa pénible tache en courtisan peu soucieux 
de jouer sa téte pour crime de félonie. Suivi de Beale, il arriva a 
Fotheringay le 48 (28 n. s.) novembre, dans la soirée, et il eut avec 
Paulet un secret entretien’. Le lendemain, aprés avoir fait deman- 
der 4 la reine d’Ecosse la permission de lui parler de la part d’Eli- 
sabeth, il se rendit auprés d’elle dans |’aprés-midi, suivi de Beale, 
de Paulet et de Drury *. Ii lui annonga que le Parlement, ainsi que 
les commissaires, aprés avoir examiné toutes les preuves 4 sa 
charge, les dépositions formelles de ses secrétaires, les révélations 
de Babington et de ses complices, et enfin ses propres lettres chif- 
frées, qu’elle-méme, prétendait-il, n’avait « pas déniées, » l’avait 
déclarée coupable d’avoir ourdi nne conspiration contre la vie de la 
reined Angleterre, et qu’étant « sous la protection de la reine, » et par 
conséquent soumise aux lois du pays, leParlement avait prononcé con- 
tre elle une sentence de mort. « Ma maitresse, ajouta lord Buckurst, 
n’a pris encore aucune résolution, mais il régne une telle agitation 
dans le Parlement, elle est si importunée par les Etats du royaume 
qu’il est impossible qu’elle ne consente pas 4 faire exécuter la sen- 
tence. Les Etats ne cessent de lui remontrer que, depuis le séjour 
de Votre Grace en Angleterre, il y a eu si constamment des trou- 
bles, que jamais ni la reine, ni le royaume, ni la religion n’ont été 
en sureté. Ils soutiennent donc que pour les sauver, « il est impos- 
« sible que vous puissiez toutes deux vivre ensemble, et qu'il faut 
« que l’une ou l’autre meure. » En conséquence, M. Beale et mot 
avons été envoyés auprés de vous, madame, pour que « vous ne 
« soyez pas prise au dépourvu » et que vous ayez 4 vous préparer a 
la mort’. » 

Lord Buckurst offrit 4 Marie de lui envoyer P’évéque ou le doyen 
de Peterborough « pour la consoler. » — Pensez & votre conscience, 
lui dit-il, reconnaissez votre faute, faites-en repentance et satisfac- 
tion devant Dieu et les hommes. Je vous exhorte, poursuivit-il, si 
yous savez quelque chose de secret sur cette conspiration, d’en dé- 


* Jacob’s Peerage, vol. I", p. 443. 

* Journal inédit de Bourgoing. 

$s La plupart des détails inédits que nous donnons sont empruntés au Journal 
de Bourgoing. 

4 Journal inédit de Bourgoing. 








1070 MARIE STUART. 


charger votre conscience, comme vous y étes tenue par charité 
chréticnne, étant proche parente de la reine, 4 laquelle vous le 
devez, pour les biens et faveurs que vous avez recus d’elle. Et je 
vous adjure, si vous connaissez d’autres coupables de ce fait, de 
nous les signaler avant de mourir, car tel est votre devoir*. » 

« — Je n’attendais pas autre chose de vous, leur répondit la 
reine avec un majestueux et amer sourire. Vous étes assez habitués 
4 procéder de la sorte envers ceux de ma qualité et qui sont pre- 
ches de la couronne. Vous ne laissez jamais vivre ceux qui peurent 
y aspirer, et depuis longtemps je savais bien qu’a la fin vous me 
conduiriez la. J’ai aimé la reine et l’Angleterre; j’ai fait tout ce que 
j'ai pu dans l’intérét de l'une et de l’autre. Mes offres ont assez 
prouvé mon bon vouloir et M. Beale, ici présent, pourrait en 
témoigner*. Je ne crains pas la mort, poursuivit-elle d'une 
voix ferme, et je Pendurerai de bon coeur; « mais je n'ai éé 
« nullement auteur d’une conspiration pour nutre a la personne de 
«la reine. » Plusieurs fois, mes amis ont offert de me procurer 
ma délivrance de vive force. Pour n’avoir pas voulu y consentir, 
Jar été blamée et menacée d’étre délaissée. Alors, 4 mon grand 
désavantage, j’ai tenté d’obtenir ma liberté pas les voies de la dou- 
ceur. Enfin, refusée d'un cété et pressée de l’autre, je me suis jetée 
dans les bras de mes amis, et je me suis liguée avec les princes 
chrétiens et catholiques, non par ambition, non pour as irer 4 
quelque plus grand état, comme je l’ai protesté bien des fois, et 
comme les Anglais peuvent le témoigner par les papiers qu’ils ont 
entre les mains, mais pour |’honneur de Dieu et de son Eglise, et 
pour étre enfin délivrée des miséres et de la captivité ou jc languis 
depuis plus de dix-huit ans. Je suis catholique et d’autre religion 
que les Anglais, partant ils n’ont garde de me laisser la we. 
Depuis longtemps ils ont conspiré ma mort, et c'est pour cela 
que dans leurs derniers Etats ont été rédigés les deux articles 
qui servent de prétexte 4 leurs procédures et a leur sentence. Je 
suis seule, abandonnée, maladive; c’est peu de chose que de mo! 
et de ma personne; mourir ne sera pas pour moi une grande perte. 
On n’y gagnera pas beaucoup, et mes ennemis peuvent étre bien 


‘ Journal inédit de Bourgoing. Cette démarche de lord Buckurst auprés de 
Marie, pour qu'elle lui révélat les noms de quelques-uns de ses prétendus cont 
plices, est confirmée par un passage d'une lettre d’Elisabeth a Paulet, 17 n0- 
vembre 1586, dans laquelle elle l’autorise 4 laisser communiquer Marie avec 
Yun des commissaires, dans le cas ou elle voudrait faire quelque révélation. (Lz 
banoff, t. VII, p. 248.) ; 

* Journal inédit de Bourgoing. Plusieurs fois Beale avait été envoyé en mission 
auprés de Marie Stuart pour la leurrer de vaines espérances. 











MARIE STUART. 1011 


certains que ni la vie de la reme, ni son royaume ne seront en plus 
grande sireté. Bren marrie suis-je que ma mort ne puisse profiter 
4 |’Angleterre autant que je crains qu’elle lui nuise. Et je vous pro- 
teste que ce que jen dis n’est point par envie ou désir de vivre, car, 
quant 4 moi, je suis lasse d’étre en ce monde pour le bien et le 
plaisir que j’y at. Je n’y treuve de profit ni pour moi, ni pour aucun; 
mais j’espére une meiileure vie et remereie Dieu de me faire cette 
grace de mourir pour sa cause. I] ne me pouvait advenir un plus 
grand bien en ce monde; c'est ce que j’ai le plus demandé a Dieu 
et le plus souharté, comme ta chose la plus honorable et la plus 
utile « pour la salvation de mon dme. » — « Je n’ai jamais cv in- 
« tentton, pour bien, royaume ov grandeur, de changer de vo- 
« lonté en ma religion, ni de dénier Jésus-Christ, ni son nom, et je 
« ne le ferai encore‘. » Soyez bien assurés que « de toute fot et de 
« trés-bon coeur je mourrai aussi contente que je fas jamais eb pour 
« chose qui me soit advenue en ma vie. » Je prie Dieu qu'il veuille 
avoir pitié des pauvres cathotiques de ce royaume s? affligés et tour- 
mentés pour leur religion. Je ne regrette rien autre chose qu’il 
n’ait plu & Dieu, avant que je meure, de me faire cette grace de les 
voir en pleine liberté de leur consctence, pour vivre avec la fot de 
leurs parents en l'Eglise catholique et servir Dieu comme its désé- 
rent. Je n’ignore pas que, depuis longteraps, mes ennemis machi- 
nent tout ceei contre mei, et, pour le dire pleinement, je sais bien 
que ce n’est qu’é la poursuite de... (M. de Walsingham *), qui a fat 
profession de m’étre ennemi, et qui, aussi bien, ne cessera jamais 
qu'il ne soit venu & bout de ses cntreprises; ce dont j'ai assez parlé 
devant les commissaires *. » . 

— Le personnage que vous soupgorner vous avoir été nuisible, 
madame, dit lord Buckurst en interrompant dowcement la reime, ne 
se raéle pas plus particuliérement que les autres de vos affaires. On 
Yestime trés-ben et trés-fdéle serviteur, et je pense que ni hi, ni 
les plus grands seigneurs du royaume n’ont le pouvoir de faire quoi 
que ce soit, pour vous ou contre vous, si ce n’est dans le conseil 
et FassembKe des Etats *. 

Beale affirma de nouveau que la reine d’Ecosse était « venue a 


4 Journal inédit de Bourgoing. 

* Bourgoing ayant rédigé sen Journal en Angleterge, a laissé, par prudence, 
ce nom en blanc, mais il est évident qu'il ne peut étre question que de Wal- 
singham, que la reine avait accusé en face, devant les commissaires, d’avoir 
voulu la faire assassiner. 

* Journal inédit de Bourgotng. €fr. la lettre de Marie Stuart 4 Yarchevéque de 
Glasgow, du 24 novembre 1586, Labanoff, t. VI 

4 Journal inédit de Bourgoing. 





1012 MARIE STUART. 


refuge » en Angleterre, et que la reine Elisabeth, la voyant en dan- 
ger d’étre massacrée par les Ecossais, avait cru devoir lui offrir un 
asile 4 Carlisle pour qu'elle y fat en sdreté. Mais Marie soutint, ce 
qui était vrai, « qu'elle y avait été menée par force et contre sa vo- 
lonté‘. » — « Quant 4 vos évéques, poursuivit-elle, je loue Dieu de 
ce qu'il m’a permis de connaitre sans eux mes offenses envers lui 
et de n’approuver pas leurs erreurs. Je ne veux communiquer en 
rien avec cux. Mais s'il vous plait de m’accorder un prétre catho- 
lique, trés-volontiers je l’accepte, et je vous le demande, au nom 
de Jésus-Christ, pour pouvoir disposer de ma conscience et partt- 
ciper aux saints sacrements, en partant de ce monde ®*. 

« — Vous avez beau faire, madame, lui répondirent avec un into- 
lérant fanatisme Beale et lord Buckurst, vous ne serez ni sainte ni 
martyre, car vous mourrez pour le meurtre de la reine et pour 
l’avoir voulu déposséder. 

« — Je ne suis pas si présomptueuse, leur répondit Marie avec 
calme, que d’aspirer 4 ces deux honneurs. Mais bien que vous ayes 
puissance sur mon corps, par permission divine et non par justice, 
puisque je suis reine souveraine, vous n’en avez aucune sur Mon 
4me, et ne pouvez m’empécher d’espérer que, par la miséricorde 
de Dieu, qui est mort pour moi, il ne recoive de moi mon sang et 
ma vie. C’est volontiers que je les lui offre pour le maintien de son 
Eglise, hors laquelle, ni ici, ni ailleurs, je ne désirerai jamais 
commander & royaume mondain pour perdre l’éternel. Je le sup- 
plierai que les douleurs et autres persécutions de l’esprit et du 
corps que j'ai endurées soient en déduction de mes péchés. Mais 
d’avoir conseillé ou commandé la mort de votre reine, je ne ’ai ja- 
mais fait, et ne souffrirais pas, pour mon particulier, qu'une chr 
quenaude lui fut donnée. 

« — Vous avez souffert et permis, s’écriérent-ils, que des Anglais 
vous nommassent leur souveraine, ainsi que le prouvent les lettres 
d’Allen, de Lewis, de plusieurs autres, et vous ne vous y ¢étes pas 
opposée. 

« — Je n’ai point pris ce titre dans mes lettres, répliqua Marie, 
mais je ne puis empécher les docteurs et gens d’Eglise de mele 
donner; vivant sous l’obéissance de I’Eglise, je ne puis qu’approu- 


‘ Journal inédit de Bourgoing. Marie Stuart, dans sa lettre 4 l’archevéque de 
Glasgow, en date du 24 novembre 1586 (Labanoff, t. VI), protestait de nouveau 
qu'elle n’était point venue en Angleterre contre son gré et ne pouvant se reft- 
gier ailleurs. 

* Marie, dans sa lettre a l’archevéque de Glasgow, en date du 24 novem- 
bre 1586 (Labanoff, t. VI), lui rend compte d'une partie de sa conversation avec 
lord Buckurst et Beale. Cette partie vient compléter le récit de Bourgoing. 





MARIE STUART. 1015 


ver ce qu’clle décréte, sans me méler de la corriger. Au reste, jc 
veux mourir pour lui obéir, mais je n’ai jamais eu |’intention d’as- 
sassiner personne au monde pour m’emparer de ses droits. En cela, 
je vois manifestement la poursuite de Saal contre David, mais je 
ne puis fuir comme lui par la fenétre. Toutefois, de mon sang 
pourront nattre des protectcurs de la cause de I'Eglise '. » 

Elisabeth, en écrivant 4 Paulet pour lui donner |l'ordre d’intro- 
duire lord Buckurst et Beale auprés de la reine d’Ecosse, lui avait 
enjoint en méme temps de la laisser seule avec eux si elle en expri- 
mait le désir expressément. 

« Si ladite reine, lui disait-elle, demande une conférence particu- 
liére soit avec lord Buckurst, soit avec Beale, vous y consentirez, si 
elle le réclame avec instance. Sinon, nous préférons, puisque vous 
étes responsable de la garde de cette reine, que vous soycz présent 
a tous les entretiens’. » 

Maric n’eut pas un moment la pensée de solliciter une telle en- 
trevue ; et 4 l’espérance que lui donna, dit-on, lord Buckurst, d’ob- 
tenir sa grace, si elle témoignait hautement quelque repentir, clle 
ne répondit que par un noble refus’. 

Cependant, sir Amyas Paulet laissait éclater une joie féroce. 
« Jespére, écrivait-il 4 Walsingham, que le prochain messager 
m’apportera votre derniére résolution’, » c’est-a-dire ]’ordre d'exé- 
cution a mort de la reine d’Ecosse. 

A partir de la date ou nous sommes, commence une série de 
lettres de Paulet du plus haut intérét, lettres qui étaient restées 
inconnues jusqu’a la précieuse découverte, faite recemment par 
M. John Morris, du Registre de correspondance du gedlier de Marie 
Stuart. Les originaux de ces lettres, qui embrassent toute la fin du 
drame, avaient été retranchés, non sans intention, de la série des 
papiers d’Etat °. 

Aussitét aprés le départ de lord Buckurst, et le jour méme, la 
malheureuse reine fut abreuvée des derniers outrages. Le 21 no- 
vembre Paulet, accompagné de Drury, vint lui déclarer brutale- 


4 Marie a l'archevéque de Glasgow, 24 nov. 1586; Labanoff, t. VI. 

® Elisabeth 4 Paulet, novembre 1586; The Letter-Books of sir Amias Poulet, 
p. 309. 

3 Froude, t. Il. 

4 The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., 21 novembre 1586, p. 541. 

8 John Morris. (The Letter-Books, etc., p. 512). Sur la demande de lord Buc- 
kurst et de Stallenge, Elisabeth, vers cette époque, envoya quelques sommes 
d’argent aux soldats et aux domestiques de Paulet pour les récompenser de 
leurs services, et stimuler leur zéle. (Paulet 4 lord Buckurst et & Stallenge, The 
Letter-Books, pp. 312 et 513.) 


1014 MARIE STUART. 


ment que, puisqu’elle n’avait montré aucun repentir, la reine 
d’Angleterre avait ordonné que l'on abattit le dais 4 ses armes, 
embléme de sa souveraineté, parce « qu’elle n’était plus, disait-d, 
qu’une femme morte, sans honneurs et dignités de reine. » 

« — Crest par la grace de Dieu que j’ai été appelée 4 ce haut 
rang, lui répondit Marie d'un ton de voix of vibrait une noble in- 
dignation, c’est par sa grace que j'ai été ointe et sacrée. De lui seul 
tenant cetie dignité, & lui seul je la rendrai avec mon ame. Jene 
reconnais point la reine d’Angleterre pour ma supérieure, non plus 
que son conscil et une assemblée d’hérétiques pour mes juges. Je 
mourrai reine en dépit d’eux. Ils n’ont pas plus de puissance sur 
moi que les voleurs, au coin d'un bois, n’en peuvent avoir sur le 
plus juste prince ou juge de la terre. Mats j’ecspére que Dieu mon- 
trera sa justice sur cet Etat aprés ma mort. Les rois de ce pays 
ont souvent été meurtris (assassinés) et il ne me semblera pas 
étrange que je sois parmi cux et ceux de leur sang. C’est ainsi qu'on 
a traité le roi Richard pour le déposséder de son droit‘. » 

A ces mots, Paulet, outré de colére, ordonna aux serviteurs et 
aux filles de la reine d’abattre le dais ; mais ces braves gens s’y re- 
fusérent résoliment en poussant contre lui des imprécations et des 
cris de vengeance. Paulet, sans se déconcerter, appela ses satellites 
et fit jeter le dais par terre. Puis, avec une imsolence qui edt ré- 
volté le dernier gedlier du royaume, 1) s’assit et se couvrit en pré 
sence de la reine. En méme temps, 11 ordonna que l'on enlevat 
« une table de billard, » en disant grossiérement 4 Marie : « I 
n'est plus temps d’exercice et de passe-temps pour vous. » 

« — Grace a Dieu, lui répondit la reine sans se troubler, je ne 
m’y suis jamais esbattue depuis l’avoir fait dresser, car j’avais as- 
sez par vous d’autres occupations*®. » 

Cet acte de violence avait eu lieu le jour méme du départ de 


t Lettre de Marie & Varchevéque de Glasgow, du 24 novembre 1586. 
noff, t. V1.) Ht s’agit de Richard Il, détréné et mis 4 mort, en 1399, dans le chi- 
teau de Pomfret (Yorkshire), par ordre du duc de Lancastre qui, sous le nom 
de Henri 1V, usurpa Ja couronne. 

* Lettres de Marie & V'archevéque de Glasgow, du 24 novembre 1586, 4 é 
Mendoza, du 23 novembre. (Labanoff, t. VI.) — Paulet dit expressément, dans 
une lettre 4 Walsingham. que ce fut par ordre d’Elisabeth qu'il donna ordre 
que le dais fat enlevé, mais que cette opération fut exécutée non par ses sol- 
dats, mais par les domestiques mémes de Marie Stuart et sur un ordre qu'elle 
leur donna. (Pawlet @ Davison, 28 novembre; The Letter-Books of sir Amtas 
Poulet, etc., pp. 315, 316). Le bruit des violences dont Paulet s‘était renda 
coupable, en cette occasion, était parvenu jusqu’ la cour et c’est pour se dis- 
culper qu’il avait écrit la lettre citée ci-dessus. ff se gardait bien de dire avec 
quelle insolence il s’était assis et couvert en présence de la reine d'Ecosse. 


MARIE STUART. 41045 


lord Buckurst, probablement & son insu, et peut-étre a l’instiga- 
tion de Beale, d’aprés les ordres exprés d’Elisabeth. Le lendemain, 
Paulet, craignant sans doute d’avoir outrepassé son mandat, revint 
auprés de la reine, toujours suivi de Drury, et lui déclara (suivant 
la version de Marie Stuart) que ce n’était pas par ordre d’Elisabeth 
mais de quelques membres de son conseil qu'il avait agi de la sorte, 
et lui offrit, si elle le désirait, d’écrire & la reine d’Angleterre pour 
que le dais fit rétabli. Pour toute réponse, Marie lui montra, avec 
une résignation toute chrétienne, un crucifix qu'elle avait fait met- 
tre 4 la place du dais et de ses armes'. 

Paulet avertit Marie que ses demandes avaient été soumises a la 
reine Elisabeth par lord Buckurst et qu'elle recevrait une réponse 
dans un jour ou deux. 

« Mes requétes, lui dit-elle, ne sont pas si nombreuses et on peut 
y répondre bien vite. » 

Paulet lui repartit que, comme elle avait formé trois ou quatre 
demandes, il fallait le temps de les examiner. 

Elle lui fit observer qu’elle ne les avait présentées qu’afin d’avoir 
plus de temps 4 donner 4 Dieu lorsqu’elle aurait réglé le sort de 
ses serviteurs. 

Paulet lui répliqua que son but était louable et qu’elle recevrait 
une prompte réponse. Il ajouta que, si elle avait été aussi bien dis- 
posée a révéler diverses choses 4 Sa Majesté qu’ former ses requé- 
tes, lord Buckurst les edt présentées bien plus volontiers. 

Elle lui répondit que le lord, lui ayant été envoyé par la reine 


1 Marte au duc de Guise, 24 novembre 1586. Labanoff, t. VI. Il résulte d'une 
lettre de Paulet 4 Davison, en date du 28 novembre, que ordre d’abattre le 
dais avait été donné par Elisabeth et transmis ou par Beale ou par quelque 
autre. Voici comment Paulet raconte cette scéne 4 sa manicre: « Hier, sir 
Drue Drury et moi avons fait visite 4 cette Dame, que nous avons trouvée dans 
la salle & manger, assise 4 sa place accoutumée et regardant la cheminée. Elle 
me dit que, quoi que j’eusse fait abattre son dais, que Dieu et la nature Jui 
avaient denné, elle espérait cependant que je ne ferais pas enlever diverses 
choses qu’elle avait fait placer. C’étaient huit ou dix gravures en papier de.la 
Passion de Jésus-Christ et autres choses semblables atiachées aux tentures au- 
dessus de la cheminée. Je lui répondis qu'il n’avait pas paru convyenable, qu’é- 
tant condamnée par la loi, elle edt droit aux mémes respects et aux mémes 
cérémonies gardés jusqu’alors. Elle dit qu'elle considérait cela comme un ordre 
venant de Sa Majesté. — Je lui répondis qu'elle n’avait aucune raison pour le 
preadre ainsi, parece que je n’avais nommé personne, et n'avais parlé qu'en 
général. — « Qui, dit-elle, beaucoup de choses sont faites par le conseil ef ne 
« doivent point lui étre imputées (A Elisabeth). » Elle me déclara que, pour sa 
part, elle ne reconnaissait pas le conseil et n’avait rien 4 faire avec lui... » 
(Paulet & Davison, 28 noverabre 4586, The Letier-Books, etc., pp. 517 et 518.) 


1016 MARIE STUART. 


comme étant son parent par alliance, elle lui avait confié ce qu'elle 
avait jugé & propos. 

Le lord fera sans doute un rapport véridique de toutes choses, 
reprit Paulet, et si je vous ai parlé d’écrire, c’est pour que vous 
vous souveniez que vous auriez pu écrire par l’entremise de Sa Sei- 
gneurie, si vous l’eussiez désiré, et si vous étes dans la méme dis 
position je ne manquerai pas de faire porter vos lettres. 


« Lorsque les choses n’étaient pas si avancées, dit Marie, )'aurais 
désiré écrire ; mais, étant condamnée, j'ai 4 penser 4 autre chose, 
4 me préparer 4 une vie meilleure, 4 un autre monde. » 

« Alors, ajoute l’impitoyable gedlier, elle commenga un long dis- 
cours sur la miséricorde de Dieu envers elle, sur sa préparation 
pour aller 4 lui et autres propos impertinents, indignes d’étre ré- 
pétés. Je la laissai, aprés avoir essayé de réparer mes fautes, et 
sans lui laisser supposer que j’étais venu prés d’elle dans ce 
dessein'. » 


Au moment méme ou ces basses vengeances s’exécutaient par 
son ordre, Elisabeth adressait des reproches 4 Paulet pour n’avoir 
pas provoqué la reine d’Ecosse a lui écrire afin de demander sa 
grace. Voici comment il essayait de se disculper : « Il me faut ré- 
pondre, disait-il, 4 l’accusation de ne pas entretenir cette Dame 
dans le désir qu’elle a d’écrire 4 Sa Majesté, et que j’aurais du lui 
faciliter, bien qu’elle ne m’en ait pas reparlé depuis le départ des 
seigneurs. Je confesse ne lui avoir jamais fait cette offre. Si j'ai pé- 
ché en cela, je mérite d’étre excusé; car je ne l’ai pas fait par ma- 
lice, mais d'aprés cette conviction que, sans instructions spéciales, 
je ne devais pas |’y pousser. Et, en vérité, jamais conseiller de Sa 
Majesté ne me donna ordre ou conseil semblable, et si je considére 
mon devoir envers elle, jamais je ne l’eusse fait sans ordre. I] m’a 
semblé suffisant de signifier une fois ou deux a cette dame que, 51 
elle désirait écrire 4 Sa Majesté, cela lui serait permis. Elle a du 
comprendre que, bien qu’on ]’edt empéchée d’écrire, peu apres 
léloignement de ses secrétaires, elle aurait pu le faire maintenant 
si elle l’edt désiré. Et, 4 vous dire vrai, j’ai averti M. le secrétaire 
Walsingham par deux lettres (afin que le blame d'un refus ne re- 
tombat pas enti¢rement sur moi seul) que je n’osais pas donner a 
cette dame la liberté d’écrire, de ma propre autorité, et sans que 
Sa Majesté en fat avertie. C’est tout ce que je puis dire pour m’et- 


‘ Dans le dessein de l’engager & écrire a Elisabeth. 








MARIE STUART. 1017 


cuser de ces fautes, qui, je l’espére, obtiendront grace devant Sa 
Majesté‘. » 

Marie ne doutait pas que son supplice ne dut étre trés-prochain. 
Elle en avait accueilli la nouvelle avec joie comme le terme de ses 
longs malheurs. Le lendemain du jour ot son gedlier avait fait dis- 
paraitre les insignes de sa triste royauté, elle rassembla autour 
d’elle ses serviteurs*. Elle protesta devant eux qu’elle mourrait fi- 
déle catholique et qu’elle était enti¢rement innocente du crime dont 
on l’accusait. Elle leur fit jurer qu’ils rendraient temoignage pour 
elle auprés de toutes les personnes qu’elle leur désigna, et & cha- 
cun d’eux elle assigna la mission qu’il aurait 4 remplir apres sa 
mort. 

Privée de tout secrétaire, et bien que sa main droite fut trés- 
endoloric par les rhumatismes, elle passa les journées des 23 et 
24 novembre 4 écrire de longues lettres 4 ses plus fidéles amis 
pour leur annoncer sa condamnation, pour leur recommander avec 
la plus touchante sollicitude ses serviteurs et réclamer de leur 
affection quelques derniers services. Au pape Sixte-Quint elle de- 
mandait, avec ses priéres et sa bénédiction, une absolution géné- 
rale. Elle lui annongait le refus qu’elle avait fait d’étre assistée par 
un évéque anglican, et sa ferme résolution de verser son sang au 
pied de la croix, afin d’assurer, s'il était possible, le triomphe de 
l’Eglisc catholique, et de ramener a la foi les dévoyés de I’ile d’An- 
gleterre. Elle déposait entre les mains du pontife son autorité ma- 
ternelle, le priant de servir & son fils de pére spirituel, et de concert 
avec le duc de Guise et le roi d’Espagne, de le ramener a la foi de 
ses aieux. Dans le cas oti Jacques se convertirait, elle exprimait le 
désir que Sixte-Quint facilitat son mariage avec la fille du roi catho- 
lique ; mais, s'il ne pouvait se détacher de I’hérésie, Marie, aveu- 
glée par la passion religieuse et outrepassant ses pouvoirs souve- 
rains, déclarait qu’elle abandonnait tous ses droits 4 la couronne 
d’Angleterre 4 Philippe Il, sous le bon plaisir du pape. « Voila, di- 
sait-elle, le regret de mon cceur ct la fin de mes désirs mondains... 
Je les présente aux pieds de Votre Sainteté que trés-humblement je 
baise*. » 

Enfin, elle disait au pape : « Vous aurez le vrat Récit de la facon 


1 Paulet 4 Davison, 28 novembre 1586; The Letter-Books, etc., p. 547. 

® Marie Stuart 4 [archevéque de Glasgow, du 24 novembre 1586. (Labanoff, 
t. VI.) 

3 Labanoff, t. Vl. Les serviteurs de Marie Stuart ne purent quitter l’Angle- 
terre que quelques mois aprés la mort de leur maitresse, et les lettres qu'elle 
écrivit alors ne parvinrent 4 leur destination que prés d'une année aprés leur 
date. 


4018 MARIE STUART. 


de ma derniére prise et toutes les procédures contre moi et pour 
mot, afin qu’entendant la vérité, les calomnies que les ennemis de 
U' Eglise me voudront imposer, pwissent étre par vous réfatées et la 
vérité connue; et, a cet effet, ai-je vers vous envoyé ce porteur'...» 
Il ne nous parait point douteux que la Relation, dent la reine an- 
nonce l’envoi a Sixte-Quint, ne soit, comme nous l’avons dit déj, 
le Journal de Bourgoing, qui commence, en effet, précisément « 4 
la derniére prise » de Marie Stuart, c’est-d-dire 4 sa translation de 
Chartley & Tixall et qui contient « ¢outes les procédures » contre 
elle et ses moyens de défense. D’aprés ce passage, il résulte que 
la Relation dont elle parle était déja rédigée en partie et sous 
ses yeux mémes, soit sous sa dictée, soit sur des notes fournies 
par elle-méme. En l’absence de ses secrétatres, son choix, pour 
que cette tache fit remplie avec soin, avait dQ se porter naturel- 
lement sur Bourgoing, qui partageait sa confiance avec Melvil, 
et qui, de plus, était le plus lettré des serviteurs qui restaient 
auprés d’elle’. 

« Mon cousin, celui que j'ai le plus cher au monde, écrivait-elle 
au duc de Guise, je vous dis adieu, étant préte par injuste jugement 
d’étre mise 4 mort telle que personne de notre race, grace a Died, 
n’a jameis recue et moins encore une personne de ma qualité. Mais, 
mon bon cousin, louez-en Dieu, car j’étais inutile au monde en la 
cause de Dieu et de son Eglise, étant en l'état ou j’étais. Jespére 
que ma mort témoignera ma constance en 1a foi et promptitude de 
mourir pour le maintien et restauration de I'Kglise catholique en 
cette infortunée ile. Et bien que jamais le bourreau n’ait mis la 
main en notre sang, n’en ayez honte, mon ami, car le jugement des 
hérétiques et ennemis de |'Eglise, et qui n’ont nuile juridiction sor 
moi, reine libre, est profitable devant Dieu aux enfants de son Eghse; 
si je leur adhérais, je n’aurais ce coup... Je vous recommande... mes 
pauvres serviteurs..., témoins oculaires de cette mienne derniére 
tragédie... Dieu soit loué de tout et vous donne la grace de persévérer 
au service de son Eglise, tant que vous vivrez, et jamais ne puts 
cet honneur sortir de notre race que, tant hommes que femmes, 
soyons prompts de répandre notre sang pour maintenir la querelle 
de la foi...; et, quant & moi, je m’estime née, du cété paternel et 


{ Marie Stuart au pape Sixte-Quint, 23 novembre 1586; Labanoff, t. VI, 
p. 454. Cette lettre, ainsi que celles que Marie écrrvit 4 cette époque, ne pal- 
vint 4 sa destination qu’un an aprés, lorsque ses domestiques furent rendasé 
la hiberté. 

® Une copie de cette méme Relation fut tras—probablement remise & Heori fil 
par Bourgoing, qui était porteur de fa derniére fettre de la reme pour ce prince 
et qui passa 4 son service en qualité de médecin. 








MARIE STUART. 1019 
maternel, pour offrir mon sang en icelle, et je a’ai intention de 


dégénérer'... » 

Dans sa lettre 4 Bernard de Mendoza, elle répétait que si son fils 
ne retournait au giron de l’Eglise, elle cédait tous ses droits a la 
couronne d’Angleterre 4 Philippe II, « comme au plus digne prince 
et au plus profitable pour la protection de l’ile d’Angleterre. » Elle 
lui disait qu’elle était complétement innocente du crime dont on 
Vaccusait, ct ajoutait avec la plus complete liberté d'esprit : « Ils 
travaillent en ma salle; je pense que c’est pour faire un échafaud 
pour me faire jouer le dernier acte de la tragédie’. » 

« Adieu, écrivait-elle le méme jour a l’archevéque de Glascow, 
son ambassadeur a Paris, adieu pour la derniére fois, et ayez mé- 
moire de |’ame et de l’honneur de celle qui a été votre reine, mai- 
tresse et bonne amie... Je vous recommande mes pauvres servi- 
teurs, tant souvent recommandés; de rechef, je les vous recom- 
mande au nom de Dieu. Ils ont tout perdu, me perdant. Dites-leur 
adieu de ma part, et les consolez par charité. Recommandesz-moi a 
la Rue*, et lui dites qu’il se souvienne que je lui avais promis de 
mourir pour la religion et que je suis quitte de ma promesse’*. » 

Jnsque-la Elisabeth, feignant d’étre retenue par un sentiment de 
pudeur, n’avait point osé se prononcer. Ses ministres ne cessaient 
de la presser d’en finir. Vers le 29 novembre, Burghley écrivait a 
Davison en ces termes facétieusement sinistres : « La sentence est 
déja 4gée de plus d’un mois et quatre jours; il est temps qu'elle 
parle. Si Sa Majesté veut bien la signer aujourd'hui, l’ambassadeur 
d’Ecosse pourra étre assuré qu’elle ne I’a fait que pour céder aux 
importunités des membres de la commission, et le lord chancelier 
pourra déclarer la méme chose, & la grande joie du Parlement. 
Quant a l’espérance de voir l’accomplissement de la derniére partie, 
c’est-d-dire |’exécution, si cela convient 4a Sa Majesté, on pourra 
dire que, la-dessus, elle n’écoutera pas les avis des étrangers et au-- 
tres avant ceux de son peuple; elle lui laissera lespoir de l’exécu- 
tion, que je prie Dieu de laisser s’accomplir*. » 

« Je trouve le temps bien long depuis que je n’ai recu de lettres 
de vous, écrivait de son cété, 4 Walsingham, le sanguinaire gardicn 
de Marie; j’aurais craint qu’on n’oubliat Fotheringay, si je ne savais 


1 Fotheringay, 24 novembre 1586. Labanoff, t. VI. 

2 Marie Stuart 4 Mendoza, 23 novembre 1586. Labanoff, t. V1. 

3 Le P. de la Rue, jésuite, ancien auménier de Marie Stuart. 

4 Marie Stuart & Varchevéque de Glasgow, du 24 novembre 1586. (Labanoff, 
t. VI) 

5 The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc. 





1020 MARIE STUART. 


que la Dame, placée sous ma garde, a fourni de trop graves mo- 
tifs pour que les vrais ct fidéles sujets ne l’oublient pas. En vérité. 
le régne de l’Evangile, la liberté et la paix de ce royaume ne seront 
jamais a l’abri, tant que la téte et la semence de tant de conspira- 
tions et de révolutions ne sera pas coupée et extirpéc. Je remercie 
Dieu du ferme espoir qu’il me donne d’une heureuse résolution, car 
l’expérience nous apprend que les occasions négligées produisent 
souvent de dangereux effets. Dieu tient dans sa main le temps et 
les saisons, et ses jugements éclateront 4 lheure fixée par lui. On 
dit que cette Dame souffre d’un genou; ce n'est pas chose nouvelle, 
mais cela ne parait pas devoir durer. Ces lignes n’ont d’autre but 
que d’en tirer une ou deux de vous'*. » 

Le méme jour, Paulet écrivait 4 Leicester pour l’engager 4 préci- 
piter le tragique dénodment : « J’espére voir bientét Votre Seigneurie 
4 la cour..., le bonheur de la reine et du pays consiste principale- 
ment, aprés Dieu, dans le sacrifice de justice diment exécuté sur 
la personne de cette Dame, qui est la racine et la source de toutes 
nos calamités*. » 

Dans la crainte que les partisans de Marie ne tentassent un coup 
de main sur Fotheringay, Paulet avait demandé aux ministres un 
renfort de quarante soldats pour augmenter sa petite garnison, déja 
composée de trente soldats et de cinquante arquebusiers. On se hata 
d’accueillir sa demande et de lui envoyer, cn méme temps, de la 
poudre, des vivres et de l’argent*. 

Aux premiers jours de décembre, Elisabeth, de plus en plus 
pressée par ses ministres, et froissée, d’ailleurs, dans son orguell, 
par la fiére attitude de sa victime, qui avait refusé, avec une noble 
fierté, de lui demander grace, Elisabeth fit un pas de plus. Elle 
ordonna que la sentence de mort fat proclamée 4 son de trompe 


1 Paulet a Walsingham, 4 décembre 1586; The Letter-Books, etc., p. 520. 

* Paulet 4 Leicester, 4 décembre 1586; The Letter-Books, etc., pp. 520 
et 524. 

> Paulet & Burghley, 9 décembre; The Letter-Books, etc., p. 322. « Les 
charges de cette maison, disait-il 4 Burghley dans cette lettre, seront fort 
augmentées par suite de ce nouvel envoi de soldats, et je n’y vois d'autre re- 
méde que d’étre bientét délivré de la gedle, ce que Dieu enverra en son temps. » 
« Le capitaine Olivier, qui est resté avec moi aujourd’hui, écrivait-il le méme 
jour a Walsingham, m’aménera quarante soldats dressés, lundi prochain. Je 
suis trés-heureux de ce renfort en ces jours de danger. » (Paulet a Walsn- 
gham, 9 décembre; The Letter-Books, etc., p. 324.) Paulet, dans cetle méme 
lettre, se montrait dénaturé au point d'applaudir au refus qu’avait fait Blisa- 
beth de refuser au jeune roi d‘Ecosse la grace de sa mére, que ce dernier lui 
avait demandée par lettre. 


‘MARIE STUART. 1021 


dans tout son royaume. « On espére, enfin, écrivait 4 Shrewsbury 
Walsingham dans sa joie satanique, qu elle sera amenée, par de 
pressantes sollicitations, 4 aller jusqu’au bout'. » 

Cette proclamation fut accueillie en tous lieux par la multitude 
avec des transports de joie fanatiques et sauvages*. « Je n’aurais 
jamais cru, dit Marie avec le plus grand calme, lorsqu’elle apprit 
cette nouvelle, que ma bonne sceur procéderait si inhumainement 
contre moi*. » Mais ce coup terrible, loin d’abattre sa fermeté 
d’Ame, sembla lui donner de nouvelles forces. Mourir sur un écha- 
faud, en présence de nombreux témoins, et, comme les premiers 
martyrs, confesser publiquement sa foi et verser son sang pour 
elle, était devenu, aprés tant de tribulations et d’angoisses, le plus 
cher des voeux de la malheureuse reine. Son dme n’était accessible 
qu’a une seule crainte. Elle soupconnait, non sans de sérieux mo- 
tifs, qu’Elisabeth, pour échapper 4 l’odieux d’une exécution pu- 
blique, ne négligerait rien pour la faire disparaitre en secret. De- 
puis sa translation 4 Tixall, cette triste pensée )’obsédait nuit et 
jour. « Je m’attends 4 quelque poison ou autre telle mort secréte, » 
avait-elle écrit au duc de Guise, dés le mois de septembre précé- 
dent. Cette crainte venait troubler de plus en plus les derniers jours 
de sa vie. Ce n’était assurément pas la pensée de la mort en elle- 
méme qui l'effrayait, mais l’appréhension qu’une mort mystérieuse 
ne donnat lieu de croire a un suicide. Incessamment plongée dans 
la lecture des chroniques d’Angleterre, elle y étudiait avec une ex- 
tréme curiosité la fin tragique de plusieurs rois, et de quelle fagon 
avaient procédé les Anglais 4 leur égard avant de les mettre 4 mort. 
Entre toutes ces lamentables histoires, celle qui l’avait le plus frap- 
pée, était celle de l’infortuné Richard II, fils du célébre Prince Noir, 
si lachement assassiné par l’ordre de ce duc de Lancastre qui, en 
4399, sous le nom d’Henri IV, fit passer dans sa branche la cou- 
ronne d’Angleterre. Que de tristes points de ressemblance entre la 
destinée de Richard et celle de Marie! Comme elle, il avait été trainé 
de prison en prison; comme elle, il avait été déclaré déchu de tous 
ses droits par un Parlement vendu & l’usurpateur; comme elle a 
Fotheringay, Richard, dans le donjon de Pomfret, avait été dégradé 
de tous les attributs de la royauté. Marie n’avait-elle pas 4 craindre 
de mourir obscurément comme lui sous la hache ou la dague des 


4 Walsingham & Shrewsbury, 2 décembre 1586 ; State Paper Office. 
® Avis pour M. de Villeroi, dans Teulet, t. IV. Chdieauneuf au roi, décembre 
1586, lettre citée par Jules Gauthier; Lingard, t. VIII. 
3 Chateauneuf au roi, décembre 1586. 
40 Seprewpne 1875. 66 





1022 MARIE STUABT. 


assassins‘? Tel était, en effet, le plus ardent désir d’Elisabeth aux 
heures méme ou elle faisait le plus parade de clémence. 
Cependant Paulet avait enfin regu de la cour une réponse aux 
demandes que Marie avait chargé lord Buckurst de transmettre a 
Elisabeth. Voici comment il rendait compte de son message a Wal- 
singham, le 45 décembre: « Ayant signifié a cette reine que j’avais 
recu l’ordre de lui rendre son argent et que je la priais d’autoriser 
quelqu’un de ses serviteurs pour le recevoir, elle me fit répondre, 
que, comme je le lui avais pris a elle, elle croyait convenable que 
je le lui rendisse 4 elle-méme. Sur quoi, je me rendis chez elle, 
accompagné de sir Drue Drury et de M. Darrell*. Je la trouvai dans 
son lit malade, souffrant d’une de ses jambes; je lui remis unc pote 
de l’argent que j’avais recu d’elle et de ce que j’avais payé de sa 
art... 
: « Elie me demanda ce que l’on avait répondu a ses autres deman- 
des ? 

« — Je luidis que ses papiers seraient renvoyés sous peu et que 
ses serviteurs seraient libres de retourner en Ecosse on en France 
suivant jeur choix. 

« — Qui, dit-elle, mais je ne puts dire s’ils auront la liberté de se 
retirer avec ce que je leur donnerai. 

« — Je lui répondis qu'elle n’en pouvait douter. 

« — J’entends parler de mes meubles, reprit-elle, car j'ai linten- 
tion d’envoyer un lit 4 mon fils. Cest pour cela que j’avais de 
mandé la liberté de faire mon testament. » | 

a Elle m’interrogea pour savoir si j’avais regu une réponse. 

«— Je lui dis que non, mais qu'elle n’en avait pas besom, car 
cela dépendait de sa volonté. 

« Elle me demanda ce que l’on avait répondu au sujet de soa 
auménier. 

« — Je lui dis qu'on avait l’intention de le lui envoyer sous peu. 

Tel fut notre entretien. Aprés lui avoir remis son argent, sir Drue 
Drury et moi nous primes congé d’elles. » 

Paulet ajoutait 4 sa lettre ces intéressants détails : « J’ai envoyé 
deux de mes serviteurs pour aller chercher le prétre qui demeure 
chez M. Thomas Gresley et je les attends ce soir ou au plus tard 
demain matin. Cette Dame garde son caractére pervers et entété. 
Elle ne donne aucun signe de repentir, ne montre aucune soumis- 
sion, ne reconnait pas sa faute, n’en demande aucun pardon et ne 


{ Journal inédit de Bourgoing. 
* Le maitre d’hétel qu’Elisabeth avait placé auprés de Marie Stuart 








MARIE STUART. 4038 


démoigne aucun désir de vivre. Il est 4 craindre qu'elle ne meure 
comme elle a vécu, et je prie Dieu que ce prétre ignorant et papiste 
ne soit pas admis auprés d’elle, afin d’augmenter sa punition et 
aussi parce qu'il la fortifiera dans son endurcissement envers Sa 
Majesté et dans toutes ses erreurs en matiére de religion, plutét 
que de la ramener, a des idées meilleures‘. » 

« M. le seerétaire Walsingham m’avait autorisé a envoyer cher- 
cher le prétre de cette reine qui demeurait chez M. Gresley, écri- 
vait Paulet 4 Burghley le 18 décembre, et & lui permettre de la vi- 
siter. Il est arrivé ici le 47°, de sorte que si l’exécution de cette 
Dame est différée, on pourrait bien se repentir, autant au point de 
vue politique qu’au point de vue religieux, de ce qu’il serait resté si 
longtemps auprés d’elle*. » 

Le lendemain, Paulet, en envoyant 4 Burghley les comptes de dé- 
penses de la maison de Marie, demandait avec instance, qui le 
croirait? que sa captive fit exécutée le plus tét possible, pour raison 
d’économie. « Désirant, lui disait-1l, que les charges de Sa Majesté 
soient diminuées, je ne yois pas d’autre moyen que de supprimer la 
cause qui nous les impose, et qui, sans la miséricorde de Dieu, peut 
amener les plus lamentables et les plus dangereux effets. — J’ai si 
peu d'intérét pour cette famille écossaise, ajoutait cet homme in- 
humain, & cause de ma responsabilité dans ce chateau, que je crois 
qu'il m’est permis de désirer, sans offense, que l’argent de cette 
Damc ne lui soit rendu qu’un jour ou deux avant |’exécution, bien 
que je me fasse fort de l’empécher de s’en servir directement ou 
indirectement pour des usages pernicieux ‘. » 

Ce fut dans la prévision que sa fin devait étre trés prochaine que 
Marie se décida 4 écrire 4 son impitoyable rivale, non pour lui de- 
mander grace, mais pour qu’elle ordonnat que son cxécution eit 
lieu devant une nombreuse assistance, afin qu'elle put faire une 
profession publique de sa foi. Cette lettre ne pouvait parvenir a son 
adresse qu’avec le consentement de Paulet, et Bourgoing va nous 
apprendre, pour la premiére fois, de quelles précautions étranges 
s’entoura le gedlier avant de la transmetire 4 Elisabeth *. 

Au seiziéme sidcle, }’art diabolique de préparer des poisons pres- 


1 Paulet & Walsingham, 15 décembre 1586. The Letter-Books, etc., 
pp. 325-527. 

? Bourgoing. dans sen Journal, dit que du Préau arriva le 16 a Chariley, a 
quatre heures du soir. 

3 Paulet & Burghley, 18 décembre 1586; The Letter-Books, etc., p. 528. 

4 Paulet & Burghley, 19 décembre, pp. 529, 530. 

5 Il s’agit de la lettre en date du 19 décembre 1586, publiée dans Laba- 
noff, t. VI. 


1024 MARIE STUART. 


que invisibles et dont l’action ne laisse aucune trace, semble avoir 
atteint ses derniéres limites, surtout en Italie. A Padoue, 4 Pavie, a 
Viterbe, 4 Turin, 4 Rome, & Venise surtout, il fut imprimé, au sei- 
siéme si¢cle, la moitié plus de livres sur les poisons et leurs anti- 
dotes que dans tout le reste de l'Europe. Rien de plus éloquent et 
de plus effrayant que ce bulletin bibliographique '. 

Pendant plus de cent ans, I'Italie fut ravagée par cet exécrable 
fléau, comme elle l’'avait été, deux siécles auparavant, par la peste 
noire. Qui n’a entendu parler de la cantarella des Borgia? On em- 
poisonnait dans une fleur, dans un fruit, méme dans une hostie 
consacrée. L’imagination des contemporains était si vivement frap- 
pée, que personne alors ne mettait en doute que des gants, que le 
papier d’une lettre, enduits d’un poison subtil, ne pussent donner 
1a mort par le simple contact* ou par la respiration. 

De la cour des princes italiens cet art ténébreux s’était glissé dans 
les autres cours de l'Europe. Elisabeth, sur ce point, ne se mon- 
trait pas plus scrupuleuse que Philippe II, que les Valois, que les 
Médicis. « On avait délibéré, dit Melvil dans ses Mémoires, de faire 
mourir la reine d’Ecosse. Tantét on songeait 4 lui donner un poi- 
son 4 litalienne, tantét ala tuer ala chasse dans un parc. » 

Le415 décembre, Marie Stuart fit demander a Paulet la permission 
d’écrire 4 la reine d’Angleterre. Melvil, porteur de ce message était 
chargé de lui dire en méme temps que, par une telle démarche, sa 
maitresse n’entendait nullement demander grace et racheter sa vie. 


* De Albano (Petrus), De venenis eorumque remediis; 1473, in-4, Venetis. — 
Ponzetti (Ferdinandus), De venenis commentarius; in-fol., Venetiis, 1492. — 
Santes de Ardoynis, De venenis; in-fol., Venetiis, 1492. — Averroes, De venenis. 
Argentorati, 1503. — Bouchart (J.-F.), De venenis; in-4, Basile, 1509. — Gua- 
narius (Antonius), De venenis; in-’4, Papie, 1518. — Carrarius, Questo de 
venenis ad lerminum; in-fol , Venetiis. — Arma (J.-Fr.), De venents; in-8, Tu- 
rini, 1557. — Cardanus (H.), De venenis. Libri tres. Patavie, 1563. — Gre 
vinus, Deux livres des venins; in-4, Anvers, 1568. — De venenis; Antverpiz. 
4571. — Mercurialis (Hieronym.), De venenis et morbis venenosts; in-8, Franco- 
furti, 1584. — Baccius (Andreas), De venenis et antidotis; in-4, Rome, 1586. 
— A. Fonseca (Rodericus), De venenis; Rome, 1587. — Sodronchus (Johann.- 
Baptista), De morbis veneficis et veneficiis; libri quatuor, jin-%, Venetiis, 1591. 
— Jessenius, Dissertatio de morbis, quas venena intra corpus assumta effictunt; 
in-4, Viteberge, 1596. — Dissertatio de morbis quas venena extrinsecus morss, 
iclu illata inferunt; in-4, Vitebergee, 1596. — Ab Uffenbach (Petrus), De venemts 
et morbiferis medicinis; in-4, Basileee, 1597. — Fuchs, De venenis Dessertahe; 
in-4, Basilew, 1602. — (Dictionnaire des sciences médicales, par une société de 
médecins et de chirurgiens. Paris, Panckouke, éditeur, 1819, t. XLII.) 

2 « Sa mort (de la reine de Navarre), dit Agrippa d’Aubigné, fut causée par 
un poison que des gants de senteur communiquérent au cerveau, fagon de 
Messer René, Florentin, exécrable depuis, méme aux ennemis de cette reiae-» 
(Hist. universelle, t. Il, chap. 1.) 








MARIE STUART. 1025 


mais que c’était seulement « pour le repos de son esprit et pour un 
dernier adieu’. » 

Sir Amyas, fort embarrassé, repartit qu'il ne pouvait répondre 
sur-le-champ 4 une question si grave, sans instructions préalables 
de la reine Elisabeth ; mais, toutefois, il engagea Melvil 4 dire a la 
reine d’Ecosse qu’elle pouvait préparer sa lettre, promettant de 
Yenvoyer dés qu’il en aurait recu |’autorisation. 

Mécontente de ces mortels retards, Marie fit prier Paulet de se 
rendre auprés d’elle, mais il s’excusa sous prétexte qu’il ne faisait 
rien sans le concours de Drury, et que ce dernier était malade. ll 
promit cependant d’aller, dés le lendemain, auprés de sa prison- 
niére, sila santé de Drury pouvait le permettre’. 

Le 46, dans l’aprés-diner*, sur de nouvelles instances de la reine, 
ils vinrent l’un et l’autre dans sa chambre, et Marie, afin de hater 
l’envoi de sa lettre, en prévenant dans leur esprit tout soupgon 
qu’elle put contenir quelque poison subtil, leur déclara spontané- 
ment « et d’elle-méme qu'elle en prendrait lessai*, » c’est-a-dire 
qu’elle l’appliquerait toute ouverte sur son visage et en leur pré- 
sence. Laissons 4 Bourgoing, témoin oculaire, le soin de nous ra- 
conter cette étrange scéne de mceurs de la Renaissance, que vient 
confirmer la récente publication de la Correspondance de Paulet. 
« Et comme ils étaient en ce discours, le sicur Amyas dit aussi qu'il 
désirait lire la lettre de Sa Majesté et la manier avant qu'elle fut ca- 
chetée, parce qu’on peut mettre quelquefois quelque chose dedans, 
de quoi il voulait étre assuré pour son devoir envers sa mai- 
tresse *. » 


1 Journal inédit de Bourgoing. Paulet, dans sa lettre 4 Davison, en date du 
21 décembre 1586 (The Letier-Books, etc., p. 331), dit que Marie employa iden- 
tiquement les mémes expressions en lui faisant cette demande. 

2 Ibidem. 

3 Paulet, dans sa lettre 4 Davison, du 21 décembre, dit que sa visite 4 Marie 
eut lieu le 17. 

4 Journal inédst de Bourgoing. 

8 Voici comment Paulet, de son cdté, raconte cet épisode du plus haut inté- 
rét: « Bien que cette reine ait prétendu, avec quelque apparence de constance, 
ne pas craindre de mourir, et ne pas désirer vivre, cependant, ayant été aver- 
tie, dans ma derniére conférence avec elle, que son prétre devait sous peu la 
visiter, elle ne pouvait en déduire autre chose que lapproche de sa fin tra- 
gique. Il semble, par ce qui va suivre, qu’elle n’est pas si préte 4 mourir et 
qu'elle ne suppose pas son affaire aussi désespérée, mais qu’elle espére trouver 
quelque biais pour prolonger ses jours. 

« Sur cette opinion, si je ne me suis pas abusé, elle me fit prier de venir Ja 
voir, ce que je fis, en compagnie de sir Drue Drury, le 17 courant; elle me 
déclara qu'elle avait désiré écrire 4 Sa Majesté; mais que, depuis sa condanma- 
tion, elle se préparait & un autre monde. Cependant, qu’elle consentait, non 


£026 MARIE STUART. 


Dés que Paulet fut admis en présence de la reme pour assister 4 
l’opération requise et recevoir la lettre : « Je vous remercie, toi 
dit-elle avec un amer sourire, de la bonne opjnion que vous avez 
de moi, de soupconner a tort que je veuille mettre dans cette lettre 
quelque chose qui puisse nuire 4. votre reine. Ne vous avais-je pas 
fait offrir par Metvil et M. Drury de faire l’essai, et dés lors pour- 
quoi insister? » 

Pendant que sir Amyss cherchait 4 s'cxcuser de son mrenx, Ia 
reine prit la lettre destinée 4 Elisabeth; « elle la lui montra toat 
ouverte, dit Bourgoing, et en prit Vessai, la frottant contre son v- 
sage; puis elle la ferma avec de la soie blanche et cacheta aveccire 
d’Espagne'. » 


par désir de la vie, mais pour décharger sa conscience, et pour son dernier 
adieu (ce furent ses propres paroles) (fidélement reproduites aussi dans ke 
Journal de Bourgoing), 4 envoyer un Mémoire des choses qui pouvaient la con- 
cerner aprés son départ de ce monde. Et pour éleigner de Sa Majesté teal 
soupcon a ja réception d'un papier qui viendrait d’elle, elle dif qu'etle en ferad 
essai elle-méme, et me le remettrait de ses propres mains. — Je lui demandai 
si elle ne voudrait pas le sceller et le cacheter en ma présence, ce a quoi elle 
consentit, me faisant promettre qu’il serait fidélement délivré. Ceci accorde, 
elle désira que je hy fisse la promesse d’obtenir un certificat d'en haut attes- 
tant que sa lettre aurait été recue. Sir Drue Drury lui dit qu'il était en notre 
pouvoir d’envoyer, mais au dela de notre pouvoir el au-dessus de nous de 
promettre un certificat de réception. Elle dit qu’elle espérait qu’on Je ferast 
par respect pour elle, aprés sa mort, comme descendante de Henri Vil, et 
conformément & la religion qu'elle avait toujours professée et qu’elte entendait 
garder tous les jours de sa vie; elle nous di enfin que lorsque son Mémowe 
serait prét, elle nous ferait demander. Nous pensions que ce serait peur le lea- 
demain (18 décembre); mais elle ne nous envoya chercher qu'hier (20 dé 
cembre), en attribuant le retard 4 sa main malade, qui ne lui permettait pas 
d’écrire rapidement. — Elle prit en mauvaise part que je lui demandasse de 
fermer ia lettre et de ta cacheter en ma présence, ce qui confirme mon opi- 
nion sur elle. Je tai dis qu'elle-méme ayant offert, — sans que je m’y atten- 
disse, — de faire l'essai de l’intérieur de la lettre, je n’ignorais pas que k 
danger pouvait étre aussi grand en dedans qu’au dehors de Ia lettre, et que je 
ne pouvais étre blamé pour entrer en de tels soupcons, car si elle n’en avait 
pas parlé, sir Drury et moi n’y aurions pas songé. « Je Pai fait, dit-elle, parce 
« que, au temps passé, j’avais Ihabitude d’envoyer quelques souvenirs &@ Sa 
« Mayest¢. Une fois, je lui envoyai certains vétements (ainsi disait-elle), et quel 
« qu'un, qui était présent, conseilla 4 Sa Majesté de les faire essayer avant de 
«les porter; ce qui, ajouta-t-elle, avait été observé depuis, et qu'on avait 
« ordonné 4 Nan, la derniére fois qu'il avait été] A la cour, d'essayer un cou- 
« vre-pieds fourré qu'elle envoyait. » Je rpondis qu’a cette heure, Sa Majesté 
était bien loin de tels soupcgons, et désirait qu'il n’y eit pas eu de juste cause 
pour amener les choses ou elles en étaient. » (The Letter-Books of Amias Pou- 
fet, etc.; Pauiet 2 Davison, 21 décembre 1586, pp. 381, 552.) Comme on ie voit. 
le récit par Paulet d'un épisode inconnu jusqu’s ces derniers temps, coincide de 
point en point avec la narration de Bourgoing. 
‘ « Sur quoi, ils se prirent um peu de propos, Sa Majesté trouvant étrange 








MARIE STUART. 4097 


« Aprés ce discours, dit de son cété Paulet, dont le récit est de 
tous points conforme a celui de Bourgoing sur cet étrange épisode, 
elle prit sa lettre, et, malgré sa prétendue main infirme, elle la 
plia, la scella, mit ]’adresse sans aide de personne et sans appa- 
rence de souffrance. Elle nous avait fait croire que ce ne serait 
qu'un mémoire; mais, d’aprés la vue de ce papier, ce mémoire est 
devenu une lettre. Sir Drue Drury et moi pouvons voir clairement 
que cette dame garde un esprit de vengeance contre Sa Majesté, sa 
noblesse et tous ses fidéles sujets'. » 

Aprés avoir commencé sa lettre en protestant qu’elle n’avait ja- 
mais eu la pensée d’attenter 4 la vie d’Elisaheth, Marie poursui- 
vait : « Je me résolus dés lors de me fortifier en Jésus-Christ seul, 
lequel, & ceux qui en tribulation Pinvoquent de bon ceeur, ne man- 
que jamais de justice et de consolation... A luien soit la gloire! fl 
ne m’a décue de mon expectation, m’ayant donné le cceur et la 
force, in spe contra spem, d’endurer les injustes calomnies, accu- 
sations et contumations de ceux qui n’ont telle juridiction sur moi, 
avec une constante résolution de souffrir la mort pour le maintien, 
obéissance et autorité de I'Eglise catholique... Or, depuis, m’ayant 
été de votre part signifiée la sentence de votre derniére assemblée 
d’aucuns des Etats, m’admonestant par le lord Buckhurst et Beale 
de me préparer a la fin de mon long et ennuyeux pélerinage, je les 
ai priés de vous remercier de ma part de si agréable nouvelle, et 
vous supplier de me permettre certains points pour la décharge de 
ma conscience, dont, depuis, le sieur Paulet m’a fait entendre que 
vous m’aviez gratifiée, m’ayant ja rendu mon auménier et |’argent 
que l’on m’avait 6té*... Je ne veux accuser personne, ains pardon- 
ner de bon coeur a chacun, comme je désire qu’on me pardonne, et 
Dieu le premier... Donc, Madame, en l’honneur de Jésus (sous le 
nom duquel tous pouvoirs obéissent), je vous requiers de permettre 
que, aprés que mes ennemis auront assouvi leur noir désir de mon 


qu'il lui requft telle chose qu’elle-méme avait offert tant par M. Melvil que le 
sieur Drury. Toutefois, Sa Majesté avait dit, comme de sa bouche méme, a son 
arrivée, qu'elle le remerciait de la bonne opinion qu'il avait d’elle de la soup- 
gonner a tort qu'elle vouldt mettre rien 4 sa lettre qui pit nuire 4 la reine. Et 
de ce s'excusait le sieur Amyas le mieux qu'il pouvait.... » 

— « Le dit jour, samedi, 16° décembre, M. du Préau, son aumédnier (de 
Marie Stuart), arriva environ les dites quatre heures du soir. » (Journal inédit 
de Bourgoing.) 

Comme nous I'avons dit, la lettre que remit la reine 4 Paulet portait la date 
du 19 décembre 1586. (Labanoff, t. VI, p. 475.) Ce fut le 20, qu’elle fut confiée 
4 Paulet. (Journal inédit de Bourgoing et lettre de Paulet.) 

1 Paulet & Davison, 24 décembre; The Letter-Books, etc. 

® Voir les extraits des lettres de Paulet que nous avons donnés ci-dessus. 


1028 MARIE STUART. 


sang innocent, vous permettiez que mes pauvres serviteurs désolés 
puissent tous ensemble emporter mon corps pour étre enseveli en 
terre sainte et avec aucuns de mes prédécesseurs qui sont en 
France, spécialement la feue reine ma mére... J’espére que vous 
ne me refuscrez pas cette derniére requéte que je vous fais, per- 
mettant au moins une sépulture libre au corps dont l’ame aura été 
séparée, puisque, étant unis, ils n’auront jamais su obtenir liberlé 
de vivre en repos, en le vous procurant a vous-méme ; de quoi devant 
Dieu je ne vous donne aucune coulpe; mais Dieu vous veuille faire 
voir la vérilé de tout aprés ma mort. — Et pour ce aussi que je 
crains la secréte tyrannie d’aucuns de ceux au pouvoir desquels 
vous m‘avez abandonnée, je vous prie de ne permettre que, sans 
votre su, l’exécution se fasse de moi, non pour crainte du tour- 
ment, lequel je suis préte 4 souffrir, mais pour les bruits que !'on 
ferait courir de ma mort sans témoins non suspects... C'est pour- 
quoi... Je requiers que mes serviteurs demeureront pour étre spec- 
tateurs et témoins de ma fin en la foi de mon Sauveur et en l’obéis 
sance de son Eglise... Je vous supplie de rechef me permetire d'en- 
voyer un bijou et un dernier adieu & mon fils avec ma dernicre 
bénédiction... Ce dernier point, je le mets 4 votre favorable discré- 
tion et conscience; les autres, je vous en requiers au nom de Jésus- 
Christ et en respect de notre consanguinité... Je voudrais que tous 
mes papiers vous fussent tous été présentés sans déguisement, afin 
que apparut que ce n’est le seul soin de votre sureté qui fait mou- 
voir tous ceux qui sont si prompts 4 me poursuivre. Si vous mac- 
cordez cette mienne derniére requéte, commandez que je voie & 
que vous en écrirez, car autrement on me fera passer par ot l'on 
voudra; et je désire savoir 4 ma derniére requéte votre derniére tr 
ponse. Et pour fin, je prie le Dieu de miséricorde et le juste Juge 
qu'il vous veuille illuminer de son saint Esprit, et qu’il me donne 
la grace de mourir en parfaite charité, comme je me dispose 
faire, pardonnant ma mort 4 tous ceux qui en sont cause ou y ont 
coopéré; et telle sera ma derniére priére jusqu’a la fin... Ne m2- 
cusez de présomption si, abandonnant ce monde, et me préparant 
pour un meilleur, je vous ramentois que un jour vous aurez 4 re 
pondre de votre charge aussi bien que ceux qui y sont envoyés les 
premiers... » . 

Paulet recut cette admirable lettre toute cachetée des mains d 
la reine, et sans l’avoir lue; mais, soupconnant, a l’air de dignité 
et de fierté qui régnait sur son visage, qu’elle ne s’était point abals- 
sée 4 demander grace 4 Elisabeth, il fut pris d’un brusque accés 
de colére. « Il inquiéta Sa Majesté de propos assez violents, dit 
Bourgoing, témoin de toutes ces scénes émouvantes, inconnues 




















MARIE STUART. 1029 


jusqu’a ce jour, |’avertissant de remercier Ja reine et de reconnattre 
les faveurs qu'elle lui avait faites, non-seulement dés son arrivée 
en Angleterre, « mais toujours depuis, et derni¢rement en cette 
derniére affaire. Sur quoi il lui disait qu’elle était beaucoup tenue 
et redevable'. » 

— Si j'ai recu quelques faveurs ou quelques biens de votre mai- 
_tresse, lui répondit la reine avec un triste sourire, je l’en remercic, 
mais je les ignore, ayant été sa prisonniére pendant plus de dix- 


4 Voici comment Paulet, de son cété, rend compte de cette entrevue d'un 
intérét capital, dans la lettre qu'il adressait 4 Davison, le 21 décembre, et qui, 
pour la premiére fois, vient d’étre tout récemment publiée par M. John Morris. 
Le lecteur nous saura gré, sans doute, de mettre les deux versions en regard, 
celle du médecin de Marie et celle de son gedlier. Il pourra mieux en saisir 
ainsi les points communs, les différences et les nuances. De tels rapproche- 
ments démontrent, jusqu’a la derniére évidence, l’authenticité du Journal de 
Bourgoing : 

« Je répondis 4 cette Dame, poursuit Paulet, que Sa Majesté edt deésiré qu'il n’y 
etit pas eu de juste cause pour amener les choses ou elles en étaient. 

— Les choses ow elles en sont, dit-elle (dit Marie), je suis condamnée et 
J ignore combien d’heures j'ai encore 4 vivre. 

— Madame, repris-je, vous vivrez aussi longtemps qu'il plaira 4 Dieu. Mais 
on peut dire en vérité que vous avez été condamnée d’une maniére trés-hono- 
rable et avec faveur. 

— Avec quelle faveur? dit-elle. 

— Je repris que sa cause avait été examinée par un certain nombre de mem- 
bres de la plus ancienne noblesse du royaume, tandis qu'elle aurait pu étre 
jugée par douze hommes, comme le commun des martyrs. 

— Vos seigneurs, dit-elle, doivent étre jugés par leurs pairs. 

— Je lui répondis que les étrangers, quelles que fussent leurs qualites, 
étaient, en matiére criminelle, justiciables des lois du royaume sur le territoire 
des princes. 

— Vous avez vos lois, dit-elle, mais d’autres princes y penseront, quand ils 
verront la cause de tout cela, et mon fils n’est plus un enfant. Il est arrivé 4 
lage d’homme et songera a tout ceci. 

— Sir Drue Drury lui dit que l’ingratitude était une chose odieuse, particu- 
liérement chez les grands personnages, et qu’on ne pouvait nier que la mére et 
le fils n’eussent de grandes obligations 4 Sa Majesté. 

— De quoi me reconnattrais-je? dit-elle, je suis délivrée du monde et nulle- 
ment effrayée de parler. J'ai eu la faveur d’étre gardée prisonniére bien des 
années contre mon gré. 

— Madame, repartis-je, ce fut une grande faveur sans laquelle vous n’eussiez 
pas vécu jusqu’a ce jour. 

— Comment cela? dit-elle. 

— Je répondis que ses propres sujets la poursuivaient et étaient les plus 
forts dans leur pays. ee 

— C'est vrai, dit-elle, parce que Midlmay (je crois qu'elle voulait dire a 
Nicolas Trockmorton) m’a persuadé de renvoyer mes forces et a excité mes 
ennemis 4 briler les chateaux et les maisons de mes amis. 

— Je lui dis encore qu'il y avait de grands personnages, dans cette contrée, 








1050 MARIE STUART. 


huit ans, alors que j’étais venue en ce pays « sous sa promesse; » 
et enfin condamnée par elle 4 mourir. N’est-ce pas 1a le pis qui me 
pouvait advenir? 

— Vous étes obligée envers la reine, lui répliqua Paulet d’un ton 
plein de rudesse, de ce qu'elle vous a préservée contre vos ennemis 
et vous a sauvé la vie. Vous étes venue en ce pays en fuyant dans 
un autre licu, et «c’est Pincommodité de la mer » qui vous a for- 
cée d’entrer en Angleterre. 

— Il n’est personne en ce pays, lui dit la reine, qui tienne ces 
propos que vous, et qui ne sache bien que j’y suis venue volonta- 
rement, dans un simple bateau de pécheur, lequel ne devait pas me 
porter plus loin que je ne voulais. J’entrai en Angleterre malgré 
Vavis des seigneurs qui m’accompagnaient. Il y en a encore de v- 
vants qui s‘efforcérent de me dissuader de venir dans ce pays, @& 
me disant que je me livrais 4 mes ennemis, « ef que jamais je nen 
sortirais qu'ils ne me fissent mourir. » Ils ne consentirent a me 
suivre que lorsque je leur eus donné par écrit une attestation que 
c’était malgré eux, et contre leur volonté, que je venais en Angle- 
terre. Et partant, vous vous montrez bien ignorant de mes affaires, 
en soutenant que j’ai cherché un refuge dans votre pays. La reine 
d’Angleterre a dit et écrit qu’elle emploierait tous ses amis, lorsque 
j’étais 4 Lochleven, pour me délivrer de prison ct m’aider 4 réduire 
mes ennemis. Si elle ne voulait pas tenir sa promesse envers Mol, 


qui avaient supplié Sa Majesté de la leur livrer, mais que Son Altesse avat 
toujours refusé. . 

Sir Drury ajouta que Sa Majesté lui avait sauvé la vie pendant dix-sept ans ¢ 
méme l’honneur. 

— En quoi? dit-elle. ; 

— Hl répondit : « Dans la commission qui siégea & York et qui fat dissoste 
la priére de vos amis, pour sauver votre honneur. 

— Non, dit-elle, la commission fut dissoute parce qu'on ne voulat pas laisset 
mes amis répondre a mes accusateurs. 

— Je lui dis que l’évéque de Ross avait écrit qu'elle avait été dissoute eS 
faveur, et que ce livre existait, et que c’était une des mille faveurs accorde 
par Sa Majesté. 

— C’est une grande faveur, que de m'avoir si longtemps gardée ici, contre 
mon gré! 

— Je dis que c’était pour sa sdreté, que son peuple cherchait sa mort et aval 
demandé qu’elle fat livrée, comme il a été dit auparavant. a 

— Non, dit-elle, alors je parlerai. Il fut ici résolu que je ne sortirais plus 
de l’Angleterre, et le lord trésorier, lorsque je fus réclamée par mes syets, 
écrivit au comte de Moray une lettre qui me fut tivrée et dans laquelle il dis2! 
que le diable était attaché avec une forte chatne, et qu'ils n'avaient pu le garder, 
mais qu'il serait gardé plus sdrement ici.» (The Letter-Books of Amias Poulet, etc 
Paulet 4 Davison, 21 décembre 1586.) 





MARIE STUART. 1034 


qui étais venue auprés d’elle sur cette assurance, elle devait me 
renvoyer, et non me retenir prisonniére. 

— C’était pour votre bien et pour vous sativer de vos ennemis, 
reprit Paulet. Vous en devriez savoir meilleur gré & la reine, d’au- 
tant plus que, lorsque vous étes entrée en son pays, vous tombiez 
sous sa puissance. La reine vous a gardée et ne vous a point fait de 
mal, bien qu’elle pdt soupconner que, prétendante & la couronne 
d’Angleterre, vous fussiez venue pour quelque autre dessein. Elle 
était d’ailleurs certaine que, si elle vous edt renvoyée en Ecosse, 
vos ennemis vous eussent été la vie. 

— Mes sujets avaient pris les armes sur les fronti¢res pour me 
défendre, lui répliqua Maric. 

— Lorsque votre parti était toujours le plus faible dans votre 
pays, s’écria Paulet, Votre Grace a toujours été maintenue en sa 
qualité de reine, et mieux traitée que ne }’ont jamais été tous les 
autres compétiteurs 4 la couronne; et, pour toute reconnaissance, 
yous avez voulu attenter a la vie de la reine. Les choses méme sont 
tellement vérifiées, qu’il n’y a point de doute. De par les lois du 
pays, la reine, ma mattresse, avait le droit de vous faire juger par 
douze hommes’, et cependant elle a trés-honorablement procédé 
votre égard, lorsqu’clle a formé une assemblée composée des grands 
de son royaume, des membres de son conscil et des Etats, pour 
examiner |’affaire. 

— Votre reine, dit Marie 4 Paulet, n’avait aucun droit de me re- 
tenir. M’ayant empéché de faire passer des armes 4 mes amis, les 
Anglais brilérent et saccagérent les biens et les maisons de tous 
ceux qui avaient pris ma défense. Retenue par force, je n’ai jamais 
pu obtenir de bonnes conditions pour ma délivrance. Mon parti n’é- 
tait pas le plus faible lorsque les Anglais ne s’en mélaient pas... 
Un des plus grands et des premiers seigneurs d’Angleterre a écrit 
autrefois 4 Moray : « Vous n’avez pas su garder le diable pendant 
qu’il était entre vos mains, et il vaut mieux que nous le tenions hé 
et enchainé, pour le laisser aller quand nous le trouverons bon, afin 
de nous en servir en temps et lieu. » Ce qui fut connu par des let- 
tres qui furent surprises et montrées 4 l’ambassadeur d’Angleterre 
en Ecosse; ce qui fut déclaré en pleine assemblée, et ces lettres 
furent envoyées 4 votre reine *. 

— Est-ce donc un avantage pour moi, poursuivit-elle d’un ton 
plein d’amertume, d’avoir été, comme héritiére du royaume, tou- 
jours prisonniére? Et quel traitement ai-je regu, sinon d’avoir tou- 


‘ Par un jury composé de douze membres. 
* Journal inédit de Bourgoing. 





4052 MARIE STUART. 


jours été soumise a un gardien, sans le congé duquel je ne pouvais 
faire un pas? Quant a procéder contre moi comme s'il s'agissail 
d’une sujette, 4 me faire juger par douze hommes, comme vous le 
dites, c’est 4 vous une par trop grande arrogance de tenir un td 
langage. Ce n’est que par mes pairs que je puis étre jugée; étre 
jugée par douze hommes s’entend des sujets, et non des rois et des 
princes sur lesquels l’Angleterre n’a aucun droit de faire des lois, 
n’ayant aucune autorité sur eux'. 

De propos en propos, Paulet en vint a faire l’éloge du comte de 
Morton, l’un des régents d’Ecosse, qui avait été l'un des principaux 
assassins de Darnley, et qui s'était toujours montré l'un des plus 
ardents ennemis de la reine d’Ecosse. 

— Il faut que vous n’ayer point d’honneur, s’écria Mane d'un 
ton indigné, de louer un aussi méchant homme que le comte de 
Morton, tenu par tous pour un tyran et un usurpateur, « qut pillai 
et renversait tous les biens de mes pauvres sujets d’ Ecosse, qui le- 
nail prisonnier mon fils et ranconnait tyranniquement un chacua, 
faux et traitre, a la vie débauchée et vicieux, se consumant om 
luxure et adultére public. » A ces mots Melvil, qui était présent 
cette orageuse discussion, confirma les paroles de sa maitresse 
comme ayant personnellement connu le comte de Morton’. 

Marie se plaignit avec une profonde tristesse de la politique dé 
naturée d’Elisabeth, qui n’avait cessé, disait-elle, de s’interposer 
entre elle et son fils, de les tenir 4 jamais séparés l'un de Jautre, 


* Journal inédit de Bourgoing. 

* Journal inédit de Bourgoing. Voici comment Paulet rend compte de celle 
partie de la discussion. Il dit que ce fut Drue Drury qui interpella la reine sur 
ce dernier point et qu'il fut question de Moray et non de Morton; mais il 
commet une erreur volontaire. Plusieurs des choses que dit la reine ne peuven! 
se rapporter a Moray. « Sir Drue Drury répondit que le comte de Moray était 0 
trés-honorable gentilhomme. 

— Elle dit que le comte de Moray était un des pires hommes du monde, wf 
adultére coutumier du fait, un spoliateur et un meurtrier. 

— Sir Drue affirma avoir connu ici six semaines et qu'il se conduisait gr 
vement, avait la réputation d'un noble gentilhomme et que personne jusquid 
n’en avait dit du mal. 

— Qui, ajouta-t-elle, mes rebelles sont d’honnétes gens et ont été soutenus 
par la reine votre maitresse! 

— Je lui dis qu’elle s’oubliait grandement en accusant Sa Majesté d'une telle 
faute, ce qu'elle ne viendrait jamais 4 bout de prouver;... qu'il y avait um 
grande ingratitude de sa part, aprés tant de faveurs regues, — ce qu’elle m 
voulut jamais reconnaltre,; — que Sa Majesté lui avait sauvé la vie, au grand 
mécontentement de ses meilleurs sujets du Parlement, qui demandaient justice 
contre elle, pour crime de rébellion. 

— Elle prétendit qu’elle ne savait pas cela.... 

— Je lui dis qu'elle avait été plus honorablement traitée que ne le furent 











MARIE STUART. 1083 


d’étouffer l’affection de l’enfant pour la mére, de le livrer 4 la mal- 
saine influence du maitre de Gray ; de traiter avec lui seul comme 
roi d’Ecosse, tandis qu’a elle seule. appartenait la souveraineté. 

— Je n'ai permis 4 mon fils, dit-elle, de prendre le titre de roi 
qu’ la condition qu’il suivrait mes conseils dans les affaires impor- 
tantes et qu’il ne fit rien sans moi. Comme il a agi autrement, je le 


jamais d'autres prétendants, dont plusieurs avaient été rigoureusement gardés 
prisonniers, d’autres défigurés ou estropiés, et d'autres assassinés. 

— Je n’étais pas prétendante, me répondit-elle, je ne demandais qu’a étre 
considérée comme la plus proche héritiére du tréne. 

— Non, madame, lui dis-je; vous avez été plus loin en prenant les armes et 
le sceau d’Angleterre, comme si notre reine avait été une usurpatrice. 

-— Elle répondit que son mari et ses parents avaient fait ce qu’ils trouvaient 
bon et qu'elle n'avait rien 4 y voir. 

—- Pourquoi, lui dis-je, ne vouliez-vous pas renoncer 4 vos prétendus droits 
sans étre reconnue comme héritiére présomptive de la couronne. ° 

— Acela elle répondit qu'elle avait fait des offres bien des fois et qu’elles 
n’avaient pas été accepteées. 

— Je lui répondis que, jusqu'ici, il avait toujours été prouvé qu’au moment 
ou elle faisait des traités et des offres d’amitié, quelques complots dangereux 
avaient été découverts. 

— Vous pouvez penser, reprit-elle, que j’ai quelques amis; quoi qu'ils aient 
fait. cela ne me regarde pas. 

— Madame, lui dis-je, cela. vous regardait, et, pour l’amour de vous, je vou- 
drais que vous les en eussiez empéché. Lorsque vous avez été avertie que 
Morgan complotait pour tuer une reine sacrée, vous l’avez considéré comme 
votre serviteur. 

— Elle répondit qu’elle pouvait agir ainsi 4 bon droit puisque la reine d’An- 
gleterre soutenait les Ecossais rebelles. 

— Sir Drue Drury lui répondit que le cas était tout différent. 

« Elle laissa ces discours, continue Paulet (qui, chose étrange! ne lui dit 
pas un mot de Babington, sachant peut-étre 4 quoi s’en tenir sur la fausseté 
de l’accusation), et elle revint & sa condamnation. Elle dit qu'elle avait été 
condamnée avec partialité et que les commissaires savaient, qu'une fois con- 
damnée, son fils ne pourrait plus avoir de droits, et que Ja reine d’Angleterre, 
ne pouvant plus avoir d'enfants, ils mettraient sur le tréne qui bon leur 
semblerait. 

— Je lui dis qu’elle s’oubliait grandement en accusant la noblesse d'’Angle- 
terre de si graves fautes : 1° de l’avoir injustement condamnée; 2° de vouloir 
disposer 4 son gré de la couronne. 

— Elle répondit que cela lui était indifférent, qu’elle remerciait Dieu de ce 
qu'elle mourait sans regretter aucun de ses actes. (J’emploie ses propres 
expressions.) 

— Je la priai de se repentir du tort qu'elle avait fait 4 la reine, ma 
maitresse. 

— Que chacun réponde pour soi, dit-elle, je n’ai rien 4 faire 1a-dedans. 

— Elle me demanda alors si j’avais pensé 4 ses affaires d'argent. 

— Je lui répondis que je ne les avais pas oubliées. » 

(The Letter-Books of Amias Poulet, etc. Paulet & Davison, 21 décernbre '£556, 
pp. 555, 3536.) 


a” 


1054 MARIE STUART. 


désavoue... Les princes étrangers ne l’ont reconnu qu’a cette condi- 
tion ; comme il l’a violée, je ne l’avoue plus pour roi. 

— Le roi d’Ecosse, votre fils, répondit Paulet, a les plus sérieux 
motifs de respecter la reine d’Angleterre et d’étre reconnaissant en- 
vers elle, « car elle lui a toujours été bonne mére. » Ce ne sont pas 
les Anglais qui l’ont ¢loigné de votre amitié, mais c’est lui-méme 
qui n’a pas voulu signer de ligue of vous fussiez comprise. On a 
traité avec lui comme avec le roi d’Ecosse, et il n’y en a point d’au- 
tre avec qui traiter que lui, qui a été reconnu pour tel par tous les 
pays étrangers et en pleins Parlements d’Ecosse et d’ Angleterre. 

Marie ajouta que la nouvelle enquéte que Paulet dirigeait contre 
elle, 4 l’instigation de ses ennemis, n’était de leur part qu’une « in- 
vention pour la facher davantage et pour essayer de tirer quelque 
chose d’elle. » Elle se plaignit de nouveau des machinations de cer- 
tains conseillers d’Elisabeth, répétant « gu’elle dirast cela, jusqu’d 
la mort, de quelques-uns d'entre eux qu'elle nommerait, mais aux- 
quels nonobstant elle pardonnerat de tout son ceur'. » 

— Vous faites mal, s’écria vivement Paulet, il faut mourir en 
charité. Il n’y a personne dans le conseil qui veuille mentir a sa 
conscience pour vous faire tort, « ef vous faztes contre Dieu en rete- 
nant en vous telle opinion. » 

— Je ne sens nullement pour cela ma conscience chargée, lui 
répondit la reine, car Dieu ne défend pas de mourir dans une opi- 
nion dont on est certain, et de dire en mourant ce dont on a par- 
faite connaissance. Il commande seulement de pardonner, comme Je 
le fais, ainsi que je l’ai déja dit. Résolue 4 mourir et me préparant 
4 la mort, je n’ai aucun souci de rachcter ma vie ou de poursuivre 
aucune grace par flatterie. « Je n’en donne ni n’en sollicite, et que 
mes ennemis fassent selon leur volonié. » Ce que je demande a vo- 
tre reine ne touche en rien 4 ma délivrance, mais uniquement 4 
ma religion, aux choses de ma conscience, au réglement de mes af- 
faires, 4 mon testament, 4 mes funérailles et aux intéréts de mes 
serviteurs *. 

Le gedlier nous révéle une partie ignoble de sa mission, jusqu’a 
ce jour inconnue, et qu'il exécuta sans le moindre scrupule, mal- 
gré le puritanisme dont il se piquait. « Ainsi vous voyez, pour 
suit-il, ce qui s’est passé entre cette reine et nous. Pour obéir a vos 
instructions, j’ai fait ce que j'ai pu pour provoquer sa colére, quoi- 
que je sois persuadé que sa méchanceté a de telles racines que Sa 
Majesté cn aurait peu profité, et que cela ne servirait qu’’ augme?- 


4 Allusions a Burghley et 4 Walsingham. 
* Journal inédit de Bourgoing. 





MARIE STUART. £063 


ter ses péchés, qui sont déja assez nombreux, comme Dieu le sait. 
Yous pouvez penser qu’elle a été poussée a dire tout cela, sans quoi 
elle aurait gardé son silence ordinaire ; car tous ses discours ont été 
trés-calme depuis qu’on I’a privée de son dais, etc. '. J’ai oublié de 
vous dire, ajoutait-il dans un post-scriptum, que cette reine, pre- 
nant la lettre des deux mains et tendant les feuillets ouverts, les a 
frottés des deux cétés sur son visage, ce qu’elle fit sans doute par 
dépit de ce que je lui avais dit qu’il pourrait y avoirjautant de dan- 
ger en dedans qu’au dehors*. » 

Le méme jour, 24 décembre 1586, Paulet écrivait confidentielle- 
ment une autre lettre 4 Davison, dans laquelle il le prévenait 
qu’ayant en main la dépéche de Marie a Elisabeth, il prenait sur lui 
d’en retarder |’envoi, de peur que cette derniére ne fit émue et ne 
signat pas le warant d’exécution 4 mort. Ce fut peut-dtre la con- 
naissance de cet acte d'iniquité el de basse cruauté qui laissa sup- 
poser a Walsingham que Paulet serait capable d’un plus grand 
crime et qui plus tard l’encouragea 4 lui en faire la proposition. 
Paulet ne déguise nullement le motif du retard qu’il met a l’envoi 
de la lettre de sa captive. ll espérait que le warant d’cxécution se- 
rait signé avant que Ja cour, suivant la coutume, se rendit 4 Green- 
wich pendant la semaine qui précédait Noél; car, durant ce temps- 
la, nulle sentence de mort ne pouvait étre signée. Il garda donc la 
lettre pour qu’elle n’arrivat qu’aprés la signature du warant, si elle 
devait étre donnée. La lettre de Paulet est trop intéressante et trop 
caractéristique 4 plusieurs points de vue pour ne pas en citer quel- 
ques fragments : « Nous craignons beaucoup de causer un retard 4 
l’exécution de la justice, si longtemps désirée. Ayant récemment 
recu de Sa Majesté un ordre expres d’offrir & cette Dame d’envoyer 
ses lettres, si elle était disposée 4 écrire, quoiqu’elle n’ait pas ac- 
cepté sur-le-champ cette offre, cependant, de crainte que notre re- 
fus d’obéir ne partt offensant 4 Sa Hautesse, nous avons acquiescé & 
son désir en priant Dieu de diriger cette affaire dans l'intérét de la 
gloire et du salut de Sa Majesté, dont nous ne douterions pas si Elle 
consentait 4 saisir cette grande occasion de Adler un sacrifice si 
agréable & Dieu et aux hommes. Tous les bons et fidéles sujets de 
Sa Majesté seront anxieux pour sa vie, mais tout particuliérement 
en ce temps de Noél, qui fournit tant d’occasions & de nombreuses 
et dangereuses réunions. Incapable de faire aucun bien dans notre 
service, nous serions trés-peiné s'il arrivait quelque malheur. 
Ainsi, pour étre franc avec vous comme avec un ami, nous avons 


1 Paulet 4 Davison, 24 décembre 1586; The Letter-Books, etc., p. 357. 
2 bidem. 


4056 MARIE STUART. 


employé tous les moyens possibles pour retarder l’envoi de la 
lettre, afin qu’elle arrivat trop tard 4 la cour pour arréter toute 
décision touchant cette Dame, prise avant Noél. Car nous sommes 
bien persuadé qu’un retard a l’exécution, aprés Noél, pourrait se 
prolonger indéfiniment, soit que Sa Majesté soit trop portée a la 
clémence, soit 4 cause du péril auquel sa personne peut étre expo- 
sée pendant les fétes de Noél, époque d’assemblées secrétes et 
pleines de dangers. » 

Et Paulet, laissant déborder sa haine et son fanatisme, ajoutait 
ce post-scriplum : « Je regrette beaucoup que vos lettres du 14 ne 
soient pas venues 4 temps pour arréter le prétre, qui est arrivé ic} 
le 17 et qui a été aussitdt admis en présence de sa maitresse, sui- 
vant les instructions que j’avais regues a4 cet effet. L’inconvénient 
n’est pas aussi grand au point de vue politique qu’au point de vue 
religieux. Car, eu vérité, ce prétre est d’une téte si faible qu'il ne 
saurait donner un avis ou un conseil digne d’un écolier. Je crai- 
gnais qu'il edt appris quelque mauyaise nouvelle durant son séjour 
chez M. Gresley. Mais, l’ayant interrogé de mon mieux, jc l’ai trouvé 
tout 4 fait ignorant de ce que tout le monde connait ; ce que j'attri- 
bue a ce qu’il ne connait pas notre langue et a l’absence de M. Gres- 
ley, qui est 4 Londres depuis si longtemps, de sorte que ce prétre 
n’a eu d’autre compagnie que son gardien. J’aurais pu croire qu'il 
me cachait ce qu'il savait, mais, ayant visité ses papiers, je nai 
trouvé que deux feuilles, qu'il croyait bien cachées parmi des notes 
philosophiques, et dans lesquelles il avait consigné ce qu'il avait 
entendu dire, ainsi que ses réponses pendant son absence, le tout 
aussi ridicule que possible. J’aurais été content, au poin! de vue 
chrétien, s'il n’avait eu accés auprés de cette reine que la veille de 
son exécution, et lorsque j'ai recu l’ordre de l’envoyer chercher, 
j'ai pris cet ordre pour une assurance que le temps de I’exécution 
était proche '. » 

En lisant la lettre si noble et si pathétique de Marie Stuart, Elisa- 
beth eut des pleurs de commande. « On a recu, écrivait Leicester 4 
Walsingham, une lettre de la reine d’Ecosse qui a arraché des 
larmes, mais j’espére que cela ne changera rien; un retard serait 
trop dangereux*. » Peu de jours avant de recevoir cette lettre, Eli- 
sabeth avait « trouvé mauvais que les lettres originales interceptées 
(sans doute celles de Marie 4 Babington) ne lui eussent pas été en- 


‘ Paulet a Davison, deuxiéme lettre du 21 décembre 1586, publiée depuis peu. 
pour la premiére fois, par M. John Morris, dans son Recueil : The Letter- 
of Amigs Poulet, pp. 339 et suiv. 

2 Leicester 4 Walsingham, dans Ellis, t. Ill. 

















MARIE STUART. 4037 


voyées, ainsi qu'un extrait que Phelipps avait promis‘. » Peut-étre 
avait-elle un doute sur la culpabilité de Marie Stuart; elle voulait 
voir, lire de ses propres yeux, non par esprit de justice, mais par 
curiosité. Ses ministres se gardérent bien de jamais la satisfaire sur 
ce point essentiel. Gomme la soif de se venger et d’en finir domi- 
nait en elle tout autre sentiment, elle laissa sans réponse la lettre 
de Marie. Tout en méditant par quels moyens elle pourrait faire 
peser sur la téte seule de ses ministres la responsabilité du meurtre, 
a leurs instances les plus pressantes, elle opposait un impénétrable 
silence. En méme temps, avec une lenteur calculée, elle interro- 
geait "horizon pour se rendre compte de ce qu’elle pouvait craindre 
de la colére des rois ou espérer de leur inertie. 

Loin d’étre pénétrée de reconnaissance pour Walsingham qui, 
par la découverte du complot, l’avait préservée du plus grand dan- 
ger qu'elle edt peut-étre jamais couru, elle ne lui pardonnait pas de 
l’avoir réduite a signer d’un moment a l'autre un tel ordre d’exécu- 
tion 4 mort. Que n’avait-il pris sur lui de la délivrer de cette hor- 
rible nécessiteé ! 7 

Walsingham venait d’étre ruiné de fond en comble pour s’étre 
imprudemment engagé 4 payer les dettes de l’attorney, sir Philippe 
Sidney, un de ses amis. C’est au service de l’Etat que ces dettes 
avaient été contractées. Ktait-il équitable qu’elles fussent laissées a 
la charge de l’homme qui avait sauvé Elisabeth du poignard et }’An- 
gleterre de l’invasion? Burghley, en se faisant l’avocat de son con- 
frére, avait 4 plaider aussi sa propre cause. ll représenta vivement 
a Elisabeth qu’elle devait la vie 4 la vigilance de Walsingham et que 
« ce serait un grand déshonneur pour elle de soufirir qu'il fat 
ruiné®. » Elle parut l’écouter d’une oreille favorable, mais elle refusa 
de se prononcer sur-le-champ. Sur ces entrefaites, et l’on ne sait 
pour quel motif, Leicester éleva quelques objections contre le pro- 
jel d’indemniser Walsingham, et la reine les trouva tellement d’ac- 
cord avec son avarice et son ingratitude qu’elle ne répondit enfin 
aux sollicitations de son ministre ruiné que par un refus formel*. 
Par une étrange dérision du sort, 4 ce moment méme les biens de 
Babington étaient donnés par droit de proscription a sir Walter Ra- 
leigh * sans que Walsingham eut la moindre part 4 cette sanglante 
proie, qui pourtant lui était due a tant de titres. C’en était trop! 


{ Walsingham & Phelipps, 18 décembre 1586; The Letter-Books of Amias Pou- 
let, etc., p. 545. 
* Walsingham & Leicester, 5 novembre 1586. Wright’s Elisabeth, vol. II. 
3 Davison 4 Walsingham, 10-20 décembre. Manuscrits particuliers cités par 
M. Froude. 
4 Journal de Burghley. Sohn Morris, The Letter-Books of Amias Poulet, p. 341. 
40 Suprexpax 1875. 67 


1838 MARIE STUART. 


L’Ame abreuvée de dégout, il se retira dans sa maison de Barnelms. 
« Je prie humblement Votre Seigneuric, écrivait-il & Burghley de 
cette retraite, de me pardonner si je n’ai pas pris congé d'elle avant 
mon départ. La méchante conduite de Sa Majesté envers moi m’a 
tellement blessé que je ne pouvais me consoler en demeurant ici... 
Pourtant si je voyais que je puisse étre de quelque utilité a I’Eglise, 
au service de Sa Majesté et de l’Etat, j’oublierais mes blessures et 
je resterais. Mais voyant la décadence dans laquelle nous tombons 
et que les hommes les plus haut placés sont peu estimés, je const- 
dére que, dans ce gouvernement, les spectateurs sont plus heureux 
que les acteurs. Je supplie humblement Votre Seigneurie, 4 le 
quelle je dois déja tant, de ne pas insister sur ce sujet. Je puis l'as- 
surer que, quel que soit le prix que Sa Majesté attache a ma per- 
sonne et 4 mes services, je ne voudrais plus passer le temps que 
j'ai déja consacré 4 son service et qui m’a causé tant de peines et de 
déboires, lors méme que je devrais étre créé duc de Lancastre. Ma 
seule consolation est que, quel que soit le traitement que j’aie a su- 
bir des princes de la terre, jamais ne me manquera du moins la 
protection du roi des rois'. » 

Mais cette héroique résolution ne fut que de courte durée : Wal- 
singham vint bientdt reprendre ses fonctions. Le fanatisme du pv- 
ritain avait surmonté les amertumes du serviteur. Il voulait consa- 
crer ce qui lui restait de vie a faire triompher la cause du protes- 
tantismme et hater la mort de la catholique Marie lui paraissail 
le plus sir moyen d’atteindre son but’. 


CHANTELAUZE. 
La suite prochainement. 


* 16 décembre 1586. Froude’s History of England: Reign of Elisabeth, vol. YI. 
~— The Letter-Books of sir Amias Poulet, etc., p. 342. 

* Elisabeth détestait et craignait les puritains, tout en usant de leurs ser- 
vices. Elle laissa plus tard mourir Walsingham dans la plus grande pau- 
vreté, et celui-ci, 4 la différence de Burghley, aprés I’échec qu'il avait subi, 
eut la fierté de ne jamais plus tendre la main 4 sa maitresse. (Jbidem.) 











LA SERBIE 


ET LA CRISE ORIENTALE 


Tous les yeux sont lournés en ce moment vers les provinces da- 
nubiennes vassales de la Turquie. La fermentation y est profonde; 
l’étincelle allumée dans I’Herzegovine peut, d’un jour a l’autre, y 
porter l’incendie. Leurs dispositions, 4 toutes, sont le grand souci 
de la diplomatie. Il en est une pourtant qui, plus que les autres 
tributaires de Constantinople, attire l’attention : c’est la Serbie. 
Cette principauté peut étre appeléc a jouer, dans le conflit actuel, un 
role considérable. Aussi longlemps que le prince Milan parviendra a 
faire observer & ses sujels une neutralité 4 peu prés complete et 
que l’insurrection sera limitée 4 une province de l’empire, le 
gouvernement turc pourra sc bercer de l’espoir de dompter, 
avec le temps, ses sujets chréticns. Que la Serbie, au_contraire, 
vienne 4 se jeter dans la lutte et la situation se trouve mo- 
difiée de fond en comble. La Turquie est alors coupée de ses pro- 
vinces insurgées : les parties de la Bosnic qui sont aujourd'hui 
encore maintenues par les Turcs, échappent a leur action : tout le 
nord-ouest des provinces musulmanes est acquis a l’insurrection; le 
conflit s’étend des frontiéres de l’Albanie 4 celles de la Roumanie: 
les forces des chrétiens sont au moins égales 4 celles que peuvent 
leur opposer les Musulmans; ce n’est plus pour la Turquie une ré- 
volte a réprimer, c’est une guerre a soutenir. 

Il n’est donc point sans utilité d’exposer quelle est la situation 
actuelle de la principauté serbe en face de l’empire ottoman. 

Des causes de mésintelligence qui divisent la Serbie et la Turquie, 
les unes dérivent de l'état général des contrées orientales, du passé 
historique du peuple turc cl du peuple serbe, ct des espérances d’a- 


4040 LA SERBIE 


venir de la Serbie; d’autres ont leur origine dans des faits particu- 
liers et des griefs spéciaux. 

Nous examinerons donc successivement la situation politique de 
la Serbie dans ses rapports généraux avec l’empire ottoman, puis 
les questions, souvent discutées par la diplomatie, de Zwormk et 
des chemins de fer turco-serbes ; enfin, nous essaierons de nous 
rendre compte du réle que la Serbie peut jouer dans la crise qu 
agite en ce moment les contrées orientales. 


I 


La Serbie a tenu, au moyen Age, une grande place dans les révo- 
lutions de l'Europe orientale. Elle a eu ses héros légendaires, ss 
conquérants, elle a fondé et dominé un vaste empire. Au qualor- 
ziéme siécle, elle fut la barriére de l'Europe contre Vinvyasion mu- 
sulmane. La bataille de Kossovo, ot elle succomba, ouyrit aux 
Turcs le centre et le coeur de !’Europe. 

Emigrés au septiéme siécle des rivages de la mer du Nord vers 
les contrées qu’ils peuplent aujourd’hui, les Serbes furent tour a 
tour indépendants, puis soumis aux Bulgares et 4 l’empire grec. 
Au neuviéme siécle, ils avaient été convertis par les deux apétres 
des peuples slaves, Cyrille et Méthode; mais ils se laissérent 
ensuite détacher de VEglise et amener au schisme de Constat- 
tinople. Leur soumission 4 l’empire n’en fut pas plus solide. Au 
onziéme sitcle, ils se soulévent, proclament leur indépendance ¢t 
sont vainqueurs de l’armée impériale dans une grande bataille. Au 
siécle suivant, un de leurs chefs, Etienne, prend le titre de roi et 
fonde la dynastie d’ot devait sortir Douschan, le grand empereur 
des Serbes. Celui-ci régna de 1336 & 4356. Vainqueur des Grecs 
et des Turcs dans de nombreuses batailles, il s’empara de la Bosme, 
de l’Albanie, de I’Epire, de la Thessalie, de la Bulgarie, de la Mact- 
doine. I marchait sur Constantinople, et n’était plus qu’a douzelieues 
de la cité impériale quand une maladie subite I’enleva. La ruine de 
l’empire serbe fut aussi rapide que sa création. Déchirée par desdix 
sensions intérieures, assaillie par les Turcs, la Serbie lutta encore 
jusqu’en 1389 et succomba dans le grand désastre de Kossovo. Pet- 
dant quelques années, elle conserva des rois qui payaient tribut aus 
sultans, puis elle devint une simple province de }’empire ottoman. 
Son réle était fini pour quatre siécles. L’invasion la dépassa, Cou" 
vrit la Hongrie, atteignit l’ Allemagne, vint se briser contre les murs 
de Vienne, et recula. Alors la Serbie se retrouva province fron- 











ET LA CRISE ORIENTALE. 4044 


tiére, limite extréme de l’empire ottoman. Pendant quatre sié- 
cles, elle souffrit toutes les douleurs, toutes les miséres, toutes 
les hontes qu’un vainqueur barbare peut imposer 4 un peuple 
vaincu; mais elle conserva le souvénir de son passé, de sa gloire, 
de sa liberté, et, avec ce souvenir, l’espoir indestructible d’un 
meilleur avenir, d’une résurrection personnelle. Les généra- 
tions passaient sans voir la réalisation du réve qui les avait conso- 
lées, fortifiées et soutenues. L’espoir n’en vivait pas moins au 
coeur de la nation vaincue. Enfin, se leva le jour si longtemps 
attendu. En février 1804, Kara-George appela les Serbes aux armes 
contre les Turcs. 

Nous n’avons point 4 raconter ici les diverses péripéties de la 
lutte qui commengait, les combats de cette guerre héroique, le 
triomphe de Kara-George, puis sa fuite étrange et sa mort, ]’op- 
pression musulmane s’étendant de nouveau sur les Serbes, et, au 
moment ou tout semblait perdu, ot l’indépendance de la Serbie 
paraissait n’avoir été un instant rétablie que pour appeler sur ce 
malheureux pays une invasion nouvelle et de terribles vengeances, 
’apparition d’un homme presque inconnu jusqu’alors, Milosch 
Obrenovitsch, qui, par une série de victoires, fonde la liberté de sa 
patrie et devient le chef de la dynastie qui régne aujourd’hui sur la 
principauté serbe. 

Voila le passé de la Serbie. Elle a conquis son indépendance les 
armes 4 la main, mais elle a da la défendre encore pendant de 
longues années contre les revendications de la Turquie. La situation 
qu’elle a dd accepter lui est rappelée par le paiement d’un tribut 
annuel. En ce moment, elle voit autour d’elle une portion de la race 
4 laquelle appartient sa population soumise aux musulmans, frémir 
sous l’oppression et l’insolence des pachas, et elle cherche a forti- 
fier son indépendance, 4 la rendre plus complete et plus assurée. 
Ainsi, chaque fois qu’une province chrétienne de l’empire se sou- 
léve pour conquérir son indépendance nationale, la Serbie est saisie 
d'une profonde émotion et la Turquie s’efforce, au méme instant, de 
resserrer les liens qui lui rattachent cette province. Elle repousse sur- 
tout avec la derniére énergie toute ingérence du gouvernement serbe 
dans ses démélés avec les populations chrétiennes. Malgré tout, il y 
aura entre les deux Etats, aussi longtemps qu’ils subsisteront l’un 
et l’autre, des antipathies profondes, irrémédiables, qui rendront 
illusoires tous les efforts que l’on tentera pour les réconcilier com- 
plétement. Les difficultés qui les séparent aujourd’hui peuvent ¢tre 
résolues ou écartées : d'autres leur succéderont, issues des mémes 
causes, et seront bientét envenimées par les mémes passions. 








4042 LA SERBIE 


IT 


Une de ces difficultés, une de ccs sources de conflits toujours 
ouvertes et toujours prétes 4 débordcr ct 4 devenir torrents, est ls 
détention par la Turquie d’un misérable village serbe appelé le + 
tit Zwornik. En soi, ce grief n’est rien; mais ce qui lui donne dela 
gravité, c’est qu’il est de vieille date, qu’il remonte au jour ou |: 
Serbie a recouvré son indépendance, et que la Turquie met une 
obstination sénile a l’entretenir. 

Le hatti-chérif par lequel la Turquie reconnut la situation nov- 

‘velle de la Serbie, est daté du 3 aout 1830. Ce document conserva 
4 l’empire le droit de tenir garnison dans les places fortes de ha 
principauté. Les places appartenaient 4 la Serbie ; mais la Turque 
se réservait la faculté d’y entretenir des troupes. En revanche, tous 
les musulmans, autres que ceux qui faisaient partie de ces gam 
sons, devaient quitter le pays. 

Il est aisé de concevoir combien ces deux dispositions du hatt- 
chérif suscitérent aussitét de difficultés. Les musulmans, attaches 
au sol par un long séjour, possédant des maisons et des terres dott 
la vente a des conditions avantageuses leur était presque impossible. 
ne se hatérent pas d’obéir 4 V’article de l’acte de 1a convent | 
qui les concernait. D'’autre part, les Serbes ressentirent bieali 
une vive irritation du séjour, au milieu d’eux, des garnisons oll 
manes des forteresses. La Serbie était libre : elle avait un gouve- 
nement national ; elle avait sa dynastie héréditaire ; elle se regit 
sait par ses lois; elle s’administrait elle-méme, et cependant k 
drapeau turc flottait sur les forteresses du Danube, Chabats, & 
mendria, Feth-Islam, sur celles de Sokol et d’Oujitza, sur la cits 
delic méme de Belgrade. N’était-ce pas une’ menace pour I'avent. 
la preuve que la Turquie n’avait point oublié quatre siécles é 
domination? Aussi, quand les soldats turcs s’aventuraient au deli 
des murs de leurs forteresses, quand les musulmans qui n’avaiedl 
point abandonné le pays sortaient des quartiers ot: ils vivaienl 
agglomérés, des injures s’échangeaient entre eux et les chrétien. 
des rixes se produisaient, de perpétuels conflits entre les popult 
tions d’abord, puis entre les deux gouvernements, compromettaiet! 
4 chaque instant et de la maniére la plus grave Ja paix de !’Ores!. 

Cet état de choses dura longtemps. La Serbie était troublée p*r 
des discordes intérieures, et les Turcs,’grace & ces luttes qui s¢ Pe" 











ET Li CRISE ORIENTALE. 1045 


péluaicnt sous lcurs yeux, refusaient de modifier quoi que ce fat a 
la lettre des traités. Une telle situation ne pouvait cependant se pro- 
longer indéfiniment. Du cdté des chrétiens, l’orgueil national froissé 
jointe 4 une grande inquiétude de l’avenir ; du cdté des musulmans, 
de longues habitudes de domination, d’autant plus arrogantes, 
quand elles se manifestaient, qu’ils étaient le plus souvent obligés de 
se contenir et de refouler leurs sentiments ; et, entre ces deux popu- 
lations ennemies, un voisinage forcé et de continuels contacts : toutes 
ces causes de conflits devaient fatalement aboutir 4 une catastro- 
phe. Le bombardement de Belgrade par la citadelle turque (juin 
4862) causa en Europe une profonde émotion. Une conférence inter- 
nationale se tint a Constantinople; elle imposa & la Porte l’aban- 
don des forteresses intérieurcs de Sokol ct d’Oujitza, mais lui laissa 
celles de Chabatz, de Feth-Islam, de Semendria, celle enfin de Bel- 
grade, la capitale de la principauté. Un article spécial du protocole 
qui fut signé a cette occasion décidait une fois encore que les mu- 
sulmans qui ne faisaient point partie des garnisons des forteresses 
conservées par la Porte évacueraient la Serbie. 

Le mécontentement des Serbes ne fut point, il est facile de le 
concevoir, apaisé par de si faibles concessions. Les méme conflits se 
produisirent, les mémes difficultés diplomatiques se renouvelérent. 
En 1866, la gucrre parut sur le point d’éclater. I] aurait été difficile 
de la limiter 4 une lutte entre l’empire ottoman ct la Serbie. Les 
gouvernements sentirent tout le danger de la situation et firent com- 
prendre 4 la Turquie que le moment était venu d’accomplir un sa- 
crifice nécessaire. Le sultan luttait en ce moment contre l’insurrec- 
tion crétoise : la Gréce frémissait au bruit de cette guerre faite 4 un 
peuple de race hellénique, et paraissait préte 4 s’allier aux insur- 
gés. La Turquie se soumit et, en 1867, évacua les forteresses que 
les traités lui avaient permis de conserver jusqu’alors. 

Nous n’avons point encore parlé du Petit-Zwornik. C’est qu’en 
effet, lc nom de ce village serbe ot sont restés les Turcs ne se trouve 
dans aucun des actes internationaux qui, depuis la reconnaissance 
de la Serbie par le gouvernement turc, ont réglé le sort de cette 
principauté. Aucun traité n’a conservé 4 la Turquie le droit d’en 
occuper le territoire, et elle ne s’y cst maintenue que par un mé- 
lanye de force brutale et de diplomatie de mauvais aloi. La paix 
de Bucharest, la convention d’Akerman, les traités d’Andrinople, 
les hatti-chérif de 1829, 1830, 1833, Voustav de 1838, le traité 
de Paris, la convention du 8 septembre 1862, pas plus qu’aucun 
autre acte politique ou diplomatique, ne lui créent le moindre droit 
4 cet égard. Elle n’occupe ce point du territoire serbe que par unc 


4046 LA SERBIE 


contravention formelle aux dispositions de la plupart des actes que 
nous venons d’énumérer. 

II est inutile de dire que ce n’est pas la ville de Zwornik, en Bos- 
nie, que réclame le gouvernement serbe : cette ville. peuplée au- 

trefois de 15,000 habitants, et entrepét d’un commerce assez cor- 
sidérable, bien déchue, du reste, aujourd'hui, est située sur la 
rive gauche de la Drina, qui sépare la principauté serbe de la Tur- 
quie. Mais en face, sur la rive droite de la riviére, et sur le sol serbe, 
se trouvent Sagara et Mali-Zwornik, que les Turcs occupent encore. 
C’est la possession de ces deux petites localifés et d'un territoire 
restreint qui les entoure que revendique la Serbie. 

Son droit est indiscutable. fl n’est méme pas sérieusement cor- 
testé 4 Constantinople, et quand le Divan est un peu vivement pressé 
sur ce point, il songe bien moins 4 justifier ses prétentions qu’a 
trouver un expédient qui lui permette de retarder la solution de la 
difficulté. Au contraire, la Serbie n’a jamais cessé d’affirmer ses 
droits et de faire entendre 4 Constantinople les réclamations les 
plus vives. Reschid-Pacha, Ali-Pacha promirent successivemenl 
d’accomplir l’acte de stricte justice que le gouvernement serbe 
leur demandait. Ils ne le firent ni l’'un ni l’autre. 

Plusieurs fois, le bruit courut que la Serbie, désespérant de rien 
obtenir par des négociations, avait la pensée de recourir aux armes. 
La Turquie concentrait alors des forces sur la rive de la Drina. 

Lorsque le prince Milan se décida, au mois d’avril de l’année der- 
niére, sur la demande réitérée du sultan, & faire le voyage de Con- 
stantinople, on pensa que la question du Petit-Zwornik était enfin sur 
le point d’étre résolue. Le gouvernement serbe n’avait pas regu de 
promesse formelle a cet égard; mais la conviction générale était que 
le sultan se réservait de faire de son acquiescement 4 la réclamation 
de la Serbie un présent de bienvenue pour le jeune souverait. 
On se trompait. Quand le prince fut 4 Constantinople, M. Marino- 
vitch, le président du conseil des ministres de Serbie, aborda la ques- 
tion dans l’une de ses conférences avec le grand-vizir, et ne parvint 
pas 4 amener une solution. Le prince Milan résolut alors d’entretenir 
de ce sujet le sultan lui-méme : il ne fut pas plus heureux ; Abdul- 
Aziz concut méme une vive irritation de cette démarche franche el 
loyale. Les journaux officieux de Constantinople se répandirent 4 
cet égard en plaintes améres et en récriminations violentes. 

On croirait, certes, 4 suivre dés leur origine et surtout dans ces 
derniéres années, les négociations auxquelles a donné lieu celle 
question de Zwornik, que l'on est en présence de difficultés inextr- 
cables. Que peut-il cependant y avoir de plus clair que ces deur 











ET LA CRISE ORIENTALE. 1045 


textes, extraits, le premier, d’un acte émané de la Porte, et le se- 
cond d'une convention ot elle fut partie contractante, actes dont 
elle ne peut, par conséquent, méconnaitre ni le caractére, ni 
Vautorité : 

Avlicle 14 du hatti-chérif du 3 aodt 1830 : « Excepté pour les 
garni. ‘ns des forteresses, le séjour en Serbie est entiérement inter- 
dit 4 tous les autres musulmans. » 

Article 6 de la convention du 8 septembre 1862 : « La Sublime- 
Porte..... déclare, 4 la Conférence, que son intention est de dé- 
molir, dés 4 présent, parmi les forteresses qui lui appartiennent, 
celles de Sokol et d’Oujitza, qui ne devront jamais étre relevées 
sans le consentement mutuel de la Sublime-Porte et du gouverne- 
ment serbe. Elle regarde le maintien des forteresses de Feth-Islam, 
de Chabatz ct de Semendria comme indispensable au systéme gé- 
néral de défense de la Turquie. » 

D’autres articles de la convention internationale dont il s’agit, 
conservaient, nous l’avons dit, 4 la Turquie, le droit d’occuper la 
citadelle de Belgrade. 

Un autre article du méme document rappelle et renouvelle la 
disposition de l'article 14 du hatti-chérif du 3 aout 1830. 

Ainsi, en 1862, la Turquie reconnaissait, de la maniére la plus 
formelle, que les seuls musulmans qui pussent résider en Serbie 
étaient ceux des garnisons des quatre fortcresses qui viennent 
d’étre énumérées. Ne peut-on pas dire que, dés ce moment, la 
question du Petit-Zwornik était, en droit, résolue. par l’aveu méme 
de la Turquic? | 

Depuis, la Turquie a di abandonner ces quatre derniéres forte 
resses. L’étrange obstination qu'elle met 4 détenir, en dépit des 
traités et des événements, le lambeau de terre sur lequel porte au- 
jourd’hui le débat, en est devenue encore plus incompréhensible. 


III 


La question des chemins de fer est beaucoup plus importante 
que celle du Petit-Zwornik. 

Le territoire de la Turquie sera un jour traversé par une grande 
ligne de chemins de fer qui, aboutissant d’un cété 4 Constantinople 
et 4 Salonique, se reliera, de l’autre, aux voies ferrées de l’em- 
pire austro-hongrois. Une portion de ce chemin est déja con- 
struite. L’Europe orientale sera, de la sorte, mise en communi- 





1046 LA SERBIE 


cation directe avec nos contrées occidentales. Cette ligne, d'une 
importance considérable, aménera en Occident les produits d'une 
partie de Orient et transportera dans les contrées oricntales les 
marchandises de |’Europe. Elle développera, dans les pays qu'elle 
doit traverser, ot les richesses naturelles abondent et se perdent 
faute de moyens de transport et de débouchés, l’agriculture, k 
commerce, !’industrie. Elle y sera le plus actif et le plus énergique 
stimulant pour la civilisation. 

La principauté serbe étant située entre laTurquic et l'empir 
austro-hongrois, on congoit aisément qu'elle a un intérét immens 
4 ce que la voie ferrée dont i] s’agit traverse son territoire. Aussi, 
dés qu’il fut question de cette grande ligne internationale, le gov- 
vernement serbe demanda-t-il que la portion turque du futur che 
min de fer vint aboutir sur sa frontiére, entre Alexinatz et la 
ville de Nisch. La Serbie construirait alors une voie ferrée qui sui- 
vant la vallée de la Morawa, puis le cours du Danube, offrirait moins 
de difficultés, exigerait moins de dépenscs que partout ailleurs, ¢ 
serait 4 portée des parties fertiles et productives de son territoire. 
C'est la, en effet, le chemin naturel entre Constantinople, Salonique 
et Vienne, entre l’Orient et l’Occident. 

La Turquie refusa. Pour que ses chemins de fer ne vinssent pas 
aboutir 4 la frontiére scrbe, elle fit dresser, par ses ingénieurs, le 
projets les plus étranges. Peu lui importait d’allonger démesur- 
ment sa voie ferréc, de la conduire, a travers les montagnes et le 
ravins, dans des provinces pauvres et sans avenir, pourvu quill 
contournat la frontiére serbe et alldt se relier aux lignes austr- 
hongroises, sans passer sur le sol de la principauté. Effrayée 4 
l’accroissement d’importance que donnerait a la Serbie la granite 
voie internationale projetéc, inquiéte du dévcloppement probable 
de son commerce et de sa richesse, des rapports plus faciles et plu: 
nombreux qui ne manqueraient pas de s’établir entre l'Europe ¢ 
la principauté, elle s’cfforga, par tous les moyens, de trouver Ww 
autre débouché vers l'Autriche, et de le faire accepter par I'Ev 
rope. On invoquait, a l’étranger, pour s’excuser d’agir ainsi, & 
graves raisons diplomatiques et militaires. A Constantinople, on * 
génait moins pour laisser soupconner le vrai motif de la conduit 
du Divan. La Serbie, disait-on, comprendrait enfin la faule cot 
mise par elle quand elle s’était séparée de l’empire. Isolée, affable 
par sa pauvreté et par l’impossibilité d’améliorer sa_ situation 
elle en viendrait 4 regretter cette indépendance qui, jusqu’alors, 
Vavait rendue si fiére, et A donner, par la situation méme qui !u! 
serait faite, un salutaire exemple et une lecon profitable aux peu 
ples chrétiens de l’empire. 





ET LA CRISE ORIENTALE. 4047 


Nous n’avons pas I'intention de suivre toutes les péripéties de la 
longue lutte diplomatique soutenue, a cette occasion, par les envoyés . 
serbes 4 Constantinople. Ce serait loutefois une curicuse histoire 
& écrire, mals qui nous entrainerait bicn au dela des limites natu- 
relles de cette étude. 

A plusieurs reprises, des bruits de guerre entre la principauté 
et l'empire circulérent en Europe. Ces rumeurs n’eurent jamais 
rien de fondé. Les relations furent parfois excessivement tendues, 
mais la Serbie comprit toujours qu’il s’agissait d’une question paci- 
fique par sa nature méme et qui ne pouvait étre dénouée que par les 
voies diplomatiques. 

Le gouvernement de la principauté, en réclamant, avec une 
fermeté qui ne se démentit pas, ce qu’il considérait, avec raison, 
comme une nécessité pour la Serbie, demeura toujours, et 4 toutes 
les phases de ces longues et difficiles négociations, sur un terrain 
exclusivement pacifique. 

La persévérance du gouvernement serbe parut, 4 plusieurs re- 
prises, avoir triomphé de tous les obstacles. Le grand-vizir Midhat- 
Pacha, homme intelligent, connaissant l’Europe, ct fort au courant 
‘des questions politiques et économiques qui étaient en jeu dans le 
débat, promit d’accéder aux voeux de la Scrbie. Mais, en Turquic, 
comme en bien d’autres pays, les ministres ne peuvent guére 
compter sur Je Iendemain : la faveur du souverain est plus ‘chan- 
geante encore que celle des assemblées. Midhat fut destitué. Son 
successeur déclara, sur l’ordre exprés du sultan, dit-on, qu’une 
promesse verbale était loin d’avoir l’efficacité d’un engagement 
écrit, et que, par conséquent, la Turquie restait absolument libre 
de ses actions. 

Plus tard, le Divan revint 4 des idées d’arrangement. Méhémet- 
Ruschdi-Pacha se montra, 4 son tour, disposé a accepter les pro- 
positions de la Serbie, et envoya un projet en ce sens au conseil 
d’Etat. Mais Méhémet-Ruschdi fut subitement destitué, en février 
1874, et remplacé par le séraskier Hussein-Avni-Pacha. Celui-ci 
était trés-opposé 4 toute concession. Aussitét, le conseil d’Etat re- 
jeta le projet qui lui avait été soumis et en formula un autre. Les 
chemins de fer de Roumélie devaient contourner le territoire serbe, 
se prolonger 4 travers la Bosnie et passer directement de cette pro- 
vince en Autriche. Quant a la Serbie, on lui offrait le raccordement 
de cette ligne avec les voies ferrées qu’elle pourrait construire, a 
Visengrad, en Bosnie. 

Tout était remis en question par ce revirement de la Turquie. On 
proposait au gouvernement serbe une solution dérisoire, qui ne dif- 


1048 LA SERBIE 


férait en rien, au point de vue de la principauté, des projets inac- 
ceptables qui lui avaient déja été soumis. 

La ligne de transit international ne traversait plus, en effet, 
le territoire serbe. La Serbie perdait ainsi tous les avantages que 
lui assure sa position sur le chemin naturel de l’Occident vers les 
contrées orientales. La grande ligne dont nous avons parlé peut 
seule étre vraiment utile & la principauté. Elle lui assurera une 
part des prix de transport que paieront les voyageurs et les mar- 
chandises qui passeront d’Europe en Asie, et dAsie en Europe. 
Elle lui permettra d’écouler ses produits vers les provinces turques. 
Enfin, elle la mettra en relations suivies, constantes, avec I'Occi- 
dent, ou elle trouvera le complément de culture mateérielle et in- 
tellectuclle qui lui est nécessaire. Pour utiliser les richesses natu- 
relles de ses campagnes, de ses foréts, de ses mines, elle a besoin 
d’ingénieurs et d’ouvriers qui puissent diriger ses exploitations, 
lui apprendre les nouvelles méthodes de travail, Vinitier aux pro- 
grés immenses que notre siécle a réalisés sous ce rapport. Il lu 
faut aussi perfectionner son administration, améliorer l’exercice 
de la justice, multiplier ses écoles et en élever le niveau, adapter 
enfin & son organisation bien des ressorts empruntés 4 la civili- 
_ sation occidentale. Pour cela encore, elle a besoin de communica 
tions fréquentes, faciles, continuelles, avec !’Occident. Privée du 
passage de la voie ferrée qui unira |’Europe & l’Asie, la Serbie ree 
terait isolée et perdue dans ses montagnes. Elle serait exclue, parla 
volonté des Turcs, de tous les avantages naturels de la situation que 
lui a créée la Providence. 

Le gouvernement du prince Milan ne s’y trompa point. Son 
agent 4 Constantinople, M. Cristitch, diplomate habile, dont le pz- 
triotisme et les éminentes qualités furent, pendant ces négocia- 
tions, 4 la hauteur de sa mission, recut l’ordre de refuser absolu- 
ment l’adhésion de la Serbie a ce projet. 

Mais, tout 4 coup, un nouveau revirement se produisita Constan- 
tinople, et, cette fois, favorable 4 la principauté. 

Deux motifs avaient amené le Divan a ces dispositions conci- 
liantes. 

D’abord, les prétentions de la Serbie étaient justifiées par toutes 
les raisons qui décident ordinairement du tracé d’une voie ferrée, 
et, avant tout, par ce motif déterminant : la diminution des dis- 
tances. La Turquie n’était donc pas seule intéressée a la fixation du 
tracé que suivraient ses chemins de fer. Tous les Etats dont 1a ligne 
internationale devait traverser le territoire tenaient naturellement 
4 ce que leurs marchandises fussent transportées dans le moins de 


ET LA CRISE ORIENTALE. 1049 


temps et avec le moins de frais possibles, c’est-a-dire 4 ce que cette 
ligne suivit le chemin le plus court et le plus direct. 

Au premicr rang de ces Etats se trouvait l’empire austro-hon- 
grois, aux provinces orientales duquel la voie internationale doit 
étre de la plus grande utilité. Aussi le cabinet de Vienne ayait-il 
fait entendre 4 Constantinople des remontrances énergiques. 

_Mais le Divan s’inspirait surtout, 4 ce moment, de considérations 
d'un autre ordre. Depuis l’avénement du prince de Serbie, on dé- 
sirait avec ardeur a Constantinople qu’il fit une visite au sultan. 
Sans refuser formellement, les conseillers du prince avaient jus- 
qu’alors ajourné la réalisation de ce voyage. Le Divan pensa que 
s il cédait, ou paraissait simplement céder sur la question des che- 
mins de fer, il obtiendrait plus ais¢ément satisfaction au sujet de la 
démarche qu'il désirait voir accomplir au jeune prince. Ce fut 1a le 
motif qui détermina le grand-vizir 4 faire une concession appa- 
rente aux réclamations de la Serbie. 

Le 6 avril 1874, la principauté célébrait le cinquante-neuviéme 
anniversaire du rétablissement de son indépendance. Au milieu 
des fétes nationales auxquelles ce jour était consacré, il fut annoncé 
par le gouvernement serbe a la population de Belgrade que la ques- 
tion des chemins de fer était résolue : la Turquie consentait 4 di- 
riger ses voles ferrées, par Salonique, Keuprulu, Pristina et Nisch, 
vers la frontiére de Serbie et la ville d’Alexinatz. 

Le prince Milan fit le voyage de Constantinople. 

Depuis qu'il est revenu & Belgrade, il a été impossible au cabinet 
serbe d’obtenir de la Turquie le plus petit commencement d’exécu- 
tion de ses promesses. Le Divan était-il de bonne foi au moment ou 
il s’engagea en face de Europe 4 consentir aux demandes de la 
Serbie, et n’est-ce que plus tard qu’il a trouvé utile a ses intéréts 
de manquer 4 sa parole? A-t-il, dés le commencement, joué une 
misérable comédie? C'est ce qu'il est impossible de préciser. 

Ce qu’il y a d’absolument certain, c’est que depuis le voyage du 
prince Milan 4 Constantinople, depuis que la Turquie a obtenu la 
démarche qu'elle désirait, elle s’est refusée a réaliser ses promesses. 


IV 


Telles sont les causes principales de dissentiment et de mésin- 
telligence qui existent entre la Turquie et la Serbie. Les deux peu- 
ples sont séparés, non pas seulement par quelques-unes de ces dif- 
ficultés secondaires que le temps qui s écoule peut cmporter, mais 


1050 LA SERBIE 


aussi, et plus encore, par l'un de ces griefs nationaux que la volonté 
humaine ni le laps des années ne peuvent supprimer ni résoudre. 

Mais lorsqu’on préte au gouvernement du prince Milan la pensée 
de précipiter par tous les moyens la ruine de la Turquie, ou, en 
d’autres termes, le désir de se jeter dans les aventures, on confond 
le programme d’un parti avec les desseins des hommes d’Etat serbes. 

Les événements qui s’accomplissent aujourd’hui en Orient pev- 
vent amener la Serbie — il serait inutile de le dissimuler — 4 
départir de la neutralité et la contraindre a se méler a Ia lutte enga- 
gée. Le sort des populations de I’'Herzégovine et de la Bosnie, chre- 
liennes comme elle, slaves comme elle, et de plus effroyablement 
opprimées par les Turcs, ne saurait lui étre indifférent; mais le 
gouvernement du prince Milan n’a contribué en rien a l’insurrec- 
tion. 

ll est bien certain que le prince de Serbie et ses ministres ne 
gardent pas sur l'avenir de la Turquie plus d’illusions que l'on 
n’en conserve dans toutes les capitales de l'Europe. Leur conviction, 
celle de tous les gouvernements et de tous les peuples orientaus, 
c'est qu'un jour, la domination ottomane disparaitra de \’Europe, 
et que les Turcs seront remplacés par les races chrétiennes qui 
peuplent le territoire musulman. Mais le moment de cette grande 
transformation ne leur paraissait point arrivé, quand a éclaté !'in- 
surrection de l'Herzégovine. 

Si la Serbie en vient 4 prendre les armes, c’est qu’elle y sera 
contrainte par l’honneur, par la pitié, par impossibilité de laisser 
égorger des populations de sa race et de son sang, par la nécessilé 
peut-étre méme de défendre sa sécurité compromise ou son indé 
pendance menacée. 

Le gouvernement serbe n’avait ni complaisance pour la Turquie, 
ni indilférence pour le sort des chrétiens opprimés. II ne s’endor- 
mait pas dans la contemplation des résultats acquis et n’oubliall 
pas ce qui lui restait encore 4 accomplir. Mais la lutte qui met 
aux prises depuis le commencement de ce siécle les populations 
_ chrétiennes et le peuple conquérant, par lequel elles ont élé 5! 
longtemps domincées, ne s’arréte pas, méme alors que !’Orient nest 
point troublé par le bruit des armes. A certaines époques, cette 
lutte est pacifiqgue; en d’autres temps, elle entraine les peuples sur 
les champs de bataille. Quand l’épée est rentrée au fourreau, la 
lutte est continuée par les églises et par les écoles, ou les chrétiens 
de Turquie apprennent histoire des races auxquelles ils appar 
tiennent, leur indépendance primitive, leur asservissement, Icur ré- 
surrection au soufile des plus généreuses idées de notre temps; pat 
les églises o4 scfsont conservés les souvenirs et les espérances de 





ET LA CRISE ORIENTALE. 1054 


leur vic nationale, méme au temps ou ccs souvenirs et ces espéran- 
ces étaient partout proscrits ; par les écoles ow ils trdvaillent 4 se 
rapprocher des peuples occidentaux, en ouvrant leur intelligence a la 
conception de tout ce qui constitue la civilisation moderne. Cette 
lutte se poursuit encore dans les assemblées libres de Belgrade, de 
Bucharest, de Cettigne et d’Athénes, ot peuvent se commettre par- 
fois bien des erreurs et bien des fautes, ot les passions humaines se 
montrent peut-étre moins voilées et plus violentes que dans nos 
parlements occidentaux, mais ot se discutent au moins les intéréts 
des peuples, tandis que du fond de son sérail le sultan dirige, 
sans qu'une voix ose jamais s’élever contre sa volonté ou contre 
son caprice, les destinées des nations qui lui obéissent. Cette lutte, 
rien ne saurait V’arréter. Les princes chrétiens de )Orient y se- 
raient impuissants. Les peuples la continucraient malgré eux, en- 
trainés en avant par une force dont ils ne connaissent peut-¢tre 
pas toutes les origines et qui les domine & la fois par l’ardeur de 
leurs croyances religieuses, par les souvenirs de leur histoire, par 
leur caractére et leur nature, par leurs intéréts matéricls et mo- 
raux, enfin, par le spectacle de la situation agitéc de l'Europe, ot 
se sont accomplis tant d’événements plus impossibles mille fois a 
prévoir que ceux qu'ils appellent ou espérent. 

Il semblait utile au goovernement serbe que le mouvement qui 
transforme l'Orient, gardat encore pendant un certain temps, son 
caractére pacifique. L’avenir des peuples orientaux lui paraissait 
mieux garanti de la sorte que par un soulévement, immédiat. 

Un des motifs qui inspiraient cette politique prudente a la prin- 
cipauté serbe était la crainte de voir la Russie prendre dans les af- 
faires orientales un rdle prépondérant. Les gouvernements de la Ser- 
bie, de la Roumanie, de la Gréce, du Monténégro méme, sont, en ef- 
fet, beaucoup moins inféodés a la politique russe qu'on ne le croit 
dans l'Europe occidentale. Ils le sont aujourd’hui moins que jamais, 
depuis que l’Autriche se montre sympathique a leur développe- 
ment et 4 leurs espérances. Ils s’appuient parfois sur les Russes : 
c’est une nécessité de leur situation. Mais ils redoutent les desseins 
du cabinet de Saint-Pétersbourg. Ils ne croient pas que la Russie ait 
renoncé a ses projets sur Constantinople. Les événements ont pu lui 
imposer, 4 cet égard, une plus grande réserve que par le passe. 
Elle s’est donnée aussi 4 la grande et noble entreprise de la con- 
quéte et de la civilisation du Turkestan. Mais elle a toujours les 
yeux fixés sur le Bosphore. Représentée auprés du sultan, par l'un 
des plus habiles ct des plus actifs de ses diplomatcs, le général 
Ignatieff, clle est mélée & toutes les luttes d’influences qui se 
croisent autour du sérail. Aujourd’hui, elle a besoin de la paix, ct 








1052 SERBIE 


ne cherche pas 4 précipiter la solution de la question d’Orient. 
Mais si cette question vient a étre posée par un déchirement inté- 
térieur de l’empire ottoman, ne sera-t-elle pas amenée 4 interve- 
nir? Et alors qui l’arrétera? Ou se limitera son intervention! 
Quelles en seront les conséquences? Il y a 1a pour les peuples 
slaves de la Turquie de redoutables questions. C’est la principale 
cause de la résistance opposée par les gouvernements chrétiens 
de l’Orient, 4 la politique aventureuse des partis d’action. 

Depuis sa majorité, le prince Milan s’efforce de maintenir k: 
Serbie dans la voie de la prudence et de la modération. Aussi 
dévoué 4 son pays et 4 la race serbe que les patriotes les plus 
ardents, il posséde ce qui manque 4 beaucoup d’entre cux, la con- 
naissance approfondie de l'état de l'Europe et de la politique des 
grandes puissances. Il a de plus la responsabilité ¢: pouvoir. 
aurait persévéré dans cette conduite utile 4 tous les intéréts de la 
Serbie, si la politique détestable de la Turquie n’aviit forcé \'Her- 
zégovine 4 l'insurrection par des procédés de gouvernement, re- 
nouvelés du lendemain de la conquéte. 

La Skoupchtina serbe, élue le 5 novembre.41874, fut choisie sous 
limpression de colére qu’excitait dans la principauté le refus du 
Divan, de résoudre conformément aux intéréts de la Serbie, la 
question de Zwornik et celle des chemins de fer. D’autre , part, un 
fait grave qui menaca de rompre la paix de l'Orient venait de se 
produire, le massacre par les Turcs de Podgoritza des Monténégrins 
venus sans armes au marché de cette ville. Aux premiéres nov- 
velles de cet attentat, la Serbie tout entiére tressaillit. L’émotion 
s'accrut encore, quand on vit la diplomatie turque entraver par 
tous les moyens la répression du crime et le chatiment des assassins. 

Une adresse passionnée que présenta le parti d'action edt crée 
au gouvernement, si elle avait été votée, la situation la plus diff- 
cile vis-a-vis de la Turquie et des puissances européennes. Une dis- 
cussion trés-vive s’‘engagea entre les défenseurs de la politique mr 
nistérielle et les rédacteurs de cet ardent manifeste. Le ministére 
l’emporta, mais 4 une si faible majorité — 64 voix contre 58 — que 
M. Marinowitch, chef du cabinet conservateur, crut devoir se dé 
mettre de ses fonctions. 

Le prince confia 4 M. Zumitch le soin de former un ministére; 
le nouveau cabinet parvint a faire voter une adresse qui ne touchait 
point aux questions bralantes, ct faisait, au contraire, acte d’adhé 
sion ala politique extérieure du gouvernement. Puis, la Skoupchtina 
s’ajourna pour ne reprendre ses ‘séances que dans le cours du mois 
de janvier 1875. 

Le journal officieux du gouvernement, le Vidou-Dan, exprimait 





ET LA CRISE ORIENTALE. 4053 


et défendait ainsi, 4 cette époque, la politique du ministére : « La 
Serbie n'est pas en situation de provoquer clle-méme des événe- 
ments favorables 4 son développement. Elle doit attendre que ces 
événements résultent de l'état général des choses en Europe. Jus- 
que-la; un ministre des affaires étrangéres n’a rien & faire que de 
créer au pays de bonnes relations avec ses voisins et avec les grandes 
puissances..» 

La Skoupchtina reprit, au mois de janvier, le cours de ses séan- 
ces. Presque aussitét, se produisit une crise ministérielle, et le ca- 
binet donna sa démission. : 

M. Danilo Stéphanowitch fut chargé de composer un ministeére. Il 
s’adressa: 4a des hommes dont les idées ne différaient pas d'une ma- 
niére sensible de celles des précédents mimistres, et dans la dépé- 
che qui annongait la formation du cabmet, il résuma son pro- 
gramme en ces mots: « Progrés modéré, polilique de paix loyale. » 

La Skoupchtina fut dissoute. 

Au mois de juillet dernier éclata | insurréction de 'Herzégovine. 

La Porte accuse la Serbie d’avoir fomenté le mouvement. Elle 
avait de méme auparavant accusé |’Autriche. Non, ce n’est pas au 
dehors qu’il faut chercher l’origine du soulévement; clle est dans 
Vantagonisme naturel de deux races, l'une conquérante et l’autre 
vaincue, et entre lesquelles aucune fusion ne s’est jamais réalisée.: 
Ii faut la cherchcr aussi dans le gouvernement déplorable des pro- 
vinces turques, dans les exactions des pachas et des beys musul- 
mans sur iesquels s’appuient les pachas; dans le systeéme des im- 
pots affermés, qui ruine les populations sans enrichir le trésor. 
Toutes ces causes rendent le pouvoir du sultan odicux 4 ses sujets 
chrétiens. Longtemps une répression impitoyable écrasa toute ten- 
tative de résistance. Mais qu’un jour vienne, oflrant des circonstances 
plus favorables, et qu’un acte de violence particuli¢rement odieux 
éclate, alors les injustices longtemps supportées, les avanies dévo- 
rées en silence, les haines accumulées se réveillent et font éclater 
de formidables coléres. Le sang coule et I'insurrection se répand 
sur le pays tout entier, comme le feu dans unc trainée de poudre. 

C’est la histoire de l’insurrection de l’Herzégovine. Depuis long- 
temps les populations de cctte province réclamaient contre l’arbi- 
traire et les caprices des fonctionnaires musulmans. Leurs suppli- 
eations étaient impitoyablement repoussées. Quelques hommes se 
dévouérent pour faire parvenir a Constantinople !’écho de leurs 
souffrances et de leurs plaintes. Non-seulement ils ne furent 
point écoutés, mais ils furent obligés de quitter le pays et de se 
réfugier a l'étranger. Quand ils se hasardérent 4 revenir, les uns 
furent .livrés aux tribunaux turcs et condamnés 4 mort, d'autres 

40 Serrensar 1875 68 


40.4 LA SERBIE 


furent assassinés sans jugement. En méme temps [oppression 
redoublait, Alors l’insurrection éclata. On sait ot elle en est av- 
jourd’hui. ; 

Les élections serbes du 45 aout 1875 se sont faites sous lim- 
pression de ces événements. Le parti d'action l’a emporté, comme, 
dans de telles circonstances, il était facile de le prévoir. Un nouveau 
cabinet a été se formé sous la présidence de M. Steftcha. 

M. Ristitch, ancien membre de la régence et l'un des hommes les 
plus remarquables de Ja principauté, a dans ses attributions les 
affaires étrangéres. M”. Ristitch appartient 4 la fraction modérée du 
parti d'action. 

Les puissances pésent en ce moment sur la Serbie pour lui impo 
ser la neutralité. Réussiront-elles et le cabinet de Belgrade parvien- 
dra-t-il 4 tenir et 4 garder la Serbie en debors de l’agitation si pro- 
fonde des contrées orientales? Les événements ne seront-ils pas 
plus forts que les volontés humaines? 

Si l'insurrection, malgré les succés qu’elle a remportés jusqu’ 
ce jour, était vaincue avant quelques semaines ; si Jes Turcs ren- 
portaient des avantages décisifs, les conseils de la prudence pre- 
vaudraient peut-étre en Serbie. La diplomatie parviendrait, sens 
doute, 4 contenir le gouvernement serbe, et, par le gouvernement, 
les populations. 

Mais si a lutte se prolonge, il semble presque impossible que les 
peuples slaves de Turqui2, sur les frontiéres desquels elle est enga- 
gée, et qui entendent !es échos de leurs montagnes apporter jusqua 
eux le bruit de la fusillade, comme ils leur ont si souvent porte 
autrefois les plaintes et les gémissements des chrétiens oppnimés, 
ne soient pas entrainés un jour ou l'autre & une guerre .é la {ois 
religicuse et nationale. 

lis n'ont jamais dissimulé leurs espérances , soit en face de ls 
Turquie, soit en face de l'Europe. Ils ont toujours pensé qu’aprs 
qu'un événement imprévu ou le cours naturel des choses aurall 
amené |’effondrement définitif de la Turquie, les populations chré- 
tiennes de l’empire s’uniraient aux Etats déja constitués auxquels 
les rattachent leur origine et leur histoire. A !'Orient mahométan 
d’aujourd’hui, ils ont toujours espéré substituer alors un Orient 
chrétien, des gouvernements libres au pouvoir despotique des sul- 
tans et des pachas, des peuples vivants & la nation morte dont le 
cadavre s'étend des rives du Bosphore 4 celles de !’Adriatique. 

Les gouvernements, les hommes modérés auraient voulu. qu a 
paravant le temps fat laissé aux Etats déja formés.de. se constituer 
plus fortement, de se créer les ressources commerciales, indus 
les et financiéres qui leur manquent encore, de gagner enfin Ja 





ET LA CRISE ORIENTALE. 4065 


confiance de l'Europe. Les événements actuels peuvent devancer 
leurs prévisions et Icurs espérances. 

Sil en était ainsi, ct. si, malgré tout, la question d’Orient se 
trauvait posée devant l'Europe, la diplomatie compterait vainement 
sur les princes pour contenir les peuples. Dans les questions natio- 
nales, les seules divergences qui cxistent entre les gouvernements 
chrétiens de !'Orient et les partis d'action’ portent sur les moyens 
d’attcindre un but hautement avoué et accepté par tous. Quand les 
uns et les autres pourront croire que le moment de la délivrance, 
depuis longtemps pressenti et attendu, est cafin arrivé, que l’em- 
ploi de la force et le recours aux armes sont désormais inévitables, 
V’action de la diplomatic étrangére demeurcra absolument impuis- 
sante. 

En Serbie, alors méme que les puissances parviendraient 4 im- 
poser au prince Milan une conduite en opposition avec le sentiment 
national, rien encore ne serait gagné. Le parti des Karageorgewitch, 
les compititeurs des Obrenowitch, se mettrait a la téte du mouve- 
ment. Ce parti, qui compte aujourd'hui quelques adhérents 4 peine, 
réunirait bientdt tout le peuple serbe, et le prince Milan paierait 
sa soumission forcée de la perte de sa couronne. 

Nous ne faisons une telle supposition que pour indiquer quelle 
serait, dans le cas ou les Turcs ne parviendraient pas 4 soumettre 
promptement I’Herzégovine, la force du sentiment national qui do- 
minerait les Serbes. Le prince Milan est passionnément dévoué a sa 
patrie. La nation serbe a pour lui cet attachement filial et presque 
religieux que les chrétiens d‘Orient ont porté de tout temps a leurs 
souverains. A la veille des complications présentes, il recevait en- 
core, en visitant la principauté, les marques les plus touchantes et les 
plus expressives de l'amour de son peuple; plus récemment encore, 
au milieu méme de la crise uctuelle, revenant de Vienne ou 11 s’était 
rendu 4 la fuis pour conférer avec l’empereur F rangois-Joseph sur 
les affaires d'Orient et pour préparer le mariage qu’il doit contrac- 
ter au mois d’octobre, il était accucilli par les acclamations enthou- 
siastes de la population de Belgrade. Quel que puisse étre l'avenir, 

le prince et le peuple de Serbie ne suivront jamais des voies oppo- 
sces ct ne sépareront pas leur fortune. 

Dans |'hypothése que nous yenons d’indiquer — si la guerre 
éclatait entre la Serbie et la Turquie, — la situation deviendrait, 
il est a peine besoin de le faire remarquer, extrémement grave 
pour l’empire ottoman. N’ayant pu vaincre les Herzégoviniens, mal 
armés et sans organisation, il se trouverait en face de l’armée ré- 
gulicre de la Serbie, que la convocation du premier ban de la ré- 
serve peut porter a prés de 100,000 hommes, et l’appel du se- 


2056 LA CENBIE 


cond ban 4 159,000. D’autre part, l’adhésion de la Serbie au mou- 
vement cntrainerait celle du Monténégro. N’allons pas plus loin 
dans le domaine des hypothéses. Admettons que }’Albanie, la Bul- 
garic, les Grecs de I’cmpire, ne cherchent pas a profiter des en- 
barras de la Turquie; admettons encore que les gouvernements de 
la Roumanice et de la Gréce parviennent 4 soustraire ces deux Etats 
a immense agitation que de tels événements provoqucraient en 
Orient. La participation a la lutte de la Serbie et du Monténésr 
seuls enléverait 4 la Porte les derni¢res chances qu'elle pourrait 
avoir conservées de soumettre Ics provinces insurgées. I suffit, 
pour s’en convaincre, dese rappeler 4 quels efforts déscspérés le 
furcs furent contraints, pendant la guerre de 1862, pour vaincre 
les 25,000 soldats héroiques que leur opposait le Monténégro, 
isolé, abandonné, oublié de l'Europe entiére. 

La Turquic aurait-clle beaucoup 4 espércr d'une intervention ev- 
ropéenne? Les grandes puissanccs voudraient-elles obliger par |: 
force la principauté serbe 4 reprendre l’attitude neutre qu'elle av- 
rait abandonnée? Elles ne le pourraient que par une occupation de 
son territoire. Or l’exécution de cette mesure présenterait des diff- 
cultés tellement sérieuses, que l’on peut douter qu'elle soit Jamas 
adoptée et surtout réalis¢e. Quelle puissance en chargerail-on? 
L’Autriche, évidemment : l’Angleterre, la France, I’Italie, |’Allem:- 
ene, sont hors de cause, par suite de leur éloignement; la Russe 
ne touche pas a la Serbie, et exciterait d’ailleurs de trop vives dé- 
fiances. L’Autriche peut donc seule étre chargée d’une telle mis 
sion. Mais cette mission, !’Autriche, qui l’aurait accomplie sai 
hésilation il y a quelques années, éprouverait aujourd'hui une et 
tréme répugnance a l’accepter. 

On connait le revirement qui s’est opéré depuis un certain temps 
dans sa politique orientale. Elle a compris qu’u jour elle se tro 
verait, sur les bords du Danube, en face, non plus de lempire ol- 
toman, décrépit et condamné, mais des populations slaves, aujour 
d’hui soumises 4 la Turquie, ou ses tributaires, demain _peut-tir 
autonomes et indépendantes. Elle a reconnu que son intérét élall 
de se ménager dés maintenant l’alliance de ces peuples. II le fallatl. 
pour assurer dans l'avenir la sécurité de ses fronti¢res méridiont 
les; il le fallait méme pour la tranquillité’ intérieure de l'empire 
austro-hongrois, o0 l’élément slave est si fortement représenle. 
L’Autriche n’a-t-elle pas encore d’autres projets? Une partie de /2 
presse viennoise admet qu’elle pourrait étre conduite a s’élendr 
vers l’Orient ct la Prusse I’y incite vivement. Mais il faut remarquet 
que jamais, par aucun acte, Ie gouvernement austro-hongrols 14 
répondu a ces conseils annexionnistes. 














ET LA CRISE ORIENTALE. 1039 


Quels que soient les mobiles qui la dirigent, l’Autriche mé- 
nage, aujourd’hui, les peuples slaves ou roumains du. Danube, 
avec autant de soin qu’elle en mettait autrefois 4 veiller 4 l’inté- 
grité de la Turquie. Elle se montre favorable au développement 
de leur autonomie et ne craint pas d’affaiblir, 4 leur égard, les 
droits de suzeraineté de la Porte. Elie a conclu avec la Roumanic, 
et malgré l’opposition du Divan, le fameux traité de commerce qui 
a soulevé de si longues complications diplomatiques. Le prince 
de Serbie a été, plusieurs fois, regu par l’empereur Francois- 
Joseph, avec les mémes honneurs que le souverain d’un Etat tout 
a fait indépendant. Il y a quelques jours encore, l’empercur échan- 
geait avec le prince de Monténégro les télégrammes les plus ami- 
caux. En méme temps, |’Autriche prenait, yelativement 4 )’Herzé- 
govine, |’initiative de propositions que la Porte repoussait comme 
trop favorables aux insurgés. Est-il 4 croire que l’empire. austro- 
hongrois soit disposé 4 perdre tous les fruits de cette politique 
habile, pour tirer les Turcs de la facheuse situation ot ils se sont 
mis, quelle consente a s’aliéner a tout jamais les chrétiens d'Orient, 
par un acte aussi hostile que l’occupation de la Serbie? Ce serait 
revenir 4 une politique condamnée, 4 l’instant méme ou les évé- 
nements.en justifieraient l’abandon. Les hommes d’Ftat de l’Au- © 
triche ne nous ont pas accoutumés 4 de semblables méprises. Ce 
n’est point par un dévouement chevaleresque 4 la cause des chré- 
tiens d‘Orient qu’ils ont délaissé fempire ottoman. S’ils lont fait, 
c’est qu’ils ont reconnu que |’intérét de l’Autriche exigeait ce sa- 
crifice de ses traditions diplomatiques. Or, la situation n’a point 
changé, ou, si elle s’est modifiée, c’est au profit des Etats chrétiens. 

Les conséquences de l’intervention de la Serbie dans le conflit 
engagé en Orient seraient donc d’une gravité extréme. Cet acte 
pourrait devenir le signal de la dissolution de l’empire ottoman 
et celui de l’expulsion des Turcs du sol de l'Europe. 

Les grandes puissances redoutent cette solution de la question 
d’Orient, parce que ce serait unc solution violente, ct qu’elles la re- 
gardent comme une solution prématurée : 

Une solution violente..... ll est 4 craindre, qu’a l’ombre des 
complications armées qu'elle susciterait, des ambilions extérieures 
viennent a se révélcr et a se satisfaire. 

Une solution prématurée..... On peut redouter que les peuples 
chrétiens de l’Orient, successeurs naturels des Turcs, ne se trou- 
vent pas en état, dés maintenant, de recueillir, de garder et de 
défendre l’héritage auquel ils ont droit. 


Nous avons vyoulu exposer d’abord cette solution tt en laisser 


4058 LA SERBIE 


pressentir les dangers, pour éfablir combien il est urgent de pri- 
venir l’immixtion dans la lutte des Slaves libres de la Serbie et du 
Monténégro. 

Les grandes puissances, signataires du traité de Paris, le pev- 
vent encore par une action commune, par une médiation entre |: 
Turquie et les chrétiens soulevés. | 

Elles ne peuvent songer.a. se charger elles-mémes de réduire 
VHerzegovine. Nous démontrions plus haut que, si la Serbie pre- 
nait les armes, ct que les puissances européennes voulussent fare 
occuper le territoire serbe, clles se heurteraient 4 d’inextricabks 
difficultés. Ii en serait de méme si clles avaient la pensée d’inter- 
venir, par la force, en Herzégovine. D’ailleurs, une solution dee 
genre serait essentiellement temporaire et limitée dans ses résultats. 

. Europe ne, peut intervenir que d’une maniére pacifique. 
faut qu’elle améne les chrétiens 4 déposer volontairement le 
armes. Pour cela, il faut que sa médiation — nous employons 
terme 4 dessein — respecte la situation créée par les événcments 
aux deux parties belligérantcs, et leur offre, dans Vintérét du rz 
blissement de la paix, des conditions qui puissent étre acceples 

par l’une et par l’autre. 

' Ona parlé de réformes 4 imposer 4 la Turquie dans |’administr- 
tion des provinces insurgées, de concessions 4 obtenir pour les 
chrétiens, 4 condition qu’ils posent les armes et se soumettent ak 
Porte. Les Herzégoviniens n’accepteraient pas ces proposi' ions, part 
que, si elles offrent 4 la Turquic des avantages faciles & détermmner, 
il n’en est pas de méme & leur égard. Trop souvent, sous la pre 
sion de l'Europe, la Turquie a promis de modifier et de réformer 
ses traditions administratives et gouvernementales. Elle a fait plus: 
elle a d‘crété et proclamé les réformes qu'elle avait promises. Apr 
le hatti-chérif de Gul-Hané est venu le hatti-humaioun dé18956. ( 
deux actes, qui devaient modifier toutes choses dans ]’empire tur. 
établir Pégalité des races qui le peuplent, faire une seule nati 
des Turcs et des chréticns, sont restés lettres mortes. Les Turcs so! 
demeurés la race dominante et oppressive, les chrétiensla race valt 
cue, livrée 4 tous les caprices et 4 tous les mépris. Aucune barrier 
n'a été abaissée, aucune séparation n’a été détruite, aucun abusn! 
été supprimé... Trop souvent.aussi, une province soulevée a re! 
la promesse solennelle de voir ses plaintes entendues, sa mis‘ 
soulagée, et, alors que, sur la foi des engagements jurés par 
Turcs, elle avait désarmé, les choses reprenaient leur cours commt 
par le passé. Les chrétiens sont instruits et préservés aujourd hu 
par une expéricnce chérement acquise. Ils paraissent résolus 4 % 
pas poser les armes si leur pays doit étre rendu aux Tarcs. 














ET LA CRISE ORIENTALE. 1039 


Leur proposera-t-on une sorte d'autonomie restreinte, sous un 
gouverneur chrétien? La Porte, libre de choisir ce gouverneur, 
trouverait aisément un chrétien de nom et de baptéme, renégat de 
coeur, qui lui fit dévoué corps ct Ame, et qui fit bon marché des 
droits de ses coréligionnaires. Cette garantie serait encore illu- 
soire. | 

ii n’est pour }’Europe qu’un seul moyen d’arriver A un apaise- 
ment sérieux et durable.du conflit oriental. Elle ne peut pas rendre 
par la force-é la Turquie ses provinces révoltées. Elle ne veut pas 
les.détacher de l’enipire ottoman et en faire un-Etat indépendant... 
Qu’elle les unisse a la Serbie‘ou qu’elle les partage entre la Serbie 
et le Monténégro. L’Herzégovine touche aux Mortagnes-Noires, la 
Bosnie, qui par sa situation géographique doit échapper aux Turcs 
en méme temps que l’Herzégovine, a longtemps été rattachée a la 
Serbre. Cette solution est réclamée par les insurgés depuis le com- 
mencement de la guerre : leur premier manifeste la montrait 
comme le but m'*me de l'insurrection. Si l'Europe la leur assure, 
la paix sera rétablie en Orient. 

Les peuples de la Bosnie et de |l’Herzégovine ne peuvent 4 eux 
seuls former un Etal libre. Gouvernés depuis des siécles par les pa- 
chas, ils sont incapables de se régir eux-mémes. Délivrés des Tures, 
ils se trouveraient sans administration, sans finances, sans tribu- 
nauz, livrés 4 un mmense désordre. Un peuple ne porte pas le joug 
de la Turquie sans en garder longtemps les marques. Unc partie de 
la population bosniaque a été, aprés la conquéte, convertie 4 l’isla- 
misme :‘elle se rapproche du christianisme, elle y revicndra tout 
entiére. Mais il peut se trouver d’abord dans cette situation des 
causes de difficultés et de troubles. Un pays qui vient de soutenir 
une guerre 4 l’aide de bandes indisciplinées est toujours menaceé, la 
lutte terminée, de violences et de désordres. La Serbie et le Monté- 
négro possédent l’organisation qui manque aux Slaves de Bosnie et 
d'Herzégovine, et la possédent assez simple et assez sommaire pour 
que des populations peu civilisées arrivent facilement a se l’assimi- 
ler. Les Serbes et les Monténégrins ont, avant tout, un gouverne- 
ment, une dynastie, une armée, les bases mémes de l’ordre social. 

La Turquie accepterait-elle une semblable décision des puis- 
sances? On n'en peut guére douter, pourvu qu'elle fat bien cer- 
taine d’en étre réduite A ses propres forces en cas de refus. Elle a 
rarement résisté, dans des circonstances analogues, aux indications 
clairement formulées que lui communiquait la diplomatie. L’empire 
ottoman est en réalité sous la tutelle des grandes puissances, dont 
quelques-unes l’ont défendu et l’ont sauvé les armes 4 la main, et 
qui ont toutes discuté et fixé, en 1856, les conditions de son exis- 








#060 LA SERBIE ET LA CRISE ORIENTALE. 


tence. Ces puissances ont le droit de lui parler au nom de la paix 
européenne que compromettent sans cesse l’agitation et les révoltes 
de ses provinces, ct celui de se faire écouter. Si elles le veulent, 
leur parole sera entendue et comprise. 

En recommandant, en imposant, s'il le faut, cette solution a la 
Turquie, Europe lui rendrait encore un immense service. Nous 
avons montré plus haut 4 quelles catastrophes les événements ac- 
tuels exposent ef entrafnent l’empire Ottoman, si l'agitation de ses 
provinces slaves n’est pas immédiatement réprimée. En satisfaisant 
aux voeux de la Bosnie et de l'Herzcgovine, la Porte préviendratt le 
soulévement d’autres provinces, ct sauvegarderait — momentane- 
ment au moins — sa domination sur le reste de l’empire. 

Dira-t-on que l’on marche de la sorte a la disparilion de la Tur- 
quie; qu’un tel exemple donné serait fatal; que plus tard, les Bul- 
gares, les Albanais, les Hellénes, se détacheraient a leur tour de 
Vempire ct demandcraient a se réunir, eux aussi, soit & la Serbie, 
soit au Monténégro, soit 4 la Gréce, ou a former des principaules 
indépendantes; qu’ayant cédé 4 la volonté de l'Herzégovine et de la 
Bosnie, les puissances seraient désarmées en présence de revendi- 
calions nouvelles; qu’enfin l’empire ottoman d’Europe s’en irait 
en lambeaux ? 

Nous ne le contestons pas. 

Mais sait-on le moyen de faire vivre, malgré cux, quatorze mil- 
ons de chrétiens sous la domination de deux ou trois millions de 
musulmans, sans que la situation créée par ce fait anormal 
expose chaque jour la paix de l'Europe a de terribles dangers? Non, 
sans doute. 

Dés lors, si la solution que nous venons d’exposer a_l’avantage 
de n’étre ni violente, ni prématurée, de laisser les peuples chre- 
tiens de |’Orient arriver par le développement naturel de leurs 
forces renaissantes au jour ot ils pourront vivre indépendants et 
se gouverner eux-mémes ct de se substitucr alors pacifiquement, 
ou fout au moins sans commotions générales, 4 la Turquie im- 
puissante et usée; si cette solution prévient l’ingérence de 1’étran- 
ger dans la crise au milieu de laquelle l’empire ottoman disparaitra 
un jour de la face de l'Europe, n’apparait-elle pas comme celle que 
doivent proposer, soutenir et défendre les puissances qui, en sauve- 
gardant l'avenir des populations chrétiennes de l’Orient, veulen! 
loyalement le maintien de la paix du monde. 


Este Cobeas. 








REVUE SCIENTIFIQUE: 


L’Exposition de géographie (suite). — IV. Troisitme groupe: géographie physique, 
météorologie générale, géologie générale, géographie botanique et zootogique, an- 
thropologie générale. — V. Septiéme groupe : explorations et voyages scientifiques. 


IV 


Dans notre derniére Revue scienttfique’, nous avons commencé |’exa- 
men des différents objets figurant 4 l’Exposition géographique du palais 
des Tuileries et se rattachant plus ou moins directement aux sciences 
proprement dites. Nous avons ainsi passé en revue les deux premiers 
groupes qui, d’aprés la classification adoptée par le comité d’organisa- 
tion, comprennent tout ce qui est relatif, d’une part, 4 la géographie ma- 
thématique, et, d'autre part, 4 l’hydrographie. Il nous reste, pour achever 
notre examen au point de vue spécial o& nous nous sommes placé, 4 ren- 
dre compte 4 nos lecteurs du troisiéme groupe qui embrasse la geogra- 
phie physique, la météorologte générale, la géologie generale, la yéographie 
botanique et zoologique, 'anthropologie générale, et de la partie du sep- 
tiéme groupe relative aux explorations et voyages scientifiques. 

L’Observatoire physique central de Russie 4 Saint-Pétersbourg, dont la 
fondation remonte a l'année 1847, tandis que nous altendons encore en 
France la création d’un établissement de ce genre, a envoyé a |'Exposi- 
tion géographique la collection de ses publications, parmi lesquelles se 
trouve le Repertoire de Meétéorologie, rédigé par H. Wild, directeur de 
l’Observatoire. Cet important ouvrage contient des instructions pour les 
stations météorologiques; des tables de corrections pour les observations 
météorologiques; la description des instruments employés 4 ]'Observa- 
toire central; et enfin des rapports sur les travaux et les observations 
par les météorologistes les plus distingués de la Russie. L’Observatoire 
physique de Saint-Pétersbourg a en outre exposé ceux de ses instruments: 
qui ont été construits sur les indications de M. H. Wild et de ses collabe- 


4 Voir le Gorrespondant du 10 aout 48/5. 





1062 REVUE SCIENTIFIQUE. 


rateurs : citons la girouette avec table mobile pour mesurer la force du 
vent et le barométre 4 siphon, 4 chambre barométrique constante, avec 
clef pour fermer hermétiquement le barométre pendant le transport. 

Le Département des mines du ministére des finances a réuni une belle 
collection de cartes géologiques qui comprend d’abord la carte géolog- 
que générale de la Bussie d’Eurape, et ensuite une série de cartes pxr- 
ticuliéres des principaux districts miniers et bassins houillers de len 

pire. 

' La carte géologique générale de la Russie est I’ceuvre collective & 
plusieurs savants étrangers. En 1839, le célébre géologue anglais sir Ro 
derick Murchison fut invité par le tzar Nicolas 4 étudier la constitutio 
géologique de son vaste empire qui avait déja été exploré, a ce point d 
vue, par Strangway, Pander, Erman et autres savants. Il partit en com 
pagnie de deux autres géologues : l'un frangais, M. de Verneuil, et lar 
tre allemand, le comte Al. de Keyserling, et visita d’abord une grande 
partie de l’Allemagne et de la Pologne. Quand leurs explorations furent 
terminées, les savants voyageurs en consignérent les principaux résultats 
d’abord dans un ouvrage intitulé : Géologie de la Russie d'Europe et de 
monis Ourals (1845), et rédigé par sir Murchison et M. de Verneuil et 
ensuite dans la grande carte qui figure aujourd'hui a 1|’Exposition des 
Tuileries. Cette carte a été déja corrigée et complétée deux fois depus 
sa publication : une premiére fois, en 1849, par M. A. Ozersky, et us 
seconde fois, en 1870, par M. G. Helmersen. 

Toutes les stations météorologiques de Suéde, qui sont nombreuss. 
sont en relations constantes avec l'Institut meteorologique central, ding 
par le docteur Rubenson. La sont coordonnées les observations faites dans 
tout le pays, et le résultat de ce travail est publié dans un bulletin me 
téorologique journalier qui indique le temps probable pour les dile 
rentes régions. Cet établissement publie en outre le recueil annuel de 
observations faites en Suéde depuis 1859 et de nombreux mémoires el 
brochures relatifs 4 la météorologie. Il faut d'ailleurs citer I'Observe 
taire de l'Université d'Upsal comme possédant la station météorolop- 
que la plus importante, et publiant, avec ses. propres ressources. Ul 
bulletin mensuel spécial et les travaux originaux des savants qui y soo! 
atlachés. 

La publication de la carte géologique de la Suede a été décidée 
4858. Ce grand travail est confié a un service spécial composé de dour 
fonctionnaires et employés, y compris le vhef M. le professeur 0. Torell 
Ace chiffre vient s’ajouter, dans la saison d'été, un nombre plus ou mous 
considérable d’aides-géologues, qui exécutent principalement les travavt 
d’une nature plus mécanique. Les mois d'hiver sont consacrés a la conlec- 
tion des cartes, a la rédaction des descriptions et monographies, 4 4 
analyses chimiques, 4 des études microscopiques, etc., le tout dans u 








REVUE SCIENTIFIQUE. 4063 


local appartenant 4 l'Etat, avec salles de travail, bibliothéque, labora- 
toire de chimie et musée. Une somme de 100,000 francs environ est 
allouée chaque année par Ja Diéte pour couvrir les dépenses de ce ser- 
vice. | 

Comme base de la carte géologique, on a utilisé la carte originale de 
létat-major suédois 4 l’échelle de 1/50000, ainsi que les cartes économi- 
ques publiées 4 la méme échelle. Cependant l’échelle de 1/50000, adop- 
tée dans le principe, n’est appliquée aujourd’hui qu’aux parties du pays 
exigeant de nombreux détails, soit A cause de la variété de leurs forma- 
tions, soit en raison de leur importance au point de vue métallurgique, 
minéralogique ou agricole. Dans les régions plus uniformes ou a popula- 
tion plus clairsemée, on a reconnu que l’échelle de 1/100000 était suffi- 
sante pour les explorations sur le terrain, et celle de 4/200000 pour les 
cartes publiées. Ces cartes donnent, comme les premiéres, les couches 
meubles ainsi que les roches apparaissant a la surface, mais sans indica- 
tion du terrain; aussi sont-elles accompagnées de cartes exclusivement 
minéralogiques avec indication du terrain. Malheureusement, ce travail 
considérable avance lentement : sur une superficie de 445,000 kilométres 
carrés que présente la Suéde, 50,000 seulement étaient explorés 4 1a fin 
de 1874. 

Outre ces travaux purement scientifiques, le service du lever géologi- 
que de la Suéde a pour mission de pourvoir aux besoins de la géologie 
pratique. Il se livre dans ce but a des explorations spéciales dans les ré- 
gions houilléres et métalliféres du pays‘, ainsi qu’a des travaux de tech- 
nologie économique et de géologie agricole. Enfin ses ingénieurs se char- 
gent aussi de fournir des malériaux a l’archéologie nationale; a cet effet, 
on note soigneusement et l'on reproduit sur les cartes, au moyen de si- 
genes spéciaux, les champs sépulcraux des Ages préhistoriques et autres 
monuments importants des temps anciens. 

Ainsi qu’on peut en juger par ces quelques détails extraits d’une notice 
distribuée par la commission suédoise de I’Exposition géographique , le 
service du lever géologique remplit la mission qui lui a été confiée de la 
maniére la plus intelligente et la plus fructueuse : l’agriculture, l'indus- 
trie, la métallurgie, l'archéologie tireront le plus grand profit de cette 
grande ceuvre a laquelle le gouvernement et la Diéte prétent un égal in- 
terét. 

Le réseau des stations météorologiques de la Norvége ne comprend pas 
moins de cinquante postes dans chacun desquels se font plusieurs fois par 
jour un nombre considérable d’observations ; les principaux instruments 
dont sont munies la plupart de ces stations sont les suivants : barométre 


‘ Une vaste exploration se fait cette année méme dans. la Laponie, si célébre par ses 
richesses métallurgiques. 


1064 REVUE SCIENTIFIQUE. 


a4 mercure, barométre anéroide, thermométres ordinaires pour la déter- 
mination de la température de l’air et, s’il y a lieu, de la mer; thermo- 
-métre 4 minima, psychrométre, hygrométre 4 cheveu, anémométre et 
udométre. Toutes ces observations sont coordonnées et étudiées chaque 
jour par l'Institut metéorologique qui publie les bulletins et annuaires et 
envoie dans tout le royaume les renseignements relatifs au temps probable 
du lendemain. Cet établissement est dirigé par le savant M. H. Mohn quia 
exposé, pour son propre compte, la collection de ses nombreux et impor- 
tants mémoires météorologiques, parmi lesquels nous avons remarque wn 
intéressanl travail sur le danger que présente la foudre en Norvége. 

Cilons encore, dans le troisiéme groupe de l'exposition norvégienne 
la carte phytogéographique de M. le docteur Schubeler, qui perme, 
par un simple coup d’eil, de se rendre compte des variations de la pro- 
duction végétale dans les diverses régions du pays. 

Le service météorologique est organisé en Danemark de ta méme mz 
niére qu’en Suéde et en Norvége. Les stations disséminées sur la surface 
du pays envoient chaque jour leurs observations 4 un Institut meteorolc- 
gique central, établi 4 Copenhague, et qui a 4 sa téte M. N. Hoffroever, 
l'un des premiers météorologistes de l'Europe. Outre les bulletins jour- 
naliers et mensuels d’observations danoises, cet établissement publie le 
Bulletin metéorologique du Nord, qui résume les observations recueillies 
par les trois Instituts météorologiques de la Suéde, de la Norvége et du 
Danemark, et permet de suivre réguliérement ]'état du temps dans toule 
cette partie de I’Europe septentrionale. Il serait bien 4 souhaiter, dans 
l’intérét de la science, comme dans celui de la navigation et de lagr- 
culture, que cette union météorologique pit s’élargir et s'étendre 4 
l'Europe tout entiére : malheureusement, il faut b’en le dire, la plupar! 
des nations du continent sont loin de posséder des services météologi- 
ques fortement ct sdrement organisés, comme le sont ceux des trois pays 
dont nous venons de parler. 

La météorologie est également fort en honneur en Angleterre; on peut 
en juger par les. intéressantes cartes et brochures exposées par le Meteo- 
rological Office, établissement 4 la prospérité duquel le savant amiral 
Fitz-Roy a si largement contribué. 

C'est en Angleterre que les géologues ont eu, pour la premiére fois, 
l'idée de dresser une carte indiquant, par des teintes variées, la nature 
des différentes formations qui constituent le sol d'un pays. Dés 1822, 
grace aux travaux considérables des géologues anglais Greenough, de 
la Béeche et autres, la carte géologique générale de l’Angleterre, entiére 
ment relevée, gravée et coloriée, faisait l’admiration du monde savant. 
Depuis cette époque, elle a été constamment rectifiée, complétée et tenue 
au courant des progrés de la science par les soins d'un service spécial, 
le Geological Survey of Great Britain. Ce service, qui a longtemps ¢le 








REVUE SCIENTIFIQUE. 1085 


dirigé par sir R. Murchison, a aujourd'hui pour directeur général 
M. A.-C. Ramsay, de la Société royale de Londres. Plusieurs atlas qui 
figurent 4 I’Exposition des Tuileries, permettent d’apprécier la valeur 
de l'ceuvre dont Vexécution a été confiée au Geological Survey. 

La Hollande est un pays qui a de nombreux ports et une marine mar-: 
chande importante. Aussi l'Institut royal de météorologie d'Utrecht s’oc- 
cupe-t-il tout particuliérement de l'étude des pronostics permettant 
d’annoncer aux marins l'état probable de l’atmosphére : quelques régles 
assez sires ont déja été dégagées de l’ensemble des observations anté- 
rieures par le directeur de I'Institut, M. Buys-Ballot. On peut voir 4 NEx- 
position l'appareil spécial, nommé aéroclinoscope, au moyen.duquel se 
font les signaux qui doivent avertir les marins de l'état de |’atmosphére. 

La route qui conduit de la métropole aux possessions néerlandaises 
dans les Indes orientales a été également l'objet d'études approfondies 
de la part des membres de l'Institut météorologique d’Utrecht. Avec un 
peu de bonne volonté, le visiteur que ces questions intéressent décou- 
vrira, clouées 4 une grande hauteur contre l'un des murs de ta salle VI, 
quatre cartes coloriées dont l’examen doit étre trés-instructif pour les 
navigateurs au long-cours. La premiére de ces.carles est intitulée : « Carte 
des tempétes dans les océans Atlantique et Indien. » La surface des 
mers est partagée par les lignes de lougitude et de latitude en carrés 
qui ont été recouverts d’une teinte grise plus ou moins foncée, suivant 
que les orages y sont plus ou moins fréquents. On voit immédiatement, a: 
l'inspection de cette carte, que les tempétes sont beaucoup plus fréquen- 
tes dans les parties ouest que dans Ies parties est des océans, et aussi 
que, sur une méme latitude en dehors des tropiques, l’océan Atlantique 
nord est beaucoup plus orageux que |’Atlantique sud. La deuxiéme con- 
tient six petites cartes qui indiquent, par l'intensité variable de la teinte 
bleue répandue sur les océans, la fréquence des pluies pour chacune 
des six périodes bi-mensuelles de l’année. Enfin, deux autres séries de 
cartes oi les mers sont colori¢es en rouge et en violet plus ou moins 
foncés fait connaitre, pour les mémes périodes, la fréquence des coups de 
tonnerre et des jours de brume dans les différentes parties des deux océans. 
Toutes ces cartes ont été dressées d'aprés les observations recueillies par: 
les capitaines hollandais qui, depuis de longues années, ont I’habi- 
tude de noter sur Jeurs livres de bord.tous les faits intéressants au: point - 
de vue météorologique. 

Le plus grand nombre des objets exposés dans‘le troisiéme groupe par 
empire d’ Allemagne est relatif 4 la cartographie géologique. La partie. 
la plus importante de cette exposition est constituée par l'ensemble des 
cartes géologiques de la Prusse et de la Thuringe, dressées, sous la di-- 
rection de M. Hauchecorne, par I'Institut géoloyique de U’ Académie royale 
des mines. Les indications des terrains sont reportées sur le trait de la 


1066 REVUE SCIENTIFIQUE. 


carte de l’état-major de Prusse, 4 l'échelle de 41/25000; le relief du s| 
est représenté par des courbes de niveau équidistantes. La carte est di- 
visée par livraisons composées d'un certain nombre de feuilles; chaque 
feuille, qui représente une surface d’environ 150 kilométres carrés, es! 
accompagnée d’un texte explicatif et, s il est besoin, de dessins de fossi- 
les et de profils géologiques. 

Citons encore les études de cartographie geopnontique el agronomique 
du docteur Albert Orth, de Berlin. Le but du savant professeur est d'ap- 
peler l’attention sur l'importance de la représentation du sol superficel 
qui, au point de vue agricole proprement dit, nest pas, le plus souvent. 
suffisamment défini par la nature de la formation géologique A laquelle 
i] appartient. 

En parcourant les documents envoyés par l'Institut empérial-royal & 
meétéorologie de Vienne et par l'Institut central de meétéorologie de Buds 
Pesth, nous avons remarqué l'importance accordée en Autriche-Hongr 
aux observations de magnétisme terrestre. 

La carte géologique de Il'Autriche a été dressée, de 1867 4 1811. 
d’aprés les études des Instituts géologiques de Vienne et de Buda-Pesh. 
par M. le conseiller aulique de Hauer. Cette carte est a une échelle tr 
faible (4/576000) pour pouvoir fournir tous les renseignements pralt 
ques dont peut avoir besoin l’agriculteur ou l'industrie] qui 1a consult: 
mais elle formera certainement un excellent canevas pour une carte plus 
détaillée dont, sans doute, les géologues autrichiens et hongrois ealte- 
prendront prochainement la confection. 


L’événement scientifique le plus important de l'Exposition de géog 


phie a été, sans contredit, l’apparition hors de son pays d'origine de | 
registreur universel, exposé par son inventeur, M. Van Rysselberghe, jr 


fesseur a l’Ecole de navigation d’Ostende. Grace a cette magnifique d 


couverte, le probléme de la météorographie automatique, c’est-i-dire 4 
l'observation mécanique des principaux instruments météorologiyues, = 
entiérement résolu. On a pu voir a |'Exposition universelle de 486) u! 
appareil de ce genre qui était di au R. P. Secchi, le célébre directeur“ 
l'Observatoire du collége romain. Le météorographe du P. Secchi ele 
certainement une ceuvre trés-remarquable ; mais il était trop compliq’ 


et surtout d’un prix trop élevé pour devenir un instrument usuel. Hoe 


est pas de méme de I'appareil de M. Van Rysselberghe : d’un volume ins 
peu encombrant, il est en méme temps d'un prix trés-modéré, surtoul :! 
l’on considére que son emploi permet d'économiser au moins un ou dv 
aides dans un observatoire. 

L'enregistreur universel, au moyen d'un seul burin, grave et grad 
sur une méme feuille de cuivre, et & des intervalles de temps auss! ff 
prochés qu'on le désire, les indications d’un nombre indéterminé d'it* 
truments de natures les plus diverses et qui peuvent étre placés, soit a 











REVUE SCIENTIFIQUE. 4067 


proximité, soita une grandé distance de l'appareil. Les planches ainsi 
obtenues se reproduisent a jvolonté par l'impression, de sorte que les ob- 
servatoires qui adopteront cette nouvelle méthode pourront échanger 
Jeurs observations facilement, rapidement et 4 peu de frais. 

L'invention du professeur belge contribuera certainement au progrés 
de la météorologie. L’emploi du météorographe permettra en effet. d’or- 
ganiser de nombreuses stations ou l'on recueillera des: observations 
d’une exactitude et d'une sdreté absolues, conditions indispensables 
pour des études sérieuses, et qu'il n’est malheureusement que trop diffi- 
cile de réaliser aujourd'hui. 

Nous avons a signaler, parmi les objets exposés par la Suisse dans le 
troisiéme groupe, la belle carte géologique de ce pays, dressée par la 
commission géologique du bureau d'état-major fédéral, et une carte géo- 
logique de la partie centrale du Caucase, ceuivre d'un jeune géologue 
suisse d'un grand mérite, M. Ernest Favre, qui, non sans avoir 4 suppor- 
ter de grandes fatigues et courir de sérieux dangers, a consacré les 
deux étés des années 1868 et 1871 4 l’exploration de cette contrée 
si peu connue jusque-la. 

fi nous reste, pour avoir terminé cette revue des azpoulions scientt 
fiques étrangéres, & parler du Signal-serviee des Etats-Unis d’ Amérique. 
Cette institution a pour but de donner jour par jour, sur tous les points 
de l'Union, des renseignements sur le temps probable du lendemain. On 
trouvera réunie sur une table de la salle XX la collection des imprimés de 
toute espéce que le signal-service distribue 4 ses correspondants; il y a 
la de quoi rendre jalouse )’administration la plus formaliste de l’ancien 
continent lui-méme. Ce n’est pas évidemment par cette exhibition qu'il 
faut jugér la valeur de l'institution américaine : la collection des cartes 
météorologiques journaliéres et des annuaires publiés par elle est une 
preuve suffisante de l'activité qu'elle déploie et des importants services 
qu'elle rend a son pays. 

Nous avons insisté peut-étre un peu trop longuement sur les produits 
exposés par les différents pays étrangers qui sont venus prendre part au 
Concours international du palais des Tuileries; nous savions le reproche 
que: l'on adresse généralement 4 la France, de ne pas se tenir au courant 
des travaux quis’accomplissent en dehors de ses frontiéres, et nous avons 
cherché a ne pas le mériter. Aussi, glisserons-nous plus rapidement sur 
V’exposition de la section francaise qui ne conlient, d’ailleurs, que peu 
d’objets véritablement intéressants par leur nouveauté. 

Citons d’abord les instruments météorologiques de M. Baudin et'de 
M. Tonnelot, dont la perfection a mérilé 4 leurs constructeurs la clientéfe 
de la Société meteorologique de France. Cette Société a, du reste, exposé 
elle-méme un abri en fer avec doubled toit en zinc dont toutes les parties 
sont trés-ingénieusement eombinées pour garantir les instruments d'ob- 


4068 REVUE SCIENTIFIQUE. 


servation contre les radiations solaires et les intempéries atmosphériques. 
Signalons, enfin, le barométre enregistreur de M. Rédier, appareil tris- 
habilement: concgu et exécuté, mais‘ qui ne peut lutter, pour lusage 
des observatoires importants, avec le météorographe de Van Ryscl- 
berghe. 7 : : 

- Le savant géologue M. Delesse,. président de la commission centrale 
de la Société de géographie, dont le concours a été si utile aux organ- 
sateurs de l|’Exposition et du Congrés, 'a envoyé au pavillon de Flore — 
plusieurs cartes qui-sont le résultat d'études tout 4 fait spéciales et tre 
intéressantes. Une premiére série de six cartes intitulées Lithologie du 
fond des mers de la France représente 1a configuration du sol et des men — 
de notre pays aux différentes époques géologiques. Deux cartes hydrolc- 
giques des départements de Seine et Seine-et-Marne indiquent par ls 
variation des teintes, la situation des différentes couches d'eau supert- 
cielles et souterraines ainsi que la nature des terrains qui leur servea! 
de support. Mentionnons enfin, dans Vexposition de M. Delesse, la 
curieuse carte qui fait connaitre, par le moyen de courbes et de teinte 
oraduées, le résidu de la lévigation des terres végétales dans les diff 
rentes parties du département de la Seine. La: connaissance de celle 
donnée est trés-importante pour l'appréciation de la fertilité d'une terre: 
aussi les agriculteurs des environs de Paris consulteront-ils cette cart 
avec grand profit. . 

Nous voudrions dire quelques mots des belles explorations scient- 
fiques de M. de Cessac aux iles du Cap-Vert, de M. Fouqué a Santorin, ¢ 
M. Vélain sur la cdte septentrionale de l'Afrique; des conscienciems 
études géologiques et zoologiques du fond des mers, par MM. de Fol 
et Périer; des intéressantes cartes dressées par le docteur Fisher pour 
représenter la répartition des mollusques sur les cdtes occidentales & 
ia France et d'une foule d’autres travaux qui mériteraient certaimemet! 
un instant d'attention.” Mais nous sommes obligé de nous borner 4 é 
séches mentions pour pouvoir donner 4 nos lecteurs quelques indicat 
sur la partie scientifique du septiéme groupe. 


V 


Les explorations russes, qui ont généralement pour objet les régie™ 
si peu connues de I’Asie centrale, présentent plus d'intérét au point! de 
vue géographique proprement dit qu’au point de vue scientifique. | 
n’en est pas de méme des nombreuses expéditions aux régions arcliqu’ 
entreprises par la Suéde dans les vingt derniéres années. Le premier off 
nisateur de ces dangereuses expéditions a été le docteur Otto Torell, 














REVUE. SCIENTIFIQUE. 1062 


tuellement chef du lever géologique de la Suéde, qui, de 4857 a 1861, 
fit quatre voyages en Islande, au Groénland et au Spitzberg et rapporta 
de magnifiques collections appartenant a tous les régnes de la nature. 
En 41868, une nouvelle expédition, montée sur la Sophie, partit pour le 
Spitzberg, sous la direction du professeur Nordenskiold et du capitaine, 
actucllement ministre de la-marine, baron J. W. von Otter; les glaces 
l"empéchérent de pénétrer plus avant que le 84° paralléle ‘de latitude 
nord, mais elle recueillit d’abondantes moissons de végétaux et de sau- 
riens fossiles et fit des sondages jusqu’a 5,000 métres de profondeur. 
Dans une nouvelle expédition faite en 1870 au Groénland, Nordenskiold 
découvrit plusieurs blocs de fer météorique, dont un pesant 20,000 kilo- 
grammes'; l’année suivante on alla chercher et on ramena a Stockholm, 
non sans de grandes difficultés, les trois plus belles météorites qu’a- 
vaient découvertes le professeur suédois. 

La plus importante des expédilions suédoises, composée de trois bali- 
ments a vapeur, et munie d'un personnel et d'un matcriel considérables, 
explora encore le Spitzberg pendant les deux années 1872 et 1873, mais 
vit ses projets contrariés par l'apparition subite et imprévue de masses 
de glace descendant du nord. z 

Enfin une derniére expédition, faite exclusivement aux frais de Oscar 
Dickson, de Gothembourg, et commandée par I’infatigable professeur 
Nordenskiold, est, 4 'heure qu'il est, occupée 4 explorer, au point de 
vue géologique, zoologique, botanique et méme ethnographique, Ia Nou 
velle-Zemble et les cétes septentrionales de la Sibérie. 

‘Nous avons a réparer une erreur que nous avons commise dans notre 
premier art.cle sur l’Exposition de géographie, en formulant des regrets 
au sujet de l'absence de tout document relatif 4 l’expédition du Challen- 
ger. En examinant plus attentivement lexposition anglaise nous avons 
trouvé la collection des rapports adressés au gouvernement par les chefs 
successifs de l’expédition, le commandant Nares et le capitaine Thompson. 
Nous avons pu méme parcourir le dernier rapport du capitaine Thompson, 
daté de Yukoliama, 14 avril 1875; il contient des détails trés-intéressants 
sur la croisiére que le Challenger vient de faire dans les mers de l’Océanie 
et particuliérement sur les mceurs des indigénes de la Nouvelle-Guinée 
et des iles de l’Amirauté. 

Signalons encore dans l’exposition anglaise la collection d'instruments 
spéciaux pour voyageurs, inventés par le commandant d’état-major 
C. Georges, conservateur des cartes et instruments de la Société royale 4. 
véographie. Ces instruments ont été fournis par la Société aux explora- 
leurs qui visitent actuellement les grands lacs d’Afrique et d'autres 
parties du monde. 

{ Le modéle en platre de cette météorite gigantesque peut se voir A l'Exposition sué- 
loise. 

40 Seprevane 1875. 69 


1070 REVUE SCTENTIFIQUE. 


L’Autriche tient une place honorable dans la phalange des voyageurs 
scientifiques. Le voyage autour du monde de la frégate la Novara, les 
explorations en Amérique, de M. le docteur chevalier de Scherzer, dans 
la Nouvelle-Zélande et la Turquie, de M. le docteur de Hochstetter, et 
enfin la récente cxpédition polaire de MM. Payer et Weyprecht sont des 
preuves ¢éclatantes de l'ardeur et du zéle qui animent I’Autriche-Hongrie 
4 l’égard des sciences géographiques. 

Le ministre de l’instruction publique est chargé, en France, des en- 
couragements et des subventions 4 fournir aux voyagears et explorateurs 
scientifiques. Il ne peut pas, en raison de l’exiguité des ressources qui lai 
sont alloudées par le budget, organiser de grandes expéditions comparables 
4 celles que nous avons vu souvent partir des pays qui nous avoisinent. 
Mais il vient au secours des savants qui n’ont pas assez de ressources 
personnelles pour suffire 4 eux seuls aux dépenses d'un voyage lointain. 

C'est ainsi que, pendant l’expédition du Mexique, une mission scienti- 
fique a été organisée, par les soins du gouvernement, pour I'exploration 
de cet intéressant pays. Les publications relatives 4 ces voyages ne sont 
pas encore terminées; mais nous avons pu en voir des parties & l'Expo- 
sition géographique qui ne peuvent que faire désirer !'achévement de ce 
grand travail. 

M. Alfred Grandidier a fait, de 1865 4 1870, une exploration cemplite 
de l'ile de Madagascar : ce voyage peut étre considéré comme I'un des 
plus importants qui aient été accomplis depuis longtemps. Cette fie, si 
peu connue jusqn’a ces derniers temps, a été étudiée A tous les points de 
vue par le savant voyageur. La topographie, la zoologie, la botanique, la 
géologie, l’anthropolog:e, toutes les sciences, en un mot, ont été mises a 
contribution, par M. Grandidier, pour faire connaftre dans ses meiadres 
détails ce curieux pays. La publication des immenses documents rap- 
portés par lui est aujourd’hui en cours d'exéeution ; nous powvons jager 
aujourd'hui, par les spécimens exposés aux Tuileries, dw soin apporté a 
cette grande entreprise. 

Signalons enfin deux cadres contenant divers spécimens d'animaur 
nouveaux recueillis par M. l'abbé Armand David dans fe cours de ses 
voyages en Chine et au Thibet. Les savants comme I'abbé David sont 
nombreux dans le corps des missionnaires apostoliques francais, et ce 
n’est pas un des moindres titres de gloire de ces hommes de dévovement 
que d’avoir contribué, dans une aussi large mesure, & la connaissance 
des pays yu'ils évangélisent et aux progrés des sciences natarelles et 
philologiques. 

| P. Sanre-Coarne Devas. 








QUINZAINE POLITIQUE 


9 septembre 1875. 


Il n'y a pas d’indice plus sir de la paix publique que l’insigni- 
fiance des querelles qu’on émeut ou des nouvelles qu'on séme dans 
les journaux. Ceux des journalistes qui, par profession et par de- 
voir, sa croient obligés, tous les matins, ou de s’irriter & une dis- 
pute ou de s'ingénier 4 une histoire, en sont fort empéchés en ce 
moment : des coléres feintes ou qui frappent dans le vide, des re- 
dites fastidieuses ou de pénibles artifices d’imagination, voila les 
seuleg ressources qui leur restent dans le calme et le silence ou re- 
pose l’opinion du pays. On a beau reprendre le texte de la Constitu- 
tion du 25 févrrer, qui, nous en convenons, offre au débat. des par- 
tis une matiére inépuisable : autant présenter 4 tous ces esprits fa- 
tigués les gleses de Grotms ou de Pufendorf. En vain quelques-ung 
s évertuent-ils 4 décauvrir des nuances de plus dans les couleurs, 
déja trop variées, qui marquent nos divisions politiques : ces traits 
sont si subdils ou eas différences si fugitives, qu'a peine regarde-t-on. 
En vain certaines gens bruyants, qui n’aiment pas que la ruc soit 
muette et qui ne voudraient pas perdre lhabitude du tumulte, 
oxercent-ils leur voix aux eris de guerre dont ils feront retentir vil- 
lages ek cités dans nos prochaines luttes : l’écho est sourd, il ne ré- 
pand pas. Ou lasse, au satisfaite, ou jalouse de recueillir ses forces 
Jans une sage patience, la France semble dire & quicomque essaye 
V’interrompre sa quiétude présente : « Laissez-moi jeuir de celte 
wanquillité. Les vacances de |’Assemblée. sont les mieanes aussi. 
Nous recammencerons un peu plus tard ces éiudes, ces travaux et 
ses déhats. » 

Ii n’a pas tenu aux radicaux que cette tranquillité continuadt da 
égner, Tout & coup, avec un concert singulier, an les. a eatoadus 
ociférer corame um cra dalayme le. mot de « cléricalisma, » 
akiglise derainaat I'Btat, le cathelicisme asservissaat la saciits, lo 
Wergé ravissant 4 la matien ses droits et ses lbertés de 4389,, le 





1072 QUINZAINE POLITIQUE. 


religion tyrannisant les consciences, I'Inquisition méme rétablis- 
sant son tribunal, voila les présages que les radicaux, d’un gir qui 
simulait assez bien la crainte, ont jetés au pays avec ce mot. Le 
prétexte, c’était la fondation prochaine de ces Universités libres, 
dont la liberté fleurit chez les trois peuples les plus fiers de se 
gouverner eux-mémes : l’Angleterre, la Belgique et les Etats- 
Unis, et sur les deqx’ terres o§ Vkelise pgt la plus oppriméc en 
ce moment : l’Allemagne et la Suisse. La raison était vaine; I'é 
pouvante, imaginaire. Que voulaient donc les radicaux avec ces 
fables? On I’a vite deviné. A l’heure ou les discordes de leurs 
chefs déchiraient leur parti, et o commengait le scandale de 
M. Gambetta ct de M. Naquet, violant l’un contre l'autre la fa- 
meuse loi de la fraternité républicaine, il était bon d’attirer ail- 
jeurs Il’attention publique; il était bon de tenter si on n’exciterail 
pas par ces alarmes des soupcons contre M. Buffet ct si par ces 
terreurs on n’embarrasserait pas le gouvernement; il était bon 
d’expérimenter le pouvoir de ce vieux mot de « cléricalisme, » 
afin de s’assurer si, en le prenant pour mot d’ordre et comme mot 
d’appel dans les prochaines élections, on ne rallierait pas & sol 
un certain nombre de gens, aujourd’hui conservateurs en poli- 

tique, qui pourraient devenir radicaux en religion. Enfin, il pou- 
vait étre bon d’opposer ce-« spectre noir, » fantéme léger, il est 
vrai, comme ceux dont Virgile peint le vol et linanilé dans la 
nuit obscure des Enfers, 4 cet autre spectre, rouge du sang de la 
France et du feu qui dévorait Paris en 1874, 4 cc spectre du radi- 
ealisme qu’un reste de vie peut encore ranimer demain. Mais ces 
adroits calculs de M. Challemel-Lacour et de la République fran- 
caise n’ont trompé personne. Et non-seulement la sagacité do 
public a aisément découvert leur intention : mais la France n'a 
nullement senti l’épouvante dont on voulait Ja troubler; son bon 
sens, la connaissance de son histoire et de son temps, sa confiance 
et sa for, ont dissipé les songes que Ics radicaux assemblaient sous 
ses yeux, pour elfrayer et pour égarer son regard. Cet essai des 
radicaux n’a pas été heureux : leur tactique n’a point réussi; le 
pays est resté calme. 

Dans la tourbe du radicalisme, il y a des cceurs animés d’on ne 
sait quelle rage qui se prend & tout, dont la haine détruirait toute 
religion aussi bien que toute monarchie. Les malheureux en veu- 
lent 4 Dieu lui-ménie : son nom leur est odieux comme celui de roi 
était aux républicains de Rome. Us proscriraient volontiers du ciel 
ce Dieu, un « ci-devant » dont Varistocratie date de l’éternité, un 
souveraih qui :égnait avant méme l’existence du monde, un maitre 
qui défie ’égalité! En 1793, les déistes abolissaient ses autels ou 





QUINZAINE POLITIQUE. 4093. 


bien les prostituaient 4 la déesse Raison. En 1871, la Commune lui 
portait des défis ct'lui lancait des insultes. Sous ces deux régimes, 
trop républicains l'un et l'autre,.on tuait les prétres. Plus haut, il 
y a, dans le radicalisme, des hommes d’Etat froids et hardis, des 
tribuns furieux et des déclamateurs, qui croient le catholicisme in- 
compatible avec la liberté républicaino, qui prétendent affranchir la 
société de tout dogme comme y niveler toute supériorité, et qui, 

sans oser encore s’avouer toutes les tyrannies qu’ils emploieraient 
4 ce dessein, méditent de soumcettre I’Eglise a PEtat, et, s’il le faut, 

d’anéantir le catholicisme. Nous n’inventons pas. Nous pourrions 

nommer ces chefs du parti radical qui, par leurs écrits ou parleurs 

discours, ont déja professé ces doctrines. La destructrice impiété de 
la foule qu’ils excitent contre le clergé, c’est un fail attesté par 

histoire de nos révolutions. La‘sarcastique inimitié que les philo-' 
sophes et les législateurs du radicalisme ont vouée 4 la religion ca- 

tholique, il suffirait, pour en avoir un témoignage, de lire chaque 

matin les journaux qui dénoncent en ce moment le «cléricalisme » 

a ce qu'ils appellent la démocratie. 

Nous n’avons pas a défendre ici le catholicisne : ses vérités ont, 
pour se proclamer, des lieux plus purs et plus élevés que les arénes 
de la politique. Mais la politique elle-méme, comme elle condamne 
aussi ces républicains qui, debout sur le scuil de leur république, 
demandent aux citoyens leur certificat de libre-pensée! Ont-ils inter- 
rogé l'histoire de notre pays pour savoir d’elle par quelles raisons 
profondes de son ceeur et de son esprit, de ses traditions et de ses 
moeurs, la France est restée catholique au milieu des agitations qui 
renyersalent ses gouvernements ? Nous en doutons. Ont-ils seulement 
interrogé| histoire des républiques pour savoir d’ellesi la république, 
en rendant les liens de la société plus libres et plus laches, en fournis- 
sant au premier venu le droit et l'orgueil de la souveraincté, en met- 
tant dans un,mouvement perpétuel la volonté des foules, n’avait pas 
un besoin supérieur de cette grande discipline que la religion, avec 
le respect du Dieu dont -procédent toutes les lois du bien et de qui 
viennent toutes les régles du devoir, imprime au fond des ames. 
Non, sans doute, ils n’ont pas adressé celte question aux républi- 
ques de Rome et d’Athénes, de Venise et de Hollande, de l’ancienne 
Suisse et des Etats-Unis, habituées toutes 4 considérer la religion 
comme une des bases ot s’appuie une nation. Mais quoi! ne voient- 
ils pas que faire de la république ta protectrice d'un seul culte, le 
protestanfisme, ou la tutrice d’une seule doctrine, celle de V'a- 
théisme, c’est non-seulement restreindre au: petit nombre cette 
masse d’hommes que, selon cux, la république serait capable d’a- 
briter et de contenir; mais c'est faire de la république une théd- 


10% QUINZAINE POLITIQUE. 


cratie d'un nouveau genre, un gouvernement qui ne serait plus m 
régime politique, mais une domination philosophique et religiense, 
nous voulons dire wne tyrannie des consciences s’exercant sur 
place publique et régnant avee la violence de la multitude. Libre 
eux de diminuer ainsi cette large enceinte que la république, nous 
assuraient-ils jadis avec la foi de leur changeant idéal, présente- 
rait 4 toutes les religions comme a toutes les politiques, en les in- 
vitant & s’y associer fraternellement pour le service de la patrie ef 
de l’humanité. Ah ! la patrie ! A quoi donc lui servirg la république, 
si la république brise en elle une des forces qui rendent immor- 
telle comme la priére l’espérance des peuples souffrants, une des 
forces qui entretiennent dans une race malheurcuse le sentimeat 
des destinées meilleures, cette force de l’esprit religieux qui en- 
seigne l’obéissance au citoyen, et au soldat le mépris de Ja mort! 
Nous ne dénaturons et n'outrons rien. Sous ce nom de: « clérice- 
lisme, » ce n’est pas le clergé, c'est 'Eglise tout enti¢re ‘avec s 
doctrine aussi bien qu’avec son sacerdoce, c'est le catholicisme 
méme, c’est la religion chrétienne, que les radicaux sont jaloux de 
bannir de la république, et non pas comme Platon, en ja courosnant 
de fleurs. On s’en conyainc aisément, a consulter leurs pamphlets, a 
entendre leurs discours, 4 recueillir leurs cris, et 4 voir les por 
tifes de leurs loges bénir et baptiser des citoyens et des citoycnnes 
de douze ans, en invoquant la raison et la république. Positinstes 
ou athées, voltairiens ou feancs-macons, voila les seuls titres des 
croyances qu’ils reconnaissent valables pour étre sacrés et saluts 
républicains. Ce n’est pas nous qui prétendons prouver que lect 
tholicisme ne peut avoir ses temples au sein d’une républhique; c 
sont eux. Eh bien! Nous leur souhaitons, s’ils veulent. vraiment 
faire durer en France le régne de la république, de ne point dé 
montrer, par leurs théories et par leurs actes, que la république 
est inconciliable avec le catholicisme! Le jour ow jls l'auraieal 
prouvé, ils auraicnt forcé 4 se dresser, dans la conscicnce des pet 
ples, une puissance 4 laquelle la république ne résisteratt pas. 
Qu’ils prennent garde, dés ce moment, de découronner la républ- 
que de ces deux idées de tolérances et de liberté, dont la lumiére, 
a les en croire, devait toujours briller sur son front! Qu’ils pret 
nent garde de commencer dans le coeur de la France cette gran 
désillusion ! Aprés des luttes deux ou trois fois séculaires, noire nt 
tion avait fiai par jouir de Ja paix religieuse, la plus bienfaisanle 
de toutes, parce qu’elle est, entre toutes, eelle qui péndtre le plus 
profondément dans |’ame et qu'elle s’étend sur nos berceaux ef 10 
tombes comme sur nos foyers. Cette paix, ils essaient de la tro 
bler par des griefs imaginaires, et ils l’cssaicat & Pheure ou M. d 








QUINZAINE POLITIQUE. 4095 


Bismark arme et précipite, en Allemagne, )’Etat sur 1’ Eglise. 
Quelle faute et quelle responsabilité ! Si les radicaux le nient, parce 
que.ce reproche et cet avertissement leur viennent dc nous, qu’ils 
regardent au moins les bonapartisies : ceux-ci comptent déja avec 
joie les catholiques, prétres on autres, que ces violences, ces mena- 
ces et ces attaques sont prés de ramener dans leurs rangs! 

Ce qu’ils ont pompeusement appelé l’affaire Bouvier montre as- 
sez quel violent besoin d’agitation et de bruit travaille les radicaux, 
dans cette paix du pays. Que, grace 4 cette affaire, ils aient pu, 
pendant huit jours, remplir la France de leurs clameurs et m&me 
porter leurs cris jusqu’en Angleterre, l’histoire en sourira, ]’histp- 
rien qui, vraisemblablement, ne daignera pas accorder deux lignes 
a ce souvenir. Si on laisse 1a, en effet, ce grand appareil d’avocas- 
serio déployé par leurs orateurs dans la commission permanente, 
que reste-t-il de co procés? La mention fort simple de deux fails. 
Dune part, Bouvier, un faussaire dont les radicaux, au temps de la 
Commune lyonnaise, honoraient si bien la jeunesse qu’ils |ui con- 
fiaient les emplois les plus démocrafiques, Bouvier a trompé la 
bonne foi du préfet du Rhéne comme i avait trahi Yamitié des ra- 
dicaux : la justice a puni le faussaire. Qu’a leur tour les radicayx 
frappent de leurs malédictions la mémoire du traitre, ils en sont 
bien libres, et c’est la seule satisfaction que le gouvernement ne 
put pas el n’eat pas a leur donner: i] a demandé aux tribunanx je 
chatiment de Bouvier; c’était tout son devoir. Quant au tort d’avoir 
été induit en erreur par de fausses piéces, les radicaux sauraient- 
ils oublier qu’cux-mémes ]’ont bien facilement commis dans |’af- 
faire Bourgoing, et ce tort, d’ailleurs, suffirait-il a balancer, pour 
un gouvernement équilable, le mérite des services nombreux et 
considérables qu’a Lyon comme & Saint-Etienne, M. Ducros a ren- 
dus 4 V ordre? D’autre part, une association illicite, qui servait d’a- 
gence politique aux radicaux, la Permanence, a été condamnée a 
Lyon ; et les radicaux n’ont pas osé élever la voix en sa faveur, tant 
le délit était manifeste, et tant, 4 voir découvrir un des fils de leur 
trame, is ont jugé prudent de se taire! De ces deux faits, un seul 
importe vraiment au pays: c’est celui dont ne parlent pas les radi- 
caux, la culpabilité de la Permanence. ll n’y a dans la faute de Bou- 
vier qu’un acte d’indigailé individuelle. La Permanence, elle, est une 
société comme celles que les radicaux forment partout dans l’om- 
bre, pour la propagande de leurs doctrines, et cetle société a violé 
l'une des lois qui garantissent en France la paix publique. M. Buffet, 
avec I’babituelle vigueur de soa ben sens et de sa franchise, a mis 
ces deux vérités hors de doute dans la commission de permanence. 
Les radicaux seront mal avisés de les ceniester dans ]'Assembiée, 


4046 QUINZAINE POLITIQUE. 


s7ils tentent jamais d’évoquer a la tribune la petite affaire Bouvier. 

Dans cette méme séance, la gauche a dénoncé a la justice du 
gouvernement un journal bonapartiste le Pays, coupable, assurait- 
elle, d’avoir insulté 4 la Constitution, en lappelant une « ceuvn 
criminclle ct malhonnéte. » Certes, la gauche edt battu des mains. 
si, cette méme puissance de l'état de siége dont elle se plaint comme 
d’un pouvoir despotique et inique, M. Buffet avait bien voulu s’en 
servir pour en accabler le Pays: la gauche (il l’a dit d'un mot pre 
cis et fort) aime 4 méler pour son profit « les honneurs de la liberté 
et les avantages de l’arbitraire. » Mais l’insulte était-elle directe? 
Certaine équivoque, volontaire ou non, ne la rendait-elle pas dov- 
feuse? Les excuses humblement réitérées du Pays n’avaient-elles pa~ 
atténué outrage? Ces questions pouvaient étre posées, et M. Buffet. 
en soumcitant fc cas au jugement de M. Dufaure, a, ce semble, me- 
rité deux fois, sinon Ices remerciements de la gauche, sinon Ie 
hommages d’une gratitude qu’il n’envie pas, du moins le respect et 
la justice : car il a, comme le souhaite le libéralisme de la gauche. 
préféré la sanction des tribunaux aux peines de l'état de siége:. , 
et, de plus, 11 a confié 4 un ministre que la gauche nose pas sus- 
pecter, le soin de régler, dans cette affairc, la conduite du gov- 
vernement. M. Dufaure a, dit-on, décidé qu’on ne pouvait pour- 
suivre. Les radicaux vont-ils trainer M. Dufaure aux gémonies? 
Leur politique, plus que la pudeur, les en empéchera sans doute. 
Au reste, on annonce la poursuite de l’Ami de Ordre, journal lw- 
napartiste de Clermont, qui n’a pas craint d'approprier a la Const 
tution linsulte qu’avec une audace odieuse encore, si elle n'est qu 
personnelle, /e Pays a prétendu appliquer sculement 4 deux dépu- 
tés. Les radicaux pourront s’en féliciter comme d’une compensi- 
tion. Pour notre part, nous nous contenterons de penser qu 
M. Buffet et M. Dufaure auront sagement et honnétement agi, dan: 
l’une et dans l'autre décision. 

Les bonapartistes, nous le savons, sont, de tous les partis, celu 
qui a violé par les plus cyniqueés attentats les constitutions de |: 
France, et c’est aussi celui qui parle le plus haut de ses espérances. 
celui qui se proclame le plus capable d’abroger un jour ou I’autr. 
la constitu'ion du 25 février. Ses traditions, sa hardiesse et sa jar- 
tance avertissent le gouvernement d’étre vigilant et ferme. Mais c: 
n'est pas avec une politique tremblante de crainte ou enflamme 
par l’esprit de vindicte qu’il faut veiller et résister : tous les parti: 
sont égaux devant la constitution; aucun n’a de privilége dans k 
mépris des lois et dans la désobéissance ; aucun non plus ne doit 
étre plus rigoureusement et plus avidement frappé qu'un autre; Ic 
gouvernement n’a donc 4 se Jaisser diriger, ni ici ni 1a, par les 








QUINZAINE POLITIQUE. 4057 


haines réciproques des radicaux et des bonapartistes. Nous ‘l’ap- 
prouverons de traduire l’Am: de ordre devant les tribunaux, 
comme il y a traduit la Permanence. Mais nous Vapprouverons en- 
core plus de ne pas se faire du respect des lois, constitutionnelles 
ou non, une arme spécialé et fidvreusement maniée pour blesser 
un parti plulét qu’un autre, sclon le choix de sa vengeance; ce se- 
rait le plus prompt moyen de détruire soi-méme, dans opinion 
publique, la constitution dont 1} est le gardicn: 

Au milicu de ces réclamations tumultueuses de La gauche, nous 
assistons au spectacle édifiant des dissensions qui en déchirent 
Vunité. M. Gambetta renié par M. Naquet ct chatié par M. Buffenoir; 
M. Gambetta accusé de modérantisme, comme si la barre de lu 
Convention était déja dresséc; M. Gambetta, qui n’a pas voulu 
abandonner les furicux et les chimériques, conspué ct déserté par 
cux : mous n’attendions pas si tot cette grande trahison. Mais ‘qui 
de nous ne I’a cent fois prédite? Qui de nous ignore que, par une 
fatalité de la logique elle-méme, un parti, qui n’a pas de vues fixes 
sur la nature du gouvernement, et qui ne sait, ce semble, en insti- 
tuer que le nom seul danis les faits, doit t6f ou tard se diviser, 4 
cause de l'incohérence de ses doctrines? Qni de nous ignore qu’il 
y a, dans le parti républicain, des traditions de jalousie et de dé- 
fiance, qu’irrite d’heure en heure la convoitise de la popularité, 4 
mesure que le populaire régne plus souverainement et qu’il distribue 
plus librement ses titres ct ses faveurs? Ce n’est pas, en vérité, cette 
discorde de l’extréme gauche qui nous étonne : le radicalisme a 
trop d’appétits, pour que les mille bouches qu’il ouvre 4 la curée ne 
hurlent pas Pune contre autre, 4 l occasion. Mais ces disputes de 
son avidité ne commencent d’ordinaire qu’autour de la proie. Or la 
proie n’est pas préte, Dicu merci. Et c’est cette hate seulement qui 
nous étonne ; c'est ce qu’il y a de prématuré dans les coups et dans 
les cris de ce parti qui se déchire. Au reste, tant micux! La 
« queue » que M. Gambetta n’a pas voulu « couper, » se sépare de 
lui spontanément ; il y perd le mérite d’avoir opéré lui-méme la 
séparation; ct nous aimons & croiie qu'aucun Mercure n’aura la 
vertu de rattacher ces‘troncons désunis du radicalisme. Le centre 
gauche, grace 4 la lecon anticipée de cet événement, comprendra- 
t-il mieux tout ce qu'il y a de dangereux dans l’amitié d'alliés sem- 
blables ? Ou faudra-t-il que, pour l’instruire, histoire du passé sc 
renouvelle tout entiére dans la précaire fortune du présent ov vit la 
France, de ce présent out elle respire & peine? Le ciel le préscrve, et 
sauve notre patrie et la société d'une si cruelle expérience ! C'est 
assez de savoir d’avance, par les luttes fraternelles des radicaux, 
comment leur république se morcellerait et pourrait briser avec 


1078 QUINZAINE POLITIQUE: 


elle cette France affaiblie et mutilée, a laquelle les dates de sep- 
tembre apportaient hier, dans leurs souvenirs funébres, tant d’a- 
vertissements nationaux et politiques ! 

Quel que soit le tapage ot les radicaux viennent de se démener, 
ces émotions ne sont pas des crises. Leurs cris n’éveillent pas la 
France dans son repos; et M. Raoul Duval, célébrant l’Empuire dans 
les agapes normandes ou M. Janvier de la Motte lui tient compagnie 
si respectablement, M. Raoul Duval, qui est un peu dans son be- 
napartisme tribunitien l’émule de M. Gambetta, ne souléve pas da 
vantage le pays : pour.cette apologie de l’Empire, il n’a pas assez 
pris garde que la mémoire de Sedan était trop voisine; ct puns, la 
voix de M. Raoul Duval a perdu quelque chose de sa force, a menter 
de banc en banc dans ]’Assemblée, tandis que son ambition émi- 
grait de politique en politique en passant d’un parti a l’autre. fe 
discours ne nous laisse d’autre regret que d’avoir été précédé d'une 
lettre de M. la Ronciére le Noury, que, par respect de la discipline 
et par amour du drapeau, il n’aurait pas dd écrire de son vaisseat 
amiral. Nous entendrons bientét d’autres discours, sans doute : Ié- 
loquence d'un Francais, qui est député, ne sait guére rester oisive; 
et c'est un si long silence chez nous que de n’avoir pas parlé pen- 
dant six semaines, ne fit-ce que dans un comité agricole ou dans 
une de ces petites réunions privées de cing ou six cents: personnes 
dans lesquelles les radicaux ont le bonheur de ne rassembler que 
des fréres! Ces harangues et ces toasts seront une distraction passa- 
gére dont les journaux jouiront surtout. Mais jusqu’a la fin des ve 
cances parlementaires, la France, nous en avons un espoir confiant. 
continuera de gouter la paix ot elle sommeille 4 demi depuis le 
40 aout. 

Cette paix, que nous nous réjouissons de sentir 4 l’intérieur, 
nous la voyons aussi dans tous les rapports de la France avec Ié- 
tranger. Elle est surtout la ot la nécessité commande le plus impé- 
rieusement qu’elle soit, nous voulons dire sur notre frontiére des 
Vosges. Car, des deux cétés de ces sanglantes hauteurs, il n’y a pas, 
dans les minimes incidents dont on parle d'une presse 4 l'autre, la 
plus petite place pour une querelle, méme d’Allemand. Que 1’Alle- 
magne célébre par des fétes plus ou moins pompeuses l’honneur et 
le profit de Sedan, nous savons bien qu’un tel plaisir est tout a 
fait son droit; et nous savons aussi que la France a des arcs de 
triomphe, of des choeurs de victoires, parmi lesquelles on entend 
celles d'léna et d’Eylau, chantent sous l’airain ou la pierre, avec 
Yimmortelle voix de l'histoire. Que l’Allemagne éléve 4 Arminias 
une statue gigantesque dans l'ancienne forét de Teutoberg, comme 
si la gloire de Sedan avait commencé la: soit; il ne nous déplait 








QUINZAINE POLITIQUS. 1079 


pas tant que, mame pour rappeler aux races latines les disgraces de 
la fortune, on associe les génies et les grands noms de Rome et de 
la France; et puis, les races latines qu’on prétend humilier aux pieds 
de ce traitre germain, se souviennent, pour leur consolation et leur 
espérance, que, dans l’intervalle des sidécles, Germanicus, Marc-Au- 
réle, Robert le Fort, Philippe-Auguste, Condé, Turenne, Moreau, Na- 
poléon I*, ont paru derridre l’ombre de Varus. Enfin, que des pélerins 
allemands, ay nombre académique de quarante, viennent «lésaitérer 
leur foi 4 l'une de nos sources saintes, nous ne nous inguiétans nulle- 
ment de leur passage :.ce n'est pas une invasion. La France conaait et 
pratique la liberté des priéres; elle ne dispute pas 4 Dieu }’ hospite- 
lité de ses églises. Elle a assez de générosité chrétienne et nationale 
pour laisser s’agenouiller 4 l'un des autels od elle a pu pleurer ses 
derniers malheurs, ceux mémes dont le fer a meurtri ou mutilé 
notre patrie. D’ailleurs, cette visite pieuse nous honore bien un 
peu: les Allemands viennent sur cette terre, qu’en 1870 ils di- 
saient profanc comme une Babylone et indigne d’étre babitée de 
Dieu, ils viennent reconnaitre. qu'elle a des sanctuaines ou Dieu 
se laisse approcher de plus prés par les mes. En somme, aveun 
de ces meidents ne vaut la peine que la France s'en occupe. Si nous 
avions 4 remarquer quelque chese dans les relations des deux pays, 
nous aimerions mieux recucillir les paroles pacifiques et amuicales 
pour la France que le prince impérial d’Allemagne a bien voulu 
prononcer a Cologne. Puissent ces paroles ¢tre une régle agréable i 
la politique de M. de Bismark ! La France le souhaite avec une sin- 
cérilé dont nul ne peut douter. 

La guerre civile qui dévasie le nord de l’Espagne a eu pour les 
earlistes, dans ces derniéres semaines, des coups graves et qui di- 
minuent leurs forces. La prise de la Seo d'Urgel, évidemment, res- 
serre autour d’eux le cercle de leurs adversaires. Leur courage ne 
parait pas amoindri par ces revers, il est vrai; don Carlos a tou- 
jours une armée, qu’abrite une forteresse de grandes montagnes ; 
et Espagne est la pays des choses extraordinaires: On ne saurait 
donc encore inférer de cette nouvelle que la lutte soit prés de s’a- 
chever. Au contraire, la guerre s'apaise en Herzégovine. Les insur- 
gés, voyant la Serbie et le Montenegro contenus, ont commencé a 
désespérer. Les Turcs ont débloqué Trébigne, et, si nos devons en 
croire les dépéches trop souvent contradictoires qui arrivent des 
bords du Danube et de Constantinople, leurs troupes pourraient, dés 
ce moment, parcourir librement tout Ic territoire de |'Herzégovine 
comme de la Bosnie. Que le bruit des armes cesse tout 4 fait dans ce 
fragile empire du sultan, et que, la paix ainsi rétablie, les consuls 
des grandes puissances assurent, dans leurs conferences avec Server- 


2060 QUINZAINE POLITIQUE. 


Pacha, un sort plus doux aux malheurcuses populations dont la 
Turquie opprime la race ou la religion, la France n’a pas d’autre 
désir a concevoir, dans ‘l'état actuel de sa fortune. Car Pheure n'est 
pas propice pour ellc; ses victoires de.Crimée n'ont plus de valeur 
que celle d’un souvenir; et, par malheur, une perturbation en 
Orient, comme la chute de l’empire turc, pourrait avoir aujour- 
d’hui son contre-coup jusque sur notre faible. frontiére : art et 
la force de M. de Bismark ont opéré de plus difficiles prodiges ! 

Nous laissons au temps le soi d’éclairer quelques-uns des my= 

téres qui couvrent ces troubles de l’Herzégovine. On a raconté dive- 
sement, 4 Londres, 4 Berlin, 4 Vienne et & Saint-Pétersbourg, I’or- 
gine de l’insurrection; et plus d'une fois, nous avons tressailli 
d’étonnement a entendre comment parlaient 4 Londres lord Russell 
et certains journaux anglais,‘ Berlin les interprétes de M. de Bis- 
mark, et ailleurs ceux du prince Gortschakoff. La Russie respec- 
tueuse de la paix turque, avec une réserve si Jalouse et lant de bonne 
volonté! L’Angleterre si disposée A laisser la Turquie se démen- 
brer, ou du moins se décomposer en autant de vassalités que de 
provinces ! L’Allemagne afféctant tant d’abnégation, et conjurant 
l’Autriche de recevoir sans crainte, sous sa paternelle autorité, ce: 
populations slaves qui veulent étre affranchies du musulman ! Assv- 
rément, ceux des journaux qui nous représentaient avec ces divers 
caractéres, nouveaux pour nous, l’opinion et la volonté de ces trois 
purssances, étaient bien propres 4 nous étonner. Nous le répétons : 
il est bon de laisser aujourd’hui sous leurs voiles ces choses étrar- 
gement curieuses de l‘Orient. Pour nous, nous avons eu les regard: 
toujours attachés sur Vienne. C'est 14 qu’on tenait les rénes des éve- 
nements. Si l'Autriche avait complaisamment cédé aux excitations 
qui l’encourageaient 4 se montrer ambiticuse, son ambition dor- 
nait le branle 4 celle de tous ces désintéressés ; et nous ne pensions 
‘pas sans frayeur aux compensations que toutes ces grandeurs, qui 
se prétendent encore incomplétes, ‘auraicnt pu réclamer dans wu. 
remaniement de la Turquie et de l'Europe. L’Autriche a vu le péni 
général et le sien : ellea gardé soigneusement sa neutralité, et, si 
elle a ainsi maintenu la paix en Orient, elle a garanti )’Burope d: 
plus d’un changement redoutable. C’est un service européen, don! 
la France, plus qu’aucun autre peuple, doit étre et sera reconnai~ 
sante 4 la sagesse politique du cabinet de Vienne. 

Pendant ccs combats et devant ces difficultés sur lesquelle 
lépée se léve partout d’un premicr mouvement, comme si le fer 
seul pouvait encore ou devait toujours les trancher, un congrés de 
savants, soit législateurs soit philosophes, se tient & la Haye et 
disserte sur les moyens d’éterniser la paix dans Vunivers. On 





QOUINZAINE: POLITIQUE. . . 1084 


sait comment, Pannée derniére, le congrés de Bruxelles, ot la 
Russie poyrtant. parlait de sa. voix puissante, a pu « codifier Jes 
lois de la guerre. » Nous craignons que celui, de.la Haye ne soit pas 
plus: heureux. Ses réves, nous le déclarons. volontiers, sent aima- 
bles, et nous pourrons — leur sourire un jour quand la France 
n’qura plus besoin de toute sa virilité pour réparer sa fortune ct 
pour sauver ce qui lui reste. d’existence, de, sécurité ou de gloire. 

Nous ne raillons pas ces songes : ¢ ‘est dans les mirages de l’utopie, 
Nous nous en souvenons, qu’a d’abord paru plus d’un des: biens.de 
notre civilisation moderne. Que Ie congrés de la Haye regoive nos 
hommages, mais qu'il nous permette de Jui refuser notre foi. En 
attendant la paix universelle et perpétuelle, la France fera bien. de 
fortifier son cceur par la pensée du danger, et d’habituer sa main 
au fusil comme a la charrue etd l’outil : Phumanité a été assez 
chére 4 la France; c’est au salutaire égoisme de la patrie d’étre 
aujourd’hui son seul devoir. Nous conseillerons donc aux, gens 
de-bicn rassemblés 4 la Haye de chercher courageusement le secret 
qui peut empécher d’ensanglanter les bornes des peuples et d’ar- 
racher & une nation une Alsace-Lorraine. Mais, en méme temps, 
nous suivrons avec plaisir nos manceuvres d’automne et nous féli- 
citerons nos réservistes de se préparer a ‘Pavenir, comme si les pa- 
cifiques de la Haye ne devaient jamais voir leurs lois bientaisantes 
couverner l'Europe ni méme I’Océanie ! 


-Aucuste Boucuer. 


L'un des gérants: CHARLES BOUNIOL. 


ee ee a me 


SARIS. - IMP. SIMON RAGON ET COMP., RUE WERFURTE, {. 


LETTRES INKDITES DE FSNELON 
Publides par l'abbé V. Vantagua. -~ Paris, ¥. Palmé, édil. 


Fénelon garde de nombreux admirateurs, de nombreux amis, en dépit 
d'une critique qui, pour mieux ‘exalter Bossuet, a prétenda voir dans sen 
rival un esprit chimérique et un novateur téméraire. Admirans l'évégne 
de Meaux, ne lui égalonas méme personne; laissons-le, si j’ose ainsi 
parler, dans l’isolement sublime d'une gloire incomparable; mais, en 
méme temps, godtons chez Fénelon un sens exquis, des talents, des 
graces et des vertus qui élévent notre 4me en Ia charmant. Ni en hittére- 
ture, ni ailleurs, (envieuse pauvreté d'un exelusif amour ne vant rien; 
unissons dans notre religieux enthousiasme Bossuel et Fénelon récoenct 
liés, et disons de l'un et de l'autre : Ce sont deux puissants dieuc... 

Le petit volume que M. l’abbé Verlaque vient de publier sera bien rega, 
je pense, des admirateurs de Fénelon, car it achéve de nous te faire con- 
naitre sous un de ses aspects les plus intéressants et a l'une des épogues bes 
moins étudiées de sa carriére. Avant d'étre le précepteur du duc de Bour- 
gogne, avant de s’asseoir sur le siége arehiépiscopal et princier de Cambrai, 
avant de soulenir contre Bossuet cette lutte infatigable, ardente, subtile par- 
fois, ot la dé.aite fut triomphante 4 envi d‘une victoire, Fénelon avait été 
missionnaire dans ta Saintonge et dans le Poitou; lui-méme, dans la plupart 
des lettres que nous annongons, rend compte de ses travaux apostoliques 
4 la duchesse de Beauvilliers et surtout au marquis de Seignelay, minis- 
tre de la marine. C'est dans les années qui suivirent la révocation de l’édit 
de Nantes, et auprés des protestants atteints par cette rigoureuse mesure, 
que Fénelon exerca son zéle. Les réformés, nombreux encore dans nos 
provinces de l’Uuest, étaient en proie 4 d’dpres ressentiments, 4 d’impla- 
cables. coléres; se faire écouter d’ewx, lea amener 4 godter, a embrasser, 
par la seule force de la persuasion, la doctrine catholique, était une 
ceuvre malaisée ; 4 peine pouvait-on se promettre quelque succés; Féne- 
lon et ses collaborateurs, Fleury, Langeron et plusieurs autres, tentérent 
cependant I’entreprise, et souvent ils réussirent. La méthode qu’ils adop 
térent est celle qu’ont suivie les docteurs et les saints, celle qu’en c 
temps-l4 Bourdaloue suivait dans ses missions du Languedoc et des Cé 
vennes. Fénelon traita les protestants de l'Aunis et du Poitou comme 
saint Augustin avait traité les donatistes; ses charitables ménagements 
le firent méme accuser d’une condescendance excessive par des hommes 
irréfléchis ou emportés. A l'aide de ces ménagements et par un habile tem- 
pérament de douceur et d'énergie, le jeune missionnaire surmonta des 
obstacles contre lesquels d'autres se fussent brisés, et réconcilia avec 
l'Eglise des populations qui depuis lors lui ont gardé une constante et 
courageuse fidélité. Comme I'a remarqué le cardinal de Bausset, ce sont 
ces populations qui, 4 ta fin du dernier siécle, ont montré au catholicisme 
proscrit l'attachement le plus ferme et le plus intrépide : la Vendée s’est 
rangée en armes autour des autels que Fénelon avait relevés! 

Parmi les lettres jusqu’é présent inédites de l’apétre du Poitou et de 
la Saintonge, M. l’abbé Verlaque en a inséré plusieurs que lon connaissait 
déja. J'indiquerai entre autres une lettre 4 la duchesse de Noailles et une 
4 la marquise d’Aligre. Cette légére critique — cette vétille, si l’en veut. 
— laisse. au recue | de M. Verla jue tout son mérite. Ces lettres, que je 
connais, que je godte depuis longtemps, sont comme de vieux amis qu'on 
ne se lasse pas de rencontrer; pourrais-je me plaindre de !'éditeur qui 


me lesa fait lire une fois de plus ? 
Avcostix Larcenr. 
Prétre de l’Orateire. 





VARNA 


FRAGMENT D'UNE HISTOIRE DE LA GUERRE DE CRIMEE 


I. Idée premiére d’une attaque contre Sébastopol. — II. La Dobroudscha. — 
lif, L’incendie de Varna. — IV. L’embarquement. 


Le 23 juin 1854, le jour méme ow le prince Gortchakof levait le 
siége de Silistrie, l’empereur Napoléon Ill adressait, de Saint-Cloud, 
au maréchal de Saint-Arnaud, 4 Varna, une lettre dont le ton n’é- 
tait ni satisfait ni satisfaisant. L’empcreur, en effet, reprochait au 
maréchal d’avoir négligé l’occasion de jeter les Russes dans le Da- 
nube; puis, comme il était absolument nécessaire de faire quelque 
chose, de frapper un coup avant la fin de la campagne, il nommait 
vaguement deux objectifs entre lesquels on pouvait choisir : Anapa 
ou la Crimée. Huit jours aprés, le 4° juillet, le maréchal Vaillant, 
ministre de la guerre, expédiait au général en chef de l’armée fran- 
caise un télégramme ainsi congu : « En admettant que le siége de 
Silistrie soit levé, restez dans le voisinage de Varna et ne descendez 
pas au Danube. On veut que l’armée soit toujours préte a étre em- 
portée par la flotte. » Que signifiait ce laconisme énigmatique? A 
Londres, on était bien autrement explicite, parce qu’on y avait une 
résolution fortement prise. La retraite des Russes 4 peine connue, 
des instructions précises avaient été adressées 4 lord Raglan, le 
29 juin, par les ministres de la reine. Il lui était interdit expressé- 
ment d’entrer dans la Dobroudscha et de poursuivre |’ennemi au 
dela du Danube. De toutes les expéditions possibles, aucune, aux 
yeux du gouvernement anglais, n’était ni mieux indiquée ni plus 

m. sin. T. LXIv (c* pe La coiect.). 6* uv. 25 Seprensae 1875. 0 


4084 VARNA. 


nécessaire que le siége de Sébastopol. Pour mener a bien cette en- 
treprise capitale, il fallait surtout la mencr promptement, prévenir 
l’arrivée des renforts ennemis, et, par conséquent, se concerter au 
plus vite avec le maréchal de Saint-Arnaud et les commandants des 
flottes. Un corps turc, commandé par des officiers francais et an- 
olais, serait chargé d’occuper l’isthme de Pérékop, tandis qu'une 
flottille, passant de force le détroit d’léni-Kalé, intercepterait les 
communications de la Russie avec la Crimée par la mer d’Azof. Il 
n’y aurait qu’une disproportion évidente entre les forces de l’attaque 
et celles de la défense qui pourrait empécher I’exécution de ce grand 
projet; nulle autre considération ne saurait entrer en ligne de 
compte. Si, aprés un mur examen, lord Raglan et le maréchal de 
Saint-Arnaud s’accordaient cependant pour le juger impraticable, 
alors seulement les alliés devraient se rabattre sur les seules posi- 
tions maritimes que les Russes n’eussent pas évacuées en (ir- 
cassie, Anapa et Soukoum-Kalé. En méme tenips, un corps oite 
man, débarqué sur le point le plus favorable, ferait sa jonction 
avec les montagnards indépendants du Caucase, les Tcherkesses de 
Schamyl, et marcherait avec eux sur Tiflis que menacerait, de son 
cété, Parmée turque d’Asie, réorganisée par de bons chefs, renforcév 
dans son effectif, et relevée moralement de ses trop nombreux échecs. 

En faisant communiquer ces instructions au gouvernement fran- 
cais par son ambassadeur, le gouvernement de la reine demandail 
qu'il en fat envoyé de telle sorte au maréchal de Saint-Arnaud que 
le concert put s’établir sans retard entre lord Raglan et lui. Mais. 
par une fatale coincidence, M. Drouyn de Lhuys recevait en méme 
temps du baron de Hibner, ambassadeur d’Autriche, l’annonce de 
entrée prochaine des Autrichiens en Valachie, avec le souhait, suf 
fisamment exprimé, du concours effectif des armées auxiliaires. 
« Je n’ai pris aucun engagement positif, écrivait au comte Wa 
lewski, 4 Londres, le ministre des affaires étrangéres; mats j’al 
laissé espérer que le voeu du cabinet de Vienne pourrait étre rem- 
pli. » Et il ajoutait, en soulignant les mots : « L’empereur le déstre 
beaucoup. » Grand était donc l’embarras du gouvernement frang¢ats. 
d’autant plus qu’au plan de Londres et au plan de Vienne il fallait 
ajouter un plan personnel au ministre de la guerre. Laissant les 
Autrichiens et les Turcs tenir téte aux Russes dans les Principautés. 
Je maréchal Vaillant aurait eu l'idée de porter par mer les alliés sur 
Akerman, sur Odessa ou méme sur Pérékop, et d’appeler en méme 
temps, par le littoral dela mer Noire, dans la presqu’ile de Taman. 
en face de Kertch, Schamy] et ses Tcherkesses. C’edt été la prépara- 
tion d’une expédition ultérieure en Crimée. Quant 4 faire attaquer 
par les troupes anglo-frangaises Anapa et Soukoum-Kalé, le minis- 








VARNA. 1085 


tre de la guerre y répugnait fort, parce qu’il voulait, avant tout, 
rester en communication avec l’Autriche. [Il avait méme une forte 
tendance 4 souscrire, comme l’empereur, au voeu du cabinet de 
Vienne, sans renonccr 4 prendre une expédition en Crimée pour fin 
derniére. Tel était ce plan oscillant, mal équilibré, dont le seul mé- 
rite, politique bien plus que militaire, était d’essayer un accord, 
unc transaction entre les vues trés-opposées de l’Angleterre ct de 
)Autriche. A Vienne, l’intérét supréme était qu'il n’y et jamais 
plus de soldats russes dans les Principautés ; il était essenticllement, . 
4 Londres, dans la destruction de la flotte russe et de Sébastopol. 
La Crimée! L’empereur ct le maréchal de Saint-Arnaud l’avaient 
Yun et l’autre quelquefois, sans doute, entrevue dans leurs réves. 
Au mois de janvier 14854, le général Baraguey-d'Hillicrs, alors am- 
bassadeur 4 Constantinople, avait été invité 4 fournir, sans délai, 
toutes les informations « dont le gouvernement aurait besoin en cas 
d’une attaque contre Sébastopol.» En effet Sebastopol était l'un des 
termes mal définis entre Iesquels flottaient les instructions vagues 
que l’empereur avait remises, le 12 avril, au maréchal de Saint- 
Arnaud. « La Crimée! s’écriait le maréchal au moment de s’em- 
barquer 4 Marseille, la Crimée! c’est un joyau; j’en réve, et j’es- 
pére que la prudence ne me défendra pas de l’éter aux Russes. » 
Plus tard, il écrivait de Gallipoli, le 3 juin, 4 Pun de ses fréres: 
« Je me meurs d’envie de voir Sébastopol, parce que j’ai dans l’idée 
qu’il y a quelque chose a faire par la. » Mais le méme jour, avec 
son autre frére, il ajoutait ce correctif : « La Crimée était mon idéc 
favorite ; j’ai pali sur ses plans. J’ai envisagé d’abord cette conquéte 
comme un sérieux ect beau coup de main; mais j'ai vu les embar- 
quements et les débarquements, ct je dis que, pour faire une des- 
cente en Crimée, 1! faut de longs préparatifs, une campagne entiére, 
eent mille hommes peut-étre, et toutes les ressources des flottes fran- 
caises et anglaiscs réunies, plus mille transports du commerce. » 
Le 9 juillet enfin, répondant 4 la lettre impériale du 23 juin, il di- 
sait expressément : « Votre Majesté, pénétrée comme moi de la né- 
cessité de frapper un coup, de faire quelque chose cette campagne, 
parle de la Crimée et d’Anapa. J'ai dit 4 ’empereur, au sujet de la 
Crimée, toute ma pensée, celle de lord Raglan, celle des deux ami- 
raux. Pour entreprendre une grande chose, il faut de grands 
moyens; nous n’en possédons aucun‘. Depuis six mois, on de- 
mande de tous cétés au ministre de la marine des chalands, des 
canonniéres, des bateaux plats, etc., enfin les moyens de débar- 
quement indispensables a une armée opérant devant un ennemi 


4 Souligné doublement. 


4086 VARNA. 


fort et sur ses gardes. Le ministre a répondu, il y a huit jours, 

dans unc lettre qui a été mise sous mes yeux par |’amiral Hamelin, 

que la question était a l'étude. Sire, il faut une année de préparatifs 
pour pouvoir faire en Crimée une descente qui ait quelque chance 
de réussite. » C’était donc sur Anapa qu'il portait ses vues. Lord 
Raglan se proposait d’y envoyer huit ou neuf mille hommes, quinze 
piéces de campagne et huit de siége. Il y aurait vingt mille Fran- 
cais avec trente bouches a feu; réduit méme 4 cet effectif, le corps 
expéditionnaire ne pouvait étre transporté par les escadres réunies 
des vice-amiraux Hamelin et Bruat, si l’on n’y joignait pas dix gros 
batiments 4 vapeur; de plus, il fallait attendre encore un mois 
trente chalands que Je maréchal faisait construire 4 l’arsenal de 
Constantinople. « Que Votre Majesté, ajoutait-il, veuille bien juger, 
d’aprés les préparatifs que nécessitera une petite expédition contre 
Anapa, de ce qu’il faudra employcr contre la Crimée. Maintenant 
les événements, qui marchent toujours pendant que nous écrivons, 
nous permettront-ils d’agir contre Anapa? Personne ne peut le dire; 
mais nous nous préparons. Depuis le 23 juin ils ont marché, et il y 
a loin de Varna 4 Paris. Votre Majesté en sait probablement plus 
que moi sur les intentions de l’Autriche; elle sait sans doute aussi 
que le gouvernement autrichien vient de faire un pas de plus vers 
nous. Le major Kalik a été désigné pour se rendre au quartier géné- 
ral d’Omer-Pacha, s’entendre et conférer avec les commandants en 
chef des armées alliées sur les opérations ultérieures. Lord Raglan 
ct moi nous l’attendons. C’est 4 la suite de cette conférence que nous 
pourrons décider ce que nous devrons sagement faire. Lord Raglan 
n'est pas plus que moi enclin a aller chercher des fiévres sur les 
bords du Danube. » 

En ce moment méme, Ies alliés couraient, sans s’en douter, le 
risque d’y étre entrainés malgré eux. Le commandant du corps de 
Routchouk, Hassan-Pacha, croyant que Djourdjevo était & peu prés 
complétement évacué par les Russes, avait fait passer des troupes 
dans l’ile de Mokano, et commengait 4 débarquer, le 7 juillet, sur 
Ja rive gauche, lorsqu’il vit arriver sur lui toute une division, com- 
mandéc par le général Soimonof. La lutte la plus acharnée s’eng 
gea pour ne finir qu’avec le jour. Les pertes des deux cOtés étaient 
considérables; mais les Turcs avaient gardé leurs positions et les 
Russes, qui s’étaient vainement efforcés de les jeter dans le fleuve, 
abandonnérent pendant la nuit le champ de bataille, pour rentrer 
a Djourdjevo. Emu des suites graves que cette affaire, si elle avait 
mal tourné, aurait pu avoir, Omer-Pacha défendit 4 ses lieute- 
‘as cc solreprende aucun mouvement offensif sans ses ordres 
ormels. 














VARNA. 1087 


A Varna, le quartier général du maréchal de Saint-Arnaud était 
devenu comme un petit congrés militaire. On y voyait une cinquan- 
taine de chefs tcherkesses, cunduits par un lieutenant de Schamyl, 
un naib; mais ces guerriers, qui ne demandaient que des armes et 
de la poudre, paraissaient peu disposés 4 descendre de leurs mon- 
tagnes pour se battre en plaine, et surtout 4 se joindre aux Turcs 
qu'ils n’aimaient pas. On y voyait un officier autrichien, le lieute- 
nant-colonel de Loeventhal', accrédité auprés du maréchal et de 
lord Raglan par le général de Hess, commandant des forces autri- 
chiennes en Transylvanie. Les généraux alliés étaient obligés de se 
tenir avec lui sur la réserve : lord Raglan n’avait pas encore recu 
Jes instructions que son gouvernement lui avait expédiées le 29 juin; 
le maréchal attendait les ordres que je télégramme du 4* Juillet 
lui faisait seulement pressentir. « Ces ordres, quels qu’ils soient, 
me rendront heureux, écrivait-il le 14 juillet, parce qu’ils apporte- 
ront une donnée certaine au milieu d’une situation dont le vague © 
et l’incertitude dépassent la mesure et forment le probléme le plus 
singulier qui se soit peut-étre produit dans Vhistoire de la guerre: 
c'est celui que présentent quatre armées? parfaitement indépen- 
dantes l’une de l’autre, marchant vers un but politique qui n’est pro- 
bablement pas le méme pour toutes, en sorte qu’il n’est pas permis 
de dire 4 l’avance qu’une ligne militaire commune soit possible : le 
tout en présence d’une urgence qui se définit par un reste de sept 
semaines de beau temps. » | 

Trois jours plus tard tout s’éclairait. Lord Raglan avait ses dépé- 
ches, il les communiquait 4 son collégue; celui-ci, que son gou- 
vernement laissait sans ordres précis, lisait avidement les instruc- 
tions anglaises, s’en emparait et tout d’un coup les faisait siennes. 
Le 48 juillet, lord Raglan, les vice-amiraux Hamelin et Bruat, le 
vice-amiral Dundas et le contre-amiral sir Edmund Lyons, s’assem- 
blaient chez le maréchal. Le premier déclarait que les dépéches re- 
cues et communiquées par lui 4 la réunion apportaient, a son sens, 
Vordre d’attaquer Sébastopol; parmi les marins, le vice-amiral 
Bruat et sir Edmund Lyons étaient de cet avis; les deux autres hé- 
sitaient ; le maréchal s’associait 4 lord Raglan, et l’attaque de Sé- 
bastopol était décidée. « Les résolutions auxquelles le conseil réuni 
chez moi s’est arrété doivent étre considérées comme définitives, 
écrivait, le lendemain, le maréchal; j’applique toute mon activité 
ct tous mes soins a préparer leur exécution. Je n’ai pas, 4 beaucoup 
prés, sous la main tous les moyens matériels nécessaires pour ren- 


1 Le colonel de Kalik était resté auprés d’Omer 4 Schumla. 
2 L'armée francaise, l'armée anglaise, l'armée turque et ]’armée autrichienne. 


1088 VARNA. 


dre certain le succés d’une opération dont la préparation eit exis: 
dcs mois entiers dans des circonstances ordinaires, mais j'ai invo- 
qué le concours des amiraux de Tinan [au Pirée] et Dubourdien |a 
Toulon], et j’espére réunir en temps utile assez de ressources pour 
pouvoir agir dans de bonnes conditions. » Le 19, le général Canro- 
bert, le colonel Trochu, le colonel Lebceuf, le commandant du génie 
Sabatier, s’embarquaient 4 bord du Caradoc avec le général sit 
George Brown, le licutenant-colonel d’artillerie Lake, le capitaine tu 
génie Lovel, et le capitaine Wetterall. Cette commission, d'aprés ce 
qu’on laissait entendre, allait reconnaitre les bouches du Danute. 
Odessa, la Crimée, Anapa et toute la céte d'Abasie ; en fait, son seul 
objectif était Sébastopol. Le Caradoc rejoignit les escadres moul- 
Iées plus au nord, dans la rade de Baltchik, qui était meilleureque 
celle de Varna. Le vice-amiral Dundas et le vice-amiral Brut 
s étaient chargés de diriger ensemble la reconnaissance avec dou: 
vaisseaux de ligne. Le 20, 4 bord du Montebello, le colonel Trochu 
écrivait au maréchal : « J’ai trouvé l’amiral Hamelin dans les idées 
sages et réfléchies qui lui sont habituelles. Les amiraux Dundas ¢ 
Lyons semblent tous deux avoir été conseillés par Ja nuit qu : 
suivi la conférence; ils doutent ct sec montrent tout & la fois plu 
circonspects et plus froids. L’amiral Bruat est plein, par continu 
tion, d’une ardcur juvénile. C’est lui qui nous conduit a Sébasle- 
pol, et il est bien 4 regretter que les amiraux ne s’en soient pas it 
nus 4 leur premiére idée de n’y envoyer que deux vaisseaus i 
vapeur : nous aurions certainement entendu quelques coups de ¢- 
non. Dans tous les cas, nous nous approcherons de terre dans de 
conditions de sécurité telles que nous y verrons, je l’espére, tn 
clair. Nous partons, monsieur le maréchal, sans parti pris, ade 
de trouver ct de vous rapporter la vérité, pénétrés de importa 
des renscignements que nous allons recueillir et disposés a vw! 
grandir l'objet de l’entreprise plutét que les difficultés quelle! 
frira. » : 

L’empereur Napoléon IMI était a Biarritz lorsqu’il avait recul: 
lettre ot le maréchal de Saint-Arnaud démontrait, par |impr 
tance des préparatifs commencés pour la petite expédition d Anaps. 
l'impossibilité d'une grande expédition contre Sébastopol, et lem 
pereur avait écrit au maréchal Vaillant qu’il fallait envoyer les or 
dres pour Anapa, puisque c’était la seule chose 4 faire ; mais dats 
l’entrefaite arrivait 4 Paris, le 1° aout, la lettre du 49 juillel, bet 
différente, toute sur Sébastopol, et le ministre de la guerre s er 
pressait de télégraphier au maréchal en ccs termes : « Vous voule: 
et pouvez faire mieux ; exécutez donc ce qui aura été décidé par I 
conseil de guerre. » Quatre jours aprés, il lui adressait, dans ut 











VARNA. 1089 


dépéche écrite, la confirmation de son télégramme, et il ajoutait : 
« Le grand éloignement ot se trouve |’empereur de ses ministres 
améne dans les instructions que nous donnons ou que nous rece- 
vons un certain vague et des contre-ordres dont il est impossible 
que vous ne soyez point un peu victime. Ainsi l’empereur parlait 
d’Anapa seulement, et nous avions déja 4 Paris la lettre ot vous 
expliquiez que l’expédition de Crimée était résolue. Je suis enchanté 
qu'il en soit ainsi : Anapa ne menait a rien. » | 


I] 


Le 5 et Ic 6 juillet, aux environs de Varna, le maréchal de Saint- 
Arnaud et lord Raglan avaient fait successivement 4 Omer-Pacha les 
honneurs de deux belles revues; trois divisions frangaises, la pre- 
miére, la troisiéme et la quatriéme, y,avaient figuré avec leur ar- 
tillerie, le premier jour; le lendemain, c’était la brigade des gar- 
des, grenadicrs, fusiliers, cold-stream, ct la brigade écossaise, qui 
formaicnt ensemble, sous les ordres du duc de Cambridge, la pre- 
miére division de l’armée anglaise. On avait applaudi également les 
highlanders et les zouaves. Les troupes étaient magnifiques, pleines 
d’entrain. Il n’y avait pas-beaucoup de malades dans les hdpitaux, 
mais dans les camps il fallait déja compter avec les malingres. 
Certaines conditions de climat et d’alimentation commencaient a 
influer, parmi les Frangais notamment, sur Ja santé générale. Les 
hommes faisaient abus de fruits encore verts, ct sur le plateau de 
Franka, les chaudes journées étaient suivies de nuits trés-fraiches. 
Vers la fin de juin, 4 Varna, le médecin en chef de l’hdpital avait 
constaté un premier cas de choléra foudroyant; il y en eut un se- 
cond, le 3 juillet. On apprenait en méme temps que le fléau s’était 
montré en Provence, et que sur des batiments partis de Marseille 
ou de Toulon il avait déja fait des victimes. Un bataillon du 5° léger, 
embarqué pour |’armée d’Orient, avait ainsi perdu sept hommes 
pendant la traversée. L’affreux mal semblait marcher par étapes: 
le Pirée, Gallipoli, Constantinople, Andrinople, étaient successive- 
ment frappés, Gallipoli surtout, avec une violence extréme. Le duc 
d’Elchingen, qui avait signalé le premicr sur ce point l’apparition 
du terrible ennemi le 7 juillet, atteint lui-méme le 15, mourait 
le 14; le 17, le général Carbuccia était emporté en quelques heures ; 
dans la scule journée du 19, on comptait quarante-trois morts. En 
dix-sept jours, sur un effectif moyen de 7,800 hommes, la garnison 





4000 “VARNA. 


de Gallipoli en avait perdu 234; au Piree, en dix jours, la brigade 
Mayran se trouvait diminuée de 105 hommes. 

Le danger, 4 Varna, n’était pas 4 beaucoup prés aussi grave; 
jusqu’au 19 juillet il n’y avait pas eu plus d'une trentaine de cas 
bien dessinés; mais partout on constatait des symptémes avant- 
coureurs de l’épidémic. Existait-il quelque moyen de soustraire 
l’armée A cette fatale influence? Le 49 juillet, le maréchal de Saint- 
Arnaud décida subitement une expédition dans la Dobroudscha, 
comme il avait décidé, la veille, l’expédition de Crimée. L’action, 
le mouvement, lui semblait le meilleur des préservatifs pour la 
santé des troupes, qui avaient d’ailleurs besoin de se refaire aux 
habitudes et aux fatigues de la marche; en outre, a la veille dela 
grande affaire qu’il était important de tenir secréte le plus long- 
temps possible, il fallait donner le change aux Russes et les retenr 
hors de la Crimée par la préoccupation d’une attaque 4 souteair 
sur le Danube; enfin, le maréchal voulait cssayer une troupe 
nouvelle qui était de son invention et qu’il avait appelée d’un nom 
superbe, les spahis d’Orient. 

Il y avait dans les armées turques, 4 la suite des troupes régu- 
liéres fournics par le nizam et le redif, une tourbe de gens de pied 
ou de cheval, sans organisation, sans consistance, sans discipline, 
qu’on nommait les baschi-bouzouks; c’étaient des hommes qui, 
sans étre soumis 4 l’incorporation dans les cadres, devaient néat- 
moins 4 |’Etat, personnellement et 4 leurs frais, le service de 
gucrre; comme ils étaient pour la plupart Asiatiques, Ie plus grand 
nombre s’étaient rattachés a4 l’armée d’Asie et n’avaient pas peu 
contribué 4 ses nombreuses disgréces; mais on pouvait compter 
qu'il y en avait de 20 4 30,000 a l’armée de Bulgarie. Faire de ces 
irréguliers, sous des officiers francais, une cavalerie analogue aux 
cosaques et suffisante pour escarmoucher contre eux, telle était une 
des idées favorites du maréchal de Saint-Arnaud, et pour la tra 
duire en fait il avait demandé qu’on lui envoyat d’Algeérie le géne- 
ral Jusuf. Omer-Pacha tenait fort peu sans doute a ses baschi- 
bouzouks ; mais c’était des vrais croyants, souvent des fanatiques, 
4 faire passer sous le commandement des giaours; il y avait quel- 
que danger a tenter l’aventure ; sur l’insistance du maréchal, Omer, 
aprés quelque hésitation, finit par l’autoriser. L’armée francaise 
avait aussi une certaine espéce de baschi-bouzouks a sa suite, des 
aventuriers plus ou moins militaires de toute race et de tout pays. 
d’anciens officiers tombés par leur faute dans la triste condition du 
retrait d’emploi ou de la réforme. Le général Jusuf, avec l’agrément 
du maréchal, trouva la-dedans des cadres pour ses baschi-bouzouks 
de naissance; mais, dans les grades élevés on eut soin de n’ad- 








VARNA. 4004 


mettre que des officiers en activité de service et que d’honnétes 
gens dans les emplois comptables. Il y eut, le 9 juin, un arrété du 
maréchal portant organisation, sous le nom de spahis d’Orient, 
d’un corps provisoire de cavalerie légére indigéne en huit régiments 
a quatre escadrons de 128 chevaux, tout compris; le cavalier de- 
vait avoir par jour un franc de solde et quatre kilogrammes d’orge 
pour son cheval. Des hommes 4 qui le gouvernement turc ne don- 
nait rien furent séduits par cette munificence : le 6 juillet, le chif- 
fre des spahis incorporés s’élevait 4 2,427 hommes distribués en 
six régiments, et qui, par les soins de l’artillerie, furent bientét 
armés de fusils et de lances. « J’avais cru, écrivait, trois jours 
aprés, le maréchal 4 l’empereur qui trouvait cette institution bien 
couteuse, j’avais cru que les baschi-bouzouks étaient des bandits : 
ce sont des soldats qui, avec le général Jusuf et ses officiers, se 
montrent obéissants, disciplinés et pleins de bonne volonté. Sa Ma- 
jesté ne perdra pas de vue que j’ai trés-peu de cavalerie et que les 
Russes en ont une considérable et trés-bonne. Je ne peux pas érein- 
ter mes cing régiments en les opposant aux nuées de cosaques que 
les Russes jetteront autour de moi: ce sont les spahis d’Orient, 
bien commandés ct braves, soutenus par le régiment de cavalerie 
turque mis 4 ma disposition, que je leur opposerai avec avantage. 
Le général Jusuf a aujourd’hui prés de 3,000 cavaliers bien montés 
qui ont autant d’ordre que les spahis d’Afrique en avaient aprés six 
mois d’organisation. » 

L’ordre général signé par le maréchal de Saint-Arnaud, le 19 
juillet, disait en termes exprés que les spahis d’Orient allaient se 
porter dans la Dobroudscha pour y faire une reconnaissance, et 
qu’afin d’appuyer ce mouvement, les trois premiéres divisions de 
Yarmée se mettraient successivement en marche du 21 au 23. La 
premiére devait se rendre 4 Mangalia, y prendre position, et de ce 
point échelonner trois bataillons jusqu’a Kustendjé ow serait en- 
voyé un régiment qui pourrait méme, au besoin, étre poussé de 
deux marches en avant. La deuxiéme avait pour ordre d’occuper 
Bazardjik, et la troisiéme Kostoudscha, en éclairant, 4 une marche 
plus loin, celle-ci par une brigade, la route de Silistrie, celle-la par 
des bataillons détachés, les routes de Silistrie, de Rassova et de 
Mangalia. Un escadron de hussards et un convo: d’arabas, chariots 
du pays attelés de boeufs ou de buffles, étaient attachés 4 chacune 
des trois divisions ; la quatriéme, qui ne marchait pas, devait re- 
cueillir leurs malingres prés de son campement. D’aprés le tracé de 
leur itinéraire, la deuxiéme et la troisiéme ne s’éloignaient pas 
beaucoup de Varna, et l’une d’elles au moins ne quittait pas du tout 
la région boisée qui était parfaitement salubre ; seule, la premiére 


4092 VARNA. 


et les spahis d’Orient allaient toucher cette terre de mauvais re- 
nom, la Dobroudscha proprement dite, mais la toucher seulement; 
avant le 5 aout, tout devait étre fait et achevé. 

Limité au nord et a l’ouest par le Danube, par la mer a I'est, au 
sud par les fossés dits de Trajan, le quadrilatére irrégulier qu 
porte le nom de Tatarie Dobroudscha serait, par la richesse de so 
sol alluvial, la plus féconde ct la plus admirable des terres, si da 
travaux intelligents, sailgnant les marécages, plantant des arbre. 
chassant du méme coup les fiévres paludécnnes, y ramenaicat h 
population avec la culture. C’était et c’est encore malheureusement 
une contrée malsaine, inculte, & peu prés déserte, sans giles ¢: 
sans routes. Les Russes ne s’y étaient aventurés qu'un momeil, el 
e’étail leur extréme arriére-garde qu’on allait chercher pareille- 
ment a l’aventure. 

L’infanterie de la premicére division, moins le 1“ régiment & 
zouaves, commenca son mouvement le 21 juillet; le lendemain lk 
spahis la rejoignirent et prirent la téte de la colonne. Comme k 
général Canrobert était parti avec la commission chargée de recon- 
naitre les abords de Sébastopol, le général Espinasse faisait prov- 
soirement fonction de divisionnaire, et le colonel Bourbaki con- 
mandait 4 sa place la premiére brigade. Le 23, le maréchal cru 
devoir modifier ses instructions du 19. Le 4°" de zouaves et les v- 
vres devaient étre transportés par mer 4 Kustendjé ot toute la dit- 
sion avait ordre de se réunir afin de soutenir le général Jusuf: | 
deuxiéme allait appuyer de Bazardjik sur Mangalia, et la troisiem 
de Kostoudscha sur Bazardjik. 

Cependant les plus tristes nouvelles ne cessaient d’arriver 3 
quartier-général, de Constantinople, du Pirée, de Gallipoli surlou. 
D’aprés le rapport général du médecin inspecteur Michel Lév,, | 
chiffre des malades, dans tous les hépitaux de l’armée, avail ple 
que doublé depuis le commencement du mois ; du 416 au 22 jul. 


il y était entré 696 cholériques dont 276 étaient morts. A \aw | 


méme, le mal empirait. Du 22 au 23, pour un nombre égal & 
quarante cas par viggt-quatre heures, il y avait eu le premier jou 
14 morts, le lendemain 27. « Ces nouvelles conditions de |'élal 
nitaire, écrivait le maréchal au ministre de la guerre, le 24 juille. 
sont un motif de plus pour que je me félicite du mouvement qu op 
rent aujourd’hui les trois premiéres divisions de l’armée, puis} 
aura pour avantage de les soustraire momentanément a ]'influene 
cholérique qui s’exerce ici. » 

Le 28 juillet, la commission qui avait été chargée de faire da 
les eaux de Sébastopol une reconnaissance maritime et mililar 
était de retour 4 Varna; aussitét lord Raglan, sir Edmund Lyot. 











VARNA. 1095 


sir George Brown, les généraux Canrobert, de Martimprey et le co- 
lonel Trochu se réunissaient chez le maréchal. A lunanimité les 
commissaires déclaraient que le grand projet était réalisable avec 
chance de réussir; mais, d’autre part, pouvait-on et devait-on 
laisser Omer-Pacha livré sur lc Danube 4a tous les entrainements 
d’une force dont la direction lui échappait et d'un cours d’événe- 
ments qu'il n’était pas en état de régier seul, alors que l’appui mo- 
ral et matériel des colonnes autrichiennes paraissait devoir !ui faire 
encore pour quelque temps défaut? Telle fut la question que sou- 
mit le maréchal de Saint-Arnaud a la conférence. Les opinions se 
partagérent comme elles se partageaient entre les cabinets de Paris 
et de Londres, les Anglais s’occupant moins de |’Autriche, du Da- 
nube et d’Omer-Pacha que de Sébastopol, tandis que, sans négliger 
Sébastopol, les Frangais prenaient plus de souci d’Omer-Pacha, du 
Danube et de l’Autriche. Aprés avoir entendu les uns et les autres, 
lord Raglan ct le maréchal décidérent que les appréts d’une descente 
en Crimée seraient poussés avec une nouvelle ardcur. C’était quinze 
jours 4 passer encore. « D’ici-la, écrivait au maréchal Vaillant le ma- 
réchal de Saint-Arnaud, les événements qui auront marché sur le 
Danube auront parlé et décidé la direction de nos mouvements. 
Cette politique de la guerre d’Orient, toujours incertaine, toujours 
expectante, déconcerte beaucoup d’esprits ardents, aiguise toutes 
les impatiences, et je suis assuré qu'elle fait gloser en Angicterre 
et en France ; mais cette incertitude, qui a pesé si lourdement sur 
les négociations avant la guerre, pése non moins lourdement sur la 
guerre elle-méme, par la raison que les armées alliées ont été con- 
stituées d’abord pour étre les auxiliaires de la diplomatie dont ellcs 
partagent le sort. Elles ne seront organisées pour faire la guerre 
offensivement, a grande distance, en brusquant les événements, que 
trop tard pour qu’elles puissent promptement mettre fin a la crise. 
La prise de Sébastopol, réalisée par une courte apparition qui n'est 
pas sans analogie avec un coup de main, est le seul moyen qui s’of- 
fre 4 nous de sortir d’une situation si pénible pour tout le monde. 
L’état de choses sur le Danube, le choléra, le parc de siége [que je 
n’ai pas encore], nous permettront-ils de le saisir dans une pé- 
riode de quinze jours aprés laquelle il sera trop tard? C’est ce que 
vous apprendront mes premiéres dépéches. » A la fin de cette lettre 
et dans une autre datée du méme jour, 29 juillet, le maréchal don- 
nait au ministre quelques nouvelles de la reconnaissance dirigée 
par le général Jusuf vers la Dobroudscha : « L’état sanitaire des 
trois divisions qui font en ce moment au nord de Varna la prome- 
nade militaire dont je vous ai rendu compte cst satisfaisant, disait- 
il, et tout indique que ce déplacement déterminera les effets favo- 


1094 VARNA. 


rables que j’en attendais. Le général Canrobert part ce soir pour 
aller reprendre le commandement de sa division ct donner les 
ordres d’ensemble pour le retour. » Aprés avoir expédié son cour- 
rier, le maréchal s’embarquait pour Constantinople afin d’y hater, 
par sa présence, l’achévement des chalands et de tous les engins 
destinés 4 l’expédition d’Anapa naguére, et qui, de ce projet mort- 
né, avaient passé comme un legs & |’entreprise naissante de S- 
bastopol. 

Parti de Varna le 29 juillet, le général Canrobert débarquail, le 
31, 4 Kustendjé. fl y trouvait sa division frappée, mutilée, luttant 
sans espoir contre un ennemi sans pitié. La chaleur, la fatigue, le 
manque d’eau, peut-¢ttre l’insalubrité du sol avaient combattu pour 
le choléra, qui, depuis Franka, marchait dans ses rangs, spectre 
invisible, attendant, pour apparaitre, l’occasion favorable et l'heure. 
La division, avant le départ, comptait 10,590 hommes. Elle qui- 
tait son campement le 24 juillet, impatiente de voir les Russes, 
allégre, joyeuse, charmée de traverser des bois, des ruisseaux, des 
ravins tapissés de verdure ; mais 4 la hauteur de Baltchik le paysage 
changeait tout 4 coup. De la jusqu’é Kustendjé, le terrain s'abais- 
sait par une pente insensible; plus d’arbres : de hautes herbes, 
desséchées, ondulant comme les flots sous le vent de mer; plus 
d’eaux courantes : de distance en distance des lagunes saumiatres, 
des puits mal entretenus, souvent comblés, presque toujours fét- 
des; des villages misérables et déserts : 4 l’approche de la colonne, 
les habitants disparaissaient avec leur bétail dans les profondeurs 
de la plaine. Le 25 juillet, la division bivouaquait aux environs de 
Mangalia ; elle n’avait eu, depuis son départ, que quatre cholér- 
ques, frappés dés la premiére étape. La marche, courte le 26, fut, 
les deux jours suivants, longue et pénible, sous le poids d’une cha- 
leur accablante; le 28, la colonne, dépassant Kustendjé, s‘arréla 
prés d’une lagune, au village de Pollas. Le choléra s’était déclaré; 
depuis la veille, il avait touché vingt-sept hommes. 

Le 1" régiment de zouaves, venu par mer a Kustendjé le 25, n'2- 
vait pas, en débarquant, un seul cholérique; le lendemain et le 
surlendemain, il en eut huit; le 28, plus de cinquante. Ce jourla, 
ses deux bataillons avaient recu du général Espinasse l'ordre de 
partir, sac au dos, afin de soutenir les spahis d’Orient. Des cov- 
reurs que les Russes, en évacuant la Dobroudscha, avaicnt laissés 
pour battre l’estrade et donner des nouvelles, étaient signalés a Ka- 
garlik, et le général Jusuf avait hate de les joindre. « Nous avons 
mordu sur les Russes et brilé de la poudre avec leurs cosaques, » 
écrivait-il aprés un court engagement qui ne valait pas ce beau 
style. En somme, les anciens baschi-bouzouks y avaient assez mal 











VARNA. 4005 


fait, en laissant aller leurs officiers presque seuls 4 la charge : c’é- 
tait ainsi que le capitaine du Preuil avait recu huit coups de lance, 
heureusement sans gravilé. Le lendemain 29, le général Jusuf 
poussait jusqu’a Doukoundjé, 447 ou 18 kilométres au dela de Ka- 
garlik, et célébrait avec un nouvel enthousiasme une nouvelle ren- 
contre. Il attcignait du coup les limites de ce qu’en fait de bulle- 
tins militaires on nommait, entre africazns, la fantasia : « Nos spa- 
his d’Orient, s’écriait-il, ont fait des merveilles; ils se sont battus 
comme des lions, et les officiers francais qui les commandent 
avaient toutes les peines du monde & contenir leur ardeur et 4 met- 
tre dans leurs mouvements |’ordre et l'ensemble qui assure le suc- 
cés. La journée d’hier m’avait laissé quelque doute sur leur entrain; 
le combat d’aujourd’hui les a réhabilités dans mon estime; mais je 
suis désolé d’avoir 4 vous confier qu’ils ont sali leur succés par des 
actes d'une barbarie indigne d’une nation qui se respecte. » Comme 
les Arabes, ni plus ni moins féroces, les spahis d’Orient avaient 
coupé des tétes, et, aprés le dégoudt de se les voir offrir, le général 
Jusuf avait eu la déplaisante obligation d’écrire au commandant 
des cosaques pour désavouer, au nom de l’armée frangaise, une - 
atrocité révoltante. Les zouaves, quoique partis sans sacs cette fois, - 
et au pas de course, n’avaient pas pu, en suivant d’assez prés les 
spahis, les empécher de la commettre. Un violent orage les avait 
surpris 4 moitié route, et le choléra contraints 4 rétrograder. Parmi 
‘des hommes haletants, trempés de sueur, inondés de pluie, le fléau 
n’avait eu qu’a prendre au hasard. « L’épidémie offre un caractére 
alarmant, disait le général Jusuf; les hommes tombent foudroyés, 
et la mort les saisit avant qu’on ait pu leur donner des soins. » Le 
retour fut lent et douloureux; les arabas qu’on avait fait venir en 
hate de Kagarlik ne suffisaient pas pour ramener les victimes; il fal- 
lut porter le plus grand nombre & bras jusqu’a l’ambulance. Elle 
recutainsi d’un seul coup quatre-vingts mourants ; les morts étaient 
déja confiés 4 la terre. Pendant cette journée fatale, la division ve- 
nait de Kustendjé rejoindre 4 Kagarlik son avant-garde; marche 
inutile, car, le lendemain, l’ordre était donné de reprendre le che- 
min de Varna. 

La retraite commenga : elle dura vingt jours. Les douze premiers, 
jours néfastes, ont gravé dans la mémoire des survivants les scénes 
douloureuses qui attristaient leurs regards 4 toute heure, et dont 
la monotonie désespérante a plus profondément pénétré leur sou- 
venir. Rien ne lassait, rien ne rebutait le zéle des médecins mili- 
taires; mais ils avaient beau se multiplier dans les corps ou 4 l’am- 
bulance, épuiser leur temps, leurs forces et leurs ressources, ce 
qu'ils pouvaient était bien au-dessous de ce qu'il aurait fallu, de ce 


1098 VARNA. 


qu’ils auraicnt voulu faire : il n’y avait assez ni de médicaments, 
nide boissons fortifiantes, ni méme absolument de vivres. Ce qui 
manquait surtout, c’était les moyens de transports : arabas, voitu- 
res d’artillerie, litiéres, cacolets, chevaux de hussards, tout était 
comblé de malades; mats tous les malades ne pouvaient pas 
trouver place. Alors on voyait les soldats valides se charger de ceux 
qui restaient; on soutenait sous les bras ceux qui pouvaient mar- 
cher encore; d’autres étaient portés sur des fusils placés en crou, 
beaucoup sur des couvertures, sur des sacs de campement tran 
formés en civiéres. Souvent, trop souvent, c’était quelqu’u de 
porteurs qui venait a défaillir; on appelait des camarades pourk 
remplacer, pour le porter lui-méme. Trop souvent aussi, les trails 
crispés, la face bleuie, les membres contractés, un agonisants agilat 
dans une derniére convulsion, poussait une derniére plainte; « 
s’arrctait : il était mort. Alors, de la pointe de leur sabre ou te 
leur baionnette, les survivants creusaient sur le bord du chemn 
une fosse bien peu profonde; et quand sur le pauvre corps ik 
avaient ramené un peu de terre avec des herbes séches, ils se dis 
couvraient tous, l'un d’cux murmurait une courte priére, puis ik 
reprenaient silencieusement leur chemin, rapportant avec soin k 
sac de leur camarade, ses armes et scs cartouches; car il ne fallai 
pas que l’ennemi, s’il revenait par la, se fit un trophée de ceste- 
pouilles et triomphat de cette mort que le choléra seul avait faite. 
Telles étaient les scénes qui se renouvelaient tous les jours. Ce! 
assez que l’historien en ait tracé pour une fois l'image; c’est ase 
qu’une seule csquisse ait déja fait dans sa main trembler la plume: 
elle échapperait 4 qui voudrait décrire trop exactement ¢e # 
cruelles doulcurs. 

Sans se soucier de couvrir la retraite, en tenant avec ses cai 
liers l’arriére-garde, le général Jusuf avait, au contraire, fait dem: 
tour et pris les devants. On suivait 4 la trace les baschi-bouzoult, 
par les morts qu’ils laissaient sans sépulture et les malades quik 
abandonnaient sans secours. En arrivant 4 Kustendjé, oi ils avaiea! 
passé la veille, on trouva les rues jonchées de cadavres et les mil- 
sons pleines de mourants. Ce fut au bivouac de Pollas que le gent 
ral Canrobert reprit le commandement de sa division. Les soldats. 
mécontents du général Espinasse, se montrérent heureux de tt 
trouver un chef qu’avait toujours signalé son zéle attentif aux besoin 
de ses hommes. Par le batiment a vapeur le Pluton, qui partait ¢ 
Kustendjé pour Varna, chargé de malades, le général fit demander 

qu’on envoyat d’urgence 4 Mangalia du vin, de l’eau-de-vie, du cate. 
du sucre, du tabac et des vivres en quantité suffisante pour rr 
placer les rations qui avaient été consommées, avariées ov pr 








VARNA. 1097 


dues. I] décida que Ics zouaves, quiavaient le plus souffert, seraient 
ramenés.de Kustendjé comme ils y étaient venus, par mer. « Moral 
toujours bon, disait laconiquement le colonel Bourbaki; du cha- 
grin, mais pas de désespoir. » Le 6 aont, les deux bataillons, ou 
plutot leurs débris, rentraient dans leur campement sur le platcau 
de Franka. Le reste de la division quitta Kustendjé le 1° aout: elle 
y laissait onze cent trente malades; deux jours aprés, elle en avait 
neuf cents autres. La journée du 6, 4 Mangalia, fut particuli¢re- 
ment terrible : pendant qu’on transportait des cholériqucs a bord de 
la Calypso, un ouragan se déchaina soudain ; trente et un de ces mal- 
heureux expirérent sur la plage méme, et vingt-cing étaient morts 
sur le navire avant l’appareillage. Au débarquement a Varna, il y 
eut plus d’une fois de ces fins tragiques; les malades, arrivant par 
centaines, porlés par les marins, dont le dévouement fut toujours 
admirable, étaient déposés sur le sable; 4 peine y demeuraient-ils, 
et cependant, lorsque les infirmiers les venaient prendre pour les 
mener, soit au grand hdpital de la ville, soit dans les hépitaux sous 
tentes établis le long de la céte, un grand nombre avaient déja suc- 
combé. Il y avait aussi des istallations hospitaliéres sur le plateau 
de Franka. C’était 14 qu’on transportait les moins malades, ct qu’ils 
avaient Ne plus de chances d’échapper a la mort. 

La 3° division était rentrée aucamp le 4 aout, la2°le9; lai" yrentra 
le 48. Elle avait eu 2,568 hommes sérieusement attcints par le cho- 
léra : 4,886 étaient morts. Les deux autres divisions étaient beau- 
coup moins éprouvées. Au total, dans toutes les troupes qui avaient 
eu plus ou moins de part a l’expédition de la Dobroudscha, le nom- 
bre des grands malades, pour employer l’expression technique, 
était de 3,400, et de 2,475 celui des décédés. Le millier d’-hommes 
qui faisait la différence des uns aux autres pouvait d’ailleurs étre 
compris dans le chiffre absolu des pertes, car il fallait les renvoyer 
en France. Encore n’avons-nous compté que les cholériques. Pour 
comprendre a quel point l’armée se trouvait affaiblie, on ne doit 
point oublier les hommes que d’autres affections avaient envoyés a 
Phopital, ni la foule des malingres qui se trainaient dans les camps, 
incapables de faire le scrvice. ll y en avait beaucoup de cette sorte 
dans les troupes anglaizes, quoique le choléra n’eut frappé mortel- 
lement parmi elles que 530 victimes. Malheureusement, il avait 
également envahi les escadres. Pour ne citer que les vaisseaux ami- 
raux, la Britannia perdit 105 hommes, la Ville-de-Paris 143, le 
Montebello, prés de 200. Les marins, heureusement, pouvaient al- 
ler chercher au large une atmosphére plus pure : en s’éloignant de 
la cote, ils virent l’épidémie cesser. Quant aux baschi-bouzouks, ils 
avaient 4 peu prés disparu. De 2,500 au départ de Varna, le général 


4008 VARNA. 


Jusuf en avait ramené 300 A peine. Quelle était pour tous les au- 
tres la part 4 faire entre la désertion et la mort? Peu importe, \'é- 
preuve était compléte. Le gouvernement turc avait déja renvoye les 
siens. Proposé par le général Jusuf lui-méme, le licenciement des 
spahis d’Orient fut prononcé par un arrété du 45 aout, et l'armée 
francaise se vit avec bonheur débarrassée de cette canaille. 


Ith 


Le maréchal de Saint-Arnaud avait appris 4 Constantinople le com- 
mencement du grand désastre. Des l'arrivéedu Pluton, qui ramenat 
de Kustendjé 4 Varna le premier convoi de cholériques, le colonel 
Trochu lui en avait envoyé, le 1* aout, la nouvelle. « Je n'ai pas 
besoin de vous assurer, disait-il, que le moral et le zéle de chacun 
sont 4 la hauteur des épreuves que la mauvaise fortune nous envoie. 
En tout ceci, un sentiment que je n’exprime qu’avec toutes réserves. 
ef pour vous seulement, vient atteindre de chéres espérances. Ja 
vais la conviction, réfléchie et motivée, que l’armée d’Orient allait 
répondre aux veeux de notre pays par une entreprise pleine de grat- 
deur, et dont le succés assuré aurait étonné les timides : je com- 
mence a douter de sa réalisation, car nous ne tarderons peut-ire 
pas 4 voir toutes nos ressources médicales, et au dela, appliquées a 
combattre l’ennemi qui vient nous livrer bataille. Je n’en suis pas 
moins d’avis qu’il convient de taire tout ceci et de continuer acti- 
vement les préparatifs. » Le maréchal était revenu le 4 a Varna; le 
8, il adressait 4 l’armée, par un ordre général, les éloges que me- 
ritaient le dévouement et le patriotisme de tous, & tous les degrés de 
la hiérarchie militaire. Le 9, dans une lettre particuliére au mare 
chal Vaillant, il épanchait ses amertumes, ses anxiétés, ses espe 
rances : « Mon cher maréchal, on peut avoir |’ame bien triste ¢t 
cependant bien ferme; on peut lutter contre toutes les miséres hu- 
maines et méme contre toutes les calamités qui vous viennent den 
haut. Je suis accoutumé a cela; mais j’avoue que, cette fois, It 
preuve est dure et cruelle, et que, bien calme pour mes propre 
douleurs, les souffrances de mes pauvres soldats me vont droit av 
coeur. Le choléra nous foudroie et nous décime; ceux qu'il éparga 
sont laissés dans un état de faiblesse et d’énervation incroyable. Jus- 
quici, j’ai 2,000 morts et prés de 5,000 malades!... vous saver ave 
quelles ressources pour les soigner et les guérir, méme les abriler- 
Depuis quelques jours, je passe cing heures par jour au milieu des 

















VARNA. 4099 


malades; je les encourage et je les console, et partout je retrouve la 
grande nation, un moral de fer, un dévouement au-dessus de I'ad- 
miration. Les soldats sont devenus des sceurs de charité. Mes let- 
tres officielles vous mettront au courant de la position des troupes, 
de nos pertes et de notre situation. Je m’empresse d’ajouter que le 
fléau diminue et que |’état sanitaire s’améliore partout, mais lente- 
ment. Les Anglais, les flottes, sont frappés comme nous, mais avec 
beaucoup moins de violence. La 1‘* division est abimée; les 2°, 3° 
et 4° ont beaucoup moins de mal; la 5°, déja trés-faible, est encore 
affaiblie; la cavaleric est touchéc, l’artillerie un peu moins. En 
présence de cette triste situation, je n’en continue pas moins mes 
préparatifs pour entreprendre une expédition aussi hasardeuse que 
difficile. C’est que cette expédition, si nous pouvons la faire, est 
notre salut. Il faut fuir ce sépulcre de Varna, ou les fiévres, qui se 
montrent déja, succéderont, dans un mois, au choléra. II faut rele- 
ver l’armée par un coup de tonnerre. Le canon des Russes chassera 
le mauvais air. Je ne vous parle plus de mon pare de siége, a ja- 
mais regrettable, et qui ne peut plus arriver que trop tard : j’y sup- 
pléerai comme je pourrai. Ainsi, mon cher maréchal, au moment 
ou vous lirez cette lettre, 4 moins de contre-ordres clairs et positifs 
qui me seraient apportés par le courrier que je recevrai le 13, je 
serai embarqué, ou bien prés d’étre embarqué, pour la Criméc. Je 
partirai plein de confiance, pénétré de la triple nécessité politique, 
physique et morale, de faire cette expédition, dont j’envisage les 
difficultés avec calme et sans crainte, et dont le succés avanecra 
bien, s'il ne termine nos affaires. Les Anglais partagent ma con- 
fiance et partageront mon entrain. Les flottes sont bicn disposées 
et ardentes pour en venir aux mains. Que d’éléments de destruc- 
tion! que d’éléments de suceés! Je ne peux pas me mettre dans 
Vidée que 50,000 Frangais et Anglais puissent étre chassés d’un 
point ou ils auront pris pied, par une armée russe, fit-elle de 
80,000 hommes!... Bizot, Thiry et moi, nous pdlissons sur les 
plans et les cartes. Si j’avais mon parc de siége, je vous dirais : 
Sébastopol sera 4 moi avant le 10 septembre... A la grace de Dieu!... 
Voila unc triste lettre et un triste tableau, mon cher maréchal, des 
réalités de malheurs ct des espéranccs de gloire... Mais, au fond de 
tout cela, subsiste, ferme et profonde, la volonté de faire son de- 
voir et de résister 4 tout, l'amour du drapeau, le dévouement a 
Vempereur. Le choléra ne peut rien ale cela, et at n’y 
résistera pas. Faites des yoeux pour nous. 

C’était le 9 aodt que, dans ces conten rapides, saceadées, 
partout émouvantes, l’4me agitée du maréchal versait l’éloquente 
expression de ses douleurs et de sa foi; le lendemain méme, elle 

25 Serrenme 1875. 74 


#100 VARNA. 


était atteinte brusquement par un nouveau malheur. Dans la soirée 

du 10, un peu aprés sept heures, on vit tout 4 coup au-dessus du bas 
quartier de Varna, prés de la porte du port, tourbillonner une colonne 
de fumée rougeatre ; le feu venait de prendre chez un marchand de 
boissons. Dans ce quartier qui était celui des bazars, magasins, 

hangars, boutiques, maisons d'habitation, tout était de bois ; sous 
le vent du large les flammes rabattues envahirent tout. Anglais, Fran- 
cais, Turcs, sapeurs du génie, artilleurs, soldats de tout corps et de 
toute arme, on accourait de toute part; les navires sur rade débar- 
quaient en hate leurs matelots et leurs pompes : vains efforts ; l'in- 
cendie dévorait en un moment, l'un aprés autre, les magasins 
ou s'amoncelaient depuis deux mois les approvisionnements des 
armées alliées, perte énorme, mais qui menagait de disparaitre 
bientét dans un plus épouvantable désastre. A cause du voisinage 
du port, on avait logé les poudres dans trois constructions er 
picrre, voisines entre elles et les seules de ce quartier ; le feu ga- 
gnait rapidement; partout ailleurs il pouvait s’étendre; i fallait a 
tout prix l’arréter 14. On concentra sur ce seul point V’action des 
pompes ; tandis qu’elles arrosaient sans relache les murs des pov- 
dricres, de courageux travailleurs montés sur les toits y étendaient 
des toiles mouillées, des couvertures et Jusqu’aux peaux des beeufs 
qu’on avait tués dans les boucheries le matin méme. Cependant les 
sapeurs, a grands coups de hache, abattaient les maisons les plu: 
voisines. Aprés cing heurcs de lutte, l’ennemi vaincu s’arréta au bord 
dela coupure, et quoique les flammes atteignissent encore parfois de 
l'autre coté, il leur était désormais interdit de s’y prendre; enfin. 
une saute de vent les repoussa définitivement vers la mer. Au jour. 
on vit l’étendue des ruines; le foyer qui brdlait encore avec inter- 
sité occupait un septiéme de la ville; tous les magasins des allies 
étaient détruits ; des subsistances de l’armée francaise, on n’avait 
pu sauver que l’cau-de-vie ct le rhum. Il fallait refaire tous les 
approvisionnements en France, en Angleterre et d’abord au plus 
prés, 4 Constantinople; il n’en restait aux armées que ce qu'il 5 
avait dans les camps. Destruction des hommes par le cholera. 
destruction des choses par le feu, personnel réduit et maténel 
disparu, qu'imaginer de plus lamentable? « Dieu, disait le marécha! 
de Saint-Arnaud, Dieu ne nous épargne aucune épreuve. Sauvés, 
comme par miracle, d’une grande catastrophe, nous comptons sv: 
blessures avec plus de résignation, mais elles sont graves. » 

Dés le lendemain toutefois, l'artillerie poursuivait des expéricnecs 
d’embarquement et de débarquement; des ateliers de fascinage 
étaient installés dans les bois de Franka; des officiers allaient choi- 
sir dans l’arsenal de Constantinople les éléments d’un pare de 








VARNA. 1104 


siége, en attendant celui que de Varna I’on ne cessait pas de récla- 
mer et que de France on ne cessait pas de promettre. Ce long retard 
s‘expliquait par les difficultés exceptionnelles d’une situation sans 
précédent. L’empereur Napoléon Ill, qui s’occupait beaucoup de 
l’artillerie et venait de la doter d’un canon nouveau, avait imaginé 
de changer son organisation de fond en comble juste au moment 
ou la guerre allait commencer. La transformation d’une arme si 
importante ayant été décidée par un décret du 414 février 1854, il y 
eut nécessairement une crise qui se prolongea durant plusieurs 
mois. De la des embarras et des contre-temps, rien que pour con- 
stituer les batteries divisionnaires, les plus nécessaires de toutes, 
puisqu’elles devaicnt accompagner les divisions d’infanterie suc- 
cessivement ajoutées a l’armée d’Orient; autres difficultés pour les 
batteries 4 cheval de la division de cavalerie, pour les batteries de 
la réserve, pour les batteries de parc, pour le parc de campagne, 
enfin pour l’équipage de siége. Le 19 juillet, deux lettres sur le 
méme sujet étaient expédiées au maréchal de Saint-Arnaud du 
ministére de la guerre, l'une rédigée au cabinet du ministre, 
autre & la direction de l’artillerie. « On embarque 4 Toulon, disait 
la premiére, le matériel et le personnel du parc de siége qui vous 
est destiné ; tous les moyens sont réunis et cette opération sera 
menée lestement. Les navires sont acheminés au fur et & mesure 
qu’ils ont complété leur chargement. » Dans celle-ci tout au pré- 
sent; dans l'autre tout au futur : « J’ai décidé que l’embarquement 
de l’équipage de siége de l’armée d’Orient et des troupes affectées a 
son service s’effectuera a Toulon aussitét que les moyens de trans- 
port nécessaires seront réunis dans cette place. » Et le maréchal de 
Saint-Arnaud écrivait sur la marge : « Applicable aux siéges a faire 
en 1855! » Le 4™ aott, le ministre de la marine annongait qu’il 
avait fait réunir 4 Toulon dix grands batiments 4 vapeur destinés 
dabord & remorquer les cinquante navires du commerce qui 
devaient porter l’équipage de siége 4 Varna, puis 4 concourir au 
transport des troupes en Crimée; mais ce fut seulement le 9 que 
le premier chargement de grosse artillerie se trouva prét et prit 
la mer sous la remorque de [Ajaccio ; le dernier ne pouvait partir 
au plus tt que le 24. De cinquante-six bouches 4 feu cependant 
vingt-quatre arrivérent avant le 1“ septembre 4 Varna ; par le fait 
du choléra, de l’incendie et de leurs suites, elle n’arrivérent point 
trop tard. 


4192 VARNA. 


IV 


A toutes les difficultés qui assiégeaient, depuis un mois que 
l’expédition était résolue, lord Raglan et le maréchal de Saint- 
Arnaud, était venu s’ajouter un embarras politique. Le 12 aott, 
les lieutenants-colonels de Kalik et de Loswenthal avaient remis 
aux généraux en chef une note de la plus grande importance. le 
moment, y était-il dit, paraissait approcher ot les Russes devraieal 
étre délogés des Principautés par la force. Le général en chef des 
troisi¢me et quatriéme armées autrichiennes, baron de Hess, atten- 
dait, du 4° au 40 du mois prochain, les ordres de son maitre pour 
attaquer par la Bukovine le flanc droit des Russes en Moldawe, ¢ 
” il demandait que les Frangais, les Anglais et les Turcs fisseat leurs 
dispositions pour attaquer en méme temps le flanc gauche. Apres 
une mare délibération, le maréchal et lord Raglan s’étaient décidés 
4 décliner, dans unc contre-note, l’invitation du général autrichies. 
Aprés bien des retards et des occasions manquées, non pas {ou- 
jours de leur fait, la France ct l’Angleterre avaient du songer au 
moyen de frapper la Russie d’un coup terrible, une cxpédibon 
allait partir pour la Crimée; mais en s'éloignant, les généraut 
alliés ne doutaient pas du succés qui attendait sur le Prath, ave 
le concours de l’'armée turque « remplie de courage et de moral,» 
l'armée autrichicnne « pleine de force et toute fraiche. » En ci- 
voyant au maréchal Vaillant, le 44 aout, la note et la réponse, le 
mar¢chal de Saint-Arnaud ajoufait, au sujet de la derniére : « Elle 
résume briévement, en des termes qui ne sauraicnt étre blessans 
pour le gouvernement de l’empereur Frangois-Joseph, 1a situation 
qu’il m’est permis d’appeler douloureuse, dans laquelle les hésilz- 
tions de l’Autriche ont placé les armées alliées. C’était assarémet! 
une lourde responsabilité que celle de conduire sur le Danube, 0 
Vhistoire prouye et ol nous ne savons que trop aujourd'hui, pt 
notre expérience propre, que les armées qui ne sont pas indigéa 
sc fondent avec une effrayante rapidité, des troupes mal pré 
pour faire de longues marches dans un pays trés-difficile, ru 
par la guerre et presque vide de population. Cette responsabililt, 
' je l'avais envisagée et acceptée. C’est en vue de ces marches et des 
efforts qu’il me faudrait porter sur le Danube et en avant du 
Danube, de concert avec |’Autriche, que j’avais formé une nom 
breuse cavalerie indigéne, destinée a faire le service d’éclaireurs ¢ 
4 assurer la conservation des quelques régiments de cavalerie doa! 





VARNA. 1103 


je dispose et dont l’action m’aurait été indispensable dans les 
plaines de la Valachie et de la Moldavie. Si je me suis trompé, c’est 
parce que je n’ai fait entrer en ligne de compte ni le fanatisme 
turc, ni le gouvernement turc qui n’aime pas 4 voir les Turcs a la 
solde et sous les ordres directs et complets des Frangais. Les offi- 
ciers, sortant du retrait d'emploi, tarés, ivrognes, ont aussi fait 
beaucoup de mal; ils ont voulu battre les baschi-bouzouks qui les 
ont battus et sont partis. Dés la fin de juin et pendant le courant de 
juillet, nous avons été, lord Raglan et moi, préts a réaliser ce pro- 
gramme difficile [d’une campagne sur le Danube}. Les incertitudes 
et les retards de l’Autriche nous ont forcément arrétés 4 Varna. 
C'est alors qu’aprés avoir vainement attendu, nous nous sommes 
décidés 4 tourner nos vues d’un autre cété. Notre note expose ces 
faits dans le langage déférent que la situation de |’Autriche com- 
mande, mais elle les expose nettement. Et maintenant, monsieur le 
maréchal, j’aborde, pour justifier & vos yeux la résolution prise en 
cette circonstance, un autre ordre de faits que j’ai du cacher a tout 
le monde et sur lequel j’ai méme évité de m’expliquer catégorique- 
ment avec lord Raglan : je veux parler de l’état de l’armée qui est 
tel qu’alors méme que j’aurais dd et voulu descendre au Danube, 
je ne Vaurais pas pu. Nul ne peut mesurer les effets de moins-value 
que peut produire sur une grande agglomération d’hommes réunis 
sous un climat aussi dissolvant que celui-ci, l’ invasion foudroyante 
d’une épidémie qui ne se contente pas de tuer, — ce serait le 
moindre malheur — mais qui ruine les tempéraments faibles et altére 
les tempéraments les plus robustes. Si je marchais en ce moment vers 
le Danube, peut-étre n’y conduirais-je pas la moitié de mon arméc et 
n’en raménerais-je pas l'autre. En général, tous les jeunes soldats 
que vous mi’avez envoyés, soit 4 titre de renfort pour les quatre 
premiéres divisions, soit pour former la cinquiéme, deviennent des 
non-valeurs, quand ils ne succombent pas. Heureusement le fléau 
a presque cessé & Gallipoli, il a beaucoup diminué & Varna, et le 
moral excellent qui nous a servi 4 dominer la crise nous servira a 
reconstituer rapidement ceux de nos éléments qui ont été le plus 
atteints. Avec une armée ainsi refaite, on peut tenter par voie de 
met une entreprise hardie, mais on ne fait. plus de longues 
marches, particuliérement vers le Danube. Je me cramponne a 
l’idée d’une expédition qui, seule, peut nous faire oublier toutes 
nos souffrances, termine glorieusement nos affaires et nous délivre 
de tous nos embarras. Plus je l’étudie, plus je travaille la question, 
moins je regarde le succés comme douteux. Y renoncer serait une 
grande douleur, et cependant le temps marche, la saison avance et 
la mer Noire ne pardonne pas. Il faut étre en Crimée dans le cou- 





1104 VARNA. 


rant du mois d’aott, et faire la campagne pendant septembre et 
octobre. » 

La confidence que lc chef de l’arméc francaise avait évité de faire 
4 lord Raglan, lord Raglan aurait pu la lui rendre, ou plutdt, de 
part ni d’autre, elle n’edt été nécessaire, tant les choses qu’on au- 
rait voulu pouvoir dissimuler étaient évidentes. « Les Anglais, di- 
sait le maréchal, cachent beaucoup leurs petites affaires quand 
elles ne sont pas bonnes; mais tout se sait. » Cet affaiblissement 
général, cette altération des tempéraments les plus robustes, on 
dirait aujourd’hui cette anémie, on en voyait dans l'une et l'autre 
armée les marques pareilles. Le secret de l’expédition, si bien 
qu'il edt été gardé par le trés-petit nombre de ceux qui en avaient 
eu la confidence, le secret n’était plus possible; dans les journaux 
anglais, qui n’ont généralement pas sur leurs propres affaires, non 
plus que sur celles d’autrui, grandes ou petites, mauvaises ou 
bonnes, ces principes de discrétion que le maréchal notait chez les 
militaires, il n’était parlé que de Sébastopol. Dans les camps et 
dans les flottes on en parlait donc; mais tout en excitant les coura- 
ges, tout en relevant les forces morales, la nouvelle ne relevait pas 
aussi bien les forces physiques; elle faisait, au contraire, ressortir 
d’autant plus le contraste des unes avec les autres. On discutait les 
chances d’une rencontre avec les Russes qu'an supposait nombreux 
et valides, et celles d’une attaque de vive force contre les défenses 
multipliées de leur grand arsenal naval. On discutait, on doutait, 
on s'inquiétait peut-étre, mais on se préparait en méme temps le 
mieux possible, et l’on se promettait au moins de bien faire. 

Le 24 aout, le maréchal de Saint-Arnaud écrivait au ministre de 
la guerre : « Lorsque vous lirez cette lettre, l’'armée sera en mef 
voguant vers la Crimée. Le 2 septembre, ces magnifiques flottes 
réunies léveront |’ancre de Baltchik, rendez-vous général, et met- 
tront le cap sur Sébastopol. Toutes mes mesures sont prises; j¢ 
crois n’avoir rien oublié, rien néglgé pour assurer le succes, et 
j'ai la confiance que nous réussirons. Je ne demande au ciel que 
du beau temps et unc mer calme. Maintenant, il faut songer a l’ave- 
nir. L’entreprise est immense, et le résultat fait passer sur les dif- 
ficultés ; c’est pour cela que je veux l’atteindre ; mais je ne m’imagine 
pas que les Russes vont abandonner cette magnifique proie sans la 
défendre : Menchikof est brave et opinidtre; nous aurons beaucoup 
4 faire. Des vides se feront dans nos rangs; il faut penser a les 
combler. Je ne veux pas m’éterniser devant Sébastopol, et laisser 
le temps aux armées russes de venir par Pérékop me disputer ma 
conquéte. Je veux me dépécher de prendre Sébastopol, d’étre mai- 
tre en Zrimée, pour-y choisir aprés un bon champ de bataille on 








VARNA. 1105 


j'attendrai les Russes, si toutefois je n’avais pas le temps de leur 
fermer la porte de Pérékop. Ce mot de Sébastopol a eu un effet ma- 
gique. Tout le monde a relevé la téte; les plus froids se réchauf- 
fent, l’entrain gagne et le canon fera lc reste. » Le lendemain, une 
proclamation annoncait officiellement l’expédition 4 l’armée. Le 29 
etle30, les deuxiéme, troisiéme et quatriéme divisions leyaient leurs 
campements pour aller s’embarquer a Baltchik ; la premiére devait 
seule prendre la mer, le 1“ septembre, comme les Anglais, & Varna. 
Déja le convor était rassemblé en rade et le matériel presque tout 
a bord. 

A l'exception de ce qu’ils avaient 4 Scutari et des malades, les 
Anglais emmenaient tout Icur monde. Ils avaient cing divisions 
-d’infanterie, la premiére commandée par le duc de Cambridge, la 
deuxiéme par sir de Lacy Evans, la troisiéme par sir Richard En- 
gland, la quatriéme par sir George Cathcart, la division légére par 
sir George Brown, une division de cavalerie sous lord Lucan, neuf 
batteries de campagne, un parc de siége ct quatre compagnies du 
corps des ingénieurs, au total, 21,500 hommes. L’artillerie et le 
génie emportaient 5,000 gabions, 8,000 fascines, 80,000 sacs 4 
terre et 5,000 outils de pionniers. 

Les quatre premiéres divisions d’infanterie francaise figuraient 
seules dans ce premier départ de Varna. Dans chacune d’elles on 
avait fait un choix des hommes les plus valides et réduit les ba- 
taillons a leffectif réel de 600 hommes; comme la premiére divi- 
sion avait été plus affaiblie que les autres, on l’avait renforcée 
d’un bataillon provisoire, formé des compagnies d’élite de la légion 
étrangére. Il y avait en somme quarante bataillons, forts ensemble 
de 24,250 hommes. La cavalerie, faute de moyens de transport, 
n’était malheureusement représentée que par un escadron de 
140 chevaux des chasseurs d'Afrique et par un peloton de spahis 
algériens. L’artillerie, avec un personnel de 2,780 hommes, emme- 
nait 68 piéces de campagne, un équipage de siége formé de 65 bou- 
ches 4 feu frangaises ou turques, un petit équipage de pont et des 
chevalets. Le génic, en sapeurs et mineurs, était représenté par 
910 hommes. 

L’artillerie et le génie emportaient ensemble plus de 8,000 ga- 
bions et de 16,000 fascines de toute sorte, 20,000 outils de pion- 
niers, 100,000 sacs a terre ; l’artillerie avait 200,000 kilogrammes 
de poudre, sans compter les approvisionnements réglementaires 
dans les coffres des batteries, et une réserve de plus de quatre 
millions de cartouches. 

L’administration, dont le personne! passait 1,100 hommes, avait 


1106 VARNA. 


embarqué, en vivres et en fourrage, un nombre de rations calculé 
pour quarante-cing jours. Chaque homme, en débarquant, devait 
recevoir quatre jours de vivres; un supplément de six jours était 
disposé de facon a pouvoir étre distribué facilement. Le service des 
subsistances emportait sept fours de campagne et des matéraux 
suffisants pour en établir vingt autres.. Pour le service de santé, le 
personnel ct le matériel d'une ambulance étaient affectés a cha- 
cune des divisions ct au grand quartier général. Le train spécial 
attaché a ce service se composait de 350 mulets de bat et de qua- 
rante voitures. 

L’effectif général des troupes francaises s’élevait, officiers com- 
pris, & 30,000 hommes, dont 29,000 combattants environ, aux- 
qucls il convient d’ajouter une division turque de 6,000 hommes, 
commandée par Achmet-Pacha, sous les ordres du général en chef 
de l’armée francaise. 

Les détachements des quatre premiéres divisions qui étaient 
laissés 4 Varna, la cinquiéme tout entiére, le parc de campagne, la 
division de cavalerie cantonnée depuis Varna jusqu’a Andrinople, 
étaient placés sous le commandement supérieur du général de di- 
vision Levaillant. 

La flotte qui allait porter en Crimée l’armée francaise se compo- 
sait de 15 vaisseaux de ligne, dont 4 4 hélice, de 5 frégates 4 voile, 
de 35 frégates, corvettes ct avisos 4 vapeur, ct de 447 batiments de 
la marine marchande, en somme de 172 navires. Neuf vaisseaux de 
ligne de la marine ottomane portaient la division turque. La flotte 
anglaise comprenait d’abord 410 vaisseaux de ligne et 15 frégates 
ou corvettes 4 vapeur; c’était l’escadre de combat; les troupes de 
terre devaient prendre passage sur 150 magnifiques transports du 
commerce, 4 vapeur ou a voile. 

Du cété des Frangais tout était achevé, prét pour l’appareillage, 
le 2 septembre; ce jour-la le vice-amiral Hamelin avait regu 4 son 
bord, sur la Ville-de-Paris, le maréchal commandant en chef. Re- 
tardés par l’embarquement de leur cavaleric et de leur maténel, 
les Anglais retardérent par contre-coup leurs alliés; ceux-ci atten- 
dirent deux jours encore, puis, sur un avis favorable du vice-amiral 
Dundas, ils crurent pouvoir appareiller dans la matinée du 5. Ce- 
pendant, ni le 5, ni le 6, on ne vit s’élever 4 l’horizon Ices couleurs 
anglaises; en marchant doucement, on avait déja fait vingt lieues 
dans ]’est; comme il importait de naviguer de conserve et surtout 
d’arriver ensemble, le maréchal donna ]’ordre d’attendre, mais il 
écrivit en méme temps a lord Raglan une lettre qui rappelait les 
conventions et précisait les faits avec unc fermeté courtoise : « Je 











VARNA. 4107 


ne me dissimule pas, milord, qu’en présence des urgences de toute 
nature dont nous sommes entourés, particuliérement au dire de la 
marine, ces retards regrettables peuvent mettre 4 découvert votre 
responsabilité ct la mienne. J’ai voulu vous le dire avec la sincé- 
rité qui a toujours présidé & nos excellentes relations et qui contri- 
buera certainement a les régler. Je suis assuré d’ailleurs que yous 
serez le premier 4 partager mes préoacupations et mes regrets. » 
Il n’y avait pas dans la lettre du maréchal de plaintes formelles ; il 
n’y cut pas d’excuses formelles dans la réponse de lord Raglan ; 
mais il donnait courtoisement des explications ct terminait l’inci- 
dent par un souhait ct une promesse de bonne entente. .« Grace a 
Dieu, disait-il, tout maintenant nous favorise. Sous peu nous tou- 
cherons au rendez-vous indiqué, et nous aurons alors l'occasion de 
faire voir que notre maniére d’agir ensemble reste toujours la 
méme, et que la sincérité que vous rappelez continuera, comme 
jusqu’a présent, 4 étre notre guide et notre satisfaction mutuelle. » 

Le 7 septembre enfin, les flottes réunies pour ne plus se séparer 
désormais, faisaient route irrévocablement vers la terre de Crimée. 


Camitte Rovsser. 


La suite au prochain numéro. 


L’AUBE 


JOURNAL D'UNE DESEUVREE. — DERNIER EXTRAIT 





46 novembre 187.. 


Par exemple, ceci est un peu fort! C’est moi qui ai refusé de re- 
venir passcr l’hiver 4 Paris, qui me suis opposée & ce que nous Ie- 
prissions nos anciennes habitudes, interrompues depuis cette guerre 
terrible et les crises plus cruelles encore qui lui ont succédé! Ou. 
moi uniquement; mon mari me l’a démontré tout a Vheure. Il 
m’avait donné le choix, j’ai opté pour Grandpré!... 

L’oracle a parlé, je n’ai qu’A m’incliner; car, pour hasarder un 
seul mot, il n’y faut pas songer. Ce que monsieur dit, il le dit 

. bien; si bien qu’on tenterait en vain de lui prouver le contraire. Il 
a des maniéres excellentes pour assurer le triomphe de sa parole, 
de ces maniéres auxquelles rien ne résiste. Afin de déconcerter 
l’objection, et de peur d’étre tenté d’écouter un contradicteur, il 
s’en va. Ce n’est pas autrement compliqué. 

Il était dans le fauteuil que voila, roulant avec ses pieds le coussil 
de Rosalie. Je me suis précipitée et je le lui ai été; que seraient 
devenus, sous ses bottes crottées, les admirables tons artichaul, 
vert de mer et céleri qui en font une véritable ceuvre d’art! Je lui 
ai abandonné celui d’Ernestine. J’y tiens moins; les vers l’ont déja 
dévoré plus d’a moitié. Done, il était la, renversé, les yeux en I’air, 
dans cette pose médiocrement convenable qu’il a prise en affec- 
tion, et qui consiste 4 se maintenir presque ‘horizontalement, les 
jambes a une lieue de son ventre,’sur lequel il tournait ses pouces, 
baillant, selon l’usage, et fredonnant un de ces odieux refrains 
qu’on appelle des airs d’opérettc. 








L’ADBE. 4109 


Moi, qui ai l’oisiveté en horreur, jc travaillais 4 l’ornement que 
je destine a Pabbé Prastex. N’est-ce pas, au surplus, notre lot, a 
nous autres pauvres femmes, de travailler sans cesse! — Tout a 
coup... Le ciel m’est témoin qu'il n’y a eu de ma part aucune pro- 
vocation. Non-seulement je ne disais rien, mais encore je crois 
bien que je ne songeais plus 4 son auguste présence. Je l’entends 
qui murmure dans un soupir : — Ma chére petite femme ne saura 
jamais l’étendue du sacrifice que je lui ai fait en lui accordant de 
passer cet hiver encore 4 Grandpré... 

Un sacrifice 4 moi! Et celui de rester 4 Grandpré pendant lhiver! 
La surprise m’a saisie. De ma main gauche, qui s’est machinale- 
ment ouverte, la chasuble du pauvre abbé a glissé sur le tapis, et 
ma laine s’est cassée. 

Ces événements m’ont un instant absorbée. Pendant ce temps, il 
s'est levé sournoisement; j’ai entendu comme un petit rire sec, et 
il s’en est allé enchantonnant : « Nesaura jamais, non jamais! » sans 
plus s’occuper de ce que je répondrais que de raccommoder ma 
laine. , | 

A qui riposter? La porte était déja refermée sur lui. Mais cela ne 
se passera pas ainsi. Ce qu’il m’a mis dans l’impossibilité de lui 
dire, mon coeur révolté le confic 4 ce journal, le seul confident de 
mes douleurs, mon unique consolation. Que n’est-il 14 pour enten- 
dre ma protestation indignée et mes légitimes reproches! 

En passant, je lui rendrai encore cette justice qu’il posséde un 
talent hors ligne pour éviter tout ce qui, de prés ou de loin, res- 
semblerait 4 une explication avec sa femme. Comment s’y prend-il ? 
En vérité, je suis encore 4 mele demander. Et pourtant les occasions 
ne m’ont pas manqué pour préciser mes observations. 

Ce n’est pas, je n’ai nul besoin de l’ajouter, que je sois devenue 
raisonneuse sur mes vieux jours. J’ai seulement plus d’expérience, 
et je connais mes droits. Je posséde a tout le moins celui de pro- 
tester quand je le juge nécessaire. S’il y a loin de la coupe aux 1é- 
vres, il y a plus loin encore, je le vois, entre jouir d’un droit et 
lexercer. D’ot vient qu’en fait je suis dans Pimpossibilité d’user 
des miens? Tantot il n’est plus 14, comme aujourd'hui ; tantdt ’oc- 
casion de parler s’envole avant que je l’aie saisie. Graces & lui, qui 
lescamote en rompant les chiens, sans paraitre y toucher. 

Que résoudre? Irai-je le trouver dans son cabinet, ou il dort pro- 
bablement sur un journal ? dans le pare, ot il fume sa pipe? n’im- 
porte ot: il peut étre, pour lui dire : — Jean, c’est fort mal de rejeter 
sur les autres la responsabilité de ses propres décisions. Tu sais 
bien que je n’ai pas été consultée pour l’emploi de hiver, que c’est 
toi seul qui... 


1110 .  L'AUBE 


Ii ne m’écouteraitt méme pas; sculement il s’empresserait de me 
fermer la bouche en jurant que j'ai raison. Est-il rien de plus 
dépitant que de s’entendre adjuger gain de cause, au moment oi 
lon s’est décidé a prendre la peine de prouver qu’on n’a pas tort, 
Pour ma part, je ne déteste rien tant que pareille déception. Jy ai 
été prise, je ne me soucie plus de m’y exposer. 

Pourtant, rien n’est plus vrai; .c’est lui qui a tenu 4 ne pas 
quitter Grandpré. Il m’a dit que, par ce temps de décadence, si on 
avait 4 coeur de relever le niveau moral des masses, ce qui était 
l’opération la plus importante 4 accomplir dans l’état actuel de 
notre malheureux pays, il fallait de toute nécessité que les pro 
prictaires se résignassent 4 vivre pendant longtemps sur leurs 
terres, afin que le contact incessant avec le cultivateur rétalit 
’équilibre, sinon rompu au moins compromis. Ici, plusieurs 
grandes phrases sur lesquelles je n’insiste pas, parce que je ne les a 
que médiocrement comprises. Je serais désolée de former un juge- 
ment téméraire, mais 4 parler net, je ne jurerais pas qu’il les com- 
prit, lui qui les débitait. Passons, l’important est de remettre cha- 
que chose a sa place. Or, si l'un de nous a fait ume concession a 
l'autre, Je maintiens que c’est moi. 

J’ai une affection profonde pour cé gentil petit castel de Grand 
pré, qui m’a vu naitre; mais jamais, non, jamais, comme le disatt 
si spirituellement mon mari, je n’admettrai la campagne sans 
feuilles. Ce n’est pas seulement mon berceau, c’est celui de toute 
ma jeunesse. La se sont écoulées jes heures les plus fortunées de 
mon existence; tout m’y rappelle 4 chaque instant, les chers éires 
que j'ai aimés en entrant dans la vic, et qui, hélas! ne sont plus. 
Le passé s’y soude étroitement au présent. Il n’est pas une pice, 
pas un coin ow je n’entende comme un écho lointain, qui soudain 
me rend l’ineffable saveur d’une émotion ressentie jadis, et qu 
sommeillait, ignorée, au fond de moi. Oui, tout cela est vrai. ( 
qui l’est plus encore, c’est qu’avant d’étre mariée, et je puis mal 
heureusement ajouter sans me vanter, mariée depuis longtemps, I 
ne m’est arrivé d’habiter Grandpré Vhiver. 

Aussi, les souvenirs qui en font pour moi le véritable charme, * 
rapportent a la belle saison, et pas du tout 4 ce maussade automm. 
Voila pourquoi, en ce moment, je ne retrouve plus mon Grandpr 
d’autrefois, oti l’herbe était si fraiche et si verte, ot les ombreges 
étaicnt si beaux, le ciel si bleu, lair si doux. Comment le recot- 
naitre avec ces nuages gris ct noirdtres, qui ressemblent 4 des 
trainées d’ouate fangeuse ? La pluie tombe, non une de ces franches 
ondées d’été, aprés lesquelles s’échappe du sol fécondé une pene 
trante senteur de verdure et de vie, et qui laisse aux feuilles de 








L'AUBE. 4144 


myriades de diamants quc le soleil fait étinceler, mais la pluie hon- 
teuse, semblable 4 une poussiére liquide tamiséc par le brouillard. 
Les gazons clairsemés s’enfoncent piteusement dans la terre dé- 
layée ; les grandes branches, nues et noires, saturées d’eau, la lais- 
sent suinter sous les ternes reflets d’un jour blafard. Le sol est comme 
une sorte de bouillie dans laquelle on enfonce; partout des flaques 
d'eau. C’est un triste temps, qui donne envie de pleurer. . 


e e e e 


48 novembre 187.. 


Je me suis interrompue avant-hier, 11 n’était que temps; le dé- 
couragement accourait a grands pas, les papillons noirs ouvraient 
leurs larges ailcs et, si je n’y eusse mis bon ordre, les larmes au- 
raient fait irruption. 

Je suis sujette, depuis quelque temps, 4 des accés de tristesse 
qui se déclarent brusquement, sans rime ni raison, comme la 
fiévre, et s'en vont de méme, aprés une crise plus ou moins longue. 
Graces au ciel, j’ai un reméde, et je me suis hatée d’y recourir 
préventivement. Ce reméde, c’est miss Wood, I’institutrice de Ra- 
chel. Je dois au hasard la découverte de sa vertu, qui est instan- 
tanée et décisive. 

Cela remonte & un an tout au plus. Un certain jour, j’étais, 
comme avant-hier, saisie d’un désespoir profond qui n’avait pas de 
cause. Je suppose que mes nerfs étaient ébranlés, et je pleurais de 
toute mon 4me. Au plus fort de mon chagrin, j’entends frapper a 
ma porte deux coups discrets. Le temps de crier : Entrez! en m’es- 
suyant vivement les yeux, et miss Wood apparaissait. 

fl n’est pas au monde de meilleure personne; mais, quoique 
nous l’ayons depuis quatre ans, je n’al pas encore pu m’accoutu- 
mer a son francais. Irlandaise-de- haute lignée, instruite, bien 
élevée, d’un commerce str, elle nous a rendu de grands services, 
et je lui ai voué une sincére affection. Je la sais trés-susceptible, 
aussi j¢ scrais aux regrets qu'elle apprit quelque jour 4 quel nou- 
veau titre elle m’est si précieuse, et qui est simplement l’étrange 
correction de son langage, mise en relief par Yaccent que chacun 
connait. — Madame! madame! s’écria-t-elle dés le seuil, en proie 
4 l’émotion la plus vive, miss Rachel est en fuite ! 

- Ma fille en fuite, comme un banquier qui a pris le chemin de fer 
pour gagner l’étranger! Cette impression premiére, la désolation 
de miss Wood et lc frémissement du léger duvet- qui recouvre sa 
lévre supérieure, produisirent une dérivation instantanée; plus de 
chagrin, plus de larmes, méme un}sourire un peu irrévérencieux, 


4113 L’AUDE. 


que je m’empressai de dissimuler, changea tout 4 coup le cours de 
mes idées. 

Au fond, il n’y avait rien de sérieux, Rachel sait* que tout le 
monde est 4 ses ordres dans la maison, que son institutrice est sa 
premiére dame d'honneur, moi je ne suis que la seconde, qu'elle 
aime a la folie et la gate plus que nous. Parfois, elle abuse de la 
situation. Il était arrivé qu’au moment ot miss Wood la croyait 
paisiblement occupée a traduire les beautés de « I'Irlande, scénes et 
caractéres, par M. et mistress J.-C. Hall, » et s’était retirée dans sa 
propre chambre, pour ne pas la troubler, Rachel, ennuyée de ce 
travail aride, avait doucement décampé, pour rejoindre son ami 
Garnotin. C’est le fils du sacristain, enfant de chceur 4 ses moments 
perdus, berger de-son état et, quand il le faut, gargon de moulin. 
Il revenait du marché voisin, par le parc, ce que nous tolérons, 
parce que c’est un raccourci, et poussait son dne devant lui. Elle se 
laissa tenter par un essai d’équitation sur cette monture pacifique. 
Garnotin s’était mis en quatre pour lui improviser une selle avec 
un sac vide, et, installée confortablement, elle avait fourni un 
steeple-chase autour de la grande pelouse. Les cris de joie qu'elle 
poussait attirérent 4 la fenétre miss Wood, qui la rappela, ind- 
onée. Mais le bruit, Rachel aussi peut-étre, avaient si bien excilé 
lane, qu’ils furent bientét tous les deux hors de vue, et miss Wood, 
remplie d’alarmes, était venue me faire son rapport. 

Depuis ce temps, je lui ai toujours conservé une reconnaissance 
profonde, et chaque fois que je me sens triste, je vais causer avec 
elle, bien certaine que ce ne sera pas en vain, et qu’aprés un quatt- 
d’heure d'entretien, je me retirerai rassérénéc. 

Hélas! Est-ce miss Wood qui a changé, est-ce moi qui ne suis 
plus la méme? l’effet que j’attendais ne s'est pas produit avant-hier. 
Comme un enfant que ses jouets cessent d’amuser, ai-je donc ust 
déja miss Wood? . 2. 6 2 2 2 6 ew te we we ee wt 


235 novembre 187.. 


Non, rien ne |’dtera de ma pensée, il se passe en moi quelque 
chose d’anormal. Je suis malade, en danger peut-¢étre. Dieu veuille 
que ma vie ne soit pas menacée d’une maniére irrémédiable. I y 
a déja longtemps que cette idée m’est venue; je l’ai négligée jus- 
qu’ici, j’ai eu tort, elle s' impose aujourd'hui; force est-de m’y ait 
ter sérieusement. 

Aussi bien, ce n’est pas l’amertume ou l'aigreur qui me le font 
dire, mais, si je ne me préoccupais pas des phénoménes qui me 








L'AUBE. ; 4413 


tourmentent, je ne sais trop qui prendrait linitiative de l’examen 
approfondi, sinon du traitement, qu’ils exigent. Mon entourage ne 
sémeut pas aisément et ne s’apergcoit de rien. 

Iis ont beaucoup d’attachement pour moi, je le sais bien, mais 
ils sont aveugles et sourds. C’est avec cette belle tendresse qu’on 
laisse mourir les siens, et que les plus dévoués conseillers perdent 
les empires. On me dira que ce n'est rien, soit. Est-ce que toutes les 
maladies ne commencent pas comme cela? 

Herminie est la seule dont l’attention soit en éveil et qui ait quel- 
ques soupgons. Ma fille et mon mari ne devraient-ils pas rougir 
d’avoir été devancés par ma femme de chambre! Son témoignage 
n'est guére suspect; il est si désintércssé, que c’est 4 son insu 
quelle l’a fourni. L’autre jour, elle ne se doutait pas que je fusse 
si prés d’elle, je l’ai entendue dire, je ne sais 4 qui: « Madame a 
ses lunes. » Qu’est-ce que cela signifie? Que de fois j’ai été sur le 
point de le lui demander! La crainte de l’embarrasser, sans grand 
profit, m’a toujours retenue; je me suis contentée de recourir au 
dictionnaire. Cela n’a servi qu’éa me brouiller définitivement avec 
ces livres majestueux, que je n’aimais pas trop déja, parce que je 
les redoute. Ils me font peur, eux qui savent tout. Celui auquel je 
me suis adressée est un vieux serviteur que je ne croyais pas aussi ~ 
méchant. En cherchant les lunes que je n’ai pas trouvées, je suis 
arrivée au mot Lunatique, et j'ai lu ceci : « Fantasque, capri- 
cieux. » Jusques-la, tout va bien; mais, ensuite : « Femme lu- 
natique. » 

Cet exemple impertinent consacre, & tout prendre, la justesse de 
l'appréciation d’Herminie. J’ai reculé avant de me l’avouer, et j’ai 
fini par le reconnaitre. Ceci concédé, qu’ai-je appris de nouveau? 
Rien, hélas! car, si je suis lunatique, pourquoi le suis-je? Voila 
précisément ce que je voudrais savoir. 

Certes, avoir découvert le nom du mal inconnu qui me mine, 
cest quelque chose; il n’en faut pas davantage, pour satisfaire 
-beaucoup de malades, et les prédisposer 4 une guérison plus 
prompte. Mais comment me contenterai-je du nom, moi qui ne 
connais méme pas la chose! Généralement, quand on souffre, on 
n’a aucun doute sur le siége du mal, la douleur est une sentinelle 
dont les avertissements n’égarent pas. Il me semble, quant 4 moi, 
que je souffre partout; mais je dois 4 la vérité, de déclarer que je 
n’ai de douleur nulle part. Par exemple, je me sens bouleversée, 
méconnaissable au moral, bien entendu. J’ai des idées, j’éprouve 
des impressions que je n’avais pas autrefois. Parfois, je serais 
tentée de croire qu’une autre personne est parvenue, par un pro- 
cédé que je ne m’explique pas, 4 se substituer 4 celle que j'ai 


4114 L’AUBE. 


toujours connue pour étre moi, et que cette personne a des 
gouts, des capriccs, des lubies ou des lunes auxquels je ne com- 
prends rien, car ils me paraissent, 4 moi-méme, étranges et iner- 
plicables. 

Si j'allais raconter cela 4 mon mari, voire 4 un médecin, on 
hausserait les épaules. Jean dirait que je suis toquée, c'est son 
mot de prédilection. Le médecin, plus réservé, affirmerait que c'est 
nerveux. Quoi qu’il en soit, je languis, bientét, je m’étiolerai, 
et quand les choses en seront au point que, visiblement, j'aurai 
un pied dans la tombe, on commencera a s’agiter autour de moi, 
et A songer, qu’en vérité, il se pourrait que j’cusse quelque 
CNOBES ce Se 2 we oe oe ds A odes a 2) A cs SS 


7 décembre 187.. 


Je crois que j’ai trouvé la grande cause du marasme sous lequel 
je me débats. Je suis malheureuse. [1 semblerait, au premier 
abord, qu’avec un mari passable, une fille comme Rachel, dont 
tout le monde vante, 4 l’envi, la grace et la beauté, aimée par 
ceux qui me connaissent, estimée de ;tous, ne manquant de riea, 
ayant méme beaucoup de superflu, je devrais, sous peine d'ingta- 
titude notoire envers la Providence, me déclarer satisfaite. Eh bien, 
vest trés-sincérement que je le dis, je suis malheureuse. 

Mon mari.... Restons-en 14, le mieux est de n’en pas parler du 
tout. Un mot, pourtant, je maigris, il engraisse; je suis triste, il 
est gai. Les hommes sont si faciles 4 contenter, sous certains rap- 
ports! Des repas bien réglés et plantureux, de bonnes pipes dans les 
intervalles, voila un bonheur complet. Moi, il me faut autre chose, 
j’en conviens; d’ailleurs, je ne fume pas. 

Rachel est une excellente enfant, si affectueuse, si aimante, 
qu'elle m’embrasserait volontiers toute la journée. Ce que je vais 
dire est criminel, peut-ttre, il m’a été pénible, parfois, de 1 
pondre A ses caresses, parce que j’étais comme obsédée de leur 
fréquence. 

Je suis seule ici; 4 part deux ou trois voisines, presque rusti- 
ques, personne avec qui échanger quelques idées un peu élevés. 
Mon intelligence s’atrophie, mon esprit s’en va en fumée. J'ai, il 
est vrai, le bon abbé Prastex, qui m’a baptisée et mariée de 
mémes mains. Cet excellent homme a toutes mes sympathies. 
Admettons, qu’un beau jour, j’aborde avec lui le chapitre de me 
miséres, en lui demandant assistance. Je le vois d’ici, bouche 
entr’ouverte, yeux écarquillés; il prendrait, coup sur coup, trois 


L'AUBE. 4415 


prises de tabac, et me ferait répéter. Puis, 11 se gratterait le front 
d'un air réveur. Aprés quoi, 11 me parlerait des moutons de Clo- 
chan ou de la vache de Rabot. 

Ah! si c’était le Pére Leblond, quelle différence! [1 me com- 
prendrait, lui, avant méme que j’aie fini de parler, et, sur le 
champ, me guérirait. Que de délicatesse et de tact, quelle admi- 
rable sireté de coup-d’ceil! On lui a offert l’anneau tout récem- 
ment encore; s’il l’a refusé, c’est humilité pure. Que ne suis-je 
auprés de lui, dans le petit parloir des Augustines! Sa parole, pé- 
nétrante et pleine d’onction, chasserait tous ces vilains fantémes, 
comme un regard du soleil d’été dissipe les brumes du matin. Mais 
ici, ils ont des yeux ct ils ne voient point, ils ont des oreilles et ils 
n’entendent pas; c’est 14 mon malhcur. 


40 décembre 187.. 


Aujourd’hui, Jean est allé marquer des arbres. Son absence, 
devant se prolonger jusqu’a sept ou huit heures, on m’a apporté 
le courrier quand le facteur est venu. Pas de lettres. Par désceu- 
vrement, j’ai ouvert le journal ; quelque diable sans doute me pous- 
sait, car je ne le touche jamais d’ordinaire. Je suis tombée sur un 
article qui débute ainsi : 

« Hier s'est terminée la vente des objects d’art appartenant a 
mademoiselle Francoise Pagnan, une princesse de la rampe qui, 
parait-il, se retire des affaires aprés fortune faite. Elle a brillé 
quelque ¥mps sous le pseudonyme de Brulét, mais son véritable 
surnom, telui sous léquel elle est connue du « tout Paris » élégant, 
est Réséda. 

« La collection ne comprenait pas moins de 218 numéros, cata- 
logués par les soins de M. X*™, l'habile expert. La vente, consis- 
tant principalement en joyaux de grand prix et en bibelots plus 
ou moins rares, mais tous précieux, a rempli trois vacations. Le 
produit total atteint la somme rondelette de 852,000 francs. — 
Citons quelques prix, auxquels ont monté des bijoux qu’on peut 
presque qualificr d’historiques. Une agrafe, composée de deux 
grands saphirs d’une rare pureté, entourés de brillants plus gros 
que des pois, 105,000 francs; — une paire de pendcloques en dia- 
mants, 63,000 francs; — un bracelet, 47,500 francs; etc., etc. » 

Suit une énumération trés-longue, oi on décrit minutieusement 
une série de bijoux; on rappelle les circonstances solennelles ou 
l'illustre Réséda les a portés. Parfois, on laisse entendre assez 
clairement quels sont Jes généreux donateurs, et on imprime les 

25 Serzemanx 1875. 72 


4116 L’AUBE. 


noms des acquéreurs. La princesse de...., la marquise de...,la 
comtesse de...., toutes appartenant au plus grand monde étranger. 

Je me rappelle, qu’il y a quelques années, au mois de mai, 
en revenant des courses, j’ai entrevu mademoiselle Réséda. On 
m’a dit, du moins, que c’était elle, car j’avoue, en toute sincé- 
rité, que je ne la connaissais pas. Mon attention avait été attirée 
par une Daumont des plus luxueuses en méme temps des plus co- 
quettes, dont les jockeys, tout jeunes et roses comme des crevettes, 
avaient un délicieux costume printanier : veste de soie lilas rayée 
de bleu, chapeau gris de haute forme a cocardc, culotte blanche et 
bottes vernies. L’équipage lui appartenait. 

Je n’ai pas gardé le souvenir de sa personne; sa toilette, toute- 
fois, m’avait paru d’unc fraicheur exquise. 

On dira ce que l’on voudra; je n’ai, grace au ciel, aucune tenta- 
tation d’écrire une tirade sur la décadence des mceurs ou les em- 
piétements éhontés du vice 4 notre époque, mais jamais je ne 
croirai qu’il soit sain ou simplement honnéte de publier les faits 
et gestes de ces malheureuses. Puisque le mépris public les 
enveloppe avec juste raison, ce dont il serait trop triste de douter, 
qu’on ne s’occupe pas d’elles. Est-ce donc pour les flétrir que le 
journal le plus répandu et le mieux fait, c’est lui-méme qui le 
proclame, se complait dans le dénombrement des scandaleuses 
richesses de l’une d’elles? Que restera-t-il aux honnétes femmes, 
si celles qui, ayant trébuché dans la boue, et y élisent domicile 
par gout, accaparent ainsi la premiére place? 

J’avais entrepris de consigner les réflexions qui se croisent dans 
ma cervelle, et que la lecture de ce maudit article a fait surgir je 
ne sais d’ou; j’y renonce. Mieux aurait valu ne pas commencer. 
Ceux qui s’approchent d’un cloaque sont déja bicn imprudents, 
que dire de ceux qui, non contents de s’exposer a respirer les éma- 
nations délétéres qui s’en dégagent, commettent l’impardonnable 
folie de remuer cette sentine filt-ce avec une paire de pincettes! Je 
me contenterai de me répondre & moi-méme, que les honnétes 
femmes peuvent, sans inconvénient aucun, assister au triomphe 
impudent des Réséda de tous les régimes, attendu qu’clles pos- 
sédent, sans qu’il leur en coute rien, ce que les autres n’achéte- 
raient 4 aucun prix, leur propre estime. 

J’ai quelque chose 4 confesser encore avant de finir, que ce soil 
ma punition. Un grand écrivain, je ne crois pas me tromper ni 
faire preuve de pédanterie en ajoutant que c’est M. de Maistre. 
prétend que la conscience d’un honnéte homme contient des 
abimes effrayants. Ne serait-ce pas justice d’appliquer la méme 
réflexion a notresexe?.. 2. . 2. 1. 1 1 ee ew ew 





L’AUBB. 4147 


49 décembre 187.. 


Enfin, je respire! Je ne suis plus la personne maussade qui, 
plongée dans une tristesse morne, passait sa vie a désespérer d’elle 
et des autres. Plus de papillons noirs ni d’envies de pleurer, la 
transformation s'est opérée du jour au lendemmain, sans transition. 
Je m’étais couchée morose, et je me suis levée souriante. Com- 
prenne qui pourra cette bizarrerie, moi, je renonce méme a cher- 
cher une explication ; car, dés le premier pas, me voici déroutée. 

Ma mauvaise humeur n’avait pas de cause appréciable, elle dis- 
parait précisément quand je serais en mesure de lui en assigner 
une trés-légitime si elle durait encore, parce que m’étant foulée le 
pied gauche, je suis condamnée a garder la chambre et 4 ne pas 
remuer. Or, cette réclusion, qui peut se prolonger, n’offre aucune 
perspective réjouissante. pou vient que j’éprouve une satisfaction 
intérieure si vive, que j’al par bouffées d’insurmontables envies de 
rire et de chanter? ce qui ne m’était pas arrivé depuis des mois. 
Est-ce un effet de la contradiction que Jean prétend étre la seconde 
nature des femmes? 

Comme tous les accidents, celui-la est survenu & l’improviste, au 
moment ou on s’y attendait le moins. Le temps a changé brusque- 
ment dans la nuit d’avant-hier. Au vent du sud qui, de son souffle 
attiédi, caressait amoureusement les flaques d’eau et entretenait la 
boue, a succédé le vent du nord, sec et mordant comme Ie tran- 
chant d’un rasoir. La terre, subitement séchée, est devenue.d’une 
rigidité de marbre, et tout, jusqu’au moindre brin d’herbe, a des 
attitudes sculpturales. Les arbres, couverts de givre, sont char- 
mants sous la poudre; le ciel, par moment brumeux, est le plus 
souvent clair. 

Claquemurée depuis six semaines, je sentais l’impérieux besoin 
de faire une longue promenade. C’est si bon de marcher par le 
froid! J’avais précisément projeté, 4 la premiére embellie, d’aller 
porter aux enfants de la mére Filon, un peu de linge, des gilets et 
des chaussons de laine, enfin quelques bonbons, |’utile et l’agréable. 
Vite, mes grosses bottines fourrées, ma robe de cheviot, mon toquet 
polonais et je partis, chargée d’un panier qui contenait mes sur- 
prises. 

Je ne saurais rendre l’émotion délicieuse dont j’étais comme 
enivrée, lorsque je fus exposée, en rase campagne, 4 l’action du 
vent. Mais la mére Filon demeure assez loin, la ferme qu'elle 
exploite est tout 4 fait en dehors du village. C’est un coin perdu a 


4118 L'AUBE. 


proximité des bois, ce que nous appelons un écart. Je conviendrai 
donc que la premiére impression se dissipa vite, surtout lorsque 
Mon pauvre nez, qui est un peu longuet, devint comme un glacon, 
et lorsque je me vis obligéc, par intervalles, de fermer les yeux. 
Il me semblait que, sans cette précaution, ils auraient gelé. 

Je ne suis pas femme a renoncer pour si peu a mes résolutions, 
mais je suis franche, et j’avoue, qu’a plusieurs reprises, je me dis 
fout bas qu’il serait plus sage de rebrousser chemin. Si ce n’avail 
été qu’une promenade d’agrément, j’aurais peut-étre commis la 
lacheté de m’en retourner. La charité sans doute me soutenant, je 
persistai, ct j’arrivai saine et sauve, sans lutte séricuse contre 
moi-méme. La distribution de mes largesses terminée, et apris 
m’étre bien réchauffée, je me disposai 4 regagner Grandpré. 

Tout alla bien jusqu’au tournant du petit bois. Le sentier qui, a 
cet endroit, se bifurque pour rejoindre la grande route, était coupé 
en deux par un ruisseau qu’ont formé les derniéres pluies et com- 
plétement glacé. Je n’avais fait attention 4 lui, a l’aller, que pour 
Venjamber. Il en aurait été de méfe au retour; par malheur, mon 
panier tomba. Je crois que c’est parce que j’avais voulu relever un 
peu ma robe, sans cela sa chute serait inexplicable, attendu quil 
était retenu 4 mon bras par l’anse, et que j’avais les mains dans 
mon manchon. — Au fait, quel est celui des événements de ce monde 
qui n’a pas son mystére? — Quoi qu’il en soit, je me baissai pour le 
ramasser de la main gauche. Par un mouvement des plus naturels, 
ce faisant, j’étendis le bras droit; mon manchon en profita pour 
s’échapper 4 son tour. A ce moment, je me relevais le panier 4 /a 
main. Mon premier soin fut de me pencher vivement 4 droite, pour 
rattraper le fugitif; second mystére, je glissai probablement, car, 
soudain, sans autre forme de procés, avant d’avoir pu_ prévolr 
pareille trahison, je me trouvail assise entre le panier et le mat- 
chon. 

Tout aussitdt, des élancements douloureux me causérent une 
terrible appréhension. Heureusement, il n’y avait de cassé qu ule 
couche de glace de |’épaisseur d’une feuille de papier, qui avail 
cédé sous mes pas. 

C’est lorsque je voulus me relever que je m’apercus de I’étendue 
du désastre, il m’était impossible de m’appuyer sur mon pied 
gauche ; et, pour me mettre debout, il fallut des efforts conside- 
rables. Tantot me trainant, tantét sautillant comme un enfant qu 
joue & cloche-pied, je parvins 4 gagner un des arbres qui bordeal 
le chemin; je m’y adossai me demandant ce que j’allais devenir. 

Je ne vais pas jusqu’a dire que je me croyais perduc, mais la 
situation n’avait rien de précisément attrayant. J’étais seule, il n¢ 





L’AUBE. 1119 


passait personne sur la route déserte, et jamais le froid ne m’avait 
paru plus piquant. Ici, il y a une lacune dans mes souvenirs. La 
douleur m’absorbait tant, que je ne puis merappeler qu’un laps de 
temps appreciable se soit écoulé entre le moment ou, aprés avoir 
jeté sur les environs un regard désolé, je considérais piteusement 
mon panier et mon manchon ne sachant que résoudre, et celui ou 
je levai soudain les yeux sur un libérateur que la Providence m’en- 
voyait 4 point nommé. ~ 

C’était un personnage absolument inconnu de moi, j’ai parlé de 
la Providence, son intervention est visible; un inconnu autour de 
Grandpré, n’est-ce pas miraculeux? Il était d’ailleurs fort bien, ce 
que je remarquai, seulement plus tard. Tout ce qu’il me fut donné 
de distinguer au premier abord, ce fut un monsieur vétu d’une 
peau de bique, chaussé de grandes bottes, le fusil sur l’épaule, 
qui, sa cape de velours 4 la main, me dit trés-civilement que je 
paraissais étre dans l’embarras, et qu'il serait heureux de se 
mettre a ma disposition si Je pensais avoir besoin d’un aide quel- 
conque. 

Je li exposai ma triste position. Aussitét il m/’offrit d’aller 
chercher une voiture, ou de m’aider 4 marcher en me soutenant. 
C’est ce dernier parti que j’adoptai, le petit repos que je venais 
de prendre m’ayant un peu soulagéc, et mon pied me faisant moins 
souffrir. 

A la condition de n’avancer que trés-lentement et de m’appuyer 
de tout mon poids sur son bras, je me tirai passablement de I’aven- 
ture. Quant 4 lui, respectueux, attentif, il fut parfait de prévenance 
et de réserve, et ne se permit pas de m’adresser la parole. Moi, 
josais encore moins le questionner, j’avais pourtant une envie folle 
de savoir qui il était. —Le nom qu'il s’était empressé de décliner, 
pour me décider, je suppose, a accepter ses services, ne m’avait 
rien appris; je lavais, au surplus, immédiatement oublié, ce qui 
est excusable 4 cause de mon trouble, et maintenant encore je le 
cherche en vain. Je crois avoir compris qu’il n’est dans le pays 
que depuis peu de jours. A-t-il acheté une propriété, ou se pro- 
pose-t-il seulement d’en acquérir une? voila encore un point sur 
lequel mes souvenirs sont confus. Ce n’est pas étourderie de ma 
part, nous n’avons été ensemble que pendant quelqucs minutes. A 
peine quittions-nous le chemin de traverse, que j’ai entendu sur 
la route un bruit de ferraille qui m’a paru de connaissance. En 
effet, au bout d’un instant, le char débouchait du bois conduit par 
Jacques, qui revenait des provisions. En me remettant & mon 
cochcr, mon sauveur n’eut rien de plus pressé que de se dérober a 
ma gratitude. 


4120 L’AUBE. 


A présent je suis trés-sotte. Ce monsieur m’a rendu un grand 
service; telle a été ma présence d’esprit, que je ne sais méme pas 
son nom. Qu le retrouver? J’aurais da le rappeler, lorsqu’il a pris 
congé de moi, lui demander de venir 4 Grandpré. Je songeais a tout 
cela pendant que Jacques, m’abandonnant généreusement sa place 
sur le siége, se mettait sur le brancard et fouettait le cheval. 

Une diversion cruelle acheva de me faire perdre la téte. Dans 
mon innocence, je croyais étre 4 l’abri de tout danger sur mon 
siége. J’en frémis encore! Malgré le froid, et au risque de prolon- 
ger mon supplice, je fus réduite 4 interdire formellement toute 
autre allure que le pas. Il faut y avoir passé, pour soupgonner |'ef- 
fet que produit sur une personne assise dans le char le trot dun 
cheval. Ce n’est pas seulement le vertige que je redoutais; en vé- 
rité, il y a de quoi compromettre les organes les plus essentielsa 
la vie. Si ce voyage, que je n’oublierai jamais, avait duré un quart 
d’heure de plus, je crois que c’en était fait de moi. 


20 décembre 187.. 


Vu le docteur Foubert, que Jean avait immédiatement envove 
chercher, et qui n’a pu venir qu’hier au soir. Je ne souffre pas, 
graces aux compresses d’arnica. fl a déclaré solennellement que ce 
n’était rien qu’une foulure, que j’en serais quitte pour ne pas 
bouger pendant deux ou trois semaines. Je m’attendais 4 quelque 
arrét de ce genre. C’est une privation énorme, que celle de ne pas 
sortir; il fait un femps superbe. Mais je n’ai aucun meérite ame 
soumettre avec résignation; toute ma volonté est, hélas! illusoire 
pour me rendre la possibilité de marcher. 

J’en étais 14. Herminic est entrée, m’apportant mon déjeuner. 
Pendant qu’elle me servait, nous avons causé. Elle est de mon avis 
au sujet d’une idée un peu hardic et subversive que j’avais émise 
timidement, et que voici: le docteur Foubert est un excellent 
homme, mais je n’ai en ses talents qu’une confiance médiocre. 

— Moi, s’est écriée Herminie, je ne lui donnerais méme p% 
mon serin a soigner. 

Je n’aurais pas cru cette fille aussi sceptique. 

— D'ailleurs, a-t-elle repris, encouragée par mon silence, qui 
lui a semblé peut-étre impliquer une approbation tacite, ma mere 
l’a toujours dit (et c’est bien vrai), les hommes ne savent pas trat- 
ter les femmes. Quant aux foulures, quelque soit leur sexe, ils 
n’y entendent absolument rien... Ah! si madame voulait!... 

C'est ainsi qu’elle m’a préparée 4 ce qu'elle avait en téte : sacri 











L'AUBE. 4124 


fier le médecin a la rebouteuse, et en recevoir une qui, ayant ap- 
pris l’accident de madame, avait déja offert ses services. Elle de- 
vait revenir aujourd’ hui méme. 

— La rebouteuse! Est-ce que ce serait la Mulot? 

— Mais, oul, madame, a répondu Herminie : une bien digne 
femme! ; 

— Comment, la Mulot existe encore! Je la croyais morte depuis 
vingt ans! Elle était déja vieille quand je n’étais encore.qu’une en- 
fant! 

— Elle a bon pied, bon ceil, m’a assuré Herminie, malgré ses 
quatre-vingt-un ans. C’est son régime qui.la conserve. 

— Ah!... Quel est-il donc, ce régime? 

— Je ne sais pas, et elle se garde bien de le divulguer. On sup- 
pose qu'il y entre beaucoup d’eau-de-vie : elle en achéte tous les 
jours, plutét deux fois qu’une. 

— Elle boit, alors? Quelle horreur! 

— Personne ne la voit jamais boire; on dit quelle se frotte..... 
Cela me parait louche. 

J’ai accepté la visite de la Mulot. Si elle se présente, on la fera 
monter. Ce n’est pas que j’ale en elle beaucoup plus de foi, mais 
c'est une célébrité dans le pays. Il fut un temps ot sa réputation 
balancait celle de la Crouhat, qui avait la spécialité de guérir la cla- 
velée. C’est beaucoup dire, le médecin des animaux ayant le pas sur 
celui des personnes. Immorale en apparence, et trés-logique au 
fond, cette maniére de raisonner est générale ici. Un homme n’a pas 
de valeur vénale; un moufon en a une bien déterminée. Il est natu- 
rel que ceux qui font profession de traiter les maladies des uns et 
des autres soient appréciés en raison directe du cas que l’on fait de 
leur clientéle. 

Il ne faut pas étre ingrate. Je tiens 4 abréger ma captivité; on 
fait ce qu’on peut cependant pour la rendre moins pénible. C’est 4 
qui imaginera les combinaisons les plus ingénieuses, en vue de 
tromper la longueur des journées. Jean se multiplie; il y a bien des 
mois que je ne l’avais vu si bon et si affectueux. Rachel ne me 
quitte pas; miss Wood elle-méme m’a demandé comme une faveur 
de me servir de lectrice. J’ai accepté avec le plus grand empresse- 
ment. | 
Que disais-je donc que j’avais usé miss Wood? Pas du tout. Ja- 
mais je ne me suis autant divertie qu’en l’entendant me lire, avec 
une conviction qui n’appartient qu’a elle, le songe d’Athalie, suivi 
des imprécations de Camille, lesquels font partie des chefs-d’ceuvre 
de la littérature frangaise 4 l’usage des jeunes filles et des établisse- 








4122 L’AUBE. 


ments d’instruction publique, par M.***, inspecteur général de 
l'Université. 

C’est un ancien livre de classes de Rachel que miss Wood a pris 
en grande affection. Elle était en verve, et voulait continuer par la 
lecture des Deux Pigeons. Je n’en pouvais plus, et j'ai pensé qu'il 
était prudent de se ménager une poire pour la soif. J’ai remis les 
Deux Pigeons 4 quelques jours, si la Mulot ne me guérit pas ce soir 
ou demain. 

Je m’accuse d’avoir fait au respect humain une concession dont 
je rougis maintenant. Je ne sais quel moyen employer pour parler 
de mon sauveur inconnu. En racontant l’accident 4 mon mari eta 
ma fille, j’ai eu peur qu’ils ne se moquassent de moi, et j'ai passé 
sous silence le monsieur 4 la peau de bique dont je ne savais ni le 
nom ni l’adresse. Aujourd’hui, je suis bourrelée de remords; c'est 
de l’ingratitude au premier chef. J’aurais du ne pas le rendre vie- 
time de son excessive discrétion, et au moins lui laisser intact le 
meérite du réle désintéressé qu’il a joué. Ma reconnaissance se borne 
a l’en avoir dépouillé. Je me conduis fort mal & son égard. Mon uni- 
que ressource pour réparer le tort moral que je lui cause consiste 
4 lui conserver dans mon cceur la gratitude sincére qu’il mérite. I 
peut y compter. Je m’engage, en outre, 4 profiter de la premiére 
occasion pour proclamer la vérité tout entiére. 


22 décembre 187.. 


Aprés avoir essayé d’écrire hier, je me suis empressée de renon- 
cer 4 rien tirer de mon cerveau. J’étais trop ébranlée : ce sont les 
conséquences de la visite de la Mulot; mais je ne lui marchande 
pas cette justice que, toute sale qu’elle est, c’est une grande opéra- 
trice. Elle a examiné mon pied longuement, sans lunettes, l’a palpé 
avec une délicatesse dont on n’aurait pas soupconné ses vieux 
doigts susceptibles. Finalement, elle m’a assuré que ce n’était pas 
une foulure, mais un simple décrochement. Un médecin se perdrait 
en conjectures sur la signification médicale de ce mot; il répond 
néanmoins 4 une pensée précise dans l’esprit de la Mulot, car elle 
ma raccrochée sur I’heurc, en me faisant un peu mal, par exemple, 
ce dont elle m’avait prévenue. Défense absolue de marcher jusqu’‘a 
demain matin; mais ensuite, autorisation de faire vingt kilométres. 
si je le désire. 

Comme il n’y a pas de roses sans épines, j’ai été grondée d’im- 
portance par Jean et par ma fille, pour avoir mis ma confiance dans 











L’AUBE. 1423 


une rebouteuse de village. Que les hommes sont injustes! Le doc- 
tcur Foubert prend trois francs par visite, m’en a fait plusieurs 
déja, sans préjudice de celles qu'il se proposaitde continuer, et de- 
mandait quinze jours au moins pour me mettre en état de marcher. 
La Mulot m’a guérie en une séance, et m’a demandé quinze sous : 
c’est un prix fait pour un décrochement. En conscience, on devrait 
me remercier, au lieu de me blamer. Je crains bien que, par-dessus 
le marché, elle n’ait divulgué 4 l’office le secret de son régime, et 
ce serait fort grave, car, si ce que m’a dit Herminie est exact, elle 
serait partie dans un état d’ébriété notable. 


24 décembre 287.. 


Victoire! J’ai écrasé de mes dédains mon mari et ma fille; je leur 
ai rendu au centuple les brocards dont ils m’avaient accablée. Le dé- 
crochement a disparu. On aurait pu douter, si je m’étais bornée a 
le dire. J'ai fait mieux : comme ce philosophe en présence de qui 
on niait le mouvement, pour confondre les détracteurs de la Mulot, 
je me suis mise & marcher. 

Afin que le triomphe fat plus éclatant, je ne voulais pas d’auxi- 
liaire. Jean m’a fait prendre une canne, ct Rachel s’est emparée de 
mon bras, dans |’espoir de me faire renoncer au désir que j’avais 
manifesté de consacrer ma premiere sortic 4 un pélerinage au ruis- 
seau témoin et cause de l’événement; mais j'ai du caractére. Au 
surplus, quel soldat ne va pas revoir avec émotion le champ de 
bataille sur lequel il a figuré, surtout s’il a été blessé dans l’af- 
faire? 

Aprés avoir donné 4 Rachel, sur place, une représentation aussi 
exacte que possible, nous nous acheminions doucement vers Grand- 
pré, lorsque nous avons rencontré la voiture que, par une délicate 
attention, Jean avait envoyée au devant de nous. Pas de fausse 
honte : ce n’était pas le char, j’al accepté, sans hésiter, d’en rester 
la de ma promenade. Je ne ressentais, 4 proprement parler, ni 
souffrance ni fatigue; mais 4 quoi bon pousser plus loin I’expé- 
rience? Les résultats obtenus étaient décisifs ; et puis, 11 faisait tel- 
Iement froid, que, pour lutter victorieusement, il aurait fallu mar- 
cher trés-vite. Je n’en suis pas encore la. 

Voila qu’en passant non loin de !’arbre ou il m’avait abordée, 
j’apercois Pinconnu a la peau de bique. C’était le cas de faire arré- 
ter, de l’appeler, et de Vinviter a-venir me voir. Encore une con- 
cession au respect humain : la présence de Rachel a causé une cer- 


1124 L'AUBE. 


taine hésitation. Pendant que je réfléchissais, V’occasion a dis- 
aru. 
’ — As-tu vu ce monsieur? a dit Rachel. fl a salué. Qui est-ce? 

Ces yeux de quinze ans ne perdent rien. 

J’ai balbutié et commis un gros mensonge, en déclarant que je 
n’avais pas remarqué. Or, j’ai d’autant mieux remarqué, que mon 
sauveur, en saluant. a souri discrétement. Je ne sais vraiment que 
résoudre. Trés-sérieusement, je suis honteuse de ma conduite en- 
vers ce pauvre monsieur dont j’ignore le nom. J'avais un peu 
compté sur Jacques. Quand je lui ai demandé, devant ma fille, s'il 
connaissait le chasseur que nous avons croisé, il a répondu que c’é 
tait un étranger. 


7 janvier 1487.. 


... Les remords sont un peu de la nature du liége, ils surnagent 
et ne se laissent pas oublicr. Je ne puis attribuer qu’a mes remords, 
ou si ce mot est trop fort, 4 mes regrets, la persistance avec la- 
quelle la pensée de mon sauveur inconnu m/assiégeait, j’ai été 
jusqu’a réver de lui. Aussi, je suis tout allégée aujourd'hui, que 
j'ai commencé a4 réparer mes torts en profitant d’une occasion 
inespérée. Il n’y a pas eu préméditation de ma part, mais je dots 
dire que j’étais décidée 4 m’ouvrir 4 Jean, pour le prier de se 
mettre 4 la recherche de l’étranger ct de l’aller remercier en son 
nom et au mien, tant l’ingratitude ou ce qui lui ressemble m‘in- 
spire de répulsion. 

Donc, au retour de ma promenade quotidienne, rencontrant mon 
mari, nous avons causé. — Il parait, m’a-t-il dit, que nous avons 
ou que nous allons avoir un voisin. Je ne sais pas son nom, parce 
que l’abbé, qui m’en a parlé, ne se le rappelait plus. C’est un 
émigré lorrain, trés-riche; on assure qu'il est en marché pour 
acheter la terre de Glandaie, si ce n’est déja chose faite. Il est trés- 
bien, & ce que prétend l’abbé. Je voudrais trouver un moyen d’en- 
trer en relations avec lui. Glandaie nous touche, un jour ou l'autre 
nous aurons quelque question 4 débattre, le nouveau propriétaire 
et moi. Il serait préférable que nous ne fissions pas connaissance 
par l’intermédiaire d’un notaire ou d’un avoué. 

Dés les premiers mots, mon coeur battait. Est-ce singulier! j'at 
pensé que cet émigré lorrain ne pouvait étre que mon sauveur 4 la 
peau de bique; autrement, la coincidence serait trop invraisem- 
blable. A tout hasard, je me suis souvenue de ses services, et j’al 
complété mon récit primitif. 











L’AUBE. 11% 


Ebahissement profond, puis reproches de Jean. Il ne s’explique 
pas que, dans de parcilles conjonctures, j’aie omis un fait de cette 
importance. J’ai joint mon étonnement au sien, et rejeté la faute 
sur le compte de la douleur qui m’avait troublé l’esprit. 

La conclusion est toute naturelle; mon mari, ivre de joie, aprés 
avoir demandé et écouté le récit détaillé de l’intervention de 1’é- 
tranger, a pris un costume convenable et, sur l’heure, est parti 
prier l’abbé de l’assister, déplorant V’incroyable légéreté de sa 
femme. Le fin mot c’est qu’a la campagne la société est fort 
restreinte; on n’a pas tous Jes jours la bonne aubaine d’une nou- 
velle connaissance, et on ferait des bassesses pour étendre de temps 
4 autre ses relations. 

Notre excellent curé a déja recu la visite de M. *, il en a été 
enchanté. Ce jeune homme, qui n’a pas trente ans, a d’excellents 
principes, une trés-bonne éducation, etc., ‘etc. La suite au pro- 
chain numéro. 


40 janvier 187.. 


Jean est rentré l’autre jour d'une humeur massacrante, 1] a fait 
buisson creux. On ne saurait dire que son temps a été perdu, 4 
cause des renseignements précieux qu’il a rapportés. C’est bien un 
Lorrain, habitant les environs de Metz, qui, ne pouvant supporter la 
prussification, s’est réfugié en Champagne. Rien ne l'y appelle, 
mais le pays lui plait; Glandaie lui convenant, il l’a acheté trois 
cent mille francs, sans marchander, pour s’y fixer définitivement. 
Son nom est Frasnoy. Il est tout jeune, vingt-huit ans, orphelin 
depuis peu, trés-riche. Fortune industrielle, son pére était dans les 
forges et acier de... J’ai oublié le nom. On ]’a fait élever avec le 
plus grand soin, chez les Péres ; 11 pense bien, telle est ]’opinion de 
l'abbé, 4 qui il a remis cent francs pour les pauvres. M. Frasnoy 
est installé en camp volant 4 Glandaie, ou il projette d’importantes 
réparations au printemps. Jean et |’abbé sont allés chez lui, il était 
absent. 

La visite a été rendue dans les quarante-huit heures ; 1] sort d'ici. 
Je l’ai recu avec Je plus sincére plaisir et, pour le dédommager, je 
lui ai tendu la main, ce qui m’a paru produire un grand effet, 
moins sur lui que sur Jean, qui était confondu de cette familiarité 
insolite. 

M. Frasnoy se présente bien, il a du monde. L’excuse de s’étre 
laissé prévenir a été trés-agréablement tournée. Son désir était 
d’entrer promptement en relations avec nous, il en avait méme 


1196 L’AUBE. 


parlé a l’abbé, qui ne m’en a rien dit; il me le payera. Excellente 
tenuc, sauf un peu de gaucherie ou de timidité, mais cela ne lui 
messied pas. 

Il a fait la conquéte de Jean, qui l’a reconduit jusqu’a son cheval, 
une jolie béte, par parenthése, noire comme le coursier de Belit- 
buth, avec une étoile blanche en téte, moi, je n’ai pas quitté mon 
fauteuil, naturellement; mais lorsque mon mari I’a invité a reve 
nir, j’ai insisté avec amabilité. Je ne vois pas pourquoi Je n’avoue- 
rais pas qu’aussitét qu'il a été sorti, j’ai regardé a travers le 
rideaux, en ayant soin de me cacher. C’était pour savoir comment 
il montait. Cela m’a servi 4 constater que miss Wood est un 
curieuse. Ne s’est-elle pas arrangée pour sortir juste & point avec 
Rachel, au moment ou M. Frasnoy prenait congé. Elle allat la 
conduire 4 la promenade. Je n’aurais jamais cru cela de mis 
Wood. 

Jean se frotte les mains. Je crois que ce sera une ressourte, 
répéte-t-il de temps 4 autre en sifflotant. Une ressource? pourquo 
faire? S’il compte |’accaparer pour lui faire jouer le tric-trac et le 
piquet, ou pour chasser et courir toute la journée, je m’y oppose. 
il y aurait de quoi lui faire abandonner le pays 4 ce malheureut 
jeunc homme! 


18 janvier 187.. 


Je le dis sans la moindre acrimonie, si cela continue, on mil 
spirera pour M. Frasnoy une aversion profonde, je l’aurai en grippe 
et ne pourrai plus le voir. Je comprends le peuple d’Athénes, * 
lassant d’entendre appeler le juste un philosophe célébre, le 
condamnant 4 l'exil pour qu’il ne fat plus question de lui. Ce 
agacant, a la fin. Il occupe tout le monde ici, et son nom reviet!? 
chaque instant. Jean vante ses qualités de bon compagnon, il fur 
comme un pandour et chasse quinze heures sans se reposer ; l'able 
broche sur le tout en exaltant sa valeur. Le lion de Juda, nous ¢ 
sait-il hier. A Patay, simple zouave, il s’est conduit comme uw! 
héros, ce qui l’a fait décorer. Et Rachel lui trouve l’air male. 440 
vu ces petites filles? Elle voudrait seulement qu’il edt les mou 
taches plus fournies, et que, puisqu’il a le nez trop busqué, um 
jolie balafre bien placée |’cut poétisé, sans le déformer, parce 1 
e’est celui de Louis XVI. Jusqu’& miss Wood, enfin, 4 qui on2e 
V'imprudence de dire qu’il savait l’anglais, et dont les yeux brilles! 
quand on prononce son nom. Asscz, j’ai les oreilles rebattues ¢!}¢ 
demande grace. 








L’AUBE. 4497 


Il entre dans mon caractére de protester contre les engouements 
irréfléchis. Je ne livre mon affection qu’a bon escient, parce que je 
ne suis pas de celles qui s’enflamment a la premiére étincelle et 
s’éteignent brusquement. Je n’aime pas qu’on se passionne pour 
une figure nouvelle; j’entends faire mes réserves, jusqu’a ce que, 
le temps aidant, mon jugement se soit assis avec rectitude. Voila 
pourquoi, a la maniére de cet esclave qui, du temps des Romains, 
avait mission d’insulter les triomphateurs, j’ai jeté dans le concert 
une note discordante, Jean s’est immédiatement rebiffé. — J’atten- 
dais quelque chose de ce genre, s’est-il écrié d’un air morose; 
quand quelqu’un me plait, j'ai tort de le dire, car c’est un motif 
pour qu'il produise sur toi l’effet contraire. 

La franchise porte, comme |’expérience, des fruits amers, qui ne 
le sait? Je n’ai rien répliqué; aussi bien, mon ingénieux mari n’é- 
tait déja plus 1a. Mais je conserve mon opinion, et la voici sans 
ambages : I] a l’air d’un poupard. 


25 janvier 187.. 


Parmi les pensées qui se présentent inopinément, combien, qui 
sortent on ne sait d’o, ne font qu'une apparition. Si, pour une 
cause ou pour une autre, on n’a pas le temps de les accueillir, tant 
pis; une fois envolées elles ne reparaissent plus. Il en est ainsi bon 
nombre que j’ai taché de ressaisir 4 téte reposée, ayant eu la 
naiveté de les réserver pour plus tard, et qui m’ont joué le méchant 
tour de ne jamais revenir. D’autres, en revanche, qu’on a eu |’éner- 
gic de chasser a plusieurs reprises, se reproduisent avec une insi- 
stance étrange. 

J’en connais une que je passe ma vie a renvoyer. Elle est tenace. 
J’ai concentré toute ma réflexion pour la bien définir, la voici 4 peu 
prés complete : Existe-t-il donc dans la vie un mystére particuliére- 
ment attrayant, impénétrable pour les femmes qui suivent le droit 
chemin, mais accessible 4 celles moins scrupuleuses qui font parler 
d’elles ? 

Ce n’est pas du premier coup que je suis arrivé a cette formule, 
elle est le résultat de bien des obsessions auxquelles je finis par 
céder de guerre lasse, avec un peu de honte, j’en convicns, et dans 
l’espoir d’étre délivrée de préoccupations que, par instinct, je Juge 
malsaines, sinon mauvaises tout a fait. 

Mais enfin, puisque j’y suis, que j’élucide au moins la question 
dans la mesure de mes forces. Si le mystére dont je parle n’existe 


4428 L’AUBE. 


pas, ct si le vice n’en est pas la clef, que signifient ces deux mots: 
la passion, dont la littérature et les arts de tous les temps comme 
de tous les peuples, semblent n’étre que des paraphrases ou de 
traductions plus ou moins réussies. Est-ce qu'il faut de toute néces- 
sité traverser le bourbier pour connaitre le secret? ou ces dem 
mots sont-ils destinés 4 demeurer lettre close, pour la {portion 
de l’espéce humaine qui entend demeurer fidéle observatrice de 
lois morales? Si, au contraire, je me trompe, si cet attrait, suss 
mystéricux qu’entrainant, n’est que fiction, pourquoi ces aspirz- 
tions qui me tourmentent et en tourmentent évidemment bien 
d’autres, car il serait aussi présomptueux qu’insensé de me croire 
une exception. 

Pour étre franche jusqu’au bout, je dirai encore que jamais je 
n’aurais le courage de confier & qui que ce soit, fut-ce a l'homme 
qui m’inspirerait le plus de confiance, les pensées qui surgissent de 
ce probléme. Pourtant, je suis agitée chaque fois qu’clles fermer- 
tent au fond de moi, ce n’est pas naturel. Je voudrais bien boir 
une fois, une seule, dussé-je me griser en assouvissant cette soi 
étrange de l’inconnu qui me dévore. 

Je ne comprends rien aux romans que j’ai lus, comme tout k 
monde, ni aux piéces de théatre, dont quelques-unes m’ont boule 
versée, ou bien la passion, pour unc femme, consiste 4 tout ov- 
blier, mari, famille, devoirs afin de se livrer exclusivement 2 
despote mystérieux. Cela étant, comment peuvent faire celles q! 
ne reculent pas devant de pareilles extrémités? Elles ne cro! 
donc 4 rien au dela de ce monde? Qui les pousse? qui les pr 
voque? Enfin, elles subissent donc des tentations bien puissantes. 
lesquelles? et quels hommes sont assez osés ou assez dépraves pow 
les mettre en jeu? J’ai souvent entendu parler des piéges tendu 
aux femmes, je ne les connais que par oui-dire. Pourquoi cel?! 
exception de Jean, qui était autorisé par ma mére, personne 
m’a jamais adressé de déclaration. J’ai été jeune, j’ai été jolie. ¢ 
‘ne suis encore ni vieille ni affreuse, d’ou vient que j’ai échappt # 
ces périls auxquels tant d’autres succombent? L’insolent qui * 
permettrait de m’adresser un mot mal sonnant serait regu de 
belle maniére, ceci h’est pas douteux; mais encore ce n'est F* 
écrit sur mon front, j’imagine, et nul ne peut le deviner. Pourqu« 
m’a-t-on toujours épargné la peine de le faire voir? 

Il y a encore bien d’autres choses qui me trottent dans la cr 
velle & ce sujet, mais je crois qu’en voila assez pour aujourd hw. 

















L’AUBE. 4490 


4 février 187.. 


aera Sic’est un poupart, et Je ne reviens pas encore sur mon 
appréciation, j’accorderai qu'il a toutes ses dents. L’affaire de Patay 
est rigoureusement vraie, ct on en compte plusieurs du méme 
genre dans sa courte carriére militaire. Il parait que, tout en dé- 
ployant le courage le plus intrépide, il posséde un sang-froid in- 
vraisemblable. Pour la balafre que Rachel lui aurait voulu voir au 
beau milieu du nez, elle existe bel et bien sur le front, et ne lui va 
pas plus mal. C’est un souvenir de Marchenoir. 

Comment ce jeune homme qui, dans mon salon, est doux, ré- 
servé, presque timide, parce que ma fille et moi nous causons 
avec lui, peut-il étre, dans d’autres occasions, doué d’une intrépi- 
dité si extraordinaire? Il a le regard discret et les joues roses d’une 
demoiselle; mais, quoique ses yeux bleus lancent des éclairs quand 
il s’anime, et en dépit de ses petites moustaches, je ne m’étais ja- 
mais représenté de la sorte l'image d’un guerricr. 

Nous sommes trés-liés maintenant avec M. Frasnoy; sa visite de 
cérémonie a été suivie de plusieurs autres 4 intervalles de plus en 
plus rapprochés. Nous le voyons 4 peu prés tous les jours. Je ne 
sais si, de lui-méme, 1! aurait osé se prodiguer aussi souvent; mais 
Jean l’est bravement allé chercher sous différents prétextes, et le 
pli est pris. Un homme bien élevé est rare, particuli¢rement a la 
campagne.en hiver; celui-la mérite qu’on lui fasse des avances, et 
nous n’avons pas hésité 4 l’en combler. A juger d’aprés les appa- 
rences, il est satisfait de nous comme nous le sommes de lui. 

Je n’ai pas voulu convenir. encore que Jean avait raison quand il 
disait que Frasnoy serait une ressource. C’en est une, en effet, pré- 
cieuse a plus d’un titre. Sa conversation est attrayante. Il a beau- 
coup voyagé, par conséquent vu bien des choses; il raconte avec 
simplicité, se met toujours au second plan et ne cherche pas a se 
faire valoir. Je ne crois pas qu’on rencontre par douzaines les hom- 
mes aussi bien doués que lui. Dans notre société actuelle, l’éduca- 
tion des jeunes gens est tellement négligée, que le plus grand nom- 
bre de ceux qui sont riches. par droit de naissance, envisage surtout 
dans la fortune le privilége de ne pas travailler pour vivre. Ils en 
profitent pour étendre outre mesure cette prérogative et n’appren- 
nent rien, supposant que l’argent donne la science infuse, ou cc 
qui est pire encore, qu'il tient lieu de tout, méme de valeur per- 
sonnelle. 

Tel n’est pas le cas de M. Frasnoy, qui a|’esprit cultivé, ct, sans 


4130 L’AUBE. 


étre un pédant, ne se targue guére non plus d’étre un artiste, ce 
qui n’empéche pas qu’il ne soit bon musicien et dessinateur tris- 
agréable. 

Je lui sais gré surtout d'une qualité devenue introuvable, savoir 
causer avec une femme et avoir la politesse de paraitre se plaire 
dans sa société. J’ai découvert aujourd’hui que nous avons des 
connaissances communes. Par hasard, il a cité les noms de person- 
nes que nous avons vucs autrefois. Ce sera un attrait de plus. .. 


40 février 187.. 


sages Ce qui me confond, c’est la transformation soudaine de 
Rachel. Elle s’est produite instantanément, et n’est pour cela mi 
moins radicale ni moins difficile 4 préciser. Il semble que Jean ne 
se soit apercu de rien, pas plus que miss Wood ; et moi, je me de- 
mande 4 quel moment le phénoméne a eu lieu. Il s'est accompli 
sous mes yeux, pour ainsi dire; j’en ai été témoin, et je ne I'ai pas 
vu; j’en constate seulement les résultats. Hier, c’était une enfant, 
malgré ses dix-sept ans sonnés; elle ne demandait qu’a cour, ¢ 
volontiers elle aurait encore joué 4 la poupée. Aujourd’hui, quasi 
sérieuse, posée, ce n’est plus la méme personne. 

Je l’examinais tout 4 heure, pendant que M. Frasnoy, qu 
diné et passé la soirée avec nous, faisait des caricatures qui nous 
amusaient fort. Non-sculement ce n’est plus une enfant, mais cet 
une jeune fille, et, je puis le dire sans fausse modestie, toute vanilé 
maternelle 4 part, une trés-jolie jeune fille. Elle a d’adorables che- 
veux blonds, fins comme des fils de la Vierge, et en quantile. Par 
moments, on les dirait saupoudrés d’or. Ce soir, auprés de la lampe. 
alors que, penchée sur la table, attentive et rieuse, son regard in- 
patient devancait presque le crayon de M. Frasnoy, elle avait l'ar 
d’étre au milieu d’un nimbe doré. Ses yeux bleus sont vifs et pt 
tillants, et sa gentille petite figure, expressive et mobile au possi- 
ble, est éclairée par le bon sourire de son pére, si franc, si com 
municatif. 

Jamais encore je n’avais été frappée 4 ce point de sa grace et de 
sa beauté, ni surtout d’une nuance que je ne sais comment rendre. 
Nos vignerons ont une expression qui désigne ce que je veux dirt, 
cela s’applique a la vigne, naturellement. Il y a dans la vie du ris 
suspendu au cep une phase décisive : c’est lorsqu’ayant acquis tou! 
son développement extérieur, il lui manque encore les qualités & 
senticlles de la maturité. Aussitdt qu’il est sur le point de les a- 
quérir, sa couleur se modifie. S’il est rouge, il prend sa teinte dét- 





L’AUBE. 4151 


nitive; s’il est blanc, 11 devient transparent et vermeil. Un scul mot 
caractérise cette opération finale de la nature. Quand le raisin en 
est la, on dit qu’il varie. Une nuit suffit souvent alors pour changer 
du tout au tout l’aspect d’un vignoble. Eh bien, Rachel a varie. 

La transformation dont je parle ne se borne pas a son visage, elle 
s’étend 4 toute sa personne. Ainsi, ses formes un peu gréles, comme 
il sied a une trés-jeune fille, ont pris une consistance plus accusée. 
Mignonne et gracieuse, d’une vivacité 4 défier le vif-argent, elle rit 
ct chante toute la journée; et sur ses joucs fraiches, rosées, d’une 
carnation vigoureuse dans leurs délicats contours, il y a unc fleur 
de jeunesse, une vitalité qui me ravissent. J’ai peine 4 réprimer un 
mouvement d’orgueil en songeant que je suis sa mére. Mais, faut-il 
l’avouer? que Dieu ne confonde pas ma présomption! j’attends plus 
encore. Le lys entr’ouvre sculement ses pétales immaculés, que 
scra-ce 4 son épanouissement! 

C’est l’aube d’un beau jour d’été, qui se dégage a peine des voiles 
de la nuit. Son front, inondé de lueurs vermeilles, est tout lumiére; 
ses pieds flottent au milieu de l’ombre indécise. Frissonnante encore 
et déja radieuse, clle s’avance en hésitant, ct ne sait pas que devant 
ses graces timides les étoiles palissent, car son grand charme est de 
. $‘ignorer. 

Hélas! pendant que cette aube rayonnante, tout imprégnée d’es- 
pérance, ouvre ses mains remplies de promesses et prend posses- 
sion des sourires du ciel, une autre, au dela de son horizon, s’ef- 
face peu 4 peu et touche au déclin. Il faut retomber du plus haut 
de la poésic a la triste réalité, pour me dire en langue vulgaire que 
j’'approche de cet instant qui n’est plus le jour et n’est pas précisé- 
ment la nuit, auquel nos vieux écrivains ont parfois aussi donné le 
nom d’aube, et qui, plus prosaiquement, s’appelle a présent le cré- 
puscule. Ce n’est que trop vrai. Je n’entends pas insinuer que je 
suis une vieille femme, mais si Je n’avoue pas que j'ai cessé d’étre 
tout 4 fait jeune, ma fille est 14 pour me le rappeler........ 


13 février 187.. 


Nous sommes ici quatre personnes, cing en comprenant l’abbé; 
nos gots et nos caractéres différent autant que nos Ages. A quoa 
tient-il que nous nous accordons sur un point, et cela sans aucune 
discussion? C’est 4 savoir qu’il nous plait 4 tous. Je ne veux pas de 
preuve plus convaincante de son tact exquis. 

On se l’arrache, et il satisfait chacun avec une complaisance si 
naturelle, que leffort ne perce Jamais. Qu’il s’agisse de causer avec 

25 Sepreuene 1875. , 73 


11352 L’AUBE. 


l’abbé, qui préne sa conversation sérieuse et la variété de ses con- 
naissances ; de courir avec Jean, sur l’esprit de qui ses jarrets 
d’acier produisent une impression aussi vive que durable ; de par- 
ler 4 miss Wood dans sa langue maternelle de la verte Erin; de 
faire de la musique avec Rachel en débitant mille folies, il est tou- 
jours prét, et son obligeance est telle qu’on se sent invinciblement 
porté a en abuser. 

Fidéle & mes principes, je ne me suis pas jetée 4 sa téte. Au lieu 
de courir & lui, je Ic laisse venir 4 moi, et je ne suis pas la plus mal 
partagée. En toute chose, on gagne a attendre son heure. Par exem- 
ple, il sait, sans que j’aie eu besoin de le lui dire, que vers trois 
heures labhé n’a pas encore paru, que Rachel travaille avec 
miss Wood et que mon mari lit son journal, opération qui se com- 
plique souvent de sieste, et dans laquelle, pour ce motif, il ne 
souffre pas d’étre troublé; que, par conséquent, selon toutes pro- 
babilités, je suis seule dans le petit boudoir ovale, et c’est l’heure a 
laquelle il arrive. 

Son esprit est trés-fin, quoique n'étant ni agressif ni caustique. 
La conversation s’engage pendant que je travaille dans le grand 
fauteuil. D’ordinaire, il s’installe sur le pouf, tout prés de moi, 
mais un peu plus bas. Le temps passe si vite en causant 4 batons 
rompus, que le premier coup nous syrprend souvent. Alors, je le 
reticns a diner, ce gui ne fait de tort & personne, puisque chez lui 
il serait seul, en sorte que c'est comme s'il passait Vhiver 4 
Grandpré. 

Hier, il a voulu m’aider a dévider ma laine. Tout en pelotonnant 
Vécheveau, j’'admirais avec quel soin minutieux, quelles précau- 
tions il veillait 4 ce que les fils ne s’embrouillassent pas. Et j¢ me 
disais : Voila pourtant ce jeune homme, assis presqu’a mes pieds, 
qui réalise la fable d’Hercule et d’Omphale. Il y a peu de temps en- 
core, il avait sur les bras un autre écheveau plus difficile 4 dé- 
brouiller que Je mien. Malgré moi, je me suis mise-a rire et j’ai re- 
gardé sa balafre. Je n’aurais jamais cru qu’une balafre put faire 
aussi bien sur le front d’un homme. 

De la réserve excessive des premiers jours, il ne subsiste rien, pas 
méme la trace, et je me demande comment elle a jamais exista; 
car, enfin, il n’est nullement timide. Nous le connaissons depuis 
un mois 4 peine, puisque sa premicére visite remonte 4 peu prés au 
milieu de janvier ; il est vrai que moi je suis plus ancienne en date 
de quelques jours. A nous voir tous causer avec lui, 4 voir son al- 
sance, on jurerait que nous sommes de vieux amis. C’est une 10- 
pression que chacun éprouve ici. Je-ne doute pas que lui-méme ne 
la resscnte comme nous. 














L'AUBE. 1133 


S mars 187.. 


Je suis stupéfaite, quoi! Voila vingt jours que je n’ai ouvert mon 
journal. Tous les jours je me disais : j’écrirai demain. Demain 
venu, je n’avais pas le temps, et j’ajournais. Au reste, calme plat ; 
jen’al presque rien a dire, si ce n’est que je ne vois plus Jean. 

Il s’est mis en téte qu’un homme sain d’esprit et vigoureux de 
corps, ne doit pas étre désceuvré, parce que le désceuvrement est 
le pére des mauvyais conseils, au méme titre que l’oisiveté est la 
mére de tous les vices: Donc, s’étant apercu que fumer des pipes, 
jouer au piquet et lire le journal, tout en absorbant le plus clair de 
ses journées, n’équivalent pas & une occupation, il a décidé qu’il 
apprendrait une profession. Les inspirations d’un autre émigrant 
Alsacien, tourneur de son métier, qui vient planter sa tente dans le 
village et qui, précisément, avait 4 vendre un joli tour d’amateur 
pourvu de tout son, outillage, n’ont pas été étrangéres a cette déter- 
mination. . 

Sauf meilleurs avis, j’estime que, puisque joli tour il y a, le plus — 
joli est encore celui qu’a joué 4 ce pauvre Jean l’émigrant Alsacien. 
D’abord l'instrument, qui ressemble a un rouet de grande dimen- 
sion, a couté trés-cher. De ceci je ne dirai trop rien, car sous la sa- 
tisfaction d’une fantaisie se cache, je suppose, quelque intention 
charitable; mais ila fallu le loger, et ce n’était pas une mince af- 
faire. — Aprés mires délibérations, on a décrété la création d'un 

atelier, ce qui a nécessité de longues conférences avec des ouvriers, 
puis des allées et venues sans fin, et des travaux d’appropriation 
qui ont duré. fort longtemps: Le mystére le plus complet planait 
sur ces arrangements; défense de pénétrer dans le sanctuaire. Au 
bout de plusieurs semaines, inauguration solennelle. J’ai été invi- 
tée & venir le voir travailler, jamais je ne recommencerai. 

Tourner, c’est gratter avec un outil un morceau de bois que fait 
tournoyer une roue immense qui, elle-méme, est -mise en mouve- 
ment par. le pied du tourneur. De 1a un grincement infernal, avec 
un bourdonnement qui donne le vertige, et un nuage de poussiére 
ténue qui saisit 4 la gorge. Je me suis enfuie avec indignation. De- 
puis ce moment, jeniends partout et toujours le bruit de la roue et 
je ne sais que devenir. —~ Mais, gardons-nous d’étre injuste, Jean 
fait des progrés surprenants et rapides; il m’a déja apporté trois 
bobines, qui sont le fruit de ses sueurs. Et que nul ne s’y trompe, 
sa contemance le cziait assez haut, ce n’est pas un homme ordinaire 
qui serait arrivé si promptement a tourner des bobines. 

Je ne vois pas ce qui lui manque 4 présent, il est complet. Le 


4134 L’AUBE. 


plus triste est qu'il se prend au sérieux. Et, pendant que monsicur 
tourne, moi je suis obligée d'empiéler sur mes nuits pour achever 
mon travail de comptes. Ceci est ala Jettre, minuit sonne, je ne 
suis pas encore couchéc... 


9 mars 487.. 


Le tour continue a4 étre dans la période aigué. Je ne saurais, en 
conscience, parler de lui qu’avec les termes consacrés pour les ma- 
ladies, c’en est une absorbante, comme elles le sont toutes, et qui 
va devenir envahissante d'un jour a l'autre, je m’y attends. — Avec 
son intelligence, et les merveilleuses aptitudes qui le distinguent, 
le tour ne suffira pas longtemps a Jean. Il révera des destinées plus 
hautes, il aura des aspirations pour quelque profession plus at- 
trayante. Qui sait ot tout cela s’arrétera? car il ne se pique pas de 
persévérance, l’aventure de M. Frasnoy ne le prouve que trop. Ila 
subitement disparu de Vhorizon, ni plus ni moins qu'un astre 
éteint. Je parle, bien entendu, de Vhorizon de monsieur mon man, 
non du notre. 

En deux mots, avant le tour, M. Frasnoy était I’indispensable 
compagnon de ses loisirs. Pas de bonnes promenades sans lui, a che 
val ou & pied. Maintenant il le regarde a peine, ne lui parle pow 
ainsi dire pas, et ne s’occupe plus de lui. Il a mieux 8 faire, e0 
effet. La confection des bobines ne lui laisse pas un instant der | 
pos. Rachel, miss Wood et moi, nous en avons jusqu’au jour du 
jugement ; mais la production ne se ralentit pas pour cela, elle | 
incessante. Les journées étant trop courtes pour cet inféressatl 
travail, il y consacre jusqu’a ses soirées. Il veut bien nous accorde 
un quart d’heure apres le diner, puis il remonte ct le ronflemet! 
recommence. Jeudi, ce pauvre abbé a dd se passer de son tric-ra 
hebdomadaire, Monsieur tournait. 

Je constate que Rachel devient coquette, ce qui achéve de démo 
trer qu’elle est tout a fait une jeune fille. Ce soir je la trouvais a 
trement qu’a l’ordinaire, l’expression de sa physionomie ¢l! 
modifiée et je ne me rendais pas compte de ce qui causait ce chat 
gemenit tout a son avantage. Aprés recherches, j’ai découvert quell 
avait mis & ses cheveux un ruban rose. Ce n’est rien, et elle és! 
charmante. M. Frasnoy a été frappé, comme moi, de I'eflet q* 
produisait cette chose si simple : un bout de ruban dans une oF 
fure ! 

G. pe Panseval. 
La fin an prochain numéro. 





MONSIEUR GLADSTONE 


ROME AND THE NEWEST FASHIONS IN RELIGION ! 


Le charme n’est pas rompu et le voile n’est pas encore tombé. 
M. Gladstone ne peut se réduire a garder le silence. ll faut que, bon 
gré mal gré, le monde parle de lui, dut-il en parler en mal. 

Quand cette comédie finira-t-elle? Quand M. Gladstone compren- 
dra-t-il que le moment est venu pour lui de se recueillir loin du 
bruit des affaires et du tumulte des controverses? ll y a longtemps 
qu’on le lui a dif: il a souvent manqué de se taire et il n’a pas tou- 
jours gagné 4 rompre le silence. Le silence est une bonne pratique 
pour le commun des hommes, mais le silence est une indispen- 
sable nécessité pour les hommes de son rang et de sa qualité. 
M. Gladstone 1’a dit quelque part; comment se fait-il qu’il préche 
Si peu d’exemple ? 

ll y a un an que M. Gladstone attaque, avec un inconcevable 
acharnement, les catholiques tant de l’Angleterre que du reste du 
monde, leur adressant des expostulations a tout le moins déplacées 
et leur jetant 4 la face les plus odieuses accusations ; et ces accu- 
sations, il les maintient; ces expostulations, il y persévére : une 
année de controverse, d’éclaircisscments et de réflexions n’a pas 
suffi pour montrer 4 cet homme, intelligent cependant, et honnéte 


* M. Gladstone vient de réunir sous ce titre et en un seul volume ses deux 
pamphlets : les Vatican Decrees, le Vaticanism, et son article de la Quarterly Re- 
view de janvier 1875, intitulé The speeches of the Pope. — 1 a simplement ajouté 
une courte préface au texte déja connu. — On nous annonce un autre travail 
de cet homme d’Etat pour le premier octobre. Il doit paraitre dans une nouvelle 
revue ecclésiastique qui aura pour titr * New church of England review. 


1136 MONSIEUR GLADSTONE. 


— nous le croyons encore, — tout ce qu'il y a d'inconvenant, d'in- 
juste, de criminel dans ces procédés, quand ils émanent d’un per- 
sonnage qui ne fut pas sans grandeur. 

Placé hors de l’atteinte immédiate de M. Gladstone et étranger 
aux accusations qu’il adresse directement aux catholiques d’Angle- 
terre, nous n’éprouvons nullement l’indignation dont ces derniers 
ont donné plus d’une preuve. La controverse Gladstone nous inté- 
resse comme un signe du temps, point toutefois au dela d’une tris- 
raisonnable mesure. Nous dirions volontiers des pamphlets de !'an- 
cicn ministre ce qu’il a dit 4 tort des discours de Pie IX, que, sils 
ne sont pas incapables de nuire, ils perdent cependant tous les 
jours beaucoup de leur puissance malfaisante. Pour peu méme que 
M. Gladstone continue, nous irions plus loin et nous ajoulenions 
sans peine, parce que c’est notre ferme conviction, que nous 
croyons ces discours capables de faire beaucoup de bien et trs- 
peu de mal. 


Sunt certi denique fines, 
Quos ultra citraque nequit consistere rectum. 


Il est des limites qu’il ne faut jamais dépasser, en mal comme co 
bien ; car, lorsqu’on dépasse ces limites, il se produit une réaciion, 
et le résultat est juste le contraire de celui qu’on avait .prévu, 

M. Gladstone adresse aux catholiques des expostulations 4 pr- 
pos de I’Eglise catholique ; il s’en prend au dogme, ala morale, aux 
conciles, 4-Pie IX, 4 histoire, un peu.a tout et & tous; et tout, 
en passant par le prisme troublé de ses coléres, . devient si0- 
plement atroce, abominable. L’histoire catholique lui apparail 
comme une perpétuelle falsification de la vérité; Pie  % 
montre 4 lui comme un révolutionnaire, un tribun, un: démagogue 
— le pire des démagogues italiens ; les conciles ne cessent de fabn- 
quer les plus dangereuses doctrines; nos -dogmes sont absurdes, 
et enfin notre morale catholique elle-méme — en particulier notte 
morale catholique dans ce qui concerne le mariage’ — outrage 1 
pudeur de l’Angleterre. M. Gladstone vient d’en faire la découver'e. 
et il se propose de le montrer aw monde. 

Nous ne suivrons pas M. Gladstone dans toutes ces expostulahons. 
et nous ne lui adresserons pas davantage les expostulations que le 
monde catholique pourrait, 4 son tour, lui adresser, A lui et 4 
compatriotes. Nous connaissons quelque peu l'histoire d’Angie 
terre, en particulier l’histoire des trois derniers cents ans, et novs 


‘ Le fait quia fixé l’attention de M. Gladstone sur ce point est exposé dats 
la Saturday Review du 27 mars 1875, p. 405. Les particularités de ce ra! 
auraient besoin d’étre confirmées. 





MONSIEUR GLADSTONE. 1137 


croyons qu'un catholique n’aurait pas a chercher beaucoup pour 
expostuler M. Gladstone. Le dogme, la morale, l'histoire, les per- 
sonnages célébres de son pays — que nous aimons et que nous ad- 
mirons aussi sincérement que peut le faire un Frangais — pour- 
raient ne pas sortir tout a fait indemnes d’une sérieuse expostula- 
sion, mais nous préférons laisser 4 d’autres cette fastidieuse 
besogne, ct nous aimons mieux nous occuper de M. Gladstone en 
personne. 

Cet homme a fait tant de bruit dans sa vie, et il en fait tant en 
particulier depuis un an‘, qu’il mérite — au moins 4 ce titre — de 
fixer quelques instants les regards du public. D’ailleurs c’est un as- 
tre qui décline, nous avons le regret de le dire, et, si les affaires 
vont encore quelque temps comme elles sont allées depuis six mois, 
M. Gladstone ne tardera pas a étre classé 4 un rang pour lequel 11 
n’était pas fait. Nous ne sommes pas un de ses ennemis acharnés, 
mais nous sommes moins encore un de ses aveugles admirateurs. A 
ce titre, peut-étre nous avons quelque droit de lui dire que, si le 
monde n’a pas beaucoup gagné 4 lire ses derniers pamphlets, sa 
gloire, 4 lui Gladstone, a beaucoup perdu au bruit qui s’est fait au- 
tour d’eux. Il est bon pour les grands hommes de n’étre entendus 
qu’a de rares intervalles ou de n’étre entrevus que dans la pénom- 
bre d’un lointain mystérieux : leur majesté s’amoindrit quand ils 
parlent trop souvent, parce qu’on reconnait bientdt qu’ils parlent, 
en définitive, comme le commun des hommes, et quand on con- 
temple de trop prés leur figure, on finit par ne plus lui trouver que 
des proportions trés-ordinaires. 

Nous craignons bien que M. Gladstone ne se survive 4 lui-méme, 


‘ Depuis l’apparition du premier pamphlet de M. Gladstone, il n’est presque 
pas de Revue anglaise qui n’ait publié quelque article sur la question. La British 
Quarterly d’avril a donné deux travaux intitulés, ’'un : Ultramontanism and civil 
Allegiance (442-478), l'autre: Mr Gladstone's retirement from the liberal Leadership 
(478-499). Ce second article est extrémement bien fait et contient, suivant nous, 
une juste appréciation de la carriére politique de M. Gladstone. La Quarterly Re- 
view, qui avait imprimé en janvier les Speeches of the Pope, a publié dans son 
numéro d’avril deux articles sur les questions religieuses, intitulés, l'un: Dr New- 
man, Cardinal Manning and Monsignor Capel, autre: The transition from Medie- 
val to modern politics. Nous ne citons pas les Revues moins importantes, catho- 
liques, rationalistes ou protestantes. On formerait presque une bibliothéque avec 
ce qui a été écrit depuis )’Expostulation de M. Gladstone ; mais il parait qu’on 
commence 4 se lasser de tout ce tapage, car un journal ultra-protestant, le 
Rock, parlant des deux derniers articles de la Quarterly, les caractérise par les 
epithétes de Heavy, unintelligible, « lourds et inintelligibles.» — « Le style du se- 
cond de ces deux articles, dit-il, sent quelque chose de l’obscurité du moyen 
‘age. » — The style of the second, at last, of the two articles savours of medieval 
obscurity. (Le Rock du 23 avril 1875, p. 284, col. 2.) 


4158 MONSIEUR GLADSTONE. 


et, s'il persévére dans sa ligne de conduite, nous ne faisons aucune 
difficulté de le lui prédire. Jusqu’ici nous avions cru, malgré de no- 
tables réserves, que M. Gladstone avait quelque chose d'un grand mi- 
nistre, nous commencgons 4 douter déja de cette grandeur. Et nous 
sommes prés de croire qu'elle n’est qu'une illusion. Avant d’en 
étre arrivé 14, il nous plait de jeter un coup d’ceil sur ce person- 
nage, dont tout le monde peut-étre ne s'occupe pas, mais qui, du 
moins, fait de sérieux efforts pour occuper toutjle monde. Un I’a bien 
vu il y a quelques jours : il a failli provoquer un incident diploma- 
tique, et pour que le monde n’en ignore, M. Gladstone nous tient 
volontiers au courant des petits faits qui l’intéressent. Ce n’est pas 
ainsi que font les grands hommes d’ Etat, et les hommes d'Etat an- 
glais moins encore que tous les autres. 

Saisissons donc cet astre qui s’éclipsc, ct, avant qu’il ait disparu, 
tachons d’en recueillir une fidéle image. Le moment est, du reste, 
propice. Le bruit qui vient de se faire 4 nouveau autour du nom de 
M. Gladstone, dans la presse et méme jusque dans la commission 
de permanence, préte a ce sujct une vive actualité. 


Ce qui rend, d’ailleurs, cette étude rétrospcective plus utile, c'est, 
outre le rang distingué qu’occupe M. Gladstone dans I’opinion pu- 
blique, soit en Angleterre, soit ailleurs, la ligne de conduite quila 
tenue depuis quelques années a l’égard des catholiques ses compa- 
triotes. M. Gladstone ne s’est pas seulement montré pour eux un 
homme juste, équitable, impartial, 11 s'est conduit comme un ami 
gén¢reux, déyoué ; ila poussé la bienveillance envers les catholi- 
ques jusqu’a braver les attaques et les insultes des sectaires fana- 
tiques de l’anglicanisme, et sans se repaitre l’esprit de vaines chi- 
meres, 1] a poursuivi toutes les mesures d’équité qui lui semblaient 
demandées comme une réparation des injustices de la nation an- 
glaise envers les papistes. Quand il s’est vu incapable d’accomplir 
certaines réformes que ]’état des esprits lui prouvait étre prématu- 
rées, il a du moins cherché a préparer l’opinion publique, 4 Is 
pousser dans cette voie, et son passage au ministére fera, sous ce 
rapport, époque dans l’histoire, presque autant que celui de lord 
Gray et de sir Robert Peel (1828-1829). 

En plus d’une circonstance, durant le cours de sa longue carriére 
politique, M. Gladstone avait bien affligé les catholiques, cn parti- 
culier, dans tout ce qui concernait Ja question italienne ct le pou- 





MONSIEUR GLADSTONE. 1159 


voir temporel des papes, mais on lui pardonnait ces attaques 4 
cause de son attachement a I’Eglise anglicane ; on fermait les yeux 
sur sa politique révolutionnaire envers les gouvernements italiens 
et cnvers le gouvernement pontifical, pour ne voir que la générosité 
de sa politique intérieure a l’égard de tous Iles sujets de empire 
britannique, sans distinction de croyance religieuse. Si cela n’a- 
vait dépendu, en effet, que de M. Gladstone, tous les vestiges de 
l’oppression protestante démeurés dans la loi anglaise auraient été 
effacés ou seraient tombés a tout jamais dans l’oubli. 

On a bien dit, sans doute, que cette bienveillance de M. Glad- 
stone pour les catholiques anglais était intéressée, et que la pro- 
tection accordée par lui aux papistes était le prix de l’appui qu'il 
leur demandait dans les autres questions de politique intérieure ou 
extérieure. Les derniers événements sembleraient peut-étre autori- 
ser une telle appréciation ct faire croire que cet homme d’Etat n’a 
voulu du bien aux catholiques que pour sc maintenir au pouvoir. 
Cependant, nous ne pensons pas que cette appréciation soit juste 
ct équitable; nous ne pensons pas que M. Gladstone se soit laissé 
guider par un intérét d’ambition purement personnel; il a mon- 
tré trop de franchise et de grandeur d’dme pour qu’on doive expli- 
quer sa ligne politique par des moyens aussi misérables, par des 
ruses aussi indignes d’un caract¢ére commce le sien. Nous ne lui fe- 
rons pas l’injure de lui attribuer des motifs aussi mesquins ou de 
lui préter des mobiles aussi ignobles. Nous croyons a sa parfaite 
loyauté, et nous expliquons la volte-face qu'il vient d’opérer, sans 
recourir a des procédés qu’on ne saurait préter 4 un homme, 
4 moins de preuves trés-certaines et trés-explicites. 

Quelle que soit, d’ailleurs, l’opinion qu'on se fasse la-dessus, il 
est, au moins, un fait bien connu, c’est que M. Gladstone se mon- 
trait conciliant ct bienveillant envers les catholiques, jusqu’a exci- 
ter contre lui les coléres et les menaces des protestants fanatiques. 
Et on sait que, malgré l’affaissement du protestantisme , il ne 
manque pas de fanatiques de l’autre coté du détroit, quand il s’agit 
du pape et des papistes. On ne se génait méme pas pour manifester 
le déplaisir que causait cette politique du cabinet Gladstone envers 
le catholicisme; on se plaignait du premier ministre; on l’accusuit 
de conspirer avec le cardinal, alors docteur Manning, la ruine du 
protestantisme; on le soupgonnait d’étre un papiste déguis¢ ct on 
allait jusqu’a parler d’un impeachment devant la Chambre des 
communes *. 

1 En 1867, M. Gladstone s‘étant rendu 4 Rome et ayant eu une audience du 


pape, les journaux protestants ne cessérent, pendant quelque temps, de parler 
d’un complot ourdi par le pape et par Gladstone. 








4140 MONSIEUR GLADSTONE. 


Et qu’on ne croie pas que nous rapportions ici de simples racon- 
tars de journaux ou de frivoles cancans de coulisse. Ce sont des 
bruits qui avaient cours dans toutes les feuilles publiques, et au- 
jourd’hui méme, on se demande si M. Gladstone a véritablement 
rompu avec le pape et avec Manning. Nous voudrions pouvoir citer 
ici, tout au long, certains articles dirigés, maintenant encore, 
contre ce ministre, qui était hier idole du peuple anglais : « Quel- 
ques personnes, disait, il ya peu de mois, le Rock, dans un de ses 
leading articles, quelques personnes vont jusqu’a croire que 
M. Gladstone n’est, méme aujourd’hui, qu'un papiste déguisé ; mais, 
4 moins que le truc de la dissimulation’ ct les ressources des 
dispenses ne soient portés‘a des limites ‘que le jésuite Gury aurait 
lui-méme de la peine ‘4 autoriser, il faut, 4 notre avis, renoncer 
pour le moment, & une parcille supposition. A moins donc d aller 
aussi loin que beaucoup de nos contemporains, il cst impossible 
de lire les attaques passionnées de M. Gladstone contre Pie 1X‘ sans 
voir que la rupture entre le pape et l’ex-premier ministre a atteint 
des limites qui la rendent presque irrémédiable. Cependant, nous 
voulons prouver clairement que si les deux adversaires trouvent 
intérét 4 mettre fin 4 leur querelle, ils le feront sans beaucoup de 
peine’. » 

Si nous citons le Rock, qui est l’organe le plus accrédité du parti 
évangélical ou de la Basse-Eglisc ce n'est pas que nous voulions 
attribuer 4 ce journal plus d’autorité qu'il n’en a, en réalité, dans 
le monde politique. Nous savons bien qu’un journal ecclésiastique 
ne représente pas toujours la vraie nuance de |’opinion publique ; 
mais, quand nous aurons dit que le Rock traduit les sentiments de 
presque tout lépiscopat anglican, on comprendra aisément qu'il 
faille tenir compte de ses paroles. Que de pages, d’ailleurs, nous 
pourrions ajouter 4 celle que nous venons de citer, en parcourant 
les feuilles publiques anglaises de ces derniers dix ans! On nous y par- 
lerait souvent de complot papiste, et, 4 la tate de ce complot, nous 
verrions figurer le nom de M. Gladstone accolé 4 celui de Mgr Man- 
ning. M. Gladstone était devenu, pendant son ministére, le point 
de mire de tous les partisans acharnés de |’ancien protestan- 
tisme*. 

4 Dans son article sur les Discorss di Pio IX, inséré dans la Quarlerly Reries 
de janvier 1875, p. 478-499. 

* Rock du 22 janvier 1875, p. 49. Voir encore Je 19 mars, p. 197. — Cf. 
10 juillet 1874, p. 468, col. 4. — 24 juillet 1874, p. 493, col. 1 et 2. — Surtoat 
le 20 novembre 1874, p. 793. After all, Dr Manning and Mr Gladstone may posstbty 
understand each other, nothwistanding the present apparent antagonism. Such 


things are quite conceivable. (27 novembre 1874, p. 809.) 
3 Ila paru, en particulier en 1868, & ’époque des élections, une quantité in- 











MONSIEUR GLADSTONE. 1441 


Chose étrange néanmoins, quelques-uns des échecs du cabinet 
Gladstone, ceux, en particulier, qui suggérérent au chef du parti 
libéral la pensée impolitique de résigner ses fonctions et de deman- 
der, soudainement, sans annonce préalable, presque 4 la veille de 
Youverture de la session parlementaire, le renouvellement de ses 
pouvoirs a des élections générales, les principaux échecs du cabinet 
Gladstone, disons-nous, lui vinrent de la part des catholiques. « Il 
est remarquable, disait 4 ce propos le journal déja cité, que les 
deux défaites du gouvernement durant cette session (de 1875) ont 
leur origine dans la méme cause, 4 savoir le désir qu’a M. Gladstone 
de se concilier la hiérarchie ultramontaine en Irlande'. » C’est la 
un fait connu, un fait que les catholiques ne cherchérent. pas cer- 
tainement a provoquer, car, s’ils ayaient eu 4 coeur de renverser 
un ministére, le ministére Gladstone est celui qu’ils auraient ren- 
versé le dernier. Néanmoins ils crurent de leur devoir de résister, 
méme a leurs risques et périls; c’est un fait, et c’est également un 
fait que cette résistance amena, pour une bonne part, la chute du 
cabinet libéral. | 

Durant la présente controverse, on a parlé souvent de cette oppo- 
sition des catholiques, on |’a traitée d’ingratitude;. et on a méme 
supposé que c’était par; esprit de haine et par désir de vengeance 
que M. Gladstone attaquait aujourd’hui ses alliés d’il y a trois ans. 
On a, en un mot, sacrifié ’honnéteté et la loyauté de M. Gladstone 
a son ressentiment. | 

Assurément cette explication est trés-naturelle et nous ne voulons 
pas nier absolument que cette résistance des catholiques anglais en 
4873, dans l’University education (Ireland) Bill, n’ait contribué a 
aliéner l’esprit du chef du gouvernement et fait 4 son coeur-une de 
ces blessures que le temps irrite, et qui, a la longue, altérent la paix, 
la sérénité, le calme de l’Amé, refoulent tous les sentiments géné- 
reux, aveuglent l’esprit et rendent un homme incapable, soit de 
comprendre la conduite des autres, seit de leur rendre justice. 
Toutefois, quelque naturelle que nous paraisse_cette explication, il 
nous semble qu’elle est insuffisante et incompléte, qu’elle ne résout 


croyable de pamphlets, tous s’inspirant d’une méme pensée et répétant une 
méme accusation : « M. Gladstone est un jouet entre les mains des papistes. » 
Voici le titre d’un de ces pamphlets entre les cent que nous pourrions citer : 
« M. Gladstone le ‘trahisseur de la religion et des libertés de Ja nation, par le 
Réy. Will. Brock M. A. queen’s college, Oxford, recteur de Bishop Waltham. » Ce 
pamphlet contient six lettres dont voici les titres : 4° M. Gladstone faisant l’ceu- 
vre des prétres de Rome; 2° sa loyauté; 3° son puséisme ; 4° son amphibolo- 
gie ; 5° son impeachment ; 6° son bill relatif 4 ’Eglise d'Irlande. 
1 Rock du 350 mai 1875, p. 366, col. 2. 


1142 MONSIEUR GLADSTONE. 


pas nettement ce probléme : « Comment se fait-il qu'un homme, 
aussi bien disposé que M. Gladstone [était envers les catholiques, 
soit devenu soudain un de lcurs plus ardents ennemis, sinon un de 
leurs plus ardents persécuteurs? » Nous préférons chercher la 
solution de cette énigme dans la vie tout entiére de M. Gladstone et 
dans les événements de 1870. | 


I] 


S’il est une chose qui frappe immédiatement, quand on examine 
la carriére de M. Gladstone, en particulier, quand on en compareles 
deux points extrémes, c’est le manque de fixité dans ses opinionsct 
dans ses principes. Le Gladstone de notre temps ne ressemble presque 
en rien au Gladstone d’il y a quarante ans et on pourrait presque 
dire que le Gladstone de demain ne ressemblera pas davantage au 
Gladstone d’aujourd’hui. Cet illustre homme d’Etat n’est pas de- 
meuré fidéie, au moins en apparence, 4 une seule des grandes 
idées de sa jeunesse; 4 mesure qu'il a avancé dans la vie, il est 
allé modifiant sans cesse ses pensées, et c’est 4 peine si on reconnall 
maintenant en lui aucune des théories qu'il défendait, il y a trenle 
ou quarante ans’. 

Aussi, parmi tous les reproches qui lui ont été adressés, pam 
toutes les accusations a l'aide desquelles ses ennemis ont cherche 
4 démolir sa réputation et son influence, il n’en est pas qu'on ait 
plus souvent répétée que celle de son inconsistance. On lui a dit 
et redit qu’il avait changé perpétucllement d’opinion et, ce qui cl 
plus grave, qu’ilen avait changé toutes les fois que son intérét pers0a- 
nel ou celui de son parti avaient paru le demander. 

Il est vrai que M. Gladstone? a nié l’inconsistance qu'on lui r 
proche et qu’il a trés-bien établi la distinction a faire entre un chat- 
gement complet et radical et le développement ou le progres. » 
amis, voulant le défendre, ont essayé d’expliquer par quelles pha 


‘ M. Disraéli a changé également de parti politique, mais dans un sens contraift 
a celui de M. Gladstone. Aussi le Times faisait, en 1874, cette observation fort juste: 
« Que les auteurs de Vivian Grey (roman de M. Disraéli) et du State in its rele 
tions with the Church (ouvrage de M. Gladstone) aient pu devenir tous les dev" 
premiers ministres, c’est en quoi il n’y a peut-étre rien de surprenant, Cr ks 
deux ouvrages étaient pleins de promesses. Cependant il peut paraitre etrais* 
que le premier soit devenu le chef du parti fory et que le second ait dd désétablir 
I'Eglise d'Irlande. » (Times du 3 octobre 1874, p. 9, col. 2.) 

* A Chapter of an Autobiography, by the Right Hon. W. E. Gladstone, 1963. 





MONSIEUR GLADSTONE. 1143 


successives M. Gladstone était passé des idées rétrogrades de sa jeu- 
nesse aux idées libérales de son 4ge mur et aux idées plus avancées 
de ses vieux jours. Nous reconnaissons volontiers qu'il y a du vrai 
dans ces apologies, n’importe la source d’ou clles émanent, mais 
nous croyons qu'il y a aussi du faux et beaucoup de faux. 

M. Gladstone a changé de principes 4 mesure que les événements 
sont venus l’éclairer : il a su admirablement, peut-ctre plus admi- 
rablement qu’aucun autre personnage de notre si¢écle, lire les 
signes des temps et reconnaitre les modifications qu’il fallait appor- 
ter aux institutions sociales des jours qui ne sont plus; pourquoi 
ne l’avoucrait-il pas, et qui pourrait lui en faire un crime? N’est-ce 
pas en cela que consiste, en grande partie, l’habileté de ’homme 
d'Etat, et n’est-ce pas a cette faculté que M. Gladstone doit ses plus 
beaux triomphes? Ce n’est donc pas nous qui lui faisons un crime 
d’étre passé du parti tory au parti libéral, ou du systéme protec- 
tconniste au systéme du libre-échange; ce n’est pas nous qui lui 
reprocherons d’avoir fini par reconnaifre qu’une religion d’Etat 
comme I’Etablissement d’Irlande était une monstruosité révoltante 
dans des temps comme ceux oti nous vivons. M. Gladstone a profité 
des legons que les événements contemporains lui ont données, et en 
cela il a bien fait; mais ot nous le trouvons injustifiable, c'est 
dans la maniére dont se sont produites scs variations politiques. 
M. Gladstone, doué, comme il lest, d’unc tournure d’esprit émi- 
nemment dogmatique, a toujours donné ses idées comme des prin- 
cipes immuables. Au lieu de proposer ct de défendre ses théories 
comme vraies ou comme bonnes, seulement pour son époque, il a 
toujours essayé de les transformer en principes absolus, vrais ct 
bons pour tous les temps et c’est pourquoi toute sa vie n’a été 
qu’une lutte contre les premiéres erreurs de sa jeunesse. Aprés avoir 
jeté des obstacles sur son chemin, M. Gladstone a du les faire dispa- 
raitre et sa vie s’est passée 4 lutter contre lui-méme. Le chevalier 
de Bunsen le disait et l’écrivait au moment ou M. Gladstone venait 
& peine de se faire connaitre, et les événements postéricurs ont 
parfaitement confirmé, depuis, ses prédictions'. Ce n’est qu’en 


4 Voir un excellent article de la London quarterly Review de janvier 1875, inti- 
tulé : Opinions de M. Gladstone relatives 4 I’ Eglise, pp. 382-410. L’auteur de cet 
article explique Ia conduite de M. Gladstone, par les mécomptes qui lui ont valu 
deux illusions de sa vie. La premiére de ces illusions a été de réver une union 
intime entre I'Etat et r'Eglise; quand ce réve a di s’évanouir devant la réalité, 
M. Gladstone est devenu }’ennemi des établissements. La seconde de ces illusions 
a été de croire qu'il était possible de réunir en un seul corps toutes les commu- 
nautés chrétiennes, et de penser que l’Anglicanisme servirait de trait-d’union 
entre les catholiques et les autres fractions de la chrétienté. Ce réve a dure, 





1144 MONSIEUR GLADSTONE. 


reniant, ou du moins en transformant ses théories jusqu’a les 
renier, que le chef du dernier cabinet britannique est arrivé au 
pouvoir. Tout le monde I’a remarqué, et lui-méme a dd en faire 
tacitement l'aveu. , 

C’est donc un des traits les plus saillants de la vie de M. Glads- 
tone que cette mobilité de principes, d’idées et de vues, et peut- 
étre ne trouverait-on pas aujourd’hui en Europe un homme poli- 
tique qui soit demeuré moins fidéle & lui-méme que le chef du 
parti libéral anglais. Député a vingt-trois ans (1852) et ministre a 
vingt-cing (1854), M. Gladstone inaugura sa carriére politique sous 
les auspices du parti tory, et depuis lors ses idées ont tellement 
changé qu’il est devenu le chef du parti whig'. Protectionniste 
dans sa jeunesse ct jusqu’cn 1844, il s'est fait ensuite partisan de 
la liberté commerciale ; ennemi de la papauté et du gouvernement 
pontifical, il a combattu le passage du fameux « Keclesiastical tiles 
Bill*, » et, parvenu au pouvoir, il cn a proyoqué le rappel. Angli- 
can de croyance et anglican sérieux, il a vécu en relations intimes 
ct amicales avec quantité de papistes; il s’est méme montré bien- 
veillant pour le Saint-Siége *, et, 4 un moment donné, le Pape aurail 
pu dire du gouvernement de M. Gladstone ce qu'il disait un Jour 
du gouvernement turc, que c’était celui avec lequel J entretenait le 
plus facilement des relations. M. Gladstone a sans doute blessé plus 
d’unc fois l’opinion catholique anglaise ow européenne, mais il a 
aussi rendu de grands services a |’Eglisc, et son passage au pou- 
voir demeurera éternellement cher a la malheureuse Iriande. 

Le scul point peut-étre of l’on trouve dans la vie de M. Gladstone 
parait-il, jusqu’en 1870. A cette derniére époque, M. Gladstone a vu ses espé- 
rances anéanties par les décrets du Concile, et son désappointement se traduit 
par la guerre qu'il fait maintenant aux catholiques. Ces idées sont au moins in- 
génieuses, si elles ne sont pas vraies. 

‘ Lord Macaulay commengait ainsi son article sur l’ouvrage de M. Gladstone, 
The stale in its relations with the Church : « L’anteur de ce volume est un jeune 
homme d’un caractére sans tache, doué d'un talent pariementaire distingué. 
espoir naissant de ces « tories » austéres et inflexibles qui suivent 4 regret et en s¢ 
mutinant le Leader dont l’expérience et l’éloquence leur sont nécessaires, mais 
dont elles abhorrent le tempérament cauteleux et les opinions modéreées. 1] ne 
serait pas du tout étonnant que M. Gladstone devint homme le plus impopulaire 
de Angleterre, mais nous ne faisons que lui rendre justice, en affirmant que ses 
capacités et sa conduite lui ant gagné le respect et Ja bienveillance de tous les 
partis. » (Edimburgh Review, numéro d'avril 1859, p. 521, édition Baudry. — 
Voir les Lord Macaulay's Essays, édition de Longmans, 1874, p. 464.) 

2 25 mars 1851. M. Gladstone fit alors un des plus beaux discours qu'il all 
jamais prononcés. La péroraison est surtout remarquable. , . 

> En 1848 il appuya une motion dans laquelle Jord Landsdowne demandait le 
rétablissement des relations diplomatiques avec le Saint-Siége. 








MONSIEUR GLADSTONE. 1145 


une certaine unité, c'est son cété religieux; et, encore ici, que 
de variations, que de changements accomplis dans |’espace de qua- 
rante ans! 

M. Gladstone est certainement, de tous les hommes d’Etat de 
Angleterre contemporaine, celui qui connait le plus 4 fond les 
questions théologiques de son pays, et il tranche, au milieu de ses 
compatriotes, méme dans cette société anglaise, ot la religion et 
les préoccupations religieuses tiennent assez de place pour qu’on 
ait pu dire, un jour: « Que si la religion véritable pouvait étre 
V’ceuvre de l’invention des hommes, les insulaires nos voisins 
l’auraient certainement inventée... » M. Gladstone a eu surtout une 
grande préoccupation dans sa vie, et cette préoccupation a été celle 
de la question religieuse dans ses détails comme dans son ensem- 
ble’. M. Gladstone a toujours été un homme religieux, et peut-étre, 
depuis la réforme, en tous cas, depuis la révolution de 1688, 
est-il le seul premier ministre qui ait été un véritable homme d’E- 
glise, un loyal churchman, un homme pratiquant, autant qu’on 
peut ou qu’on doit pratiquer dans un systéme qui se montre peu 
exigeant. 

M. Gladstone a voué sa vie 4 étude des problémes religieux ; 
mais, 4 c6té de cette dominante, 4 cété de cette unité de tendance, 
que de notes disparates ! que de transformations dans les principes 
et que de contradictions dans la pratique! 

M. Gladstone débuta, jeune encore, par un vrai syllabus, par un 
volume sur les relations de 1’Eglise et de l’Etat*, ow il soutenait 
une thése vraie en théorie, mais une thése fausse en pratique, une 
thése aussi qu’on ne reconnait guére dans celles de 1868 et de 1875. 
«a L’homme, disait M. Gladstone, a des devoirs envers Dieu et des 


1 M. Gladstone a beaucoup écrit sur les questions ecclésiastiques. Voici ses 
principaux ouvrages : 1° The state in tls relation with the Church, in-8 de xn-324 
pages. Cet ouvrage a eu quatre éditions de 1838 a4 1841. La quatriéme seule a été 
considérablement remaniée. — 2° Church Principles considered in their results, 
1840, in-8 de xvi-562 pages. — 3° Remarks on the royal supremacy as it ts defi- 
ned by reason, history, and the constitution, lettre adressée 4 l’évéque de Londres, 
4850, in-8 de 88 pages. — 4° A letter to the Right rev. will. Skinner D.D. Bishop 
of Aberdeen, and Primas, on the functions of Laymen in the Church, 1852, in-8 de 
39 pages. Le doyen de Chichester, le Rév. Hook, auteur d’un travail considéra- 
ble intitulé Vies des Archevéques de Cantorbéry, regarde les trois premiers ouvra- 
ges comme des écrits de premier mérite. Voir Lives of the Archbishops of Canter- 
bury, vi, 59, note. 

2 The state in its relations with the Church, by W. E. Gladstorie, esq., student of 
Christ church and M. P. for Newark, 1838. Aprés la lecture de ce travail, le 
chevalier de Bunsen, qui en désapprouvait les doctrines, ne craignit pas de dire 
néanmoins de M. Gladstone « que c’était le premier homme d’Angleterre quant i 
la puissance intellectuelle. » (Lettre du 15 décembre 1838.) 


4446 MONSIEUR GLADSTONE. 


devoirs distincts de ceux qu’il a envers la société; ce n’est méme 
qu’a la condition de bien remplir ses devoirs envers Dieu qu’t! peut 
bien remplir ses devoirs envers la société. Or, la société peut étre 
elle-méme parfaitement assimilée 4 homme; donc la société a 
aussi envers Dieu des devoirs distincts de ceux qu’elle a envers 
elle-méme, considérée 4 un point de vue simplement humain. U 
faut donc qu'il y ait une religion d’Etat, comme il faut qu'il y ait 
une religion individuelle, et cette religion, I’Etat doit la maintenir 
par tous les moyens en son pouvoir. » M. Gladstone n’allait pas 
jusqu'a admettre que I’ktat put infliger des peines corporelles, 
mais il enseignait que |’Etat pouvait ct devait, au besoin, infliger 
des peines civiles, refuser, par excmple, un salaire a4 tous les mi- 
nistres des cultes dissidents, ef exclure des emplois administratifs 
ceux qui ne pratiqueraient point la religion de I’Etat. Lord Macau- 
lay combattit vivement cette thése dans un article de la Revue 
d’Edimbourg, devenu célébre', et montra tout ce qu'il y avait de 
lacunes, de confusions ou d’erreurs, pour ne rien dire de plus, 
dans un parcil systéme, au cas o¥ on voudrait l’appliquer rigou- 
reusement aux sociétés européennes de notre temps. Du _ reste, 
M. Gladstone a depuis profondément modifié ses vues, au moins en 
pratique, car sa politique a été tout juste le contraire de ses prin- 
cipes; c’est lui qui a désétabli PEglise d’Irlande, lui qui a contri- 
bué a faire disparaitre de la loi anglaise la plupart des incapacités 
civiles, lui enfin qui a plus que personne, durant ces trente der- 
niéres années, réussi 4 accorder 4 tous les cultes la méme liberté. 
Ici donc encore pas d’unité, pas de principe ferme et arrété; rien 
qu'une tendance générale de principe et de conduite, qui fait que 
M. Gladstone est certainement, de tous les hommes d’Etat anglais, 
homme le plus franchement chrétien et le plus sincérement reli- 
gieux *. 


{ Lord Macaulay, dans son travail si remarquable sur le State in its relatsoas 
with the Church, part de ce principe que I’Etat n’a qu'une fin principale, 4 la- 
quelle toutes les autres sont subordonnées. Cette fin principale, c’est, dit-il. i 
protection des personnes et des propriétés. Toutes les autres fins étant subordon- 
nées 4 celle-la, Etat ne peut et ne doit les poursuivre que dans la mesure ou 
elles l'aident a réaliser la fin principale, quand méme, dit-il, ces fins secondaires 
intrinséquement considérées seraient supérieures a la fin principale. Il est extre - 
mement curieux de voir tout ce que cet homme éminent sait tirer de cons- 
quences praliques de ce premier principe. 

2 Church times du 30 janvier 1874, p. 55, col. 1. — Tous ses écrits et tous 
Ses discours portent l’empreinte de la religion. Méme dans ses ceuvres lez plus 
profanes, on reconnait, a quelques détails, 'homme croyant et pieux. Dans ce vo- 
lume de traduction que lui et lord Lyttelton son beau-frére, ont composé en sou- 
venir de leur double mariage, n‘a-t-il pas inséré au milieu des morceaux clas~- 








MONSIEUR GLADSTONE. 4147 


M. Gladstone est allé jusqu’a consacrer quelques loisirs de sa 
vie publique 4 compiler un livre de priéres & l’usage de la famille 
chrétienne. 


Ill 


Toutefois quelles sont ses croyances? Quelle idée précise se fait-il 
de l’Eglise et du christianisme? Jusqu’ot va son credo ? Quel article 
accepte-t-il? Et quel article exclut-il? Quelle est, en un mot, sa 
régle de foi? — Personne ne saurait le dire, et M. Gladstone serait 
peut-étre bien embarrassé s'il lui fallait répondre. 

Quand on parcourt ses livres, ses brochures et ses discours, on y 
retrouve bien des tendances, mais aucun principe arrété. M. Glads- 
tone connait et cite |’Ecriture; il estime et fréquente l’Eglise angli- 
cane, il appartient visiblement au parti de la High Church‘, et on 
a méme dit qu’il inclinait vers les ritualistes, ce qui est, en effet, 
fort probable, puisqu’il fréquente volontiers leurs temples et qu’il 
les a défendus chaleureusement, l’an passé, par la parole aussi 
bien que par la plume’. 


siques la traduction de la belle hymne d’Augustus Toplady : « Rock of Ages? » 
(Voir Hymns ancient and modern, n° 184.) 


Jesus pro me perforatus, 
Condar intra tuum latus ; 

Tu per lympham profluentem, 
Tu per sanguinem tepentem, 
In peccata mi redunda, 

Tolle culpam, sordes munda, 
Coram te nec justus forem, 
Quamvis tota vi laborem, 

Me si fide nunquam cesso, 
Fletu stillam indefesso, 

Tibi soli tantum munus, 
Salva me, Salvator unus. 


£ Voir le Correspondant du 10 avril 1875. — C'est cependant M. Gladstone qui 
a nommé le docteur Temple 4 l’évéché d’Exeter, nomination qui a été presque 
un scandale et que beaucoup de personnes ne lui ont pas encore pardonnée. Le 
docteur Temple, principal de Rugby, avait, en effet, collaboré aux Essays and 
Reviews, qui attaquaient ouvertement la Bible. — Dans la vie de M. Gladstone, les 
actes contradictoires abondent : on pourrait dire de lui ce qu’on écrivait der- 
niérement de l’archevéque de Cantorbéry, que les doctrines ne sont rien et que 
les personnes sont tout. La tendance générale de ses écrits est High Church ; sa 
revue du fameux livre intitulé Ecce Homo est cependant empreinte des idées de 
la Broad Church. 

2 Voir le Correspondant du 25 septembre 1874, ef l'article de M. Gladstone 
dans la Contemporary Review d’octobre 1874, avec les appréciations du Times 
dans le numéro du 3 octobre. 

25 Seprempar 1875. 14 


1148 MONSIEUR GLADSTONE. 


M. Gladstone est d’ailleurs un disciple de l'Université d’Oxford ; 
et, malgré les quelques froissements qu'il a pu éprouver a certaines 
heures, |’Alma mater est toujours demeurée chére 4 son cceur. 
Pendant dix-huit ans, il a eu Vhonncur de la représenter 4 la 
Chambre des communes; et, au Jour ou, 4 peine connu hors de 
Yenceinte de la Chambre, il publiait le premier livre qui devait 
attirer sur lui l’attention publique, sa pensée reconnaissante se 
reportait vers cette institution sans rivale dans lc monde, et sa 
main gravait, au frontispice de son ouvrage, cette pieuse dédicace : 
A l'Université d’Oxford'! M. Gladstone appartient 4 la génération 
qui a ravivé l’esprit religieux en Angleterre et renouvelé la face de 
Yanglicanisme ; il a connu les Pusey, les Keble, les Froude, les 
Newman, il a partagé leurs idécs et leurs aspirations ; il a aimé leurs 
noms, applaudi 4 leurs triomphes, et tout le monde se rappelle 
encore les tendres cffusions que |’évocation d'un de ces noms ame- 
nait naguére sous sa plume. M. Gladstone appartient 4 Vécole me- 
derne d’Oxford. Il est anglican, mais anglican du Revival. Il est 
anglican par sympathie, car on ne peut parler de doctrine dans un 
systéme qui supporte toutes les opinions, depuis les limites extré- 
mes du doute et de l’incrédulité jusqu’aux frontiéres du catho- 
licisme. | 

M. Gladstone est anglican; il a étudié souvent les relations de 
PEglise et de l’Etat; il a sondé bien avant les plaies de l’anglica- 
nisme; il a reconnu quelques-uns des empiétements de 1’Etat, et 
certes s'il nous était permis de vouloir du bien a I’Eglise angii- 
cane, nous lui souhaiterions de retrouver un jour M. Gladstone a la 
téte du gouvernement, car il lui rendrait autant de liberté qu’en 
eomporte l’union de l’Eglise et de l’Etat. Il n’ignore pas combien est 
dangereuse |’intrusion du pouvoir civil dans les affaires religieuses, 
et il est loin de regarder les cours ecclésiastiques actuelles comme 
’ Pidéal des tribunaux religieux*. Ce n’est pas lui qui se fera le 


1 « Dédiée 4 l'Université d’Oxford, éprouvée, mais non trouvée défaillante, 
par les vicissitudes d’un millier d'années ; dans la croyance qu'elle est provi- 
dentiellement appelée & étre une source de bénédictions spirituelles, sociales 
et intellectuelles, pour cette et pour autres contrées, dans les temps présents et 
dans les temps futurs, et dans l'espoir que l’esprit de ces pages ne sera pas 
trouvé dilférent du sien! » — Londres, aout, 1838. 

2 M. Gladstone n’a jamais hésité 4 dire qu'une cour composée de magistrats 
laiques est complétement inapte a décider des questions de doctrine ou de ri- 
tuel. C'est 14 une des questions qu'il traite 4 fond dans ses Remarques sur la se- 
prémalie royale et dans sa lettre 4 l'évéque d’Aberdeen sur les fonctions des 
laiques dans l’Eglise. Il regarde l'institution du comité du Conseil privé, en 1835 
comme la principale source des maux présents. M. Gladstone s'est exprimé sur 
le méme sujet ei de la méme facon dans un travail, inséré, en juillet dernier, dans 
la Contemporary Review sous ce titre : Is the Church of England worth preserving ? 


MONSIEUR GLADSTONE. } 1149 


défenseur des décisions du conseil privé de la reine. Ce qui pourrait 
arriver de mieux 4 |’Eglise anglicane, dans les conjonctures . pré- 
sentes, ce serait un revirement d’opinion qui reporterait M. Glads- 
tone au pouvoir. 

Personne plus que lui n’est dévoué 4 cette grande institution, et 
personne, croyons-nous, parmi les hommes d’Etat anglais, n’en 
connait mieux les imperfections et les besoins. Personne n’aime- 
rait davantage a la voir revivre et grandir. Dans son dernier pam- 
phlet, M. Gladstone nous parle « du noble établissement de la religion 
nationale’. Ailleurs, cependant, il a dit, en termes fort clairs, que 
’Etablissement anglican ne répond pas 4 son idéal de {]’Eglise ; 
et, quand on a lu toutes les belles et tristes pages qu’il a écrites 
la-dessus, relu tous les discours qu’il a prononcés sur les questions 
religieuses *, on n’a pas de peine a comprendre l’accent de vérité 
qu'il y a dans ces paroles dites 4 la Chambre des communes, I’an 
dernier, 4 propos du Scotish Church patronage Bill. « Je ne suis pas 
un fanatique adorateur des Etablissements (applaudissements iro- 
miques), mais je ne suis pas non plus de ceux qui voudraient sou- 
lever, 4 propos de ces Etablissements, d’ardentes controverses, 
sinon dans des circonstances qui justifient tout a fait cette ligne de 
conduite, et avec l’intention absolue de subir toutes les consé- 
quences d’un pareil conflit. On dira peut-étre que je suis un ennemi 
implacable des Etablissements, parce que j'ai fait tous les efforts en 
mon pouvoir pour mettre fin 4 I’Etablissement en Irlande. Eh bien, 
loin de me repentir de ma conduite, Je ne demande qu’une chose, 
c’est que la postérité apprécie mon caractére uniquement par la 
maniére dont j’ai traité ’Eglise établie d’Irlande*! (Applaudisse- 
ments.) 

1 The Vaticanism, p. 57, édition 4 six pence. 

* Citons, par exemple, le discours de M. Gladstone dans la discussion du Pu- 
blic Worship regulation Bill (Voir le Correspondant du 25 septembre 1874), 
Tarticle de la Contemporary Review d'’octobre 1874, et le Chapter of an Autobio- 
graphy (Londres, Murray, 1868). On retrouve partout les mémes idées et presque 
le méme langage. Que M. Gladstone veuille bien nous permettre de replacer quel- 
ques lignes du dernier ouvrage sous ses yeux : « Je ne sais, dit-il, si la chré- 
tienté offrit jamais, alors ou 4 toute autre période de son histoire, le spectacle 
d’un clergé, 4 quelques exceptions prés, aussi mondain et aussi relaché, des 
communautés de chrétiens plus froides, plus dénuées de dévotion et de respect 
- religieux... Nos églises et notre culte n'attestaient que trop une indifférence gla- 
ciale... » M. Gladstone continue sur ce ton et termine par ce trait : « Cette re- 
vue rétrospective est bien sombre ; quel est l"homme de sens qui oserait aujour- 
d’hui, malgré nos tendances au romanisme et au rationalisme, souhaiter le 
retour de ces tristes temps: » 


Domos ditis vacuas et inania regna. 


% Chambre des communes d’Angleterre du 6 juillet 1874. Voir le Daily News 
du 7 juillet et le Guardian du 8 juillet. 


4130 MONSIEUR GLADSTONE. 


Qu’avec des idées vagues comme celles que M. Gladstone posséde 
sur la constitution de I’Eglise, avec son éducation anglicane, ses 
relations antipapistes, son coeur aigri par des déboires et des échecs 
politiques, il n’ait jamais pu, en dépit des éminentes qualités qui 
le distinguent, apprécier la Justesse des principes catholiques, c’est 
la ce qui ne doit étonner personne. Le protestantisme est l'anti- 
thése du catholicisme. Pour un protestant, il semble que la liberté 
de penser ne puisse jamais dépasser les limites défendues ; pour un 
catholique, la soumission a ]’Eglise, représentée par son chef in- 
faillible, ne saurait étre trop absolue, au moins dans ce qui touche 
a la foi et aux meeurs. « Le trait caractéristique d'un protestant, 
c’est 'indépendance, le doute, l’incertitude, la négation de tout sym- 
bole, tandis que le trait caractéristique d’un catholique sincére, 
c’est un dévouement particulier au Saint-Siége et une obéissance 
filiale 4 la voix du Pére des fidéles'. » Un protestant aura toujours 
une grande peine a voir le lien logique de ces trois principes fon- 


h 


damentaux du catholicisme : 1° L’Eglise est essentiellement infat- 
lible. 2° L’organe naturel et officiel de cette infaillibilité ecclésas- 
lique, c'est son chef, le Pape. 3° Ni l'Eglise comme Eglise, nile 
Pape comme Pape ne peuvent abuser de leur infaillibilité, soil, pa 
exemple, en enseignant comme vrai ce qui est faux, soit en mpo- 
sant comme de foi ce qui n’est pas contenu dans la révélation, sot 
en contredisant la véritable raison, soit en nuisant aux peuples et 
aux pouvoirs de ce monde. 

Un protestant, nous le redisons encore, aura toujours dela peine 
4 comprendre ces principes, et M. Gladstone, peut-étre plus que 
d’autres, malgré sa pénétration et son esprit facile, malgré son 
ardeur et sa puissance de travail vraiment merveillcuses. 

Il y a, en effet, chez lui le défaut de toutes ses qualités’. Quand 
une idée originale saisit vivement M. Gladstone, il n’a plus de 
repos qu’il ne l’ait manifestée par un discours ou par une lettre’, 
ce qui imprime & sa conduite ces soubresauts violents, heurtés, 


‘ L’Eglise en présence des controverses actuelles et des besoins de notre sitk. 
— Traduit de l'anglais. 

* Un journal, dans un article empreint d’hostilité contre M. Gladstone, émet 
une idée ou il y a peut-Ctre cependant du vrai : « Toute l'humanité, dit ce jour 
nal, doit révérer M. Gladstone, et toutes les autres considérations doivent se pre 
ter 4 son exaltation. Toriisme, libéralisme, radicalisme, ritualisme, rationalisme, 
romanisme, tout va bien, tant que cela est subordonné 4 la grande fin de gle 
fier Gladstone. » (Rock du 22 janvier 1875.) — A-force de-dominer, les homme 
supérieurs finissent par se considérer comme des idoles. 

> «C’est une opinion communément recue, que M. Gladstone aurait du se taire 
un peu plus souvent qu’il ne I'a fait. » (London quarterly Review de janvier 1875. 
p. 584. — Voir aussi la Saturday Review.) Nous pourrions ajouter encore qué, 
depuis Macaulay, tout le monde reconnait la difficulté de comprendre quelquelois 


MONSIEUR GLADSTONE. 115! 


qui le feraient prendre quelquefois pour un révolutionnaire de 
la pire espéce, ce qui lui enléve cet ordre, cette régle, cette mesure 
qui s'imposent toujours et conservent le pouvoir une fois qu’elles 
Yont conquis. M. Gladstone a beaucoup étudié Homére, il con- 
nait son Iliade et son Odyssée comme peut-étre bien peu de nos 
universitaires ; il cite aisément et sans recherche des tirades de ce 
poéte; derniérement encore il publiait sur lui des travaux com- 
mencés il y a de longues années‘. Aussi, 4 force de vivre avec les 
guerriers d’Homére, il a pris quelque chose de la pétulance de ces 
vengeurs de l’honneur hellénique; mais de tous les héros d'Ho- 
mére auxquels on pourrait le comparer, Achille est celui avec 
lequel son tempérament présente le plus de points de contact. 
Gladstone est un peu |’Achille? de VAngleterre contemporaine ; il 
en a les bouillantes ardeurs, les entrainements violents, les bou- 
tades imprévues, les ressentiments, les coléres et les fiertés. C’est 
un homme qui aime 4 porter toujours la téte haute, parce qu'il 
y a toujours, méme dans ses actes les plus répréhensibles, quelque 
chose de noble et de généreux qui Jes excuse. Nous le disons de 
tous les écrits de M. Gladstone, méme des derniers’*. 


IV 


Comme orateur, M. Gladstone a l’entrain, le feu, la véhémence, 
qui font en général défaut 4 ses compatriotes. Anglais par l’exposé 


et toujours de traduire M. Gladstone. Jl y a chez lui une telle abondance de mots, 
que V’idée se dégage rarement nette et claire du milieu de tous ces faux orne- 
ments. 

4 Nous pouvons signaler : 1° ses Studies on Homer and the Homeric Age, parues 
en 1858 et publiées 4 nouveau, en grande partie, dans le volume intitulé Juven- 
tus mundi, the Gods and men of the Heroic Age (London, Macimillan, 1869), ou- 
vrage plein de recherches et d’observations, qui ferait honneur 4 un professeur 
vieilli dans l'étude et l'enseignement du grec. — 2° Homer, translation from the 
Iliad, 1865-18735. 

2 C’est le mot dont se sert, comme nous, |’auteur d’un trés-intéressant travail 
sur M. Gladstone, qui a paru dans la British quarterly Review du 1“ avril 1875. 
— « Mr Disraeli, though conscious of a powerful majority at is back, looked 
towards the Achilles tent with glances of timorous respect. » (Page 481;) — L'idée 
et le mot se retrouvent aussi fréquemment dans les Revues anglaises, qui étu- 
dient la carriére de M. Gladstone. Voir le World du 12 mai 1875, a Varticle 
Return of Achilles. 

5 Voir une trés-juste appréciation du caractére de M. Gladstone dans le Times 
du 3 octobre 1874, p. 9, col. 2: « What outsiders see, is the stern, unbending na- 
ture, the unrelaxing earnestness of purpose, the lofly and chill morality. the 
total lack of humour. » 


4152 MONSIEUR GLADSTONE. 


lucide qu’il trace des questions les plus embrouillées de statistique 
ou de finances, par la science et la plénitude des détails, par les 
observations exactes et minutieuses dont tous ses discours sont 
remplis, il est Francais par la chaleur et la vie qui circule dans 
son débit et dans sa parole. Ajoutons 4 cela le charme de son lan- 
gage, la correction, l’'ampleur, la richesse de son style, méme 
dans ses improvisations les plus completes, une facilité hors ligne 
pour revétir la plus ordinaire pensée, de formes splendides et 
attrayantes, et nous nous expliqucrons comment M. Gladstone ne 
parle jamais 4 la Chambre ou ailleurs sans captiver, sans séduire, 
sans ravir son auditoire. Il y a Jusque dans sa personne’, dans 
son regard vif et pénétrant, dans sa taille bien prise, dans son 
port élancé, dans la correction parfaite de toute sa tenue, quelque 
chose qui prévient cn sa faveur et lui gagne des sympathies, méme 
avant qu’il ait ouvert la bouche. 

Et cependant, malgré tous ces dons remarquables, il manque a 
M. Gladstone unc des premiéres qualités qui font l’homme d’Etat, 
en tout pays, en particulier, en Angleterre, ce que ses compatriotes 
appellent « the steadiness, » c’est-d-dire, la pleine possession, ja 
possession calme, consciente, impassible, de soi-méme, cette pos- 
session qui aide 4 prévoir de loin, cette patience qui marche vers 
le but sans se rebuter, au milicu des obstacles, et qui ne recule 
jamais, parce qu’étant sire d’arriver, elle ne craint pas d’attendre. 
Un publiciste l’observait, il y a quelques mois, en jetant un coup- 
d’ceil sur l'année 1874, qui venait de finir. « On prévoyait, dit-il, 
en parlant de l’exil de M. Gladstone de la vie politique, on pré- 
voyait vaguement la démarche que vient d’accomplir M. Gladstone, 
et cette prévision a tenu, pendant longtemps, dans un état d’1n- 
quiétude, le parti libéral, et méme le monde politique. Pendant \’an- 
née, au moins, qui a précédé la lettre (4 lord Granville*), on avait 
apercu, dans les mouvements politiques de M. Gladstone, une im- 
patience, une excentricité, un décousu ct une violence, qui trahis- 
saient, dans le chef du parti libéral, la perte de cette « steadiness » 
que Garibaldi affirme étre le trait caractéristique des anciens Ro- 
mains et des Anglais modernes*. » 

M. Gladstone n’a pas, en effet, cet esprit de suite, cette ténacité 
patiente qui caractérise la nation britannique; c’est, avant tout, un 
homme d’initiative, un esprit remuant, vif, pénétrant, toujours en 
mouvement, toujours en quéte d’unc réforme a faire, d’un tort a 


‘ On a parlé longtemps en Angleterre de |’ « handsome Gladstone », du besu 
Gladstone. 

#44 janvier 1875. 

3 The British quarterly Review du 1* avril 1875, p. 478. 





MONSIEUR GLADSTONE. 1133 


redresser, d’une injustice 4 venger. On pourrait volontiers l’ap- 
peler le Chevalier errant des temps modernes'. ll s’est occupé de 
tout, iln’y a pas une question ow il ne soit intervenu, ect souvent 
fort malencontreusement pour lui : question pontificale, question 
napolitaine, question orientale, questions politiques, rcligieuses, 
scientifiques, financiéres, commerciales, il a touché 4 tout, dans 
sa vie publique de quarante ans, et partout il a montré les mémes 
qualités ect les mémes défauts : la sagacité, mais la précipitation; 
l’ardeur, mais aussi l’emportement’; et c’est pourquoi il a du si 
souvent revenir sur ses pas. 

Jamais, peut-étre, l’Angleterre n’a possédé un ministre doué 
d’une énergie réformatrice plus vigoureuse*, au moins dans les 
temps modernes : désétablissement de I’Eglise d’Irlande, abolition 
de la vente des grades dans l’arméc, réduction de l’impét et de la 
dette, réforme du vote, instruction obligatoire, etc., voila tout au- 
tant de projets de lois qui ont été congus, formulés, proposés, dé- 
fendus ct promulgués, dans I’intervalle de moins de cing années. 
Il y aurait la de quoi couvrir de gloire plusicurs générations de 
ministres, et M. Gladstone a fait tout cela, presque a lui seul‘; car, 
ainsi qu’on |’a justement remarqué, le défaut du parti libéral, en 
Angleterre comme partout, c’est d’avoir plutét des hommes de 
parole que des hommes d’action; des hommes de théoric plutét 
que dics hommes de pratique et d’expérience. M. Gladstone lui- 
méme est plus réformateur qu’administrateur*, toujours par la 
méme raison. L’initiative nuit a l’esprit de suite, d’ordre et de mé- 
thode. Aussi a-t-on, 4 ce point de vuc, violemment critiqué son 
gouvernement, a |’étranger comme en Angleterre, et, en cela peut- 
étre, on aeu raison, au moins dans certains cas : on a trouvé qu'il 
sacrifiait l’influence politique et sociale d’un grand pays, les inté- 
réts européens et internationaux, 4 sa politique intérieure, au 
bien-étre et 4 la paix de l’Angleterre;-on a traité sa politique, de 
politique de boutiquiers, et on I’a caractérisée d’un mot qui ré- 
sume ses tendances principales, tendances utilitaires, industrielles 


4 On se rappelle le bruit que firent, il y a plus de vingt ans, ses deux lettres 
au comte d’Aberdeen, sur les prisons de Naples. Tout le monde reconnait au- 
jourd’hui qu'il y avait beaucoup d’exagération dans les faits allégués, et M. Glad- 
stone ne ferait peut-étre méme pas difficulté de l’avouer. 

2 « Not without a Touch of his usual vehemence, » disait le Times du 5 octo - 
bre 1874 (p. 9, col. 2), en parlant de sa sortie contre les catholiques dans la 
Contemporary Review. 

* The British quarterly Review du 1* avril, p. 479, 

4 Church Times du 30 janvier 1874, p. 50, col. 4. 

5 « Great in legislation rather than in administration, » dit l'auteur d'un re- 
marquable article de la British quarterly Review du 1* avril, p. 484. 


11.4 MONSIEUR GLADSTONE, 


et commerciales, quand on I’a nommée « la politique de Man- 
chester. » 

A un point de vue frangais ou européen, cette politique d'abs- 
tention et d’isolement peut étre l'objet de justes critiques; elle 
n’est pas grande, noble, digne d’un grand peuple et d’un grand 
homme; peut-¢tre méme n’est-elle pas véritablement utile. Cepen- 
dant, 4 un point de vue exclusivement anglais et national, en te- 
nant surtout compte des circonstances au milieu desquelles a éé 
jeté soudainement le cabinet Gladstone, par les fautes de la poli- 
tique impériale, d'abord, et, ensuite, par les foltes du gouverne- 
ment de la défense nationale; 4 un point de vue tout national et 
tout anglais, disons-nous, la conduite du ministére libéral ne 
manque pas de bonnes excuses‘. Il semble, du reste, que l'Angle- 
terre ait pris, depuis quelques années, le parti de ne plus s‘oc- 
cuper du continent, et les discours de M. Disraéli ou de lord 
Derby, 4 propos de l’incident belge-allemand, ne trahissent pas 
une disposition beaucoup plus belliqueuse que celle du cabinel 
Gladstone’. 

Quelle que soit, néanmoins, la part de blame et de critique 
qu'il faille faire & la politique extérieure de M. Gladstone, il est 
certain que le point vulnérable de son cabinet s'est toujours trouvé 
dans la partie administrative de son gouvernement. Lui-méme @ 
senti si bien qu’il était, avant tout, fait pour opérer des réformes, 
que, du jour od il a eu épuisé le programme au nom duquel il 
avait été porté au pouvoir, il a senti le besoin de se démettre et 
de céder la place 4 des hommes plus pratiques, si le corps élec- 
toral n’acceptait pas le nouveau plan de réformes qu’il lui soumel- 
tait, en dissolvant le Parlement ct en provoquant des élections g¢- 
nérales. Avec la conscience intuitive qu’il avait de sa mission él 
de son role, il s’est dit & lui-méme et il a dit aux autres: «le 
suis un réformateur, si vous voulez encore des réformes dans le 
sens que je vous signale, conservez-moi au pouvoir; si vous {rou- 
vez que, pour le moment, celles que j’ai accomplies vous suflisent, 
appelez 4 vous gouverner d’autres hommes, des hommes plus pra 
tiques, car je puis bien faire les réformes, mais je suis moins aple 
a les appliquer. » 


: La principale de ces excuses vient de notre situation. Comment faire 
alliance avec un peuple ou la révolution semble s’établir a l'état permanent? 
2 Voir les journaux du mois d’avril, du 16 au 25. — L’Univers du 22 avril. 





MONSIEUR GLADSTONE. 1155 


V 


Tel est homme, au point de vue religieux et au point de vue 
politique. C’est un mélange de grandes qualités et de grands dé- 
fauts, mais de ces défauts qui tiennent 4 de grandes qualités’. 
C’est un esprit ardent, un cceur généreux, une dme pleine de hautes 
aspirations religieuses, poursuivant facilement un bel idéal et allant 
quelquefois jusqu’a se repaitre de vaines chiméres et de superbes 
illusions. 

Croit-on, par exemple, que, dans l’état of est actuellement l’Eu- 
rope, et aprés toutes les violations de traités dont les peuples se 
sont donnés mutuellement l’exemple, M. Gladstone ait pu écrire 
cette page, dont la naiveté ferait rire, si elle n’était point tombée 
de sa plume? — « Il fut une époque, écrivait, il y a quelques 
mois*, le chef du cabinet libéral, il fut une époque, dans ces der- 
niers vingt ans, ou Pie IX aurait pu devenir le chef d’une confédé- 
ration italienne. Et, quand cette époque fut passée, 1] en vint une 
autre ou il aurait pu conserver, avec les garanties de l'Europe, une 
suzeraineté sur tous les Etats de I’Eglise, distincte de la monar- 
chie directe. Et quand cette époque fut passée, quand le cercle des 
possibilités fut rétréci, Pie IX pouvait encore probablement con- 
server la suzeraineté de Rome avec libre accés 4 la mer. Il dépen- 
dait incontestablement de lui, jusqu’en 1870, d’obtenir cela pour 
la cité Léonine, avec engagement que Rome ne deviendrait jamais 
le siége du gouvernement ou une résidence royale, et qu’on ne 
verrait jamais ainsi briller deux soleils au méme firmament. En 
vérité,-il n’y avait en cela rien que le pape ne put se faire assurer 
par toutes les garanties que pouvait obtenir l’amitié de toutes les 
cours de |’Europe, hors toutefois imposition, par la force, d'un 
gouvernement clérical, que les Romains détestent. Mais le pape a 
préféré faire « quitte ou double, » et maintenant il recueille le fruit 
de son entétement’. » 


1 « In such a man there cannot but be many tendencies more or less con- 
flicting or divergent. » (London quarterly Review de janvier 1875, p. 386.) 

* En republiant ces pages sans les modifier, M. Gladstone semble nous dire 
qu’il n’a pas encore changé d’avis. 

* Quarterly Review de janvier 1875, p. 290. Il y a dans cet article tant d’in- 
jures, que nous aurions de Ja peinea y reconnattre M. Gladstone, si nous ne sa- 
vions, par tous les journaux anglais, qu’il en est réellement auteur, et si 
M. Gladstone ne venait d'en réclamer Ja paternité, en le publiant dans son nou- 


4156 MONSIEUR GLADSTONE. 


Voila ce qu’écrivait, il y a peu de mois, M. Gladstone; aprés le 
guet-apens de Castelfilardo, l'entreprise avortée de Mentana, le 
coup plus heureux du 20 septembre; apres l’expulsion de tous les 
ordres religieux, la confiscation de tous les biens ecclésiastiques. 
C’est quand le pape est 4 peine protégé par le respect qu'il inspire, 
méme 4 ses ennemis les plus acharnés; quand 11 dépendrait d'un 
Bismarck italien, s’il pouvait s’en trouver un dans ce grand et mal- 
heureux pays, de faire saisir le pape par cinquante soldats et 
de le jeter dans la prison Mamertine; c’est quand le Danemark 
a été dépouillé, le Hanovre envahi, la Lorraine et |’Alsace violem- 
ment arrachés au corps palpitant de la France; c'est apres les 
horreurs de la guerre civile et sociale, aprés les incendies et les 
assassinats de la Commune; c'est quand les prisons de la Prusse 
regorgent de prétres, d’évéques et de catholiques prisonniers, c'est 
quand les tréncs tremblent, quand les souverains conspirent la 
ruine de l’kglise, quand I'Italie s’appréte 4 supprimer la loi des 
garanties, c’est en face d'un pareil spectacle, que M. Gladstone 
vient nous rappeler tous ces plans machiavéliques auxquels per- 
sonne ne croyait, en les proposant, et auxquels tout le monde se 
promettait bien d’étre infidéle! C’est en ce moment que M. Glad- 
stone vient reprocher au pape de n’avoir pas voulu ajouter a tous 
ses autres malheurs la honte d’étre dupe. En vérité, il faut étre, ou 
bien naif ou bien cruel!! 

Nous aimons 4 croire que, dans ce cas, M. Gladstone ne sest 
montré que naif; mais il est un autre passage quc la posténilé par- 
donnera plus difficilement au célébre homme d’Etat, et a propos 
duquel je crains bien qu'un jour on ne se montre fort sévere, 
quand il s’agira de porter un jugement définitif sur ce personnage, 
vraiment étonnant dans ses défauts comme dans ses qualiles. 

Comparant les papes du moyen age a Pie }X, et rapprochant lears 
luttes de celles du pontife actuellement régnant, M. Gladstone 
connait que les premiers avaient au moins du courage, parce quis 
osalent, seuls, sans armes, sans ressources, temr téte aux plus 
grands orages. Ils savaient au moins, dit-il, qu’ils risquaient leu 
vie dans une pareille lutte. « Mais maintenant, ajoute-t-il, matale- 
nant que le pape est sir que la crédulité de millions d’hommes|u 
garantit des revenus, pour ne point parler des offres du gouverit 
ment italien qu’il tient en réserve; maintenant que ses moyéls 


yeau livre : Rome et les derniéres modes religieuses. Le premier volume ¢ la 
traduction francaise des discours du pape vient de paraitre chez Adnen 
Clére. 

‘ Rapprocher de ce langage de M. Gladstone celui du prince de Bismarck, dans 
la séance du 46 avril, au Parlement prussien. 





MONSIEUR GLADSTONE. 4157 


d’existence sont aussi assurés que ceux d’aucun riche gentilhomme 
de Paris ou de Londres, ses anathémes perdent beaucoup de leur 
dignité en perdant beaucoup de leur virilité, parce qu’ils ne l’expo- 
sent plus 4 aucun danger. Quoique les foudres du Vatican ne soient 
pas incapables de nuire a une portion de l’humanité, néanmoins 
elles ne peuvent ni inspirer de la crainte, ni commander du res- 
pect*. » | . 

Se servant de l’autorité du défunt roi Albert, M. Gladstone se 
plaint quelque part de cette facilité avec laquelle le souverain pon- 
tife parle aux picux pélerins qui viennent visiter ses infortunes et 
consoler ses douleurs. I] croit qu’un souveram ne doit jamais parler 
ex tempore; mais il oublie lui-méme que le pape n’est pas le pre- 
mier souverain venu ; et cependant, ce dévouement, cet amour, cette 
soumission, cette gravitation du monde catholique vers Rome, 
parce qu'il y a la un pauvre vieillard désarmé mais impassible 
sous la main de ses ennemis menacants ; ce spectacle, unique dans 
Vhistoire, au milieu des trénes qui s’écroulent et des souverains 
qui partent pour l’exil, ce spectacle devrait bien lui montrer qu'il 
y a dans le pape plus qu’un souverain quelconque. C’est un souve- 
rain pontite, c’est-a-dire un homme qui représente, pour nous, et 
qui prétend représenter pour les protestants, le droit et la justice ; 
un homme dont la mission est d’enseigner, de soutenir, d’encou- 
rager; un homme qui se doit aux plus petits comme aux plus 
grands, et qui, élevé plus haut que ne l’a jamais été et ne le sera 
jamais aucun homme, doit cependant se dire et se faire le serviteur 
de tous: « Servus servorum Dei. » Et M. Gladstone voudrait que 
cet homme, placé si haut, se renfermat dans ce qu'il appelle un 
digne silence; il voudrait qu’il subit toutes les spoliations, toutes 
les violences, tous les manquces de foi, sans élever une protestation ; 
il voudrait méme que cet homme n’eut pas une parole d’encoura- 
gement, de tendresse, d’affection pour tous ceux qui viennent lui 
dire : « Pére des fidéles, vous étes dans l’infortune et la souffrance, 
mais les coeurs de vos enfants sont avec vous!» Eh bien! que 
M. Gladstone nous permette de le lui dire avec sincérité, il va ici 
contre le sentiment universel de notre époquc; s’il est, en effet, 
quelque chose que le monde admire aujourd'hui, c’est ce vieillard 
qui réalise ici-bas l’idéal entrevu el décrit par le poéte antique : 

Justum et tenacem propositi virum, 
Non civium ardor prava jubentinm 


Non vultus instantis tyranni 
Mente quatit solida *... 


‘ Quarterly Review de janvier 1875, p. 5412. 
* Horace, Odes, livre Ill, ode 1. 


1158 MONSIEUR GLADSTONE. 


_ M. Gladstone accuse quelque part ses compatriotes de n’avoir pas 
le sens du gout aussi prononcé que les habitants du continent’; il 
aurail pu aller plus loin et ajouter qu’ils ne sentent ni de la méme 
maniére, ni aussi fortement, les beautés de |’ordre moral, ect lui- 
méme nous en donne, hélas! aujourd'hui un triste exemple. — 
Nous trompons-nous ? — Dieu le veuille pour l’honneur de M. Glad- 
stone; mais nous croyons que la postérité sera un jour sévére pour 
sa mémoire, si, avant de mourir, il ne déchire lui-méme, et de ses 
propres mains, de longues pages de ses écrits. L’histoire lui repro- 
chera un jour d’avoir étudié la papauté dans les écrits d’un révolu- 
tionnaire et d’un conspirateur’, et d’avoir, sans tenir compte des 
protestations des événements et des hommes, sur les accusations de 
cet auteur, traduit au tribunal d’une opinion facile 4 égarer le pou- 
voir le plus auguste et le plus paternel qu’il y ait en ce monde’. 
[histoire trouvera encore étrange que, pour étudier la théologie, 
M. Gladstone ait pris pour guide le Janus‘ et les écrits d’une secte 
aussi haineuse qu'impuissante, au lieu de se mettre a l’école des 
plus grands génies que le monde catholique révére, et de ceux-la 
méme que M. Gladstone respecte; l’histoire aussi ne comprendra 
pas aisément comment celui qui fut un grand ministre, ou, a tout 
le moins, le ministre d’un grand pays, perdit assez, en un jour 
d’égarement, le sens du devoir pour écrire des pages comme les 
« Vatican decrees, » le « Vaticanism, » et surtout les « Speeches of 
the Pope. » Elle se demandera si de pareils sujets devaient étre 


‘ Citons un passage de l'article sur le « Kituel de 'Eglise anglicane. » « Nos 
offices, dit dans cet article M. Gladstone, nos offices étaient probablement sans 
pendant dans le monde, par leur vulgarité. Comme ils auratent choqué ux brah- 
mane et un boudhiste, il est probable qu'on ne les aurait point supportés dans 
cette contrée, si le sens du gout et la perception du visible et de invisible n’eussent 
été aussi morts que l’esprit de dévotion. » (Contemporary Review d'’octobre {814 
et Church Review du 3 octobre 1874, 509, col. 1.) — « Ici et 1a, dit 4 ce propos 
Je Church Times, le public arrive tous les jours 4 se rendre plus compte de ce 
fait, et son repentir est presque aussi grotesque que sa faute. » (Le Churck 
Times du 2 octobre 1874, p. 474, col. 2.) 

* M. Gladstone a traduit en anglais « I'Histoire des Etals-Romains, » de Farini. 
3 vol. in-8, 1851-1853. 

3M. Gladstone était autrefois partisan des gouvernements paternels. Lord Ea- 
caulay lui adressa, 4 ce propos, quelques critiques fort justes dans son Essay 
sur le « State in its relations with the church. » 

4 M. Gladstone a affirmé que Déllinger n’était personnellement pour rien dans 
ses pamphlets (The Valicanism, p. 66); mais les catholiques n’ont jamais pre- 
tendu que M. Déllinger edt personnellement fourni des matériaux 4 M. Gladstone: 
_ ils ont dit, et, en cela, ils ont eu parfaitement raison, que M. Gladstone n’avait 
fait que rajeunir (refurbished and paraded anew) les arguments du Janus. Il n'y 
a qu’a comparer Jes deux ouvrages pour s’en convaincre. 





MONSIEUR GLADSTONE. 1159 


traités avec tant de légéreté, de sans-géne et d’inconvenance '; elle 
dira s’il est quelque chose qui puisse excuser M. Gladstone d’avoir, 
non pas, comme on l’a fait pour les discours du pape, publié en 
deux gros volumes ses idécs sur l’Eglise, le catholicisme et la civi- 
lisation moderne, mais jeté en pature, 4 un public avide d’émo- 
tions malsaines ?, saturé de préjugés et excité par tous les organes 
de la publicité contemporaine, des pamphlets auxquels on pourrait 
bien appliquer, plus justement que M- Gladstone ne }’a fait aux dis- 
cours de Pie IX, l’épithéte d’incendiaires, « Highly incendiary*. » 
Oui, Vhistoire dira tout cela, et elle voudra savoir encore comment 
un ministre qui se dit libéral, qui réve l’égalité pour tous les ci- 
toyens d’un méme pays, qui rend hommage 4 la loyauté de ses 
compatriotes catholiques, qui reconnait Vincapacité ou est le peu- 
ple de discuter et de résoudre les hautes questions dont on vient de 
le faire le confident, s’oublie jusqu’a attaquer ainsi violemment des 
hommes qu’il avoue étre honnétes.et loyaux, et cela en faisant appel 
aux passions les plus mauvaises de la multitude. Elle voudra sa- 
voir comment ce ministre, qui sc prétend et qui est religieux, s’est 
arrangé avec sa conscience pour jeter un pareil brandon de discorde 
au milieu des sociétés européennes! Elle dira si le moment était 
bien choisi; si une telle conduite est empreinte de noblesse, de gé- 
nérosité et de grandeur; s’il était possible 4 un homme comme 
M. Gladstone d’oublier qu’il est des choses dans la vie dont on peut, 
sans doute, s’entretenir tout bas, mais desquelles il est défendu de 
parler tout haut, et d’en parler.avec la légéreté, la passion et ]’in- 
convenance dont nous venons d’étre témoins! Elle demandera enfin 
s'il y a quelque chose qui puisse excuser l’outrage qu’on déverse a 


’ Détachons cette perle entre cent autres : « Ce prisonnier, qui n’est pas em- 
prisonné, est visité chaque semaine par des foules ou des sociétés de gens qui 
se glorifient de violer impunément la loi (of Lawbreakers glorying with impunity) 
et recoit d’eux, aussi bien que des sycophantes (!) qui l’environnent, une adula- 
tion non-seulement excessive dans son degré, mais méme.une adulation qui, 
pour un esprit non prévenu, ressemble au sacrilége (Quarterly Review de janvier 
1875, p. 275). « ... Nous aurions cru impossible de pousser plus loin qu’il ne 
l’est dans ces volumes (les Discours du Pape) le langage de la trahison contre 
I'Italie, etc., etc. » Il n’y a presque pas une phrase qui ne heurte le bon sens et 
le bon goat. 

* M. Gladstone s'est plaint publiquement que le gouvernement francais eut 
interdit la vente de ses pamphlets dans les bibliothéques des chemins de fer. L'af- 
faire améme été portée 4 la commission de permanence de l’Assemblée nationale. 

3 « Et quoique ces discours (du pape) puissent sembler souverainement incen- 
diaires, ils se vendent a la librairie de la Propagande, et on peut se les procurer 
par la voie ordinaire du commerce, en yertu de cette liberté de la presse que la 
papauté abhorre et condamne. » (Quarterly Review de janvier 1875, Speeches of 
the Pope, p. 267.) 


1160 MONSIEUR GLADSTONE. 


pleine main sur un vaincu, tandis qu’on encense servilement un 
vainqueur orgueilleux dont on a été soi-méme la victime! Oui, oitest 
la vraic noblesse? — Est-elle dans le vainqueur qui tourmente 
ceux qui ne peuvent ni résister, ni se plaindre ? Est-elle dans celui 
qu’aucun revers ne peut réduire au silence et & la servitude? Est- 
elle dans celui qui adule le premier et insulte le second '? 

L’histoire posera toutes ces questions, et nous croyons quelle 
blamera sévérement des pages comme celles auxquelles nous {ai- 
sons plutdt des allusions que des emprunts, car il nous répugne de 
replacer, méme sous les yeux de M. Gladstone, des écrits qui soat 
maintenant pour lui un déshonncur, et qui seront plus tard unr 
mords, s'il ne travaille a les faire oublier. On a beau parcourir ces 
pages, on ne reconnait point, dans l'article de la Quarterly Reriew ', 
homme qui parlait ou écrivait d'affaires comme une dintme 
muse. Il y a des idées, des expressions et un style qui demeurent 
interdits 4 quiconque a passé par les grandeurs. Un grand ministre 
ne devient jamais un pamphletaire de bas étage *. . 


VI 


Le caractére et la vie de M. Gladstone nous expliquent en partie 
avons-nous dit, la ligne de conduite étrange qu'il tient en ce me- 
ment, par rapport aux catholiques. Ce n’est pas néanmoins k seul 


4 Les journaux anglais nous ont appris que le premier exemplaire des « Faticat 
decrees » avait été envoyé 4 M. de Bismarck par ordre de M. Gladstone. Ils ne 
nous ont pas dit si le chancelier avait cru devoir répondre. Nous serions, en (out 
cas, trés-curieux de connaitre cette réponse. 

* Sil faut en croire le récit des journaux, le directeur de la Quarterly avait dp 
confié 4 un de ses rédacteurs ordinaires la Revue des discours de Pie IX (Discos 
di Pio IX), quand, sur lintervention de lord Salisbury, M. Gladstone obtint d4™ 
chargé de ce travail. 

3 Nous voudrions pouvoir faire des derniers écrits de M. Gladstone I'éloge @ 
lord Macaulay faisait du premier ouvrage de cet homme d’Etat : « It is wrila 
throughout with excellent taste and excellent temper ; nor is it, so far as we kx 
observed, disfigured by one expression unworthy of a gentleman, a scholar, # ¢ 
christian (Revue d' Edimbourg, 1839, avril, 234. — Lord Macaulay's Essays, . 
col 4). » Il faudrait dire, hélas! qu’il n’y a presque pas une page, dans les & 
niers pamphlets de M. Gladstone, qui ne soit indigne « of a gentleman, a schole. 
a christian.» L'inconvenance du langage, en particulier dans l'article de la Qe 
terly Review intitulé « The speeches of the Pope, » est poussée si loin que plusiest 
journaux protestants ont cru devoir protester publiquement. Tel, par exempk. 
le Church Herald. Le Rock, peu suspect de tendances papistes, caractérise 
pike de M. Gladstone de « Fiery abuse of Pio 1X, » de violente diatribe com 

te IX. 








MONSIEUR GLADSTONE. 4161 


élément dont il faille tenir compte pour apprécier équitablement la 
volte-face qu’il vient d’opérer sous nos yeux; les événements ont 
aussi exercé leur influence sur les destinées singuliéres de cet 
homme comme sur celles du reste de l'Europe; et, chose étrange! 
M. Gladstone, qui a été renversé indirectement par les victoires du 
prince de Bismarck, se fait aujourd'hui l’apologiste de cette politi- 
que allemande, de cette politique qui n’aurait point tardé, par ses 
excés, 4 le ramener au pouvoir d’ou elle Vavait précipité par ses 
triomphes. Ce n’est point la un des événements les moins singuliers 
de notre temps, ni un de ceux qui contiennent les moindres lecons. 
Quelques mots d'explication sur les événements accomplis durant 
ces derniéres années ne seront pas, dés lors, placés ici hors de leur 
place. 

Lorsque, en février 1868, lord Derby résigna le pouvoir, et que 
M. Disraéli, actuellement premicr ministre d’Angleterre, fut appelé 
4 lui succéder, la question irlandaise était la grande question du 
jour; et, par un concours de circonstances peut-étre unique dans 
histoire parlementaire des trois royaumes, les deux grands partis 
politiques qui se partagent les Chambres anglaises étaient enfin 
disposés 4 rendre justice 4 I’lrlande catholique. Conservateurs et 
libéraux, tories et whigs, étaient d’accord sur Ja nécessité de 
résoudre la question irldndaise, qui en comprenait trois autres, 
celles de I’Eglise établie, du droit de propriété et de l’éduca- 
tion'; ils s’entendaient méme sur le principe, a savoir, celui 
de l’égalité, et ils ne différaient que sur la fagon dont il fallait 
l’appliquer. On vit, dés-lors, se réaliser a la lettre ce que Charles 
Gréville écrivait, en 1828, a la veille de l’acte d’émancipation (1829). 
« Le succés de la question catholique, écrivait Gréville, ne dépend 
ni des whigs, ni des tories; les premiers n’ont pas le pouvoir, les 
seconds n'ont pas la volonté de Ja résoudre; mais le cours des 
temps et Ja situation de |'Irlande la résoudront malgré tout, et sa 
marche lente mais progressive ne peut étre, ni arrétée par ses enne- 
mis, mi avancée par ses amis*. » 


‘ Nous ne faisons pas entrer la-dedans la question de « l’home rule » ou du 
gouvernement de l’Irlande par l’Irlande, qui se représente périodiquement de- 
vant les Chambres d’Angleterre. C'est une question secondaire 4 laquelle les ca- 
tholiques irlandais ont toujours, et avec raison, attaché moins d’importance 
qu’aux trois dont nous parlons. 

2 Journal of the Reigns of King Georges IV and William IV, by the late Charles 
C. F. Greville, edited by Henry Reeve. — Longmans, 1874, t. I, p. 133. On voit 
par 18 ce qu'il faut penser de l'importance que M. Gladstone attribue 4 linter- 
vention de Mgr Doyle dans Jes débats relatifs 4 l’émancipation de l'Irlande (1826- 
4829). Voir la Dublin Review de janvier 1875, p. 180, et le Correspondant du 
25 avril. 7 











4162 MONSIEUR GLADSTONE. 


En 1868, le temps et la question irlandaise avaient marché, et 
les catholiques d'Irlande, aprés avoir voyagé quarante ans dans le 
désert, comme s’exprimait un journal de l’époque, touchaient enfin 
4 la terre promise. Chose méme singuli¢re! amis et ennemis, les 
tories mal disposécs et les whigs impuissants de 1828 étaient d’ac- 
cord pour leur en ouvrir l’entrée. Et ce qui est plus étonnant en- 
core, c’est que les mal disposés de 1828 étaient presque les plus 
bienveillants en 1868, et que ce fut 4 eux qu’échut, tout d’abord, 
la mission d’accomplir un grand acte de justice nationale. 

D’accord sur le fond, ainsi que nous venons de le dire, les fortes 
et les whigs, les conservateurs et les libéraux, différaient néan- 
moins sur le mode d’exécution. Deux systémes formulés, avec cette 
concision qui semble étre le don de la race anglaise, dans deux 
mots qui coururent les journaux de |’époque, Level up et Level 
down, étaient en présence. Les tories, en qualité de conservateurs 
des institutions nationales, étaient pour le Level up, c’est-a-dire 
pour le systéme qui voulait accorder aux catholiques les mémes 
faveurs qu’aux protestants, en établissant une Eglise et en fondant 
une Université pour eux comme pour leurs adversaires. Les whigs, 
en qualité de libéraux, étaient pour le Level down, c’est-a-dire en- 
core pour le systéme qui tendait 4 rabaisser les protestants au 
méme niveau que les autres sectes religieuses d’Irlande. 

M. Disraéli, chef du parti tory, quoique personnellement consi- 
déré comme « un Mystére asiatique » (an asian Mystery‘), au point 
de vue religieux, M. Disraéli aurait préféré établir une Eglise catho- 
lique que désétablir une Eglise protestante, espérant avoir ainsi 
deux moyens de gouverner au lieu d’un seul*. M. Gladstone, per- 
sonnellement le ministre le plus religicux que |’Angleterre ait cu 
depuis la Réforme, M. Gladstone trouvait plus noble et plus juste de 
faire disparaitre un Etablissement qui était, aux yeux du monde, 
un perpétuel monument de l’injustice de la nation anglaise. I] était 
pour le Level down, et il avait derriére lui, non-seulement les ca- 
tholiques, mais méme tous les libéraux et tous les incrédules du 


; : ; touch of Mystery about him. » (Le Times du 3 octobre 1874, page 9, 
col. 2. 

*Le mot qui résume peut-¢tre le mieux les croyances religieuses de M. Disraéli 
est le mot qu’on lit dans son roman de Lothair : « Parliament made the church 
of England. The church of England is not the church of the English. — Is nuns 
sEaLeD. » (Church Times du 30 janvier, 1874, p. 55, col. 2.) — M. Disraéli met 
ces paroles dans la bouche d’un de ses héros, le cardinal Grandison. On pourralt 
bien n’y voir qu'une simple ironie, mais on peut aussi y entrevoir I'article fou- 
damental du credo de cet homme d’Etat, yu surtout qu'il n'est attaché & ausun 
parti religieux. 








MONSIEUR GLADSTONE. 4163 


Parlement, plus avides de destructions que de restaurations reli- 
gicuses *. 

Il y avait & peine un mois que M. Disracli était au pouvoir que la 
question irlandaise était soulevée devant les Chambres, et dans le 
débat mémorable qui eut lieu le 23 mars 1868, le systéme défendu 
par M. Gladstone triompha complétement. 

Le ministére Disraéli, battu, donna sa démission au mois de mai, 
mais dat rester en place Jusques aux élections générales, qui furent 
faites en octobre de la méme annéc. 

Le vent était alors 4 la liberté. Les é¢lecteurs renvoyérent a la 
Chambre une majorité favorable aux nouvelles idées, et M. Glad- 
stone fut chargé de former le cabinet (décembre 1868). 

Jamais peut-étre, dans aucun pays, ministére n’est arrivé au 
pouvoir sous de meilleurs auspices que celui de M. Gladstone’ : son 
programme était connu, son principe arrété, ses moyens d’action 
réunis ; tout semblait donc lui promettre un facile succés; car, par 
un rare concours de circonstances, la nouvelle opposition était 
presque d’accord avec la nouvelle majorité. Tout marcha bien, en 
effet, pendant la premiére année. L’/rish Church Bill, qui déséta- 
blissait définitivement |’Eglise protestante d’Irlande, passa sans 
obstacle, entouré de ces sages tempéraments et de ce respect des 
droits acquis dont l’Angleterre contemporaine nous donne scule 
l’exemple, parmi les nations de l'Europe’. 


‘ Les protestants les plus honnétes condamnaient eux-mémes l’Eglise établie 
d'Irlande. Citons, entre autres, le témoignage suivant: « Nous considérions l’E- 
glise d’Irlande comme ayant honleusement manqué 4 sa mission..., et nous avons 
demandé son désétablissement au nom de la morale publique. » (Church Times 
du 23 avril 1875, 210, col. 3.) Un seul évéque anglican eut assez de courage et 
de noblesse pour se prononcer en faveur du désétablissement. C’était l’évéque 
de Saint-Asaph, Connop Thirlwal, qui vient de mourir, il y a peu de jours. 

* Un journal protestant disait : « M. Gladstone, aprés les derniéres élections 
génerales, débuta a la téte d'une des plus fortes majorités que jamais ministre 
ait conduite, et réussit 4 passer avec elle plusieurs lois dont la plus importante 
est « l’Jrish Church Act, » par son caractére, sa largeur et ses conséquences. 
Mais une longue série d'indiscrétions et de méprises, commises par une partie des 
collégues de M. Gladstone, détruisirent la popularilé de son cabinet. » (Church 
Times du 30 janvier 1874, p. 54, col. 4.) — On ne pouvait mieux justifier les ca- 
tholiques. 

> A partir du i janvier 1871, l’Eglise protestante d’Irlande a été désétablie, 
mais les allocations pécuniaires ne cesseront qu’'a partir de 1881. L’Eglise protes- 
tante irlandaise est donc rentrée dans la loi commune des disstdents ou non-con— 
formistes anglais. « L'Irish Church Disestablishment Act» a tellement sauvegardé 
Jes droits acquis que beaucoup de ministres protestants ont trouvé, dans le désé- 
tablissement, un moyen de senrichir. On peut voir dans le Times du 6 octobre 
1874 (p. 8, 6° colonne) une lettre et (p. 7, 5° et 4° col.) un article sur les pro- 
cédés peu délicats qui ont été souvent mis en ceuvre. « Le désétablissement, dit 

25 Sepreusre 1875. 


1264 MONSIZUR GLADSTONE. 


Tout semblait devoir aller de la méme facon, et rien ne permet 
de croire que M. Gladstone n’aurait pas accompli sans échec toutes 
les réformes projetées, si les événements politiques, accomplis sur 
le continent, n’étaient venus faire sentir lear terrible contre-coup 
jusque dans la pacifique Angleterre. 

Le Parlement anglais avait déja abordé la seconde question du 
programme du cabiaet libéral et l'Irish land Teaure Bul suivait 
sen cours, lorsque la guerre franco-allemande vint détourner, 210 
dehors, l’attention britannique. Le gouveraement impérial avait 
commis tant de fautes, ct le peuple francais, par la légérett avec 
laquelle il s’était jeté dans cette terrible aventure, comme par son 
chauvinisme proverbial, avait tellement indisposé l’opinion eur- 
péenne que nos premiers désastres furent accueillis avec étonne- 
ment, mais aussi avec satisfaction. Tout le monde était contre nous, 
particuliérement en Angleterre, et, donnés les caractéres des dew 
peuples, les intéréts des deux pays, il nous semble difficile quil 
puisse ea étre jamais autrement. Ceux qui, aujourd’hui encore, 
révent uae alliance anglaise, nous semblent poursuivre une chr 
mére. L’Angleterre voudra bien de notre alliance tant qu'elle a 
aura besein, mais, au fond, elle ne. sera jamais cordislement 4 
nous. Elle nous jalouse et, qui: pis est, elle nous méprise. Nulle pert 
nos humiliations et nos défaites n’ont été plus applaudies que sur le 
sol britannique’. 

La politique insensée du gouvernement de la défense nationale, 
les premiers essais de révolution sociale qui avaient lieu partout, 
l'appel adressé 4 Garibaldi, tout cela ne fit qu’éloigner davantage 
l’Angleterre, et jamais personne, de l’autre cté du détroit, n'aurall 


le Témes, est devenu wne source de richesee pour le clergé (protestant di 
lande). Al'aide des procédés, fanuligrement conaus sous les none de comnsl- 
ting, compounding, culting, une grande partie de ce clergé s’est débarraseé & 
toute obligation envers I'Sglise d'irlande et a débarqué dans notre conirée avec 
une belie petite fortune dans sa poche. » (Voir aussi le Catholic epinion da 5 [t- 
vrier 1872, p. 298, et le Tablet du 2 avril 1875, p. 524.) La question a éé, &@ 
reste, portee au Parlement dans la derniére session. 

‘ Nous avons chaque année, depuis 1270, pasaé quelques semaines en Angle- 
terre, habitmeliement pendant la session parlementaire, et nous avens pa 200s 
faire une idée juste de opinion de la presse par rapport 4 la Franee. Nees 
nous y trouvions notamment a l’époque de la révolution si pacifique, si légle 
et nous pouvons méme dire si nécessaire da 24 rai 1873. Un soul journal, 
Daily Telegraph, nous a paru apprécier notre situation avec équitd ; tous les at- 
tres, le Daily News en. particulier, tenaiant un langage qui: rappolait les meuviis 
jours de la Commaune. Ces journaux auraient été rédigés par les communarés 
refugiés & Londres eu cachés 4 Paris qu'ils ne se seraient pas expriméds autre- 
ment. Il semble que les Anglais, si désireux d'écarter la révolution de loars r 
vages, solené tout contents de la voir dévorer notre malheuroux pays: 





MONSIEUR GLADSTONE. 4465 


songé 4 reprocher 4 M. Gladstone de nous avoir abandonnés, si la 
Russie n’eit profité de l’écrasement de la France pour déchirer le 
traité de Paris. Ce fut la le premier nuage qui vint obscurcir le ciel 
de la politique de M. Gladstone. L’Angleterre ne se montra pas fiére; 
elle dévora l’insulte, mais elle se dit bien que, si elle avait eu au 
pouvoir un Palmerston, un Peel ou un Chatham, les choses se 
seraient passées d’unc maniére toute différente. 

A partir de ce moment, mille autres incidents sont venus enrayer 
la marche du cabinet libéral et provoquer une réaction contre les 
idées que ce cabinet représente. 

Il faut bien le dire néanmoins: rien n’a contribué comme les 
victoires de la Prusse & ramener l’opinion publique au parti con- 
servateur. Le triomphe de ]’Allemagne a été salué comme le 
triomphe du protestantisme sur le catholicisme, et, dés lors, le 
sentiment protestant, l’esprit d’intolérance et de fanatisme, qui 
s’était insensiblement affaibli en Angleterre, & mesure que le scep- 
ticisme et )’indifférence avaient grandi sur son sol, l’esprit d’intolé- 
rance et de fanatisme a reparu, il s’est fortifié tous les jours, et le 
flot montant sans cesse ne s'est pas encore arrété. Nos fautes, nos 
désastres, nos crimes scandaleux ont jeté |’éponvante dans un 
peuple éminemment conservateur et rejeté la nation anglaise dans 
un courant tout opposé a celui que nous suivons. On a eu peur de 
cette laberté qui venait de succomber au milieu du sang et des rui- 
nes, et, dés lors, au lieu d’un cabinet libéral, on a compris 
qu’il était nécessaire de faire appel 4 un cabinet conservateur. 
Le mouvement en ce sens s‘est manifesté 4 chaque élection par- 
tielle *. 

Et tandis que le triomphe de la Prusse, d’une part, et les malheurs 
de la France, de l’autre, ramenaient la nation anglaise 4 des idées 
plus conservatrices, en la détachant d'un parti qu'elle regardait 
comme dangereux, ce parti lui-méme subissait la loi qui préside 
fatalement a ses destinées. Il est de l’essence, en effet, d’un parti 
dont la cohésion ne repose que sur des principes négatifs de lendre 
toujours, avec le temps, vers la dissolution, 4 moins que des évé- 
nements nouveaux ne vicnnent le reconstituer avant qu’il périsse. 
D’accord sur un point, et divisés sur presque tous les autres, les é1é- 
ments qui le composent empécheront toujours le parti libéral de 
suivre ane marche régulidre et durable; le parti libéral ne sera 

6 L’autear de la British Quarterly Review (1° avril) fait cette juste remarque ; 
« The tnstinct of the English nation is for « working as well a talking Parlia- 
ment (p. 484), » remarque qu’on pourrait traduire ainsi: « Les Anglais préfdrent 
d’instinct les hommes d’action aux hommes de parole. » 


1166 MONSIEUR GLADSTONE. 


jamais un parti capable de garder longtemps le pouvoir’; il pourra 
y passer de temps 4 autre; il pourra méme y accomplir d’utiles 
réformes ; mais il ne le conservera jamais indéfiniment. Aupara- 
vant il faut qu'il écrive sur son drapeau les mots : équilé, justice, 
honnéteté, comme il y écrit celui de Liberté. 

Sans les victoires de la Prusse et les événements extérieurs, 
M. Gladstone serait peut-étre arrivé au terme ordinaire de la légs- 
lature, non pas sculement sans étre amoindri, mais méme plus 
grand et plus puissant qu’a son entrée au ministére. Son programme 
était tellement chargé et il répondait si bien aux besoins de son 
époque qu'il y avait de quoi tenir longtemps en haleine I'opinion 
publique quelque exigeante qu’elle soit, quand elle a devant elle 
des hommes qui parlent de liberté. C’est M. de Bismarck qui abattu 
M. Gladstone sur le dos de la France. 

C’est donc bien a tort que M. Gladstone accuse les catholiques de 
avoir renversé; ils n’ont été que l’occasion de sa chute, et c'est 
bien 4 tort que M. Gladstone encense aujourd’hui le chancelier 
d’Allemagne qui fut hier son exécuteur. Ce n’est pas faire preuve 
de beaucoup de clairvoyanee que de se rallier 4 cette politique we 
lente par laquelle il a été renversé, au moment méme ot les excés 
de cette politique, condamnés par |’univers. et flétris par lopimion 
anglaise, pourraient préparer son retour au pouvoir*. Ce n’est pas, 
non plus, faire grande preuve de courage que de ne trouver en pr- 
sence des persécutions de la Prusse, d’autres paroles que celles+i: 
« Je n’entrerat point dans l’examen du litige qui existe entre Rome 
et empire d' Allemagne *. » Il est quelquefois non-seulement permis 
de se taire, c’est méme souvent faire un grand acte de sagesse, mais 
il ne convient jamais d’aduler ou d’approuver le crime triomphatl. 


‘ De 1830 & 1868 il n’y a eu en Angleterre que trois ministéres libéraus 
soient arrivés au pouvoir avec une forte majorité et, parmi ces ministéres, auctn 
n’a vécu plus de trois ans. Le premier est celui de lord Gray, 1832-1832; le x 
cond celui de lord Palmerston, 1857-1858 ; le troisiéme celui de lord Rus-l, 
ea a Le cabinet Gladstone seul a vécu cing ans (décembre 1868 a janve! 
yh ). 

*{l suffit de parcourir les journaux anglais pour voir le changement qui 5° 
pére tous les jours dans l'opinion anglaise: « Le peuple d’Angleterre, disait, i 
y a quelque temps, le Standard, contemple avec étonnement celui d’Allema;ne 
qui se laisse entrainer, contre son jugement et sa volonté, au gré d'un seu! homme 
d’Etat. Il se dit que si son gouvernement méconnaissait ainsi ses intéréts dans 
point d’une aussi grande importance, il ne supporterail pas placidement une tellt 
injustice. » Le Times faisait des réflexions analogues. (Voir le Galigne™! 
sare du 17 et du 24 avril. — Voir la British Quarterly Review du 1% ati, 
p. “)" 

5 The Vaticanism, p. 19. 








MONSIEUR GLADSTONE. 1167 


Quand les catholiques, en 1872 et en 1873, repoussérent le systéme 
d’éducation mizte' que M. Gladstone leur offrait dans son Univer- 
sity Education (Ireland) Bill, ils usérent d’un droit parfaitement 
constitutionnel *, et s‘ils repoussérent ce systéme au risque de ren- 
verser le cabinet, c'est quils en comprenaicnt tous les inconvé- 
nients et qu’ils ne voulaient pas exposer leur pays aux conséquen- 
ces fatales d’un régime condamné par les déplorables fruits qu’il a 
portés ailleurs et qu'il porte encore chez nous *. Des protestants ont 
approuve leur conduite, non-seulement au point de vuc légal, mais 
méme au point de vue moral et religieux’. Ce n’était pas assurément 
pour le plaisir de renverser M. Gladstone que les catholiques s’enten- 
direntpour combattre le projet de loi ; ils connaissaient assez la bicn- 
veillance que le chef du gouvernement avait toujours montréc per- 
sonnellement pour cux, et, quoiqu’ils n’aient jamais désespéré 


! Voir la-dessus les journaux de 1873, mars-mai. Le Rock du 30 mai résume 
la question. ‘ 

En 1872, le peuple irlandais affirma, par de nombreux meetings, sa répulsio 
pour l'éducation mixte. Le plus considérable de ces meetings fut tenu dans la cathé- 
drale de Dublin. On y cita des paroles comme celles-ci : «Je crois que l'éducation 
mixte éclaire graduellement la masse du peuple. Si nous renongons 4 ce genre 
d’éducation, il faut renoncer aussi & tout espoir de retirer Ulrlande des abus du 
papisme, mais je ne puis manifester cette opinion publiquement. » 

« Nous engageons, disait la Catholic opinion, ceux qui sont épris chez nous 
du systéme d'éducation mixte, 4 méditer ces paroles du docteur Whately, avant- 
dernier archevéque protestant de Dublin. Ces paroles ont été publiées par sa 
fille. » (Catholic opinion du 27 janvier 1872, p. 274, et du 3 février, p. 314, 
col. 41.) 

Les catholiques envoyérent une pétition 4 M. Gladstone, qui ne voulut ou ne 
put peut-ttre pas en tenir compte. 

* Pendant les années 1872 et 1873, les évéques d'Irlande et d’Angleterre ont 
discuté dans beaucoup de lettres et de mandements la question de l’éducation 
religteuse et de l'éducation mizle. Cette question étant chez nous en ce moment 
l'objet de débats sérieux, nous nous permettons de signaler Ja lettre de 
Mgr Manning aux fidéles de son diocése, pour le caréme de 1872. Nous ne con- 
Naissons, parmi nous, rien qui puisse se comparer & cet écrit substantiel et ce- 
pendant extrémement clair et lucide. 

® « Les chefs politiques de la France, 4 cette heure, sont le produit de ces 
soixante-dix ans d’éducation sans religion, et, en particulier, de la période de 
41830 4 1848, durant laquelle Ja liberté et les droits des parents chrétiens ou de 
l'Eglise catholique furent violés par les lois publiques. Les hommes de ce temps 
ont été élevés sans foi : les miséres sociales de la France sont leur cuvre et leur 
chdliment. » (Mgr Manning dans le mandement pour le caréme de 1872.) 

* « Un de ses plans (de M. Gladstone) fut complétement rejeté quand les conser- 
vateurs, unis aux catholiques romains dIrlande — et cela avec raison (quite 
rightly), & notre avis, quel qu'ait pu étre d’ailleurs leur motif — repoussérent 
« llrish university Bill. » (Church Times du 30 janvier 1874, 54, col. 4.) 








4168 MONSIEUR GLADSTONE. 


d’obtenir justice des autres hommes politiques de 1’ Angleterre, ils 
savaient bien cependant que, M. Gladstone disparu, ils rencoatre- 
raient difficilement dans son successeur la méme sympathie'. 


Vil 


C’est donc 4 lui-méme et aux événements que M. Gladstone doit 
attribuer sa chute, plus qu’a toute autre chose, et il semble quece 
qui s’est passé depuis un an auraitdu lui démontrer que l’union do 
parti libéral était brisée, et que l’opinion publique avait pris ue 
autre direction. 

Si, au lieu de dissoudre soudain le Parlement, comme il ke fit au 
commencement de 1874, en proposant a]’Angleterre un nouveau pro- 
gramme de réformes qui ne fut pas et ne pouvait pas étre compnis’, 
M. Gladstone avait réuni de nouveau les Chambres anglaises, teat 
une courte session d'affaires, et renvoyé les députés devant leurs 
électeurs, aprés avoir cléturé solenncllement la session par ut 
posé lucide des travaux accomplis et des travaux qui restaient a 
faire, peut-¢tre aurait-il traversé sans sombrer l’écueil jeté sur le 
chemin de la politique libérale par la politique anticatholique dels 
Prusse; peut-étre fat-il demeuré au pouvoir. 

Mais il n’en fut pas ainsi. Le chef du cabinet provoqua de nourelles 
élections presque au moment méme ot le Parlement allait se réunt, 
sans motif et sans raison aucune. Tout le monde fut surpris, et boa 
droit, d’une pareille conduite : ses ennemis crurent qu'il roulait 


' Les catholiques ont toujours rendu hommage & ta bienveillance de ¥. Gat 
stone. « Pour notre part, disait un journal catholique en 1872, nous croyoss @ 
M. Gladstone mais non dans son parti, et, jugeant de sa conduite par son dé 
ardent de rendre justice (a lIrlande), nous pensons que, s'il tient 4 restr # 
pouvoir, c'est uniquement pour compleéter l’euvre de sa bienfaisante légistatis. 
Mais les meilleures intentions ne serviront de rien 4 l'trlande si te premier mr 
nistre ne peut disposer d'une majorité parlementaire. Or, le parti libéral ed 
nacé d'une prochaine dissolution par son manque de libéralisme.» (Catholic opm 
du 20 janvier 1872.) — Le méme journal disait quelques jours plus tard : 
e M. Disraéli, considéré comme l’auteur de Lothair (un des romans de cet hoa 
dEtat), se montre moins bienveillant envers les catholiques que M. Gladstet 
(27 janvier 1872, p. 285, col. 1). » — Tout le monde reconnaft cependant qu 
dans M. Disraéli il n’y a pas l’étoffe d'un persécuteur. — Son caractére dominst! 
c’est la débonnaireté et la bonhomie (Times du 3 octobre 1874). 

* M. Gladstone signalait un projet de réformes sur l’Income taz, mais en teroe 
excessivement vagues. (Voir la British Quarterly Review du 4° avril 18f, 
page 479.) 








WORSIEUR GLADSTONE. 1160 


tenter un coup de surprise ou um coup d'Etat, comme ils appelérent 
la mesure‘; ses amis crurent qu'il doutait de ses propres forces, et 
doutérent cux-mémes de son aptitude a affronter le péril de la si- 
tuatron*. Toufe la presse anglaise enfin condamna cette facon d’a- 
gir, comme manquant de dignité, et la dissolution du Parlement, 
opérée dans de telles carconstances, ne contribua pas pea au triom- 
phe da parti tory. 

Qu’il y ait eu 14 une blessure profonde faite a l’amour-propre de 
M. Gladstone, c’est ce que nous croyons volontiers; que cette bles- 
sure soit allée s’agrandissant et s’envenimant plus tard, & mesure 
que les événements sont venus montrer au ministre renversé que 
Sa voix, toujours éloquente, et ses accents, toujours généreux, ne 
trouvaient plus leur ancien écho, méme dans ceux qui, hier en- 
-core, marchaient sous son drapeau, c’est ce qu’il est plus atsé de 
-deviner. Mais parce que le parti libéral se sépara de son chef et 
repoussa son mot d’ordre, lorsqu’il reparut a la Chambre des com- 
munes 4 l'époque o8 on discutait les deux lots religicuses connues 
sous le nom de Scottesh Church Patronage bill*, et de Public worship 
regulation bill‘; parce que ic puissant orateur, ayant conscience 
d'étre dans le vrai, comme il |’était alors, trouva tout le monde, 
amis et ennemis, sourd 4 sa voix, rebelle & ses accents, rétif & sa 
parole, maccessible a la logique de ses arguments, & la chaleur de 
ses convictions; oui, parce que M. Gladstone ne sentit plus autour 
de lwi que la solitude, fallait-il qu'il accusat les catholiques comme 
il l’a fait? Fallait-al les rendre responsables, ou des fautes qu'il 
avait commises, ou d'une situation qui les menagcait, eux, encore 
plus que lui? L'histoire dira qui des deux a eu tort ou raison en 
-cette circonstance, et nous sommes stirs d’avance que les catho- 
liques anglais sortiront absous du jugement que portera la pos- 
térité. 

Nous savens bien qu’on préte 4 M. Gladstone un autre plan, celui 
d’avoir voulo reformer |’opposition et resssisir les rénes du gou- 
vernement en choisissant son terrain. Dans ce plan, s'il a jamais 


* Voir le Church Tones du 30 janvier 1874. 

* Les partisans de M. Gladstone ne lui ont pas encore pardonné cefte faute 
parlementaire. Ils l’ont surtout sévérement critiquée au moment méme ou il 
Ja commettait. L’un d’entre eux disait que la démarche de M. Gladstone lui rap- 
pelait « la déclaration de guerre de Louis-Napoléon a Allemagne, par sa folie et 
par la soudaineté de sa déconfiture. » Il prédisait que M. Gladstone ne conduirait 
plus un parti a la victoire dans les Communes, que les tories demeureraient 
quatre ou cing ans au pouvoir, mais qu elles Ie quitteraient au milieu de ]'exé- 
-cration de la nation anglaise. Tout cela est en train de se réaliser. 

5 6 juillet 1874. © 

# 3-4 aout 1874. (Voir le Correspondant du 25 septembre 1874. 


mc a lia ea cr a ee ei £ 





4170 MONSIEUR GLADSTONE. 


existé, les attaques passionnées dirigées contre le catholicisme ct 
la papauté seraient comme la derniére ressource a laquelle cet 
homme d’Etat aurait recours pour refaire sa popularité. Voyant 
qu'il avait échoué devant les communes, durant l’avant-dernicre 
session, dans la défense du ritualisme, M. Gladstone aurait tentéde 
regagner devant le public la cause qu'il avait perdue a la Chambre, 
et fait une apologie indirecte de sa conduite, dans son travail sur le 
Rituel de l’Eglise anglicane inséré dans la Contemporary Revier'. 
Mais, prévoyant que cette arme se briserait encore entre ses mains, 
il se serait, dans une simple parenthése, ouvert une nouvelle voi, 
par une attaque contre le catholicisme. C’était une tactiquc habile, 
que de se conserver ainsi une porte dc sortie pour se dégager de 
Vimpasse ot il s’était enfermé; et si M. Gladstone a réellement 
concu le plan qu’on lui préte, et que les faits sembleraient établir, 
il faut bien le dire, il aurait fait preuve en ce cas d’un machiave- 
lisme dont on l’aurait cru difficilement capable. 

Pour nous, nous aimons 4 croire encore a la loyauté de M. Glad- 

-stone, ct jusqu’é preuve du contraire, nous admettrons sans doule 
qu’il est passionné, aigri, aveuglé, mais non qu'il attaque les c- 
yoliques, ses amis d’hier, par esprit de rancune et de vengeance, 
pour se refaire & leurs dépens cette réputation de sincére anglican 
qu’il n’avait plus, ou, ce qui serait plus honteux encore, pour aduler 
M. de Bismarck qu’il devrait rendre responsable de sa chute. oa, 
nous ne croirons pas que cet homme, dans la vie duquel il y a sans 
doute plus d’une tache, mais dans la vie duquel il y a aussi flus 
d’une action glorieuse, nous ne croirons pas facilement que cel 
homme d’Etat vienne ainsi assaillir I’Eglise catholique, sachant 
bien qu'il se trompe, et sachant encore qu'il égare l’opinion pu- 
blique. 

Nous aimons a juger M. Gladstone, non point par ses pamphlets 
passés ou récents, mais, comme il le demandait lui-méme 4 | 
vant-derniére session du Parlement, par la justice qu'il a rendue 3 
VIrlande; non pas que nous youlions lui en attribuer le princi 
mérite, puisque cette justice est contraire aux principes qu'il pr 
fessait jadis sur les relations de l’Eglise et de I’Etat, et que dal 
leurs ses adversaires politiques étaient disposés a gouverner [Ir 
lande avec des principes irlandais; mais nous voulons jugtt 
M. Gladstone par sa législation en faveur de |'Irlande, parce qu'il? 
eu l’honncur de la concevoir, de la proposer, de la soutenir el de 
la défendre, ct parce que, congue par lui, cette législation a peul- 
étre mieux répondu au programme adimis par les conservatcurs ¢ 


£ Octobre 1874. 








MONSIEUR GLADSTONE. AIM 


par les libéraux : « Gouverner lV'irlande avec des idées irlan- 
-daises. » 

- Pourquoi se fait-il qu’en 1872 et en 1873, M. Gladstone n’ait pas 
davantage lenu compte des voeux si publiquement manifestés par 
Ies catholiques irlandais? Pourquoi l'éducation dénominationnelle, 
qui lui semblait bonne en deca du canal Saint-Georges, lui a-t-elle 
paru mauvaise au dela'? Pourquoi ne s’est-il point montré fidéle a 
son programme jJusqu’au bout? Il serait peut-étre encore au pou- 
voir. 

Mais en le jugeant ainsi parce qu’il y a de noble et de grand dans 
sa vie, qu'il nous permette de lui dire que la postérité sera plus sé- 
vere que ses contemporains, s’il ne déchire lui-méme ces pages qu’il 
vient d’écrire, pages dont nous ne dirons plus rien, parce qu’elles 
sont, ainsi qu’on le lui a fait observer, tout 4 fait en désaccord avec 
la vie d’un grand homme d’Etat. Qu’il laisse a d'autres ce réle de 
pamphleétaire, et puisqu’il sent les annécs du recueillement venues, 
qu'il se retire du bruit et des agitations de la vie publique, qu’il 
laisse & d'autres le soin et la responsabilité de conduire les affaires 
de l’Angleterre! Ii pourra encore accomplir une noble mission, une 
mission non moins fructueuse, celle d’apprendre au monde euro- 
péen, qui semble l’avoir oublié, que par-dessus les questions de 
l'ordre politique et social, il est d’autres questions qui ne s’impo- 
sent pas avec moins de force aux méditations des vrais sages ct aux 
préoccupations des peuples qui veulent étre grands. 

Oui, qu’il donne aux hommes d’Etat, si rapetissés de notre épo- 
que, le spectacle d’un grand citoyen qui se repose des ardeurs de la 
vie publique dans des travaux de haute culture littéraire, ou, ce 
qui cst mieux, dans l'étude et dans la solution de ces grands 
probiémes religieux pour lesquels lhumanité se passionnait 
hier, et pour lesquels il serait 4 désirer qu’elle se passionnat de- 
main. 


4 La Catholic optnton remarquait, avec beaucoup de justesse, en 1872: « Si, 
comme lord Derby le confesse, |’instinct populaire a raison de demander l’édu- 
cation dénominationnelle pour l’Angleterre, assurément un instinct populaire bien 
plus accentué ne peut pas avoir tort, quand il demande la méme chose pour l'ir- 
lande. Mais le bigotisme et non point la logique gouverne les partis politiques. On 
a observé justement que le dénominationalisme, quand il s’applique au protestan- 
tisme, a le droit de se faire entendre ; mais, quand il s’applique au catholicisme, 
il passe pour présomptueux et déraisonnable. Quand l’immense majorité du 
peuple irlandais demande ce qui a été accordé comme une chose juste 4 un parti 
anglais infime, méme des politiques sans couleur, comme le comte de Derby, 
déclarent que ce qui est juste en Angleterre est injuste en Irlande. (Catholic 
opinion du 20 janvier 1872, p. 257, col. 1.) 





4472 MORSIEDR GLADSTONE. 


Aprés avoir tour 4 tour étonné, charmé, scandalisé le monde par 
activité quelquefois fiévreuse et intempérante de sa vigoureuse na- 
ture, il pourra se faire pardonner tous ses excés et ne laisser apres 
lui que le souvenir de ses belles actions; et #1, sortant des sources 
corrompues ou gitées auxquelles 11 a puisé ses derniéres mapin- 
tions‘; si, mettant de cété tous Ics préjugés, et si, se soustrayant 
4 toutes les influences qui égarent sa vue et son jugement, il va 
droit aux ceavres les plus estimées parmi les catholiques ; s'il lear 
demande sincérement la lumiére, s'il prend le temps de queston- 
ner, de réfléchir, de penser et d’écrire, il verra, nous |’espérons, |e 
jour se faire, la lumiére venir, le soleil de la vérité se lever sar 
Yhorizon de son Ame, et peut-¢tre un jour, arrivé au bord dela 
tombe et & la veille de quitter la terre pour aller vers cel avenir 
auquel il croit, remerciera-t-il la Providence d’avoir entrenti 
quelques épreuves aux triomphes de sa vie publique’. 


Vill 


ll y aura bientét de cela quarante ans, M. Gladstone écrivail d 
publiait un volume qui fit du bruit dans son temps et qui le mA 
tait: « L’Eglise dans ses relations avec (Etat. » A cette tpoque, 
M. Gladstone était jeune; il n’avait pas trente ans, i) sertait 4 peme 
de l’université et il venait d’entrer dans la vie publique. Cait 
cri d’une belle Ame, d’une dme croyante, animée de généreases dis 
positions et désireuse de travailler au bonheur de la socité. Nous 


* Tl semble que tous les catholiques affirment que rien n’a été et ne pooval 
étre changé. Leur témoignage mériterait d’étre examiné un peu plus see 
ment que ne I’a fait M. Gladstone. 

« Nous témoignons, disaient, il y a quelques mois, les catholiques 20 pa. 
nous témoignons que rien n'est changé et me peut étre changé dans ie constilt 
tion de l’Eglise, que mows tenons pour l’ceuvre de Dieu lui-méme... Nous 2¢ 
sistons qu’aux lois qui empéchent de rendre 4 Dien ce qui est a Dieu... Nes & 
nemis ne sauraient citer une loi civile que nous ne subiseions en toute pales? 
(Uncvers du 16 avril). » - 

* On a obsersé fort justement que teus les succés de M. Gladstone oal 
accompagnés de quelques revers. Aux élections de 1868, par exemple, 9 5 
nom seul suffit a faire passer une foule de candidats libéraux dans toule ie 
gleterre, il faillit lui-méme rester sur le carrean. Abandonmé per ie Sesli-le 
cashire qui I'avait élu en 1565, il dut a l'imitiative des électours de Greeswich 
reconquérir un siége dans ce parlement dont fl était d’avance le chef désignt. 





MONSIEUR GLADSTONE. 1173 


ne sachions pas qu'il y ait en Europe un autre homme d’Etat qui 
ait donné un pareil exemple. 

Quarante ans se sont écoulés depuis, quarante ans de vie active, 
fiévreuse, tourmentée, quarante ans d’expérience, d'études ct d’ob- 
servations, faites non pas dans la solitude d’un cabinet ou dans les 
pages d’un livre, mais sur les hommes et les choses, au milieu des 
plus grandes révolutions de notre époque. Que M. Gladstone re- 
prenne cette ceuvre et qu’il nous disc, non pas en huit jours, mais 
au bout de quelques années, dans un style grave et réfléchi, ot 
chaque mot traduira une idée et exprimera un fait, qu il nous dise 
ce que ses quarante ans d’expérience et de vie publique ont ap- 
porté de modifications & ses idées? S’est-il rapproché en théorie 
comme en pratique des idées que lord Macaulay lui soumettait 4 
cété de ses criliques, ou bien tient-il encore pour les religions 
d’Etat? 

Voila un sujet digne de ses méditations, plus digne que ne le sont 
ces pamphlets et ces articles de revue qui le déshonorent. Nous se- 
rions heureux d’apprendre que M. Gladstone consacre 4 cette étude 
les derniéres années de sa vie, et, quand il sortirait de ces médita- 
tions un volume ou tout ne serait point d’accord avec les idées d’un 
catholique, ce ne serait pas néanmoins une ceuvre inutile, pourvu 
qu'elle fat bien penséc et gravement écrite. La postérité tiendrait 
compte 4 M. Gladstone de ses bonnes intentions, et, aprés avoir fait 
équitablement la part de l’éloge et du blame, elle trouverait peut- 
étre qu'il faut pardonner beaucoup 4 un homme qui, né si loin 
de la vérité, a su, par ses efforts, en approcher de si prés; 4 un 
homme qui, vivant de la vie la plus affairée qu’ait menée aucun de 
nos contemporains, a su trouver des loisirs pour étudier tant de 
choses, et qui, au milicu des préoccupalions de ce monde, n’a Ja- 
mais perdu de vue son éternité. 

Ce n’est pas une chose aussi commune, dans le siécle ou nous vi- 
vons, que de voir des hommes d’Etat sincérement religieux, pour 
qu’il faille laisser passer ce fait inapercu. Entre tous les spectacles 
étranges que nous offre l’Angleterre contemporaine, ce n’est pas un 
des moins dignes d’attention que cette passion dont son peuple, ses 
chambres et ses hommes politiques sont épris pour toutes les ques- 
tions religieuses. Nulle part les intéréts religieux n’occupent une 
aussi grande place que dans les chambres anglaises, et ilne se passe 
pas une session ot il ne soit édicté quelque loi purement ecclé- 
siastique. C’est la un grand et bel exemple que la nation anglaise 
donne au reste du monde, car sa conduite est un démenti solennel 
infligé 4 ceux qui prétendent qu’on ne peut se préoccuper du ciel 


4174 MONSIEUR GLADSTONE. 


qu’a la condition de négliger la terre, ne songer a l'avenir de son 
dame qu’a la condition d’oublier les besoins de son corps. 

Né au sein du peuple le plus religicux de la terre, M. Gladstone 
s’est signalé entre tous ses compatriotes, mémce entre Lous ses con- 
temporains, par l’attention spéciale qu’il a accordée aux questions 
de l’ordre religieux ct moral. L’histoire le dira un jour a sa louange, 
elle oubliera beaucoup de choses dans son existence, mais elle x 
.souviendra toujours qu’il a fait justice 4 l’'Irlande; et ce qu'elle ac- 
mirera peut-étre le plus, dans sa vie, ce sera le recueillement de 
ces derniéres années, ce recueillement que M. Gladstone veut con- 
sacrer aux problémes les mieux faits pour passionner une grande 
dime, aux problémes de religion et de philosophie sociale. 

A M. Gladstone de se rendre digne de cette admiration par! im- 
partialité de ses recherches, par la maturité de ses réflexions et par 
la gravité de son langage ! 

Abbé Maarti, 
Chapelain de Sainte-Geneviéve. 





DE PARIS A NOUMEA 


ed 


JOURNAL D'UN COLON 


30 Mai 1875. — J’en ai fait la triste expérience. On peut savoir 
passablement la physique et la chimie, avoir des diplémes officiels 
et ne trouver 4 Paris aucune situation ot |’on puisse utiliser réeclle- 
ment ce qu’on se croit, peut-étre a tort, d’initiative féconde et de 
facultés créatrices. 

Pourquoi donc, alors, ne pas essayer, quoique Frangais, de cette 
colonisation qui réussit si merveilleusement 4 nos voisins d’outre- 
Manche? La France n’a-t-elle pas, elle aussi, quelques territoires 
encore incultes, peu habités, ou le débutant ne soit pas écrasé, dés 
l’abord, par une concurrence excessive, ou l’imprévu entre pour 
quelque chose dans l’existence de chaque jour? 

L’Algérie est trop prés : on y vit comme en France; les Antilles 

et Bourbon sont trop vieilles; Ie Sénégal et la Cochinchine sont 
bien chauds; 1'Inde est toute peuplée. Mais prés du continent aus- 
tralien, dans ce vaste bassin constamment rafraichi par de grandes 
brises de mer, il est une ile que 1’on dit saine et fertile : la Now- 
velle-Calédonie. Pourquoi ne pas s’y rendre? Pourquoi laisser aux 
étrangers l’avantage d’y faire souche ? C’est aux antipodes, raison de 
plus pour que le voyage soit curieux et pour l’entreprendre avec 
coeur. 
' Adieu donc au pays, aux parents, aux amis! Résoliment, en vé- 
ritable homme, n’ayons en vue que notre objectif et répétons en 
nous-méme l’énergique Go ahead, ce cri de guerre et de travail 
des [Anglo-Saxons ! 


4176 DE PARIS A NOUMEA. 


Un colon, c’est, dans le bon pays de France, le rara avis des an- 
ciens. Que d’égards, aussi, pourvu qu’il soit bien élevé, pour son 
importante personne. Quelle sollicitude de la part des gouvernants! 
Si petite est ’'indemnité réclamée de l’émigrant (de celui du moins 
qui se rend en Calédonic), qu’il est presque vrai de dire que le 
voyage est gratuit. 

C’est sur un transport de l’Etat, sur l'Orne, que le ministre de 
la marine, honorable amiral marquis de Montaignac, a bien voulu 
nous donner passage. Nous avons formé le projet d’employer les 
loisirs de la traversée 4 rédiger un journal que nous ferons par- 
venir, 4 chaque reladche, au directeur du Correspondant. Nous ra- 
conterons tout ce qui nous frappera, disant les choses comme nous 
les verrons et les sentirons. 

C’est de Brest que doit partir notre véhicule marin; mais nous 
ferons grace au lecteur de l’itinéraire trés-connu de Paris au grand 
port breton. Je dirai seulement qu’en juin la France est belle, et 
qu'il y a gros a parier que les paysages néo-calédoniens ne valent 
pas ceux de la Bretagne! Néanmoins, pas de faiblesse, ne nous 
laissons pas séduire par le riant spectacle qui se déroule sous nos 
yeux des deux cétés de la voie ferrée. Adieu! toujours adieu! Ahead! 
La-bas, sans doute, moins de luxe et de civilisation, mais plus 
d’air, plus d’espace : du soleil et des champs sans occupants. Que 
ceux qui possédent la France y restent et ils feront bien ; mais pour 
ceux qui s’y trouvent 4 l’étroit, tréve de plaintes et en avant sur 
le chemin del’Océan! 


li 


4° juin 1875. — Nous sommes a Brest. A l’heure indiquée, les 
émigrants sont embarqués avec leurs familles et leurs bagages sur 
un grand vapeur appartenant au port de guerre. Je vous l’avoue, 
lecteur, si l’on m'avait prié de faire une composition sur Un départ 
d'émigrants, je n’aurais pas écrit cc qui suit, bien loin de la! Mais 
je me suis promis et je promets encore de ne pas dénaturer les 
faits; je retrace donc ce que je vois. Ne m’en yeuillez pas de la 
couleur bizarre du tableau. 

Ce qui m’étonne, c’est le manque absolu de tristesse, une espéce 
d’inconseience bestiale de la solennité du moment que nous traver- 
sons. Les enfants regardent tout avee admiration et joie ; les fem- 
mes s’occupent de leurs paqucts et de leurs nourrissons. Quelques 
hommes recherchent dans !’alcool une surexcitation qui leur donne 





DE PARIS A NOUMBA. 4177 


une benne contenance devant le mal de mer. Ils avalent l’eau-de-vie 
par lampées et leur regard vague, hébété, indique qu’ils cétoient 
certainement les limites de Vivresse. Un groupe d’artilleurs et de 
gendarmes de la marine, tous grands jeunes gens 4 santés floris- 
santes, se fait remarquer par sa bonne humeur ; ils échangent des 
lazzis avee une centaine de camarades qui stationnent sur |’admi- 
rable pont tournant unissant Brest 4 Recouvrance. 

Lea dialogues les plus insensés s’entament entre le tablier du 
pont, qui est & soixante métres au-dessus de l’eau et le vapeur qui 
nous porte. Trois coups de sifflet longs, aigus, assourdissants, sont 
alors lancés : c’est l’appel des retardataires. Les cing minutes de 
grace sont strictement accordées, puis on met en route. Les mate- 
lots halent des amarres ; de légéres secousses indiquent aux passa- 
gers que l’hélice commence a tourner et le vapeur défile tranquille- 
ment entre les deux rives du port. Quelques manceuvres un peu 
délicates, pour tourner un coude, et nous sommes en rade, chacun 
cherchant 4 reconnaitre, au milieu des navires de guerre, celui 
qui doit nous porter. 

Les visages semblent devenir plus graves. Peut-dtre est-ce le sim- 
ple effet de trés-légéres oscillations? Si l’on roule en rade, que 
sera-ce dans la. grande mer, se disent quelques-uns? Mais, soudain, 
l'un. des artilleurs semble pris d’une inspiration : il se jette d’un 
bond sur un monoeau de petits colis qui encombre l’arriére, bous- 
cule tout et sort: triomphalement un violon! Il l’accorde a la hate, 
et, préludant avec art, il entame au bout d'un instant les plus gais 
airs de danse, Saisis par le rhythme, voila ses camarades. qui se met- 
tent en mouvement et des danses plus ou moins correctes s’organi- 
sent autour de lartiste. Des enfants auxquels leurs parents ont 
offert, comme cadeaux de départ, des. trompettes et des mirlitons, 
accompagnent le chef d’orchestre et la scéne tourne au grotesque. 
On peut croire que le pont va se transformer en salle de danse! 
Vous l'avais-jc dit, lecteur, que c’était un départ sans trop de 
larmes? 

Mais nous approchons de /’Orne; l’officier de marie qui préside 
4 l’embarquement fait: rentrer le violon dans sa boite, et c'est dans 
le plus grand silence que nous abordons notre nouveau domicile, 
immense et magmfique transport dont la mature élégante fait pen- 
ser aux vieilles frégates, tandis que-le panache noir qui s’élance de 
la cheminée indique aur plus ignorants la présence d’une puissante 
machine. 

Le vapeur qui nous porte: paraissait énorme, comparativement 
aux Chaloupes du port ; mais 4 cdté de /'Orne il a l'air d’une vérita- 
ble coquille de noix. Les passagers sont appelés. par leurs noms, et 





4178 DE PARIS A NOUMEA. 


dés qu’ils ont répondu ils sont conduits par un matelot dans I'en- 
droit qui Icur est assigné. La place ne manque pas, vu l’immensité 
du navire et le petit nombre des passagers. En dehors des condan- 
nés, il n’y en a pas 200. Jamais, parait-il, voyage nec s’est fait dans 
des conditions aussi avantageuses pour le bien-¢tre général. 

Nous ne sommes pas les premiers embarqués. La veille, la gen- 
darmerie a accompagné a bord vingt-quatre déportés pour partici- 
pation aux crimes de la Commune. En dehors de I’illustre Billioray 
et d’un autre communard nommé Huin, qui tous deux sont recom- 
mandés pour leur mauvaise téte, il ne semble y avoir, a premiere 
yue, que des médiocrités. 

Pourtant on parle un peu d’un vieillard estropié et a cheveux 
blancs, qui parait jouir, au milieu des sicns, d’une considération 
beaucoup plus grande que Billioray Jui-méme. On dit que ce per- 
sonnage lettré a fait, aussitdt &@ bord, un discours a ses co-détenus 
sur la nécessité de souffrir patiemment la cruelle épreuve de Pcxil, 
pour la trés-sainte cause de la Révolution. Les camarades ont écouté 
dans le plus grand recucillement |’allocution du prophéte ; nous 
reparlerons de ce personnage si son rdle de chef s’accentue. 

Le logement des déportés est tout entouré de grilles de fer. Les 
assassins des otages y sont enfermés, absolument isolés de léqui- 
page, des passagers libres et des forgats (car nous auronms aussi 
cette aimable société); mais us ont l’air, le jour, et sont installés 
dans la plus belle partie du navire que les matelots appellent 1a 
batterie haute. Je ne sais s’il me serait impossible de démontrer 
qu’ils sont mieux, au résumé, que les honnétes gens, passagers li- 
bres, dont je suis le compagnon. En tout cas, ils sont aussi bien 
ct ont tout le pelit comfort compatible avec la vie de bord. 

Sous mes yeux s‘est passé un fait qui prouve avec quelle hum:- 
nité on entend les traiter. Gomme tous passagers n’ayant pas de 
cabine, les condamnés couchent dans un hamac, accroché & havu- 
teur d’homme, au plafond de leur habitation. Le vieillard a la bou- 
che d’or, dont nous avons ci-dessus entretenu le lecteur, trouva que 
c’était bien dur de se hisser, 4 son age, dans une couche braniante; 
il fit part au second officier de ses appréhensions, et, sur-le-champ, 
on fit faire, pour son usage, une sorte de lit de camp mobile, 
installé 4 petite hauteur et extrémement commode. 

On nous laisse deux ‘heures pour placer en lieu sir notre mince 
bagage et pour apprendre o nous deyons manger ect coucher, pla- 
cer nos hamacs pendant le jour, etc., etc. On nous fait lire une par- 
carte nous mettant au courant de la discipline du bord, de ce qui 
est permis et défendu. On nous prévient que nous sommes passibles 
des mémes peines que |’équipage. Puis on met en route avec deux 








DE PARIS A NOUMBA. 1179 


pilotes 4 bord : l'un d’eux doit nous sortir de la rade, l’autre est 
un pilote-cétier qui nous accompagnera jusqu’a Rochefort ot nous 
allons chercher les forgats. 

La sortic s'opére sans difficulté, favorisée qu’elle est par un 
temps magnifique. Le vent, quoique faible, aide cependant la ma- 
chine, et nous filons a grande vitesse entre les deux remparts pit- 
toresques qui forment le goulet de Brest. De temps 4 autre I’ceil est 
frappé par des taches d'un rouge cramoisi : on m’cxplique que cette 
coloration si vive, tranchant sur la verdure, est produite par de 
petites maisons-abris établies pour protéger contre les intempéries 
les piéces d’artillerie moderne qui défendent les passes. 

Aux rochers dits toulinguets, on est véritablement en dehors de 
la rade; le calme s’y fait complet et le temps est si merveilleuse- 
ment beau qu'on se serait cru en Seine, 4 ne juger que par I’ab- 
sence totale des mouvements ordinaires d’un navire a la mer : le 
roulis et le tangage. Le bruit de la machine, le choc des pistons, 
le cla potis de l’eau de mer, refoulée des deux bords, indiquent seuls 
que nous sommes en route. 

Nous passons devant la baie de Douarnenez. Un assez grand nom- 
bre de matelots quittent un instant louvrage pour aller jeter un 
dernier coup d’ceil sur le clocher de leur village. Nous apercevons 
des chaloupes de péche croisant dans la baie, mais elles sont clair- 
semé es. 

Un matelot du pays explique que cette année il n’y a eu que 
soixante chaloupes armées, et que la saison sera désastreuse. Cela 
tient a la cherté de l’appat, dit rogue, qui sert a altirer la sardine. 
La rogue se prépare avec les résidus de morue, de sorte que si la 
saison est mauvaise 4 la fois 4 Terre-Neuve et en Islande (ce fut le 
cas l’année derniére), la péche de la sardine devient trés-risquée. 
H faut prendre énormément, ou bien le pécheur est en perte. Il pa- 
rait que la raretéde la rogue a mis les chercheurs en campagne, el 
qu’on parle & Douarnenez d’essais tendant a substituer aux déchets 
de morue une composition ayant la sauterelle pour base. Ce serait 
en méme temps un bien pour la péche et pour nos départements 
du Midi, pour l’Algérie, qui lutteraient avec beaucoup plus de cou- 
rage contre l’insecte destructeur, s’ils trouvaient a vendre a un bon 
prix les cadavres préparés. 

Pendant qu’on me donne ces explications, nous arrivons au raz 
de Sein. Le passage le plus terrible des cétes de Bretagne est pour 
nous d’une tranquillité sans pareille; la brise fraichit un peu, et 
est toujours pour nous. Le commandant donne l’ordre de déployer 
quelques voiles basses qui aident I’action de la machine, la marée 
nous pousse, et notre vitesse devient considérable. Plusieurs voi- 

25 Sepremsne 1875, 76 





4180 DE PARIS A NOUMEA. 


liers passent le raz en méme temps que nous; mais /’Orne les dé- 
passe promptement, ils restent derriére et finissent par disparaitre, 
tant ils marchent lentement par rapport a nous. 

Le beau temps réjouit les passagers. Beaucoup d’entre eux voient 
la mer pour la premiére fois, et non sans une secréte appré- 
hension. Mais, au lieu du terrible mal, c’est le soleil, c’est le 
beau temps, c’est un excellent appétit qu’a surexcité outre mesure 
lair vivifiant de [Océan. On godte le pain du gouvernement, qui 
est trouvé fort succulent; Ie vin de ration parait trés-buvable. Cha- 
cun remonte sur Je pont de lair le plus satisfait du monde. Les 
femmes et les enfants s’asseyent sans facon et forment club 4a part. 
Quelques chapeaux de paille plus ou moins hétéroclites sont tirés 
du fond des sacs, car il fait une température tropicale : les toiles 
peintes en noir qui recouvrent les hamaes de l’équipage sont si bri- 
lantes, qu’on ne peut y appliquer la main. 

Le raz de Sein passé, nous courons parallélement a la baie d’Au- 
dierne, dont les sables font tache blanche sur les massifs rocheux. 
Puis voila’la pointe de Penmarch. Le sémaphore qui y est établi 
nous demande par signal quel est le nom du navire. Un dialogue 
s'établit avec la terre, 4 plus de 20 kilométres de distance, au 
moyen de pavillons et de grosses boules en toile noire. On se com- 
prend comme si l’on était & portée de voix. 

Entre Penmarch et les Glénans nous rencontrons un splendide ba- 
teau monté par cing hommes. Ii porte en téte du grand mat un pa- 
villon blanc, bordé de bleu, et sur ses voiles blanches, de grandes 
ancres sont peintes en noir : c’est ce qui distingue le bateau por- 
tant un pilote. De bien loin, les matelots agitent leurs chapeaux ci- 
rés, pour indiquer qu’is veulent nous parler; puis ils manceuvrent 
hardiment pour arriver tout prés de nous, si hardiment, que |'on 
craint un instant qu’ils ne se fassent couper en deux. Mais 4 l’aw 
dace ils joignent l’habileté, et passent 4 toucher l’arriére de Orne. 

— Ou allez-vous, s'il vous plait, commandant? s’écrie le plus 
vieux de tous. 

— A Rochefort. 

Cette réponse est accueillie par un geste de désappointement in- 
diquant clairement que le pilote n’est pas de Rochefort. En effet, 
nous lisons a l’avant de son bateau, en caractéres blancs, de deux 
pieds de haut : L. 6. Cette marque veut dire que ce bateau est le 
numéro 6 de Lorient. Son aspect solide, l’air crane de son équipage 
et l’habileté de sa manceuvre arrachent des cris d’admiration aux 
officitrs de /’Orne, et le hardi pilote, gouvernant lui-méme, se di- 
rige vers un grand yoilicr en vue dans le Nord, espérant sars 
doute que celui-la au moins acceptera ses services. 














DE PARIS A NOUMEA. 4181 


Pendant quelques heures nous nous éloignons un peu de terre, 
puis le temps devient légérement brumeux, et |’on n’apergoit plus 
que l’eau, le ciel, et quelques voiles dans le lointain. Le soir, & 
neuf heures, deux phares sont en vue, celui de Groix et celui de 
Belle-Ile. Nous sommes 4 30 kilométres du dernier, et cependant 
ses éclats se voient comme si l’on en était tout prés. Vers la méme 
heure, le vent devient plus frais, les éclairs sont trés-nombreux 
dans l’est, le barométre baisse un peu. L’horizon s’engraisse. 
« Pourvu que cela ne tourne pas au sud-ouest! » entendons-nous 
dire au pilote. Excepté pendant Ics éclairs, la nuit est trés-noire ; 
le navire ressent quelques symptémes de roulis. Tous les passagers 
vont se coucher, et le pont n’est plus hanté que par les matelots de 
quart, qui voudraient bien, eux aussi, aller se reposer, mais que le 
service retient. 

Somme toute, notre premiére journée de navigation est splen- 
dide, trés-douce, et chacun a bord demande que ce beau temps 
continue. 


Ill 


2 juin. — La nuit n’est pas absolument bonne. Sur les dix heu- 
res du soir, le vent passe au sud-ouest dans un grain assez fort, 
mais qui ne dure pas. Un orage trés-violent éclate : pendant deux 
heures, c’est une succession non interrompue d’éclairs aveuglants 
et d’affreux coups de tonnerre; puis la pluie tombe 4 torrents, et 
fouctte le pont au point de tenir éveillés sur leurs couchettes tous 
ceux qui ne sont pas marins. 

Vers une heure du matin, le temps se remet au beau. On aper- 
coit distinctement le feu de l’ile d’Yeu. A cing heures, on est en vue 
de Rochebonne. A huit heures, un pilote de la Rochelle monte a 
bord et s’offre pour nous conduire en rade de l’ile d’Aix. Il a dans 
son bateau une bonne provision de poisson frais qu'il vend a l’état- 
major. A dix heures du matin, nous donnons dans le pertuis d’An- 
tioche. Sur notre droite est I’fle d’Oléron, avec les établissements de 
l’école des torpilles qu’y a créée la marine militaire; 4 gauche, 
c’est Vile de Ré, admirablement fertile : les vignes, les champs de 
blé et les jardins s’y entassent serrés, sans qu’un pouce de terre 
reste inculte sur ce sol, si balayé cependant par les grands vents du 
large. Il fait calme plat, la mer semble d’huile, comme disent les 
Marseillais, le temps est lourd et fatigant. A midi, nous jetens 
’ancre 4 cété d’un fort, de sombre apparence, qui nous présente 








4182 DE PARIS A NOUMEA. 


ses quatre étages de canons superposés : c’est le fort Boyard. Nous 
avons fait depuis Brest 248 milles marins de 1,852 métres, soit 
459 kilometres. La traversée a duré vingt-sept heures, ce qui nous 
donne une vitesse moyenne de 17 kilométres 4 l’heure, celle d'une 
diligence lancée bon train; mais qu’on veuille bien réfléchir que la 
voilure et la mature ont 4 trainer une masse énorme, gigantesque, 
un fardeau comme il n’en a jamais été trainé sur terre. 

La rade est énorme,mais d'une grande tristesse. Des terres jaunes 
la bordent de tous les cétés; elles s’élévent de quelques métres seu- 
lement au-dessus du niveau de la mer, et contrastent singuli¢rement 
avec ces murailles élevées et puissantes que le navigateur rencontre 
4 sa sortie de Brest et tout le long de la céte de Bretagne. Ah! certes, 
on ne bombardera pas de la mer le port de Rochefort! Du point oa 
nous sommes, il faudrait monter haut dans la mature pour décov- 
vrir les édifices de la ville, si loin dans l’intérieur. De Vile d’ Aix, la 
Rochelle est beaucoup plus a portéc, et l’on en voit tous les détails 
a Vooil nu. C’est & peine, au contraire, si l’on distingue dans le 
lointain l’entrée de la Charente, qu’on appelle ici la riviére de Ro- 
chefort : elle charrie tant de vase que la rade de Vile d’Aix enest 
toute salic. 

Comme la terre est 4 trop grande distance pour que l’on puisse y 
cnvoyer commodément une des embarcations du bord, le comman- 
dant emploie les signaux pour annoncer son arrivée. Une longue 
conversation aéricnne s’établit encore entre l’Orne et le s¢maphore. 
Le bruit se répand que ce sont les ordres du préfet maritime. On 
parle d’une canonniére qui partira le lendemain de Rochefort, ame- 
nant de nouveaux passagers, de I’embarquement d’un{cable sous- 
marin qui doit relier Nouméa aux petites fles du{voisinage, et de 
l’arrivée prochaine des forcats. Un nuage d’ennui se répand a bord; 
on n’a plus la. distraction du mouvement du navire, des manceu- 
vres de la voilure, et la terre est trop loin pour égayer les passa- 
gers. 

Pourtant voila que deux embarcations se détachent de Vile de Ré. 
Elles se dirigent évidemment de notre cété, et tous les désceuvrés 
les suivent attentivement du regard. Il y a dans ces-embarcations 
des hommes, des femmes, ct un grand nombre de caisses. Bientdt 
ce petit convoi est prés de nous; une matrone respectable monte 
seule a bord. Elle demande: 4 parler au commandant, ct lui expose 
qu étant la marchande, elle voudrait bien venir avec ses aides pour 
faire son petit commerce. En terme de bord, on appelle la mar 
chande une femme qui a la confiance de l’autorité! maritime, et a 
laquelle on permet de venir vendre sur le pont tous les menus ob- 
jets dont les matelots peuvent avoir besoin. Cette femme est ]’amie 








DE PARIS A NOUMEA. 4183 


du matelot, dont clle connait tous les godts, ct qu'elle sert a bon 
compte. 

Comme /'Orne est un grand navire, et qu’il part pour longtemps, 
la marchande ne s’est pas contentée des provisions fraiches, du tabac 
et des cigarcs qui constituent généralement le fond de sa boutique. 
Elle monte sur le pont un véritable bazar, et sa besogne est vite 
faite. Les matelots ont un tel désir de voir ce que leur pourvoyeuse 
leur offrira de tentant, qu’ils se jettent dans les canots, s’emparent 
des caisses, les montent sur le pont, les déclouent en un instant, et 
déballent tout en un tour de main. Des agents spéciaux, qui sont 
chargés de la police du bord, et qu’on appelle des caporauz d’ar- 
mes, assistent a Pétalage et fouillent jusqu’au fond les sacs ct les 
paniers, pour bien s’assurer que quelques bouteillcs d’cau-de-vie 
ne sont pas dissimulées au milicu des marchandises. Cette précau- 
tion nous révéle que messieurs les matelots aiment assez les alcools, 
et que mesdames les marchandcs Icur passcraient volontiers ce pe- 
tit défaut, dans l’espoir de voir de nombreuses piéces blanches 
passer de la poche du marin dans Ja sacoche de la yendcuse. 

Tout est installé, les acheteurs se pressent. Les passagers qui 
naviguent pour la premiére fois se sont apercus qu’il leur manque 
une foule de petites choses qui ajouteront 4 leur confortable. De 
grands chapeaux de paille, qui se vendent pour quelques sous, ont 
un succés énorme, sous I’influence d’un soleil trés-piquant. Chacun 
sen affuble, ’émigrant, comme sa femme ou sa fille. Le fil, les ai- 
guilles, les soulicrs en toile dits espadrilles, les petits miroirs et 
les comestibles, passent de main en main. D’énormes paniers de 
cerises sont engloutis en quelques minutes. On arrive du Nord, ot 
ce fruit n’a pas encore paru. C’est une primeur 4 la portée des plus 
modestes bourses. Le docteur est enchanté du régime que prennent 
spontanément ses clients. I] parait que le vieux scorbut, l'antique 
scorbut, fait encore quelquefois son apparition dans les longues 
traversées de Calédonie; tout ce qu’on prend d’avance en fait de 
rafratchissant est donc de l’hygiéne bien comprise et prévoyante. 

Tout s’arrange, au reste, pour favoriser les affaires de la mar- 
chande; car rien n’arrivant de Rochefort, les matelots sont libres 
de leur temps. Le port est si loin, si loin, que, malgré l'emploi de 
la vapeur, il est déja sept heures du soir, quand arrive en rade de 
Vile d’Aix un immense bateau (les matelots appellent cela un buga- 
let) chargé de mille et un objets 4 l’adresse del’Orne. La mer est un 
peu forte, il serait dangereux de travailler la nuit, et le chargement 
est remis au lendemain. 


1184 DE PARIS A NOUMEA. 


IV 


5 juin. — Plusieurs autres bugalets sont arrivés pendant la nuit. 
Dés Paube, cette flottille vient s’accrocher des deux cétés de notre 
Orne, qu’entourc, de l'avant 4 l’arriére, une véritable ceinture. L’é- 
quipage et les passagers de bonne volonté sont répartis entre toutes 
ces barques, avec mission de les décharger le plus promptement 
possible. Aux uns, c’est le charbon de terre, aux autres c’est l'eau 
douce, dont on remplit, comme provision, de grandes caisses en 
fer; 1a, ce sont de grandes barriques contenant des effets militaires 
pour les troupes de Calédonie; plus loin, c’est le cable télégraphi- 
que sous-marin, que lon enroule par longs plis, en évitant avec 
soin les torsions brusques. Mais, ce qui est plus curieux que tout 
cela, c’est le chaland aux beeufs : vingt de ces animaux (dont nous 
pouvons, par parenthése, faire compliment aux éleveurs de la 
Charente-Inférieure) sont 1a, ruminant, en attendant que le moment 
soit venu d’étre hissés a bord. 

Quelques matelots agiles descendent dans le chaland, et leur 
passent autour des cornes de fonts neeuds coulants. Du haut de 
ces prosses piéces de bois, perpendiculaires aux mats, et que les 
marins nomment des vergues, pend un assemblage de cordes et de 
poulies. La plus basse des poulies est accrochée dans le noeud cou- 
Jant des cornes, et les marins,. partant au pas de course, enlévent 
promptement l’animal, la téte premiére. Dés qu'il se sent soulevé, 
le beeuf se débat avec frénésie; il se replie sur lui-méme par la 
force des reins, et lance, sans s’arréter, trois ou quatre ruades 
successives; puis, effrayé de monter toujours, il s’'arréte comme 
anéanti, et reste, les quatre pieds pendants, dans unc immobilité 
compléte. Une manceuvre facile le dépose sur le pont du navire, 
les pattes de l’arriére les premiers. On lui passe aussitét une corde 
autour d'un des pieds, une autre dans les cornes, et, sans lui lais- 
ser le temps de se reconnaitre, on |’entraine vivement vers |’ endrott 
du navire qui doit servir d’étable. Ici, c’est en plein air, sur le 
pont, 4l’avant. On a cloué des lattes en travers, afin que les lourds 
animaux, trouvant moyen de se caler les pieds, ne soient pas abi- 
més par le roulis et se conservent en bonne santé jusqu’au jour ou 
le boucher viendra les immoler. 

Ces beeufs-la sont pour tout le monde : c’est l’Etat qui les paye. 
Mais on embarque, en outre, des provisions particuliéres pour les 
officiers et les sous-officiers. La ménagerie se compléte de mou- 





DE PARIS A NOUMEA. 4185 


tons, agneaux, pores, poules, canards, dindes, oies et pigeons. fl y 
a encore d’autres animaux 4 bord : quelques chats habitent la cale 
pour y faire la police des rats, et le commandant a son chien, un 
fort bel écossais, qui s’appelle Ulysse. 

On ne saurait se figurer avec quelle activité le chargement des 
chalands est transbordé sur /’Orne. On tient 4 se presser, car la 
mer tend a grossir et, du moment que le départ est décidé, il faut 
en finir au plus vite. 

Dans |’aprés-midi deux canonniéres nous accostent. La premiére 
est chargée de soldats. C’est un détachement d’infanterie de marine 
qui sera spécialement chargé de la garde des forgats : on l’appelle 
la garnison. Admirablement propres, soignés Jusqu’a la minutie, 
dans leur bel uniforme bleu, le sac au dos, la guétre blanche ser- 
rant bien la cheville, ces fantassins d’élite se disposent 4 monter a 
bord ; mais la canonniére a des mouvements trés-vifs, tous n’ont 
pas le pied marin et l’on craint les accidents. Un matelot se tient 
au bas de l’échelle et lorsqu’il voit le moment propice 11 em- 
poigne dans ses bras puissants et souléve comme une plume, 
homme, sac et fusil qu’il dispose en sdreté sur les degrés de 1’é- 
chelle. 

Peu aprés, une seconde canonniére amenant des femmes et des 
enfants provoque de nouveaux épisodes. Le courant de mareéc est 

‘violent. Il pousse d’un cété et le vent d’un autre, on a toutes les 
pemmes du monde a maintenir le petit vapeur le long de l’Orne. 
Une amarre casse, les matelots crient; les femmes effrayées se 
serrent les unes contre les autres en se tenant par Ic cou; Ics 
enfants pleurent; il pleut; on craint pour les bagages; c’est une 
scéne de désolation. Tout finit bien cependant, 4 force de pré- 
‘cautions. 

La société féminine et enfantine qui vient réclamer l’hospitalité 
du transport se compose de divers éléments. Il y a les femmes et 
enfants des surveillants de la déportation (condamnés politiques) 
et de la transportation (condamnés aux travaux forcés). Puis 
viennent les familles de quelques-uns des déportés que nous avons 
pris 4 Brest. Enfin il y a trois ou quatre familles de transportés 
partis, il ya plusieurs années, en Nouvelle-Calédonie. Ayant fini 
leur temps de travail forcé, mais obligés de rester en surveillance 
dans la colonie, pendant un nombre déterminé d’années (quelque- 
fois méme pendant toute leur vie), ils font venir les leurs, lorsqu’ils 
ont su trouver le moyen de les faire vivre. 

On annonce pour demain V’arrivée du complément de notre 
chargement, des deux cent cinquante forcats dont nous avons mis- 


1186 DE PARIS A NOUMEA. 


sion de purger le sol francais. L’infanterie de marine fait connais- 
sance avec la partie du navire of elle devra maintenir dans !’ordre 
cette réunion de forcenés. 


4 juin. — Les voila, ces grands criminels, le rebut de la société 
francaise ! Ils défilent entre deux haies de soldats et de gendarmes. 
Pas le moindre embarras dans leur démarche. Leurs crimes leur 
sont bien légers! La téte haute, ils dévisagent leurs nouveaux gardiens 
cherchant 4 deviner dans leurs regards ce qui va prévaloir, redou- 
blement de sévérité ou adoucissement a leur régime. On leur 
ordonne de se découvrir 4 mesure qu’ils montent 4 bord, ce qui 
semble leur étre fort désagréable. Un a un ils descendent par une 
étroite échelle dans l’espace grillé de fer qui leur est réservé et 
que l’on appelle le bagne, exactement comme 4 terre. Pas une 
belle téte au milieu de ces incendiaires, de ces faussaires, de ces 
voleurs ct de ces assassins dont les méfaits ont rempli des colonnes 
_entiéres de tous les journaux francais. Ceux qui frappent Ie plus, 
ce sont de tous jeunes gens mélés a ce troupeau de bétes fauves et 
dout le visage semble avoir conservé tout le charme de l’innocence. 
On sc montre le fils d’un banquier, appelé par son nom comme 
les autres, il répond d’un air aimable, le képi 4 la main, le sourire 
aux lévres, en homme qui a hanté les salons. Un ancien notaire 
excite, lui aussi, une grande curiosité. Comme par dérision, il s est 
noué autour du cou un grand mouchoir blanc qui simule a sy 
méprendre la cravate traditionnelle dont il s’est orné jadis pour 
signer les contrats de mariage de ses clients et clientes. I] a lair 
hautain, arrogant, méchant, et semble s’étonner que tous les 
regards ne s'abaissent pas devant le sien. 

Les grands scélérats ont généralement le don de stimuler au plus 
haut point la curiosité publique. Les romans de M. Victor Hugo et 
les vicux contes, ot le passage de ce qu’on appelait la chaine est 
dépeint de maniére 4 frapper Vimagination, ont fait du forgat un 
type des plus propres a frapper les esprits. Les natures faibles sont 
méme fascinées, autant que terrifiées, par ces tempéraments de 
malfaiteurs qui font quelquefois le mal avec génie. Ici toutes les 
illusions s’effacent devant le défilé des deux cent cinquante gredins 
que l’Orne est chargé de transporter. 

Des physionomies vulgaires, et rien de plus 4 remarquer. Aussi 














DE PARIS A NOUMEA. 4187 


la hate de curieux des deux sexes qui se tient 4 distance de celle 
des soldats, se retire-t-elle désappointée et dégoutce. 

Comme pour se consoler du défaut d’originalité de la scéne, 
certains passagers s’en vont en répétant que les plus grands cri- 
minels ne sont pas au bagne et qu'il y a de grands voleurs 
circulant librement et nageant dans l’abondance. « Quand ce ne 
serait, dit vivement un émigrant, que les administrateurs de 
de la Société.....! » Au ton acerbe que prend notre compagnon, 
nous comprenons 4 demi-mot qu'il vient d’étre ruiné et que c’est 
grace aux mauvaises affaires de ladite Société qu’il est en ce moment 
sur la route de Calédonie ! 

Ces gens insuffisamment hideux, au gré de la galerie, sont trés- 
proprement vétus : chemise de toile blanche, veston et pantalon de 
drap grisdtre, képi militaire, excellentes chaussures en cuir. Pas le 
plus petit boulet. Des effets de rechange les suivent dans des sacs. 
Dés que le dernier de ces honnétes citoyens a pénétré dans le bagne, 
on procéde 4 la distribution des aliments. Vous croyez peut-étre 
encore au pain noir et a l’eau fétide des romancicrs? Détrompez- 
vous: d’excellent pain, du bouillon succulent, de la viande et du 
vin, c’est la le menu des forcats,! leur soupe est puisée dans cette 
marmite méme ot s’alimentent les matelots, ces braves matelots 
qui travaillent du matin au soir et que vous avez vyus a Paris se 
faisant écharper dans les forts du Sud! 

N’allez pas croire que je viens demander de rétablir la chaine 
ou méme de diminuer d’un gramme de viande, d’un centilitre 
de vin la ration de ces misérables! Toute autre est ma préoc- 
cupation ! Ce que je désire c’est d’empécher, dans la mesure 
de mes moyens, I’explottation de la crédulité publique. Aux 
niaiseries philanthropiques de députés en quéte d’électeurs, aux 
interpellations bruyantes sur les tortures des pontons et de la 
déportation, J’oppose un fait que je vois de mes yeux et je dis : 
Qui et mille fois oui, vous avez raison d’étre humains, méme avec 
des condamnés; vous ne faites en cela que votre devoir, mais 
veillez bien & ne pas dépasser la limite du raisonnable! Que le 
régime de vos criminels n’en arrive pas 4 un tel confortable que 
maint travailleur libre puisse envier leur sort; autrement vous 
donnez une prime au crime. Surtout, si quelque rhéteur fait un 
discours & grand effet sur les horreurs abominables de la transpor- 
tation, n’en croyez pas un mot, et sifflez 4 outrance ce batteur 
d’cstrades qui se moque de vous! 

Mais je quitte les condamnés et leurs amis pour revenir a l’Orne. 
A quatre heures, grand branle-bas. Une canonniére est signaléc 
portant le pavillon d’un amiral! C’est évidemment une inspection. 


1188 DE PARIS A NOUMEA. 


Les officiers se revétent en toute hate de leurs plus beaux uni- 
formes. Les matelots se jettent sur des balais et du haut en bas du 
havire tout Ie monde s’agite pour faire disparaitre la derni¢re 
trace des travaux du matin. Il n’y a pas de femme coquette qui 
tienne autant au soin de sa toilette qu'un marin & la propreté de 
son navire. Jusqu’au dernier moment on frotte, on balaie, on 
astique. 

Puis retentit un redoutable : sur le bord! De longs roulements 
de sifflet se font entendre, la garde porte les armes et c’est au 
milieu d’un silence respectueux que 1’officier général fait son entrée 
sur le pont. I visite le navire dans toutes ses parties. [l est accom- 
pagné d’un chirurgien de rang élevé, d’un commissaire de la ma- 
rine et d’un officier d’infanterie de marine. Le médecin examine 
avec soin tout ce qui se rapporte aux condamnés et déclare que 
toutes les prescriptions de l’hygiéne ont été suivies, que les trans- 
portés sont dans le meilleur état possible et qu’on peut espérer une 
traversée sans épidémie. 

Puis l’'amiral se rend dans le salon du commandant et v attend 
les réclamations que les émigrants peuventiavoir & formuler. Per- 
sonne ne se présente, donc c'est que tout le monde est content: 
l’amiral remontc sur son vapeur et reprend 4 toute vitesse le che- 
min de Rochefort. Les beaux uniformes sont remis dans les 
armoires et les matelots s’occupent de lever les ancres. 

On allait partir, mais voila que se produit un incident peut im- 
’ portant en lui-méme, mais dont certaines scénes touchent au gro- 
tesque par suite des coléres bruyantes et des apostrophes épicées qu'il 
provoque. En feuilletant des papiers qui lui sont envoyés de terre. 
le commissaire découvre qu’un homme embarqué la veille comme 
domestique de l’aumdnier fait partie de la réserve de V'armée 
active. Dans ces conditions, il ne peut pas partir et le commandant, 
grand patriote, ne veut pas le garder 4 bord. Il fait venir le de- 
mestique et lui lave la téte en termes ‘d’une énergie que je renonee 
4 dépeindre; le pauvre diable en fume, mais est obligé d’avouer 
qu'il savait parfaitement étre dans son tort en partant. fl avait 
caché au commissaire le papier établissant sa position. On lw 
donne un quart d’heure, non pas pour faire sa priére, mais pour 
préparer ses effets et voila le réserviste bousculé 4 la recherche de 
ses vétements. Puis on héle un canot qui passait non loin du bord 
et qu’on charge de déposer 4 terre le domestique ‘affolé. Tout est 
suspendu; les matelots préts 4 agir pour lever l’ancre sont cor 
damnés 4 V'immobilité. On a hate d’en finir, la nuit vient, et cha- 
cun maudit l’auteur de ce retard inattendu : un aussi petit per 
sonnage n’entrave pas ordinairement les mouvements d’un batt 





DE PARIS A NUUMEA. 1189 


ment de guerre; il échappe a la justice du bord, mais on se paye 
en qualificatifs qui l’accompagnent jusqu’au moment ot il se jette, 
effaré, dans l’embarcation rochefortaine : jamais trompeur trompé 
ne battit si piteusement en retraite au milieu des malédictions 
générales. 

Rien ne retient plus netre Orne au rivage de France! Les mate- 
lots impatients se précipitent sur les cabestans qui crient sous 
l’effort de leurs robustes épaules. Du fond, l’ancre énorme monte 
lentement 4 la surface de l’eau; puis la machine tourne; quelques 
voiles sont mises au vent pour aider 4 faire pivoter sur elle-méme 
notre ville flottante, et dés que |'avant du navire est bien dirigé 
vers le large, on lance 4 toute vitesse. Nous ne tenons plus 4 la 
France que par le bateau du pilote qui marche, accouplé au nétre, 
et nous suivra tant que la difficulté des passes exigera la science 
profonde et le coup d’ceil infaillible de cet enfant de la mer. 

Dehors, nous trouvons un peu de mer et le bateau-pilote se met 
4 danser le long de l’Orne en raidissant par coup secs la grosse 
amarre qui l’unit 4 nous. Il fait déja nuit et le pilote se dispose 4 
se jetew dans son esquif, pour regagner la terre, quand un coup de 
tangage plus fort que les précédents casse brusquement l’amarre : 
voila l’embarcation dont les mats viennent buter contre de grands 
arcs-boutants qui soutiennent nos petits canots. Le vent et la 
vitesse collent le bateau dans cette position facheuse, et nous 
assistons 4 une petite scéne maritime accompagnée de cris et de 
jurons qui s’échangent entre les matelots du bord et ceux du ba- 
teau-pilote. Un instant on croit que la mature de ce dernier va se 
briser comme verre et écraser sous sa chute les aides du pilote ; le 
sentiment du danger fait redoubler d’efforts, un heureux coup de 
barre s’en méle juste 4 temps ct le bateau est enfin dégagé! Leste 
comme un singe, le pilote s’y jette en se raccrochant a des cordages 
flottants, il hisse prestement ses voiles et fait route pour l’fle d’Aix, 
pendant gue /’Orne gouverne 4 l’ouest afin de sortir le plus promp- 
tement possible du golfe de Gascogne. 

Cette fois-ci, c’est le vrai départ; aussi voit-on plus d'un front 
soucieux, non point parmi les gens du bord, absorbés par leur tra- 
vail, mais parmi les passagers, qui vont se réfugier dans leurs ca- 
bines ou dans leurs hamacs pour se trouver seuls avec eux-mémes 
et demander au sommeil l’oubli momentané de séparations doulou- 
reuses. 





4190 DE PARIS A NOUMEA. 


VI 


5 juin. — La nuit s'est trés-bien passée. Elle a cependant cle 
trés-obscure, et comme nous croisions la route des navires entrant 
en Gironde, le commandant a donné les ordres les plus sévéns 
pour exercer jusqu’au jour une stricte surveillance. Deux matelots. 
choisis parmi ceux dont la vue est 4 la fois pergante ct exercée, se 
tiennent constamment 4 l’avant du navire, sondant le noir horizon 
et cherchant a y deviner les formes indécises de navires enveloppt's 
de brume. Toutes les demi-heures la cloche pique les heures, et 
chaque fois qu’elle sonne, les guetteurs, se retournant vers \‘ar- 
riére, attestent leur vigilance en lancart dans l’espace un cri for- 
midable de : Ouvre l’ail au bossoir! L’officier de quart passe lu- 
méme, sans interruption, de tribord a babord, ajoutant a la puis- 
sance de ses yeux celle de ces excellentes jumelles marines dont les 
verres, sorte de tamis, lui permettent de distingucr les illusions 
d’optique, si fréquentes la nuit, de la vision des objets réels qu il 
s’agil d’éviter sous peine d’avaries. 

La mer est un peu houlcuse ; on tangue et roule doucement, assez 
cependant pour occasionner le mal de mer & quelques jeunes sol- 
dats qui n’ont pas encore navigué et qui font la faction de nuit 
entre les deux bagnes. Les fusils leur tombent des mains pendant 
qu’ils sont pris de haut-le-corps affreux : on les fait remplacer par 
des anciens, au teint basané, qui ont déja roulé de colonie en colo- 
nie et qui sont cuirassés. Débarrassés de leur garde, les novices de 
la mer profitent de leur délivrance pour monter sur le pont: ils 
espérent dans le grand air, mais c’est pure illusion; le mal dure, il 
augmente, et les pauvres diables tombent inertes sur le pont, se 
laissant marcher sur le corps, au milieu de Ja nuit noire, et n’ayant 
plus méme linstinct voulu pour se remiser dans quelque coin 
isolé. 

Mais nous sommes au mois de juin, les nuits sont trés-courtes, 
grand bienfait pour le marin! Dés trois heures du matin un léger 
crépuscule blanchit horizon; nos guetteurs peuvent maintenant 
moins s’écarquiller les yeux; ils sont srs de voir les navires a plu- 
sieurs centaines de métres; il y a détente. 

A six heures du matin tout le monde est levé. Les passagers ¢ 
sont bien souvent réveillés ; leur téte est lourde; ils trouvent lal- 
mosphére des fonds trop chaude, trop impure. lls sentent quils 
ont besoin du grand air et paraissent sur le pont cn costume matt 





DE PARIS A NOUMEA. 4191 


nal, le visage battu, les cheveux en désordre. Mais en somme il fait 
beau temps, on s’agite, on cause; et puis le maitre-coq' est 1a, il 
s'est levé plus tét que tout le monde Son café est prét, il le sert, 
accompagneé du biscuit et de Ia ration d’eau-de-vic réglementaires a 
cette heure. Beaucoup de ces braves gens ne tuaient pas tous 
les jours Je ver d’unc maniére aussi confortable, et (qu’on nous 
pardonne l’expression) |’arome du moka de bord leur donne 
du coeur au ventre. Scules, quelques organisations prédestinées 
sont vaincues par le mal de mer; des maris attentionnés promé- 
nent a grands pas leurs femmes ct leurs filles cn leur recomman- 
dant de se remuer, de s’agiter, de réagir, de lutter, en leur affir- 
inant que le grand air va tout remettre 4 sa place, etc., etc. Vaines 
paroles, vaines exhortations! On renonce a la promenade, et tous les 
cstomacs troubles redescendent dans les profondeurs : c’est ce qu’ils 
ont de mieux a faire. Rien n’est, en effet, plus contagieux que Ie _ 
mauvais exemple, ct qui sait ce qui nous arriverait si les gens ma- 
lades restaient sur le pont? 

Nous ne dirons rien de plus de cette journée du 5. Les passagers 
valides travaillent 4 perfectionner leur petit intérieur. « Ils se dé- 
brouillent, » comme on dit constamment a bord. Je résume cette 
journée par un mot typique que j’entends le soir et que je repro- 
duis textucllement. Dans une de ces mille et une promenades de la 
cale au pont et du pont a la cale qu’en termes de marine on appelle 
des rondes, le second du batiment (lisez le lieutenant) rencontre le 
erand policier du bord, un sous-officier (lisez officier-marinier) 
qui s’appelle le capitaine d’armes. « Eh bien, capitaine d’armes, 
dit le lieutenant, tout votre monde s’organise-t-il? » — « Qui, lieu- 
tenant, répond l’autre; on s’arrange ; tout case tasse! » Et, en effet, 
chacun a déja découvert des petits coins pour ses affaires; on com~ 
mence a savoir 4 qui 1] faut s’adresser pour lever telle ou telle diffi- 
culté, pour obtenir telle ou telle amélioration 4 son sort. Rien n’est 
rusé comme l’intérét. 

On dit que le Frangais n’est pas voyageur, mais on ne le croirait 
guére & voir ce qui se passe ici; il y a la des Parisiens et des paysans 
qui, loin d’étre embarrassés, se tircnt vraiment d’affaire avec une 
fiére habileté. Je ne fais d’exception que pour un pauvre diable de 
quarante 4 quarante-cing ans, déja grisonnant, qui nous étonnera 
beaucoup s'il devient colon sérieux. Couvert de la blouse bleue du 
manouvrier frangais, ne quittant jamais le carnier de garde-chasse 
qui lui sert de sac de voyage, un baton sans cesse a la main, mal- 
propre, taciturne, il ne parvicnt pas a s’orienter dans cet immense 


1 Chef de cuisine de l’équipage. 





4192 DE PARIS A NOUMBA. 


batiment. Il croit monter sur le pont et descend dans la cale; il s'y 
perd au milieu des piles de cordages, des poulies, des tonneaux de 
lard et de goudron, et surprend les caliers, occupés dans I’obscu- 
rité, comme une sinistre apparition. Alors il bégaye une excuse, on 
le remet sur sa route, mais pour s’égarer de nouveau dans ce 
monde qui le déroute. 


Vil 


6 jaw. —« Et surtout, vous autres, attention a votre nettoyage! 
Le commandant passe inspection! Sil y a quelque chose qui 
cloche, je vous fourre tous au bloc! » Tel est le petit discours que 
j’entends, 4 mon réveil, un vieux second-maitre canonnier adresscr 
d’un ton revéche aux jeunes matelots qu'il commande. On remar- 
que 4 bord unc animation tout exceptionnelle ; avant méme que le 
déjeuner soit fini, on se jette sur les seaux, les balais et les rateaux 
qui servent au lavage du navire. Une espéce de comptable qui s'ap- 
pelle le magasinier, ct qui détient tous les approvisionnements da 
navire, est assailli de demandes; les ambitieux intriguent auprés 
de lui pour avoir du tripoli, de Vhuile et de la pemture; c’est que 
si leur poste de propreté est remarqué, ils auront la double’; que 
si, au contraire, leur fourbissage ne reluit pas, ils seront retran- 
chés*. 

« Montez sur le pont, mes enfants, nous dit le second-maitre ca- 
nonnier (il'ya parmi nous des hommes de cinquante ans) ; il fait bon 
air la-haut; ca vous fera du bien! » Dociles aux cxhortations de ce 
brave, nous grimpons l’échelle et nous tombons sur une avalanche 
de seaux d’eau; des matelots, nu-jambes, le pantalon relevé jus- 
qu’aux genoux, frottent le pont comme s’ils voulaient l’user; ils en 
enlévent jusqu’é la moindre tache, et nous éclaboussent 4 chaque 
instant d’une terrible fagon. En cherchant vainement quelque coin 
épargné par ce déluge d’eau de mer, nous tombons sur un nouveau 
second-maitre (de manceuvre, celui-li), qui nous intime J’ordre de 
dégager le pont ct de descendre dans ta batterie; mais le second- 
maitre canonnier de cette batterie est celui qui nous a atmablement 
congédiés, et i] ne veut de nous 4 aucun prix. Nous voila donc tous 
entassés sur échelle, pris non pas entre deux feux, mais entre le 
canonnicr et le manceuvrier, qui prétendent tous les deux se dé 


‘ Expression employée par le matelot pour exprimer qu’on lui donne deux 
rations de vin, au lieu d’une, pour le méme repas. 
* Remplacement du vin par de l'eau. 








DE PARIS A NOUMEA. 1195 


barrasser de nous. L’officier de quart intervient et satisfait tout le 
monde en nous disant de nous hisser sur le foin. Nous grimpons 
sur les ballots destinés & nourrir le bétail de l’arche; nous nous y 
arrimons comme des sardines, et contemplons alors en paix les 
préparatifs fébriles de l’inspection du dimanche. 

Sur les dix heures, l’auménier parait sur le pont accompagné de 
plusieurs matelots. Ce groupe remorque 4 sa suite une grande caisse 
carrée dont nous nous demandons quel peut bien étre le contenu 
mystérieux. Mais voila que l’on tire du coffre quatre montants qui 
se vissent dans la partie inférieure de la caisse : elle devient table ; 
puis deux planches & coulisse l’allongent 4 droite et & gauche, et 
successivement des compartiments intérieurs sortent des flam- 
beaux, un crucifix, de grands livres liturgiques et toute une séric 
d’ornements d’église qui transforment la table en un autel fort con- 
venable, comme peu de villages en possédent. Des pavillons de si- 
gnaux tendus sur des cordes isolent la partie du pont ot l’autel 
s'éléve et la transforment en une véritable chapelle. 

Cette besogne accomplice, l’auménier va prévenir quelques fa- 
milles d’émigrants et les engage & venir, avec leurs enfants, assister 
au service divin. Il leur promet des chaises, bon accueil au milieu 
des marins du bord, et les engage 4 se: considérer comme absolu- 
ment chez elles. . 

On se tate. Dans cette société réunie depuis cing jours il y a déja 
des camps. De quel cété va-t-on se ranger? Sera-ce du bord des 
cléricauz et des jésuites, de ces gens peu intelligents qui croient 
encore aux vieilles rengaines de Ia religion catholique, ou bien 
sera-ce du cdté des libres penseurs ef de ces fortes tétes appelées, 
par leur génie, & changer la face du monde? 

Je dois dire 4 la louange du sexe’faible que chez la plupart des 
femmes V’hésitation ne fut pas de longue durée. Presque toutes se. 
rendirent dans leurs cabines et tirérent de leurs caisscs des livres 
de priére, en méme temps que des robes fraiches, des ceintures et 
des rubans, ou bonnets, destinés 4 combattre, autant que possible, 
les terribles effets que les atteintes du mal de mer avaient produits 
sur leur physique. 

Témoin de tous ces préparatifs, je fus assez surpris de ne voir au- 
tour de l’autel, en dehors des gens du bord, que deux ou trois fem- 
mes et cing ou six enfants. J’en eus bientdt |’explication. La mer 
avait grossi. Le malaise faisait rage, et ces dames, je ne saurais les 
en blamer, avaient craint des accidents-déplacés dans le lieu saint. 
Le roulis était assez fort en effet, et j’observai que l’aumdnier, qui 
se trouvait aussi dans les jeuncs comme age et comme habitude de 


1194 DE PARIS A NOUMEA. 


la mer, n’était pas sans étre géné par les mouvements un peu vifs 
de son autel improvisé. Tout alla bien, néanmoins, ct Dicu visita le 
navire, devant la garde agenouilléc, pendant que les clairons son- 
naient aux champs et qu’officiers ct matelots inclinaient pieusc- 
ment Icurs tétes toutes bronzées par le soleil des tropiques. 

Le saint sacrifice accompli, l’autel et les ornements redevinrent 
coffre portatif ; de chapelle, plus la moindre trace, et l’équipage, 
coquettement vétu, se rassemble sur le pont pour l’inspection du 
commandant. 

Les passagers cux-mémes sont mis en rang et alignés, ce qui 
n’est pas sans faire naitre quelques murmures chez des émigrants 
moustachus qui se mordent les lévres et sec demandent 4 voix basse 
s'ils sont venus pour coloniser ou pour ¢tre soldats. Les femmes 
scules sont exemptes de la revuc du grand chef, encore les cngage- 
t-on a se dissimuler dans Icurs cabines. Il y a 1a des details d'éti- 
quette que nous ignorons absolument, nous autres gens de terre, 
mais auxquels les gens de mer attachent une importance capitale. 
li faut que pendant la promenade du chef, hommes et choses soient 
corrects, achevés. Une tache sur la peinture blanche, un brin de 
poussiére sur le pont, le plus mince objet hors de son casier ou 
dépassant d’un centimétre l’alignement des autres, ce serait la au- 
tant de scandales, de manquements dus 4 cette grande chose, a cet 
acte solennel qui s’appellc, en langage maritime, inspection du 
dimanche! Tout transport qu’il est, ’'Orne a vraiment un grand 
air paré et astiqué; son pont, surtout, offre le plus charmant 
aspect. 

Au moment ot le commandant s’avance de notre cété, on nous 
commande fixe tout comme a des militaires, et le capitaine d’armes 
vient nous prévenir que si nous avons des réclamations & faire 
c'est le moment de les présenter. Nous subissons 4 notre tour le 
regard scrutateur du grand mandarin de l’endroit : il parait satis- 
fait de la tenue de ses passagers et nous adresse la parole avec 
bienveillance. Il s’informe de la santé des femmes et des enfants. 
et nous constatons qu’il s'est assez enquis de nos antécédents pour 
savoir, dés que l'un de nous sc nomme, la profession qu'il exerce: 
il nous promet la réussite en Calédonie, st nous savons travailler. 

Les hommes moustachus qui maugréaient tout 4 I’heure sont 
touchés de tant d’égards. Ils répondent en rougissant, et en tor- 
tillant leurs chapeaux, aux questions du commandant. L’un d'eus 
raconte qu'il est content de tout, excepté du couchage. En mon- 
tant dans son hamac 1] a perdu l’équilibre, sa couche s’est chavirée 
sens dessus dessous, et il s’est étalé tout de son long sur le pont: 


DE PARIS A NOUMEA. 4195 


il se plaint d’un fort mal de téte. Le docteur, qui accompagne le 
commandant, examine aussitét le plaignant et ne lui trouve rien 
de lésé. « Ca ne sera ricn, lui dit-il; vous aurez, jusqu’a nouvel 
ordre, double ration de vin! » A bord, la double ration et le retran- 
chement jouent un réle considérable, et comme nous sommes de 
la famille on nous traite un peu en matelots. Dans le cas présent, 
cela n’a rien de désagréable, et j’en connais qui se promettent 
d’étre, par hasard, chavirés par leurs hamacs. 

La cérémonie se termine par le défilé, sur le pont, de tous les ma- 
telots du bord, avec accompagnement de clairon. Puis on dine 
(il est midi) en se racontant les incidents de la grande inspection, 
les reproches ct les éloges, les punitions et les récompenses. A deux 
heures, nouveau mouvement. « Les jeux sont permis! » crient par- 
tout les caporaux d’armes, et soudain sortent de mille cachettes 
jeux de cartes, jeux de iptos: dominos et damiers. 

On entend sur le pont le bruit d’une musique : c’est un orgue 
énorme, cadeau du commandant 4 son équipage. On l’essaye pour 
la premiére fois, et les marins émerveillés tournent la manivelle & 
se démancher les bras; l’instrument réjouit leurs oreilles par la 
reproduction fidéle de tous les airs populaires au moment du dé- 
part; cymbales, trompettes, coups de timbre imitant le triangle, 
tam-tam, tout y est, tout, absolument tout; c’est une vraie musi- 
que! Ah! le riche commandant! comme il a bien su trouver ce qu’il 
fallait pour, égaycr son équipage ! Vite, en place! un quadrille! et 
quel quadrille! des sauts de carpe, des culbutes en l’air, des entre- 
chats 4 faire pamer d’aise un maitre de ballet! 

Le commandant et les officiers sont venus assister au déballage 
de la musique. Pour eux, la maniére dont on danse est un signe 
psychologique. Sil y a froideur, pas grand’chose n'est a espérer de 
cet équipage maussade; si, au contraire, les gambades sont acccn- 
tuées, siles pas ont du caractére, bon espoir, il y a de laressource; 
manceuvres de nuit, veilles, ondées, coups de mer, punitions, 
reproches, tout s’oubliera le dimanche dans cet accés de folle 
gaicte. 

Ici les débuts promettent. Le commandant, |’état-major et l’au- 
monier perdent toute gravité et rient jusqu’aux larmes en voyant 
les cabrioles inimitables de leurs marins endimanchés. Mais |’en- 
thousiasme n’est pas encore 4 son comble. Il n’éclate complet que 
lorsque, a force de tourner le cylindre, le matelot chef de musique 
tombe sur un air absolument maritime. Ce sont les notes bien or- 
chestrées d’une chanson qui célébre les vertus du marin. Alors on 
arréte les danses, on se forme en cheeur. Un maéstro de rencontre 

25 Sepreunre 1873. 17 


4196 DE PARIS A NOUMEA. 


prend la direction des exécutants, et voila que deux cents voix, ac- 
compagnées par l’orgue, chantent le gai refrain : 


Tra deri dero! Voila le matelot, 

Qui vit sans souci, se rit, se moque du tonnerre! 
Tra deri dero! Voila le matelot, 

Qui vit sans souci sur la terre et sur l'eau! 


Excusez-moi, lecteurs et lectrices, si les régles de l’art sont peu 
ou point respectées dans le quatrain qui précéde. J'ai bien prété 
Yoreille, et huit fois j’ai oui le refrain sans trouver 4 rectifier la 
premiére audition. D’ailleurs, si faibles que soient les vers, je 
souhaite aux poétes de trouver souvent des accents mémes irré- 
guliers, qui réjouissent tant de braves gens d’une maniére auss} 
complete. 

J’aurais voulu assister jusqu’a la fin 4 cet interméde varié de 
jeux, de danses et de chants, mais il faut étre matelot pour pouvoir 
se divertir par des temps pareils ! La houle du golfe de Gascogne n'est 
pas réputée pour rien! Le roulis augmente, le tangage s’en mele, je 
me sens saisi, 4 mon tour, lecteur, par le mal de mer, et je vais 
demander & la position horizontale, au sommeil, si faire se peut, 
l’oubli de ce satané malaise, sans l’appréhension duquel les habi- 
tants de la terre-demanderaient en masse a vivre pendant quelque 
temps sur mer, ne serait-ce que pour respirer le bon air de l’Atlan- 
tique et pour jouir du singulier spectacle d’une colonie de 700 a 
800 dmes qui trouve 4 vivre et 4 s’amuser, tout en labourant la 
mer, sur un flotteur de 100 métres de long et de 15 métres de 
large. : 


Vill 


7 juin. — Nous sommes éveillés tous ensemble entre deux et 
trois heures du matin. Vous croyez peut-étre que c’est par une dé- 
tonation ou par un mouvement? Eh bien, au contraire, c’est le si 
lence succédant au bruit, la tranquillité aux trépidations, qui 
changent l'état dans lequel nous nous étions endormis et interrom- 
pent notre sommeil aussi brusquement quel'aurait fait un coup de 
canon ou le choc contre un rocher. On vient de stopper la machine 
et tous les bruits sourds, toutes les vibrations qui en accompagnent 
la marche ont fait place au silence. Puis un coup de sifflet déchire 
les airs et nous fait frissonner tous jusqu’au dernier. Bébord 
toute! crie l’officier de quart. En avant, le plus doucement pos- 
sible! Quelques fortes secousses agitent la muraille; la machine 














DE PARIS A NOUMEA. 4197 


s’ébranle par saccades ; c’est seulement aprés quelques tours indé- 
cis, difficiles, qu’elle semble prendre son parti de sortir du repos 
pour mettre en mouvement la lourde hélice qui nous pousse par 
l’arriére. 

Stoppe ! Changez la barre ! Machine en arriére! Plus vite! A toute 
vitesse! Comment court-il ? Parons-nous ? Stoppe!. 

Tout ce monologue sort du gosier de ]’officier de quart. C’est fié- 
vreux, c’est inquiet, cela vibre avec une force absolument inusitée. 
Ce n’est plus la voix d’apprét sentant un peu la parade. C’est un cri 
du cceur, autrement puissant que toutes les intonations usitées pour 
le service journalier et que nous n’enatendions jamais de notre poste 
de couchage. En deux temps, nous sommes en bas de nos hamacs ; 
4 moitié vétus, nous montons lestement sur le pont. Un nouveau 
coup du sifflet 4 vapeur, encore plus aigu que les autres, nous as- 
sourdit pour un instant ct nous nous trouvons au grand air dans 
un immense bain de vapeur. C’est encore la brume, mais cette fois 
son épaisseur dépasse les bornes du permis. Les grands feux que 
porte le navire ne sont pas visibles d'un bord.a l'autre; nous but- 
tons 4 chaque pas, et comme nous}échangeons nos observations : 
du silence! crie l’officier de quart d’une voix impérieuse. 

Nous ne nous en doutions pas, on travaillait des oreilles et nous 
entendimes comme les autres un long coup de sifflet répondant au 
notre par tribord avant. Un vapeur était tout prés de nous et nous 
ne le voyions pas; mais tout danger avait disparu! On s’était en- 
tendu! Connaissant & peu prés, par l’ouie, les places respectives 
qu’ils occupent l’un et l'autre, les deux navires en présence tatent 
diverses routes et en trouvent une a la fin qui les sépare; les coups 
de sifflet s’entendent de moins en moins, ils finissent par ne plus 
éveiller d’écho. Nous reprenons lentement, trés-lentement le che- 
min de la céte d’Espagne. Il est absolument défendu d’articuler 
une parole. Les oreilles tendues, retenant leur haleine, les gens du 
quart évitent méme un pas inutile. Emus par la conscience du dan- 
ger, nous attendons le jour avec anxiété. Par deux fois on entend le 
cornet 4 bouquin de navires 4 voiles‘ avec lesquels se recommence 
la scéne 4 tatons du vapeur. 

L’heure du jour arrive enfin, mais non la lumiére. La brume, il 
est vrai, quitte ses teintes noirdtres pour devenir blanche, argentée 
par instants, mais on n’y voit pas mieux pour cela. Depuis que le 
danger a commencé, la veille 4 dix heures du soir, le commandant 


4 N’ayant pas de sifflet 4 vapeur, les navires 4 voiles ont, pour avertir de leur 
présence, une espéce de trompe rendant un peu le méme son que l’instrument 
désagréable dont les gamins de Paris se servent pendant les jours gras. 


4198 DE PARIS A NOUMEA. 


n’a pas quitté le pont et s’étonne, en pareille saison, de la persi- 
stance de ce phénoméne. Mais soudain le voile se déchire; sans 
aucune transition nous passons de l’atmosphére la plus opaque 
dans un flot de lumicre: derriére nous reste le banc épais que nous 
venons de traverser ; devant c’est la terre d’Espagne qui se déroule 
a longue distance. 

- Nous sommes entre les caps Ortegal ct Finistére. De nombreux 
navires a voiles et 4 vapeur sont en vue toute la journée. Ils nous 
montrent leurs pavillons ; nous leur répondons en hissant le nétre 
que les plus polis saluent en abaissant momentanément le leur. 
Suivant la coutume universellement reconnue, nous usons de notre 
prérogative de navire d’Etat, en ne répondant qu’une fois au triple 
salut de chaque navire de commerce. Nous faisons de la sorte 
échange de politesse avec des Anglais, des Espagnols et un Fran- 
cais. 

La nuit presque toute entiére a été perduc par suite des ma- 
neeuvres a petite vitesse, des zigzags et des marches en arniére. 
Comme compensation, nous recevons vers midi un joli coup de 
vent du nord, frais et piquant, qui gonfle sérieusement nos voiles 
et nous donne une belle vitesse. A trois heures de l’aprés-midi, 
nous longeons le cap Finistére d’assez prés pour voir a Voril nu 
tous les détails de terrain. C’est une céte déserte, sans cultures, 
sans maisons autres que les habitations des gardiens de phares et 
des guetteurs entretenus par le gouvernement cspagnol. Ce qui 
domine dans tout le voisinage ce sont de hautes falaises ayant jus- 
qu’a deux cents métres d’élévation. | 

Vers le soir deux baleines viennent se jouer dans le sillage en 
langant au-dessus d’elles d’élégants jets d’eau qui dénotent leur 
présence 4 plusieurs milles de distance. 

On raconte dans l’équipage que nous sommes sur le lieu méme 
du sinistre du Captain, immense navire cuirassé anglais qui 3 
sombré en 1870, pendant une nuit de tempéte, sans que l’escadre 
dont il faisait partie ait pu le-secourir. Les uns prétendent que les 
huit cents hommes du Captain ont péri sans exception; d’autres 
affirment que le lendemain, au jour,‘on a retrouvé quatre hommes 
surnagcant sur une épave. Une discussion 4 perte de vue nait du 
récit de ce triste événement, sur la valeur des navires cuirassés- 
On s'‘échauffe vite dans les deux camps adverses; les apostrophes 
pimentées se mélent aux arguments, et ce n’est sans doute pas un 
mal qu'une sonnerie de clairon ait appelé tout le monde derriére, 
pour le branle-bas du soir. 











DE PARIS A NOUMEA. 11%9 


IX 


8 juin. — Il est neuf heures du matin. Des groupes se forment 
. partout. On chuchote, on se transmet 4 voix basse une nouvelle 
. qui consterne le plus grand nombre. Malgré les consignes, ordi- 
nairement respectécs, un grand nombre de curieux essayent de 
pénétrer dans le voisinage des bagnes. ll ne faut rien moins que 
Yénergie des factionnaires pour renvoyer sur le pont les nouvel- 
. listes en quéte de détails. Un drame affreux vient de se passer : un 
forcat s’est pendu ; on envoie son cadavre encore chaud, a l’hépital 
du bord. Le docteur et l’aumdnier sont appelés en toute hate; ils 
accourent pour prodiguer leurs secours 4 |’infortuné qu’on croit 
encore vivant et seulement évanoui. Tout est vain. Un instant la 
respiration parait rétablie par les vifs mouvements altcrnatifs que 
V’on imprime aux bras, mais ce n’est qu'un effet artificiel. Plus 
de doute, la mort est certaine! Bientét, du reste, le docteur dé- 
couvre dans la colonne verlébrale une luxation qui ne peut pas 
pardonner. Lui, ses aides et l’aumdnier abandonnent le cadavre 
que l'on livre au commissaire du bord, faisant fonctions d’officier 
des actes de l’état civil. Les formalités nécessaires pour constater 
1’identité sont remplies et l’acte de décés est bientét dressé. 

La victime est un jeune homme de vingt-cing ans qui a volé 
vingt fois avant d’étre condamné aux travaux forcés, Depuis qu'il 
est forcat, il paraissait poursuivi par de redoutables visions et trois 
fois avant d’embarquer, il avait déja été pris attentant a ses jours. Ce 
qu’il y a de plus répugnant, c’est que ce suicide n’a pu s’accomplir 
qu’avec la complicité d’un certain nombre de transportés. C'est 
dans une sorte de cabinet attenant au bagne et dans lequel les pri- 
. sonniers ont en tout temps libre accés que le forfait s'est commis. 
On en a la conviction, l’agonie du défunt a dd avoir des spectatcurs 
qui s’étaient postés la pour empécher, pendant un instant, larrivée 
de témoins génants : ils ont sans doute assisté aux soubresauts de 
ce malheureux, sans avoir le coeur de le soulever par les jambes 
ou d’appeler le surveillant qui se trouvait 4 deux pas! Connaitra- 
t-on jamais les ignobles gredins capables d’un cynisme aussi révol- 
tant? Il est permis d’en douter. Dans ce monde de voleurs, de faus- 
saires et d’assassins, le talent de la dissimulation atteint des pro- 
portions inouies. Il n’y aurait qu’un moyen de faire parler ces 
eagstubles, ce serait d’employer le systéme de la corruption : encore 


4200 DE PARIS A NOUMEA. 


ne serait-on pas bien certain qu’ils ne forgeraicnt pas une histoire 
chargeant les plus innocents. 

Ce triste accident plane sur le bord pendant tout le jour. Les 
honnétes gens ont plus de compassion pour les forcats que ceux-ci 
pour leurs fréres, et certainement les moins émus étaient les ha- 
bitants du bagne. Dans l’aprés-midi, des groupes se forment et]’on 
discute trés-chaudement le cas au point de vue philosophique. 
Les libéraux prétendent que quand un homme est: décidé a quit- 
ter la vie, il faut le laisser se briler, s’asphyxier, se pendre, s’em- 
poisonner et que l’on manque 4 son devoir en le secourant; ils 
sont, en un mot, du parti des forcats qui ont fait le guet ce matin 
pendant la pendatson. 

Nous avons aussi l’oceasion de constater qu’il existe, au dix- 
neuviéme siécle, des hommes diablement superstitieux. Je puis 
vous affirmer qu’aussitét aprés ’événement, des démarches ont été 
faites par plusieurs personnes d’Age mdr pour obtenir un peu de 
corde de pendu. De grands désappointements se sont manifestés 
lorsqu’on a su que la suspension avait été obtenue avec un mou- 
choir blanc. Qui sait? La toile ie peut-étre pas la méme vertu que 
la corde? 

Sur le soir, j'apprends que le commandant a donné l'ordre de 
supprimer le vin pendant deux jours a tous les forcats. Il espére 
les amener ainsi & donner avec plus de zéle les avertissements 
utiles. 

Nous continuons 4 ressentir la jolie brise de nord que nous 
avons prise au cap Finistére. On pense qu’elle nous conduira jus- 
qu’a Las Palmas, chef-lieu de la grande Canarie of nous devons 
relacher. Toutes voiles dessus, le navire n’a plus recours 4 d’autre 
moteur que Ie vent. Des figures noircies par lc charbon apparaissent 
sur le pont. Ce sont les matelots-chauffeurs qui n’ont plus a en- 
gouffrer, dans les fourneaux des chaudiéres, les masses de houille 
que nous absorbions dans Ie golfe de Gascogne; ils viennent se 
reposer, en respirant le bon air. « Il se tait donc, votre tourne- 
broche', » leur dit d’un air boudeur un vieux matelot a cheveux 
gris; « si ca dépendait de moi, il y a longtemps qu’il serait débar- 
qué et vous autres avec, tas de fumistes ! » Le vrai matelot méprise 
souverainement tout ce qui tient 4 la machine et pardonne diffi- 
cilement aux mécaniciens d’avoir fait échec & l’omnipotence de 
la voile. 


‘ Terme de mépris pour désigner la machine. 





DE PARIS A NOUMEA. 1201 


X 


9 juin. — Pendant la nuit, nouvelles craintes d’abordage; ma- 
noeuvres du gouyernail bruyantes et précipitées, mais ce n’est pas 
la brume qui cette fois en est cause. Un brick a voiles est venu 
couper la route du navire sans avoir l’ombre d’un feu allumé. Il 
parait que ces omissions sont trés-fréquentes & bord des navires de 
commerce. Ce n'est pas inadvertance, c’est calcul. Il y a bien 4 bord 
des fanaux éclairant & grande distance mais on ne les allume pas 
par économie. Pour épargner deux francs par nuit, au plus, on 
s'expose a envoyer par le fond : navires, marchandises et équipages. 
Ce n'est pas facile d’arréter, quand il est lancé vent arriére, un 
navire comme /’Orne, et si le pauvre brick avait recu dans son 
milieu le choc de notre ayant, il sombrait sur place, en quelques 
secondes ! . 

Avant le jour, on procéde (comment dire?) & limmersion du 
suicidé. Funérailles civiles, absolument civiles! Réjouissez-vous, 
illustres radicaux ! , 

Le cadavre est cousu dans un grand sac de toiles 4 voiles, dont 
un compartiment est rempli d’une forte charge de sable. Il faut 
que le poids soit lourd, car il y a peut-étre 1500 métres d’eau et 
l'on tient, comme toujours en pareil cas, 4 ce que le cadavre ne 
flotte pas 4 la surface, cela pourrait faire supposer, par des navires 
venant a le rencontrer plus tard, qu'il y a eu crime ou naufrage. 
C'est exactement en face de Lisbonne que s‘accomplit 4 la dérobée 
la cérémonie funébre. Puisse-t-elle étre la seule pendant notre 
traversée. 

Le temps est magnifique, splendide soleil. A peine y a-t-il encore 
deux ou trois femmes qui persistent 4 rester couchées dans leurs 
cabines. Elles n’ont plus le{mal de mer, mais elles craindraient de 
lavoir en se levant. 

Dans l’aprés-midi, alerte assez curieuse qui tient 4 notre igno- 
rance des usages du bord. Deux jours aprés notre embarquement, 
on nous avait dit : « Lorsqu’il ya le feu 4 bord, on sonne le 
tocsin; si vous venez 4 I’entendre vous irez 4la pompe du faux- 
.pont avant, et vous remplirez les bailles (grandes cuves) sans 
attendre d’ordres. » Or donc, sur les trois heures, je causais 
avec deux émigrants quand la cloche retentit par coups longue- 


4202 DE PARIS A NOUMBA. 


ment espacés, égaux et lugubres. Pas le moindre doute, le feu est 
a bord! Comme mus par un ressort, nous sautons 4 notre pompe 
dont nous agitons fiévreusement la tige. La baille est si bien rem- 
plie qu’elle déborde, et que l'eau inonde le faux-pont roulant d’un 
bord a l’autre. Nous n’en sommes que plus fiers de notre ouvrage, 
aussi les bras nous en tombent-ils, mais la absolument, quand 
le maitre charpentier, dont le poste d’incendie est tout voisin du 
ndtre, nous apostrophe 4 haute voix, maitrisant 4 peine une vio- 
lente colére. 


‘« Qu’est-ce que vous me f....aites la, les négociants? Qu’est-ce 
qui vous a permis de laver a cette heure-ci? » 

« Comment laver! Est-ce qu’il n’y a pas le feu? » 

« Cest le feu pour exercice, bande de........ » 


Je ne dis pas le mot, car le maitre charpentier, qui est de 
nos amis, comprit de lui-méme qu'il allait trop loin. Se radou- 
cissant aussitét, il se borna 4 nous prier de réparer les dégats 
que nous avions faits dans la propreté de son faux-pont et finit 
par rire de bon coeur avec ses matelots qui nous appelérent édé- 
phants'*. 

Vous l’avez compris, lecteur, on avait sonné l’incendie unique- 
ment pour voir si chacun se rendrait bien au - poste qui lui avait 
été assigné. Les gens du bord ne s’y étaient pas laissé prendre, 
mais nous autres, pauvres novices, n’étions-nous pas bien excu- 
sables? Nous n’étions pas les seuls du reste. Aux premiers coups 
de cloche les deux passagéres, malades imaginaires, s’étaient je- 
tées a bas de leurs couchettes et essayaient de s’habiller. Je dis 
-essayaient, car elles croyaient si bien que c’était arrivé,' qu’elles 
ne trouvaient plus aucune de Icurs affaires. La secousse qu’elles 
éprouvérent leur fut des plus salutaires : une fois debout, elles 
ne se sentirent plus ombre de mal de mer. Une promenade sur 
le pont les remit complétement, et le soir elles mangeaient de bon 
app¢tit. 

Aprés le souper (on dit encore souper a bord), tout le monde 
est sur le pont pour jouir du beau temps. Déja les caractéres se 
sont étudiés, les affinités se sont découvertes et les sociétés se 
dessinent. Les surveillants de la transplantation forment un 
monde 4 part. Presque tous mariés, ils vivent entre eux et lear 


‘ Les matelots appellent éléphants les gens qui n'ont pas l’habitude de la mer. 
Ils expriment ainsi la lourdeur et la géne dont fait preuve toute personne qui m3 
jamais navigué et qui en est 4 ses débuts au milieu des gens de mer. 





DE PARIS A NOUMRBA, 4205 


groupe est des plus foldtres. Hommes et femmes sont rangés en 
rond ct se délectent en chantant : 


Il court, il court, le furet, le furet des bois, mesdames ; 
Ii court, il court, le furet, le furet des bois joli, etc. 


Les éclats de rire les plus fantastiques naissent des péripéties du 
jeu. On est trés-galant chez les surveillants. 

Les émigrants sans famille et les fantassins font des parties de 
cartes. Un groupe de fillettes de huit & douze ans sc livre sur le 
gaillard d’arriére, & l’innocente distraction du saut 4 1a corde. Les 
matelots chantent sur l’avant. Le commandant et les officiers assis 
sur la dunette se racontent' leurs campagnes; ils regardent, en 
fumant leurs pipes, le temps, la voilure et les passagers. 


XI. 


10 juin. — A deux heures du matin, nous sommes juste en face 

du détroit de Gibraltar, 4 500 kilométres dans l’ouest. Les vents 
sont bons pour entrer,et pour sortir, de sorte qu’il y a de nom- 
breux navires. Il faut beaucoup veiller pendant la nuit, et le jour 
vient moins vite que sur la céte de Bretagne. A mesure que nous 
descendons dans le sud, le crépuscule est moins long et le soleil 
se léve plus tard : sous cette double influence, on peut dire que 
les nuits ont déja augmenté de prés de trois quarts d’heure. 
_ Nous sommes trés-ferrés sur l'heure du jour et voici pourquoi. 
ATVavant et a l’arriére, sont alignées de grandes cages remplics 
d’innombrables yolailles. La vie de bord ne change rien aux habi- 
tudes de ces précieux volatiles. Dés que le jour point, les cogs de 
avant et ceux de l’arriére se livrent 4 des conversations sans fin 
ou basses-tailles et ténors luttent ostensiblement 4 qui proférera 
Ics plus forts cocoricos. L’émigrant, réveillé par ce concert mati- 
nal, se croit encore un instant dans son village. Mais au moindre 
mouvement qu'il fait, il sent sa couche osciller, ce qui le rappelle 
au sentiment de sa vraie situation. 

A dix heures du matin, nous sommes invités 4 nous aligner 
exactement comme dimanche dernicr. Cette fois c’est pour une 
autre cérémonie : il s’agit de passer l’inspection de la gale. Il fut 
un temps ot cette maladie de peau exercait sur les gens de mer des 


4204 DE PARIS A NOUMEA. 


ravages terribles, et c’est seulement 4force de soin qu’on est par- 
venu 4 en purger les navires. Encore aujourd’hui, on inspecte tous 
les jeudis équipages et passagers, et c’est aux docteurs du bord qu’est 
confié cet examen. On nous fait relever nos manches jusqu’au 
coude et le chirurgien-major nous palpe les bras et regarde avec 
une attention particuliére entre les doigts de chaque main. C’est la, 
me dit-on, que la gale azme 4 se placer au début. Cette inspection 
de santé est en outre, pour le docteur, une occasion de voir toutes 
les mines et de s’apercevoir d’une foule de petits maux que 
les matelots négligent d’ordinaire et qui exigent cependant des 
soins. 

Les vents sont toujours de la partie nord, mais beaucoup plus 
faibles que la veille; la vitesse du navire est presque diminuée de 
moitié. Les marins disputent entre eux pour savoir si ces vents sont 
les alizés, brises fixes qui doivent nous conduire Jusqu’a L’équateur. 
ou si ce sont des vents variables qui peuvent nous quitter d'un 
moment 4 l’autre. « N’y a pas de balles de coton dans le ciel, dit 
un orateur, donc ce n’est pas l’alizé. » Pour tout le monde cela 
veut dire que le cieln’cst pas pommelé, ce qui est habituel pendant 
les vents réguliers que nous désirons trouver. Le fait est que l’at- 
_mosphére est merveilleusement pure et le ciel d’un bleu intense 
qu’on n’observe que rarement. Il déteint sur la mer qui n’a plus 
la moindre coloration verte. 

Les méres de famille sont dans la désolation. Depuis que le mal 
de coeur n’entrave plus I’activité de leurs Jeunes rejetons, elles ne 
savent plus ou donner de la téte. Les garcons se sont complete- 
ment émancipés et font maintenant partie de l’équipage, ils sont 
mousses. Dés le matin, ils se mélent aux travaux des matelots en 
les singeant en tous points. Ils commencent 4 s’aventurer sur les 
basses-voiles, dans quinze jours ils grimperont jusqu’au faite ex- 
tréme du grand-mat! Il y a surtout un garcon de douze ans, le tils 
d’un des communeux que nous transportons qui est d’une audace 
extraordinaire : cet enfant-la ira loin, s'il ne tourne pas comme 
monsieur son pére. C’est l’ainé d’une famille de quatre enfants qui 
sont tousa bord, et dontlabeauté physique est vraiment remar- 
quable. | 

Dans l’aprés-midi, les péres parviennent 4 mettre la main sur 
les jeunes enragés et les soumettent 4 une heure de lecture et d'¢- 
criture. C’est l’instant du supplice. L’aumdnier vient @ la rescousse 
en annoncant pour le lendemain, l’ouverture d’un catéchisme gra- 
tuit et non-obligatoire. Les forcats organisent aussi un cours de 
chant sous la direction d’un de leurs collégues, qui posséde un 








™~ 


DE PARIS A NOUMEA. 4205 


beau talent et a certainement hanté les planches. C’est a la suite 
d'études commencées en prison; et les éléves savent déja des 
cheurs d’un bel effet qu’ils exécutent avec beaucoup d'art, 4 notre 
grand étonnement, je l’avoue. 

13 juin. — La boussole, le soleil, la lune et l’étoile polaire 
nous ont bien guidés. Aprés avoir marché toute la nuit sur la foi 
des observations, nous avons entendu, 4 9 h. 15" du matin, 
homme en vigie dans la mature, articuler le cri toujours agréable 
de : Terre devant! L’Orne avait deviné sa route avec une précision 
mathématique. La grande Canaric, énorme soulévement volcani- 
que, dont le sommet atteint 2000 métres de hauteur, se dégage de 
la brume 4 petite distance. Nous avons fait, depuis Rochefort, 
500 lieues marines de 5,555 métres, soit 2,777 kilométres ou 
695 lieues terrestres de 4 kilométres. 

Nous dirigeons alors notre route de maniére 4 venir mouiller 
devant Las Palmas, chef-lieu de Vile, grande ville qui a trouvé 
peine a se loger sur un terrain ravineux et fouillé. 

Un navire est en partance pour l'Europe; nous lui donnons nos 
lettres 4 la hate et je lui confie ces quelques notes, que vous avez 
peut-étre consenti, lecteur, 4 suivre jusqu’au bout. Je compte 
vous poursuivre encore de mes impressions de voyage, ct vous 
envoyer de Sainte-Catherine (Brésil) un nouveau courrier. C'est 
vers le 15 juillet que nous devons arriver dans les Etats de Dom 
Pédro. Un mois aprés vous aurez ma lettre. 


Un Coton. 


LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE 


DANS L’ASIE CENTRALE 





La grandeur a ses soucis: cela est aussi vrai des peuples que 
des individus. En vain une nation puissante, comme 1 Angleterre, 
a-t-elle cherché, depuis vingt ans, a éviter au dehors toutes les com- 
plications, afin de se consacrer tout entiére au développement de 
son industrie: en vain a-t-elle pratiqué avec persistance, dans sa 
politique extérieurc, la maxime économique du « laisser faire»; 
les événements, plus forts que sa volonté, viennent la distraire des 
soins paisibles du négoce, ct la contraignent 4 défendre, par la di- 
plomatie, sinon par les armes, sa grandeur qu’elle croit menace. 

Ce qui la préoccupe surtout aujourd’hui, ce sont les progrés dela 
Russie dans |'Asie centrale. Tant que les possessions russes dans le 
nord de I’Asie, et les possessions britanniques dans 1"Inde ont eté 
_séparées par de vastes Etats indépendants, l’Angleterre a pu se dire 
que rien, a l’extérieur, ne menagait son empire asiatique. Mais de- 
puis plusieurs années, surtout depuis l’expédition et la prise ¢ 
Khiva, la Russie s'est notablement rapprochée de l’Inde, dont mois 
de deux cents licues la séparent aujourd’hui, et tout fait présv- 
mer qu'elle ne s’arrétera pas 4 ses limites actuelles. — Ces pro 
grés du czar en Orient ne compromettent-ils pas la sécurité d 
l'Inde anglaise? Ne portent-ils pas atteinte au prestige comme a! at- 
torité britannique? L’Angletcrre doit-elle toujours fermer les yeut 
sur la marche des armées moscovites, ou bien le moment est: 
venu de s’‘opposer 4 tout progrés nouveau de la puissance russe ¢ 
Asie? 

Ce sont 1a de graves questions, et qui touchent de prés, comme 
on le voit, aux plus grands intéréts coloniaux de nos yoisins. 
Aussi sont-elles, depuis quelque temps, dans Ic public et dans 








LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE DANS L’ASIE CENTRALE. 1207 


presse anglaise, l’objet des débats les plus animés. Peu de jours 
avant les vacances du Parlement, une interpellation était adressée, 
4 ce sujet, au chef du Foreign-office. Et si, aujourd’hui, le public, 
de l'autre cété du détroit, attache une grandeimportance au voyage 
du prince de Galles dans l’Inde, c’est qu’il compte que ce voyage 
aura des résultats politiques sérieux. Outre que la présence de |’hé- 
ritier de la couronne dans une colonie qui ne voit jamais ses sou- 
verains d'Europe, devra produire le meilleur effet, le prince et son 
entourage n’auront-ils pas une occasion favorable d’étudier de prés 
la situation du vaste empire anglo-indien, d’apprécier les dangers 
qui peuvent le menacer ct les mesures qui assureront le mieux le 
maintien de la prépondérance anglaise en Asic? 

Unc publication récente a contribué 4 accroitre encore l’attention 
que la nation anglaise donne 4 la question de 1’Asie centrale. Nous 
voulons parler du livre de sir Henry Rawlinson, intitulé : l’Angle- 
terre et la Russie en Orient‘. Sir Rawlinson, aujourd’hui l’un des 
membres du conseil de I’'Inde et le président de la Société géogra- 
phique de Londres, a été autrefois ministre plénipotentiaire a la 
cour de Perse. Egalement remarquable comme diplomate et comme 
géographe, il a étudié sur place et avec des documents que lui seul 
pouvait consulter, la situation de ]’Angleterre et de la Russie en 
Orient. Son livre abonde en informations que I’on trouverait diffi- 
cilement ailleurs, et 4 ce titre, il peut, selon le voeu de |’auteur, 
servir de manuel 4 ceux qui veulent « s’initier 4 la question de 
l’Orient. » Ajoutons que plusieurs: chapitres du volume, publiés 
précédemment dans des revues anglaises, contenaient alors, a l’en- 
droit des agissements de la Russie dans |’Asie, des prédictions qui 
se sont, en tout point, réalisées. On congoit donc l’autorité qui 
s’attache au nom de sir Henry Rawlinson, le soin avec lequel nos 
voisins étudient et discutent ses appréciations : on concoit surtout 
l’émotion quis’est emparée du public anglais, en présence des con- 
clusions de l’auteur qui demande que si la Russie se rapproche da- 
vantage de |’Inde, l’Angleterre, de son cété, fasse un pas en avant, 
alors méme qu'elle devrait, par la, s’attirer Vhostilité ouverte du 
czar. 

La France n’a pas a intervenir directement dans cette rivalité en- 
tre les deux nations qui convoitent empire de J’Asie. Elie n’en 
doit pas moins étudier et connaitre les principaux traits de la ques- 
tion. Comment, en effet, ne s’intéresserait-elle pas 4 tout ce qui 
peut affecter les relations des grandes puissances, surtout des deux 


4 4 vol. in-8. Londres, 1875, chez Murray, édit. 





1208 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE 


peuples dont l’accord, en vue du maintien de la paix en Europe, 
nous a déja préservés et peut nous préserver encore des plus graves 
complications ? 


Il est indispensable de rappeler d’abord en trés-peu de mots, ce 
qu’ont fait depuis trente ans, l’Angleterre et la Russie dans |’Ase 
centrale. 

Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour se rendre compte de 
la position que ces deux grandes puissances occupent en Ase. 
Aprés de nombreuses campagnes, rarement infructueuses, et sur- 
tout depuis la prise de Khiva, en 1873, les Russes sont devenus 
maitres de la plus grande partie du Turkestan et leur autorité s'é 
tend presque jusqu’a la frontiére septentrionale de |’Afghamstan, 
situé en dessous de ce pays. — D’un autre cdté, les Anglais, depuis 
qu'ils ont annexé le royaume de Punjab 4 leur immense empire de 
l’Inde, sont arrivés jusqu’éa la frontiére orientale de ce meme 
royaume d'Afghanistan. En un mot, l’Afghanistan, qui voit les 
Russes 4 sa téte et les Anglais a sa droite, est presque le seul ter- 
ritoire indépendant qui sépare les possessions asiatiques des deux 
peuples. Si nous ajoutons que ce territoire forme 4 peu prés U2 
carré de deux cents lieues de cété, il sera facile de mesurer la dis- 
tance qui s’étend entre les avant-postes des deux armées. 

Le mouvement qui pousse les Russes vers le sud-est, et les Ar- 
glais vers le nord-ouest de l’Asic, ne date pas d’hier. Bien des fois, 
depuis un siécle, les Anglais ont travaillé, souvent avec suctts, a 
accroitre leurs domaines, déja si vastes, de ]’Hindoustan. Quant aut 
czars, il faudrait remonter 4 cent cinquante ans en arriére, jusqué 
Pierre le Grand, et peut-étre au dela, pour retrouver les origines de 
leur politique de conquétes dans I’Asie centrale. Dés V’année 1701, 
parait-il, le khan de Khiva rendait hommage 4a la Russie, et # 
commencement de ce siécle, s’il faut en croire une brochure dug* 
néral Romanowski‘, le gouvernement russe cherchait déja |é 
moyens d’étendre sa domination dans le Turkestan, jusqu’a Bo 
khara-et 4 Kokand, pour garantir, contre Iles gouvernements bi 
- bares, la sécurité des commercants et des caravanes. Il y a lons- 
temps aussi que l’Angleterre a concu ses premiéres inquictudes, 3 


‘ Cette brochure, qui fit une certaine sensation, fut traduite en anglais,en git, 
par ordre du vice-roi de l’Inde.. 








DANS L’ASIE CENTRALE. 4209 


sujet des progrés de la Russie dans la direction des Indes. En 1838, 
le premier ministre ct le vice-roi des Indes, lord Palmerston et lord 
Auckland, « pris d’un accés de russophobie, » selon l’expression 
d’un publiciste anglais, envoyérent une armée dans |’Afghanistan : 
ils comptaient que ce pays, contraint 4 accepter leur alliance, peut- 
étre leur autorité, allait devenir le rempart de |’Inde contre les am- 
bitions moscovites. L’entreprise sembla d’abord réussir; mais elle 
aboutit bientét 4 un désastre. En 1842, aprés une soumission ap- 
parente de quatre ans, les Afghans, peuple fier et belliqueux, se 
soulevérent, chassérent de tous ses postes l’armée anglaise qui, 
poursuivie encore dans sa retraite, fut presque entiérement détruite. 
Ce grave échec affaiblit pendant longtemps le prestige britannique 
en Orient. — 

L’Angleterre ne chercha pas 4 prendre immédiatement sa revan- 
che par les armes: il lui parut plus utile et plus urgent d’affermir 
son autorité dans |’Inde, ou plusieurs souverains indigénes, dispo- 
sant encore de forces imposantes, songeaient 4 profiter de la vic- 
toire des Afghans pour ressaisir leur indépendance. Malgré la terri- 
ble révolte de I'Inde, en 1857, le gouvernement anglais est arrivé 
aujourd’hui au résultat qu’il ambitionnait : Oudh, Pegu, Sinde et 
les principautés indigénes ont perdu toute autorité effective et sont 
étroitement soumises 4 |’Angleterre ; le vaste et puissant royaume 
de Punjab, autrefois presque indépendant, et qui, avec ses armées 
nombreuses, bien disciplinées, commandées par des officiers euro- 
péens, constituait un danger permanent pour la puissance britan- 
nique, a étésoumis et annexé a l’empire anglo-indien, dont la fron- 
tiére nord-ouest, s’est trouvée, par la méme, reculée jusqu’a l’Afgha- 
nistan. Le gouvernement anglais ne s’est pas arrété la: état des 
troupes indiennes laissait 4 désirer : leur nombre a été accru, leur 
armement perfectionné. Les voies de communication étaient restées 
4 peu prés dans le méme état qu’a l’époque des victoires d’Alexandre 
sur Porus; des routes nouvelles ont été construites, les routes an- 
ciennes améliorées; enfin, diverses lignes de chemins de fer, ou- 
vertes entre les villes les plus importantes de I’Inde, permettraient, 
dans le cas peu probable d’une insurrection nouvelle, de transpor- 
ter rapidement des troupes sur les points menacés. 

Ainsi, depuis ses revers dans ]’Afghanistan, |’Angleterre s’est oc- 
cupée, avant tout, des affaires intérieures de l’Inde, et elle les a 
conduites avec autant d’activité que de succés. Elle a renoncé, d’une 
maniére presque absolue, & la politique agressive. Elle a cherché a 
nouer des relations diplomatiques avec les Etats voisins ; mais elle 
s’est abstenue de toute expédition armée et de toute guerre de con- 
quéte en dehors de 1’Inde. : 


4210 LA BUSSIE ET L’ANGLETERRE 


IT 


La politique moscovite, pendant ces mémes années, a été bien 
plus agressive. Les armées russes n’ont cessé de s’avancer dans le 
Turkestan, vers le sud-est de l’Asie, avec la force redoutable d'une 
marée montante, et en méme temps avec une lenteur qui semblait 
calculée pour ne pas exciter de trop vives alarmes. Jl est ulile de 
résumer briévement leurs principales conquétes. 

Ce fut surtout a partir de 4856, aprés la soumission complete et 
définitive des provinces du Caucase, situées entre la mer Noire et la 
mer Caspienne, que la Russie, débarrassée de tout souci de ce cite, 
puts’avancer librement vers l’Asie centrale, en poursuivant la con- 
quéte du Turkestan. Ainsi qu’on le verra sur une carte de I'Asie, le 
Turkestan, appelé aussi Tartarie, forme un vaste Etat, limité a l’ouest 
par la mer Caspienne, au nord par la Russie d'Europe et d’Asie, a 
l’est par la Tartarie chinoise, au sud par la Perse et |’Afghanistan. 
Dans l’intérieur du Turkestan, 4 quatre-vingts ou cent lieues de la 
mer Caspienne, est un immense lac qui porte lui aussi le nom de 
mer, la mer d’Aral, et recoit deux grands fleuves, a l’est le Sir ou 
Sihon qui arrose toute la partie orientale du Turkestan; au sud 
l’Amou-Jihon, appelé autrefois l’Oxus, qui traverse le sud-est de ce 
méme pays et le sépare, sur une partie de son parcours, de l'Afgha- 
nistan. La population du Turkestan, encore barbare et sur certains 
points nomade, est divisée en nombreux Etats ou khanats, obéis- 
sant 4 des chefs différents entre lesquels les guerres sont conti- 
nuelles. C’est dans ce pays que les armées russes ont fait tant de 
progrés depuis vingt ans. Traversant le fleuve Oural qui les sépa- 
rait dela Tartarie, et descendant vers le sud et le sud-est, elles ont 
successivement annexé a l’empire des czars la céte orientale de la 
mer Caspienne, et en outre unc immense bande de terre d’une éten- 
due de 1,400 milles au moins, qui va jusqu’aux avant-postes chi- 
nois. Une partie de ce territoire est, il est vrai, un désert sec et 
aride ; il s’y trouve, en revanche, des districts d’une grande ferti- 
lité, mais c’est surtout des cours d’eau et des deux mers Caspienne 
et d’Aral, devenues a peu prés des lacs russes, que le gouvernement 
du czar compte tirer parti. Déja une flotte, qui a été lancée sur js 
mer Caspienne, facilite singuliérement tous les transports entre la 
Russie d’Europe et les provinces nouvellement conquises. Ce n’est 
pas tout: une expédition scientifique a été chargée, tout récemment, 
d’explorer l’ancien lit ensablé de ]’Oxus, lequel se jetait autrefois 








DANS L’ASIE CENTRALE. 1244 


dans la mer Caspienne : le czar se propose de convertir cet ancien 
lit en un canal qui reliera ainsi la mer Caspienne avec la mer d’ Aral 
et l’embouchure actuelle de l’Oxus'. Si ce projet peut étre mis a 
exécution, comme on le prévoit déja; le Volga, la mer Caspienne, 
le nouveau canal, la mer d’Aral et l’Oxus formeront une ligne non- 
interrompue de communications par voie d’eau entre le centre de 
empire russe ct les confins de |’Afghanistan. Il est inutile d’insis- 
ter sur l’importance de ces voies de transport au point de vue de 
l’essor du commerce russe en Asie. — D’ailleurs, les voies de com- 
munication terrestre ne préoccupent pas moins que les autres, le 
gouvernement du czar. Des routes nouvelles sont tracées ou déja 
ouvertes dans les provinces annexées du Turkestan. Enfin plu- 
sieurs voices ferrées sont commencées et leur exécution est pour- 
suivie avec cette activité fébrile dont les Américains, lors de la con- 
struction. du chemin de fer du Pacifique, avaient seuls jusqu’ici 
donné |’exemple. Deja le réseau est construit, d'un cdété, jusqu’a 
Tiflis, dans les provinces du Caucase, de l'autre, jusqu’a Orenbourg, 
situé sur la fronti¢re nord du Turkestan; et dans peu d’années, 
sans doute, il se prolongera jusqu’é Tashkand et 4 Samarkand, 
traversant ainsi, dans sa plus grande longueur, le Turkestan tout 
entier.— Il y a, dans ces divers projets, une largeur de conception 
et unc hardicsse dont les Russes ont bien le droit d’étre fiers. 

En somme, le gouvernement moscovite poursuit 4 la fois, et 
avec un égal succés, la conquéte de nouveaux territoires et l’affer- 
missement de son autorité dans ceux qu’il a déja soumis. Dés qu'une 
province est annexée a l’empire, 11 s’applique aussitét 4 la pacifier, 
a y assurer la liberté des communications et le dévcloppement du 
commerce. En méme temps, 1] pousse sans cesse devant lui l’avant- 
garde de ses armées, prenant successivement Tashkand, Khojend, 
Samarkand. A l’est, une dépéche récente annonce que ses troupes, 
attaquées par des guerriers de Khokhand, vont occuper ce Khanat. 
Au sud, des victoires qu’on n’a pas encore oubliées, ont conduit les 
forces russes jusqu’a Khiva et Bokhara ; aujourd’hui elles se sont 
avancées au dela de ces villes et sont maitresses d’une grande partie 
du cours de |’Oxus. Si la marche du czar n'a pas été plus rapide, 
e’est, sans doute, qu’il a tenu a4 ménager les susceptibilités de 
l’Angleterre. Mais le jour ou il le voudra, il arrivera jusqu’a Merv ect 
occupera cette ville, située 4 la fois sur les frontiéres de |’Afghanis- 
tan et de la Perse. 


{ Voir la Revue des Deux Mondes du 1" aodt 1875. 


95 Sepremsnz 1875. 78 





4242 A RUSSIE ET L’ANGLETERRE 


Ii 


Telle est la situation actuelle : d'une part, Angleterre qui reste 
dans les limites de son empire de |'Inde et s’occupe seulement aen 
dévclopper la prospérité; d'un autre cdété, la Russie qui s’avance 
sans cesse vers le sud-est, dans la direction de ]’Hindoustan, dont 
un seul pays, l’Afghanistan, la sépare aujourd’hul. 

Pendant un certain temps, l’Angleterre — gouvernée alors par 
les hommes de l’école de Manchester, et soucieuse avant tout d'én- 
ter les complications qui pouvaient entraver son essor industnel — 
a fermé les yeux sur les progrés de la Russie, et affecté de n'y plus 
rien voir de menacant pour sa puissance. Il n’en est plus de méme 
aujourd’hui : la grande majorité du public s’est de nouveau émue, 
et partout, comme on |’a dit, dans la presse, dans le Parlement, 
dans le livre de sir Rawlinson et dans d’autres publications, les 
mémes questions sont posées. L’Angleterre peut-elle tolérer plus 
longtemps les progrés de la Russie ? 

Ce quia fait sortir le peuple anglais de son indifférence, ct alarmé 
plus d'un homme d’Etat, c’est moins encore 1’étendue et la rapidite 
des conquétes russes, que linutilité des promesses. faites par le 
gouvernement du czar, lorsqu’on lui demandait & quclles limites 
s’arréteraient ses armées. 

En effet, chaque victoire des Russes, en Asie, a presque toujours 
été suivie de dépéches diplomatiques et de déclarations qui affir- 
maicnt — ou paraissaient affirmer — que la Russie ne s'avanceralt 
pas plus loin ; et, peu de temps aprés ces déclarations, on appre 
‘ nait cependant de nouveaux progrés des armées russes. Si ]'Angle- 
terre hasardait quelques observations, il lui était répondu quelle 
avait mal compris les paroles ou les intentions du czar. — Ici les 
exemples sont faciles 4 donner. Il y a quelques années, le cabinel 
anglais, dans ses communications diplomatiques avec la Russie 
avait insisté sur la nécessité de neutraliser une zone de terrains éf- 
tre les possessions des deux puissances : les réponses de la Russie 
semblaient favorables 4 cet arrangement; mais bientdt le czar fl 
entendre que, tout en trouvant l’idée fort belle en théorie, il ne 
croyait pas que ce fit 14 un moyen pratique de résoudre les difi- 
cultés existant entre les deux gouvernements. — Plus récemmell 
encore, en 1872, lorsqu’on apprit la marche des troupes russé 
sur Khiva, l’Angleterre et l’Inde s’émurent et firent timidement quel- 
ques questions sur les projets de la Russie. Celle-ci répondit qu'elle 


DANS L'ASIE CENTRALE. 1213 


n’avait pas l’intention d’occuper Khiva d'une fagon permanente. La 
réponse du czar était sincere, on n’en saurait douter. Cependant 
les circonstances furent plus fortes, parait-il, que la volonté impé- 
riale. Khiva une fois pris, les troupes russes y restérent, et le czar 
expliqua qu'il ne pouvait pas, aussi facilement que 1l’Angleterre 
dans la guerre d'Abyssinie ou dans celle des Ashantees, échapper 
aux conséquences et aux responsabilités engendrées par la. con- 
quéte. — Non-seulement la Russie garda Khiva et se fit céder la 
souveraineté sur tout le khanat, mais elle laissa bientdt parler 
de ses projets d’aller en avant et de marcher sur Merv. 

C’est donc de cette incertitude sur les intentions réelles de la 
Russie que sont nées les inquiétudes de l’Angleterre, inquiétudes 
dont sir Rawlinson, dans son récent ouvrage, s’est fait si vivement 
linterpréte. Une fois arrivées sur les frontiéres de 1’Afghanistan, 
les armées russes, a-t-il dit, pénétreront bien vite dans ce pays, . 
prendront Balk, Herat, etc., ou, tout au moins, elles entameront 
avec l’émir de Caboul des relations qui le transformeront prompte- 
ment en vassal du czar. D’une facon ou de l'autre, la Russie devien- 
dra mattresse de ]’Afghanistan, « véritable Suisse musulmane, » qui 
contient tous les défilés par lesquels une armée peut franchir la 
frontiére indienne, et qui a été, de tout temps, le grand chemin des 
invasions dans |’Inde. — Ceux-la mémes qui necraignent pas l’entrée 
des troupes russes dans le royaume de Punjab s’effraient encore, 
pour un autre motif, des progrés de la Russie. Le jour, disent-ils, 
ot celte puissance aura fait reconnaitre son autorité ou son in- 
fluence dans |’Afghanistan, supposons: qu'un conflit éclate en Eu- 
rope, et que le czar ait dans ce conflit des intéréts opposés 4 ceux 
de l’Angleterre. Qu’arrivera-t-il alors? Voisine de nos sujets asiati- 
ques, la Russie pourra aisément soulever ceux qui détestent notre 
domination et mettre 4 profit nos embarras dans )’Inde pour régler 
4 sa guise les affaires d'Europe. 

ll y a tout lieu de penser que ces inquiétudes du public anglais 
seront entretenues et ravivées plus d’une fois encore par de nou- 
veaux progrés de la Russie dans l’Asie centrale. En effet, plus on 
étudie la politique extérieure de cette puissance ct les motifs qui 
linspirent, plus on acquiert la conviction qu'elle cherchera encore 
dans l’avenir, comme elle I’a fait dans le passé, 4 étendre sa domi- . 
nation et 4 pousser ses armées vers le Sud. li n’est pas inutile d’in- 
sister sur.ce point et de montrer.comment tous les intéréts, tous les 
instincts de la Russie la poussent sans cesse 4 de nouvelles con- 
quétes en Orient. 

D'abord la nation russe, encore profondément chrétienne, portée 
a faire de la propagande religieuse, et ennemic acharnée de tous les 


1214 LA RUSSIE ET L'ANGLETERRE 


peuples qui ne sont pas chrétiens, applaudira toujours a l’annexion 
de nouveaux Etats barbares, espérant que le christianisme y péné- 
trera derriére les armées du czar. Le sentiment religieux, selon la 
juste remarqued’un publiciste anglais, est encore aujourd'hui, pour 
la Russie, une grande force politique dont les nations occidentales 
ont le tort d’ignorer Pexistence ou de ne pas assez tenir compte. 

L’intérét commercial de la Russie lui commande, aussi bien que 
l’intérét religieux, de reculer de plus en plus les limites de ses pos- 
sessions d'Orient. L’industrie russe est encore, sur beaucoup de 
points, 4 l'état d’enfance, et ses produits ne pourraicnt lutter avec 
ceux des peuples de |’Occident. Pour permettre 4 l'industrie natio- 
nale de se dévclopper, le régime protecteur existe encore en Russie: 
de fortes taxes frappent les marchandises importées et protégent les 
produits russes, sur tous les marchés du pays, contre. la dange- 
reuse concurrence de l'industrie francaise, allemande ou britan- 
nique. Q1, chaque annexion nouvelle recule les limites des douanes 
russes et assure de nouveaux marchés a l’industrie nationale. On 
comprend, dés lors, pourquoi les conquétcs de ta Russie sont aussi 
populaires parmi les commergants que parmi les militaires ou les 
popes, et pourquoi Ja bourgeoisie moscovite supporte volontiers les 
accroissements d’impéts que les guerres en Asie ont tant de fois 
nécessités. 

Encore un point a noter : ce qui a toujours manqué a la Russie, 
c’est le voisinage de mers sur lesquelles la navigation fat possible 
pendant toute l’année. Une notable partie de son immense territoire 
est bornée par d’autres Etats : les mers qui forment sa frontiére du 
nord, en Europe et en Asie, restent glacées pendant des hivers in- 
terminables. La mer Caspienne n’est qu’un vaste lac; sur la mer 
Noire, of les tempétes sont d’ailleurs fréquentes, la navigation 
russe, limitée pendant longtemps par le.traité de Paris, est encore 
génée dans une certaine mesure par la présence d’une puissance 
étrangére qui occupe les deux cdtés du détroit des Dardanelles. 
C’est a l’ouest seulement que la Russie a obtcnu, aprés un siécle 
d’efforts, des ports sur la mer Baltique, et encore, de ce cété, la na- 
vigation n’est-elle pas toujours facile. On voit quel intérét elle 
trouverait, pour le développement de son commerce et de sa ma- 
rine, 4 étre, vers le midi, riveraine d’une mer ow tous les batiments 
pussent toujours librement naviguer. C’est le but qu'elle cherche a 
atteindre avec une persévérance infatigable depuis le régne de 
Pierre le Grand : c’est 14 le secret de ses efforts réitérés pour la 
possession de Constantinople. En Asie, elle est encore assez lon 
sans doute d’une mer; comment ne calculerait-elle pas cependant 
que plus elle s’avancera vers le sud, plus elle se rapprochera de la 








DANS L’ASIE CENTRALE. 4215 


mer d’Arabie ot: elle pourra posséder un jour des ports de com- 
merce? Ce résultat sera long 4 atteindre, mais la Russie n’a jamais 
reculé devant « le long espoir et les vastes pensées. » Son plan une 
fois arrété, elle en poursuit la réalisation sans reldche ct sans dé- 
couragement. 

Alors méme qu’aucun de ces motifs n’engagerait la Russie a 
poursuivre ses conquétes, on pourrait dire que, pendant longtemps 
encore, elle sera presque forcée de marcher en avant. En effet, 
lorsque des peuples civilisés et forts sont voisins d’un pays bar- 
bare, il y a comme une loi physique qui Ics pousse 4 faire toujours 
de nouvelles conquétes, afin de garantir la sécurité des anciennes. 
C’est 1a un fait sur lequel insistait déja, il y a plus de dix ans, le 
prince Gortschakoff, dans une dépéche diplomatique écrite en ré- 
ponse aux observations de l’Angleterre : « La situation de la Russie 
dans ]’Asie centrale, disait-il, est celle de tous les Etats civilisés qui 
se trouvent en contact avec des populations errantes et 4 demi sau- 
vages, sans rien de fixc dans leur organisation sociale. En pareil 
cas, l’intérét de la stireté des frontiéres et des relations commer- 
ciales exige que I'Elat le plus civilisé exerce une certaine prépondé- 
rance sur des voisins que leurs habitudes nomades et leur humeur 
remuante rendent fort incommodes. On a de plus des agressions et 
des brigandages 4 réprimer. Pour y mettre un terme, on se voit 
contraint 4 réduire la population frontiére 4 une sujétion plus ou 
moins directe. Mais 4 peine a-t-clle pris des habitudes plus paisibles 
qu'elle se voit exposée, 4 son tour, aux attaques de tribus plus 
éloignées. L’Etat est obligé de la protéger contre le pillage et de cha- 
tier les pillards... Si on se borne a punir les pillards et qu'on se 
retire, la lecon est bientdt oubliée et la retraite est attribuée a la 
faiblesse. Or, les peuples de }’Asie en particulier ne respectent que 
la force visible et palpable... » | 

Cette nécessité de pousser toujours ses armécs en avant, pour 
réprimer les brigandages commis sur les frontiéres, sert sans doute 
les projets et les intéréts des czars : elle n’en existe pas moins, l’ex- 
périence 1’a maintes fois prouvé. On peut donc affirmer que la Russie 
continuera, comme par le passé, 4 combattre et 4 soumettre, l’une 
aprés l'autre, les peuplades barbares ou 4 demi barbares qu’elle 
trouve sans cesse devant elle en Asie. 

Tous les Russes, on l’a déja dit, sont d’accord pour réclamer 
l’extension continue de leurs frontiéres d’Asie. La scule question 
qui les divise est celle de savoir 4 quel moment et avec quelle 
rapidité il convient de procéder 4 de nouvelles conquétes. Sur ce 
point, deux partis existent en Russie. L’un, — le moins nombreux, 
mais qui a, parait-il, le czar actuel 4 sa téte, — estime qu'il faut 














4216 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE 


attendre un peu avant de commencer de nouvelles expéditions qui, 
faites immeédiatement, pourraient donner lieu 4 des complications 
diplomatiques ou 4 des embarras financiers. L’autre est d'avis que 
- la Russie doit poursuivre, dés 4 présent, le cours de ses succés; 
c’est l’opinion de tous les militaires et aussi de la classe moyenne, 
des commergants dont on a expliqué plus haut le gout pour les 
annexions et les conquétes. 

En dehors de cette question d’opportunité, le voeu de toute la 
-nation, sans distinction de classes, est pour les progrés continus 
de la puissance russe en Orient. C’est un veeu auquel, tét ou 
tard, le gouvernement du czar voudra donner de nouvelles satis- 
- factions. 


lV 


Mais ici revient Ia question qui préoccupe si vivement sir Rawhin- 
son et l’opinion publique anglaise : l’Angleterre est-elle menacée 
- par les progrés de la Russie? Devra-t-elle un jour arréter sa marche? 
Si son intérét le lui commande, quand et comment devra-t-elle 
le faire? 

Quelques hommes politiques, surtout parmi les membres du 
parti whig, persistent seuls dans leur confiance absolue, et conti- 
nuent 4 soutenir que l’Angleterre, n’étant pas menacée par la 
- Russie, ne doit rien faire ponr arréter ses conquétes. D’apres eur, 
on ne pense qu’a applaudir aux pfrogrés de la Russie qui sont Jes 
progrés de la civilisation sur la barbarie. La Russie s’arrétera 
d'elle-méme, le jour ou, au lieu de rencontrer devant elle des peu- 
plades sauvages et indisciplinées, elle se trouvera en présence d'un 
gouvernement fort et civilisé comme |’Angleterre, capable de répn- 
mer et de punir toute attaque contre ses frontiéres. Si, contre toute 
probabilité, la Russie, arrivée aux portes de l’Inde, attaque un jour 
ou menace l’Angleterre, celle-ci sera assez forte pour se défendre : 
l’affermissement de son autorité dans l’Inde, la construction de 
nombreuses routes et voies ferrées permettant de réunir promple- 
ment, sur un point donné, toutes les troupes de |'Inde, sont, pour 
l’Angleterre, autant de motifs de se rassurer. Enfin, ajoute-t-on, les 
armées russes ne sont pas encore 4 Merv : le jour ot elles occupe- 
raient cette ville, elles seraient encore 4 prés de deux cents licues 
- de la frontiére occidentale de 1’Inde. Pour y arriver elles devraient 
se rendre maitresses de |’Afghanistan, et l’Angleterre sait par une 
cruelle expérience, combicn il est difficile de soumettre ce pays et 





DANS L'ASIE CENTRALE. 4217 


de s’y maintenir. On peut donc étre assuré que la Russie ne sera pas, 
d’ici & bien longtemps, voisine de l’Inde, ct il est méme douteux 
qu'elle puisse jamais le devenir. Tel a été, dans ces derniers temps, 
le langage de certains recueils ou Journaux importants‘, dont les 
articles, on le devine sans peine, ont été reproduits avec empresse- 
ment et avec éloges par les feuilles russes. 

En face de ces partisans de la confiance absolue, toujours dispo- 
sés 4 « laisser faire, » il est, on le sait déja, d’autres hommes poli- 
tiques qui croient le momcnt venu de poser enfin une digue aux 
ambitions de la Russie. Telles sont les conclusions du livre de sir 
Rawlinson : Si la Russie essaie d’occuper Merv, l’ancien ambassa- 
deur en Perse estime que cette tentative doit étre regardée par 
l Angleterre comme un casus belli, et réprimée par les armes. Au 
cas ot le gouvernement anglais reculerait devant une guerre immé- 
diate avec la Russic, 11 devrait tout au moins faire avancer ses 
troupes dans l’Afghaniston, occuper Herat, Candahar et élever, 
dans l'intérieur de ce pays, pour protéger le royaume de Punjab, 
une ligne de forteresses qui deviendrait la véritable limite politique 
de l’Inde. 

Sans s’associer 4 la confiance de ceux qui ne voient rien a 
craindre et rien a faire, la majorité du public anglais parait peu 
disposée 4 suivre, jusqu’au bout, les conseils de sir Rawlinson. 
Quoi de plus redoutable en effet qu’une guerre avec la Russie? De 
l’Asie centrale, cette guerre ne s’étendrait-elle pas bientét en Eu- 
rope, ou elle prendrait promptement les plus vastes proportions? 
Et quel scrait le motif de cette guerre? C’est que les Russes auraient 
pris Merv, et occupé une ville de plus dans le Turkestan. Mais 
alors, pourquoi avoir souffert qu’ils prissent Khiva et les trois 
quarts du Turkestan? Sir Rawlinson et ses partisans objectent qu’il 
faut @ tout prix empécher la Russie de s’approcher de 1’Hindoustan ; 
car le simple voisinage de cette puissance donnerait des velléités 
de révolte aux sujets indiens encore imparfaitement soumis. Mais, 
ce danger de révolte ne serait-il pas bien plus menacant, le jour ot 
la Grande-Bretagne, lancée dans une guerre contre le czar, serait 
obligée, pour soutenir la lutte, de diminuer toutes ses garnisons 
dans I'Inde et d’utiliser hors des frontiéres toutes les forces qui 
servent actuellement 4 contenir les Indiens? 

Si l’Angleterre a les motifs les plus graves pour ne pas attaquer 
la Russie, doit-elle au moins, pour assurer sa frontiére de l’ouest, 
s’avancer dans |’Afghanistan, occuper Herat et d’autres villes du 


‘ Voir notamment, dans |’Edinburg Review de juillet 1875, un article sur la 
Russte et (Angleterre en Orient. 


1218 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE 


pays, avec le consentement ou malgré la résistance de |'émir de 
Caboul? Ici, encore, les plus graves objections s’élévent, dans l’es- 
prit des Anglais, contre les conseils de sir Rawlinson. D'abord, la 
Russie verrait, sans doute, unc déclaration de guerre indirecte, 
dans cctle occupation armée de l’Afghanistan que |’Angleterre 
ne pourrait accomplir sans violer les traités qu’elle a signés, il y 
a vingt ans, avec le czar’. En supposant méme que ce dernier 
ne vit pas un casus belli dans la marche des troupes anglaises sur 
Herat et Candahar, la proposition de sir Rawlinson aurait encore le 
Jéfaut d’étre 4 peu prés impraticable. On a déja parlé plus haut de 
lAfghanistan, pays élevé au-dessus du niveau de la mer, qui, a 
part quelques plaincs étendues et ‘fertiles le long de la riviere de 
Caboul, n’est, partout ailleurs, qu’un assemblage de montagnes 
fort hautes, de vallées profondes, étroites et rocailleuses. La, comme 
en Suisse, la nature présente les plus frappants contrastes, le cl 
mat glacé des pdles 4 cété des chaleurs de l’équateur *. L’ Angleterre 
a déja ¢prouvé, en 1842, combien une expédition était périlleuse 
dans un semblable pays ou il n’y a pas de routes, sauf le Iit des 
torrents (quand ils sont 4 sec), et quelques sentiers, praticables 
seulement pour les montagnards. Mais, il est bien moins difficile 
encore d’occuper le pays que d’y asseoir sa domination. Sur ce 
point, il faut se garder de comparer |'Afghanistan aux plaines du 
Punjab et du Turkestan ov les Anglais, d'une part, les Russes, de 
l'autre, ont facilement établi leur autorité. Fiers, belliqueot. 
ennemis de |’étranger, surtout de l’Angleterre depuis |’expédition 
de 1842, les Afghans se souléveraicnt une seconde fois contre leurs 
nouveaux maitres, et ceux-ci seraient, d’un autre cété, harcelés 
sans cesse par des tribus 4 peu prés indépendantes, qui habiten! 
les montagnes, le long de la frontiére du. Punjab, et sont connues 
pour leurs habitudes de pillage et de combats incessants. le 
gouvernement anglais, pour se maintenir dans ce pays, devwall' 
entretenir a perpétuité et 4 grands frais, une forte armée compre 
nant !’élite de ses soldats asiatiques. Enfin, au point de vue diplo- 
matique, que de complications et de difficultés avec la Russie du 


1 Ces traités datent de 1855 et de 1857; le premier contient lengagemedl. 
de la part du gouvernement indien, de respecter les territoires de ]’Afghanistan 
qui étaient alors au pouvoir de l’émir. Le traité de 1857 oblige le gouvernemel! 
de I'Inde 4 regarder les possessions de I’émir, dans le Balk, comme faisant parte 
de l'Afghanistan. — De son cété, aprés trois années de négociations, la Russe? 
consenti A reconnattre formellement la ligne de l'Oxus comme la vraie fronber 
de l’Afghanistan au nord. 

Plusieurs clauses de ces traités manquent de netteté, surtout en ce qui Cor 
cerne les obligations de Ja Russie. 

2 V. Gazetteer of the World, vol. XII, p. 65. 








DANS L’ASIE CENTRALE. 1219 


cété de la frontiére nord! L’Angleterre, bien qu’elle n’eut pas d’au- 
torité sur ]’émir de Caboul, et ne put diriger sa politique, devien- 
drait responsable de tous les actes de ce prince qui pourratent nuire 
au czar ou lui déplaire. — En résumé, !’occupation d'une partic 
de l’Afghanistan, en la supposant possible, serait une cause d’affai- 
blissement et une source d’embarras perpétuels pour le gouverne- 
ment anglais. 

Quelques diplomates russes et anglais ont proposé, on le sait, 
un autre moyen de prévenir tout danger de conflit entre les deux 
grandes puissances : pour cela, ont-ils dit, il suffirait d’établir une 
« zone neutre, » comprenant, par exemple, les Etats de I'émir de 
Afghanistan et de quelques-uns de ses voisins : ces Etats forme- 
raient, entre les possessions de la Russie et de |’Angleterre, un ter- 
ritoire indépendant, sur lequel ni l’une, ni l’autre des deux puis- 
sances ne pourrait s’avancer. — Cette solution passe pour avoir 
obtenu, dans le principe, de hautes adhésions; aujourd’hui, on en 
comprend les inconvénients. Une zone neutre et indépendante, 
composée d’Etats semi-barbares et indisciplinés, ne saurait jamais 
étre une barriére sérieuse pour une puissance civilisée et forte. 
Celle-ci éprouvera strement, et 4 fréquentes reprises, de la part 
des habitants de cette zone, quelque dommage, quelque acte de 
violence, et si, comme la Russie, elle est portée 4 aller en avant, 
elle aura les prétextes les plus plausibles pour s’avancer sur la 
zone meutre. Que pourra dire la grande puissance située de l'autre 
coté de cette zone, l'Angleterre, dans notre hypothése? Rien abso- 
lument : n’ayant aucune action sur le territoire ncutralisé, aucun 
moyen de faire rendre justice 4 la Russie, elle ne saurait lui repro- 
cher de prendre des mesures pour garantir sa sécurité. 

Mais si la masse du public anglais écarte, comme dangereuses 
ou peu pratiques, les solutions dont il vient d’étre parlé, si, d’un 
autre cdté, elle se sent inqui¢te des progrés de la Russie, que 
veut-elle donc faire pour préserver de toute atteinte le prestige et 
l’autorité britanniques en Oricnt? Ici, elle éprouve un certain em- 
barras, et se dit, sans doute, en elle-méme, qu’il est plus facile de 
voir le danger que de l’écarter; cependant, ses principaux organes 
indiquent quelques-uns des devoirs qui s’imposent, dés 4 présent, 
au cabinet anglais et au vice-roi des Indes. 

Le gouvernement anglais doit, comme par le passé, rester sur 
la défensive, cela est convenu; mais cette attitude n’implique pas 
une politique molle et inactive. Ce que les armes anglaises ne doi- 
vent pas tenter, la diplomatie anglaise peut l’essayer et doit ]’ac- 
complir. 

La premiére tache qui incombe aux hommes politiques anglais 


1220 LA KUSSIE ET L'ANGLETERRE 


est de connaitre, mieux qu’ils ne ]’ont fait jusqu’alors, la géogra- 
phie exacte, les intéréts, les besoins, les tendances des divers Etats 
de l’Asie centrale, tels que la Perse, surtout l'Afghanistan et le 
Beloutchistan, qui sont limitrophes de l’empire indien : |'Angle- 
terre, sans doute, ne cherchera pas a restreindre l’indépendance 
de ces dernicrs Etats; mais elle s’efforcera sans relache, par les 
voies pacifiques, d’obtenir, chez eux, plus d’influence qu’aucune 
autre puissance européenne. Or tclle n’est pas, Jusqu’a présent, sa 
situation chez les Afghans, qui témoignent une préférence marquée 
aux Russes, et dont l’émir, Shir Ali, a destitué du gouvernement 
d’Herat et incarcéré son propre fils, Jacub Khan, coupable d’avoir 
été soutenu par l’Angleterre. Mais la persistance de cette antipa- 
hie contre les Anglais, qui date d’avant 1838, est-elle Stonnante, 
quand on songe que l’Angleterre n’a aujourd’hui d’autre repré- 
sentant, prés de ]’émir de Caboul, qu’un gentilhomme, d'origine 
afghane? Ce dernier, sans doute, a donné des preuves de dévoue- 
ment aux intéréts anglais, mais il a si peu la position et l’autorité 
dues 4 un représentant de la puissance britannique, qu'il ne peut 
obtenir ni envoyer 4 son gouvernement, dans les affaires impor- 
tantes, aucune information confidentielle. Il faudrait, au plus tét, 
le remplacer par un officier anglais distingué, qui edt la confiance 
du vice-roi de |’Inde et sit gagner celle de l’émir de Caboul. — 
Déja, le précédent gouverneur des Indes, lord Mayo, avait, par 
une conduite habile, réussi 4 modifier les dispositions de lémir a 
son ¢gard : il importe de revenir 4 cette politique, et d'amé- 
liorer, au plus vite, les relations du gouvernement anglais avec la 
cour de Caboul. 

Avant tout, l’Angleterre doit avoir de fréquents entretiens diplo- 
matiques avec la Russie, .sur toutes les questions concernant leurs 
intéréts réciproques en Orient. Que tous les points qui pourraient 
faire naitre des conflits soient réglés par des trailés. Ainsi que le 
faisait remarquer récemment la Quarterly Review', les conférences 
qui ont eu lieu autrefois, entre lord Clarendon et le prince Gorts- 
chakoff, 4 Heidelberg, ont laissé place 4 des malentendus qu'il 
importe de dissiper. Pour n’en citer qu’un exemple, il a été con- 
venu, entre les deux puissances, que, pendant une partie de son 
cours, l’Oxus servirait de limite septentrionale 4 l’Afghanistan, et 
qu'ensuite, la frontiére se prolongerait vers l’ouest, depuis l’en- 
droit ou la route de Balkh 4 Bokhara traverse l’Oxus, jusqu’a la 
frontiére de la Perse, prés de Sarak. L’expérience a prouvé que ces 
limites n’étaient pas suffisamment définies : or, il y a un 


‘ V. the Quarierly Review, april 1875, p. 602. 


DANS L'ASIE CENTRALE. 1224 


intérét 4 les mieux déterminer, 4 séparer nettement le territoire 
-afghan du pays des Turcomans, afin que les Afghans ne soient plus 
impliqués dans les conflits que les Turcomans peuvent avoir avec 
-la Russie ou la Perse. Ce point, comme beaucoup d’autres, doit 
faire objet de nouvelles conventions diplomatiques : mais sur- 
tout, ajoute la Quarterly Review, que le gouvernement anglais, 
lorsqu’il fera ces nouvelles conventions, se défie de clauses, telles 
qu'il en a été admis plus d’une fois, qui liaicnt l’Angleterre, sans 
licr également la Russie! . 


V 


Ainsi, éviter une guerre avec la Russie, mais agir énergiquement, 
par la voie diplomatique, pour accroitre l’influence de |’Angleterre 
en Orient; régler 4 l’amiable avec le czar toutes les questions rela- 
tives a l’Asie centrale ; telles sont, aux yeux de la plupart des hom- 
mes politiques anglais, les maximes qui doivent diriger la politique 
du cabinet britannique. 

On l’a dit plus haut, la France n’a pas a intervenir directement 
dans cette rivalité entre l’Angleterre et la Russie. Le temps n’est 
plus, malheureusement, ot la France, maitresse de colonies impor- 
tantes dans l’Inde, avait le droit de faire écouter sa voix, en Asie 
- comme en Europe; la politique aveugle de Louis XV et deson frivole 
entourage a anéanti, au profit de l’Angleterre, notre influence dans 
‘la mer des Indes. Néanmoins nous ne saurions étre indifférents a 
l’attitude que prennent, l’un vis-d-vis de l’autre, les deux gouver- 
-nements russe et anglais; maintenant surtout que nous sommes si 
fortement intéressés au mainticn de la paix européenne, nous ne 
saurions faire trop de veeux pour que le cabinet britannique con- 
tinue a repousscr les conseils de sir Rawlinson, et persiste dans sa 
politique pacifique 4 l’égard de la Russie. 

Rien de plus naturel, sans doute, de la part de l’Angleterre, que 
de travailler par les moyens diplomatiques au mainticn de son au- 
torité ct de sa sécurité en Orient : aujourd’hui, plus que jamais, 
Inde est un des organes vitaux de l’empire britannique, et on com- 
prend sans peine que le gouvernement de la reine s’inquiéte de tout 
ce qui pourrait, — méme dans un lointain avenir, — étre une 
cause d’affaiblissement ou de trouble pour cette grande colonie. 
Mais, encore une fois, toutes les difficultés qui surgissent ou surgi- 


4222 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE 


ront entre l’Angleterre et la Russie, peuvent et doivent étre réglées 
par des explications franches, par des conventions diplomatiques. 
Ces deux puissances ont autre chose a faire que de se quereller 
pour la possession de tel ou tel Jambeau du territoire asiatique; 
elles ont une grande tache a remplir, l'Asie a civiliser : Vceuvre 
est immense, et ce n'est pas trop de leurs forces combinées pour 
l’accomplir. 

Nous n’exagérons rien en pariant de la nécessité de civiliser 
Asie, au moins ]’Asie centrale. Peu de personnes se doutent de 
l'état de barbarie dans lequel elle est encore plongée. Quelques dé- 
tails 4 ce propos sont nécessaires. Le Turkestan et les Etats voisins, 
d’ou tant de hordes sont venues fondre sur l'Europe, depuis I'épo- 
que des grandes invasions barbares jusqu’a celle de Timour, ne 
firent plus parler d’eux pendant les siécles suivants, et il va peu 
d’années encore, la plupart des Européens ne les connaissaient que 
de nom et auraient pu, 4 grand’peine, marquer leur place sur la 
carte d’Asie. Aujourd’hui la Iumiére est faite sur ccs immenses 
pays, surtout sur le Turkestan. Les armées russes, aprés plusieurs 
années de guerrcs incessantes, ont appris 4 les connaitre. En méme 
temps, de courageux voyageurs, ne reculant pas devant les dangers 
d’une pareille entreprise, ont parcouru en tous sens la Tartarie, 
comme la Perse et l’Afghanistan, ont séjourné dans les principales 
villes, et nous ont décrit soigneusement, dans d’intéressants récits, 
la géographie, les meeurs, les institutions de tous ces Etats de I'Asie 
centrale. — Parmi ces récits, l’un des plus curieux et des plus 
complets est, sans contredit, celui qu'a publié, il y a dix ans scule- 
ment, M. Arminius Vambéry, aprés avoir traversé, sous le déguise- 
ment d’un derviche, la Perse, les Khanats de Khiva, de Bokhara, de 
Samarkand, et tout le grand désert Turcoman'. I faut lire ce vo- 
lume en entier pour savoir ce qu’était le Turkestan avant les con- 
quétes des armées moscovites, et quelles sont encore, partout ov 
autorité russe n’est pas solidement assise, l'indiscipline, la 
cruauté, la barbarie des tribus turcomanes. M. Vambéry est d’au- 
tant moins suspect d’exagération, que, n’aimant pas les Russes, i] 
est porté plutot 4 dissimuler qu’a grossir les avantages de leur in- 
tervention. 

li va sans dire que, partout ot le czar n’a pu encore |’interdire, 
l’esclavage existe en Tartarie. Les hordes les plus voisines de laPerse 


‘ Voir, dans le Correspondant du 25 septembre 1865, l’analyse du récit de M. Yam- 
béry, par M. E. Jonveaux. — Ce récit, intitulé Voyages d’un faux derviche dans! Asie 
centrale, a été traduit en francais par M. Forgues. Paris 1865, Hachette, édit. 





DANS L'ASIE CENTRALE. 4993 


font sans cesse des incursions dans ce pays, pour piller les villages 
incapables de se défendre, enlever les troupeaux et emmener pri- 
sonniers les habitants qu’ils vendent ensuite comme esclaves. Veut- 
on savoir quels sont les traitements infligés 4 ces malheureux Per- 
sans? M. Arminius Vambéry a pu nous les décrire en connaissance 
de cause; car pendant son séjour prés des frontiéres de Perse, « il 
ne se passait pas une nuit, sans qu’un coup de fusil annoncat l’ar- 
rivée de quelque bateau-pirate chargé de butin. » Il nous raconte 
que, chaque matin, malgré ses efforts « pour se bronzer sur ces 
impressions, » son coeur saignait en contemplant les pauvres Per- 
sans aux prises avec les premiéres tortures de la captivité. Qu’on 
essaie, dit-il, de se figurer ce que doivent étre les angoisses d’un 
villageois persan, — fut-il le plus pauvre de sa race, — lorsque vic- 
time d’une surprise nocturne, il se voit arraché 4 sa famille, et ar- 
rive, souvent couvert de blessures, chez ses ravisscurs. On lui enléve 
ses vétements pour le couvrir de haillons qui le laissent & moitié 
nu. Les entraves dont il est chargé meurtrissent ses chevilles endo- 
lories et lui infligent 4 chaque pas une souffrance nouvelle ; pen- 
dant les premiers temps de sa captivité, on le soumet a la diéte la 
plus rigoureuse. La nuit, pour prévenir toute tentative d’évasion, 
on charge aussi son cou d’un anneau de fer fixé 4 une cheville, de 
telle sorte que Ic bruit du métal trahit ses plus légers mouvements. 
Les souffrances n’auront de terme que si secs parents ou amis peu- 
vent payer sa rancon. Dans le cas contraire, il sera vendu sur place, 
ou envoyé, 4 marches forcées, vers quelque marché 4 esclaves '. 

Aillcurs encore, M. Vambéry a retracé les scénes qui accompagnent 
et suivent l’enlévement des Persans : « Celui qui résiste, dit-il, est 
sabré sur place ; celui qui se rend a aussitét les mains garroltées : 
tantét on le met en. selle (auquel cas ses pieds sont liés sous le 
ventre de la monture), tantét son nouyeau maitre le chasse devant 
lui comme un vil bétail?. » D’autres fois, « le malheureux captif, 
attaché 4 la queue du cheval, accompagne ainsi, pendant quelques 
heures, parfois quelques jours de suite, le ravisseur dont il est de- 
venu la proie. Ceux a@ qui la force manque, pour suivre Uallure du 
cavalier, sont généralement mis a mort. » 

Quand les hor:les de brigands rentrent chez elles, des difficultés 
s'‘élévent souvent au sujet du partage du butin. Pendant ‘son séjour 
a Gomishtepe, le « faux derviche » a vu un alaman rentrer dans 
cette ville, chargé de dépouilles, ramenant des captifs, des che- 


1 V. louvrage de M. Arminius Vambéry, pp. 58-59. 
* Ibid., p. 294. * 


4224 LA RUSSIE ET L'ANGLETERRE 


vaux, des anes, des beeufs et une quantité d’objets mobiliers. Hi fut 
procédé au partage de toutes ces richesses en autant de lots qu'il v 
avait de participants 4 l’expédition; mais on avait eu soin de laisser 
au centre une réserve séparée qui devait servir 4 compléter les por- 
tions insuffisantes. Les bandits vinrent, l'un aprés l'autre, exami- 
ner la part de butin que le hasard avait assignée @ chacun d’eux : 
« Le premier se déclara satisfait; il en fut de méme du second : le 
troisiéme , aprés avoir examiné les dents de la femme qui lui 
était allouée, objecta qu’il devait lui revenir davantage : 1a-des- 
sus, le chef alla chercher, dans la réserve centrale, un ane qu'il 
poussa tout 4 cdté de la malheureuse esclave persane. Les deux 
créatures furent évaluées en bloc, et le brigand n’éleva plus aucune 
réclamation. Ceci se renouvela plusieurs fois, avec d’inévitables 
variantes ‘. » 

Lorsque ces actes odieux ne fournissent pas un nombre suffisant 
d’esclaves, les Turcomans ont des moyens encore plus expéditifs de 
s’en procurer. Le khan de Khiva, par exemple, avait I’habitude de 
déclarer esclaves tous les étrangers qui se trouvaient sur son 
territoirc, et dont l’origine et Pidentité ne lui paraissaient pas bien 
établies ! : 

Parfois des esclaves arrivent 4 se racheter, ou sont rachetés par 
leur famille, qui épuise, dans ce cas, ses derniéres ressources. Beu- 
reux quand, au moment de rentrer dans leur patrie, ils ne sont pas 
attaqués 4 l’improviste, enlevés de nouveau par les Turcomans et 
condamnés 4 une nouvelle servitude! 

Les chefs des khanats du Turkestan, encore indépendants de Ia 
Russie, sont sans cesse en guerre entre eux, et cherchent a faire 
le plus grand nombre possible de prisonniers : les prisonniers en- 
core jeunes sont emmenés et vendus comme esclaves; le sort n- 
servé aux autres est horrible. Ici, laissons encore la parole a 
M. Vambéry, qui, pendant son séjour dans le palais du khan de 
Khiva, a été témoin des scénes véritablement atroces qu'il raconte : 


« Je vis, dit-il, environ trois cents prisonniers absolument déguenillés : 
ces malheureux, dominés par la crainte de leur prochain supplice, et 
livrés de plus a toutes les angoisses de la faim, semblaient- littéralement 
sortir du tombeau. On en avait formé deux sections. Dans la premiére 
étaient ceux qui, n’ayant pas atteint leur quarantiéme année, devaient 
étre vendus comme esclaves ou gratuitement distribués par le khan a ses 
créatures ; la seconde comprenait ceux que leur rang ou leur dge avait 


°* M. Arminius Vambery, ouvr. cité, p. 292. 














DANS L’ASIE CENTRALE. 1225 


classés parmi les aksakals (barbes grises) et qui restaient soumis au cha- 
timent infligé par le prince. Les premiers, réunis l'un a l'autre, au moyen 
de colliers de fer, par files de dix 4 quinze, furent successivement emme- 
nés; les autres attendaient avec une résignation parfaite qu'on exécutat 
l’arrét porté contre eux. On eit dit autant de moutons sous le couteau 
du boucher. Pendant que plusieurs d’entre eux marchaient soit 4 la po- 
tence, soit au bloc sanglant sur lequel plusieurs tétes étaient déja tom- 
bées, je vis, A un signe du bourreau, huit des plus Agés s’étendre a la 
renverse sur le sol. On vint ensuite leur garrotter les pieds et les mains, 
puis l’exécuteur, s’agenouillant sur leur poitrine, plongeait son pouce 
sous l’orbite de leurs yeux, dont il détachait au couteau les prunelles 
ainsi mises en saillie ! Aprés chaque opération, il essuyait sa lame ruis- 
selante sur la barbe du malheureux supplicié!... L’exécution aussitdt ter- 
minée, la victime, délivrée de ses liens et jetant, de tous cétés, les mains 
autour d’elle, cherchait 4 se relever... Parfois, trebuchant au hasard, 
leurs tétes s’entrechoquaient; parfois, trop faibles pour se tenir debout, 
ils se laissaient tomber a terre avec un sourd gémissement qui, lorsque 
j'y pense, me donne encore le frisson. » 


M. Arminius Vambéry ajoute qu'il ne faut pas regarder comme 
un cas exceptionnel la scéne affreuse qu'il vient de décrire. A Khiva, 
COMME DANS TOUTE L’ASIE CENTRALE, dit-il, on n’est pas sans doute cruel 
pour le plaisir de l’étre, mais on trouve de tels procédés parfaite- 
ment naturels, et la coutume, les lois, la religion s’accordent a les 
sanctionner ! 

Il est inutile de s’étendre plus longuement sur de pareilles hor- 
reurs. Le lecteur voit 4 quel point l’on est fondé 4 dire que l’Asie 
centrale est encore plongée dans la plus épouvantable barbarie, et 
que la plupart des peuplades qui l’habitent sont autant de hordes 
de pillards, de brigands et d’assassins. Pas de paix, pas d’ordre, 
pas de sécurité pour les caravanes et les commergants, tant que ces 
biens si précieux n’auront pas été apportés et imposés dans tous ces 
pays par une intervention étrangére. — Puisqu’aujourd’hui deux 
puissances chrétiennes seulement jouent un grand rdle en Orient, 
leur mission n’est-elle pas clairement indiquée? Loin de songer a 
s’épuiser dans des luttes stériles, ne doivent-elles pas unir leurs 
forces pour implanter la civilisation dans |’Asie centrale? 

La Russie, qui se montre si cruelle, parfois presque barbare en 
face d’une nation civilisée de l'Europe, la Pologne, comprend mieux 
ses devoirs en présence des hordes sauvages de |'Asie. Lorsque la 
campagne de 1872 l’eut rendue maitresse de Khiva et des territoires 
environnants, elleimposa au khan de Khiva et ses voisins l’émanci- 
pation de tous les esclaves, ct abolit chez eux cet odieux trafic ; elle 








4226 LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE DANS L'ASIE CENTRALE. 


défendit en méme temps aux khans d’entreprendre, sans son con- 
sentement formel, aucune guerre contre leurs voisins. Des mesures 
furent prises pour garantir la sécurité des voyageurs et des cara- 
vanes, et aussi pour faciliter les transactions et les relations pacifi- 
ques entre toutes les parties du territoire annexé. Qui pourrait re- 
gretter les conquétes de la Russie quand elles ont de semblables 
résultats‘? — Que l’Angleterre imite cet exemple, et qu’elle s’en- 
tende avec la Russie pour renouveler peu 4 peu la face de I’Asie 
centrale, pour assurer le triomphe de la civilisation chrétienne sur 
la barbarie musulmane! 

Rappelons encore une fois qu’a cété de leurs devoirs en Asie, ces 
deux puissances en ont d'autres, ef non moins grands, 4 remplir en 
Europe. — On sait & quel point certaines ambitions insatiables me- 
nacent aujourd’hui la paix de l'Europe. L’Angleterre et la Russie 
sont, 4 plus d’un titre, intéressées au maintien de cette paix : 
unies, elles peuvent, comme elles l’ont déja fait, en assurer la du- 
rée; divisées et rivales, elle seraient sans force pour prévenir des 
conflits dont nul ne saurait prévoir les conséquences. Qu’elles res- 
tent toujours pénétrées, l'une et l’autre, de cette grande vérité, et 
qu’elles resserrent de plus en plus, loin de la compromettre, une 
alliance dont la rupture, aussi funeste 4 elles-mémes qu’aux autres 
puissances, assurerait en Asie le triomphe de la barbarie tartare. 
et aménerait peut-étre en Europe les plus grands désastres. 


ANATOLE Lanectois. 


{ Le lieutenant allemand Hugo Stumm, qui a suivi l'expédition de Khiva et en 
a publié un récit, repéte 4 plusieurs reprises que, « dans l’intérét de Phamaut? 
et de la civilisation. il y a plus 4 se réjouir qu’a s’alarmer du progres de ja Rus- 
sie dans !’Asie centrale. » 

















LES (RUVRES ET LES HOMMES 


COURRIER DU THEATRE, DE LA LITTERATURE ET DES ARTS 


Le sultan de Zanzibar a Paris. Le concours pour la réforme des timbres-poste. 
Un atelier démocratique et philanthropique. Les voeux du conseil municipal. 
La statue de Diderot. Un rapport de M. Viollet-le-Duc et le commentaire de 
M. Bonnet-Duverdier. — Chapelle de la Sorbonne : la Théologie, par M. Timbal. 
Concours pour le prix de Rome. M. Pils et l’'anniversaire de la prise de Sébas- 
topo]. — Le centenaire d’0’Connell. Les fétes de Florence en l’honneur de 
Michel-Ange. Chateaubriand et sa statue. 


Est-il temps encore de parler du sultan de Zanzibar et de la visite 
qu'il a faite aux Parisiens, 4 la fin du mois de juillet dernier? C'est 
a peine si l’on se souvient aujourd’hui de cette figure exotique, 
remplacée depuis lors par des centaines d’autres dans |’immense 
kaléidoscope ot le monde entier vient se peindre, ct ow les specta- 
cles qui se succédent s’effacent aussi vite les uns les autres que les 
myriades d’étincelles courant sur un papier noir consumé par la 
flamme. Mais, d’un autre cété, comment négliger entiérement une 
physionomie si bien faite pour la chronique et qui a excité si vive- 
ment la curiosité parisienne ? 

Sidi-Burgosch-ben-Said, souverain modeste d’un pays peu connu, 
régnant 4 peine sur cing cent mille dmes, vassal et tributaire de 
l’iman de Mascate, n’a guére obtenu moins de succés parmi les ba- 
dauds de Paris en badaudois, comme dit Rabelais, que le puissant 
shah de Perse, grace la saveur particuliére, 4 la couleur locale, 4 la 
tournure pittoresque de ce nom de Zanzibar, qui sonne comme,une 
fanfare au fond d’une forét vierge, et que les annonces effrénées d’un 
industriel, semées sur toutes les colonnes des boulevards, avaient 
popularisé parmi ceux qui n'ont lu ni Burton, ni Livingstone, ni 

25 Seprewpnr 1875. 719 


4228 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


Stanley. Tout le monde ne savait pas que Zanzibar est une ile de 
l’Océan indien, située par 37° de longitude est ct 6° 2’ de latitude 
sud, et séparée par un mince détroit de la céte orientale d'Afrique; 
mais tout le monde savait, tout le monde sentait, devant ce nom 
bizarre, qui se rugit plus qu'il ne se prononce et qui sent le fauve. 
que Zanzibar est un pays lointain, tropical, qui produit des tigres. 
des crocodiles, des négres, des esclaves, des cocotiers et du café. 

La visite du sultan de Zanzibar 4 Paris semble avoir été dénuée 
de toute arriére-pensée politique. Il était venu 4 Londres pour v 
causer de I’abolition de la traite dans ses Etats et de quelques au- 
tres sujets non moins graves; il a profité du voisinage pour passer 
en France et sinitier aux merveilles de la civilisation parisienne, 
dont la renommée avait pénétré jusqu’au fond de son palais de co- 
rail. On I’a logé 4 Vhétel du Louvre, d’ou il pouvait voir 4 la fois 
les splendeurs du Palais-Royal, de la rue de Rivoli, de la galerie 
meuye gui la longe, et les ruines des Tuileries. Ancun drapeau ne 
flottait 4 ses fenétres : Zanzrbar n’a poimt de drapeau. Zanzibar n‘a 
pas non plus de décoration, et les gens avisés qui tiennent 4 profi- 
ter du passage de chaque souverain pour compléter leur brocheite 
se sont trouvés fort décus. Le ruban n’existe pas dans cette ile ar- 
riérée, ol l’on ne connait que la cotonnade. Sa Hautesse avisera 
sans doute 4 combler cette lacune, pour faire entrer son pays dans 
le concert des nations civilisées; mais ce sera difficile, la plupart 
de ses sujets n’ayant pas d’habits, et ccux qui en portent n’ayant 
pas de boutonniéres. ; 

Sidi-Burgosch-ben-Said n’a pas perdu son temps 4 Paris. I] est 
allé tout voir, depuis les Gobelins, ou les ouvriers qui compesent 
de si belles tapissertes par derri¢re et sans les voir l'ont plongée 
dans une admiration inquiéte, jusqu’aux égouts, plus propres ef 
moins odorants que les fétides avenues de sa capitale. On lua a of 
fert un ballet a l’Opéra, dont il a trouvé la musique barhbare, les 
houris maigres, les danses inconvenantes et les pirouettes désor- 
données. Mais les sauts des houris du Cirque 4 travers les oercles 
de papier, les hommes qui mangent des sabres, les héros du tre 
péze et du tremplin, les grimaces des clowns, les exercices des jot- 
gleurs et des équilibristes, les écuyers cabriolant sur leurs selles 
aux sons d'une musique si entrainante qu'elle faisait danser jus- 
qu’'aux chevaux, l’ont particuliérement charmé, et c’est pour le 
‘coup qu’il a compris enfin ce qu’on lui a conlé des prodiges de l'art 
a Paris. 

On }’a conduit aussi a l’Exposition maritime et fluviale des 
Champs-Elysées, qu’il a parcourue d’un air assez mélancolique jas- 
qu’au moment ow il s’est arrété devant une ingénieuse machine a 











LES (UYRES ET LES HOMEES 4229 


fabnquer le savon. Bb avait passé indifférent prés de la crande cas- 
cade, ennuyé 4 travers laquarium, taciturne devant l’extracteur 
Baan, le canon sous-marm, les appareils de plongeur et les objets ar- 
rachés au fond de Océan, aprés avoir dormi pendant eent soaxante- 
dix années sous les flots de la baie de Vigo. Mais ces petits parallé- 
logrammes de savon rose et bleu, parfamé, hygenique, comme dit 
Pétiquette, ont fasciné le sultan, qui s’en est fait expliquer longue- 
ment l'usage. ll en a tendu, en souriant, Pur des morceaux a um 
magnifique négre de sa suite, qui, dans son trouble, trompé par la 
couleur et le parfum, prit le cadeau de son royal maitre pour une 
friandise et failht y mordre a belles dents. kn apprenant son er- 
reur, le bon noir rougit autant que le permettait sa peau d’ébéne, 
et il passa, dit-on, toute la nuit susvante a se frotter le corps de cet 
onguent merveilleux, mais pour constater avec désespoir gu’on n’a 
pas encore inventé le savon capable de blanehir les négres.. 

Quelques jours aprés, le sultan a quilté Paris, emportant, avec 
sa provision de savon rose, toute une cargaison de joujowx 4 sur- 
prise, de boites 4 musique, de pendules 4 carillon, d’oiseaux méca- 
niques battant des ailes et chantant des airs variés en sautant de 
branche en branche sur un arbre de carion doré. Burgoseh-ben- 
Said est un artiste, mais chacun comprend l’ari 4 sa maniére : il 
est bicn permis au souverain de Zanzibar, de Pemba et de la céte 
africaine, depuis le Somal jusqu’a la province de Mozaminique, aun 
souverain qui régne sur des hommes tout nus, entre )’équateur et 
fe tropique du Capricorne, 4 trois ou quatre mille heues du Neuvel- 
Opéra, de n’avoir pas les mémes principes esthétiqnes qu’un 
membre de Y institut. Si Burgoseh-ben-Said partage les gwitts hité- 
raires de Nasser-ed-din, et s'il fonde un journal 4 son retour dans 
ses Etats, peut-étre y verrons-nous paraitre, d’ici & quelques mois, 
comme dans le Monileur de Téhéran, la relation de sen voyage en 
Franec et le résultat de ses observations de tourste, of i] nous ap- 
prendra, comme Ie shah de Perse, que, aprés aveir vu le Panthéon, 
ke Louvre et Notre-Dame, ce qai l'a le plas charmé c’est le nnagasin 
de. Girouy et les: clowns de HM. Franconi. 

On n’a pas oublié de montrer aa sultan de Zanzibar les magmfi- 
cemsces de Versailles, mais on a négligé, quoique FP oecasion: fat. pro- 
pice, de Fintroduire 4 la Chambre pendant une séanee. C’ était, pour- 
tant le cas de ni doaner wne lecon de parlementarisme:et d’mitier 
ee souverain ren constitutionnel au mécanisme d'un régime pal- 
tique dont il dort se faire sans doute une idée singuérement can- 
fuse. Em revanche, iI est allé visiter, an Lazenrbourg, la. salle. des 
séances du Conseil municipal. On assure que le président de cette 
assemblée, historique M. Floquet, plus clément pour le sultan de 


41250 LES (EUYRES ET LES HOMMES. 


Zanzibar qu’il ne l’avait élé jadis pour le souverain de toutes les 
Russies, et sans se plaindre de sa grandeur qui le condamnait 4 la 
politesse, s'est ingénié 4 faire pénétrer doucement, 4 force d’expli- 
cations bienveillantes, quelques idées démocratiques dans la téte de 
son héte. Il a entrepris surtout, dit-on, de lui expliquer en détail 
V’effigie de la République et la signification symbolique de chacun 
de ses attributs. Le malheureux sultan suait sang et eau en l’écou- 
tant; mais il n’est point arrivé 4 comprendre pourquoi la statue du 
gouvernement représente une femme, quand le gouvernement a 
- pour chef un homme, un grand général, le Sidi-Mac-Mahon ! 
Qu’edt-ce été donc si l’on avait tenté de lui faire comprendre le 
groupe qui décore nos piéces de monnaie républicaines, — un Her- 
cule Farnése de face, presque nu, entre deux jeunes dames de profil, 
mal coiffées et légérement vétues, dont l'une porte un triangle. 
l’autre un bonnet rouge au bout d’un baton dont on a fait pudique- 
ment une main de justice — et la figure de nos timbres-poste, qui 
pourrait 4 la rigueur, avec sa grappe de raisin dans les cheveux, 
représenter la Viticulture, mais n’a aucun titre pour symboliser la 
République! Cette derniére figure, du moins, va disparaitre ; elle 
était si banale et si lourde que le conseil municipal lui-méme, ou il 
y a d’excellents artistes, n’osera la regretter. On sait qu'un concours 
a été récemment ouvert pour la création d’un nouveau type, dé- 
pourvu de tout caractére politique, et joignant 4 un aspect pitto- 
resque le cdété positif et pratique qui manque aux timbres actuels, 
ot: la seule chose essentielle, le prix, est la seule aussi qu'on ait 
peine 4 discerner dans ses dimensions exigués. D’innombrables 
concurrents ont répondu a J’appel, et les projets les plus fantas- 
tiques, les plus hasardés, parfois les plus extravagants, ont dé- 
filé sous les yeux de la commission. L’un, — était-ce un naif ou un 
railleur ? — avait symbolisé la France sous les traits de M. Thiers, 
avec les lunettes et le toupet légendaire; |’autre avait dessiné un 
ceil étincelant, laissant l’esprit du spectateur flotter entre l'oeil de la 
Providence et |’ceil de M. Gambetta ; un troisiéme avait condensé sur 
le timbre une sorte de photographie microscopique de !’ Assemblée. 
en figurant les nuances politiques de chaque parti par la juxtaposi- 
tion des couleurs blanche, rose, bleue, verte et rouge. Celui-ci avait 
imaginé une locomotive portant gravé a l’avant le chiffre voulu et 
filant 4 toute vapeur ; celui-la, un facteur rural, & peu prés pareil. 
sauf le tricorne et la jambe de bois, & celui qu’on voit sur le Grand 
Messager boiteux de Strasbourg, remettant une lettre sur laquelle 
se détachait en gros caractéres le prix de l’affranchissement. 
Parmi les projets qui n’étaient pas suffisamment empreints du 
caractére pratique indispensable, la commission a surtout remar- 








LES (EUVRES ET LES HOMMES. 1204 


qué un Mercure 4 cheval sur Pégase, petite composition d’une 
finesse et d’une grace exquises, mais ov la fantaisie avait trop de 
part, et plutét faite pour figurer dans une collection de pierres 
gravées que sur l’enveloppe d’une lettre. Elle a placé en premiére 
ligne le modéle de M. Sage, représentant la Paix et le Commerce 
s’unissant pour régner sur le monde et tenant un globe sur lequel 
est inscrit le prix du timbre, allégorie d’un intérét général et 
d’un caractére inoffensif qui ne peut déplaire 4 personne. II n’est 
pas un parti qui n’ait besoin du commerce et de la paix, pas un 
qui ne se vante de pouvoir seul les garantir au pays. Par consé- 
quent, si la logique gouvernait les choses de ce monde, le nouveau 
timbre-poste semblerait, lui du moins, 4 défaut de mieux, devoir 
étre garanti contre ces variations perpétuelles qui, 4 chaque chan- 
gement de régime, vont graver partout, depuis le frontispice de nos 
monuments jusqu’a l’exergue du dernier centime, l’humiliant té- 
moignage de notre mobilité politique. Mais Ja logique ne gouverne 
pas ce monde. 

On s’attendait 4 une manifestation du conseil municipal, tout au 
moins & une interpellation dans la commission de permanence sur 
cet attentat contre la république des timbres-poste. Mais la commis- 
sion de permanence était occupée ailleurs : l’'agent Coco, de Lyon, 
l’occupait tout entiére. Quant au conseil municipal, outre son in- 
compétence, qui n’est pas, je le reconnais, une raison suffisante, 
une récente mésaventure le condamnait 4 une réserve momen- 
tanée : la condamnation en police correctionnelle d’un couple 
de philanthropes qu’il avait pris sous sa protection, et dont il 
subventionnait l’établissement industriel comme une ceuvre bien- 
faisante, moralisatrice et populaire entre toutes. On se souvien- 
dra longtemps de l’affaire Cohadon et de cet atelier de |’age d'or, 
entouré de l’estime de M. Nadaud, pour lequel !’administrateur 
du bureau de bienfaisance songeait & demander le prix Mon- 
thyon, tant son cceur était doucement ému par le spectacle de cette 
maison-modéle, qui respirait un air de bonheur et de féte, par la 
vue de la vertucuse madame Cohadon, — une mére, monsieur! — 
qui n’ett voulu que des orphelines chez elle afin de leur rendre les 
tendresses de la vie de famille, et de cet excellent M. Cohadon, an- 
cien gérant de l'association des macons, ancien candidat républi- 
cain, directeur de l’Epargne immobiliére, fondée dans l’intérét des 
ouvriers, digne de figurer dans la galerie de Dickens, 4 cdté du vé- 
nérable M. Pecksniff! Madame Cohadon ne parlait qu’avec larmes, 
4 M. Vinspecteur, des petits anges qui lui étaient confiés, et le petit 
ange qui n’aurait pas eu lair d’adorer une si bonne maitresse savait 
parfaitement ce qui l’attendait aprés la cérémonic. Linspecteur 


1232 LES (EUVBES ET LES HOMMES. 


s’en allait attendri, mais, dés qu’il avait le dos tourné, les voisins 
entendaicnt les cris des chérubins qu’on battait 4 coups de bru- 
nissoir pour leur apprendre la maniére de s’en servir ; le placard 
au linge sale se refermait, parfois pendant des journées entiéres, 
sur les petites martyres, et la cuisiniére recommengait a préparer 
cette fameuse soupe a |’aloés qui laissera une trace ineffacable 
dans l’histoire des potages philanthropiques, et qu'on les forgait 
de reprendre quand leur estomac en révolte lui faisait Paffront de 
la rejeter. : 

En outre, le conseil avait émis déja tant de voeux démocratiques 
dans sa derniére session qu'il n’eut pas osé peut-étre en émettre un 
de plus. Il avait demandé d’abord qu’on élevat une statue a Diderot 
dans le square du Conservatoire des Arts-et-Métiers : nous compre- 
nons difficulement ce veeu, Diderot n’étant point Parisien et n’ayant 
jamais été un démocrate bien farouche aux tyrans, comme sufli- 
raient 4 l’attester ses relations avec la grande Catherine et la pen- 
sion qu’il en recevait. Il est vrai qu’il fut libre-penseur, matéria- 
liste et athée, ce qui est une considération trés-alténuante. Est-ce au 
rédacteur des articles techniques de l’Encyclopédie, ou n’est-ce pas 
plut6t au philosophe incrédule, 4 l’écrivain aventureux, a auteur 
compromis, sinon des Bijoux tndiscrets, du moins de la Religieuse 
et de Jacques le Fataliste, que s’adresse l’hommage du conseil mu- 
nicipal? Chacun a déja fait la réponse. Aprés Diderot viendra Hel- 
vétius; aprés Helvétius, d’'Holbach; aprés d’Holbach, La Mettne. 
S'il ne tient qu’é ces messieurs, les rues de Paris se changeront en 
un commentaire vivant du Dictionnaire de Nysten, revu par 
MM. Littré et Robin; sur tous nos squares et nos places publiques 
se dresseront des manifestes de bronze ou de: marbre en faveur de 
la ibre-pensée, — puisqu’il est admis par la complicité du langage 
usuel que la pensée n’est libre qu’a la condition d’étre désordonnée 
et qu'on ne pense pas librement quand on pense comme Bossuet, 
Descartes et Pascal. 

Un weu de MM. Cadet, Bralerct, Loiseau-Pinson, cela ne tire pas 
a conséquence, heureusement. Le gouvernement, comme l’ opinion, 
sait le cas qu’on en doit faire. « Qu’est-ce encore? » se demande le 
lecteur en parcourant le compte rendu des séances, et il se répond 
& lui-méme en souriant : « Ce n’est rien, c’est M. Cadet qui s‘- 
muse. » ff en est autrement d’une motion de M. Viollet-te-Buc. On 
sait que M. Viollet-le-Duc, — savant architecte, archéoclogue émi- 
nent, mais qui n’élait pas sans-culotte aux soirées de Compiégne et 
qui n’écrivait pas de factums contre Part religieux quand il restaw- 
rait Notre-Dame, !a cathédrale d’Amiens, l’abbaye de Vézelay ou de 
Saint-Denis, — mordu sur ses vicux jours par la tarentule radicale 





IES G0OWRES ET LES BOMMES. 4233 


et impatient d'une gloire nouvelle, a été terrassé sur le chemin du 
Luxembourg et converti brusquement & un parti qui n’a pas pour 
spécialité de restaurer les cathédrales, — au contraire. ll a entendu 
une voix qui lui criait: « Reléve la téte, architecte clérical, et dé- 
sormais brile ce quc tu as adoré. » Et M. Viollet-le-Duc s'est fait 
nommer conseiller municipal par ie quartier de l’Opéra, et il a 
écrit son rapport sur les subventions artistiques de la ville de Paris. 

Sil ne s’agissait dans ec rapport, comme [ont prétendu quel- 
ques-uns des journaux qui en ont pris la défense, que d’élargir 
simplement la part de l'art profane et d’étendre la sollicitude de 
Védilité parisienne 4 la décoration des édifices civils, rien ne serait 
plus Kégitime. Cette part n’est point aussi restreinte qu’on veut bien 
le dire, et ce n’était peut-¢tre pas aprés que le nouveau Louvre, le 
Palais de Justice, le nouvel Opéra avaient fourni 4 MM. Cabanel, 
Bonnat, Pils, Lenepveu, Gustave Boulanger, Baudry et vingt autres, 
des kilométres de murs et de plafonds 4 reeouvrir, qu’il convenait 
d’élever une plainte semblable. Mais nous admettons sans peme 
qa’on puisse aller plas loin encore. En Italie, les hétels de ville sont 
souvent de véritables musées, que les Titien, les Tintorct, les Véro- 
mése ont illustrés de fresques éclatantes. Rien n’empéche qu’il en 
soit de méme chez nous, — rien, sinon l'absence des Véronése et 
dies Titien. Mais, j’en appelle autant a l’eftet produit par la lecture 
de son rapport qu’aux termes dans lesquels, i! est concu. M. Viollet- 
le-Duc ne se borne pas 1a, et s'il ne conclut point formeilement, il 
tend.du moins, avec une ardeur 4 peine déguisée, a la suppression 
de toute subvention en faveur de l'art religieux, condamné, par son 
épuisement, 4 tourner sans cesse désormais dans le méme cercle 
mfécond et banal. En un mot, aux applaudissements de M. Jobbé- 
Duval, dont la brosse a déserté le Calvaire pour les Mystéres de 
Sacchus, il tend a créer la peintare laique obligatoire. 

Changer publiquement d’opinion, c’est un malheur souvent ex- 
cusable, quclquefois néccssaire; mais rien ne dispense de fe faire 
avec dignité, avec la modestie séante 4 un homme qui avoue tout 
haut qu’il s'est longtemps et complétement trompé. ll ne convient 
pas de donner 4 cet avea pémble des allures triomphales et de mé- 
tamorphoser une confession en une proclamation. Par quelle aber- 
ration singuliére la plupart des transfuges d'ane croyance font-ils 
un bruit si provocant auteur de leur désertion, et joignent-ils & an 
premier malheur Pimpardonnable tort de traiter avec impertinence 
de camp ot ils ont longtemps combattu? Le rapport de M. Viollette- 
Duc est un phénoméne d’ingratitade et d’inconséquence, veaant 
d’am artiste qui a gagné son nom, sa position, sa fortune, 4 croire, 
& dire et 4 faire toute sa vie le contraire de ce qu'il soutient au- 


1234 LES CEUVRES ET LES HOMMES. 


jourd’hui ; un rare monument de palinodie de la part de l'homme 
qui, aprés avoir fiétri le délire sacrilége de la Révolution, s’écriait 
dans un élan mystique, a la fin de sa Description de Notre-Dame : 
« Puisse lVinsigne cathédrale voir renaitre les anciens jours de foi 
et de grandeur! » Que n’a-t-il passé seulement par Saint-Germain- 
des-Prés ou méme par la Sorbonne (nous y entrerons tout &l’heure) 
en se rendant au Luxembourg pour y lire son rapport! Il edt pu 
se convaincre que la peinture religieuse vit encore et qu'il s'est 
laissé prendre & un bruit que les peintres de Bacchanales ont in- 
térét a faire courir. Il est bien naturel que M. Jobbé-Duval la croie 
morte depuis qu’il l’a quittée. 

Le rapport de M. Viollet-le-Duc a été souligné et commente par 
M. Bonnet-Duverdier, jusqu’alors peu connu dans l'histoire et que 
les lauriers de ses collégues empéchaient de dormir : « Eh quoi, se 
disait M. Bonnet-Duverdier, Lockroy, jeune encore, estillustre; Floquet 
occupe l'Europe de sa personnalité ; Braleret est un grand homme a 
Belleville; Cadet lui-méme est célébre! Et moi, qui sait mon nom! 
qui me montre 4 son voisin quand je passe? Le nom de M. Floquet, 
oublié dans la liste des notabilités qui assistaient 4 la distribuion 
des prix du grand concours, a été rétabli le lendemain par le 
Journal officiel ; on oublie toujours le mien et on ne le retablil je 
mais. I] faut que cela finisse, je veux, 4 mon tour, devenir popu- 
laire ! » 

Et il l’est, du moins il l’a été, pendant vingt-quatre heures. Tout 
un jour, peut-étre deux, un joyeux éclat de rire a flotté comme 
une fanfare autour de M. Bonnet-Duverdier ; une auréole d'épr 
grammes etde quolibets a couronné son front. Quelques efforts et- 
core, et il atteindra 4 ce comble du ridicule ot l’on est presque sur 
de devenir immortel. M. Bonnet-Duverdier s’est écrié, dans uf 
transport prophétique, aprés le rapport de M. Viollet-le-Duc, qué 
les temps étaient venus de faire enfin triompher le grand principe 
de la laicité de l'art, et jeignant l’exemple a la parole, il a propo 
aussitét de rendre le Panthéon a la destination que lui assignent son 
nom, le but et le caractére de sa construction. Cette motion d ue 
laicité résolue annonce chez son auteur une profondeur de sclence 
historique et esthétique qui a dd exciter l’étonnement de M. Violet 
le-Duc. Il faudrait l’examiner en détail pour l’apprécier & toute 82 
valeur. Partout ailleurs qu’au conseil municipal, on edt pu repon- 
dre 4 M. Bonnet-Duverdier que le vrai nom du Panthéon, celui qu'l 
a porté d’abord jusqu’a la Révolution frangaise, est Sainte-Geneviere 
et que Soufflot l’a construit dans l’intention expresse d’en faire une 
église, non un temple dédié a toutes les divinités de IOlymp, 
comme il parait le supposer naivement ; que profiter du nom qu 











LES (EUVRES ET LES HOMMES. . 1235 


luia été donné aprés coup par ceux-la méme qui l’ont enlevé au 
culte, pour contester anx catholiques le droit d’y dire etd’y entendre 
la messe, c'est commettre une pétition de principes peu en har- 
monie avec la gravité du corps municipal et raisonner a la facon de 
ces habiles gens qui, aprés avoir démarqué le linge d’autrui, en 
concluent qu’il est bien 4 eux, puisqu’il porte leur chiffre. Quant au 
caractére de la construction du Panthéon, j’engage M. Bonnet-Du- 
verdier 4 demander une petite consultation 4 son savant collégue : 
malgré |’amour exclusif que celui-ci a longtemps professé pour !’art 
du moyen age, de cette époque de barbarie religieuse et féodale, 
il pourra lui apprendre 4 ne pas confondre la coupole du Panthéon 
de Soufflot avec le déme du Panthédn d’Agrippa, et lui rappeler que 
sice monument n’est point, 4 coup sur, le type de l’architecture 
chrétienne, s'il est naturel de préférer Notre-Dame et la cathédrale 
de Chartres, cependant il n'est pas du tout sans exemple de voir 
un édifice 4 coupole et 4 colonnades consacré au culte catholique, 
ne fut-ce, par exemple, que Saint-Pierre de Rome. 

Le principe posé par M. Bonnet-Duverdicr peut, d’ailleurs, con- 
duire fort loin. Pourquoi s’arréter en si belle route? A la prochaine 
session, j’engage cet homme d’un gout sévére a revendiquer encore 
la Madeleine et Notre-Dame de Lorette, par cette méme raison que 
le caractére de leur construction et leur nom méme (Madeleine, 
ah! — Lorette, oh!) ne leur permettent pas de servir plus long- 
‘temps d’églises. Seulement, qu'il nous dise ce qu’il en veut: faire. 
Le nom de Panthéon signifie tous les dieux. En demandant qu’on le 
rende 4 la destination que ce nom lui assigne, entend-il qu’on y 
éléve au centre un autel 4 Jupiter Tonnant et tout autour des cha- 
pelles 4 Neptune, Mars, Vénus, Minerve ct Junon ? Se contentera-t-il 
qu’on y remette les Marat de l'avenir, entre Voltaire et Rousseau? 
Qui sait? peut-étre pousserait-il la condescendance jusqu’a trouver 
le principe de la laicité suffisamment garanti si ]’on transportait au 
-Panthéon tous les enterrés civils ? 


II 


Entrons maintenant a Ja Sorbonne pour voir si la peinture reli- 
gieuse est aussi complétement morte que le prétend M. Viollet-le- 
Duc, depuis qu'il ne restaure plus de basiliques. L’église, ou plutét 
Ja chapelle de la Sorbonne, assez maussade a ]’intérieur, malgré le 
beau monument élevé au cardinal de Richelieu par Girardon et les 
peintures de la coupole par Philippe de Champagne, vient de re- 


cevoir un ornement nouveau qui lui vaudra la visite de tous les 
amis de fa grande pcinture. M. Timbal, — un éléve de Drolling, 
disent les livrets du Salon, mais un disciple d'ingres et de Flan- 
drin, noas disent ses tableaux, — a été chargé d’y représenter 
l’Histoire de la Théologie, sujet qui ne pouvait étre nulle part 
micux a4 sa place. Les ceuvres précédentes de M. Timbal! |'avaieat 
déja fait connaitre comme un peintre de style, comme un artistean 
talent grave et noble, aux ambitions élevées, nourri de fortes ée 
des et dédaigneux des succés faciles ; celle-ci le met hors de par. 

Cette vaste composition, qui dominele tombeau du cardinal, est di- 
viséeen dcux parties paralidles ct superposées. Au sommet, la figure 
symbolique de la Théologie, tenant 1’Evangile et le flambeau de la 
Foi (tux vera Christus), scrt de pointde ralliement aux Péres de!'E- 
glise grecque et de l’Eglise latine, qui se pressent autour delle. Au 
centre de la partie inférieare, rayonne le Saint-Sacrement, expost 
sur l’autel. A droite ct 4 gauche sont groupés les plus illustres théo- 
logiens de ]’Eglise de France, avec les grands saints qui farent des 
théologiens actifs, si je puis ainsi dire, ef qui enseignérent par leur 
vie plus que par lcurs livres l'amour du Verbe incarné dans le 
Christ, et la foi au Christ revivant dans l’Eucharistie. Par une idée 
heurcuse, M. Timbal a complété ce cheeur glorieux, cn y adjoigaaal 
d’une part les personnages qui sont venus étudier ou enseignr 4 
Paris, qui ont exereé une influence notable sur les études théolo- 
giques ou les ccuvres pieuses de la France; de l’autre, les grands 
écrivains et les grands artistes qui restérent les plas fidéles a la 
tradition chrétienne d'un siécle ot la foi inspirait le génie, ¢ qu 
farent en quelque sorte, chacun & sa maniére, par la plame 00 
par l’outil, les auxiliaires profanes, les collaborateurs du dehors. 

Cette disposition générale du tableau rappelle invinciblemes! 
tout d’abord ia Dispute du Saint-Sacrement. C'est évidemment & 
ce chef-d’csuvre, et d'un autre plus moderne, I’ Apothéose d’ Homer, 
que reléve la Théologie de M. Timbal. C'est 1a qu’il s’est inspite. 
Il a fait preuve d’un véritable courage en ne reculant pas devatl 
ce rapprochement, sachant bien que personne ne pourrait 8} 
méprendre et ne verrait un acte de témérité dans ce qui nest 
qu'une preuve de respect. Un plagiaire n'aurait eu garde de se dénot- 
cer ainsi lui-méme ; mais M. Timbal ne copie pas, il n’imite méme 
point : une fois l’impulsion recue, lidée et le plan général 20p- 
tés, il s'y meut librement, avec une allure toute personnelit, © 
l'on va voir que les détails de son poéme mystique sont bier alu. 

A la droite de la Théologie, la premiére figure que l’on rencosite. 
assise sur les marches de !’autel, c’est saint Jéréme, le traducted! 
de la Bible, le Pére de l'exégése, que sainte Paule montre avec © 





LES GUVRES EY LES NOMMES. 1337 


nération a sa fille Eustochie. En dehers de ce groupe, on en remar- 
que surtout deux autres. Le plus beau est formé de saint Ambroise, 
de sainte Monique et de saint Augustin. L’évéque de Milan leéve les 
bras au ciel pour rendre graces 4 Dieu de la conversion qu’il vient 
d’opérer, et sainte Monique, le visage tourné vers saint Ambroise, 
avec une profonde expression de reconnaissance et de joie, entraine 
son fils, uae main sur son bras, l'autre passée autour de son cou 
dans un geste plein de tendresse et d’élan maternels, tandis que 
celui-ci, dont Ja figure fatiguée s’éclaire de la foi du néophyte, 
laisse Lomber a terre la couronne dont il avait si longtemps ceint 
son front au milieu des plaisirs et des festins. L’autre, a |’arriére- 
plan, représente saint Rémy baptisant Clovis et du geste lui mon- 
trant les cieux : on distingue vaguement un druide arrachant de 
son front le gui de Teutatés. En avant, un jeune martyr de l’Egtise 
primitive des Gaules, un de ces diaercs, 4 ja fois historiens et con- 
fesseurs de la foi, qui nous ont conservé les actes de l'apostolat de 
saint Pothin et de saini Irénée, achéve de relier, par une transition 
naturelle, la partie supérieure du tableau 4 sa partie inférieure. 

De l'autre cété, saint Jean Chrysostéme, assis, dont Grégoire de 
Nazianze ct Bazile, 4 genoux,:écoutent les lecons, forme le pendant 
de saant Jérome. Au fond, saint Antoine, le théologien-cénobite, le 
voyant qui lisait dans la nature comme dans un livre toujours ou- 
vert, explique 4 un idolatre Je néant de toutes choses en lui mon- 
trant une i¢ie de mort. Entre ces deux groupes extrémes se distin- 
guent saint Athanase, Origéne ct les évéques des Eglises du lointain 
Orient, saint Etienne, le premier qui scelladesonsang la théologienou- 
velle, levant 1a palme du martyre, et saint Martin de Tours, dont je 
ne m‘explaque pas bien la présence de ce cété, spécialement con- 
sacné aux Péres de l'Eglise greoque. 

La partie inféneure de la composition est la plus importante, la 
plus riche, celle qui forme le tableau proprement dit, comme dans 
la fresque de Raphaél. Debout a la droite de l'hostie, Bossuet la 
montre d'un geste ample ef selennel. L’autear des Médifations sur 
’'Kvangile, des Elévations sur ies mystéres, de 1'Exposition de la 
doctrine catholique, le dernier Pére de | Eglise, méritait l’honneur 
que lui a fait l’artiste. Tout ce cété est consacré surtout aux hom- 
mes du grand siécle. A l'autre extrémité, Fénelon instruit le petit 
duc de Bourgogne. Dans l’intervalle de ces deux figures, qui se ré- 
pondent, trois personmages principaux se détachent avec un éclat 
particulier : saint Francois de Sales, en mitre et en chape, regar- 
dant l'autel avec une grave expression de tendresse et de foi, et 
somblant échanger quelques mots avec Olier, le curé de Saint-Sul- 


1238 LES (EUVRES ET LES HOMMES, 


pice; prés de lui, la physionomie énergique et pensive de Bérulle, 
en costume de cardinal ; 4 genoux sur les marches de |’autel, saint 
Vincent de Paul (que beaucoup de personnes prendront d’abord, 
comme moi, pour le curé d’Ars), revétu des ornements sacerdo- 
taux, étranger aux controverses, aux démonstrations théologiques, 
et se bornant 4 adorer Dieu, abimé dans |’extase d’une contempla- 
tion pleine d’amour. Aux derniers plans, on apercoit les principaux 
représentants des arts ct des lettres, Pascal qui médite, Descartes 
serrant la main de son disciple Malebranche, et a l’extrémité, en un 
groupe qui fait songer a l’ Apothéose d’Homeére, Poussin et Lesueur 
a coté de Lemercier, |’architecte de la Sorbonne; Racine, déchirant 
ses ouvrages profanes et songeant a Athalie, auprés de Corneille, 
qui médite sa traduction des Hymnes du Bréviaire et de [imi- 
talton. 

Sur les marches de |’autel, M. Timbal a hardiment assis, faisant 
face au spectateur, saint Bernard, encapuchonné dans son froc 
blanc : cette figure triste, vigoureusement modelée, et d’une expres- 
sion intense, si je puis ainsi dire, ne sort plus de la mémoire, dés 
qu’on |’a vue. Plus hardiment encore, comme pour servir de trait 
d’union entre les groupes de droite et»ceux de gauche, il a étendu 
sur les marches saint Francois-Xavier expirant, qui se souléve 
encore pour jeter un dernier regard d’amour au crucifix. Prés de 
lui, saint Francois d’Assise, dans une attitude extatique, tend vers 
le Saint-Sacrement ses mains oi rayonnent les stygmates; saint 
Benoit, vieillard 4 barbe blanche, 4 l’expression profonde, est 
absorbé dans la priére, ainsi que ]’autre grand fondateur d’ordre, 
saint Dominique, tenant le lis qui lui sert d’attribut. Dans la 
foule se détachent encore I’austére profil de saint Bruno (les moines 
ont particuliérement porté bonheur 4 M. Timbal), et saint Tho- 
mas d’Aquin expliquant 4 ses auditeurs le mystére eucharistique : 
parmi ceux qui semblent l’écouter, on reconnaitra le pale visage 
du Dante, couronné du laurier traditionnel. Dante avait un double 
titre 4 figurer dans la Théologie de M. Timbal, comme il figure 
dans la Dispute du Saint-Sacrement de Raphaél : il s’assit sur les 
bancs de l'Université de Paris, et son ceuvre encyclopédique |'a 
rangé parmi les théologiens : Theologus Dantes, nullius dogmatis 
expers. Mais a cété de l’ange de l’école je regrette de n’avoir pas 
trouvé son maitre, Albert le Grand, qui avait professé comme lui a 

_ Paris et dont la place Maubert 4 retenu le nom. 

M. Timbal n’a eu garde d’oublier non plus Pierre Lombard, 4 la 
fois évéque de Paris ct l'un des oracles de la scolastique, ni Robert 
Sorbon, qui est 1a chez tui, ni le chancelier Gerson, qui dépose 











LES CEUYRES ET LES HOMMES. 1239 


l' Imitation de Jésus-Christ sur l’autel, car les peintres, comme les 
poétes, ont toute licence de trancher a leur gré les questions con- 
troversées. 

Arrétons ici cette description. Si nous l’avons poussée aussi loin, 
c’est qu’elle était nécessaire, le lecteur l’aura compris, pour mon- 
trer comment l’artiste a concgu son sujet, avec quelle harmonie, 
quelle richesse et quelle variété de détails il a ordonné son tableau. 
La composition n’a rien de froid, ni d’abstrait; elle est claire, et 
elle est vivante. L’auteur a su rapprocher ses personnages, nouer et 
dénouer ses groupes, les animer, les varier, rompre au besoin la 
monotonie des costumes, allier la symétrie de l’ordonnance 4 la 
souplesse et 4 la liberté des détails, avec un art qui se cache sous 
la simplicité. Surtout il a su faire penser et prier cette multitude 
de figures, venues de tous les points de l’horizon, empruntées a 
toutes les races, a tous les siécles, 4 toutes les histoires, mais re- 
liées entre elles par l'unité de la foi. De l’Orient 4 l’Occident, des 
Catacombes a Versailles, il a convoqué tous ces illustres adeptes de 
la science divine, qui se trouvent réunis ensemble comme en un 
grand concile sans en étre étonnés. C’est une belle page : elle est 
d’un peintre, mais elle est aussi d'un penseur. Un tel sujet ne pou- 
vait étre abordé que par un artiste érudit, capable de le féconder 
par la réflexion et l’étude; il edt écrasé nos petits peintres anec- 
dotiques et superficiels pour qui tout l'art se résume dans |’adresse 
de la main. Ce n’est pas seulement par le style, par la probité du 
dessin, par le soin de la composition, par la gravité sincére de l’ex- 
pression religieuse, que M. Timbal se rattache aux traditions trop 
délaissées de notre grande école nationale ; nous le remercions sur- 
tout, pour notre part, d’étre venu prouver une fois de plus, aprés 
les maitres dont il a médité les ceuvres et dont il suit les traces, 
tout ce que peut ajouter aux ressources de la main le secours d’un 
esprit instruit, studieux, formé au commerce du beau en tout 
genre, capable de penser par lui-méme et n’oubliant pas qu’un art 
qui s’isole dans la pratique d’un procédé matériel, devient bien 
vite, quelle que puisse étre son habileté, le plus frivole et le plus 
mesquin des meétiers. 

Nous avons retrouvé la peinture religieuse dans le concours de 
peinture pour le prix de Rome. Sortant de ses habitudes, ]’Acadé- 
mie avait puisé cette fois dans l’Evangile, et demandé aux éléves de 
l’Ecole des beaux-arts de représenter l’Annonciation aux bergers, 
— beau théme, mais qui s'est trouvé au-dessus de la plupart des 
concurrents. On sentait trop qu’ils ont été déroutés par un sujet en 
dehors de leurs études et de leurs idées habituelles. S'il ne se fut 
agi que de peindre |’étonnement ou la frayeur des bergers, passe 


1240 LES CUVRES ET LES HOMMES. 


encore! beaucoup y ont réusst; tls se retrouvaient la sur leur ter- 
rain et, dans la moitié au moins des compositions, nous avons w 
d’excellents groupes pastoraux pcints avec vérité, avec vigueur, 
avec vie. Mais les anges! Hélas! l’étude du modéle ne soffit pas 
pour représenter les étres surnaturels : 11 y faut le style, le sens 
idéal et religieux. Ici l’ange ressemblait 4 un fantéme apparaissant 
au milicu des flammes de Bengale; la 4 un comparse de |'Opéra 
gui sort de la coulisse avec une démarche chorégraphique et mn 
sourire de commande, en agitant des ailes de carton. 

Le premier grand prix a été décerné 4 M. Comerre, 4 ta surprise 
universelle, il faut bien Je dire. Je ne sais si le nom de M. Comerre 
avait figuré une seule fois dans les pronostics trés-divers hasardés 
par les augures de la presse. On trouvait sans doute, dans son ou- 
vrage, une certaine habileté de praticien, une certaine convenanee 
superficielle; il était difficile d’y reconnaftre le moindre sentiment 
réel du sujet. Attitudes, gestes, expressions, tout y sembhit {roid, 
convenu, banal, presque faux. Le jury, dit-on, n’a donné quune 
majorité d’une voix 4 M. Comerre, aprés um scrutin Iaborievx quill 
a fallu recommencer douze 4 quinze fois de suite; mieux eit valu, 
je le crois, entreprendre un seizi¢me tour et tomber d’aceord sur 
un autre nom. Le premier second grand prix, M. Bastien Lepage. 
déja connu par plusieurs succés au Salon, avait Pappui chaleureus 
d’une grande partie de la critique. Les visiteurs se récriaient devanl 
un vieux berger 4 la peau basanée, aux mains tremblantes, 20 t- 
sage sillonné de milliers de rides, étude réaliste trés-curieusemen! 
fouillée, mais qui n’était qu’un morceau, presque un hors-d'envre. 
Notre choix, nous l’avouons sans détour, en homme qui 1a d2t- 
tre prétention que de dire sinecrement son avis et non doppestt 
son jugement a celui de l'Institut, se fat porté de préférence sur 
toile de M. Bellanger, qui n’a obtenu que le second grand pf 
mais qui seul a rendu, sans rester trop au-dessous de sa tache, fe 
coté religieux du sujet. Le messager céleste de M. Bellanger, pt 
nant dans un mouvement hcureux sur es pasteurs prostemés # 
ses pieds, était bien préférable & l’ange guindé de M. Comerte, ¢ 
aussi a celui de M. Bastien Lepage, pastiche gauche et lourd des 
anges sur fond d’or du Fra Angelico et de nos vieux missels. 

On avait donné aux concurrents pour le prix de sculpture, ® 
sujet parfaitement approprié aux conditions du bas-relief : Homér. 
accompagné de son jeune guide, chantant ses poésies dans um ell 
de la Gréce. Aussi, le concours était-il, dans son ensemble, 
supérieur 4 cclui de peimture. Sur ces dix bas-retiels, trailé 
presque en ronde-bosse, la moitié montraient une habileté de cot 
position et une science d’exécution déja remarquables. Le pear 














LES (EUVRES ET LES HOMMES. 4244 


grand prix, M. Hugues, a fait un Homére excellent : c’est bien un 
aveugle, et un aveugle inspiré, l’harmonieux vieillard aux traits 
grands et fers de lidylle d’André Chénier. Peut-élre, dans quel- 
ques figures, a-t-il poussé un peu loin, au détriment de l’élégance, 
la recherche de la force et: du caractére. M. Perrin, le deuxiéme 
grand prix, l’emportait sur ses rivaux, au Jugement de beaucoup, 
par la noblesse des formes ect l’adroit agencement des groupes, 
autant que par intelligence du sujet. 

Quelques semaines aprés ce concours, fort 4 ’honneur de I’en- 
seignement de M. Cabanel, dont les vainqueurs de la peinture 
sont tous trois éléves, l'un des professeurs les plus aimés de!’ Ecole 
des beaux-arts, M. Isidore Pils, mourait 4 peine agé de soixante- 
deux ans. M. Pils avait débuté par des tableaux religieux, et tout 
récemment, dans les peintures. du grand escalier de |’Opéra, il 
avait montré des qualités de coloriste vigoureux, et s était tiré a 
son honneur d’une tache dont ses amis eux-mémes redoutaient 
’épreuve pour lui. Néanmoins il restera pour la foule le peintre 
de nos troupicrs, dont il saisissait avec tant de vérité le type, 
Vallure et le mouvement; |’annaliste pittoresque de nos gloires mi- 
litaires, surtout de nos victoires de Crimée, qui lui ont inspiré ses 
meilleurs tableaux; le plus habile et le plus populaire des continua- 
teurs d’Horace Vernet, dont il n’eut ni.la fécondité, ni la verve in- 
fatigable et joyeuse, mais dont il avait les qualités toutes francai- 
ses : la clarté, l’aisance, le naturel et l’entrain. Qui ne se rappelle 
le Débarquement de U'armée francaise en Crimée et la Bataille de 
. TAlma? Mais M. Pils, atteint d’une maladie cruelle, s’était lassé 
vite; il ne donna jamais a son chef-d’ceuvre du Salon de 1864 le 
pendant qu’on attendait, ct les admiratcurs de son talent en étaient 
réduits 4 se disputer les croquis si souples et si justes, les alertes et 
vivantes aquarelles ot il nous donnait la menue monnaic des ta- 
bleaux qu’il ne faisait plus. 

Hélas! la matiére manquait désormais au pinceau de Pils ! ‘A-t-on 
remarqué que sa mort coincidait avec le vingtiéme anniversaire de 
nos triomphes en Crimée? Le peintre de |’ Alma et d’Une tranchée 
devant Sebastopol a été enterré le 8 septembre 1875 ; c’est le 8 sep- 
tembre 1855 que Sébastopol fut enlevé d’assaut. Qui donc s’en est 
souvenu? Personne, pas méme les bonapartistes, peut-étre. Pas 
méme ceux qu’on appelait, en ce temps-la, les jeunes et héroiques 
vainqueurs de Crimée, et que les femmes couvraient d’une pluie de 
fleurs 4 leur entrée 4 Paris... Tout au plus quelque mére vieillie, 
qui n’oublie pas, elle, et qui pleure ce jour-la, solitaire et silen- 
cieusc. Nous avons d’autres anniversaires 4 célébrer maintenant. 
Comment songer a Sébastopol dans le mois de Sedan? On n’a pas 


1242 LES GSUVRES ET LES HOMMES. 


porté une seule couronne 4 la Victoire ailée qui plane sur la co- 
lonne du square des Arts-et-Métiers ; on en a porté des milliers aux 
tombes des soldats morts 4 Werth, a Spickeren, sous les murs de 
Metz, et on leur a ¢levé des monuments commémoratifs 4 Mars-la- 
Tour, 4 Epinal, sur le plateau de Gravelle. 


It 


Nous l’avions remarqué déja : dans les événements qui fournis- 
sent 4 cette chronique un théme sans cesse renouvelé, il se produit 
par moments comme des veines et.des courants singuliers. On voit 
naitre ce que les joueurs appellent des séries. Il semble que, sous 
l’empire d’une mode ou d’une contagion subite, les faits de méme 
ordre s'appellent et s’inspirent les uns les autres. 

Déja la série des centenaires, des fétes en I'honneur des grands 
hommes, des érections de statues, s’était ouverte lors de notre der- 
niére causerie; elle s’est poursuivie depuis lors, en s’étendant sur 
toute la face de l'Europe. Aprés le centenaire de Boieldieu , ceux 
d’0’Connell et de Michel-Ange, sans parler de quelques autres plus 
modestes, et dont l'éclat est resté tout local, tel que le centenaire 
d'un poéte populaire cn Provence, Saboly, célébré entre félibres, 
et of il s'est fait une grande orgie de rimes en langue doc. Aprés 
les statues de La Salle ct de Lacordaire, les statues de Guiilaume 
le Conquérant. a Falaise et de Chateaubriand, 4 Saint-Malo! 

La France était largement représentée aux fétes patriotiques et 
religieuses du centenaire d’O’Connell, qui ont eu lieu 4 Dublin du 
47 au 20 aout, et c’était justice. O'Connell aimait la France; il lui 
appartenait par quelques liens de famille et quelques souvenirs de 
sa vic : un de ses oncles, général au service de notre pays, est mort 
aux environs de Blois quelques années aprés la révolution de Juillet; 
lui-méme avait été élevé aux colléges de Saint-Omer et de Douai. 
Mais sa gloire a dépass¢ les frontiéres de son pays natal pour deve- 
nir le patrimoine de tous ceux qui aiment la justice. Ce n’est pas 
seulement l’Irlande qu'il a affranchie, c’est Ja conscience humaine 
qu'il a soulagée et c’est 4 l’humanité entiére qu’appartient cette f 
gure si grande et si originale, si émouvante et si curicuse 4 la fois, 
d'un intérét si universcl sous le cachet local dont elle est profondé- 
ment marquée. 

Daniel O’Connell fut le type du patriote, du catholique et de !Ir- 
landais. Ce tribun armé pour les grandes luttes et qui avait fait 
craquer de toutes parts, pendant qu’il était avocal, l’étoffe de I'élo- 





LES (EUVRES ET LES HOMMES. 4245 


quence juridique, trop étroite pour son génie; cet agitateur formi- 
dable, qui commandait 4 la foule comme Neptune a la mer, qui 
Vapaisait et la soulevait 4 son gré, qui eit pu la déchainer d’un 
geste, d’un signe, d’un clin d’ceil, pour la lancer a l’assaut de la 
vieille forteresse britannique; cet athléte aux larges épaules, aux 
poumons de bronze, a la voix de tonnerre, doublé d’un légiste subtil 
et retors, qui pouvait indifféremment soit ébranler le solide édifice 
de la Constitution anglaise en le saisissant et le secouant de ses mains 
puissantes, comme Samson dans le temple des Philistins, soit l’en- 
tourer avec patience de mines, de contre-mines, de circonvallations 
.et de chemins couverts; assommer l’ennemi d’un coup de poing, 
ou le surprendre et le garrotter dans un inextricable réseau de 
liens, enfoncer les portes du Parlement ou se les faire ouvrir par 
ruse, portait dans sa foi religieuse la soumission et la simplicité 
d’un enfant. Usé par tant de batailles en faveur du droit, il voulut 
aller mourir 4 Rome : son coeur seul y jarriva, comme a dit La- 
cordaire, et Rome l’a gardé, tandis que son corps retournait en 
Irlande. 

Dans une langue qui charriait péle-méle 1’or et le limon, O’Con- 
nell maniait avec une vigueur qu’on n’a jamais dépassée l’élo- 
quence et lironic, l’indignation et la pitié, la colére et le rire, 
invective ct l’émotion. ll avait des élans superbes et des chutes 
familiéres; les grands cris arrachés 4 ses entrailles par les souf- 
frances de sa patrie s’entremélaient de sarcasmes sanglants, de 
lourds quolibets dont il écrasait l’ennemi comme d’un coup de 
massue. Son éloquence rebondissait en touchant terre. Mais quelle 
que puisse étre la valeur de cette éloquence, celle du Libérateur de 
V'Irlande n’en dépend pas. Il a donné au monde, pendant prés de 
vingt-cing ans, l’un des plus nobles spectacles dont il puisse jouir, 
en lui montrant lirrésistible puissance d’une cause juste soutenue 
par une parole inspirée, la toute-puissance d’une pensée persévé- 
rante et courageuse, le triomphe de la force morale sur la force 
matérielle. Monarque absolu d’un peuple qui lui payait volontaire- 
ment le riche tribut de sa pauvreté, unanime dans un mémc mou- 
vement de patriotisme et d’amour; lui soufflant sa flamme, le pé- 
trissant 4 sa guise, jouant de ce merveilleux et redoutable instrument 
comme Listz de son piano et Paganini de son violon, capable d’en 
tout exiger et d’en tout obtenir, il n’en voulut rien obtenir que de 
légal et de pacifique, et 11 a mérité ce témoignage que, malgré l’ar- 
deur et la durée de la lutte, malgré tous les dangers d'une agita- 
tion populaire, surtout dans de telles proportions, aprés avoir ma- 
nié en tous sens, pendant un quart de siécle, cette substance 
explosible qui dégageait des flammes sous sa main, les victoires 

25 Sepreupne 1875. 80 


1244 LES (KUVRES EF LES HOMMES. 


éclatantes auxquelles l’Irlande doit son émancipation politique et 
la hiberté de sa conscience n’ont pas couté une goutte de sang. 

Florence a consacré, au quatriéme centenaire de Michel-Ange, 
le 12 septembre, des fétes magnifiques ot la France était repre- 
sentée par une députation de l'Institut et une délégation officielle 
du ministére des beaux-arts. Michel-Ange n’est pas un génie 
local; it -appartient & tous les peuples; il honore |’humanite, 
et il n’est pas étonnant que l|’Europe entiére se soit associée a 
lhommage dont Florence a pris linitiative. L’inauguration d’un 
monument élevé au grand artiste sur une place de cette admi- 
rable promenade det Collt qui contourne fa ville entre deux ran- 
gées de jardins, de parcs et de villas princiéres, en ménageant 
sans cesse aux regards les perspectives les plus ravissantes sur 
Florence et ses alentours; une exposition de ses chefs-d’ceuvte 
qu’avaient enrichie les envois des amateurs de tous les pays ct 
qu’on avait complétée par la reproduction — moulage, gravure ou 
photographie — des trop nombreux ouvrages qu’il n’était pas pos- 
sible de déplacer, formaient les éléments principaux de ces fetes. 

Par un privilége dont elle a droit d’étre fiére, Florence a donné 
le jour aux deux plus grands génies de |’Italie moderne, et 4 deux 
génies fraternels, tellement analogues dans leur diversité que le 
rapprochement s’imposce de lui-méme a l’esprit : Dante, le Michel- 
Ange de la poésie ; Michel-Ange, le Dante de la peinture, comme on 
l’a souvent appelé. Michel-Ange n’admirait aucun poéte, aucun 
homme, autant que le Dante. La Divine Comedie était son livre de 
chevet, et c’est assurément dans la lecture de ce terrible poéme 
qu’il a puisé l’effrayante inspiration de son Jugement dernier. Un 
de ses réves, c’était d’élever 4 l’auteur de ’Enfer un tombeau digne 
de lui. 1] l’a chanté plusieurs fois dans ses vers : 

« Il est plus facile, s’écrie Michel-Ange dans un sonnet, de blamer 
le peuple qui l’outragea que d’égaler son langage 4 la moindre 
louange qu’il mérite. Il descendit dans le royaume du péché, puis 
il monta vers Dieu, et le ciel ne ferma pas ses portes 4 cclui devant 
qui Florence a fermé les siennes. Ingrate patrie!... C’est bien 1a le 
signe qu’aux plus parfaits abonde le plus de maux. Jamais n’eut 
d’égal son indigne exil, comme jamais il ne fut, ici-bas, d’homme 
plus grand que lui. » | 

On dirait qu’en écrivant cette plainte amére, Michel-Ange faisait 
un retour sur lui-méme. Pourtant Florence du moins ne se mon- 
tra pas pour lui, comme pour Dante, « mére de peu d’amour. » 
Elle lui fit de splendides funérailles, elle lui a dressé un tombeau 
fastucux, ot rien ne manque, sinon le talent, ct elle vient de ren- 
dre encore 4 sa mémoire les honneurs d'une véritable apothéose 





LES G:UVRES ET LES HOMMES. 1245 


artistique. Florence, d’ailleurs, est pleine des souvenirs ct des ceu- 
vres de Michel-Ange. On y montre, dans la via Ghibellina, son ha- 
bitation, ol un descendant de sa famille a formé un musée michel- 
angelesque, légué A la ville par le dernier des Buonarotti. Cette 
honnéte maison bourgeoise, sans aucun caractére, répond peu a 
- Pidée qu’on s’en faisait d’avance. L’imagination la moins fougueuse 
se sent décue; il semble que le puissant artiste edt du étouffer 
dans ces salles étroites. La pourtant vécut 4 laise cet anachoréte de 
art, dont la pensée était grande, le caractére impétueux, l’esprit 
dévorant, l’inspiration sans frein, mais dont les gouts étaient sim- 
ples, dont la vie fut toujours sobre et pure, modeste et réglée. 
C’est & Rome, il est vrai, que ce génie universe! a laissé, dans 
chaque genre, le. chef-d’eeuvre qu’on n’a jamais surpassé : Saint- 
Pierre — Moise — le Jugement dernier et les plafonds de la cha- 
pelle Sixtine. Mais Florence ne possédat-elle que les mausolées de 
Julien et de Laurent de Médicis, avec le Pensieroso, ot Michcl-Ange 
semble avoir voulu tailler dans le marbre son propre symbole, et 
la Nuit, sous laquelle Strozzi écrivit,: « Kveille-la, elle te parlera, » 
ce serait assez pour qu’elle n’eut rien 4 envier 4 Rome méme. 

Par un contraste assez piquant, M. Meissonnier, le petit Poucct 
de la peinture, a été choisi par notre Académie des beaux-arts pour 
la représenter devant le monument de Michel-Ange. Il a prononcé 
un discours d’une chaleur et d’un enthousiasme communicatifs. 
Aprés lui, M. Charles Blanc s’est attaché a caractériser, avec la 
compétence et l’autorité d’un historien de l'art, le génie de l’au- 
teur du Moise. Il l’a résumé tout entier dans l’expression, portée 
par lui au dernier degré de l’intensité et de la puissance, et dont la 
recherche exclusive fait de Buonarotti le véritable pére de l’art mo- 
derne. La synthése est juste, sans doute, mais la forme sommaire 
qu'elle a rdvétue dans la bouche de M. Charles Blanc lui donne a la 
fois quelque chose d’incomplet et de trop absolu. Le but que pour- 
suivit toujours Michel-Ange ce n’est pas. seulement |’expression, 
cette héritiére moderne de la beauté antique; la passion, cette 
antithése humaine de la sérénité divine dont le. grand interpréte et 
le parfait modéle avait été Phidias; c’est aussi le mouvement et la 
force, dans tous les sens du mot. N’oublions pas, d’ailleurs, que 
bien avant Michel-Ange, l’art du. moyen dge, par le ciseau des 
sculpteurs qui ont représenté les saints et les damnés aux porches 
de nos cathédrales, par le pinceau des Fra-Angelico, des Orcagna, 
des Masaccio, des Luca Signorelli, sans parler de Léonard de 
Vinci, qui avait créé ses chefs-d’ceuvre, et particuli¢rement la Cene, 
quarante ans avant le Moise et le Jugement dernier, avait déja re- 
cherché et atteint I’cxpression la plus pure et la plus profonde. 
Michel-Ange n’a fait qu’entrer 4 son tour dans la voie déja tracée. 


1246 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


et la parcourir avec plus de vigueur, de science et de génie, en im- 
primant 4 ses ceuvres, a l’école florentine, 4 toute cette partie de 
Vart moderne qui dérive de lui, le cachet d’un naturglisme puis- 
sant, fougueux, souvent excessif. L’expression qu'il poursuit a, 
dans sa violence, quelque chose d’uniforme : — c'est toujours le 
terrible, ou l’effet qu’il cause, la terreur — et il lui arrive aussi 
d’oublier l’4me pour le corps. Mais il ne serait pas juste, néan- 
moins, de refuser 4 Michel-Ange le sens et l’amour de la beaute 
idéale; s'il l’a plus d’une fois trahie dans ses ceuvres, 11 |’a chantée 
dans un madrigal que je demande la permission de traduire encore, 
car il me semble qu’on a trop oublié le poéte en célébrant le vaste 
ct complexe génie de Michel-Ange : 

« Pour me guider fidélement dans ma vocation, dés ma naissance 
m’a été donné ce sentiment du beau qui, dans les arts, me sert de 
flambeau ct de miroir, ct si quelqu’un pense autrement, c’est une 
erreur. Ce don seul éléve l’4me jusqu’a la hauteur que je m’ef- 
force d’atteindre par la brosse et le ciseau. Ce sont les jugements 
téméraires et grossiers qui ravalent 4 un effet sensuel la beauté, 
par laquelle toute saine intelligence se sent émue ct transportéc 
vers le ciel. Les yeux infirmes ne s’élévent pas du mortel au divin, 
ct ne montent jamais a cette hauteur ot toute pensée, sans la grace 
céleste, est impuissante 4 gravir. » 

Je n’essaie pas d’analyser ni de juger ici lceuvre de Michel- 
Ange : on ne le fait point cn deux pages, et ce serait sortir de mon 
cadre. La fécondité de son génie en égalait la puissance. Il décupla 
sa force de production par la chasteté de sa vie, dont jamais une 
minute ne fut distraite pour le plaisir, par sa passion de l’étude et 
son infatigable ardeur au travail. C’est par milliers que l’on compte 
ses dessins, ct pas un quince soit signé de « la griffe du lion. » La 
seule liste de ses tableaux, de ses statues et de ses monumenls 
remplirait le reste de cette causerie. Sa téte fermentait sans cesse 
de projets nouveaux ; il avait besoin de créer. Comme si tout en lui 
eut di dépasser la mesure ordinaire, il vécut prés de quatre-vingt- 
dix ans, et cette longue vieillesse, attristée par des pensées lugu- 
bres et par une sombre mélancolic, tantét courbée sous I’accable- 
ment et l’ennui, tantét traversée par d’ardentes aspirations vers 
Dieu, et vers la mort, qui le conduisait 4 Dieu, ne demeura pas 
plus stérile que le reste de sa vie : « Chargé d’ans et d’iniquités, 
endurci dans la pratique du mal, dit-il dans ses derniéres poésies, 
je me vois prés de l'une et de l’autre mort... Le sort le plus envia- 
ble est celui de l'homme qui a trouvé en naissant la mort la plus 
prompte... Je m’en vais d’heure cn heure ; infirme et abattu, tout 
prés de ma chute, je vois le soleil décliner et l’ombre croitre autour 
de moi. » Ce fut son dernier vers ; mais quand la mort, qui, depuis 











LES CEUVRES ET LES HOMMES. 4247 


longtemps, le tirait par habit en lui faisant signe de venir, comme 
il disait lui-méme 4 Vasari, se décida 4 frapper le vieillard presque 
aveugle, elle le trouva debout, ébauchant d’une main qui faisait 
toujours trembler le marbre, suivant \expression du Puget, le 
groupe colossal qu’on admire derriére le maitre-autel du Déme 
de Florence. Notre compatriote Blaise de Vigenére, secrétaire d’am- 
bassade 4 Rome en 1556, qui allait souvent visiter Michel-Ange 
dans son atelier du Monte-Cavallo, s’émerveillait de son indompta- 
ble vigueur : « Je puis dire l’avoir wu, écrit-il , 4gé de plus de 
soixante ans (en réalité il avait alors dépassé quatre-vingts), abat- 
tre plus d’écailles d’un trés-dur marbre en un quart d’heure que 
trois jeunes tailleurs de picrre n’eussent pu faire en trois ou quatre, 
chose presque incroyable a qui ne l’aurait vu; et il y allait d'une 
telle impétuosité et force, que je pensais que tout l’ouvrage dut 
aller en piéces. » C’était peut-étre le groupe de la cathédrale de Flo- 
rence que Michel-Ange attaquait alors 4 si grands coups de ciseau. 
On trouve souvent dans son ceuvre de ces vastes ébauches qui sont 
demeurées inachevées, comme s'il edt reculé devant l’impuissance 
de l’art 4 réaliser l'audace de ses conceptions, — réves de marbre 
ou de pierre, figures gigantesques entrevues dans |’ombre, vagues 
et douloureuses confidences d’un esprit tourmenté, qui parlent a 
Padme plus qu’aux regards, et que l'imagination du spectateur 
achéve. 

Dans le cortége immense qui a défilé, le 12 septembre, de la 
Piazza della Signoria, cet antique forum de la République, a la casa 
- Buonarotti et 4 léglise de Santa Croce, parmi les cent quarante 
banniéres qui flottaient au soleil, on a vu figurer celle de la Société 
des libres-penseurs, avec Vinscription : Sctenzia e lavore, — unica 
religzone dell’ avvenire. Il ne manquait plus aux libres-penseurs que 
de chercher a mettre la main sur l’architecte de Saint-Pierre, le 
peintre de la chapelle Sixtine, le sculpteur de Moise, du Christ tenant 
sa croix, de la Pieta, de dix Madones; sur l’homme qui a laissé 
dans ses ceuvres huit sonnets 4 Dieu, composés coup sur coup, 
empreints d’une ferveur mystique et d’un profond repentir de ses 
fautes; qui écrivait 4 Vasari : « Ni peindre ni sculpter ne peuvent 
apaiser mon ame tournée vers cet amour divin qui nous ouvrit les 
bras dela croix; » ct & sa maitresse platonique Vittoria Colonna, la 
Béatrix de cet autre Dante : « Comme le feu ne peut étre séparé de 
la chaleur, de méme le beau ne peut l’étre de l’Eternel, et j’exaltc 
toul ce qui descend de lui, tout ce qui lui ressemble. » Si Michel- 
Ange, qui n’avait point l’esprit naturellement badin, edt pu prévoir 
la ridicule incartade de la Société des libres-penseurs, il evt saisi 
ces avortons de sa main puissante et les eit placés dans son Juge- 
ment dernier, 4 coté de messer Biagio, le damné aux oreilles 


4248 LES (EUVRES ET LES HOMWES. 


d'dne, dans le groupe que le nautonnier infernal fouaille 4 coups 
d’aviron. : 

Entre le centenaire d’0’Connell et celui de Michel-Ange, s’était 
placée l'inauguration de la statue de Chateaubriand 4 Saint-Malo. 
Notre chronique, cette fois, ne chémera pas de grands hommes. 
Sous les différences profondes qui les séparent, les trois noms que 
le hasard vient de réunir appartiennent, par plus d’un point, a la 
méme famille; mais c’est 14 un de ces rapprochements qu’on ne 
peut qu’indiquer parce qu’on les dénaturerait en y appuyant. I 
serait plus naturel, peut-étre, de comparer le nom de Chateau- 
briand 4 tous ceux que la petite ville de Saint-Malo, si féconde en 
hommes illustres, s’enorgueillit d’avoir écrits sur son livre d’or, — 
4 Lamennais, 4 Jacques Cartier, aux la Bourdonnais, aux Surcouf, 
aux Duguay-Trouin, dont l'auteur des Martyrs a reproduit dans 
le domaine littéraire, suivant l’ingénieuse remarque de M. Caro, 
linstinct de recherche, d’aventure et de conquéte, l’esprit toujours 
agité par la passion de la découverte et la soif de ’inconnu. Comme 
les chevaliers de la Table ronde, il voyagea 4 la recherche du Saint- 
Graal; comme Surcouf et Duguay-Trouin, son génie hardi, dédai- 
gneux des routes frayées, aimait les excursions lointaines et les 
brillants coups de main; comme Cartier, il a découvert des régions 
inconnues et enseigné 4 ceux qui l’ont suivi la route d’un nouveau 
monde. 

C’est sur la petite place qui portera désormais le nom de place 
Chateaubriand, en face de sa maison natale changée en auberge (la 
chambre ou il vit le jour porte actuellement le numéro 5, et elle 
est d’un bon rapport; on la loue aux Anglais le triple des autres 
chambres), que se dresse la statue en bronze de M. Aimé Millet. 
Elle a été découverte le 5 septembre 4 midi, par un soleil radieux 
qui s’était mis de la féte, devant une foule immense et cosmopolite, 
qui, du pavé jusqu’aux toits, n’avait pas laissé une place vide et 
dont la masse compacte semblait sur le point d’effondrer les rem- 
parts. L’artiste a représenté Chateaubriand dans la force de I'age, 
vétu d’une ample redingote que recouvrent 4 demi les plis d’un 
manteau jeté négligemment sur une épaule et sur ses genoux. ll 
est assis au bord de la mer; 1] réve, mais sa réverie est orageuse. 
Accoudé sur'le bras gauche, il reléve 4 demi sa chevelure d'un 
geste agité et nerveux. Sa main droite tient le crayon, ou plutot le 
stylet. Il ala jambe gauche exhaussée, dans un mouvement un peu 
excessif, qui correspond 4 celui de la main, sur une sorte de petit 
rocher qui se trouve 1a trés 4 point. L’ensemble est énergique, vi- 
vant, expressif, mais tourmenté. A peine découverte, la statue a été 
saluée par un feu roulant de discours. M. le maire de Saint-Malo a 
parlé au nom de la ville. M. Camille Doucet a parlé au nom de I’A- 





LES (EUVRES ET LES HOMMES, 4249 


cadémie francaise : le sort a de ces tronics, carsil est un écrivain 
qui n’ait jamais rien eu de commun avec Chateaubriand, c’est bien 
l’auteur du Baron Lafleur, Vhonnéte héritier d’Andrieux et de Collin- 
Harleville. M. Paul Féval a prononcé, au nom de la Société des gens 
de lettres, un discours étrange, tout plein de mots a effet, de méta- 
phores romantiques, d’un langage hardi, qui passe avec aisance du 
familier au sublime et ot alternent les: railleries d’un bon sens 
narquois, les pensées brillantes et le style matamore. M. le duc de 
Noailles est venu rendre un dernier hommage a celui qu’il a eu l’hon- 
neur de remplacer 4 |’Académie ; 1] est le seul qui aif osé saluer au 
passage ectte brochure militante : Buonaparte et les Bourbons, ré- 
cemment remise en lumiére, avec une vigoureuse préface, par 
M. Victor de Laprade, et 4 laquelle, depuis lors, les intrigues achar- 
nées d’un parti qui ne lache pas sa proie ont rendu plus d’actualité 
encore. 

Le soir, au banquet, le défilé des discours a recommencé, plus 
interminable que le matin. On a fait surtout un accueil empressé 
aux nobles paroles prononcécs par le représentant de la famille, 
M. le comte de Chateaubriand. Aprés lui, aprés le maire, )’adjoint, 
le préfet ; aprés M. Desjardins et M. Caro, le vénérable M. Sauzet, se 
levant 4 son tour, a parlé de Villustre écrivain dans un toast élo- 
quent qui aurait obtenu tout le succés dont il était digne, s’il n’était 
venu le dernier, devant un auditoire saturé de harangues. La poésie, 
qui avait élevé la voix prés de la statue, devait avoir aussi son tour 
au banquet. Il appartenait 4M. le comte Achille du Clésieux, l’auteur 
d’Exil et Patrie, d’Une voix dans la solitude, des Nobles causes, 
de chanter son glorieux concitoyen. L’heure avancée ne lui a pas 
permis de lire ces strophes patriotiques et chrétiennes, dont les dé- 
veloppements de cette chronique nous permettent 4 peine 4 nous- 
mémes de détacher quelques vers : 


Chateaubriand, ton nom suffisait 4 ta gloire. 
De ton solitaire tombeau 
Le soleil était le flambeau; 
L’Océan gardait ta mémoire. 
Mais le soleil et l’Océan, 
Reflets de l’infini, dénoncent le néant 
De toute dépouille mortelle : 
Il nous fallait 4 nous, tes fréres, tes Bretons, 
Au sol qui t’a vu naitre et que nous habitons, 
Ton image vivante et belle! 
Non, la honte n’est pas pour un pays ou bDrille 
L’honneur, le bien, l’amour, le courage, la foi. 
La France est un héros... La Bretagne est sa fille, 
Et s'il faut réparer un malheur de famille, 
L’ainé, Chateaubriand, c’est toi! 








1250 LES (EUVRES ET LES HOMMES. 


Aprés tant de discours, aprés tant de vers, aprés tant d’articles, 
aprés tant de livres, comment pourrions-nous a notre tour parler 
dignement, en quelques pages, d’un homme qui a touché en maitre 
4 toutes les formes de la pensée, marqué la littérature moderne, la 
poésie et l’histoire, de son empreinte ineffacable, faconné son épo- 
que a la forme de son génie et rempli de sa gloire pacifique la pre- 
miére moitié de ce siécle? Le mot de la Bruyére revient 4 notre sou- 
venir : « Tout est dit, et l’on vient trop tard. » Chateaubriand, en 
dépit des protestations que souléve encore sa renommée, a été 
traité en classique : i] a eu ses biographes innombrables, ses com- 
mentateurs, ses scoliastes. Les secrétaires du grand homme, s’ef- 
forcant de détourner sur leur front un rayon de sa gloire et de s’en- 
voler 4 l’immortalité sous son aile, comme ces enfants qui se blot- 
tissent derriére un équipage de maitre, ont vidé ses tiroirs et raconté 
ses conversations. On a vu une femme, se faisant une auréole desa 
honte, venir se vanter publiquement, en plusieurs volumes, d’avoir 
été la maitresse de Chateaubriand, persuadée, et |’événement lui a 
donné raison, que ce nom glorieux pourrait suffire au succés de 
ses confidences malsaines. Tous les critiques, tous les historiens, 
tous les journalistes, tous les compilateurs d’anas se sont abattus 
sur son nom; pendant quinze jours, au moment des fétes de Saint- 
Malo, c’était comme une curée. Villemain lui a dressé un monu- 
ment ; Sainte-Beuve a griffonné de sa plume la plus fine, sur le 
piédestal de sa statue, deux volumes de spirituels et perfides com- 
mérages qui sont l’hommage le plus involontaire, mais le plus écla- 
tant, 4 la gloire qn’il prétendait rabaisser et ternir. L’Académie a 
consacré son nom en mettant son éloge au concours. Il figure en 
marbre au Musée de Versailles, parmi les gloires de la France. De- 
puis vingt-cing ans a peine qu’il est mort, ce qu’on a écrit sur lui 
formerait une montagne deux fois plus haute que le Grand-Beé ou 
l’on a creusé son cercucil, et le mouvement passionné qui ne cesse 
de se produire autour de son nom, toujours battu des orages, ce 
déchainement continu d'enthousiasme et de colére, d’admiration 
et de dénigrement, d’hymnes et d’invectives, prouvent que sa re- 
nommée est toujours bien vivante et donnent le plus énergique 
démenti 4 ceux qui prétendent que cette gloire factice doit bientét 
disparaitre du sommet qu’elle a usurpé. 

Mais s’il est un endroit surtout ou il soit plus difficile encore de 
parler de Chateaubriand, c’est ici, dans ce recueil o& son nom a 
retenti si souvent, ob des plumes comme celles de M. Lenormant, 
de M. de Pontmartin, de M. de Loménie ont raconté sa vie et jugé 
ses ceuvres. Et comment oublier aussi, 4 cette place, la publication 
des Souvenirs et dela Correspondance tirés des papiers de madame 
Récamier, livre précieux ot tous les biographes de Chateav- 











LES (EUVRES ET LES HOMMES. 1254 


briand viendront puiser 4 l'avenir, et qui, en nous ouvrant les 
archives domestiques de la charmante reine de |’Abbaye-aux-Bois, 
a enrichi l'histoire morale, politique et littéraire du grand écri- 
vain et celle de son groupe, d’une multitude de documents inédits! 
C’est la qu’on peut suivre pas 4 pas, pendant un quart de siécle, 
partagé sans cesse entre l’ambition et le dégout, mais dédaignant 
méme ce qui l’enivre; trainant, attachée a son flanc, l’inexorable 
tristesse qui le dévore; las de tout, désabusé des illusions de la vie 
et des chiméres de la gloire, n’aspirant bient6t qu’aprés l’oubli, 
le repos et la tombe, assistant 4 sa ruine, et ‘parlant de sa pous- 
siére avec la résignation amére d’un homme de génie et d'action 
qui se survit 4 lui-méme, s’enfongant enfin peu 4 peu, comme René 
sous les arcades du cloitre solitaire éclairé par la lune, dans la 
majestueuse perpective d’ombre et de silence qui clét son éclatante 
carriére, le grand écrivain qui, pareil & Michel-Ange, mourut 
longuement, plein de gloire et d’ennui. 

Quoique le Chateaubriand de M. Aimé Millet paraisse avoir atteint 
le milieu de la vie, l’artiste l’a représenté composant le Génie du 
Christianisme. Du moins le papier sur lequel il s’appuie ne porte 
qu’un nom, et c’est celui-la. M. Millet a eu raison. Le Génie du 
Christianisme reste \’ceuvre par excellence de Chateaubriand : 
ce fut plus qu’une ceuvre littéraire, ce fut une ceuvre sociale. 
Tout ce qu’on a dit, tout ce qu’on peut dire encore contre le Génie 
du Christianisme ne saurait diminuer la gloire de ce grand livre, 
qui vint si bien 4 son heure et qui fit entendre alors, avec une 
merveilleuse opportunité, la voix que la France avait besoin et 
la seule qu’elle fat capable d’entendre. C’est se montrer injuste 
a plaisir que de vouloir le juger au point de vue général et ab- 
solu de l’apologétique chrétienne. Il fallait séduire le coeur et 
Yimagination avant de ramener les intelligences, enlever lcs 
approches de la place ennemie avant de s’attaquer 4 la citadelle 
et persuader aux gens de se laisser convaincre. Il fallait désarmer 
les préjugés et les railleries et, pour frayer les yoies au retour de 
la foi catholique si longtemps conspuée, en imposer d’abord le 
respect. N’est-ce pas M. Cochin qui a dit, avec son lumineux bon 
sens, que le Génie du Christianisme est a refaire tous les vingt-cing 
ans? Montalembert, Lacordaire, M. Auguste Nicolas, d’autres encore 
l’ont refait de nos jours; Chateaubriand |’avait fait au seuil de ce 
siécle avec un merveilleux instinct et un incomparable éclat, quoi 
qu’en disent les pédants détracteurs qui l’ont proclamé superficiel 
parce qu'il est brillant, et sans profondeur, parce qu’il n’est pas 
ennuyeux. 

Dans notre littérature, le Génie du Christianisme est la grande 
date de ce siécle. I] ouvrit une nouvelle ére, l’ére de la renaissance 





122 LES (UVRES ET LES HOMMES. 


chrétienne qui allait transformer la poésie. Les représentants des 
anciennes doctrines philosophiques et littéraires, tous les survi- 
vants de ’époque de Voltaire le sentirent bien, et ils unirent leurs 
efforts stériles contre le nouveau venu. Qui connaitrait aujourd'hui 
les atlaques des Ginguené, des Daunou, des Joseph Chénier, 3 
Chateaubriand lui-méme ne leur avait assuré une sorte d’immorta- 
lité, en les recueillant dans les notes de son livre? Certes, ils avaient 
beau jeu 4 éplucher son style avec leur gout méticuleux et étroit; 
mais ces misérables chicanes disparaissaient noyées dans la sples- 
deur de |’ceuvre, comme des nuages microscopiques dans les rayons 
du soleil levant, et chaque fois qu’il se levait pour marcher, i 
emportait ces pygmées, comme une nuée d’insectes, dans sa peau 
de lion. 

Aucun de nous ne saurait refuser 4 Chateaubriand sa reconnais- 
sance ct son admiration. Quelles qu’aient pu étre ses erreurs et ses 
fautes, il y aura deux choses dont on ne lui enlévera jamais la gloire : 
une, d’avoir été Pouvrier dela premiére heure dans la restauration 
religieuse et d’avoir ramené le christianisme dans les 4mes pendant 
que Bonaparte le ramenait dans les lois; l'autre, d’avoir rajeun 
une littérature épuisée et mourantc, renouvelé la poésie, et du 
méme coup la critique et histoire. Tout ce siécle est né de lui : 
est le tronc large et vigoureux sur lequel ont poussé tant de ra- 
meaux devenus souches a leur tour; il est la source sacrée ot 
toutes les générations poétiques sont venues s’abreuver. Malgreé le 
clinquant qui se méle a |’or de son talent, il eut toujours un sens 
de la grandeur qui le reléve de ses chutes et rachéte magnifique- 
ment chacune de ses défaillances, comme, malgré les ombres de 
son caractére, il eut toujours un instinct généreux, un amour pas- 
sionné du pays et un sentiment de l’honneur, qui sauvent aux yeut 
de la postérité ce qu’il y avait en lui d’égoisme et d’orgueil. Ses 
défauts méme font partie de son originalité ct l’achévent. S’il est 
vrai qu’il ne fdille juger les grandes vies que dans leurs grandes 
lignes, et les grands écrivains que par leurs qualités et par leurs 
chefs-d’ceuvre, Chateaubriand est sir de ne pas déchoir. On lui a 
fait durement expier ses succés ; on n’a pas ménagé celui qui avait 
épargné si peu de ses contemporains dans ses Mémoires d Outre- 
Tombe. Mais rien n’a pu mordre sur le bronze de sa statue. Sa 
gloire, de granit comme sa tombe, comme elle toujours assitgte 
par les vagues et les dominant toujours, est de celles qu’u emporte 
de défendre et de maintenir. On ne pourrait l’'amoindrir sans nous 
dépouiller nous-mémes. 

Victron FourNeE. 





POESIE 





A MES ENFANTS 


Enfants, me voici loin de vous! 
Fleuves, rochers, lacs et montagnes, 
Vingt cités, d’immenses campagnes : 
Que de barriéres entre nous ! 


Comme la goutte d’eau perdue 

Au sein des vastes Océans, 

D’un pole a l’autre, au gré des vents, 
Dans les flots roule confondue : 


Ainsi, dans ce Paris sans fin, 
Ignoré, sans marquer de trace, 
Entre Montmartre et Montparnasse, 
J’erre le soir ou le matin. 


Vous, dans une heureuse retraite, 
Une mére de son amour 

Vous environne, et tout le jour 
De jeunes amis vous font féte : 





1254 


POESIE. 


A moi, dans ce désert bruyant, 
Pressé d’une foule inconnue, 
Nul ne donne la bienvenue, 
Nul visage n’est souriant; 


Et le soir, sous un lit maussade, 
Que mille passants ont hanté, 
Je trouve encor ]’ennui gité, 

Et la tristesse en embuscade. 


Mais, secouant mon noir souci, 
Tout a coup votre voix m’appelle, 
Et mon ceeur vite, a tire d’aile, 
S’envole vers vous loin d'ici. 


Chers enfants, je crois vous entendre, 
J’assiste invisible a vos jeux, 

Et vos rires francs et joyeux 

Par éclats viennent me surprendre. 


Oh! si, plus prompt que les éclairs, 
Prés de vous un coursier magique, 
Sans métaphore poétique, 
M’emportait a travers les airs... 


Mais non, je le sens, ma tristesse, 
Comme un nuage d'un ciel pur 
En passant assombrit |’azur, 
Irait troubler votre allégresse. 


A vous pleine félicité ; 

Pour vous, dans la piscine amére, 
Une naiade salutaire 

Verse la force et la santé. 





POESIE. 1255 


Des pins et des cimes neigeuses 
Vous portant les fraiches senteurs, 
La brise adoucit les ardeurs 

Qui brilent nos plaines poudreuses ; 


Et la nuit, du bord des torrents, 
La cascade, fée invisible, 

Berce votre sommeil paisible 

Au bruit de ses flots murmurants. 


Ah! de ces heures trop rapides 
Goutez les fugitifs loisirs : 

A vous les biens et les plaisirs, 
A nous les ennuis et les rides. 


A nous le labeur incessant, 
Fardeau léger a nos courages, 

Si nous pouvons voir vos visages 
De joie et de paix florissant. 


Oui, pour nous soient toutes les peines : 
Mais que Dieu, jusqu’en nos vieux ans, 
Vous garde en retour, mes enfants, 

Des coeurs bons, des dames sereines. 


Entourez de soins et d’amour 
Celle qui vous donna la vie, 

Et dans sa tendresse infinie 
S’immole pour vous chaque Jour; 


Et que le soir votre priére, 

Quand au ciel, comme un pur encens, 
S’élévent vos voeux innocents, 

Y porte aussi le nom d’un pére. 





1256 POESIE. 


CHARITE ET GENIE‘ 


« Merci! d’avoir vétu ma triste nudité, 

Merci! » disait le Christ avec un doux sourire, 
Et Martin étonné dans ses yeux pouvait lire 
Des promesses de vie et d’'immortalité. 


Et vous, qui pour le pauvre, anges de charité, 
Suivez l’heureux élan d’un cceur qui vous inspire, 
L’orphelin vous bénit, toute une ville admire 

Ces trésors de talent, de grace et de bonté. 


Mais ce n’est point assez: les célestes phalanges 
Avec Enfant divin célébrant vos louanges, 
Viendront la nuit pour vous toucher les harpes d'or; 


Kt ces concerts du ciel qui charmeront votre ame, 
Du génie ici-bas lui donneront Ia flamme, 
Et dans l’éternité vous raviront encor. 


‘ L’INFINI 


Soleil, astre immuable, antique roi des mondes, 

Sans t’émouvoir jamais, tu laisses, par milliers, 

Les jours, les mois, les ans, pressés comme des ondes, 
Dans l’océan du temps s’engloutir 4 tes pieds. 


‘ A mesdames P.-M. et de S., et 4 mademoiselle D., qui avaient bien veulu 
jouer et chanter dans un concert de charité. 














POESIE. 4257 


Et nous, mortels chétifs, nés pour quelques secondes, 
Dans ce vaste univers turbulents prisonniers, 

De la terre, du ciel, des mers les plus profondes 
Sondons tous les secrets, battons tous les sentiers. 


Ni plaisirs, ni trésors, ni pouvoir, ni science, 
Non, rien de notre coeur n’emplit le vide immense : 
[Il va cherchant toujours, errant comme un banni. 


Ah! quelle ardeur sans fin brile donc notre vie? 
Quel bien pourra combler notre ame inassouvie? 
Quelle source étancher notre soif? — L’Infini! 


J.-E. Vicnon. 


REVUE CRITIQUE 


tr a te ee en ee 


I. Instructions et conseils adressés aux familles chrétiennes, par Mgr l'éevéque de Cha 
lons. 4 vol. — H. Nouvelle géographie universelle. [La Terre et les Hommes, par 
M. Reclus. — Eléments de géographie générale, par A. Balbi. 1 vol. — Ill. Ia 
Pionnters francais dans l’ Amérique du Nord, traduit de l’anglais par madame 6. dz 
Clermont-Tonnerre. 1 vol. — IV. Journal de mon trotsiéme voyage d'exploration 
dans l’empire chinois, par M. l'abbé Armand David. 2 vol. — V. Vie du P. Capteer, 
par le R. P. Reynier. 1 vol. — VI. La Femme sans Dieu, par M. EB. Des Essarts, 1 vol. 
— VII. Notre histoire en cent pages, par M. Hubault. 1 vol. 


I 


Le christianisme n’a pas diminué sur la terre, comme on serait porté 
a le croire, au bruit que fait et 4 l’importance que se donne I’incrédulité, 
et le catholicisme, qui en est la plus haute, la plus saine et la plus com- 
pléte expression, fait plus que réparer les pertes qu'il peut subir. Ce qui 
tend 4 baisser et 4 s’obscurcir en ce temps-ci, c’est la stricte notion du 
devoir chrétien. Sans étre tout a fait particulier 4 notre siécle, cet affat 
blissement y est plus sensible qu’en aucun autre; les chrétiens se dupent, 
sur ce point, plus qu’ils ne le faisaient autrefois. A une foi sincére les 
meilleurs joignent souvent, les uns sans le soupgonner, les autres sans 
se l'avouer, des habitudes et des pratiques de vie que la loi chrétienne 
condamne expressément, ou se relachent a l’endroit de ses plus formelles 
prescriptions. ll est méme, dans la société d’aujourd’hui, des conditioas 
et des états ot cette défaillance est plus sensible que dans d'autres et 
qui, dirait-on, y disposent davantage : l’aisance et le mariage, par exemple. 
Les molles habitudes du bien-étre, les suggestions du luxe et les inspi- 
rations perfides de l’intérét contribuent 1a, plus qu’ailleurs, 4 énerver et 
4 obscurcir les consciences. Peut-étre, pour combattre ce mal: sur le 
point o il se produit, faudrait-il un enseignement particulier, spécial 
et exceptionnellement explicite. 

Ainsi semble l’avoir pensé Mgr l'évéque de Chalons, en composant les 
Instructions et conseils adresses aux familles chretiennes', qu’il vient de 
publier. Ce livre, ainsi que cela apparait par l’ensemble des habitudes 
et des usages qu’il blame ainsi que des conseils qu’il donne, s'adresse 


1 4 vol. Librairie Douniol. 











REVUE CRITIQUE. 1959 


avant tout A la classe bourgeoise et, dans cette classe, aux personnes 
engagées dans le mariage. « Je n’ai écrit que pour elles, » dit formel- 
lement le prélat. « En offrant aux époux chrétiens, ajoute-t-il, les Instruc- 
tions et les Conseils dont I'expérience m‘a fait sentir l’importance, je leur 
demande de les lire et de les méditer dans le méme esprit qui les a 
dictés, c’est-a-dire avec le désir du vrai, l'amour du bien; avec la ferme 
volonté de confesser la vérité et de la suivre, malgré les préjugés d’au- 
jourd’hui et les usages contraires. ll est temps de revenir 4 la vérité de 
l’enseignement catholique. Le mal a surtout pour siége la famille. Que 
les honnétes gens le comprennent et se tiennent pour avertis. » 

Ces instructions, ces conseils, nous avons hate d’en prévenir le lecteur, 
n’appartiennent pas 4 l’ordre des enseignements officiels de l’épiscopat ; ils 
n’en ont pas et ne pouvaient pas en avoir, par lcur nature méme, la forme 
oratoire et solennelle. Ce n'est pas l’évéque qui parle la du haut de 
son siége :c’est le prétre ou plutét le pére religieux d’une grande 
famille dont il se sait aimé, qui en prend 4 part les membres les plus 
considérés, les plus influents, les plus chargés de responsabilité. Dans de 
douces, intimes, aimables et souvent spirituelles conversations, Mgr Mei- 
gnan leur remet devant les yeux les devoirs qui découlent de la religion 
qu’ils croient, qu’ils professent, qu'ils aiment au fond et entendent bien 
ne pas trahir, leur en explique le véritable esprit, leur en montre les 
exigences logiques, moins rudes qu’elles ne le paraissent et produisant 
des fruits meilleurs et plus certains que les calculs immoraux qu’ils 
font dans leur égoiste sagesse ou les transactions misérables que, par 
indolence ou lacheté, ils font trop souvent avec leur conscience. Sans 
déserter jamais la haute région des principes, sans cesser jamais de les 
invoquer, Mgr l’évéque de Chalons qui sait quelle place I’intérét per- 
sonnel occupe dans Ia classe & laquelle il s'adresse, ne s’interdit pas 
d’y faire fréquemment appel, montrant qu’a tout prendre, il y a plus 
d’avantage a pratiquer franchement le devoir chrétien qu'a l’accomplir 
4 demi. 

C’est dans cet esprit, avec l’accent de bienveillance suave qu’inspire 
la charité pastorale, et un art tout personnel de dire gracieusement et 
discrétement les choses, que Mgr Meignan aborde successivement les déli- 
cats sujets du mariage, de ses fins, de ses devoirs et notamment des cri- 
minelles manceuvres qui en dépravent la primitive et divine institution. 
Cette premiére partie du livre, qui embrasse le mariage avec ses préludes 
et ses suites, le choix des époux et l'éducation des enfants, était la plus 
importante peut-étre du sujet, mais celle, 4 coup sir, qui demandait la 
plume la plus mesurée. Le prélat l’a traitée avec la réserve et la netteté 
que commandaient 4 la fois la gravité de la question et la dignité du 
caractére épiscopal. 

Ce qui, dans ce chapitre, concerne I'éducation et l'instruction des 

95 Sepreusax 1875. 81 


4260 REVUE CRITIQUE. 


enfants veut étre, non pas lu, mais médité profondément, car les conseils 
pratiques qu’on y trouve sont le résultat d’ohservations graves ef fines 
faites 4 la fois sur les instincts et les besoins de l'enfance, et sur les fai- 
blesses misérables des parents. Nous y signalons en particulier la réfu- 
tation des lieux communs sophistiques derriére lesquels les péres et 
les méres se retranchent pour s’exempter des premiers de leurs devoirs. 
Un de ces sophismes est celui-ci qu'opposent certains chefs de famille, 
qui se croient de grand libéraux, au conseil d'éloigner leurs fils des éta- 
blissements ow la religion catholique n'est ni professée, ni praliquée par 
ous les maitres : « Mais, s’écrient-ils avec l'emphase de M. Prudhomme, 
cela est en contradiction avec la liberté des cultes! » 

« — La liberté civile des cultes, répond Mgr Meignan, n’est pas atteinte 
par le choix que feront librement les catholiques de maisons purement ca- 
tholiques, of !I’on n'admettra que des catholiques, ou l’enseignement, les 
exemples ne constitueront plus pour l'enfant un danger permanent de 
perdre sa foi. La liberté des cultes, loin d’étre atteinte, en sera mieux 
gardée. » 

Comme on le voit, c’est, sur tous les points, de la part du prélat, un 
retour aux principes : catholique ou non! c’est 4 choisir, avec lui. 

Ii en est de méme dans la seconde partie du livre consacrée 4 rappeler 
les devoirs de la vie de famille. La religion est la vraie et l’unique base 
de Ja famille, dit Mgr Meignan. C’est elle qui détermine les vrais rapports 
des époux entre eux, des enfants avec leurs parents, des fréres, des 
sceurs. Aux objections que l'on fait sur ce point et aux théories qu’on 
oppose a celle-ci, le prélat oppose des réponses sobres mais péremptoires, 
trés-propres 4 raffermir les esprits que les prédications de lincrédulité 
auraient pu troubler. Il recommande, d’ailleurs, deux moyens de sen 
défendre : la proscription des mauvais livres et la lecture des bons. 

Les deux autres fondements de la famille, aprés la religion, sont le 
travail et la discipline. Le travail, on en admet encore la nécessité; 
mais la discipline, voild aujourd'hui l'ennemi. Aussi est-ce le point sur 
lequel Mgr l'évéque de Chalons appuie le plus. Religion, travail, disciH- 
pline, voila, dit-il, ce qu'il faut relever, fortifier et consaerer si nous vou- 
lons reprendre notre place dans le monde; car ces trois choses consti- 
tuent la famille et c'est la famille qui fait Etat. « 0 Christ Rédempteur, 
s'écrie Mgr Meignan en finissant, aprés avoir cité un ravissant tableau de 
Ja vie d'une famille chrétienne par Mgr Dupanloup, 0 Christ Rédemptear, 
foyer infini d’amour, de paix et de bonheur, faites que, ce siécle si froid, 
qui s'agite impuissant dans le cercle de son égoisme et de son incrédulité, 
se réchauffe, se régénére au ‘sein des affections, des croyances de la disci- 
pline, du travail et de l’union de la famille redevenue chrétienne! » 











REVUE CRITIQUE. 1264 


II 


Injuste ou vrai, le reproche qu’on nous a fait de ne pas savoir la géo~ 
graphie nous aura profité. Je ne veux pas dire que nous nous en occu- 
pions davantage aujourd'hui, car, de fait, nous nous en occupions beau- 
coup el depuis bien des années. La preuve en est dans les travaux de 
toutes sortes que nous avons exposés en ce genre en face de ceux des 
autres peuples et qui ne datent pas d'hier; mais, Je maintiens que, par 
suite de la mauvaise réputation qu’on nous avait faite 4 cet égard, ces 
travaux ont été bien plus remarqués qu’'ils ne l’eussent été sans cela. A la 
vue de cette foule de globes, de sphéres, d’atlas, de cartes, d’instruments 
d’étude, tous remarquables, soit par leur importance scientifique, soit par 
jeur valeur didactique, industrielle ou commerciale, il n'est pas d’étran- 
ger qui ne se soit avoué que l’infériorité de la France, a l’endroit des 
connaissances géographiques, avait été évidemment exagérée. On sait 
que justice a été faite de cette accusation par le jury international de 
l’exposition des Tuileries; nous ne voulons pas nous en glorifier autre- 
ment ici; qu'on nous permette seulement de signaler en détail quelques 
livres manifestement visés dans ce jugement d’ensemble. 

Le plus original et le plus considérable assurément est la Nouvelle 
Géographie de M. Elisée Reclus'. Cette qualification de nouvelle donnée 
si souvent, et la plupart du temps sans raison aucune, aux livres 
d’enseignement géographique, est ici largement Justifiée. I] est méme 
juste d’ajouter qu’elle ne suffit pas pour caractériser ce travail aussi 
neuf et aussi ingénieux que savant. Le titre qui lui conviendrait le mieux, 
selon nous, serait celui de Géographie philosophique. Ce n'est pas en effet 
seulement le tableau de l'état présent du globe terrestre considéré dans 
ses rapports avec l’homme qui l’habite, c’est la raison de cet état, la loi 
de ces rapports. D'ou viennent a notre planéte la constitution physique et 
la forme extérieure que nous lui voyons aujourd'hui? D’ou viennent la 
circonscription de ses mers, la direction de ses fleuves, la dénudation et, 
ca et 14, la congélation de ses montagnes, le revétement boisé de ses ver- 
sants, le gazonnement de ses plaines? D’ow lui sont venus aussi, mystére 
plus profond, les hommes qui l’habitent et quelle influence a-t-elle exercée 
(si en effet elle ya été pour quelque chose) sur le réle qu’ils ont joué, les 
destinées qu’ils ont eues et les conditions dans lesquelles ils se trouvent 
aujourd'hui? Voila, en gros, les questions que s'est posées et que cherche 


1 Nouvelle géographie universelle. — La terre et les hommes, par Elisée Reclus. Cet 
ouvrage, qui formera de 10 4 12 volumes, contiendra 2,000 cartes intercalées dans le 
texte et plus de 600 gravures sur bois. 20 livraisons ont paru. — Librairie Hachette. 


4262 REVUE CRITIQUE. 


a résoudre M. Reclus. La géographie, pour lui, n'est pas seulement une 
affaire d’observation et de mémoire, oi il suffit de voir et de retenir; 
c'est un travail d'investigation profonde, pour lequel il faut le concours 
de toutes les connaissances humaines, tant de l’ordre intellectuel que de 
l’ordre physique, parce que, dans les idées de l'auteur, la terre et "homme 
sont dans des relations intimes, et que l'un ne saurait s'expliquer, dans 
son développement et ses agissements, sans l'autre. 

L’homme en effet, aux yeux de M. Reclus, a bien l’air d’étre autochtone, 
c’est-a-dire le fils du sol et d’en tenir les nuances qui nous le font par 
tager en races diverses. « Il n’y a pas longtemps encore, dit-il, on admet- 
tait, comme un fait 4 peu prés incontestable, l’origine asiatique des 
nations européennes; on se plaisait méme 4 chercher sur Ia carte d’Asie 
l’endroit précis o& vivaient nos premiers péres. Actuellement, la plupart 
des hommes de science sont d’accord pour chercher les traces des an- 
cétres sur le sol méme qui porte les descendants. » 

Mais (toujours selon l’auteur) ce n’est pas seulement le sol qui aurait 
produit I’homme; ce n’est pas la vie seulement que l‘homme en aurait 
recue: il lui serait redevable aussi de ses instincts, de ses gouts, de son 
développement intellectuel et moral enfin. A quoi, par exemple, attri- 
buer la part prépondérante qu’ont les peuples de ]'Europe, sinon au bon- 
heur de leur situation géographique? M. Reclus le dit en toutes lettres : 
« Leur supériorité n'est point due, comme d’aucuns se I’imaginent or- 
gueilleusement, 4 la vertu propre des races dont elles font partie, car, 
en d'autres parties de l’ancien monde, ces mémes races ont été bien 
moins créatrices. Ce sont les heureuses conditions du sol, du climat, 
de la forme et de la situation du continent qui ont valu aux Européens 
d'étre arrivés les premiers 4 la connaissance de la Terre dans son en- 
semble et d’étre restés longtemps a la téte de l’humanité. » 

Ces idées, qu’il ne s'agit pas ici de discuter, ni de réfuter (ce n’en 
est ni le moment ni le lieu), expliquent & la fois le caractére et l'éco- 
nomie du travail de M. Reclus. Sans doute, c’est pour attirer, ou du 
moins pour ne pas effaroucher le lecteur qu’il l’a intitulée Géographie. 
On l’appellerait plus exactement du nom de Philosophie de la terre. 
Ainsi compris, ce livre n’est que la suite et le complément d’un autre 
antérieurement publié sous ce titre : La Terre, description des phéno- 
ménes de la vie du globe. Celui-la était la genése de la planéte dont celui 
qui nous occupe aujourd'hui est J'histoire. Il y a dans ce dernier plus 
d‘histoire, en effet, que de géographie proprement dite: histoire natu- 
relle, histoire politique, histoire morale; les renseignements sur la dis- 
tribution des Etats, leurs gouvernements, leur organisation, leur admi- 
nistration, leur population, leur commerce, etc., y sont des plus sobres 
et des plus sommaires. Bien que l’ouvrage n’en soit qu’é son premier 
volume, il est déja permis de l’apprécier sous ce rapport. 





REVUE CRITIQUE. 1263 


Ce qui désappointera davantage le lecteur qui envisagera de ce cété le 
livre de M. Keclus, c’est la singularité de sa méthode. Comme tous les 
géographes européens, il commence par I’Europe, mais la contrée de 
l'Europe par laquelle il débute, on ne le devinerait pas : c'est la Gréce. 
Aprés la Gréce vient I'Italie, 4 laquelle il en est en ce moment. La raison 
de cet ordre est dans l'histoire. M. Reclus prend d’abord l'Europe, parce 
que, 4 égalité d’antiquité, elle est, par l’action qu’elle a exercée, supé- 
rieure aux autres parties du monde; et dans ]’Europe, il débute par la 
Gréce et par I'Italie, parce que I'Italie et la Gréce sont, par le rdle qu’elles 
ont joué, antérieures 4 tous les autres pays. Ab Jove principium. 

La singularité, la faiblesse, la fausseté manifeste de plusieurs des 
idées sous l’empire et la fascination desquelles est placé l’auteur ne 
doivent pas faire méconnaitre la valeur réelle de plusieurs de ses vues, 
ni surtout le mérite de ses descriptions et de ses tableaux. Jamais la 
peinture des lieux n’a été plus exacte, plus saisissante; jamais les phe- 
noménes de la vie physique du globe n’ont été mieux expliqués. Les 
causes du climat, les productions, les richesses naturelles et industrielles, 
_voire, dans certaines limites, la raison du génie, de l’esprit et de la for- 
tune des populations y sont exposées et démontrées de la facon la plus 
frappante. L’éditeur a droit 4 une part d’éloges pour I'exécution de ce 
grand travail: des cartes, des plans, des vues, des figures de dimensions 
trop restreintes peut-¢tre, mais ingénieusement combinées et jetées 4 foi- 
son dans les pages complétent, pour les yeux, ce que le texte, malgré sa 
précision et sa clarté un peu diminuée ¢a et 14 par des efforts d’élégance, 
pourrait laisser de difficile a saisir. La Nouvelle géographie n'est pas un livre 
didactique et fait pour la jeunesse des écoles: c’est le livre de la seconde 
éducation, celle qui s’acquiert dans la maturité de 1a vie. Il peut, toutefois, 
sous une direction prudente et discréte, aider beaucoup 4 la premiere. 


Un autre grand ouvrage de géographie — et il prend modestement le 
titre d’Abrégé ! — est celui d’Adrien Balbi, dont l’une de nos maisons de 
librairie les plus anciennes et les plus renommées, la maison Renouard, 
eut, il y a longtemps, 4 une époque ou les études géographiques étaient 
moins en faveur qu’aujourd’hui, le courage d’entreprendre la publication 
et l’honneur d’en doter la France. C’est un ouvrage dont la réputation est 
faite, et elle est européenne. La Géographie de Balbi est tout l’opposé de 
celle de M. Reclus. Elle ne s’occupe pas du passé de la terre ; elle la prend 
telle qu'elle est aujourd’hui, telle que les révolutions de la nature et les 
travaux deshommes I’ont faite et la décrit dans cet état. Balbi ne s'inquiéte 
pas non plus de ce qu’ont été les nations dans les temps écoulés ni de 
l'influence qu’'elles y ont pu avoir réciproquement les unes sur les autres. 


4264 REVUE CRITIQUE. 


C'est 4 peine s'il regarde 4 leurs derniers bouleversements ; s'il y jette 
les yeux, c’est uniquement pour étre plus exact dans le tableau qu'il fait 
de leur état présent. Le présent, la situation actuelle des populations et 
des Etats, leur place sur la terre et l’étendue qu’ils y occupent; la nature 
de leurs institutions ct l’organisation de leurs gouvernements; leurs 
forces militaires et leur puissance commerciale ; leur richesse foncitre 
et leur production industrielle; la statistique, en un mot, la statistique 
comprise dans son sens le plus large : voila l’objet spécial de la Géogra- 
phie de Balbi qui répond exactement 4 la définition classique: « La 
géographie est la description de la terre. » 

Mais, si la terre elle-méme change peu, il en est tout autrement des 
empires qui se la partagent : les révolutions y sont fréquentes. De 1a, pour 
un ouvrage de ce genre, la nécessité d'un renouvellement fréquent. Ce 
renouvellement, cette réédition a déja eu lieu quatre fois pour la Géogra- 
phie de Balbi. La derniére date de 1874; elle a été confiée & un savant 
trés-digne de continuer I’ouvre de l'auteur, M. Chotard, ancien éléve de 
I'Ecole normale et professeur a la Faculté de Clermont-Ferrand. 

Nous n'‘avons pas 4 apprécier cette édition nouvelle dont le mérite a 
été reconnu dés le premier jour. Ce que nous voulons signaler, c'est la 
réduction habile qu’en a faite l’auteur et qui vient de paraitre sous ce titre : 
Eléments de géographie genérale'. C'est Balbi rendu portatif et ramené a 
un format manuel ot les gens du monde et les gens d’affaires trouveront 
plus rapidement les indications dont ils ont besoin sur l'heure, et qui sera 
pour l’étudiant, sinon un livre élémentaire, du moins un Memento com- 
Ittode et sir: qualités que n’ont pas tous les abrégés en cette matiére. 


III 


Nous sommes, en France, trés-friands de renommeée et trés-empressés 
d’en acquérir ; mais de conserver la renommée acquise ou de la reven- 
diquer, nous avons peu de souci. Que de faits, que de noms illustres 
et dont se glorifieraient d’autres, nous laissons tomber dans I'oubli! 
Souvent c'est par l’admiration des étrangers, que ces noms et ces 
faits nous reviennent. Ainsi l’on a publié récemment une histoire 
trés-curieuse, trés-dramatique, trés-émouvante parfois des premiers 
essais de colonisation faits par les Frangais dans l’'Amérique du Nord 
aux seiziéme et dix-septiéme siécles. Or, de qui pense-t-on’ que soit 
ce livre qui fait tant d'honneur 4 nos compatriotes, qni éléve si haut 


* Eléments de Géographie générale, ou description de la Terre d’aprés ses divisions 
politiques, coordonnées avec ses grandes divisions naturelles, accompagnés de 12 cartes 
in-4, — 4 vol. in-i2. Librairie Renouard, rue de Tournon, 6. 


REVUE CRITIQUE. 4265 


leur esprit d'initiative, leur courage, leur persévérance, leur désinté- 
ressement? D'un Francais? Nullement: il est d'un Anglais. Les Pion- 
niers francais dans l’'Amerique du Nord‘ ont pour auteur sir Francis 
Parkman, et ce livre fait partie, chez nos voisins, d'une bibliothéque po- 
pulaire. Grace 4 cet ouvrage, les enfants anglais connaissent la vie, les 
entreprises et les aventures des Villegagnon, des Laudonniére, des de 
Gourgues, des Ribaut, des Lescarbot, des Champlain dont les ndtres sa- 
vent 4 peine les noms. Quels hommes pourtant que ces premiers explo- 
rateurs francais, que le besoin d'action, le zéle religieux, l'amour de leur 
pays, poussérent vers le nouveau continent, et qui souvent, sans autres 
ressources que leur intelligence et leur courage, y fondérent et y main- 
tinrent des établissements si bien concus, que ceux qni les en ont dépos- 
sédés n’ont rien imaginé de mieux que de suivre leurs traces et de conti- 
nuer leur ceuvre! En fait de pionniers américains, nous ne connaissons 
aujourd'hui que ceux qu'a peints Cooper, et nous ne paraissons pas méme 
supposer qu'il ait pu en exister en dehors de la race anglo-saxonne. Les 
Anglais, qui sont bons juges en pareille matiére et point suspects, quand il 
s'agit de nous, pensent tout autrement a cet égard et font grand cas des 
Francais qui les ont précédés sur les rivages de l'Amérique du Nord et les 
leur ont si longtemps disputés : ils leur rendent pleine justice. En effet, 
il y a un vif et loyal sentiment d’admiration dans le tableau que trace 
M. Parkman des établissements entrepris par nos compatriotes et dans 
l’appréciation qu’il fait de Phabileté avec laquelle ils les développérent 
et du courage qu’ils mirent 4 les défendre, malgré l’abandon et la dé- 
tresse ou les laissa presque tous et toujours le gouvernement de leur pays. 

On a trop souvent donné a ces intrépides chercheurs de mondes le nom 
suspect et malsonnant d’aventuriers. Ils méritaient mieux que cela. Des 
aventuriers, il y en eut certes, mais pas parmi les chefs. Ges derniers 
furent presque tous guidés par une pensée élevée, patriotique et religieuse. 
Plusieurs d’abord furent des protestants qui, comme Guillaume Penn un 
peu plus tard, cherchaient dans les solitudes du Nouveau-Monde un refuge 
pour leurs croyances géné es ou persécutées dans l’ancien. Puis, lors 
méme que l'esprit de 1a Réforme n’anima plus les émigrants, l'idée reli- 
gieuse méla presque toujours, chez les chefs, 4 leurs autres desseins et 
les domina souvent; le désir d’appeler les sauvages 4 la connaissance de 
l’Evangile allait de front avec celui d’acquérir renommée et fortune ou 
de propager le nom francais. La foi chrétienne n’était étrangére & rien, 
en ce temps-la ; un intérét supérieur présidait, ou du moins s’unissait a 
tout ce qu’on entreprenait, et donnait 4 tout une certaine grandeur, qui 
de l'idée passait a !’action. 

1 Les pionniers francais dans l' Amérique du nord. — Floride-Canada, — par Francis 


ae traduit de l'anglais par madame Gédéon de Clermont-Tonnerre. 4 vol. in-12. 
idier. 


1206 REVUE CRITIQUE. 


Qu’il en fat ainsi de l’expédition de Villegagnon, la chose n‘a rien d'é 
tonnant : Villegagnon était un brave chevalier de Malte, tout préoccupe 
de controverse religieuse, qui pencha un instant vers la Réforme et qui, 
pour l'avoir vue de prés, devint l'un de ses plus ardents adversaires. Mais 
Laudonniére, mais Ribaut, son admirateur, mais Lescarbot et de Gour- 
gues, qui n’étaient pas moines, faisaient entrer la conversion des sauva- 
ges en premiére ligne dans leurs projets de colonisation en Amérique. 

« Laudonniére, dit M. Parkman, qui reléve avec soin ce caractére de 
presque tous les fondateurs de nos établissements dans le Nouveau-Monde, 
Laudonniére était un pieux et excellent officier de marine, qui se préoc- 
cupait avant tout d’assurer 4 ses co-religionnaires (il était protestant) un 
asile pour le berceau de leur culte persécuté. Quant 4 Ribaut, ajoute 
l’auteur, c’était un homme d'une piété solide. » 

Pas n'est besoin de signaler, sous ce rapport of il est éminent comme 
sous tous les autres, l’illustre Champlain, le conquérant de I'Acadie, le 
fondateur de la Nouvelle France. « En lui étaient personnifiés la ferveur 
religieuse et l’esprit d'aventure, dit M. Parkman. » Le récit des grandes 
choses faites par ce vraiment grand homme occupe la moitié de l‘ouvrage 
anglais. La justice que lui rend l’auteur est doublement remarquable, 
puisque M. Parkman lui est doublement étranger, et par la nationalité et 
par la religion. ~ 

Cette justice s'étend d'ailleurs 4 tous ceux qui concoururent 4 son a 
treprise, notamment aux Jésuites qui obtinrent du gouvernement !'aule 
risation d’aller évangéliser les vastes et importantes régions nouvelle- 
ment acquises a la France. Voici comment s’exprime M. Parkman en pal- 
lant du premier départ de ces missionnaires : « La puissante Société de 
ces prétres qui portent, en général, l'empreinte de l'étude, de la pensée 
contenue et d’une vigilante discipline, la puissante Société allait abor- 
der ici le rude champ de labeurs et d’épreuves of, pendant de longues al 
nées de misére, le zéle dévoué de ses apétres devait apporter un nouveal 
lustre aux titres que l’ordre s’était déja acquis comme bienfaiteur ¢ 
lhumanité par la grandeur de ses travaux en d'autres contrées. » 

Cette histoire des pionniers frangais dans l’Amérique du Nord fait, sur 
un lecteur francais, une double impression de fierté et de regret: de fierté 
pour les belles actions de nos compatriotes qu'elle remet en lumiére ; de 
regret pour la perte que nous avons faite du fruit de tant de génie, de 
courage, de dévouement patriotique et religieux. 

En vrai et sincére protestant qu'il est, M. Parkman attribue la cause de 
l’insuccés final de nos essais de colonisation dans }’Amérique du Nordau 
soin, selon lui, impolitique et injuste, qu'on prit, dés le principe, det 
éloigner les protestants, au lieu de les laisser s’y établir a part et entre 
eux, comme plus tard fit l'Angleterre. « I] est permis de supposer, dit 
il, que si la Nouvelle France était restée ouverte au courant de l’émigr* 











REVUE CRITIQUE. 4267 


tion huguenote, le Canada ne fit jamais devenu une province anglaise ; 
le champ des établissements anglo-américains edt été contenu par l’ex- 
-pansion des colonies francaises, et de larges parties des Etats-Unis se- 
raient occupées aujourd'hui par une vigoureuse population francaise, se 
rattachant par mille liens 4 la mére-patrie. » 

Cela peut étre vrai, et ce n'est pas le seul mal qu’aient produit nos di- 
visions religieuses. Les protestants étaient alors, en effet, les seuls qui 
émigrassent avec une véritable décision et sans esprit de retour, et il est 
possible qu’ils eussent défendu la terre dont ils se seraient fait une pa- 
trie définitive avec autrement de vigueur et de tenacité que les colons, 
trop peu détachés de la mére-patrie, qui avaient précédé et suivi Cham- 
plain. On peut se demander pourtant si lacommunauteé de croyance et de 
-sort ne les aurait pas disposés 4 accueillir les protestants anglais pro- 
scrits et persécutés comme eux. Chacun sait que, comme chez les 
-radicaux d’aujourd’hui, l'esprit de secte primait 14 l’esprit national, 
et que, pendant longtemps, le patriotisme fut Ie cété faible des vertus 
protestantes. [1 y eut, durant tout le seiziéme siécle et la plus grande 
partie du dix-septiéme, une Internationale religieuse, de méme qu'il y a, 
au dix-neuviéme, une Internationale politique. 

D’ailleurs, il faut rendre justice aux colons dela Nouvelle France et re- 
connaitre que, bien que moins décidés peut-étre que d'autres 4 une ex- 
patriation absolue, ils auraient pu, gréce aux hommes extraordinaires 
qu'il leur fat donné d’avoir a leur téte, résister finalement aux violentes 
et déloyales attaques des Anglais, si la France avait eu, surtout vers la 
fin, un moins triste gouvernement. 

Remercions, en terminant, madame Gédéon de Clermont-Tonnerre d’a- 
voir fait passer en notre langue ce livre qui est populaire dans celle ou 
il a été écrit. Conseillons-lui toutefois, en vue de ses travaux a venir, de 
rechercher un peu plus l’élégance et la clarté du style: ces qualités 
-aidant toujours, en France, au succés d'un livre. 


IV 


C'est aux missionnaires catholiques que nous devons nos premiers ren- 
seignements sérieux sur la Chine, et c’est d’un missionnaire que nous 
viennent les derniers que nous avons recus. Le journal du troisiéme 
voyage d'exploration dans l’empire chinois, de M. l’'abbé A. David ', est, 
en effet, croyons-nous, ce qu'il y a eu de plus récemment publié en France 

‘ Journal de mon troisitme voyage d’exploration dans empire chinois, par M. l'abbé 


Armand David, de la Congrégation de la Mission, membre correspondant de l'Institut. 
2 vol. in-12, avec cartes. Hachette, édit. 


1268 REVUE CRITIQUE. 


en fait de recherches et d’études savantes sur cette région naguére en- 
core si rigoureusement close, et qui, bien que nous en ayons, depuis dix 
ans, forcé les portes, ne nous est guére connue encore. Ce titre de Troi- 
siéme voyage surprendra sans doute bon nombre de lecteurs. On ne con 
nait point, en effet, sinon dans le monde savant, les deux premiers, qui 
n'ont recu qu’une publicité spéciale, et partant restreinte, et dont l’inté- 
rét est d'un ordre 4 part. M. l’'abbé David est un naturaliste. Parti pour la 
Chine en 1862, avec la mission de fonder 4 Pékin un collége francais 
pour la jeunesse chinoise, il eut la bonne fortune, nous appread son édi- 
teur, de recueillir des animaux nouveaux, des plantes rares, des mine 
raux précieux, pour |’étude de la géologie, qu'il envoya au Muséum de 
Paris, oils furent trés-appréciés. D'autres envois provenant des décov- 
vertes qu’il avait faites dans le nord de la Chine et dans la Tartarie oren- 
tale, fixérent sur lui l’attention des professeurs et administrateurs du 
Muséum d'histoire naturelle, qui demandérent pour lui, au supérieur gé- 
néral des Lazaristes, la permission d’explorer l’empire du Milieu dans 
un. but purement scientifique. Cela pouvant se faire en ce moment sans 
nuire aux autres ceuvres de la Mission, M. Etienne, alors supérieur géni- 
ral, se rendit avec empressement 4 une demande venue de si haut et si 
honorable d'ailleurs pour sa congrégation. En conséquence, M. l'abbe 
David put se livrer tout entier 4 ses études favorites. De 1860 A 1868, il 
visita les hauts plateaux de la Mongolie, of il fit une ample moisson quill 
retourna classer et décrire 4 Pékin. Il revenait, au commencement de 1870, 
d’un second voyage aussi fructueux que l'autre, quand il apprit les tristes 
événements de Tientsin et le massacre de nos compatriotes : un retard 
providentiel du bateau qui le portait le sauva d’une mort probable. Le 
danger qu'il courait en prolongeant son séjour en Chine et le délabrement 
de sa santé le décidérent a rentrer en France, ot l’attendaient des événe 
ments plus amers encore. 

« C’est 4 Ceylan, dit-il, que nous parvint Ja premiére nouvelle des hos 
_ tilités engagées avec la Prusse. Les dépéches télégraphiques ne concor- 
daient pas entre elles, et, selon leurs sources, elles nous annoncaient 
tout 4 la fois des victoires et des défaites... Quelles transes alors pour 
des hommes en qui un long éloignement du sol natal n’a fait qu’en exa- 
spérer l’amour! et quelle situation critique quand on se trouve au milieu 
d’étrangers dont les sentiments différent des vétres ! 

« Sur notre grand et magnifique bateau (alors appelé [ Impératrice-Ex- 
genie), qui revenait de son premier voyage de Chine, se trouvaient des 
personnes de presque toutes les nations de l'Europe. Les Hollandais, les 
Belges, les Espagnols, paraissaient faire des vceux sincéres pour le 
triomphe de la France, tandis que la plupart des Anglais et des Améri- 
cains sympathisaient ouvertement avec la Prusse. Je n’oublierai jamais la 
peine, la tristesse que je sentis au fond de l'dme, en voyant une grosse 





REVUE CRITIQUE. 1269 


dame, moitié francaise d'origine, exulter bruyamment chaque fois que 
nous recevions une nouvelle défavorable 4 notre cause : dés lors, je ces- 
sai de la saluer tous les matins, selon les habitudes de politesse du 
bord. » 

Nous avons cité cette page d’un accent si patriotique, empruntée au 
début du Trotstéme voyage, parce qu'elle dispose a la sympathie pour 
l’auteur et qu'elle est un échantillon exact de la maniére simple et na- 
turelle dont son journal est écrit. 

Il ne faut pas se figurer que, parce qu'il est un grand naturaliste, 
M. l'abbé David ne parle que géologie, botanique, zoologie, etc.; nulle- 
ment: délégué aux travaux scientifiques par sa congrégation, le savant 
efface chez lui le missionnaire. Sans doute, son ceil est a la terre, aux 
eaux, aux arbres, a tout ce qui y vit ou y a vécu: aux sables, aux ro- 
chers, aux cailloux, aux poissohs, aux plantes, aux animaux, enfin 4 tout 
ce que, a la sollicitation du Muséum, il a eu mandat d’observer et de 
recueillir. Ces objets occupent naturellement dans son journal une 
grande place, mais ne l’envahissent pas tout entier; la peinture des 
lieux et la physionomie des populations, les scénes de la nature et les 
incidents du voyage s’y mélent 4 chaque page et y répandent un agré- 
ment que le sujet ne semblait pas appeler. Le prétre d'abord y perce tou- 
jours sous l'habit de mandarin que porte le voyageur, non-seulement par 
les fonctions et les devoirs sacerdotaux qu’il remplit toutes les fois qu’il 
le peut, mais surtout par l’attention paternelle avec laquelle il signale 
les chrétiens qu'il rencontre sur sa route. Ainsi, M. David écrit, le 
14 avril 1872: « Ce jour-la, j’arrivai sous la ville départementale de 
Kiou-tchéou; j’y quittai la barque pour aller passer la nuit dans une 
Maison chrétienne située dans |’intérieur des murailles. Le lendemain, 
aprés avoir célébré les saints mystéres dans la petite chapelle catholique 
(quoique je n’en parle guére dans mes journaux, il est bien entendu 
que mes courses de naturaliste ne me dispensent point des obligations 
religieuses de mon état), je me transportai 4 Ché-Léang, et je séjournai 
chez les braves chrétiens de ce village et de Tché-sou jusqu’au 28 du 
méme mois. » 

Cette qualification de « braves chrétiens » que le voyageur donne & 
nos co-religionnaires du Céleste-Empire, est, A en juger par ce qu'il ra- 
conte deux ca et 14, bien ddment méritée. Ils ont pour leurs prétres 
un respect, un attachement, un dévouement véritablement filial. Nous 
en citerons un trait extrémement touchant. Une des privations les 
plus sensibles que les Européens éprouvent en Chine, c’est la privation 
du lait, qui tient ici une si grande place dans notre alimentation. Les 
hommes du royaume du Milieu en ont horreur, comme, du reste, tous les 
Orientaux de cette extrémité de l'Ancien-Monde, dit M. l'abbé David. C’é- 
tait pour lui, quand il pouvait en trouver, un régal sans pareil, méme 





4270 REVUE CRITIQUE. 


un reméde. « Je me rappelle a ce sujet, écrit-il, ce que me racontait un 
jour Mgr N*™*. C’était le temps des persécutions. Notre évéque, fuyant par 
monts et par vaux, s'arréte dans une maisonnette isolée de chrétiens. 
Epuisé de fatigue et de maladie, il s’écrie : Oh! si je pouvais avoir un 
peu de lait, je crois que cela diminuerait un peu mes maux d’estomac. 
Les hommes qni ]’accompagnent ont entendu ces paroles, et, avant la 
nuit, ils lui apportent un bol de lait que le saint homme boit avec 
bonheur et reconnaissance. Le voyage de fuite continue, et, plusieurs 
jours aprés, l’évéque, plus malade que jamais, prie son domestique de 
lui chercher du lait. Celui-ci répond d’un air embarrassé qu'il n’en peut 
avoir. Le prélat insiste et rappelle qu’on a bien pu luien procurer l'autre 
jour: il offre de le payer le prix qu’on voudra. Le domestique répond qu'il 
n'y a pas de vaches dans la contrée.— Comment donc, réplique l’évéque, 
as-tu fait l'autre jour pour me procurer du lait? A cette question, le bon 
Chinois rougit, se tait et finit par avouer que, la premieére fois, il avait 
trouvé des chrétiennes compatissantes qui avaient consenti 4 donner de 
leur propre lait pour l’évéque malade. » 

Ce trait vient en confirmation de ce que M. l’abbé David dit, en maint 
endroit, des qualités natives de Ia population chinoise. C'est une race 
primitive, pleine de vertus naturelles, de gaieté et d’esprit. I] faut la voir 
chez elle pour la bien juger ; nous n’avons tant de prévention contre elle 
que parce que nous n’avons guére frayé encore qu’avec ses représentants 
officiels, pour la plupart d’origine étrangére, ou avec les classes ou- 
vriéres et marchandes, corrompues, comme en Europe, par le séjour ou 
la fréquentation des villes. C'est loin des grands centres, dans les villages, 
les hameaux, les vastes plaines ot elle est restée intacte au milieu des 
révolutions que le pays 4 subies, qu'il faut étudier cette antique et char- 
_mante civilisation des Chinois, dont celle avec laquelle nous avons éé 
jusqu’ici en rapport, n’est qu'une dégénération. M. l’abbé David, tout 
en collectionnant pour un autre but, en a recueilli de nombreux et pré- 
cieux échantillons. C’est 14 ce qui assigne a son livre une place 4 part 
entre ceux a la classe desquels il appartient par son sujet. 


V 


Les radicaux, gens doux, pacifiques, indulgents et prompts 4 pardon- 
ner, comme on sait, se scandalisent de la persistance avec laquelle les 
images qui rappellent les exploits de la Commune, l’incendie de Paris ef 
le massacre des otages, entre autres, restent exposées aux vitres des 
marchands d’estampes, et leurs journaux réclament de la police l’ordre 
d’enlever ces représentations irritantes. Ne sommes-nous pas des fréres 














REVUE CRITIQUE. 4271 


depuis que nous vivons en République? Les inscriptions officielles des 
monuments publics le proclament! Vivons donc en fréres, oublions un 
instant d’erreur, d’égarement, d’ivresse; embrassons-nous et que ces 
souvenirs figurés disparaissent. 

Soit. Mais les souvenirs écrits de ces mauvais jours, ne faudra-t-il pas 
les supprimeg aussi, les rejeter dans les ténébres, les anéantir? Aprés 
les images muettes, les livres qui parlent : ce serait logique. Et la lo- 
gique est la vertu des radicaux. 

Donc, aprés la proscription des gravures commémoratives de la Com- 
mune, il faudrait concéder la proscription des livres qui en racontent les 
hauts faits. Les livres rendent, en effet, ce gouvernement de brigands 
autrement odieux encore, notamment ceux qui nous font connaitre les 
hommes dans le sang desquels les communards trempérent leurs mains. 

Un des ouvrages qui, sous ce rapport, les fera maudire plus qu'aucun 
autre, ce semble, c'est la Vie du P. Captier, que vient de publier la 
librairie Albanel ‘. Parmi les victimes qui ont obtenu, avec le P. Captier, 
la couronne du martyre dans ces jours de lamentable mémoire, il 
y ena eu d’aussi regrettables — toutes ne l'étaient-elles pas? — mais 
il n’y en a pas eu peut-étre d’aussi sympathiques, et contre lesquelles il 
y eat moins de motifs de haine. De sa personne, le P. Captier était affable, 
ouvert, gai, obligeant; on ne pouvait le voir sans l’aimer. Ceux qui ont 
eu le bonheur de le connaitre et de le fréquenter — nous avons été de 
ce nombre — ne se Ie rappellent pas sans que le coeur leur saigne et que 
les larmes ne leur viennent aux yeux. Quelque chose de l'effet que pro- 
duisait son entretien passera dans ]’4me de ceux qui liront l’ouvrage que 
vient de lui consacrer son disciple et son confrére. Les gardes nationaux, 
pendant le siége et les communards pendant leur régne avaient eu bien 
des fois l'occasion d’apprécier son mérite, son indulgence et sa charité, 
dans l'ambulance qu'il avait ouverte dans son collége d’Arcueil. C’est un 
moment peu connu de sa vie que cette douloureuse époque des deux 
siéges. On lira avecun intérét particulier, disons plus, avec une émotion 
profonde, ce qu'il pensa, écrivit et fit pendant ces sept mois qui furent 
les derniers et les plus glorieusement remplis de sa trop courte carriére. 

Cette mort prématurée du P. Captier, nous voulons dire cet assassinat 
dénué de l’apparence méme d'un prétexte, touchera tous les lecteurs de sa 
Vie. Pour nous qui avons pu juger de ce qu'il avait fait déja et qui voyons 
ce qu'il pourrait faire aujourd'hui dans la voie qui s’ouvre 4 1]’enseigne- 
ment catholique, c’est une douleur inconsolable. Que nos lecteurs se 
reportent 4 ce que le R. P. Reynier a raconté, ici méme, il y a un an, de 
ses travaux et de ses idées sur ce sujet, ou pluldt qu’ils relisent dans son 
livre les chapitres qu’il nous avait communiqués (chap. IX et X. Fonda- 


{ Vie du P. Captier, par le R. P. Reynier, un vol. in-12 avec portrait. 


4272 REVUE CRITIQUE. 


tion et développement d'Arcueil) et ils partageront notre douleur et nos 
regrets. 

Ce que nous avons dit de la Viedu P. Captier suffit pour en faire com- 
prendre l'intérét; il serait injuste pourtant de ne pas reconnaitre que 
la simplicité élégante du récit et esprit de chrétienne douceur dont il 
est partout empreint, en augmentent singuliérement |'attrait. 


VI 


Il y a un étre plus répugnant que I'athée : c'est la fermme incrédule, 
car c'est, dans l’espéce, une monstruosité. La femme ne se concoit pas 
sans cceur, sans amour. Or, qui ne croit pas, n’aime point, au moins 
dans le sens pur et élevé du terme. Comme on I’a diten effet : Au dela est 
le mot de l'amour. Mais ce qui rend la dépravation de Yathéisme plus 
particuliérement odieuse chez la femme, c’est que, de méme quelle est 
plus directement contraire 4 sa nature, elle se manifeste aussi chez elle 
avec plus d'excés. La femme n’est rien 4 demi; dans le mal comme dans 
le bien, elle dépasse vite 'homme et de beaucoup. Autrefois Geoffros 
Saint-Hilaire avait fait une étude particuliére des monstres de la nature 
et l’avait élevée A l’état de science. Cela s’appelait, si nous nous souvenons 
bien, la Tératologie physique. Qui fera chez nous la tératologie morale? 
It y aurait matiére, et la femme athée fournirait le sujet d'un curiett 
chapitre. Comment cet étre si délicat et si vigoureusement organisé 
dans sa délicatesse, peut-il arriver 4 cette déformation? Voila ce qu'il 
faudrait rechercher. 

Un romancier fort connu, M. Alfred des Essarts, s'est occupé de ce phé- 
noméne social, non pour en rechercher les causes, mais pour le peindre 
dans quelques-unes de ses manifestations. La Femme sans Dieu (c'est le 
titre de son dernier ouvrage'‘) est le tableau de quelques-unes des excet 
tricités maladives.de cet ordre qu’a présenté, dans ces temps dernier, 
le monde parisien. L’héroine de son roman n'est pas un type : cest une 
variété, autour de laquelle il en a groupé plusieurs autres. La plupart 
appartiennent au monde des lettres et des arts, et sont ce qu'on appelle 
des bas bleus, mais des bas bleus d’unrang inférieur. Leur athéisme a3 
cause dans les prétentions et les mortifications de l'esprit; elles nen 
veulent 4 Dieu que parce qu’elles n'ont pas réussi auprés des hommes. 
Cornélie Passefleur, une muse méconnue; Helmina Krantz, une Alle- 
mande 4 la téte carrée et au parler nébuleux; Mathilde Grenoux, romair 
ciére qui écrit en francais-belge; Cornélie, une adepte de la musique de 
l'avenir, sont des silhouettes un peu chargées mais assez amusanles. 
Seule lhéroine, Andrésine Durand est sinistre. L’auteur qui la met sur 


4 4 volume, librairie Palmé. 











REVUE CRITIQUE, 1273 


le premier plan, oublie justement de nous dire comment, de simple 
fille de province, pieusement élevée par un pére qui est le modéle des 
braves gens de la campagne et mariée, 4 Paris, 4 un artiste chrétien de 
grand talent et de grande considération, elle est devenue incrédule, 
athée , communarde, sans que le désordre des meeurs y ait eu, parait-il, 
la moindre part et que l’impiété soit, chez elle, le fruit de l’infraction 
aux devoirs conjugaux. Des cing ou six femmes athées qui figurent dans 
Ie récit de M. des Essarts, c'est la moins comprehensible de toutes. 
Est-ce celle que l'auteur aurait dd choisir comme échantillon, comme 
spécimen, comme sujet de dissection morale? nous ne le croyons point. 
D’ailleurs, pour elle, comme pour les comparses de son drame, il est. 
descendu trop bas. Il y a, 4 Paris, des femmes sans Dieu, plus véri- 
tablement et plus dangereusement incrédules que les précieuses de bas 
étage, qu'il nous a montrées. Celles-Ja n'ont point pour adorateurs 
des piliers d'estaminet comme |’étudiant de dixiéme année, Evariste Ber- 
taut, ou le garibaldien Krokinsky : elles ont dipléme, enseigne sur rue 
et tiennent école pour les filles du bourgeois qui lit le Szécle. Ce 
monde-la a de quoi défrayer un bon roman de meeurs. Nous le recom- 
mandons a M. des Essarts. 


Vil 


Notre histoire, a-t-on dit, peut s’écrire en cent pages comme en cent 
volumes, tant le dessin en est simple et le fonds riche. Elle frapperait, 
en effet, par ces deux qualités, dans une esquisse aussi bien que dans un 
tableau. Mais il faudrait que ce fdt bien une esquisse, c’est-a-dire une 
ceuvre de maitre, et non un de ces misérables abrégés comme la médio~ 
crité et la spéculation en produisent tous les jours. L’idéal d’un tel livre 
ne devrait pas consister dans la condensation habile des faits, dans 1l’em- 
pilement ingénieux des événements dont se composent nos annales. De ces 
réductions, nous avons bon nombre; mais qui sont plus funestes qu‘utiles 
a I’histoire, car elles lui étent la forme et la vie a la fois. Or, ce que l'on 
entend en disant que notre histoire peut tenir en cent pages c'est que, 
pour un crayon habile 4 saisir la personnalité de la France dans ses ° 
développements successifs, un semblable cadre suffit. Qui a vu, dans les 
galeries du Louvre, les croquis des grands maitres placés vis-a-vis de 
leurs tableaux, comprendra ce que nous voulons dire; une toile de six 
meétres est 14 sur un carton de six pouces et l’cil ne sait pas se détacher 
de l'un plus que de l'autre. Montesquieu a-t-i] demandé beaucoup plus 
de cent pages pour retracer les phases de la vie de Rome? 

La France, dont la vie a aussi une unité si marquée 4 travers ses vicis- 
situdes, n’aura-t-elle pas également, ua jour, son Montesquieu? Espe- 


Cd 


1274 REVUE CRITIQUE. 


rons que si. D'abord, voici un petit livre qui est de bon augure. {il 
a justement ce titre emprunté 4 l'adage courant : Notre histotre en cent 
pages‘. C'est certainement sans intention de comparaison qu’a son sujet 
nous avons rappelé l’immortel ouvrage de Montesquieu, et nous ne pré- 
tendons nullement mettre Notre histotre en cent pages 4 cdté de la Gran- 
deur et décadence des Romains. C'est toutefois un livre de la méme 
famille, né de la méme facon de concevoir l’histoire et sorti aussi d'une 
profonde étude des éléments dont elle se compose. On a dit que celut 
seul qui aurait fait l'histoire de France en cent volumes serait de force 
4 la faire en cent pages. A cet égard, M. Hubault avait des droits 4 
entreprendre cette tache; car, s'il n’a pas écrit cent volumes sur notre 
histoire, il lui en a bien consacré la valeur dans son long et solide 
enseignement. Ces cent pages (soyons sincéres il y en a cent cing), ces 
cent pages s’en ressentent; elles accusent non-seulement une rare con- 
naissance, mais une rare intelligence, des faits. M. Hubault en a ha- 
bilement saisi et dégagé le caractére, l’idée, la philosophie, si Ion 
ose dire ce mot pour un volume si mince et d’ou l’auteur a si scrupu- 
leusement écarté tout appareil dogmatique. Ce qu'il a cherché, ce qu'il 
a mis en lumiére et fait suivre dans toutes ses évolutions, c’est la per- 
sonne morale de la France; la formation, la croissance, les entreprises, 
les écarts, les échecs, les revers, la vitalité persévérante de cette indi- 
vidualité distincte entre toutes celles du méme genre et qui portent le 
nom de peuple. Voila ce qu'il a voulu montrer. Toutefois les faits, chez 
lui, sont toujours en premiére ligne, car il s'est gardé de procéder doctri- 
nalement, mais ils n'y sont exposés qu’autant qu'il le faut pour caracté- 
riser l'esprit qui les produit. ‘ 

_ Parmi les traits qui distinguent la nation frangaise 4 toutes les époques, 
il en est un que bien des historiens n'ont pas aper¢u ou ont mal vu: c'est 
sa foi chrétienne; née du christianisme, et du christianisme orthodoxe, 
c est-d-dire du christianisme intact et complet, la nation francaise est 
demeurée chrétienne, constamment et entiérement chrétienne. D'ou 
l'auteur conclut, avec raison, qu'elle restera telle ou ne restera pas: 
« Quand, rapporte-t-il, sous Louis XIV, nous reprimes possession de 
Dunkerque, un Anglais dit aux nédtres: Messieurs, nous reviendrons. — 
Non, répondit un officier frangais, vous ne reviendrez pas, tant que Dieu 
sera plus content de nous que de vous! » 

« N’y a-t-il pas 1a, ajoute M. Hubault, dans un mot bien simple, le rai 
gage de l’avenir des peuples? C’est 4 nous de meériter de rentrer dans 
I'héritage dont nous avons été dépouillés. » 

P. Dovsame. 


‘ Notre histoire en cent pages, par M. G. Hubault, professeur d'histoire au lycée 
Saint-Louis. In-12. Librairie Delagrave. 


MELANGES 


LA PROPAGANDE BONAPARTISTE 
DANS LES ECOLES PRIMAIRES 


L‘enseignement de l'histoire contemporaine dans les écoles primaires, 
plus encore peut-ttre que dans les écoles secondaires, a des inconvénients 
sur lesquels tous les bons esprits s’accordent. Si donc, les diverses admi- 
nistrations qui se sont succédé depuis cing ans avaient été bien inspi- 
rées, elles auraient certainement supprimé cet enseignement imaginé par 
M. Duruy dans une intention trés-ouvertement déclarée, celle de faire de 
histoire contemporaine un instrument de propagande au profit du ré- 
gime impérial. 

Or, non-seulement le programme de M. Duruy n’a subi aucune mo- 
dification; mais, avant comme aprés la chute de l'empire, le mini- 
stére de I'instruction publique tolére, encourage, impose méme, des 
livres dans lesquels tous les faits de notre temps sont exposés, commen- 
tés et souvent traveslis pour la plus grande gloire du régime déchu. En 
présence de cette attitude de l'administration dont il est inutile d’appro- 
fondir les motifs, j’ai cru qu'il convenait de signaler la présence de pa- 
reils ouvrages dans nos écoles a I’attention de tous ceux qui veulent que 
l’enseignement primaire ne soit pas détourné de son but pour flatter les 
passions et servir les intéréts d'un parti politique, ennemi irréconciliable 
des institutions de la France et 4 qui tous les moyens semblent bons pour 
ressaisir le pouvoir. 

Les enfants qui fréquentent les écoles primaires d’un département qui 
n’est pas le moins peuplé de la France, apprennent l'histoire dans un’ 
Abrégé, en 250 pages, fait par A. Magin, revu et corrigé par L. Grégoire, et 
qui en est déja 4 sa trentiéme édition, datée de 1875. Cet ouvrage ne mé- 
riterait que des éloges si les éditeurs n’y avaient ajouté, évidemment sur 
commande expresse, les chapitres xxv et xxvi, consacrés & l’histoire con- 

25 Seprevane 1875. 82 


4276 MELANGES. 


temporaine ou plutdt 4 l’apologie exclusive et passionnée du régime im- 
périal. 

Voici d’abord comment, 4 la page 244, on y démontre la nécessité du 
coup d’Etat du 18 brumaire : 

« La France attendait un homme d'action, popularisé par de grands 
services militaires, qui put imposer silence aux partis, établir l’ordre et 
faire face aux dangers extérieurs. Ce fut alors que Bonaparte débarqua a 
Fréjus, etc., etc. » 

Puis, au bas de la page 241 et au commencement de la page 242, suit 
un récit destiné 4 concilier toutes les sympathies du lecteur candide et 
ignorant au coup d’Etat du 18 brumaire, et surtout aux imitateurs passés 
et futurs de celui-ci. 

Aprés la nomenclature des institutions créées sous le Consulat, on 
trouve 4 la page 243 ces lignes: 

« La reconnaissance nationale paya tant de bienfaits. Sur la proposition 
du Tribunat, Bonaparte, d’abord nommé consul pour dix ans, fut nommé 
(3 aodt 1802) consul a vie. Ge fut l'objet de la Constitution de I’an X, 
adoptée par trois millions et demi de citoyens. Le décret portait : « Le 
« peuple francais nomme et le Sénat proclame Napoléon-Bonaparte pre- 
« mier consul a vie. Une statue de la Paix, tenant d’une main le laurier 
« de la victoire, de l'autre le décret du Sénat, attestera 4 la postérité la 
« reconnaissance de la nation. » 

J/écrivain inspiré par M. Duruy s'étend ensuite avec complaisance sur 
les conspirations qui menacérent le premier consul et prouve trés-claire- 
ment que la proclamation de empire pouvait seule désarmer les conspi- 
rateurs, assurer 4 la France la perpétuité des bienfaits dont elle était re- 
devable 4 Bonaparte, en un mot sauver la société. Toutefois l'impartialité 
de I’écrivain ne lui a pas fait un devoir de rappeler que Je gouverne- 
ment d’alors profita de ces méfaits de quelques fanatiques pour englober 
dans de vastes mesures de proscription tous ceux qui génaient sa po- 
litique. 

Il met le plus grand prix, au contraire, 4 rattacher 4 ces complots I'as- 
sassinat du duc d'Enghien, qu'il raconte, en ces termes, page 244 : 

« Le jeune duc d’Enghien, petit-fils du prince de Condé, fut impliqué 
dans ce complot, enlevé au dela de la frontiére du Rhin, conduit a Vincen- 
nes, mis en jugement, condamné et fusillé dans les fossés du chateau 
dans la nuit du 20 au 24 mars. » 

Ce paragraphe, rapproché de ceux qui précédent et qui suivent et dans 
lesquels le vocabulaire de la louange est épuisé, est de nature a faire 
croire que le duc d’Enghien était coupable puisqu'il a été impliqué, dans 
le complot, par le plus parfait des gouvernements, que son arrestation 
était chose toute naturelle et n'avait pas constitué la plus condamnable 
violation du droit des gens, qu'il a été réellement jagé et condamné par 


MELANGES. 4977 


un tribunal réguler appliquant les lois du pays, et que s'il il y a quelque 
chose 4 reprendre dans tout cela, ce ne pourrait étre, tout au plus, que 
l'heure nocturne 4 laquelle le coupable a expié son forfait. 

Aprés avoir raconté le crime et la condamnation du duc d’Enghien, 
i’Abrégé arrive 4 la conclusion a laquelle il préparait habilement son 
lecteur (page 244) : 

« Bonaparte n’attendait plus pour monter sur le tréne que l'initiative 
des grands corps de I’Etat. Le Sénat comprit cette hésitation, et une dé- 
putation, prise dans son sein, alla dire au premier consul : Yous fondez 
une ére nouvelle; mais vous devez ]’éterniser ; vous pouvez mettre un 
frein aux conspirations, désarmer les ambitieux, tranquilliser la France 
entiére en lui donnant des institutions qui prolongent pour les enfants 
ce que vous avez fait pour les péres. Grand homme, achevez votre ouvrage 
en le rendant immortel comme votre gloire. » Le paragraphe tout entier 
est & lire et 4 méditer, l’auteur y énumére avec admiration tout ge qui 
avait été créé pour rehausser l'éclat du tréne : le cortége des grands 
dignitaires, des chambellans, des pages, les blasons, Les tivrtes!! J’en 
passe et des meilleurs. 

Six pages, imprimées en caractéres trés-fins, résument les gloires 
du premier empire, sans que l’éloge soit tempéré par la moindre ré- 
serve 4 l'endroit des fautes, des crimes et de l'ambition effrénée que 
histoire impartiale reproche 4 Napoléon.. L’auteur de l’Abrégé, par 
exemple, qui reproduit les plates adulations du Sénat impérial, n'a pas 
un mot de flétrisaure pour la guerre d’Espagne, les fusillades du Tyrol 
et l’abominable conduite du premier empereur envers la reine de Prusse, 
Ja famille royale d’Espagne et enfin surtout envers Pie VII. Il laisse méme 
ignorer a ses lecteurs la captivité du pape 4 Savone et 4 Fontainebleau. 
Peut-dtre faut-il savoir quelque gré a M. Duruy de n’avoir pas exigé de 
son écrivain I'éloge de ces scandaleux abus de la toute-puissance. 

On sefforce d’insinuer que la fortune des armes n’explique pas 4 elle 
seule la chute de l’empire: « La capitale, vaillamment défendue par la 
garde nationale et I’Ecole polytechnique, fut réduite a capituler. » Méme 
aprés la capitulation de Paris : « L'Empereur pouvait lutter encore. » 
L'auteur ajouterait méme volontiers comme -cela fut de mode pendant 
longtemps : « Quejques traitres de moins et la France était sauvée | » Mais 
il se contente de faire ressortir la magnanimité de l’empereur, si avare du 
sang de ses soldats, en disant : « Napoléon ne crut pas devoir prolonger 
la guerre, » et il trouve ainsi le moyen de faire l'apologie anticipée de la 
capitulation deSedan. Puis, aprés avoir raconté avec émotion les adieux 
de Fontainebleau, il termine par cette parole : « Ainsi finit l’empire. » 

Si M. Magin ou M. Grégoire a jugé inutile de signaler les fautes les 
plus graves de l’empire, il ne se croit pas obligé 4 la méme réserve vis- 


1278 MELANGES. 


a-vis de la premiére restauration, dont i] énumére toutes les erreurs, sans 
en excepter une seule : 

« Le retour aux principes de l’ancien régime, la substitution du drapea 
blanc au drapeau tricolore, les défiances témoignées 4 I'armée, les fa- 
veurs et les grades prodigués aux courtisans, ne tardérent pas & susciter 
des mécontentements légitimes. » Voila certes un Abrégé 4 qui on ne re- 
prochera pas cette fois d’étre incomplet, et qui a pris le contre-pied de 
la maxime de Quintilien sur les devoirs de Vhistoire : Scribitur ad ner- 
randum, non ad probandum. Les historiens officiels de l’Empire ne 
s'arrétent pas en si bon chemin et remplissent complétement la tiche 
qui leur a été confiée, en mettant au passif de la Restauration les cor 
séquences des désastres de 1814, et notamment les retranchements de ter- 
ritoire subis par la France : « Le traité de Paris, qui avait mis finals 
guerre (30 mai 1844), avait d’ailleurs blessé l’orgueil national en faisant 
rentrer la France dans ses limites de 1792. » 

ll est assez singulier que de tels enseignements puissent encore awir 
cours dans nos écoles primaires, surtout lorsqu’on voit tous les jours les 
apologistes du second empire imputer la responsabilité des pertes de 
territoire et des sacrifices d'argent imposés a la France par le traité de 
Francfort, uniquement 4 ceux qui ont succédé, le 4 septembre 1870, au 
gouvernement impérial, premier auteur de tous nos désastres. 

A propos des Cent-Jours, l'Abrégé n’a découvert et ne signale qu’u 
seul coupable, c'est « le gouvernement anglais qui donna une prisooa 
celui qui réclamait l"hospitalité; » car, s'il faut l’en croire, |'empereat 
se serait rendu en toute liberté 4 bord d'un navire anglais, alors quil 
est incontestable que c’était le seul parti qu’il pdt prendre pour avoir k 
vie sauve. 

On devrait pourtant reconnattre aujourd’hui que si la perfide Alba 
avait nourri contre la France les noirs desseins que le parti bonapartiste 
lui a longtemps prétés, elle aurait laissé s’asseoir 4 son foyer cet infat- 
gable ambitieux pour y préparer en toute sécurité quelque expéditiee 
de Boulogne, et épargner de la sorte 4 ses neveux le soin d’imaginer de 
semblables combinaisons. 

Pour compléter cette mauvaise plaisanterie et continuer la coméde 
dont la France et l'Europe ont été si longtemps les dupes, I’Abrégeé ajoule 
que : « Napoléon fut conduit a I'ile de Sainte-Héléne, au milieu 4 
l’océan Atlantique, et qu'il est mort en chrétien sur ce triste roche.’ 
(Page 250.) 

Etrange chrétien que l'homme qui, loin de se repentir de ses favtes, 
fait, dans son testament, écrit quelques jours avant sa mort, deux fs 
l'apologie de l’assassinat, d’abord en se glorifiant d’avoir fusillé le 40 
d’Enghien, ensuite en léguant a l’auteur d'un guet-apens sur le duc é 


NRELANGES, 4279 


Wellington une somme considérable a titre de récompense de ce forfait. 

L’Angleterre, toutefois, n'est pas condamnée sans circonstances atté- 
nuantes : 

« Aujourd’hui, du moins, la honte de cette conduite est en partie effa- 
cée ; les restes mortels du grand homme ont été rendus a la France; ils 
reposent, depuis le 15 décembre 1840, dans |’église de I’hétel des Inva- 
lides, sur ces rives de la Seine, ot l'Empereur mourant avait exprimé le 
voeu d'étre enseveli. » 

L’Empereur est toujours imprimé en grandes capitales, pour le rappro- 
cher sans doute davantage de la divinité, et pour le distinguer aussi des 
rois, des reines de France et des empereurs d’Allemagne et d’Autriche, 
qui n’obtiennent, dans l'Abrégé, que des petites capitales. 

Quatre lignes sont consacrées aux trois régnes de Louis XVIII, Char- 

les X et Louis-Philippe. Napoléon Ill est mieux traité; il a, 4 lui tout seul, 
dix lignes, destinées surtout a la récapitulation du nombre des suffrages 
qu’il a eus dans les divers plébiscites. Ce livre se termine ainsi : ¢ Aprés 
le désastre de Sedan, il a été renversé du tréne le 4 septembre 1870. » 
‘ Tl suffit 4 l’observateur Je moins attentif et le moins prévenu de par- 
courir rapidement les deux chapitres dont les passages les plus saillants 
viennent d'étre cités, pour constater que l’enseignemient officiel de I’his- 
toire contemporaine tend 4 confondre, dans l’esprit des enfants du 
peuple, le respect dé a I'autorité avec l’admiration des chambellans et 
Y'amour des livrées, et 4 représenter, comme le seul type du régime 
légitime et rationnel de la France moderne, le gouvernement qui, entre 
tous, flatte les plus mauvais instincts du peuple, appelle fatalement 
jes armes de ]’étranger sur le sol frangais, aboutit misérablement & Wa- 
terloo ou a Sedan, et laisse derriére lui le démembrement, la ruine et la 
démoralisation. 

Comment de pareils livres peuvent-ils étre encore tolérés? Faut-il 
voir dans cette attitude de l’administration, comme on |’a prétendu plus 
d’une fois en pareille circonstance, une manceuvre habile, destinée a 
ménager la bienveillance plus que douteuse d'un petit groupe parlemen- 
taire ? Nous nous refusons a le croire ; en tous cas, des faits récents dé- 
montrent que l’heure de semblables compromis est passée, et nous espé 
rons que la propagande bonapartiste sera trés-prochainement privée du 
concours qu'elle rencontre dans des petits livres qui la servent bien 
mieux en raison de leur caractére officiel que toutes les brochures revé- 
tues de l'estampille du comité de comptabilité que préside M. Rouher. 

Henry Mongav. 


QUINZAINE POLITIQUE 


94 septembre 1875. 


. Peu d'actes et beaucoup de discours : voila toute Vhistoire de ces 
deux semaines. Nous ne nous plaindrons pas de la rareté des faits : 
durant ce temps de loisirs politiques, c’est moins un signe d’inertie 
qu’un indice de quiétude. Quant aux discours, si aucun n’a une 
valeur égale a celle d’un événement, il est certain pourtant que, 
pendant ces mémes heures d’oisiveté parlementaire ot chéme la 
curiosité publique, ils suffisent 4 ranimer dans les esprits l'activité 
qui commengait 4 y sommeiller. Un discours, quand l’attention fa- 
tiguée n’attend pour toute distraction qu'un article de journal, 
c’est assez pour l’éveiller et la remettre en haleine. Outre que, pour 
léloquence et méme pour le bavardage, notre terre de France eut tou- 
jours des échos prompts et sonores, le silence général du pays rend 
plus retentissante encore la plus petite allocution d’un ministre ou 
d'un député : M. Naquet lui-méme, si peu puissante qu’est sa voix, 
a l’honneur d’étre entendu. Et puis, n’est-il pas vrai que, comme 
des soldats avertis que la paix qu’ils goutent n’est qu’une tréve, 
les partis, tout en paraissant dormir un peu, sont tous 1a qui 
écoutent, dressant l’oreille au moindre souffle ect au plus léger 
bruit? 

Par miracle, la commission permanente s’est tue. La gauche a 
daigné, cette fois, n’interroger M. Buffet sur rien ni sur personne. 
Quelles raisons la rendaient donc muette, elle qui, parmi les obli- 
gations de son mandat, compte comme une de ses lois suprémes le 
devoir républicain d’avoir toujours quelque chose 4 dire au gouver- 
nement ou contre lui? La lassitude, la peur, la satisfaction. Elle 
avait, naguére, en pérorant sur les démérites de Bouvier et de Coco, 
épuisé la force et l’abondance de sa faconde. L’habile et faux amour 
qu'elle a pour M. Dufaure l’empéchait de questionner les ministres 
sur le crime du Pays : elle craignait que l’honorable et terrible 
garde des sceaux, qui avait lui-méme décidé de ne pas poursuivre 


QUINZAINE POLITIQUE. 1284 


le Pays, ne se dressat contre elle avec sa dialectique vigoureuse ct 
son apre ironie. Enfin, clle avait approuvé 1a destitution du vice- 
amiral la Ronciére le Noury : pouvait-elle, par une taquinerie pué- 
rile, contester sur ce point la probité coristitutionnelle du minis- 
tére, aprés l’avoir reconnue et louée dans tous ses journaux? Elle a 
donc bien voulu rester muette : qu'elle recoive, pour cet acte ex- 
traordinaire de retenue oratoire et politique, l’hommage de notre 
étonnement et de notre gratitude! 

Certes, il est pénible 4 un gouvernement de faire tomber du mat 
d’un vaisseau-amiral le pavillon de commandement qui y flotte, 
celui qu’y tient arboré un homme de guerre aussi vaillant que 
M. La Ronciére le Nourry. Mais, avec raison et a bon droit, ni le 
maréchal de Mac-Mahon, ni M. Buffet, ni aucun ministre, n’ont une 
minute hésité 4 ordonner qu'on Il’abaissat; la discipline militaire le 
voulait. Qu’a son banc de député, M. de La Ronciére le Nourry trace 
-au chef de l’Etat son devoir, censure |’Assembléc et dispute méme 
ka constitution la noblesse de ses titres, soit; mais qu’é son banc 
de quart, « a bord du Magenta, » M. La Ronciére Ic Nourry, 
écrive une lettre politique pour étre lue dans un banquet bonapar- 
tiste, et que, dans cette lettre dictée par les ressentiments et les 
ambitions d’un parti, il affiche son mépris de la Constitution, il ac- 
cuse |’Assemblée, il marque des conditions a la fidélité que son dé- 
youement doit au chef de I’Etat, et distingue les cas de son obéis- 
sance, non, une telle hardiesse n’est pas licite et n’cst pas tolérable: 
elle donne a l’armée l’exemple d'une audace qui bientét, de l’exci- 
tation et du débat, passerait sans peime au -désordre ct a la rebel- 
lion. C’est assez que la France soit une république : gardons qu’elle 
devienne une république espagnole ; gardons que, pour terrasser l’un 
ou l'autre de leurs partis, les Assemblées appellent dans leur en- 
‘einle les soldats, comme le Directoire & la veille du 18 fructidor ; et, 
non moins sévérement, gardons que les soldats, sous leurs armes, 
se montrent avec un brutal dédain ces porles des Assemblées, ou ils 
entrent un 18 Brumaire et un 2 Décembre, pour y frapper les lois 
avec l’épée ou les en chasser a coups de fusil. 

M. La Ronciére le Nourry n’a pas sculement manqué 4 la dis- 
cipline militaire. Par une faute plus grave encore, il a oublié, sous 
le drapeau méme de la France, |’intérét et la dignité de la patrie. 
‘Car dire, au milieu d’une flotte et & la face de Europe, que « la 
formule actuelle de son gouvernement » interdit 4 la France de re- 
prendre sa place « dans le concert européen, » c’est un langage qui ne 
sied ni 4 un amiral ni a un patriote. Assurément, la république n’est 
pas le gouvernement le plus capable de faire nouer & la France les 


£282 QUINZAINE POLITIQUE. 


longues et solides alliances ni de lui assurer la confiance de l’Eu- 
rope monarchique : des publicistes et des députés ont pu lui rappe- 
ler cet avertissement de l’histoire. C'est toutefois un argument qu'il 
ne faut pas exagérer : qu’une grande armée, appuyée 4 deformidables 
forteresses, pit paraitre 4 la frontiére de notre pays, et la France, 
quoique républicaine,verrait aussit6t, dans certain péril de l'Europe, 
plus d’une nation lui tendre la main. Au surplus, on pourrait de- 
mander 4 M. La Ronciére le Nourry si l’empire, au lendemain de 
Sedan, aurait trouvé assez de force et de prestige dans « sa for- 
mule » pour qu’a ses armes impuissantes et déshonorées un seul 
peuple voulut bien encore unir les siennes ; on pourrait lui deman- 
der si « la formule » de l’empire, si le titre de César et ces chiffres 
de trois plébiscites qu’il portait inscrits sur son diadéme, avaient 
attiré 4 Napoléon Ill, la veille de Sedan, l’alliance d’un seul de ces 
souverains et de ces peuples que sa politique avait tour-a-tour 
trompés ou rités. 

Mais qu'importe au soldat et au diplomate que la France, affai- 
blie par la fortune, doive au genre de gouvernement qui la régit le 
tort et le mal d’étre plus faible encore! Ce n’est pas 4 eux de le 
proclamer : 4 qui se bat ou négocie pour la France, a qui porte avec 
soi une part de la destinée nationale, 4 qui représente sa race et 
l’avenir, il faut une attitude plus fiére ; oui, il faut alors couvrir de 
la largeur de son épée ou voiler d’une noble dissimulation la plaie 
et la misére de sa patric. M. La Ronciére le Nourya fait le con- 
traire : il les a montrées, pour on ne sait quel honneur et quel pro- 
fit de son parti. Il ne s’est pas apercu que ce crédit et cette autorité 
de la France, qu'il reprochait 4 la République de diminuer par l'in- 
certitude et la mobilité de son gouvernement, il les amoindrissait 
plus encore, lui amiral, ens’écriant que la France, sous son régime 
d’aujourd’hui, était moins digne des sympathies et des secours de 
Europe. If menait les vaisseaux de la France aux rivages d’Athé- 
nes, de Constantinople, de Tunis, de Trieste ou de Venise, en avouant 
que la France, dont il montrait les canons sur tout ce littoral, mé- 
riterait moins d’étre honorée, crainte ou aimée! Au siége de Paris, 
M. La Ronciére le Noury savait et sentait mieux que ce mot si 
simple et si profond d’un grand royaliste, ce mot sorti du cceur 
de Joseph de Maistre : « Vive la France, méme républicaine! » est 
devant |’étranger, la meilleure inspiration du citoyen et compose 
sa meilleure politique. A la faiblesse de son pays et de la Républi- 
que, M. La Ronciére le Noury devait au moins, sous son pavillon, 
le respect du silence; et c’est parce qu’il a méconnu ce devoir de 
prudence patriotique, comme il avait négligé celui dc la discipline 


QUINZAINE POLITIQUE. 4285 


militaire, que nous trouvons doublement juste la destitution qui I’a 
frappe. a 

Grace 4 l’émotion qu’a causée cette déplorable faute de M. La Ron- 
ciére le Noury, on avait un instant oublié les menées et les discours du 
parti dont M. Naquet s’est fait le Gambetta. Mais M. Naquet parle, 
écrit et s’agite avec tant de bruit dans le Midi tout entier; il se gon- 
fle en tribun avec tant d’effort; il prend tant de peine 4 montrer 
son éminence dans le petit groupe de Montagnards qu’il domine ; 
il regoit de M. Madier de Montjau avec tant de solennité la 
couronne de la démocratie et les palmes du génie ; il a de si belles 
« disputoisons » avec M. Lacascade et M. Bouchet; il est si puis- 
samment secouru, dans ses promenades oratoires, par les lettres 
de M. Turigny et de M. Louis Blanc; il répand sur le peuple de si 
flamboyantes promesses; il publie dans l’Hvénement des program- 
mes de félicité républicaine et sociale qui sont si séduisants; en un 
mot, ce sérieux personnage vient de créer avec une activité si tu- 
multucuse la seconde extréme gauche, le parti des « radicaux in- - 
transigeants, » le parti « d’avant-garde et de combat démocrati- 
ue, » qu'il a bien fallu que l’attention publique se retournat pour 
le voir. Les principes de M. Naquet n’ont rien de neuf: mais 11 s’a- 
git de savoir si la bétise populaire se laissera prendre 4 ses décla- 
mations et 4 ses utopics. Il ne nous étonne pas que M. Naquet de- 
mande déja la peine de l’ostracisme contre M. Gambetta : c’est le 
destin des radicaux que d’aller se dépassant l’un l’autre en har- 
diesse ; c’est leur fatalité que de devenir l’un aux yeux de l'autre 
des réactionnaires; c’est leur tradition que de se dérober l'un 4 
l'autre, violemment ou non, la popularité. Nous nous demandons 
seulement ce que peut valoir un parti qui traite M. Gambetta de 
conservateur et de constitutionnel ; et nous sommes curieux d’ap- 
prendre si M. Gambetta, qui affecte aujourd’hui le silence ct la 
tranquillité, reprendra sur ces démagogues la supériorité de son 
ancien empire ; s'il osera lutter avec eux; si, dans la lutte, il ne 
sera pas abandonné des radicaux, la plupart fidéles encore a sa 
politique, mais déja secrétement gagnés par-la doctrine de M. Na- 
quet; et si, 4 moins de retourner sous ces ombrages odorants de 
Saint-Sébastien qui abritérent, au temps de la Commune, sa dicta- 
ture ruinée, M. Gambetta ne sera pas contraint de se ranger 4 la 
suite des « intransigeants, » pour essayer bientét de reconquérir 
parmi eux la premiére place. Le probléme est intéressant. D’ail- 
leurs, ces discordes des radicaux méritent bien de nous des voeux 
et des encouragements : le spectacle en est instructif et salutaire ; 
il désabusera plus d’un des placides politiques qui avaient déja 


1284 QUINZAINE POLITIQUE. 


foi en la sagesse de l’extréme gauche et 4 qui il ne répugnait phus 
de vivre dans le voisinage des radicaux. 

Il faut bien le dire : les conservateurs, hélas! ont eu, eux aussi, 
leurs dissentiments et leurs troubles. Une brochure a paru, ano- 
nyme et pleine de récriminations irrilantes, de preuves inullles, de 
raisonnements maladroits, de mots blessants, de souhaits témé- 
raires, qui prétendait préciser, comme avec les sirs jugements de 
Dieu et de Vhistoire, les responsabilités de ceux qui n’ont pas fait 
ou laissé faire la monarchie en 1873 : ce pamphlet ne pouvait ser- 
vir qu’a réveiller des coléres 4 peine assoupies et & séparer, par des 
reproches réciproques, les conservateurs mal unis que déja reties- 
nent 4 peine, autour du maréchal de Mac-Mahon, les plus graves 
nécessités de la patrie et de la société. Un journal, jaloux de trouver 
des lecteurs et que M. Emile de Girardin seconde de son industrie, 
aentrepris de compléter cette brochure par de prétendues révéla- 
tions qui nous annongaient ce qu’il appelait « une évolution des 
princes d'Orléans vers la gauche. » C’était une artificieuse spécula- 
tion. i 

Républicains, radicaux et bonapartistes se sont hatés, naturelle- 
ment, de préter au fictif récit de la France l’assistance de leur plus ou 
moins fausse crédulité. Il edt été prudent que, parmi les royalistes, 
personne n’accréditat ces contes et ne favorisat les secrets desseins 
qui s’y cachaient : il n’était pas malaisé, en effet, de voir que toute 
autorifé manquait a cette nouvelle; le bon sens disait que le fait 
lui-méme n’était pas seulement douteux et purement hypothétique, 
mais invraisemblable et impossible; il était facilede deviner que cette 
histoire avait été calculée pour enflammer le courroux de l’extréme 
droite, pour aigrir les regrets de la droite modérée, pour isoler le 
centre droit ou le mettre 4 la discrétion de la gauche, et, par ces 
coléres, ces défiances, ces ruptures, briser tous les liens de la ma- 
jorité qui soutient le gouvernement et M. Buffet. Le respect du 4 la 
maison de France tout entiére commandait enfin d’écarter les soup- 
¢ons injuricux dont on osajt assaillir les princes d'Orléans. Dit 
’honneur de leur vie n’étre pas une sauvegarde suffisante pour les 
en défendre, dat le souvenir du grand acte qu’ils ont si généreuse- 
ment accompli le 5 aout 1873 ne pas Jes protéger a lui seul, il res 
terait encore le nom de Bourbon qu’ils portent prés de M. le comte 
de Chambord et le droit héréditaire qu’il leur transmettra. Que ies 
radicaux avilissent des princes par la calomnie, ils font leur mé- 
tier; la royauté n’a peur eux rien de vénérable ou de cher, et ce 
n’est pas elle qu’ils prétendent relever en dégradant des princes. 
Les conservateurs ont des devoirs de prévoyance, de dignité, de 





QUINZAINE POLITIQUE. 1285 


justice et de circonspection, qui leur rendent méprisables non 
moins que dangereux ces procédés du radicalisme. Nous avons la 
tristesse de constater que quelques-uns ont négligé ou omis ces. de- 
voirs. Mais aujourd’hui que les imaginations de la France parais- 
sent a tout le monde aussi vaines qu’elles devaient le paraitre im- 
médiatement, plaise 4 Dieu qu’il n’y ait personne, parmi les conser 
vateurs, qui ne comprenne le mal déja fait et qui-ne veuille le 
réparer |. Nous le demandons au nom des intéréts supérieurs et de 
paix et d’ordre auxquels l’Assemblée et le gouvernement ont encore 
a pourvolr. 

Vers cette méme heure, M. de Meaux, devant les. agriculteurs 
rassemblés au comice de Montbrison, prononcait des paroles aussi 
bienfaisantes que justes, dont )’accent patriotique convenait mieux 
aux cceurs des conservateurs. Il rappelait aux.« ruraux» qui, le 
8 février 1871, créérent )’Assemblée & laquelle la France a di de 
ne pas périr tout entiére, les sentiments qui les inspirérent: en je- 
tant dans l’urne, devant l’ennemi, devant tant de morts et tant.de 
ruines, le vote vraiment national de ce jour-la. Il leur redisait 
comment ce vote avait été salutaire, et combien il importe qu’ils le 
renouvellent en 4876. Il-leur. montrait la: France, avec l'aide de 
l’ Assemblée et sous les auspices du maréchal de Mac-Mahon, avec 
la faveur de Dieu et graee 4 sa laborieuse énergie, reprenant peu 
4% peu ses forces et obligeant de plus en plus l’estime de |’Europe a 
« reconnaitre que la France est dans le monde un élément néces- 
saire d’ordre et de paix. » Il les suppliait enfin « de ne pas permet- 
tre a esprit de parti, quel qu’il soit et d’ot qu’il vienne, de trou- 
bler la convalescenee de la patrie. » L’intelligent ministre de l’agri- 
culture et du commerce ne s’est pas trompé : ce sont bien 1a les 
exhortations dont les conscrvateurs ont besoin, dans cette sourde 
fermentation qui agitera le pays et qui peut l’ébranler, au moment 
oti il aura a retrouver dans son sein un Sénat et une autre Assem- 
blée; et l’on sait trop, 4 considérer les efforts de désunion qui 
travaillentle parti conservateur, que.ces sages conseils et ces cha- 
leureux encouragements de M. de Meaux n’ont rien de banal ni de 
superflu. M. Louis Passy, M. Cornélis de Witt et M. de: Ravinel, 
ailleurs, ont tenu un langage également bon. Avec eux, qui ‘ne 
souhaiterait de voir prévaloir «la politique des affaires » et la 
« politique du patriotisme? » Avec eux, qui ne jugerait raisonnable 
d’attacher ses regards aux devoirs du présent, au lieu de les tenir 
attachés sur les souvenirs du passé avec cette opiniatre fixité qui 
aveugle et qui laisse se succéder et disparattre sous nos yeux, sans 
s’apercevoir qu’ils nous échappent, les intéréts et les nécessités de 
Pheure fugitive o8 nous sommes? 


1286 QUINZAINE POLITIQUE. 


Le discours que M. le duc de Broglie a prononcé 4 Beaumesnil 
est un de ceux qui auront le plus honoré en lui l’orateur et le let- 
tré. Ce qu'il y a d'ingénieux dans le tour, de délicat et de précis 
dans la pensée, d'élevé ou de magnifique dans |]’expression, n’a 
rien qui nuise, dans cet éloquent discours, & la justesse et 4 
la vigueur du sens politique. M. de Broglie a eu, cette fois, le 
bonheur de désarmer quelques-uns des ennemis dont I’hostilité 
était restée le plus implacable contre la mémoire de son minis- 
tére : nous le féliciterons pour plus d’une raison d’avoir enfin ob- 
tenu d’eux un peu de justice et d’admiration. L’histoire, nous n’ea 
doutons pas, répétera l’éloge qu'il a tracé du maréchal de Mac- 
Mahon. Elle célébrera, quoi qu’en disent les bonapartistes, la con- 
stance de cet homme simple et grand, qui n’a voulu avoir, pour 
toute politique, que l'amour de la patrie, et dont |’abnégation, en 
étant plus pénible, a été plus glorieuse encore, au pouvoir. et dans 
la mélée de nos partis, que sa vaillance ne l’avait été dans les ba- 
tailles ou il vit blesser la France en 1879 et ou il apprit a en avoir 
tant de pitié. Que les bonapartistes raillent, comme il leur plaira, 
cette héroique abnégation d’un coeur placé si. haut au-dessus du 
soupcon et du doute : il ne leur profitera jamais de comparer le 
maréchal qui, dans la présidence de la République, est venu, en 
4873, veiller avec son épée sur l’ordie et sur la paix de notre pa- 
trie, a l’aventurier qui, en 4849, préta ses serments 4 la Répu- 
blique, les viola en 1851, et se fagonna un Empire dans le crime 
d'un coup d’Etat ; et puis si, 4 Sedan, Napoléon II et le maréchal 
de Mac-Mahon succombérent le méme jour, le maréchal tomba au- 
trement que l’empereur : ce fut dans son sang. Oui, l'histoire louera 
le maréchal de Mac-Mahon, comme |’a loué M. le duc de Broglie. 
Elie glorifiera, comme lui aussi, les services de cette Assemblée tant 
insultée par les radicaux et si méprisée par les bonapartistes : de- 
vant la postérité, l’Assemblée aura pour témoignage de ses travaux 
et'de ses bienfaits le souvenir de l'état désespéré ot elle trouva la 
France, mourante par la faute de l’empire et des radicaux, et le 
souvenir de l'état ot elle va la laisser, en 4876, renaissante et déja 
marchant a des destinées meilleures. Mais, certes, ce n’est pas pour 
s'essayer, quelque noble qu’en soit le plaisir, aux belles peimtures 
de l'histoire, que M. le duc de Broglie a, par ces impartiales 
louanges, mis dans leur vraie lumiére }’Assemblée et le maréchal 
de Mac-Mahon. M. le duc de Broglie a marqué d’un trait supérieur 
ces mérites de l’un et de l'autre : il a montré que le patriotisme 
a été leur vertu souveraine, celle qui permit au maréchal de 
s'élever au-dessus des partis dans le gouvernement, celle qui permit 
a VAssemblée de sacrifier tant de fois 4 l'intérét de la France les 











QUINZAINE POLITIQUE. 4287 


regrets ct les ambitions dont la diversité la déchirait en tant de 
jalouses rivalités. Et. c’est la Putile legon que nous donne a tous 
l’équitable discours de M. le duc de Broglie. 

Il y a, dans ce discours de M. de Broglie, une page qu’aprés une 
calomnie encore présente 4 l’esprit public, il est juste de repro- 
duire, et que, pour notre part, nous reproduisons surtout pour 
limportance et la vérité du conseil qu'elle contient : « Quelle que 
soit, a dit M. le duc de Broglie, 1’étiquette que portent les institu- 
tions d’un pays, ce pays lui-méme, ses conditions sociales, ses pé- 
rils, ses besoins, les devoirs qui en naissent pour les citoyens, tout 
cela ne change pas. Les lois changent, la France reste et conserve 
sur nous les mémes droits. On m’a reproché d’avoir conseillé, par 
une pensée pourtant bien banale, 4 la Jeune génération de cette 
contrée de ne pas placer une confiance exagérée dans la vertu 
abstraite des institutions, parce que les meilleurs et les plus nobles 
ne peuvent rien sans le courage et le bon sens de ceux qui les 
appliquent. Bien loin de me repentir de cette pensée, je la complete 
en ajoutant qu’il n’est, en revanche, aucune institution dont les fai- 
blesses soient telles qu’elles ne puissent étre atténuées et surmon- 
tées par ce méme bon sens et ce méme patriotisme. Cessons donc 
de récriminer stérilement sur les institutions qu’on regrette et les 
institutions qu’on espére. Servons-nous activement de celles que 
nous avons. Laissons au temps son ceuvre, laissons l’avenir pour- 
voir aux espérances que la loi lui réserve; obéissons a l’appel et 
faisons la tache de l'heure présente. » On ne saurait donner aux 
conservateurs un avis plus politique et plus sensé. Qu’ils lécou- 
tent. La patrie est un maitre, qui, dans toutes ses fortunes, sous tou- 
tes ses lois mémes et dans tous les temps, veut qu'on travaille pour 
lui; et le travail, quel que soit l’instrument qui reste en nos 
mains et qu’il faille employer, Dieu finit toujours par le bénir et 
la patrie par le recompenser, quand, malgré les gémissements de 
son coeur et la.sueur de son front, le parti quia servi a fait son 
devoir, c’est-a-dire fait le bien du pays, généreuscment et docile- 
ment, sans souci de son intérét propre.et sans considération de sa 

eine. 
J Est-ce calcul? Est-ce seulement chaleur de la passion et ardeur 
de la lutte? Tandis que la haine de la gauche daignait étre un peu 
clémente pour M. le duc de Broglie, elle accueillait le discours, pro- 
noncé par M. Buffet & Dompaire, avec une injustice qui a été ridicule 
4 force de violence : elle n’attendait pas méme, pour le critiquer, 
qu’elle en edt le texte sous les yeux; et quand elle a pu le connaitre 
exactement, quand elle a pu vérifier ses erreurs, la pudeur qui lui 


1288 QUINZAINE POLITIQUE. 


défend sans doute d’avouer un tort, cette pudeur dont clle doit le 
ménagement a son infaillibilité démocratique, l’a empéchée de cor- 
riger la fausseté de ses Jugements précon¢us et prématurés. Mais 
qwimporte ! Le discours de M. Buffet a été lu par la France. M. Buf- 
fet, en dépit de la gauche qui le niait, a dit au pays qu’un accord 
parfait régne dans le ministére ; que ses collégues et lui continouent 
de pratiquer une politique loyaloment constitutionnelle et « nette- 
ment conservatrice, » sans faiblesse et: sans peur; et qu’ils n’épar- 
gneront rien pour rallier autour de lui. tous les hommes de bonne 
volonté que les malheurs de ce siécle et les discordes du présent 
ont dispersés dans les divers groupes du parti conservateur. M. Bui- 
fet a eu déja, dans tous les actes de son ministére, le mérite de 
faire sentir une force qui veut et qui sait: gouverner, qui tient vi- 
goureuscment les rénes et qui ne les abandonne pas : cette force 
que notre nation a besoin de. sentir aurdessus d’elle, et que, mal- 
gré ses tendances libérales, la France.aima-toujours 4 voir présider 
4 son-administration, M. Buffet ’augmente encore par la fermeté 
de ces déclarations, leur franchise et leur autorité. Les conserva- 
teurs l’en remercieront. 

« On ne fait pas la-part au doute, » , disait un jour Royer-Collard. 
Il en est de méme du radicalisme : il envahit tout entier le gouver- 
nement qui lui ouvre ses portes, qui l’admet dans ses conseils et qui 
lui. dispense des faveurs. Ce n’est point 14 une maxime que la réa- 
lité n’ait point éprouvée. Hier 4 peine, M. Thiers, confiant dans le 
charme merveillcux de sa parole et dans la: puissance de sa po- 
pularité, confiant dans les enchantements de son art politique et 
aussi dans la bonté de ses intentions, essayait de dompter le radi- 
‘calisme par des caresses : il pensait le familiariser avec l’ordre en 
le laissant approcher du pouvoir; il croyait l’enchainer par une 
alliance ot Phonnéteté des gens de bien, honnéteté malheureuse- 
‘ment si. prompte 4 trembler, aurait.contenu la fureur des radicaux. 
L’élection de M. Barodet et l’événement du 24 mai ont montré si cet 
essai était praticable et sila France y pouvait assister avec la se- 
Feine assurance que M. Thiers puisait, lui, dans: )’imperturbable 
sentiment de son habileté. Voila pourquoi M. Buffet a raison de ne 
pas vouloir « une politique:qui, sans étre encore la politique 
révolutionnaire, frayerait la voie 4 ¢elle-ci et lui servirait de 
préparation et de transition. » Nous savons bien qu'il y a au- 
jourd’hui des radicaux qui ne se croient pas révolutionnaires, et 
M. Gambetta, aux yeux de M. Naquet, est un modéré! Mais quoi! 
ce nom immérité de modéré permettrait-1l 4 M. Buffet de don- 
néri & la politique dc M. Gambetta et de ses partisans une fon- 











QUINZAINE POLITIQUE. 4289 


tion quelconque dans le gouvernement? Nous savons bien encore 
qu’au-dessus de M. Gambetia il y a, dans la gauche, des hommes 
qu’on a l’habitude de considérer comme des républicains moins 
révolutionnaires que lui. Mais de méme que M. Gambetta ne 
blame dans la politique de M. Naquet que l’audace qui ne sait pas 
étre patiente et qui devance l’heure opportune, de méme, plus d’un 
des républicains qu’on appelle modérés dans la gauche, se con- 
tente, pour tout blame, de reprendre seulement dans la politique de 
M. Gambetta quelques souvenirs et certains oublis, son intempé- 
rance tribunitiennce et l’incohérence de ses principes. La plupart, en 
regardant M. Gambetta, répéteraient volontiers ces mots prononcés par 
Isnard devant la barre de la Convention, le 23 février 1793 : « On 
vous dit que nous sommes divisés, gardez-vous de le croire, si nos 
opinions différent, nos sentiments sont les mémes ; en variant sur 
les moyens, nous tendons tous au méme but. » Isnard ne supposait 
pas. que c’était 4 l’échafaud qu’on arrivait par la voie qu'il suivait. 
Dieu nous garde d’imaginer que les radicaux transigeants, conduits 
par M. Gambetta, et les radieaux intransigeants, menés par M. Na- 
quet, pussent, avec leurs dissenliments apparents et leur intime ac- 
cord, nous rendre les spectacles de la sanglante Convention! Nous 
ne voulons pas. non plus offenser les modérés de la gauche en leur 
prédisant.qu’ils.se laisseraient entrainer, par terreur ou par com- 
plaisance, dans les excés du radicalisme. Mais, pour mieux régler 
l’avenir, nous consultons le passé ; et avec les avertissements du 
passé, nous affirmons que la gauche, volontairement ou 4 son insu, 
préparerait un gouvernement révolutionnaire, si elle régnait sur 
notre pays. Nous estimons donc que la précaution de M. Buffet est 
la plus indispensable des garanties nécessaires 4 notre sécurité po- 
litique et sociale. 

Nous ne voulons pas dire que M. Buffet n’ait a jeter que le défi et 
la réprobation 4 la gauche entiére. Nous pourrions compter sur 
les bancs de la gauche plus d’un homme de cceur ou d’esprit qui 
répudierait énergiqucement « une politique révolutionnaire. » Mal- 
heureusement, plus d’un aussi, méme parmi ceux-la, attermoie et, 
d’hésitation en hésitation, attend, pour s’éclairer et bien voir, que 
les flammes d’une Commune luisent 4 l’horizon. Quant au centre 
gauche, malgré les secours que le crédit de ses mérites a déja pu 
fournir aux radicaux dont il supporte |’alliance, on pourrait en- 
core moins le repousscr loin des conservateurs comme un parti 
révolutionnaire : M. Dufaure et M. Léon Say ne s’associent-ils pas, 
dans le ministére, 4 la politique conservatrice de M. Buffet? Si 
donc la régle de M. Buffet est absolument juste en soi, l’applica- 


1290 QUINZAINE POLITIQUE. 


tion en dépend de ces mille choses qui sont, pour l’homme d’Etat, 
la mesure de sa conduite. Que M. Christophe se rassure : le 
jour ot le centre gauche rompra les attaches qui lient 4 lui l'er- 
tréme gauche, il n’y aura, parmi les conservateurs, & l’Elyste 
et dans le pays, qu’un cri de joie et d’union. Mais jusqu’a ce 
jour, qu'il nous permette de croire avec M. Buffet qu'on ne peut 
pas gouverner une république francaise, en faisant au radica- 
lisme honneur d’un partage quelconque et méme de la moindre 
transaction. 

Pendant que ces discours occupaient en France la curiosité pu- 
blique, aucun événement grave ne |’attirait 4 l’extérieur. Le char- 
gement du ministére espagnol nous autorise a prévoir que le suffrage 
universel continuera d’y faire les Cortés que l’on sait; mais les con- 
seillers d’Alphonse XII voient-ils dans le suffrage universel une res- 
source nécessaire au général Quesada pour vaincre don Carlos? 
Dans I’Herzégovinc, la guerre ne sévit presque plus; la Serbie est 
obligée de refréner sa belliqueuse volonté; le sultan adoucit un 
peu la condition si dure des raias; l’Autriche et la Russie resteat 
d’accord pour maintenir !’Orient dans son état actuel. Nous avons 
donc }’espoir que la tranquillité de l'Europe durera, cet automne 
encore; et nous n’avons pas besoin de dire 4 quel point !’intérét de 
la France est engagé dans celui de l'Europe. La paix du Danube, 
c’est aujourd’hui la paix du Rhin et des Vosges. 


Aueustse Boucues. 


L’un des gérants. CHARLES DOUNIOL. — 


Panis. — IMP. SIMON RACON ET COMP., RUS D'saFoare, I. 

















TABLE ANALYTIQUE 


ET ALPHABETIQUE 


DU TOME CENTIEME 


(SOIXANTE-QUATRIRME DE LA NOUVELLE sfnux ‘} 


Nora. — l.es noms en capitales grasses sont ceux des collaborateurs du Recueil dont les travaux 
ont paru dans ce volume; les autres, ceux des auteurs ou des objets dont il est question dans 


les articles. 


Asaévutions : C. R., compte rendu; — Art., article. 


Abolition (L*) de I’iglise établie en An- 
gleterre. V. l'abbé Martin. 5. 

Acores (Les). Fin. Y. Olivier de Cein- 
mar. 304. 

Affranchissement (L’) des esclaves, par 
l'abbé Pavy. C. R. 428. 

Angleterre (Abolition de \’Eglise établie 
en). V. l'abbé Martin. 5. 

Angleterre (la richesse nationale et pri- 
vée), par le duc d’Ayen. C. R. 861. 
Angleterre (L’) et la Russie dans I'Asie 

centrale. VY. A. Langlois. 1206. 
Apologétique au dix-neuvidme siécle. 
V. Duilhé de Saint-Projet. 857. 
Atchin (La guerre d’). ¥. Paul de Ville- 
neuve. 693. : 
Aube (L’). Nouvelle. V.G. de Parseval. 
1108. 


Ayen (Duc d’). La richesse nationale et 
privée en France et en Angleterre. 
864. 

Balbi (A.). Eléments de géographie gé- 
nérale. 1265. 

Barrot (Qdilon). ¥. comte de Carné. 
673. 


BOUCHER (Auguste). Quinzaine poli- 
tique. — 10 juillet. 219. — 25 juil- 
let. 439. — 10 aodt. 664. — 25 aout. 
867. — 10 septembre. 1082. — 
25 septembre. 1280. 

Captier (Vie du P.), par le R. P. Rey- 
nier. C. R. 1270. 


CARNE (Comte de), de l’Acad. fr. Odi- 
lon Barrot. Art. 673. 


Carte oro-hydrographique dela France. 
C. R. 438. 


* Cette table et Ia suivante doivent se joindre au numéro du 25 septembre 1875. 


25 Serremsne 1875. 


83 


1292 


Catherine II (Un Drame sous), par le 
prince Lubomirski. C, R. 436. 


CEINMAR (Olivier de). Les Acores. Art. 
308. 


CHAMPAGNY (Comte de), de I’Acad. 
fr. Les poétes contem, orains. Art. 
634. 

CHANTELAUZE. Marie Stuart. 12° art. 
25 juillet. 262. — 13° art. 10 aoft. 
449, — 414° art. 10 septembre. 992. 

Chine. ¥. Armand David. C. R. 4267. 

Clermont-Tonnerre (adame G. de). Les 
Pionniers francais dans l' Amérique du 
Nord. Tra ‘uction. 1264. 

COLINCAMP (E.). Le chevalier de Gra- 
mont et la cour de Charles Il. Art. 
166. 

COLLAS (Emile). La Serbie et la crise 
orientale. Art. 1039. 

COMPIEGNE (\i.rquis de). Souvenirs 
d'un Versiflais. Art. 589. — Le Con- 
grés et | Expcsition des sciences géo- 
graphiques. Art. 958. 

Conzrés (Le) et l’Exposition des sciences 
géozraphiques. V. marquis de Com- 
piégne. 958. 

Consommations (Les) de Paris, par 
M. Husson. C. R. 454. 

Corneille inconnu. V. Jules Levallois. 


COURCY (Alfred de). Ne la réforme des 
pensions des fonctionnaires civils. 
Art. 145. 


Crimée (La guerre de). V. Camille Rous- 
set. 1083. 


Crise (La) orientale. V. Emile Colas. 
1039 


Dareste. Traduct. Les plaidoyers civils 
de Démosthéne. 218. 


David (Abbé Armand). Journal de mon 
troisi¢me voyage d'exploration en 
Chine. 1267, 

DELENTHES. Les projets agronomi- 
ques de Garibaldi. Art. 421.) 

Démocratie (La) et les études classiques. 
Y. Victor de Laprade. 46. 


Démosthéne, ses harangues. — Ses plar- 
_ doyers civils. C. R. 2199 


. 
ae 


TABLE ANALYTIQUE 


Des Essarts (E.). La Femme sans Dieu. 
1272. 


Discours au collége d’Mrange. V. Léo- 
pold de Gaillard. 656. 


DOUHAIRE. Revue critique. — 25 juil- 
let. — Le roi René, sa vie et ses tra- 
vaux, par M. Lecoy de Ja Marche. 
425. — L'Affranchissement des escla- 
ves, par l'abbé Pavy. 428. — Les Ré- 
cluseries, par le méme. 450. — Mé- 
moires d'une forét. — Fontainebleau, 
par M. Jules Levallois. 431. — L'Es- 
pagne, splendeurs et miséres, par 
M. Imbert. 433. — Les Consomma- 
tions de Paris, par M. Husson. 454. 
— Un Drame sous Catherine II, par 
le prince Lubomirski. 436. — Les 
Mémoires de mon oncle, par M. Ch. 
d'Héricault. 437. — Carte oro-hydro- 
graphique de la France. C. R. 458. 


25 septembre. — Instructions et cor- 
seils adressés aux familles chréliennes, 
par Mgr lévéque de Chalons. 1258. 
— Nouvelle Géographie unirersetie. 
La Terre et les Hommes, par Mi. Re- 
clus.. 1261. — Eléments de géogra- 
phie générale, par A. Balbi. 1265. — 
Les Pionniers francais dans fAmé- 
rique du Nord, tradu:t de Yanglas 
par madame G. de Clermont—Ton- 
nerre. 1264. — Journal de mon tres- 
siéme voyage d exploration dans Tem- 
pire chinois, par M. Vabbé Armand 
David. 1267. — Vie du P. Captier, 
par le R. P. Reynier. 1270. — La 
Femme sans Dieu, par M. B. Bes 
Essarts. 1272. — Notre hisfotre a 
cent pages, par M. Hubault. 1273. 

Drame (Un) sous Catherine I, par le 
prince Lubomirski. C. R. 436. 

DUILHE DE SAINT-PROJET. Sim- 
ples notes pour servir 2 histoire de 
l’apologeétique au dix-neuviéme siécle. 
Art. 857. 

Eglise (L’) en Angleterre. V. l'abbé Mar- 
lin. 5. 

Eléments de géographie générale, par 
A. albi. &. RA. 1263. 

Espagne (L’). Splendeurs et miséres, pa’ 

& M. Imbert. C, R. 455... oc... 











DU TOME CENTIEME. 


ESTIENNE (Jean d'). Vie de la révé- 
rende mére Marie de I’Incarnation, 
par labbé P.-F.. Richandeau. €. R. 
661. 

Evaque (Mgr I’) de Chdlons. Instructions 
et conseils adressés aux familles chré- 
tiennes. 1258. 

Femme (La) sans Dieu, par M. E. des 
Essarts. U. Rs 1272. 3 
Fénelon (letires inédites), publiées par 

M. Y'abbé Verlaque. C. R. 4082. 

Fonctionnaires et boyards. Roman. 
V. prince J. Lubomirski. 

Fontainebleau. Mémoires d'une forét, 
par M. Jules Levallois. C. R. 431. 

FOURNEL (Victor). Les ceuvres et les 
hommes. Art. 25 juillet. 595. — 
25 septembre. 4227. 

France (la richesse nationale et privée), 
par le duc d’Ayen. C. RB. 864. 

GAILLARD (Léopold de). Discours au 
coliége d Orange. 656. 

Garibaldi (Projets agronomigues de). 
V. Delenthes. 421. 

Géographie générale (Eléments de), par 
A. Balbi. C. R. 1263. 

Géographie universelle. La Terre et les 
Hommes, par M. Reclus. C. R. 1264. 
Gladstone (Monsieur). V. Pabbé Martin. 

4135. 


Gramont (Le chevalier de). V. E. Colin- 
camp. 166. 


GRIVEL (Baron). Prévoyance pour les 
marins. Art. 355. 

suerre (La) d'Atchin. V. Paul de Ville- 
Neuve, 693. 

Guerre (La) de Crimée. Varna. Y. Ua— 
mille Rousset. 1083. 

Harangues (Les) de Démosthéne. Edition 
H. Weil. C. R. 242. 

Héricault (Ch. d'). Les Mémoires de mon 
oncle. 457. - 

HIGNARD (Il.). Les harangues et les 
plaidoyers civils de Démosthéne. C. R. 
212. 


Histoire (Notre) en cent pages, par M. Hu- 
bault, C. R. 1273, 


4293 
Histoire d'une using. V. H. de Ja Ville- 
marqué. 836. 


Hubault. Notre histoire en cent pages. 
4273. 


Husson. Les Cansommations de Paris, 
434. 


Imbert. L’Espagne, splendeurs et ni- 
séres, 435. 


INDY (Antonin d‘). La richesse natio- 
nale et privée en France et en An- 
gleterre, pac le duc d’Ayen. C. R. 
861. 


Instructions et conseils adressés aux fa- 
milles chrétiennes, par Mgr l’Evéque 
de Chalons, C. R. 1258. 


Jésus-Christ, par M. Auguste Nicolas. 
C. R. 207. 


Journal de mon troisiéme voyage d'ex~ 
plorat:on en Chine, par M. l'abbé Ar- 
mand David. C. R. 4267. 


LACOMBE (II. de). Les lois constitu- 
tionnelles et le parti conservateur. 
Art. 229. 


LANGLOIS (Anatole). La Russie et l’'An- 


gieterre dans Asie centrale. Art. 
4206. 


LAPRADE (VY. de), de lAcad. fr. La 
démocratie et les études classiques. 
Art. Fin. 46. 


LARGENT (Augustin). Lettres inédites 
de Fénelon, publiées par l'abbé Ver- 
Jaque. C. R. 1082. 

Lecoy de Ja Marche. Le roi René, sa vie 
et ses travaux. 425. 

Leltres inédites de Fénelon, publiées par 
l'abbé Verlaque. C. R. 1082. 

LEVALLOIS (Jules). Corneille inconnu. 
4° art. Fin. 106. 

Levallois (Jules). Mémoires d'une forét. 
Fontainebleau. 451. 


Ligue (Les Origines de la). V. L. Pin- 
‘ gaud. 805. 
Lois (Les) constitutionnelles et le parti 


conservateur. V. Il. de Lacombe. 
229. 


Lorraine (La) sous la domination alle- 
mande, Art. 877. 


1294 TABLE ANALYTIQUE 


Louis XII et Richelieu. V. Marius 
Topin. 

LUBOMIRSEI (Prince J.). Fonction- 
naires et boyards. — 410 juillet. 77. 
— 95 juillet. 526. — 10 aodt. 501. 
— 5 aodt. 730. — 10 septembre. 
Fin. 923. 

Labomirski (Prince J.). Un Drame sous 
Catherine Il. 456. 

Marie de U' Incarnation (Vie de la révé- 
rende mére), par l'abbé P.-F. Richau- 
‘deau. C. R. 661. 

Marie Stuart. V. Chantelauze. 


Marins (Prévoyance pour les). V. baron 
Grivel. 555. 

MARTIN (Abbé). L'abolition de I'E- 
glise établie en Angleterre. Art. 5. 
— Monsieur Gladstone. Art. 1135. 

Mélanges. — V. J.-A. Schmit. 207. — 
V. H. Hignard. 212. — VY. Delenthes. 
421. — V. Léopold de Gaillard. 656. 
— V. Jean d’Estienne. 661. — V. 
F. Duilhé de Saint-Projet. 857. — 
V. Antonin d'Indy. 681. — ¥. Henry 
Moreau. 1275. 

Mémoires de mon oncle, par M. Ch. d°Hé- 
ricault. C. R. 437. 

Mémoires Tune forét. — Fontainebleau, 
par M. Jules Levallois. C. R. 434. 

MOREAU (Henry). La propagande bo- 
napartiste dans les écoles primaires. 
Art. 4275. 

Nicolas (Auguste) Jésus-Christ. 207. 


NISARD (Auguste). Un pére de famille, 
de l'an 1800 4 1822. Art. 760. 

Nooveie. V. G. de Parseval. 1108. 

Odilon Barrot. ¥. comte de Carné. 673. 

uvres (Les) et les hommes. V. Victor 
Fournel. 395. — 1227. 

Origines (Les) de la Ligue. V. L. Pin- 
gaud. 805. 


Paris (De) & Nouméa. Journal d'un co- 
lon. 1175. 


PARSEVAL (6. de). L’Aube. Nouvelle. 
4108. 


Parti (Le) conservateur. V. H, de La- 
combe. 229. 


Pavy (Abbé). L'Affranchissement des 
esclaves. — Les Récluseries. 428. 
Pensions des fonctionnaires civils. ¥. Al- 

fred de Courcy. 145. 

Pére (Un) de famille, de l'an 1800 & 1822. 
V. Auguste Nisard. 760. 

PINGAUD (L.). Les Origines de ba Ligue. 
Art. 805. 

Pionniers (Les) francais dans C Amérique 
du Nord. Traduit par madame 6G. de 
Clermont-Tonnerre. C. R. 1264. 

Plaidoyers civils de Démosthéne. Tra- 
duits par M. Dareste. C. R. 218. 


Potsm. V. J.-E. Vignon. 1293. 


Poétes (Les) contemporains. V. comte de 
Champagny. 634. 


Prévoyance pour les marins. ¥. baron 
Grivel. 355. 


Projets agronomiques de Garibaldi. V. 
Delenthes. 421. 


Propagande (La) bonapartiste dans les 
écoles primaires. VY. Henry Moreau. 
1275. 


Qcinzainz potrriqgnr. — 10 juillet. — 
L'inondation. 219. — La conversion 
de M. Gambetta et I‘impénitence de 
M. Louis Blanc. 220. — Les lois de 
chemins de fer. — Lélection de 
M. de Kerjégu. 223. — La coalition 
des trois gauchies et la dissolution a 
bref délai. 224. — La résistance du 
groupe Lavergne. 227. — La décia- 
ration de M. de Kerdrel au nom de la 
droile modérée. 228. 

25 jusllet. — L’adoption de la loi sur 
lenseignement supérieur. 440. — 
Lélection de M. de Bourgoing. 444. 
— Liattaque de M. Gambetta et le 
vote de confiance. 445. — Les bona- 
partistes devant Je pays. 444. — Les 
deux périls : le radicalisme et le bo- 
napartisme. 445. — Prorogation de 
VAssemblée. 447. 


10 aoatt. — La situation politique au 
départ de l’Assemblée. 664. — Les 
sophismes de M. Laboulaye. 665. — 
La loi du Sénat. — La réforme de la 
loi des conseils généraux. 668. — 
Le réglement du budget et l'équilibre 














DU TOME CENTIEME. 


des finances. 669. — Coup d'ceil sur 
'étranger. 670. — Les troubles de 
I'Herzégovine. 674. 

25 aoat. — Le calme dont jouit la 
France. 867. — Les discours aux 
distributions de prix. 868. — La 
session des conseils généraux. 869. 
— Les maneuvres d'automne. 870. 
— L’homélie pacifique de M. Emile 
de Girardin et la provocation guer- 
riére de M. Mommsen. &72. — L’a- 
gitation en Orient. 873. — Le cen- 
tenaire d'O’Connell. 874. — Le con- 
grés de géographie et les travaux 
géographiques en France. 875. 

10 seplembre. — Le cri d'alarme des 
radicaux. 1071. — La Permanence 
lyonnaise et l'affaire Bouvier. 1075, 
— Les dénonciations radicales contre 
les bonapartistes. 1076. — Les dis- 
sensions intestines du parti radical. 
1077. — Le discours de M. Raoul 
Duval et la lettre de M. la Ronciére 
le Noury. 1078. — Les affaires d’Es- 
pagne. — L’apaisement en Herzé- 
govine. 1079. — Le congrés de la 
paix. 1080. 

25 septembre. — La destitution de 
M. la Ronciére le Noury. 1281. — 
La campagne oratoire de M. Naquet 
dans le Midi. 1283. — Une bro- 
chure anonyme : Les responsabi- 
ltés. 1284. — M. de Meaux au co- 
mice de Montbrison. 1285. — M. de 
Broglie au comice de Beaumesnil. 
1286. — M. Buffet au comice de Dom- 
paire. 1287. 

Reclus. Nouvelle Géographie universelle. 
1264. 


Récluseries (Les), par l'abbé Pavy. C. R. 
428, 


Reforme (De la) des pensions des fonc- 
tionnaires civils. V. alfred de Courcy. 
145. 

René (Le roi), sa vie et ses travauz, 

' par M. Lecoy de Ja Marche. C. R, 
425. 
Revve critique. V. P. Douhaire. 


1295 


Revog scienririqug. V. P. Sainte-Claire 
Deville. 


Reynier (R. P.). Vie du P. Captier. 
1270. 


Richaudeau (Abbé P.-F.). Vie de la 
révérende mére Marie de U'Incarna- 
tion. 661. 

Richesse (La) nationale et privée en 
France et en Angleterre, par le duc 
d'Ayen. C. R. 861. 

Rowan. V. prince Lubomirski. 77. — 
326. — 501. — 730 et 943. 

ROUSSET (Camille), de l’Acad. fr. La 
guerre de Crimée. 4°" art. 1083. 

Russie (La) et l’Angleterre dans I’Asie 
centrale. V. A. Langlois. 1206. 

SAINTZ-CLAIRE DEVILLE (P.). Re 
vue scientifique. — 10 juillet. 197, 
— 10 aoa. 648. — 10 septembre. 
1061. 

SCHMIT (J.-A.). Jésus-Christ, par 
M. Auguste Nicolas. C. R. 

Serbie (La) et la crise orientale. Y. Emile 
Collas. 1039. 

Simples notes pour servir 4 Vhistoire 
de l’apologétique au dix-neuviéme 
siécle. VY. F. Duilhé de Saint-Projet. 
857. 

Souvenirs d'un Versaillais. V. marquis 
de Compiégne. 589. 

Sumatra (L'ile de) et la guerre d’Atchin. 
V. Paul de Villeneuve. 693. 

TOPIN (Marius). Louis XIII et Riche- 
lieu. 4° art. 536. 

Verlaque (Abbé). Lettres inédites de Fé- 
nelon. 1082. 

Vie de la révérende mére Marie de 'In- 
carnation, par l’abbé P.-F. Richau- 
deau. C. R. 661. 

VIGNON (J.-E.). Poésie. 1253. 

VILLEMARQUE (II. de la). Histoire 
d une usine. Art. 836. 

VILLENEUVE (Paul de). L'ile de Su- 
matra et la guerre d’Atchin. Art. 
693. 

Weil (Henri). Les harangues de Démos- 
théne. 212. 


a). OR - VIN DB LA TABLE ANALYTIQUE DU TOME CENPIENE 


TABLE 


DU TOME SOIXANTE-QUATRIEME DE LA‘NOUVELLE SERIE 


(CENTIEME DE LA COLLECTION) 


ite LIVRAISON — 40 JUILLET 4875 


L’abolition de I’Eglise établie en Angleterre, par M. l'abbé Manrm.. .. . 

La démocratie el les études classiques. — Fin, par M. Victron ox Laprane, de 
l'Académie francaise... . ... +. : Pe ee eae 

Fonctionnaires et pies — Deuxiéme partie. _— “Suite, par M. le prince 
4 TUB OMIRSEN 5.5 Sa eas ee sh ee kh ae a Se SS 


Corneille inconnu. — IV. L’artiste et le chrélien. — Fin, par M. Jous 
DEVALUOIS 6). 38 0 gy en BG Gr ke eH, Gi nbe Ge dee 

De la réforme des pensions des fonetionnaires civils, par M. ALvaED DE 

ORGY oa, cele ea Ae ae, te 7 ns eg eis 

Le chevalier de Gramont et la cour r de Charles I!, par M. E. Couincaxr. be 

Revue scientifique, par M. P. Sarnre-Ciaine Deviiiz i er Late, 2 dei cis ie 


Mélanges : Jésus-Christ, par M. Auguste Nicolas, par M. J.-A. Scamir.. . . 
— Les harangues de Démosthéne, édition Henri Weil. Dios 

- Les plaidoyers civils de Démosthéne, traduits par M. ‘Dareste, par 
MoH. BiGsans: aoe gb 26 2 we Aare. Bite Se Sg ee 

Quinzaine politique, par M. Aucusrgs Bovmen.. . . . 2-2. 2.2 ee ; 


2° LIVRAISON — 25 JUILLET 1875 


Les lois constitutionnelles et le parti conservateur, par M. H. pe Lacomes. 
Marie Stuart. — Son procés et son exécution. — Jil, par M. R. Caar- 

TELAUZE. . . . ee re er ee er 
Les Acores. — Fin, par M. “OLIVIER DR CEINMAR. . «© we we we wo eee 


3 
i 
Ti 

1% 
14 
166 
497 
pif 
913 


318 
otf 


239 


263 
SOi 








TABLE DES MATIERES. 


Fonctionnaires et boyards. — Deuxiéme partie. — Suite, par M. Je prince 


J. LeBow il sco. eo ge RS le os ee Ow eee ee SE a Fete 
Prévoyance pour Tes marins, par M. le baron Griver eae ae eee 
Les ceuvres et les hommes. — Courrier du théatre, de la littérature et des 

arts, par M. Vicron Fournsen. . 2... 1... 1 ee et eee — 
Mélanges : Les projets agronomiques de Garibaldi, a M. Devenrues.. . ‘ 
Revue critique, par M. P. Doumamrg.. 2 2. . eee tnd fe aoe vases: tees 


Quinzaine politique, par M. Avcustg Boucwgr.. . 2... 0 eo we pe ne 


3° LIVRAISON — 10 AOUT 1875 — 


Marie Stuart. — Son procés et son exéculion. -. IV, par M. R. Caan+ 
TREACER 66-25 oo 05 i eS a ae ee ae ee ee ee 
Fonctionnaires et boyards. — Deuxiéme partie. — Suite, par M. le prince 
J TOBOMINEEES 6 o- bo? de ee SL as a ee we a 
Louis XIII et Richelieu. — IV, par M. Marius Tops... . 2 2s . 
Souvenirs d'un Versaillais, pendant le second siége de Paris, par M. le 
Marquis pe Compitcxe.. 2 1 6 6 we eet tt ee tt te 
Les peétes contemporains, par M. le comte pe Caamracny, de l'Académie 
IF ANCAIS Ciscc. ces ses ae Yas ola SE eak OS) oe 2 say salle 2, Eee Soe Ua Te ae eh 
Revue scientifique, par M. P. Sante-Cuaire Deve. eee a eee 
Mélanges : Discours au collége d‘Orange, par M. Léorow DE GAILLARD. 
— Vie de la révérende mére Marie de l'Incarnation, née Marie 
Guyard, par l'abbé P.-F. Richaudeau, par M. Jeax p'Est:enne. 
Quinzaine politique, par M. Auguste Boucnga.. 2 2. 0 ee te eee ws 
Bulletin bibliographique. 


4° LIVRAISON — 25 AOUT 1875 


M. Odilon Barrot et l’opposition sous le régne de Louis-Philippe, par M. le 
conte pg Carag, de l’'Académie francaise... ......4- or 
L’ile de Sumatra et ta guerre d'Atchin, par M. Paut nz ViLLeneuvg.. . . . 
Fonctionnaires et boyards. — Deuxiéme ee — Suite, par M. le prince 
J UBOMIRSE Geach, pic 9. Ud, Vt ey Bee eS A a a 


Un pére de famille, de lan 1800 a 1829, par ¥. Aucuste Nisarp. . . .- 

Les origines de la Ligue. — Gaspard de Saulx-Tavanes en Bourgogne, par 
Me Lh. PINGAGD  “aivig. oe tee ee We ae os 0. et eee 

Histoire d'une usine, par M. H. pe ra ViLvemarque, “de l'Institut... 2... 


Mélanges : Simples nutes pour servir al histoire de l’apologé:ique au dix- 
neuviéme siécle, par M. F. p’Hut& pe Saint-Prover. 

= La riches-e nationale et privée en France et en Angleterre, par 

le duc d'Ayen, par M. Axtoxin n'Inpy. . 2... alec. 

Quinzaine politique, par M. Aucusre Boucuer.. . . 22-0 eee ee 


4397 


526 
309 
395 
421 


425 
439 


449 


301 
536 
589 
634 
648 
656 


661 
664 


673 
693 


730 
760 


805 
836 


857 
861 


4298 TABLE DES MATIERES. 


5° LIVRAISON — 10 SEPTEMBRE 1875 


La Lorraine sous la domination allemande, par M. ***. . .... 
Fonctionnaires et boyards. — Deuxiéme partie. — Fin, par M. le pi 
J. Lupominsmtr. 2. 1 2 we eee ee es Be 8 Age hectatse ee 
Le Congrés et I’Exposition des sciences géographiques, per M. le marquis DE 
COMPING 6006. 99-18 Ga 6 Say ee Se Se 
Marie Stuart. — Son procés et son exécution. — YV, par M. R. Cuaz- 
TELAUZEB. . 2 2. - bo cle, Sei teh ol hs 
La Serbie et la crise orientale, par M. fiuue Cous.-..-..... 
Revue scientifique, par M. P. Sainre-Craumg Deviutz. . 2. 2. 2 2 
Quinzaine politique, par M. Aucustg Boucugr.. . .- . 
=e inédites de Fénelon, publiées par M. l'albé Verlaque, par 7 Ars. 
ARGENT. 2. «© © ec e@ 0 o © 6 6 8 ew kw tle lt ew ol 


6* LIVRAISON — 25 SEPTEMBRE 1875 


La guerre de Crimée. — I. Varna, par M. Cammz Rovsser, de I’Académie 
PANCAISE sone 6 Se Ro ee a eee ae 
L’Aube. — Journal d’ une désceurrée. — Nouvelle, par “M. G. px Passevt, 
Monsieur Gladstone, par M. l'abbé Martin. . 2. 2 2 2 © ee ee ees 
De Paris 4 Nouméa. — Journal d’un colon, par M. ***. . .... : 
La Russie et l’Angleterre dans l’Asie centrale, par M. Anatoue Laxctois. . 
Les ceuvres et les hommes. — Courrier du théatre, de la littérature et des 
aris, par M. Victon Fournnen.. . . . 2 ee ee ee a. to Se ee, aS 
Poésie, par M. J.-E. Vicnon.. . 2 2 2 ee ee ws ae ee es 
Revue critique, par M. P. Dovaaire.. bee blemie: wa eer 
Mélanges : La propagande bonapartiste dans les écoles primaires, par 

M. lisnmy Mongau.. . 2... ae ee ee ee ee 
Quinzaine politique, par M. Aucusre Boucuen. .. 2... - 2. ee te 


PARIS. — (MP. SIMON RACON ET coxr., aos Penroare, t. 


81] 


. 160 
. 106 


{071 
» 1083 


» 108 
1108 
113% 


. AD 


1306 


. . 18 


17% 
138 


Digitized by Google